NOTE 1. Grimm,
dans sa correspondance, fait la description du lieu où s'assemblèrent les
états-généraux. Le lecteur nous saura peut-être gré de la trouver ici. «
Donnons, dit-il, une idée du local. C'est une grande et belle salle de vingt
pieds de longueur sur cinquante-sept de largeur en dedans des colonnes. Ces
colonnes sont cannelées, d'ordre ionique, sans piédestaux, à ta manière
grecque ; l'entablement est enrichi d'oves, et au-dessus s'élève un plafond
percé en ovale dans le milieu. Le jour principal, qui vient par cet ovale,
était adouci par une espèce de tente en taffetas blanc. Dans les deux
extrémités de la salle on a ménagé deux jours pareils qui suivent la
direction de l'entablement et la courbe du plafond : cette manière d'éclairer
la salle y répandait partout une lumière douce et parfaitement égale, qui
faisait distinguer jusqu'aux moindres objets, en donnant aux yeux le moins de
fatigue possible. Dans les bas-côtés on avait disposé pour les spectateurs
des gradins, et à une certaine hauteur des travées ornées de balustrades.
L'extrémité de la salle, destinée à former l'estrade pour le roi et pour la
cour, était surmontée d'un magnifique dais, dont les retroussis étaient
attachés aux colonnes. Cette enceinte, élevée de quelques pieds en forme de
demi-cercle, était tapissée tout entière de velours violet semé de fleurs de
lis d'or. Au fond, sous un superbe baldaquin, garni de longues franges d'or,
était placé le trône, un grand fauteuil pour la reine et des tabourets pour
les princesses ; au côté droit, des pliants pour les princes ; au pied du
trône, à gauche, une chaise à bras pour le garde-des-sceaux ; à droite, un
pliant pour le grand chambellan ; au bas de l'estrade, était adossé un banc
pour les secrétaires d'État, et devant eux, une grande table couverte d'un
tapis de velours violet ; à droite et à gauche de cette table, il y avait des
banquettes recouvertes de velours violet, semé de fleurs de lis d'or : celles
de la droite étaient destinées aux quinze conseillers d'État et aux vingt
maîtres des requêtes invités à la séance ; celles de la gauche, aux
gouverneurs et lieutenants généraux des provinces. Dans la longueur de la
salle, à droite, étaient d'autres banquettes pour les députés du clergé ; à
gauche, pour ceux de la noblesse, et dans le fond, en face du trône, pour
ceux des communes. Tous les planchers de la salle étaient couverts des plus
beaux tapis de la Savonnerie. « C'est
dans cette salle qu'entre neuf et dix heures, M. le marquis de l3rezé et deux
maîtres des cérémonies commencèrent à placer les députations suivant l'ordre
de leurs bailliages : chacun des membres fut conduit à sa place par un des
officiers des cérémonies ; cet arrangement employa plus de deux heures. En
attendant, les conseillers d'Etat, les gouverneurs, les lieutenants généraux
des provinces, les ministres et secrétaires d'Etat vinrent prendre aussi
leurs places au milieu de l'enceinte du parquet. Lorsque M. Necker parut, il
fut vivement applaudi ; M. le duc d'Orléans le fut deux fois, et lorsqu'on le
vit arriver avec les députés de Crépi en Valois, et lorsqu'il insista pour
faire passer devant lui le curé de la députation. On applaudit aussi d'une
manière très-distinguée les députés du Dauphiné. Quelques mains se
disposaient à rendre le même hommage à la députation de Provence ; mais elles
furent arrêtées par un murmure désapprobateur, dont l'application personnelle
ne put échapper à la sagacité de M. le comte de Mirabeau. (Correspondance
de Grimm, mai 1789, t. V, p. 124.) NOTE 2. Nous
donnons ici celte seconde déclaration intitulée Déclaration des intentions du
roi. On pourra juger des concessions que Louis XVI faisait à l'esprit du
temps. Art. Ier. Aucun nouvel impôt ne
sera établi, aucun ancien ne sera prorogé au-delà du terme fixé par les lois,
sans le consentement des représentants de la nation. II. Les impositions nouvelles
qui seront établies, ou les anciennes qui seront prorogées, ne le seront que
pour l'intervalle qui devra s'écouler jusqu'à l'époque de la tenue suivante
des étals-généraux. III. Les emprunts pouvant
devenir l'occasion nécessaire d'un accroissement d'impôt, aucun n'aura lieu
sans le consentement des états-généraux, sous la condition toutefois, qu'en
cas de guerre ou d'autre danger national, le souverain aura la faculté d'emprunter
sans délai, jusqu'à la concurrence d'une somme de cent millions, car
l'intention formelle du roi èst de ne jamais mettre le salut de son empire
sous la dépendance de personne. IV. Les états-généraux
examineront avec soin la situation des finances, et ils demanderont tous les
renseignements propres à les éclairer parfaitement. V. Le tableau des revenus et des
dépenses sera rendu publie chaque année, dans une forme proposée par les
états-généraux, et approuvée par Sa Majesté. VI. Les sommes attribuées à
chaque département seront déterminées d'une manière fixe et invariable et le
roi soumet à cette règle générale les fonds mêmes qui sont destinés à
l'entretien de sa maison. VII. Le roi veut que, pour
assurer cette fixité des diverses dépenses de l'État, il lui soit indiqué par
les états-généraux, les dispositions propres à remplir ce but, et Sa Majesté
les adoptera, si elles s'accordent avec la dignité royale et la célérité
indispensable du service public. VIII. Les représentants d'une
nation fidèle aux lois de l'honneur et de la probité, ne donneront aucune
atteinte à la foi publique, et le roi attend d'eux que la confiance des
créanciers de l'État soit assurée et consolidée de la manière la plus
authentique. IX. Lorsque les dispositions
formelles annoncées par le clergé et la noblesse de renoncer à leurs privilèges
pécuniaires auront été réalisées par leurs délibérations, l'intention du roi
est de les sanctionner, et qu'il n'existe plus dans le paiement des
contributions pécuniaires aucune espèce de privilèges ou de distinctions. X. Le roi veut que, pour
consacrer une disposition si importante, le nom de taille soit aboli dans son
royaume, et qu'on réunisse cet impôt, soit aux vingliènies, soit à toute
autre imposition territoriale, ou qu'il soit enfin remplacé de quelque
manière, mais toujours d'après des proportions égales *et sans distinction
d'état, de rang et de naissance. XI. Le roi veut que le droit de
franc-fief soit aboli, du moment où les revenus et les dépenses fixes de
l'État auront été mis dans une exacte balance. XII. Toutes les propriétés sans
exception, seront constamment respectées, et Sa Majesté comprend expressément
sous le nom de propriétés, les dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux
et seigneuriaux, et généralement tons les droits et prérogatives utiles ou
honorifiques, attachés aux terres et aux fiefs, ou appartenant aux personnes. XIII. Les deux premiers ordres
de l'Etat continueront à jouir de l'exemption des charges personnelles, mais
le roi approuvera que les états-généraux s'occupent des moyens de convertir
ces sortes de charges en contributions pécuniaires, et qu'alors tous les
ordres de l'État y soient assujettis également. XIV. L'intention de Sa Majesté
est de déterminer, d'après l'avis des états-généraux, quels seront les
emplois et les charges qui conserveront à l'avenir le privilège de donner et
de transmettre la noblesse. Sa Majesté néanmoins, selon le droit inhérent à
sa couronne, accordera des lettres de noblesse à ceux de ses sujets qui, par
des services rendus au roi et à l'État, se seraient montrés dignes de cette
récompense. XV. Le roi, désirant assurer la
liberté personnelle de tous les citoyens d'une manière solide et durable,
invite les états-généraux à chercher et à lui proposer les moyens les plus
convenables de concilier l'abolition des ordres, connus sous le nom de lettres
de cachet, avec le maintien de la sûreté publique, et avec les précautions
nécessaires, soit pour ménager, dans certains cas, l'honneur des familles,
soit pour réprimer avec célérité les commencements de sédition, soit pour
garantir l'État des effets d'une intelligence criminelle avec les puissances
étrangères. XVI. Les états-généraux
examineront et feront connaître à Sa Majesté le moyen le plus convenable de
concilier la liberté de la presse, avec le respect dû à la religion, aux
mœurs et à l'honneur des citoyens. XVII. Il sera établi dans les
diverses provinces ou généralités du royaume des états provinciaux, composés
de deux dixièmes de membres du clergé, dont une partie sera nécessairement
choisie dans l'ordre épiscopal ; de trois dixièmes de membres de la noblesse,
et de cinq dixièmes de membres du Tiers-état. XVIII. Les membres de ces états
provinciaux seront librement élus par les ordres respectifs, et une mesure
quelconque de propriété sera nécessaire pour être électeur ou éligible. XIX. Les députés à ces états
provinciaux délibéreront en commun sur toutes les affaires, suivant l'usage
observé dans les assemblées provinciales, que ces états remplaceront. XX. Une commission
intermédiaire, choisie par ces états, administrera les affaires de la
province, pendant l'intervalle d'une tenue à l'autre, et ces commissions
intermédiaires, devenant seules responsables de leur gestion, auront pour
délégués des personnes choisies uniquement par elles, ou par les états
provinciaux. XXI. Les états-généraux
proposeront au roi leurs vues pour toutes les autres parties de
l'organisation intérieure des états provinciaux, et pour le choix des formes
applicables à l'élection des membres de cette assemblée. XXII. Indépendamment des objets
d'administration dont les assemblées provinciales sont chargées, le roi
confiera aux états provinciaux l'administration des hôpitaux, des prisons,
des dépôts de mendicité, des enfants trouvés, l'inspection des dépenses des
villes, la surveillance sur l'entretien des forêts, sur la garde et la vente
des bois, et sur d'autres objets qui pourraient être administrés plus
utilement par les provinces. XXIII. Les contestations
survenues dans les provinces où il existe d'anciens états, et les
réclamations élevées contre la constitution de ces assemblées, devront fixer
l'attention des états-généraux, et ils feront connaître à Sa Majesté les
dispositions de justice et de sagesse qu'il est convenable d'adopter, pour
établir un ordre fixe dans l'administration de ces mèmes provinces. XXIV. Le roi invite les
états-généraux à s'occuper de la recherche des moyens propres à tirer le
parti le plus avantageux des domaines qui sont dans ses mains, et de lui
proposer également leurs vues sur ce qu'il peut y avoir de plus convenable à
faire relativement aux domaines engagés. XXV. Les états-généraux
s'occuperont du projet conçu depuis longtemps par Sa Majesté, de porter les
douanes aux frontières du royaume, afin que la plus parfaite égalité règne
dans la circulation intérieure des marchandises nationales ou étrangères. XXVI. Sa Majesté désire que les
fâcheux effets de l'impôt sur le sel et l'importance de ce revenu, soient
discutés soigneusement, et que, dans toutes les suppositions, on propose au
moins des moyens d'en adoucir la perception. XXVII. Sa Majesté veut aussi
qu'on examine attentivement les avantages et les inconvénients des droits
d'aides et des autres impôts, mais sans perdre de vue la nécessité absolue
d'assurer une exacte balance entre les revenus et les dépenses de l'Etat. XXVIII. Selon le vœu que le roi
a manifesté par sa déclaration du 43 septembre dernier, Sa Majesté examinera
avec une sérieuse attention les projets qui lui seront présentés relativement
à l'administration de la justice, et aux moyens de perfectionner les lois
civiles et criminelles. XXIX. Lo roi veut que les lois
qu'il aura fait promulguer pendant la tenue et d'après l'avis ou selon le vœu
des états-généraux, n'éprouvent, pour leur enregistrement et pour leur
exécution, aucun retardement ni aucun obstacle dans toute l'étendue de son
royaume. XXX. Sa Majesté veut que I usage
de la corvée pour la confection et l'entretien des chemins soit entièrement
et pour toujours aboli dans son royaume. XXXI. Le roi désire que
l'abolition du droit de mainmorte, dont Sa Majesté a donné l'exemple dans ses
domaines, soit étendue à toute la France, et qu'il lui soit proposé les
moyens de pourvoir à l'indemnité qui pourrait être due aux seigneurs en
possession de ce droit. XXXII. Sa Majesté fera connaître
incessamment aux états-généraux les règlements dont elle s'occupe pour
restreindre les capitaineries, et donner encore dans cette partie, qui tient
de plus près à ses jouissances personnelles, un nouveau témoignage de son
amour pour ses peuples. XXXIII. Le roi invite les
états-généraux à considérer le tirage de la milice sous tous ses rapports, et
à s'occuper à concilier ce qui est dû à la défense de l'Etat, avec les
adoucissements que Sa Majesté désire pouvoir procurer a ses sujets. XXXIV. Le roi veut que toutes
les dispositions (l'ordre public et de bienfaisance envers ses peuples, que
Sa Majesté aura sanctionnées par son autorité, pendant la présente tenue des
états-généraux, celles entre autres relatives à la liberté personnelle, à
l'égalité des contributions, à l'établissement des états-provinciaux, ne
puissent jamais être changées sans le consentement des trois ordres, pris
séparément. Sa Majesté les place à l'avance au rang des propriétés
nationales, qu'elle veut mettre, comme toutes les autres propriétés, sous la
garde la plus assurée. XXXV. Sa Majesté, après avoir
appelé les états-généraux à s'occuper, de concert avec elle, des grands
objets d'utilité publique, et de tout ce qui peut contribuer au bonheur de
son peuple, déclare de la manière la plus expresse qu'elle veut conserver en son
entier, et sans la moindre atteinte, l'institution de l'armée, ainsi que
toute autorité, police et pouvoir sur le militaire, tels que les monarques
français en ont constamment joui. NOTE 3. L'opinion
que nous adoptons avec quelques historiens est appuyée du témoignage de
Mounier, dont la véracité, l'honnêteté, les principes de saga liberté, sont
connus. Ce témoignage est donc une preuve prépondérante dans le récit des
faits dont il fut le témoin. On tient de lui, et de plusieurs députés
contemporains, des particularités qui justifient ce que nous avons avancé et
qui font voir que Mirabeau ne fut point étranger d'abord aux projets de ceux
qui auraient désiré voir Louis-Philippe d'Orléans près du trône ou sur le
trône. « Pendant
que Paris était environné de troupes, dit Mounier[1], le comte de Mirabeau, étant
avec M. du Roverai, de Genève, dans la cour des Menus, à Versailles, aborda
MM. Bergasse, de La Fayette, Duport et moi (2 juillet 1789). 11 nous pria de passer avec
lui dans l'un des bureaux ; il nous fit part de la résolution où il était
d'engager l'Assemblée à demander l'éloignement des troupes. Il n'était point
encore question de la manière dont devait être rédigée l'adresse au roi sur
cet objet : nous fûmes tous de son avis. M. le marquis de La Fayette sortit
ensuite, les autres continuèrent leur entretien. Le comte de Mirabeau, après
avoir parlé de la nécessité de mettre obstacle aux projets que pouvait avoir
la cour, nous tint le discours suivant : J'ai
rencontré hier M. le duc d'Orléans, à qui j'ai dit : Monseigneur, vous ne
pouvez pas nier que nous ne puissions avoir bientôt Louis XVII au lieu de
Louis XVI ; et si cela n'était pas ainsi, tousseriez au moins lieutenant
général du royaume. Le duc d'Orléans m'a répondu, messieurs, des choses fort
aimables. Je
réfléchis sur ces expressions du comte de Mirabeau, et lorsque le roi eût
répondu qu'il n'avait jamais eu le dessein de nuire à la liberté de
l'Assemblée, et que, s'il lui restait sur la présence des troupes les
moindres inquiétudes, il offrait de la transférer à Soissons, je résolus de
combattre toute nouvelle proposition sur ce sujet. Je fis part de ma
résolution à beaucoup de députés. Le comte de Mirabeau, qui avait fait de
vains efforts pour empêcher qu'on ne fût satisfait de la réponse du roi[2], ne perdit point l'espérance de
rengager le combat ; il travaillait à une seconde adresse pour demander le
renvoi des ministres. Il me fit appeler dans un des bureaux, où je le trouvai
avec MM. Buzot et Robespierre ; il s'efforça de me faire abandonner l'opposition
dont j'avais formé le projet. J'y persistai ; je lui dis que j'étais
extrêmement alarmé de toutes les manœuvres employées à Paris pour occasionner
une défection dans les troupes ; que la première adresse paraissait suffire
pour prouver au gouvernement qu'on avait les yeux ouverts sur ses desseins ;
qu'une seconde adresse accroitrait le danger ; que si, dans cette situation,
un prince ambitieux paraissait au milieu de l'armée, après avoir fait
distribuer de l'argent et des billets, il pourrait s'emparer du trône ; il me
répondit : Mais, bon homme que vous êtes, je suis attaché autant que vous à
la royauté ; mais qu'importe que nous ayons Louis XVII au lieu de Louis XVI,
et qu'avons-nous besoin d'un bambin pour nous gouverner ? Je voulus
alors prouver combien était criminel tout ce qui pouvait conduire à un
changement de dynastie ; qu'un pareil changement avait de si terribles
conséquences, qu'il fallait, pour le justifier, qu'un prince se fût baigné
dans le sang de ses sujets. Mais savez-vous, me dit-il, que la manière dont
les membres des communes ont été repoussés du lieu de leurs séances, avant la
déclaration du 23 juin, était un acte bien coupable, et qu'il y aurait là tue
beau prétexte pour an manifeste ? Je répliquai que je reconnaissais, dans cette
mesure, une imprudence très-blâmable ; qu'avant d'ordonner les préparatifs
pour la séance royale, on aurait dû prévenir les communes pendant que les
membres étaient assemblés, et ne pas interrompre le cours de l'ajournement ;
mais enfin que si je connaissais un homme qui eût dessein de profiter des
circonstances pour s'emparer du trône, et que je pusse entrevoir une
probabilité de succès, je me ferais un devoir de le poignarder. Le comte de
Mirabeau changea subitement de ton et de contenance, et tâcha de me persuader
qu'il ne fallait pas prendre littéralement tout ce qu'il avait dit. (Extrait des
Mémoires de Mirabeau,
t, III, p. 300-303.) NOTE 4. Voici
l'adresse présentée au roi, et que Mirabeau, dit-on, n'a point écrite, mais
dont il avait fourni tontes les idées à un de ses amis. On la cite comme un
modèle de style, de raisonnement, et la preuve la plus forte du grand talent
de cet orateur dans les affaires de l'État. ADRESSE AU ROI. SIRE, Vous
avez invité l'Assemblée nationale à vous témoigner sa confiance : c'était
aller au-devant du plus cher de ses vœux. Nous
venons déposer dans le sein de 'Votre Majesté les plus vives alarmes : si
nous en étions l'objet, si nous avions la faiblesse de craindre pour nous-mêmes,
votre bonté daignerait encore nous rassurer, et même, en nous blâmant d'avoir
douté de vos intentions, vous accueilleriez nos inquiétudes, vous en
dissiperiez la cause, vous ne laisseriez point d'incertitude sur la position
de l'Assemblée nationale. Mais,
sire, nous n'implorerons point votre protection, ce serait offenser votre
justice ; nous avons conçu des craintes, et, nous l'osons dire, elles tiennent
au patriotisme le plus pur, à l'intérêt de nos commettants, à la tranquillité
publique, au bonheur du monarque chéri qui, en nous aplanissant la route de
la félicité, mérite bien d'y marcher lui-même sans obstacle. Les
mouvements de votre cœur, sire, voilà le vrai salut des Français. Lorsque des
troupes s'avancent de toutes parts, que des camps se forment autour de nous,
que la capitale est investie, nous nous demandons avec étonnement : Le roi
s'est-il méfié de la fidélité de ses peuples ? s'il avait pu en douter,
n'aurait-il pas versé dans notre cœur ses chagrins paternels ? Que
veut dire cet appareil menaçant ? où sont les ennemis de l'État et du roi
qu'il faut subjuguer ? où sont les rebelles, les ligueurs qu'il faut réduire
?... Une voix unanime répond dans la capitale et dans l'étendue du royaume : Nous
chérissons notre roi ; nous bénissons le ciel du don qu'il nous en a fait
dans son amour. Sire,
la religion de Votre Majesté ne peut être surprise que sous le prétexte du
bien public. Si
ceux qui ont donné ces conseils à notre roi avaient assez de confiance dans
leurs principes pour les exposer devant nous, ce moment amènerait le plus
beau triomphe de la vérité. L'État
n'a rien à redouter que des mauvais principes qui osent assiéger le trône
même, et ne respectent pas la confiance du plus pur, du plus vertueux des
princes. Et comment s'y prend-on, sire, pour vous faire douter de
l'attachement et de l'amour de vos sujets ? Avez-vous prodigué leur sang ?
êtes-vous cruel, implacable ? avez-vous abusé de la justice ? le peuple vous
impute-t-il ses malheurs ? vous nomme-t-il dans ses calamités ? ont-ils pu
vous dire que le peuple est impatient de votre joug ? qu'Il est las du
sceptre des Bourbons ? Non, non, ils ne l'ont pas fait : !a calomnie du moins
n'est pas absurde ; elle cherche un peu de vraisemblance pour colorer ses
noirceurs. Votre
Majesté a vu récemment tout ce qu'elle peut sur son peuple ; la subordination
s'est rétablie dans la capitale agitée ; les prisonniers mis en liberté par
la multitude, d'eux-mêmes ont repris leurs fers, et l'ordre public, qui
peut-être aurait coûté des torrents de sang si l'on eût employé la force, un
mot seulement de votre bouche l'a rétabli. Mais ce mot était un mot de paix ;
il était l'expression de votre cœur, et vos sujets se font gloire de n'y
résister jamais. Qu'il est beau d'exercer cet empire ? c'est celui de Louis
IX, de Henri IV, c'est le seul qui soit digne de vous. Nous
vous tromperions, sire, si nous n'ajoutions pas, forcés par les circonstances, que cet
empire est le seul qu'il soit possible en France d'exercer. La France ne
souffrira pas qu'on abuse le meilleur des rois, et qu'on l'écarte, par des vues sinistres,
du noble plan qu'il a lui-même tracé. Vous nous avez appelés pour fixer de concert avec
vous la constitution, pour opérer la régénération du royaume. L'Assemblée nationale vient vous déclarer solennellement que vos vœux seront accomplis ; que vos
promesses ne sont point vaines ; que les pièges, les difficultés, les
terreurs, ne retarderont point sa marche, n'intimideront point son courage. Où
donc est le danger des troupes, affecteront de dire nos ennemis ?... Que
veulent leurs plaintes, puisqu'ils sont inaccessibles au découragement ? Le
danger, sire, est pressant, est universel, est au-delà de tous les calculs de
la prudence humaine. Le
danger est pour le peuple des provinces. Une fois alarmés sur notre liberté,
nous ne connaissons plus de frein qui puisse le retenir. La distance seule
grossit tout, double les inquiétudes, les aigrit, les envenime. Le
danger est pour la capitale. De quel œil le peuple, au sein de l'indigence,
et tourmenté des angoisses les plus cruelles, se verra-t-il disputer les
restes de sa subsistance par une foule de soldats menaçants ? La présence des
troupes échauffera, ameutera, produira une fermentation universelle, et le
premier acte de violence, exercé sous prétexte de police, peut commencer une
suite horrible de malheurs. Le
danger est pour les troupes. Des soldats français, approchés du centre des
discussions, participant aux passions comme aux intérêts du peuple, peuvent
oublier qu'un engagement les a faits soldats, pour se souvenir que la nature
les fit hommes. Le
danger, sire, menace les travaux qui sont notre premier devoir, et qui
n'auront un plein succès, une véritable permanence, qu'autant que les peuples
les regarderont comme entièrement libres. Il est d'ailleurs une contagion
dans les mouvements passionnés. Nous ne sommes que des hommes : la défiance
de nous-mêmes, la crainte de paraître faibles, peuvent entraîner au-delà du
but. Nous serons obsédés de conseils violents, démesurés : et la raison
calme, la tranquille sagesse, ne rendent pas leurs oracles au milieu du
tumulte, des désordres et des scènes factieuses. Le
danger, sire, est plus terrible encore, et jugez de son étendue par les
alarmes qui nous amènent devant vous. De grandes révolutions ont eu des
causes bien moins éclatantes ; plus d'une entreprise fatale aux nations s'est
annoncée d'une manière moins sinistre et moins formidable. Ne
croyez pas ceux qui vous parlent légèrement de la nation, et qui ne savent
que vous la représenter, selon leurs vues, tantôt insolente, rebelle,
séditieuse ; tantôt soumise, docile au joug, prompte à courber la tête pour
le recevoir. Ces deux tableaux sont également infidèles. Toujours
prêts à vous obéir, sire, parce que vous commandez au nom des lois, notre
fidélité est sans borne comme sans atteinte. Prêts
à résister à tous les commandements arbitraires de ceux qui abusent de votre
nom, parce qu'ils sont ennemis des lois, notre fidélité même nous ordonne
cette résistance, et nous nous honorerons toujours de mériter des reproches
que notre fermeté nous attire. Sire,
nous vous en conjurons au nom de la patrie, au nom de votre bonheur et de
votre gloire, renvoyez vos soldats aux postes d'où vos conseillers les ont
tirés ; renvoyez cette artillerie destinée à couvrir vos frontières ;
renvoyez surtout vos troupes étrangères, ces alliés de la nation, que nous
payons pour défendre et non pour troubler nos foyers. Votre Majesté n'en a
pas besoin : eh I pourquoi un monarque adoré de vingt-cinq millions de
français ferait-il accourir à grands frais autour du trône quelques milliers
d'étrangers ? Sire,
au milieu de vos enfants, soyez gardé par leur amour. Les députés de la
nation sont appelés à consacrer avec vous les droits éminents de la royauté,
sur la base immuable de la liberté du peuple ; mais lorsqu'ils remplissent
leur devoir, lorsqu'ils cèdent à leur raison, à leurs sentiments, les
exposeriez-vous au soupçon de n'avoir cédé qu'à la crainte ? Ah1 l'autorité
que tous les cœurs vous défèrent, est la seule pure, la seule inébranlable ;
elle est le juste retour de vos bienfaits, et l'immortel apanage des princes
dont vous serez le modèle. (Mémoires
sur Mirabeau, t. III, p. 325-332.) NOIE 5. A
l'appui de notre assertion, nous citons deux lettres dont MM. Berville et
Barrière, éditeurs des Mémoires relatifs à la Révolution française, durent la
communication à la bienveillance de M. de Monmerqué, alors conseiller à la
cour royale. La première de ces lettres fut écrite par Besenval au gouverneur
de la Bastille, et la seconde est, suivant toute apparence, une réponse de M.
de Launay ou de quelqu'un des officiers sous ses ordres. A Paris, le 5 juillet 1789. « Je
vous envoie, monsieur, M. Berthier, officier de l'état-major, pour prendre
des renseignements sur la Bastille, et voir avec vous les précautions qu'il y
a à prendre, tant pour le local que pour l'espèce de garnison dont vous
pouvez avoir besoin ; ainsi je vous prie de lui donner toutes les
connaissances relatives à cet objet. J'ai été tranquille sur les premières
inquiétudes que vous m'avez données, parce que j'étais sûr de mon fait ; et
vous voyez qu'il ne vous est rien arrivé. L'avenir est différent, et c'est
pour cela que je cherche à être instruit du poste. Le baron de BESENVAL. RÉPONSE. J'ai
reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et que M. Berthier
m'a remise. En conséquence, je lui-ai fait voir la place dans le plus grand
détail ; il est actuellement en état de vous en rendre le compte que vous en
désirez. J'ai cru, monsieur le baron, devoir vous faire part mercredi dernier
de l'avertissement que j'avais eu la veille, et des précautions que j'avais
déjà prises en cas que l'attaque qui m'était annoncée eût eu son effet. Je suis
avec respect, Monsieur le baron, V*** A la
Bastille, le 6 juillet 1799. A monsieur le baron de BESENVAL. NOTE 6. La
conduite de l'Assemblée nationale fut blâmée plus d'une fois avec énergie
dans les écrits de cette époque. Nous en trouvons une preuve dans une
brochure de 28 pages in-8., imprimée en 1790, sous ce titre : Usurpations et
attentats de l'Assemblée nationale pote• servir de parallèle à la conduite de
Louis XVI. On lit, en effet, dans cet opuscule : « Quel
contraste odieux et effrayant s'élève entre la conduite de Louis XVI, ce roi
si bon, si cruellement persécuté, et celle de cette assemblée qui brise son
sceptre, renverse le trône des lys, et qui, par une abjuration inouïe de
toute pudeur, use nous parler sans cesse de la régénération de la France,
alors qu'elle la couvre de ruines, d'opprobre et de deuil. Est-ce à une
nation d'Iroquois qu'elle s'adresse ? et à qui prétend-elle en imposer par
cette hypocrisie infernale qui lui fait sans cesse prononcer les noms sacrés
de patrie, d'honneur et de vertu, alors qu'elle conçoit et exécute
non-seulement tous les crimes connus, mais qu'elle en invente dont la
noirceur fera l'étonnement et l'horreur des siècles à venir ? La nation
française si renommée pour sa politesse et sa douceur a-t-elle acquis en une
année toute la féroce stupidité des cannibales, pour devenir ainsi la dupe
des jongleurs impies et barbares qui nous rendent tour à tour bourreaux et
victimes, et qui ont vendu nos propriétés et notre sang à nos ennemis ?
Malheureux Français quel spectacle horrible et honteux donnez-vous à
l'univers, et quel triste résultat de tant de splendeur et de gloire ? Vos
facultés morales sont-elles perverties à ce point que vous n'ayez plus celle
de juger qui est vraiment digne de votre amour reconnaissant et de vos
respects, un roi juste et bienfaisant, qui, revêtu d'un pouvoir immense, vous
en a remis volontairement une grande partie, vous a rendu vos droits et votre
liberté, qui s'immole enfin pour le bonheur de son peuple, ou une assemblée,
qui, au mépris de ses serments et des devoirs les plus sacrés, a soulevé
toute la France contre son souverain, et l'inonde d'un déluge de sang et de
maux. De quel front ces hommes, sortis de la fange où ils auraient dû vivre et
mourir, osent-ils nous dire que la plus belle monarchie de l'univers était
sans constitution I Que prétendent-ils donc opposer à tant de siècles de
gloire, de splendeur et de propriété qui rendaient la France l'objet de
l'envie de toutes les nations ? Est-ce leur absurde constitution digne du
cerveau de Gargantua, ou bien les calamités épouvantables qui désolent notre
patrie depuis qu'un génie malfaisant, acharné à sa destruction, les a
rassemblés pour notre ruine ? Hélas ! également ignorants en politique, en
morale, en finance, en administration, ils prouvent à l'Europe indignée qu'il
est plus aisé de commettre des crimes que de faire de bonnes lois ! Tant
d'ignorance et de corruption réunies ne justifient que trop cette phrase
remarquable du roi : Si j'avais ainsi choisi les notables, qu'aurait dit la
nation ? et que dira l'Europe, Français ! en voyant votre nation, jadis si
renommée par ses exploits, si indignement représentée, en la voyant si
bassement soumise à une foule de décrets inintelligibles ; en la voyant enfin
plongée dans un tel délire, dans un si méprisable abaissement, que jamais une
nation n'a donné à l'univers l'exemple d'une aussi criminelle dégradation. « Pour
prouver pie du mauvais choix de vos représentants vous ne pouviez attendre
que des horreurs et des inepties, il suffit sans doute de rappeler ce qui
s'est passé depuis leur funeste convocation. Rien ne fait mieux connaître un
ouvrier que ses ouvrages. Qu'un résumé fidèle de leurs monstrueux travaux ;
que la citation exacte de tant de crimes et de forfaits serve donc de
parallèle entre eux et la conduite de votre roi, et porte enfin dans vos
cœurs la lumière et le remords ; ou si vous êtes tellement corrompus
qu'inaccessibles au sentiment du repentir, vous méconnaissiez plus longtemps
la voix de l'honneur, c'est au tribunal des nations que je vous cite ;
saisies d'horreur et de mépris au récit de tant d'attentats, elles
s'écrieront, comme Cicéron, en parlant des Romains : Les vices des Français
ont vengé l'univers. Vous serez proscrits de leur sein, et votre nom détesté
sera dévoué à un opprobre éternel. Entrons en matière. « Tout
le monde sait comment les émissaires de M. Necker parvinrent, au moyen des
largesses et des promesses de ce ministre, par les cabales et les intrigues,
à influer sur les élections ; on sait de même quel esprit apportèrent aux
états la majorité du Tiers composée d'avocats, de procureurs et de membres des tribunaux subalternes, la
plupart sans propriété, et presque tous infectés des principes et des
sophismes de la philosophie moderne, dévorés d'ambition et de jalousie,
animés contre les deux premiers ordres et la haute magistrature, n'ayant pour
tout talent que l'éloquence mensongère du barreau, et portant avec eux cet
esprit de rapine et de cupidité si commun aux gens de leur profession. Deux
mois s'écoulèrent en discussions étrangères au motif de leur convocation ;
c'était une guerre offensive du Tiers-état contre les deux premiers ordres.
Plusieurs membres de ceux-ci, par ce qu'ils nommaient fastueusement des
sentiments de patriotisme, et que les honnêtes gens nommaient plus
véridiquement ingratitude, vengeance et cupidité, se réunirent au Tiers-état,
qui, par cette réunion devenant fort de trois contre un, força bientôt, par
la crainte et par la nécessité, le reste des deux ordres à suivre l'exemple
de ses apostats. « Je
ne rappellerai que succinctement le rassemblement des communes au Jeu de
paume, les outrages faits au vertueux archevêque de Paris, les émeutes de
Versailles sous les yeux de l'Assemblée, la séance royale, l'arrivée des
troupes, les manœuvres et les profusions du duc d'Orléans, ses liaisons et
celles de plusieurs membres de l'Assemblée avec l'Angleterre ; et ses efforts
incroyables pour soulever les peuples, fomenter les attroupements, gagner la
populace, et préparer l'insurrection générale par l'appât que présentaient
aux habitants des villes et des campagnes, la destruction de la noblesse et
du clergé, et tant d'autres motifs de séduction aussi vils que criminels ;
tout cela n'était que le prélude et les moyens préparatoires des grands
événements qui se tramaient dans l'Assemblée, et dont le résultat a été
jusqu'ici le rassemblement de tant d'impudence, de forfaits et de bêtises,
que l'Europe épouvantée et incertaine ne sait encore si elle doit nous nommer
la nation la plus exécrable ou la plus méprisable du globe. « Frappés
de cette terreur qu'inspire au crime le danger d'une punition prochaine,
n'ayant rien épargné pour séduire les troupes et corrompre leur fidélité,
assurés de l'appui des capitalistes, des agioteurs et de la populace des
faubourgs de Paris, les dominateurs de l'Assemblée résolurent à tout prix de
sortir de la pénible situation où ils se trouvaient, et de prévenir le juste
châtiment auquel ils ne pourraient bientôt plus se soustraire. Un membre de
l'Assemblée, échappé à la rigueur des lois, propose d'abord l'inviolabilité
des députés qui fut à l'instant décrétée. Mais cette précaution serait
devenue insuffisante contre la force ; il fallait éloigner les troupes, et en
trouver le prétexte. La bonté du roi, sa facilité en fournissent bientôt un
moyen. On résout le soulèvement de Paris, qui donnera le signal aux provinces
déjà échauffées par les déclamations et les lettres des députés. Les
émissaires répandus dans la capitale annoncent : Que la banqueroute va se
faire, qu'on veut renvoyer M. Necker, etc. Et pendant ce temps-là même,
des courtisans perfides, détachés par l'Assemblée, suggèrent au roi le renvoi
de ce ministre — cher encore à une nation qu'il a trompée — comme devant être
un moyen sûr pour amener une insurrection dont la faute retombera sur les
ministres et sa cour. Le roi, trompé, éloigne le ministre des finances. A
peine la nouvelle s'en est-elle répandue dans Paris, que le peuple effrayé
court fermer les spectacles, et répand la frayeur partout. Le lendemain ces
brigands vont piller Saint-Lazare, tandis que les émissaires de l'Assemblée
et de Necker insinuent aux citoyens de s'assembler, pour veiller té la sûreté
de la ville menacée du pillage. Le feu, mis à une grange de Saint-Lazare,
répand une si vive alarme, que tout Paris court aux armes ; le tocsin sonne
dans toutes les églises, pendant que les brigands courent les rues en criant
: vive le Tiers-état, et cent mille citoyens, croyant s'armer pour leur
sûreté, s'arment réellement contre leur roi. Mais dès le lendemain le but de
l'armement change d'objet ; on répand partout que Paris doit être assiégé et
livré au pillage, et cette nouvelle absurde suffit pour aigrir ses citoyens,
au point de tourner leurs armes contre les troupes du roi. On court aux
Invalides, dont on s'empare, ainsi que de l'artillerie et de leurs armes ; on
s'empare de même de la Bastille, qui se trouve — on ne sait comment — sans
vivres et sans défense : et pour échauffer les esprits, autant que pour
justifier les horreurs qu'on y commet, on calomnie ses défenseurs, on les
massacre, ainsi que le prévôt des marchands, on les mutile, et on porte en
triomphe, dans le Palais-Royal, leurs têtes sanglantes au haut d'une pique. « Pendant
que Paris est en proie à toutes les fureurs de la sédition, que les atrocités
les plus dégoûtantes se joignent mil apprêts les plus ridicules pour soutenir
le siège prétendu, que les têtes .es plus échauffées, ceux que le peuple
nomme ses oracles et ses défenseurs, lui persuadent, comme des vérités, que
Paris est miné ainsi que la rivière, que des batteries placées â Montmartre
vont foudroyer la ville, et cent autres fables aussi méprisables ; les
émissaires de l'Assemblée soulèvent les provinces, et dans huit jours tout le
royaume est en armes, comme si l'Europe entière avait dû fondre sur lui. Où
était le danger ? Il ne s'en montre aucun ? Rien n'est menacé que l'ambition
et les crimes de cette portion de l'Assemblée, qu'on a depuis nommée les
enrayés. On prévient enfin le roi de tout ce qui se passe : on lui dit que le
seul moyen de réparer le mal, est de rappeler M. Necker, et de renvoyer les
troupes. Il souscrit à tout : il fait tous les sacrifices qu'on lui demande ;
le comte d'Artois s'éloigne ainsi que ses ministres ; on nomme un maire, un
général des milices nationales, de nouveaux ministres, tous pris dans
l'Assemblée, le roi vient à Paris, arrive à l'Hôtel-de-Ville pour une cause,
et avec un cortége, dont on ne peut se rappeler l'idée sans horreur. Le parti
d'Orléans et de& enragés triomphe ; et quoique tout soit accordé, quoique
les dangers supposés soient dissipés, toutes les villes du royaume restent en
armes. Le fait est que l'Assemblée voulait être maîtresse et régner véritablement
sous un fantôme de roi, et que tout ayant jusque-là succédé au gré de ses
vœux, elle ne veut pas rester en un si beau chemin. Tranquille désormais sur
sa sûreté, pouvant impunément concevoir tous les attentats possibles et les
exécuter, elle trouve un appui assuré dans ce peuple enivré qu'elle trompe
sur ses projets, en lui persuadant qu'elle s'expose à tout pour l'intérêt
public, tandis qu'elle ne fait évidemment rien que pour le sien, et
satisfaire son ambition. A l'entendre, la France entière était perdue sans
son patriotique dévouement à la chose publique : et quel est ce dévouement ?
c'est de se constituer Assemblée nationale permanente, de détruire la
monarchie, d'y substituer une démocratie dont elle se fait chef, et de
s'attribuer, par une juste conséquence d'un patriotisme si pur, un salaire de
dix-huit livres par jour, ce qui augmente les charges de l'Etat de plus de
dix millions par an, au moment où la dette nationale est à son comble, et le
royaume dans la dernière détresse. » Après
avoir lu ce que nous venons de rapporter, il sera, je pense, difficile de ne
pas sentir que l'Assemblée est réellement un corps d'usurpateurs, qui, sous
les déguisements du patriotisme et du dévouement, n'agit que par des motifs
d'ambition, de vengeance et de cupidité. NOTE 7. Nous
lisons dans une brochure peu connue, imprimée en 1790, et que nous avons déjà
citée, les noms de quelques-uns des meneurs, signalés d'ailleurs dans
beaucoup d'autres écrits. Cette brochure tourne en dérision les effets de la
cocarde nationale, et renferme des détails sur la mort de Foullon et de
Berthier. Nous espérons qu'elle offrira de l'intérêt au lecteur. Elle a pour
titre : Les différents effets de la cocarde nationale, dédié d la nation,
ou lettre écrite par Dominique-Antoine-François-Jean-Népomucène-Isidore-Pancrace-Meresos
y Paralipipos, à sa sœur Barbara-Teresa-Isidora-Maria-Meresos y Paralipipos,
à Lisbonne, dans la rade de Rotterdam, à bord du vaisseau portugais le
San-Isidoro, le 4 septembre 1789. « Ah
ma chère sœur ! le juste ciel m'a puni de n'avoir pas voulu suivre tes bons
conseils, ceux du révérend père Antonio, ton confesseur, et ceux du révérend
père Dominique, mon parrain et mon confesseur. Ah ! si mon pauvre père et ma
pauvre mère eussent vécu — Dieu veuille avoir leur âme —, ils m'auraient.
bien empêché de faire ce maudit voyage où j'ai couru tant de dangers, et cela
pour une cocarde. Non, tu n'as pas d'idée de' ce que peut faire, dans ce
monde, une cocarde de plus ou de moins ; mais tu le sauras lorsque tu auras
lu mon histoire, que voici : Désirant
d'aller retrouver le signor Raphael-Raymond-Silvestre-Isidore-François de
Paule Meresos y Paralipipos, mon cousin, et faire fortune avec lui dans la
Hollande, je partis, comme tu sais, le 17 juin, sur le vaisseau le Svibergealn
kriekerch. Je ne pensais alors qu'à la fortune que je voyais briller à
mes yeux ; mais, ma sceui, je vis bientôt quels étaient les malheurs auxquels
je devais m'attendre. Ces Hollandais maudits ne disaient point leur chapelet,
n'entendaient point la sainte messe ; enfin, ma sœur, te l'avouerai-je,
j'étais avec des hérétiques ; juge de ce qui devait m'arriver ? « En
effet, après trente journées cruelles, passées sur cette vilaine mer, il nous
survient, dans la nuit du 16 au 17 de juillet, une tempête affreuse ; les
vagues passent par-dessus le vaisseau, les mâts tombent, le bâtiment s'ouvre
; au point du jour nous sommes jetés par les vents tout près d'une grande
ville. Alors nous eûmes un moment d'espérance ; mais il né fut pas long. En
approchant du port, le vaisseau se brise, et tout le monde est englouti ;
pour moi, par un bonheur inouï, j'attrape une planche, et je suis porté avec
elle sur un rocher, d'où, grimpant de rocher en rocher, je me trouve enfin
sur les murs de la ville, où je me jette sur-le-champ à genoux, pour
remercier saint Dominique et le bon Dieu de m'avoir ainsi sauvé par leur
grâce toute-puissante. J'étais bien loin de prévoir ce qui allait m'arriver,
pour n'avoir pas une cocarde sur moi. « J'étais
tout mouillé, tout meurtri, en chemise, et sans un sol ; j'entends parler
français, et comme, très-heureusement pour moi, je sais cette langue, je
demande où je suis ; j'apprends avec plaisir que je me trouve en France, au
Havre de Grâce. Alors, ma chère sœur, je me crus sauvé ; mais je vis bientôt
des gens qui couraient en criant : Vire le Tiers, vive la nation, vive la
liberté, tuons ces vilains aristocrates, qui veulent assassiner le pauvre
peuple, et ont voulu faire sauter en l'air, dimanche dernier, tonte la ville
de Paris et les faubourgs à la fois, en une nuit ; ces messieurs qui criaient
cela étaient armés de piques, de fourches, et avaient tous de grandes
cocardes, rouges, bleues, blanchâtres ; moi, je me mis à les regarder, et je
dis : Voilà des gens qui font bien de tuer ces vilains aristocrates, qui
veulent assassiner le pauvre peuple, et faire sauter en l'air tout Paris et
les faubourgs à la fois, en une nuit. « Au
bout de quelque temps, un de ces honnêtes gens, me regardant, se mit à crier
: En voilà un... Qui ?... Celui-là, il n'a pas de cocarde ; à la lanterne !
comme ont fait à Paris les respectables dames de la halle, et nos seigneurs
de la nation, les charbonniers et les crocheteurs, de ce monstre
d'aristocrate de Launay, qui a eu l'infamie de défendre la Bastille, que le
roi lui avait confiée. Alors tout le monde se mit à crier : Oui, c'en est un,
il faut le pendre ; à la lanterne, vive la nation et la liberté ! Je ne
pouvais concevoir que tout cela me regardât ; c'était cependant vrai, et
cela, parce que je n'avais point de cocarde. Ah ! le père Dominique ne
m'avait pas dit qu'on était pendu en France, quand on n'avait pas des rubans
bleus, blancs et rouges à son chapeau ou à sa boutonnière. « On
me prend, et l'on m'entraîne sans pitié ; j'avais beau dire que j'étais un
pauvre noyé portugais, et point du tout aristocrate ; on ne voulait pas me
croire ; l'on disait : il ment, il est venu ici pour faire sauter tout
seul la ville du Havre, comme celle de Paris ; à la lanterne, connue à Paris,
vive la nation et la liberté ! Hélas ! ma chère sœur, malgré tout ce que
je pus dire, on m'attacha par le col à cette terrible lanterne, ce qui est
apparemment la manière de faire justice en France ; je voyais la mort se présenter
devant moi dans toute son horreur ; mais ce n'était pas là le plus affreux ;
mourir, c'est fâcheux ; mais mourir sans confession, c'est bien plus terrible
encore lorsque pour mon bonheur on entendit crier : Eh vite ! courons
après le subdélégué, il se sauve ; apparemment que ce monsieur subdélégué
était un bien vilain aristocrate, car on eut tant d'envie de l'attraper,
qu'on me laissa presque seul, et je trouvai le moyen de m'échapper. « Ayant
ramassé par terre une cocarde, je sortis de la ville, et marchai sans savoir
où j'allais, et croyant toujours voir cette fatale lanterne à ma poursuite. « Après
avoir fait beaucoup de chemin dans la nuit et dans la matinée, je tombai au
pied d'un grand arbre, accablé de chaleur, de fatigue et de faim : un heureux
hasard conduisit dans ce moment près de moi un vieux monsieur à cheveux
blancs. Sa figure annonçait la bonté et l'humanité ; il était accompagné
d'une jeune demoiselle que je crus être un ange du ciel, tant elle était
belle et avait l'air doux ; tous les deux me voyant étendu sur la terre, me
demandèrent la cause de mes maux. Je leur racontai mon histoire ; la jeune
fille pleura ; le vieillard, en levant tristement les yeux au ciel, s'écria :
les malheureux ! comme on les a trompés ! il me releva, et, me soutenant,
ainsi que la belle demoiselle, qu'il me dit être sa fille, il me conduisit à
une« jolie maison, entourée de fossés et ayant une petite tour ; deux
domestiques, aussi humains que leurs maitres, me soignèrent si bien, qu'att
bout de deux heures j'avais oublié mes maux et mes chagrins pour n'être
occupé que du sentiment de la reconnaissance pour ce bon vieillard, qu'on me
dit être ce que nous appelons chez nous un hidalgo. « A
six heures du soir, je vis arriver chez lui trente pauvres, qui vinrent
recevoir les aumônes et prendre la soupe, que tous les jours cet homme
respectable — ou au moins que je crus tel —, donnait à tous les
malheureux des environs. Une vieille femme, qui le bénissait, m'apprit que ce
Monsieur de Talerrille — c'était le nom de cet hidalgo —, avait dans le grand
hiver de cette année, nourri trois cents pauvres des environs, qui seraient
morts de faim sans lui, M. de Grancarville, la femme d'un hidalgo voisin,
sans l'abbé du monastère de 'Ville-ville, et le saint archevêque de Rouen. « Je
fus pénétré d'admiration pour ces gens-là, et je me dis à moi-même : certainement,
ces gens-là ne sont point de ces vilains aristocrates qui font tant de mal,
et veulent faire sauter en l'air toute la ville de Paris et les faubourgs, en
une nuit. « Mais,
hélas ! ma chère sœur, je me trompais : « A
dix heures du soir, je fus mené par mon bienfaiteur dans une bonne chambre,
où j'espérais jouir d'un doux repos ; mais, au milieu de la nuit, j'entendis
des cris affreux, je vis par ma fenêtre deux cents hommes armés, portant des
flambeaux et tout dégouttants de sang, qui pénétraient dans les cours et dans
la maison ; je me jetai à demi-nu dans le fossé ; de là, je me sauvai dans la
campagne, et de loin, je vis M. de Talerville, déchiré et expirant sur le
corps de sa fille égorgée par ces Messieurs de la nation, qui criaient : c'est
un aristocrate, il faut le tuer, vive la nation ! vive la liberté !
Un petit monsieur pâle, qui avait un habit noir, et des cheveux longs,
criait, je vous avais bien dit, Mes enfants, que vous seriez heureux, tuez
tous les nobles, vive la nation ! Le château fut brûlé. « Mourant
de peur et ne pouvant concevoir tout ce que je voyais, je nie sauvai, sans
savoir où aller. « A
sept heures du matin, un bon padré en soutane, qui se promenait en
lisant, m'arrêta et me demanda qui j'étais ? je lui dis tout ce- qui m'était
arrivé ; il soupira, pleura, et me mena chez lui, où il me donna un vieil
habit noir et de l'argent : je tombai à ses pieds, et j'y serais resté
longtemps, si je n'avais pas entendu venir ces mêmes gens qui avaient tué
l'aristocrate Talerville. Je me sauvai ; le padré voulut en faire
autant ; mais il ne pouvait courir comme moi, et fut bientôt massacré par ce
petit homme noir, qui criait toujours : tuez les aristocrates ! vive
la nation et la liberté ! « Hélas
! m'écriai-je ! avec quel art le crime sait se déguiser ? Voyez ces
vilains aristocrates, qui l'aurait pu penser, que de si méchantes gens
fissent tant de bien ? « Craignant
toujours de m'adresser, comme je l'avais fait, à des aristocrates, je résolus
d'aller à Paris pour voir ce bon peuple qui pendait les aristocrates, et se
divertissait tant avec sa lanterne et sa liberté. « J'arrivai
à Paris le mercredi 22 juillet, bien las et sans un sol ; j'y vis, comme dans
la route, une multitude de gens qui centraient, qui criaient, qui hurlaient ;
mais comme j'avais nia cocarde à mon chapeau, l'on ne me dit rien, et je vis
alors combien c'était une chose nécessaire qu'une cocarde rouge, 'bleue et
blanche ; je marchai au milieu de Pa-ris, sans trop savoir où je m'arrêterais
et très-inquiet de mon diner. « A
midi, je me trouvai dans un beau jardin, entouré de boutiques sous des
arcades ; là je vis bien plus de train qu'ailleurs. « Au
milieu du jardin, il y avait des soldats, bleus, blancs et rouges, qui
chantaient, qui buvaient, qui juraient, et plusieurs, ivres-morts, étaient
tombés par terre ; d'autres faisaient toutes sortes de vilaines choses avec
des dames toutes barbouillées ; je fus persuadé alors que ces soldats étaient
de ces vilains aristocrates, qui se réjouissaient ainsi aux dépens du pauvre
peuple. « Je
demandai à un monsieur qui criait bravo de temps en temps, et claquait dans
ses mains, ce que c'était que ces messieurs : « Comment, me dit-il, vous ne
connaissez pas nos héros de la Bastille, nos braves soldats de la nation, les
anciens gardes françaises du roi ? — Ah ! ah ! je dis : voilà de bien
braves gens ; ils ont sans doute défendu leur bon roi contre ces vilains
aristocrates, qui voulaient peut-être le faire sauter en l'air, comme la
ville de Paris et les faubourgs. — Que dites-vous donc-là ? me répondit ce
monsieur ; point du tout, ils ont laissé là leur roi, et sont venus ici se
battre pour la nation, contre cet exécrable monarque, qu'ils devaient garder,
et contre ces scélérats de Suisses, d'Allemands ; ces assassins du bon peuple
n'ont cependant tué personne, mais ils venaient ici pour cela sous les ordres
de ce monstre de maréchal de Broglie, qui a tant gagné de batailles pour nous
il y a vingt ans. » « Je
ne comprenais pas un mot du tout ce qu'il me disait-là : un moment après, ce
monsieur, me considérant et voyant à mon parler que j'étais étranger, et à ma
tournure que je n'avais pas un sol, me fit signe de le suivre, et me mena
dans un grand café où il y avait dix messieurs bien mis, bien honnêtes, qui
parlaient beaucoup entre eux, et disaient de temps en temps : cela ra bien,
cela va bien. Ces messieurs me donnèrent beaucoup d'argent pour crier : Vive
la nation ! rire la liberté ! plus de roi ! c'est un tyran. — Mais
messieurs, leur dis-je, il ne m'a jamais fait de mal. — Ni à
nous non plus, répondirent-ils, mais c'est égal. Je mourais de faim,
je promis tout ce qu'on voulut, et je crus bien faire, lorsque mon conducteur,
qui me dit qu'il s'appelait M. de Girardin, marquis d'Ermenonville, me fit
connaître ces dix messieurs, et m'apprit que c'était M. le duc
d'Aiguillon, M. le comte Mathieu de Montmorency, M. le comte François de
Jaucourt, M. le vicomte de Vièce, M. le marquis de Villette, M. Duclos Dufresnoy,
M. le comte de Moreton-Chabrillant, M. Fréteau de Saint-Just, M. le marquis
de Barbanlane, et M. de la Borde de Merville. « A
peine les eus-je quittés, que je me mis à crier sous les arcades, vive la
nation, vire la liberté ! Alors je vis venir à moi deux belles dames, avec de
belles couleurs, qui me dirent, avec une jolie voix : Bravo ! bravo, mon
enfant ; vive la liberté ! viens ce soir chez moi, me dit une des deux
qui avait une lorgnette, nous irons ensemble dans le camp de ces vilains Suisses,
qui sont encore restés ici près, nous en amènerons quelques-uns ici. Vive la
liberté ! Je demandai le nom de ces charmantes dames, et l'on me dit que
c'était madame la marquise de Laval Montmorency, et madame la baronne
d'Escars. « Deux
autres dames, qui étaient à une fenêtre, à un entresol, et qui faisaient des
signes à tout le monde, criaient aussi comme ces dames, rire la liberté ; ce
qui me fit voir qu'elles étaient toutes les quatre de la même espèce, et
sûrement de bien grandes dames. « Une
heure après, comme mon habit tout déchiré et ma cocarde faisaient bien voir
que je n'étais pas un aristocrate, un monsieur fort maigre, mais bien joli,
me dit tout bas, en me mettant deux gros écus dons la main : mon enfant,
dis à tout le monde, vive notre bon duc d'Orléans, que cause tout ceci ; il
faut le faire roi. Je pris les écus et je criai, vive notre bon duc
d'Orléans, qui cause tout ceci ; il faut le faire r... Ce monsieur me dit
que c'était fort bien, qu'il s'appelait le chevalier d'Oraison, et que si je
voulais le venir voir tous les matins, il me donnerait comme cela de jolies
choses à dire. « Un
moment après, deux jeunes messieurs, bien mis, et ayant beaucoup de rubans à
leur boutonnière, me dirent, l'ami, voilà un louis, il vous faut crier :
Fi, notre vilaine... aristocrate ; il faite la mettre ci la lanterne. Moi,
ma chère sœur, qui suis accoutumé à regarder notre bonne reine de Portugal,
Marie-Françoise-Elisabeth, comme l'image de Dieu, je ne voulais pas dire cela
; mais quand on m'apprit que ces deux jeunes gens étaient messieurs Charles
et Alexandre de Lameth, qui, sans les bontés de cette' reine, seraient sans
places et sans pain, et qui, grâce à elle, avaient — ainsi que les deux
autres frères —, des pensions et des régiments, je vis qu'il fallait que
cette jeune... fut une bien vilaine aristocrate, puisque ces messieurs
sacrifiaient ainsi leur reconnaissance à la force de la vérité. « Je
pris leur louis, et je criai tant que je pus : Fi, notre vilaine...
aristocrate ; il faut la mettre à la lanterne. « Ces
deux messieurs me dirent aussi de bien crier contre le maréchal de Broglie.
Je fus un peu étonné, lorsque j'appris qu'ils étaient ses neveux, et que je
les vis concerter cela avec un autre monsieur, qu'on me dit être le prince de
Broglie, son fils ; j'admirai la force du patriotisme, et fus bien persuadé
que ce maréchal de Broglie était un bien grand criminel aristocrate. « J'étais
déjà, ma chère sœur, tout enroué à force de crier, quand M. le chevalier
d'Oraison, vint nous dire : allez-donc, allez donc... — Où ? — à la Grève.
Foullon est arrivé ; à la lanterne, vive la nation et la liberté ! Je
demandai ce que c'était que ce Foullon ? — Comment, me dit-on, c'est un
gueux, il a cent mille écus de rente ; je ne concevais pas bien pourquoi il
fallait le pendre à cause de cela ; mais on m'ajouta que c'était un
aristocrate, et alors je vis bien qu'il méritait d'être pendu. Effectivement,
je fus conduit à une petite place, qui était près de la rivière, et je vis ce
Foullon qui avait bien quatre-vingts ans, qu'on pendit à une lanterne, qui
ressemblait tout justement à celle où l'on m'avait attaché au Havre, ce qui
me fit une peur terrible ; après cela, on lui coupa la tête, on la plaça au
bout d'une pique, on lui mit du foin dans la bouche, et on dansa en chantant,
vive la nation et la liberté ! « Après
une heure de joie, on cria : le voilà, il arrive. — Qui ? — L'aristocrate
Berthier, le gendre de Foullon, vire la nation et la liberté ! on lui porta
la tête de son beau-père ; on la lui fit baiser, et puis on voulut le pendre,
mais il se défendit si bien, qu'on ne put pas en venir à bout ; on le tua à coups
de pique, ensuite on lui coupa la tête, on mangea son cœur, on le déchira en
morceaux, en dansant et en criant : Vive la nation et la liberté ! « Parmi
ces Messieurs qui faisaient tout cela, il y avait de bien honnêtes gens, bien
mis, et on me dit voilà M. Choderlos de la Clos, l'ami de notre bon duc
d'Orléans ; M. Grouvelle, autrefois secrétaire du prince de Condé, et
maintenant secrétaire de la société nationale du café de Foy, le centre de la
liberté ; M. Jauge, banquier, M. Duport, conseiller au Parlement, M.
Lacretelle, avocat, M. le vicomte de Valence, M. le baron de Menou ; ces
messieurs disaient tous, courage ! enfants, courage ! je vous l'avais
bien promis que vous seriez libres ; vire la nation et la liberté ! et tous
les pendeurs, dont la plupart étaient de ces braves soldats de la nation,
bleus, rouges et blancs, dansaient et chantaient. « Le
soir, après avoir bien soupé, j'allai trouver mes deux belles dames qui
m'avaient parlé dans ce grand jardin, elles me menèrent à deux ou trois
lieues de Paris, nous entrâmes tout doucement dans une tente de soldats, que
ces dames voulaient emmener, et, effectivement, je vis bien par tout l'argent
qu'elles donnèrent, et par tout ce qu'elles firent avec eux, qu'elles avaient
grande envie de réussir. J'allai dans une autre tente, avec des louis, pour
faire comme. elles ; mais un vilain aristocrate, avec des épaulettes, tomba
sur moi avec sa canne, et m'assomma de coups. L'obscurité seule, en
favorisant ma fuite, me délivra de cette canne aristocrate ; je retrouvai,
par bonheur, mes deux bonnes dames, un peu chiffonnées, qui me ramenèrent à
Paris, fort las, tout moulu et avec bien de l'argent dans ma poche ; je
trouvai le matin un assez bon gîte, où je me reposai de toutes mes fatigues,
fort étonné de tout ce que j'avais vu depuis huit jours, et trouvant que,
quoique les aristocrates fussent de bien grands criminels, la manière des
Français de se faire justice était expéditive. « Je
restai encore dix jours à Paris, gagnant toujours beaucoup d'argent, à crier,
vive la liberté ; ayant ramassé une bonne somme, je me décidai à partir pour
Amsterdam ; j'en demandai le chemin, et l'on me dit qu'il fallait passer par
Senlis, Péronne, Cambrai, Valenciennes, Mons, Brucelles, Anvers, Rotterdam et
la Haye. Je pris tout cela par écrit, et je partis le 4 août à pied. « Je
traversai tout le nord de la France, et je trouvai partout le même train, la
même joie, et la même lanterne, ce qui me fit voir que c'était l'état
habituel du pays, cc qui me parut cependant un peu violent. FIN DES NOTES DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME
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