Agitation de Paris. —
Haine des conspirateurs envers la reine. — Lettres de Marie-Antoinette à
madame de Polignac. — Projet de la cour. — Lettre du comte d'Estaing à la
reine. — Réunion chez Malouet. — Projet de retraite à Tours rejeté par le
roi. — Lettre de La Fayette au comte de Saint-Priest. — Le régiment de
Flandre appelé à Versailles. — Menaces des agitateurs. — Ils préparent le
peuple à l'insurrection. — Banquet donné par les gardes du corps aux
officiers du régiment de Flandre. — La famille royale se montre à cette fête.
— Enthousiasme des convives. — Réponse de la reine à une députation de la
garde nationale de Versailles. — Bruits absurdes ou mensongers. — Alarmes de
la Commune. — Projets des conjurés.
Tandis
que l'Assemblée constituante se livrait avec ardeur à ses premiers travaux,
la fermentation des esprits allait toujours croissant à Paris. Si les motions
du café de Foy n'étaient pas aussi ardentes, les attroupements continuaient,
les murs de la capitale se couvraient de libelles contre le roi, et surtout
contre la reine, en dépit des efforts de la Commune et de La Fayette pour
rétablir l'ordre et la confiance. On disait dans tous les clubs, dans tous
les groupes qui se rassemblaient en plein vent, qu'il fallait se rendre à
Versailles pour séparer Louis XVI de sa femme, de ses perfides conseillers et
le ramener à Paris. Cette fermentation excitée et entretenue par les meneurs
de la Révolution, répand les inquiétudes et la crainte dans la demeure royale
de Versailles. D'où naissent donc l'agitation et la conduite menaçante de ces
ambitieux mécontents ? Le roi sans prérogative, sans défense, sans volonté,
partageant les heures du jour entre les arts mécaniques et l'exercice de la
chasse, n'est plus un danger pour eux. Mais aujourd'hui la reine n'est plus
cette Marie-Antoinette frivole et charmante, qui ne voulait voir que des
sourires autour d'elle. Depuis la prise de la Bastille, depuis la mort de
Foullon et de Berthier, la pâleur a couvert son visage, son front est devenu
pensif. Elle ne se méprend plus sur le sens de la Révolution, elle regarde
avec tristesse dans l'avenir et chaque jour elle s'efforce d'inspirer de la
fermeté, de la résolution à son faible époux, qui l'aime avec passion.
Maintenant elle apporte dans les affaires l'ardeur d'une reine poussée par,
les outrages de ses ennemis à la défense des droits du trône, et l'impatience
d'une mère décidée à combattre pour l'héritage de son enfant. C'est autour de
la femme intelligente, énergique, impétueuse, de la reine devenue roi et
s'apprêtant à lutter contre la Révolution, que se
groupe la cour ; c'est de Marie-Antoinette que peut venir le danger pour les
conspirateurs ; ils ont compris combien elle est redoutable, et ils ont
résolu d'entraîner Louis XVI à Paris, afin de le soustraire à sa légitime
influence, à ses séductions, et de le dominer par la crainte. Au
milieu des inquiétudes de la mère et des alarmes de la reine,
Marie-Antoinette trouvait encore le moyen de s'entretenir avec madame de
Polignac, et d'épancher son cœur dans le cœur de la fugitive, à laquelle
appartenait toute sa pensée. « Je vois que vous m'aimez toujours, lui
écrivait-elle le 31 août. J'en ai grand besoin, car je suis bien triste et
affligée. Depuis quelques jours les affaires paraissent prendre une meilleure
tournure ; mais on ne peut se flatter de rien, les méchants ont un si grand
intérêt, et tous les moyens de retourner et empêcher les choses les plus
justes ; mais le nombre des mauvais esprits est diminué, ou au moins tous les
bons se réunissent ensemble, de toutes les classes et de tous les ordres :
c'est ce qui peut arriver de plus heureux... Je ne vous dis point d'autre
nouvelle, parce qu'en vérité quand on est au point où nous en sommes, et
surtout aussi éloignées l'une de l'autre, le moindre mot peut ou trop
inquiéter ou trop rassurer ; mais comptez toujours que les adversités n'ont
pas diminué ma force et mon courage, je n'y perdrai rien, mais seulement
elles me donneront plus de prudence. C'est bien dans des moments comme ceci
que l'on apprend à connaître les hommes... » A la troisième page de sa
lettre, Marie-Antoinette céda la plume à sa fille (la duchesse
d'Angoulême), qui
écrivit ces mots : « Madame, j'ai été bien fâchée de savoir que vous étiez
partie, mais soyez bien sûre que je ne vous oublierai jamais. » Puis la reine
ajoute : « C'est la simple nature qui lui a dicté ces trois lignes ; cette
pauvre petite entrait pendant que j'écrivais ; je lui ai proposé d'écrire et
je l'ai laissée toute seule ; aussi ce n'est pas arrangé, c'est son idée, et
j'ai mieux aimé vous l'envoyer ainsi. Adieu, mon cher cœur...[1] » Le
temps paraît-il s'assombrir, les événements du lendemain ont-ils banni les
espérances de la veille ? C'est encore auprès de son amie que la reine
cherche des consolations ; c'est à elle qu'elle confie encore ses douleurs,
la faiblesse et les fautes des amis du trône, pour oublier quelques instants
les outragés de ses ennemis et les trahisons dont elle est la victime.
Ecoutons les plaintes que renferme sa lettre du 1' septembre : « J'ai
pleuré d'attendrissement, mon cher cœur, en lisant votre lettre. Oh ! ne
croyez pas que je vous oublie ; votre amitié est écrite dans mon cœur en
traits ineffaçables, elle est ma consolation avec mes enfants que je ne
quitte plus. J'ai plus que jamais bien besoin de l'appui de ces souvenirs et
de tout mon courage, mais je me soutiendrai pour mon fils et je pousserai
jusqu'au bout ma pénible carrière ; c'est dans le malheur surtout qu'on sent
ce qu'on est ; le sang qui coule dans mes veines ne peut mentir. Je suis bien
occupée de vous et des vôtres, ma tendre amie, c'est le moyen d'oublier les
trahisons dont je suis entourée ; nous périrons plutôt par la faiblesse et
les fautes de nos amis que par les combinaisons des méchants ; nos amis ne
s'entendent pas entre eux et prêtent le flanc aux mauvais esprits, et, d'un
autre côté, les chefs de la Révolution, quand ils veulent parler d'ordre et
de modération, ne sont pas écoutés. Plaignez moi, mon cher cœur, et surtout
aimez-moi ; vous et les vôtres, je vous aimerai jusqu'à mon dernier soupir.
Je vous embrasse de toute mon âme. MARIE-ANTOINETTE[2]. » Cette
lettre, l'honneur de l'amitié et dont chaque expression est ennoblie par le
malheur, porte une empreinte de tristesse qui ne doit pas nous surprendre. A
cette époque en effet, tout semblait annoncer l'approche d'un violent orage
contre la cour, et la reine, instruite des sourdes intrigues des ennemis du
trône, était déchirée par les plus cruelles inquiétudes. Les conjurés du
Palais-Royal, descendus dans les districts et les clubs, s'efforçaient d'y
renouer les fils brisés de leurs complots. Le marquis de Saint-Huruge, Marat,
Danton, Camille Desmoulins, décidés à frapper un coup décisif, agitaient les
bas-fonds de la population parisienne. Le langage des journaux
révolutionnaires devenait chaque jour plus violent. Si quelquefois ils
épargnaient l'honnête, le malconseillé Louis XVI,
ils réservaient toutes leurs méchancetés, toutes leurs infamies pour
l'Autrichienne. Des pamphlets, dont le titre seul est un outrage, allumaient
contre elle de ces haines atroces qui ne s'éteignent que dans le sang. En
même temps des rumeurs vagues d'abord, et bientôt pleines d'alarmes,
adroitement semées par les conspirateurs, préparaient les esprits à quelque
événement extraordinaire. A les croire, les chefs de l'aristocratie avaient
conçu le projet d'enlever le roi de Versailles et de le transférer dans une
place de guerre où ils lèveraient, au nom du monarque, l'étendard de la
révolte contre la nation ; on avait dressé des listes de proscription que des
prêtres et des nobles s'empressaient de signer : on avait résolu d'investir
encore une fois de troupes la capitale et Versailles, de dissoudre, les armes
à la main, l'Assemblée nationale, d'allumer sur tous les points du royaume la
guerre civile, d'ensevelir dans les flammes la constitution- et les droits de
l'homme[3]. Ces projets de contre-révolution,
annoncés avec de criminelles intentions, entretenaient les craintes du
peuple, et des nombreux attroupements s'élevait toujours ce cri : Le roi à
Paris ! Parmi
les bruits qui circulaient alors, celui de l'éloignement du roi n'était pas
dénué de fondement. La cour en effet, lasse des sacrifices sans cesse répétés
que chaque jour on exigeait d'elle, avait reconnu l'urgente nécessité d'arrêter
des entreprises qui tendaient à l'entier anéantissement de la monarchie, et
peut-être à la destitution du roi. Marie-Antoinette, écoutant les conseils de
quelques amis dévoués, avait adopté une résolution désespérée, celle de
conduire Louis XVI à Metz, pour le soustraire aux entreprises des factieux.
L'a, dans une place forte, au milieu d'une garnison fidèle, que commandait un
homme d'un courage chevaleresque, le marquis de Bouillé, le roi, désormais
libre, eût ordonné ce qu'il eût voulu. Instruits par leurs espions de tout ce
qui se passait au château, les conspirateurs sentirent combien il leur
importait de prévenir une tentative dont le succès entrainerait la ruine de
leurs espérances. Forts de l'appui du peuple qu'ils dirigeaient à leur gré,
et sûrs de pouvoir déjouer les mouvements de la cour, ils épiaient une faute,
une imprudence, disons mieux, un prétexte, pour faire éclater leur complot. Le
comte d'Estaing, commandant de la garde nationale de Versailles, et partisan
des idées nouvelles sans cesser pour cela d'être sincèrement attaché à la
famille royale, apprit dans un voyage à Paris le projet de fuite que méditait
la cour, et le I4 septembre il écrivit à la reine la lettre suivante dans
laquelle il lui expose avec une fermeté respectueuse les menées des auteurs
de ce projet et les vives alarmes qu'elles lui causent[4]. « Mon
devoir et ma fidélité l'exigent... Il faut que je mette aux pieds de la reine
le compte du voyage que j'ai fait à Paris. On me loue de bien dormir la
veille d'un assaut ou d'un combat naval. J'ose assurer que je ne suis peint
timide en affaires. Élevé auprès de M. le Dauphin, qui me distinguait,
accoutumé à dire la vérité à Versailles dès mon enfance, soldat et marin,
instruit des formes, je les respecte sans qu'elles puissent altérer ma
franchise ni ma fermeté. « Eh
bien ! il faut que je l'avoue à votre Majesté, je n'ai pas fermé l'œil de la
nuit. On m'a dit dans la société, dans la bonne compagnie — et que serait-ce,
juste ciel, si cela se répandait dans le peuple ! — l'on m'a répété que l'on
prend des signatures dans le clergé et la noblesse. Les uns prétendent que
c'est d'accord avec le roi ; d'autres croient que c'est à son insu. On assure
qu'il y a un plan de formé ; que c'est par la Champagne ou par Verdun que le
roi se retirera ou sera enlevé ; qu'il ira à Metz. M. de Bouillé est nommé,
et par qui ? par M. de La Fayette, qui me l'a dit tout bas chez M. Jauge, à
table. J'ai frémi qu'un seul domestique ne l'entendit ; je lui ai observé
qu'un seul mot de sa bouche pouvait devenir un signal de mort-. Il est froidement
positif M. de La Fayette... Il m'a répondu qu'à Metz comme ailleurs les
patriotes étaient les plus forts, et qu'il valait mieux qu'un seul mourût,
pour le salut de tous. « M.
le baron de Breteuil, qui tarde à s'éloigner, conduit le projet. On accapare
l'argent, et l'on promet de fournir un million et demi par mois. M. le comte
de Mercy est malheureusement cité comme agissant de concert. Voilà les
propos, s'ils se répandent dans le peuple, leurs effets sont incalculables :
cela se dit encore tout bas. Les bons esprits m'ont paru épouvantés des
suites : le seul doute de la réalité peut en produire de terribles. J'ai été
chez M. l'ambassadeur d'Espagne, et certes je ne le cache point. à la reine,
où mon effroi a redoublé. M. Fernand-Nunès a causé
avec moi de ces faux bruits, de l'horreur qu’il y avait à supposer un plan
impossible, qui entraînerait la plus désastreuse et la plus humiliante des
guerres civiles, qui occasionnerait la séparation ou la perte totale de la
monarchie, devenue la proie de la rage intérieure et de l'ambition étrangère,
qui ferait le malheur irréparable des personnes les plus chères à la France.
Après avoir parlé de la cour errante, poursuivie, trompée par ceux qui ne
l'ont pas soutenue lorsqu'ils le pouvaient, qui veulent actuellement
l'entraîner dans leur chute... affligée d'une banqueroute générale, devenue
dès lors indispensable, et de toute épouvantable, je me suis écrié que du
moins il n'y aurait d'autre mal que celui que produirait cette fausse
nouvelle, si elle se répandait, parce qu'elle était une idée sans fondement.
M. l'ambassadeur d'Espagne a baissé les yeux à cette dernière phrase. Je suis
devenu pressant : il est enfin convenu que quelqu'un de considérable et de
croyable lui avait appris qu'on lui avait proposé de signer une association.
Il n'a jamais voulu me le nommer ; mais, soit par inattention, soit pour le
bien de la chose, il n'a point heureusement exigé ma parole d'honneur, qu'il
m'aurait fallu tenir. Je n'ai pas promis de ne dire à personne ce fait. Il
m'inspire une grande terreur que je n'ai jamais connue. Ce n'est pas pour moi
que je l'éprouve. Je supplie la reine de calculer dans sa sagesse tout ce qui
pourrait arriver d'une fausse démarche : la première conte assez cher. J'ai
vu le bon cœur de la reine donner des larmes au sort des victimes immolées ;
actuellement ce seraient des flots de sang versé inutilement qu'on aurait à
regretter. Une simple indécision peut être sans remède. Ce n'est qu'en allant
au-devant du torrent, ce n'est qu'en le caressant, qu'on peut parvenir à le
diriger en partie. Rien n'est perdu. La reine peut reconquérir au roi son
royaume. La nature lui en a prodigué les moyens ; ils sont seuls possibles.
Elle peut imiter son auguste mère : sinon je me tais... Je supplie votre
Majesté de m'accorder une audience pour un des jours de cette semaine. » Marie-Antoinette
reçut d'Estaing. On a prétendu que les dispositions de l'un et de l'autre
changèrent dans cette entrevue, c'est-à-dire que le comte promit de se prêter
aux mesures de sûreté pour le roi, et que la reine renonça à favoriser le
projet dont l'entretenait cette lettre. Cette opinion se trouve d'accord avec
les démarches qui furent faites depuis[5]. Suivant plusieurs écrivains,
on agita dans le Conseil la question du départ pour Metz ; quelques-uns des
ministres ayant soutenu que ce serait, déposer la couronne, la reine partagea
cet avis, en disant que le projet de fuite pourrait-être repris s'il devenait
nécessaire. A la
même époque, plusieurs membres de la Constituante, dévoués au roi, apprirent,
par des lettres confidentielles, que les conspirateurs avaient choisi le 5
octobre pour l'exécution de leur dessein, c'est-à-dire pour envahir
Versailles, soumettre l'Assemblée nationale et enlever Louis XVI. Ces
renseignements les effrayèrent, ils se réunirent chez Malouet au nombre de
quinze, et délibérèrent, sur les mesures qu'ils devaient adopter dans la
circonstance. Ils se croyaient assurés du concours de plus de trois cents
députés du Tiers ; et l'évêque de Langres, le marquis de Virieu.
Lally-Tollendal, présents à la réunion, promettaient l'adhésion de la
majorité du clergé et de la noblesse. Enfin il fut convenu que le parti le
plus sage était d'obtenir du roi la translation de l'Assemblée à Tours où
elle serait d'ailleurs à l'abri de l'influence désastreuse de la capitale.
Dans la crainte que leur projet ne fût découvert ; ils ne voulurent point
soumettre directement cette proposition au roi, mais ils chargèrent l'évêque
de Langres et Malouet d'aller trouver M. de Montmorin. Les deux députés se
présentèrent chez le ministre à neuf heures du soir. Necker s'entretenait
avec lui dans ce moment. Ils les informèrent de la résolution qu'ils venaient
de prendre. Montmorin et Necker partirent aussitôt et le Conseil fut convoqué
; mais Louis XVI se refusa d'une manière absolue à la translation de
l'Assemblée[6]. À Paris
cependant la fermentation devenait de plus en plus alarmante. Le projet de
marcher sur Versailles paraissait acquérir de la consistance, et les
grenadiers de la garde nationale, les anciens gardes françaises, qui avaient
quitté le service du roi, annonçaient qu'ils allaient reprendre leurs anciens
postes[7]. La Fayette les détourna de ce
dessein, mais il en avertit d'abord le comte de Saint-Priest par le duc de La
Rochefoucauld, et écrivit ensuite à ce ministre la lettre suivante (17 septembre) : « Le duc de La Rochefoucauld
vous aura dit l'idée qu'on avait mise dans la tête des grenadiers d'aller
cette nuit à Versailles. Je vous ai mandé de n'être pas inquiet, parce que je
comptais sur leur confiance en moi pour détruire ce projet, et je leur dois
la justice de dire qu'ils voulaient me demander la permission et que
plusieurs croyaient faire une démarche très-simple et qui serait ordonnée par
moi. Cette velléité est entièrement détruite par les quatre mots que je leur
ai dits, et il ne m'en est resté que l'idée des ressources inépuisables des
cabaleurs. Vous ne devez regarder cette circonstance que comme une nouvelle
indication de mauvais desseins, mais non en aucune manière comme un danger
réel. Envoyez ma lettre à M. de Montmorin. « On
avait fait courir la lettre dans toutes les compagnies de grenadiers, et le
rendez-vous était pour trois heures à la place Louis XV[8]. » Malgré
ces assurances, La Fayette prouva combien peu il comptait sur l'obéissance de
ses grenadiers, en postant à Sèvres et à Saint-Cloud des détachements de la
garde nationale non soldée pour défendre ces deux passages de la Seine. Aussi
la cour fut-elle effrayée, lorsqu'elle apprit le projet des gardes
françaises, Elle n'avait pas alors des forces assez nombreuses pour garder
Versailles, l'Assemblée et la- famille royale. La milice bourgeoise de cette
ville ne pouvait lui inspirer beaucoup de confiance à cause de ses dispositions
fort incertaines, et, d'ailleurs, elle était incapable, en cas d'attaque, de
résister à des troupes réglées. M. de Saint-Priest, jugeant donc
insuffisantes les précautions déjà prises par La Fayette, porta la lettre du
général au conseil du roi, et fit approuver sa proposition de renforcer
Versailles de quelques troupes aguerries. Un
décret récent défendait de faire entrer aucune force armée dans une ville que
sur-la réquisition de la municipalité et avec l'autorisation du corps
législatif lorsqu'il siégeait dans cette ville. En conséquence, M. de
Saint-Priest montra la lettre de La Fayette au comte d'Estaing qui communiqua
cette pièce confidentielle au comité de la garde nationale de Versailles,
après avoir pris la précaution de faire sortir- tous les officiers au-dessous
du grade de capitaine (18 septembre). Il lui peignit les alarmes du roi et
les périls auxquels cette insurrection des gardes françaises exposerait la
famille royale et même les représentants de la nation. Les officiers lui
répondirent qu'il fallait repousser la force par la force. « Etes-vous en
état, leur demanda le comte, de résister à dix-huit cents ou deux mille
hommes disciplinés et bien armés ? » Tous convinrent avec franchise de leur
impuissance. Après un aveu si modeste, on arrêta que la municipalité serait
requise de demander au roi le secours d'un régiment d'infanterie. Le
comte d'Estaing, accompagné de six officiers de l'état-major, se rendit
aussitôt à la municipalité et l'instruisit des dangers qui la menaçaient. Sur
une lettre du ministre Saint-Priest, destinée à remplacer celle de La
Fayette, qu'il fallait éviter de compromettre aux yeux de ses soldats, et à
motiver. sa résolution, la municipalité adressa au pouvoir exécutif la
demande d'un renfort de troupes réglées. Le régiment d'infanterie de Flandre
escortait en ce moment, de Douai à Paris, un convoi d'armes pour la garde
nationale. Son colonel, le marquis de Lusignan, était d'ailleurs membre de
l'Assemblée et connu par son attachement au parti populaire. Saint-Priest
proposa d'appeler ce corps à Versailles, après sa mission finie. On évitait
ainsi, du moins en partie, la fermentation que pouvait occasionner à Paris et
dans l'Assemblée nationale l'arrivée d'une troupe de ligne autour de la
résidence du roi. Cette mesure fut adoptée par le Conseil. Le ministre se hâta
de notifier à l'Assemblée la demande de la municipalité de Versailles (21 septembre) : Mirabeau prétendit qu'une
municipalité quelconque ne pouvait appeler un corps d'armée dans le lieu où
résidait le corps législatif, sans y être autorisée par lui. Il réclama
ensuite la lettre du comte de Saint-Priest, dans l'espoir de compromettre La
Fayette et de laisser soupçonner ses liaisons avec la cour. Mais l'Assemblée,
rejetant sa motion, décida qu'il n'y avait pas lieu à délibérer[9]. Dès
qu'à Paris on connut l'arrivée du régiment de Flandre, les révolutionnaires
inquiets redoublèrent d'efforts pour y semer partout l'alarme, et leurs
journaux, obéissant au mot d'ordre, enregistrèrent les bruits les plus
sinistres[10]. Les soixante districts, où se
manifesta bientôt la plus grande agitation, demandèrent aux représentants de
la Commune l'éloignement des troupes, ou menacèrent de se transporter à
Versailles. Afin de calmer leur inquiétude, Bailly envoya quatre députés s'informer
du comte de Saint-Priest, des motifs qui avaient fait appeler le régiment de
Flandre. Interrogé du ton le plus impérieux, le ministre répondit avec
modération et justifia cette mesure militaire par la lettre de La Fayette.
Les députés repartirent assez mécontents. Deux membres de l'Assemblée
nationale, Barnave et Alexandre Lameth, se présentèrent aussi chez le comte
et l'engagèrent 'a demander au roi de révoquer
l'appel de ce régiment. La réponse de Saint-Priest dut leur en ôter tout
espoir. Enfin,
le 23 septembre, le régiment de Flandre entra dans Versailles, sous 'la
conduite du marquis de Lusignan et suivi de tout son attirail de guerre. Deux
canons, quelques barils de poudre et quelques caissons de cartouches parurent
aux habitants -un amas immense de munitions. Le peuple remarqua les gardes du
corps se promenant sur l'avenue de Paris, bottés et prêts à monter à cheval ;
il en conçut des soupçons. On conduisit le régiment sur la place d'armes, où
il prêta aux mains de l'autorité municipale le serment prescrit par la loi.
Pour apaiser les craintes des habitants et dissiper leur défiance, il remit à
la milice bourgeoise ses munitions et son artillerie[11]. La cérémonie se passa d'une
manière convenable, et le roi écrivit au comte d'Estaing la lettre suivante,
conservée dans les registres de la municipalité de Versailles : « Je
vous charge, mon cousin, de remercier la garde nationale de ma ville de
Versailles de l'empressement qu'elle a marqué à aller au-devant de mon
régiment de Flandre. J'ai lu avec plaisir la liste que je vous avais
demandée, et que tous vous ont accompagné. Témoignez à la municipalité
combien je suis satisfait de sa conduite ; je n'oublierai pas son attachement
et sa confiance en moi, et les citoyens de Versailles le doivent à mes
sentiments pour eux. C'est pour l'ordre et la sûreté de la ville que j'ai fait
venir le régiment de Flandre, qui s'est bien conduit à Douay et ailleurs. Je
suis persuadé qu'il en sera de même à Versailles, et je vous charge de m'en
rendre compte. Ce 21 décembre 1789. LOUIS. » L'arrivée
de ces mille hommes fut un intarissable objet d'alarmes pour les Parisiens,
qui trouvaient honteux que Versailles eût ouvert ses portes à des soldats
étrangers. Toujours excités par les meneurs, les districts envoyaient
députations sur députations à l'Hôtel-de-Ville, qui lui-même adressait aux
ministres des commissaires chargés de rapporter de Versailles les
éclaircissements les plus détaillés. Il fallut, pour calmer l'agitation, que
Bailly intervint ; des affiches annoncèrent que l'état des troupes cantonnées
autour de Paris, dans un cercle de quinze lieues, s'élevait seulement à trois
mille six cent soixante-dix hommes. Dans tous les temps, il y en avait eu
deux mille neuf cents[12]. A peine
le régiment de Flandre avait-il commencé le service conjointement avec la
garde nationale de Versailles, que les conspirateurs résolurent de priver la
royauté de cette faible ressource en gagnant les soldats par tous les moyens
de corruption qui avaient déjà séduit la majeure partie de l'armée. Ils
envoyèrent de Paris un essaim de filles perdues avec la fameuse Théroigne de
Méricourt, et des messagers inconnus qui, répandant l'or à pleines mains, les
sollicitèrent à la défection[13]. De son côté, la cour, informée
de ces odieuses intrigues, s'efforça de les déjouer. Les officiers furent
présentés à la famille royale, admis au jeu de la reine et à ces petites
faveurs que prise tant la vanité française. On ne manqua pas de peindre au
peuple ces moyens innocents comme autant de criminelles entreprises contre la
liberté. Une autre circonstance, l'élévation de Mounier à la présidence de
l'Assemblée nationale (28 septembre), jeta un nouvel aliment à l'irritation des
révolutionnaires, qui le regardaient comme vendu à la cour[14]. « Voici une quinzaine par-dessus
laquelle il faudra sauter à pieds joints, » dit un des habitués du café de
Foy, en apprenant cette nomination. Aussi les agitateurs redoublèrent-ils
d'efforts et d'audace afin de préparer les esprits 'a l'insurrection, vers la
fin du mois de septembre. Mirabeau, initié à tous leurs projets, qu'il
détestait comme devant conduire à une révolution violente, ne cachait à
personne ni ses opinions ni ses craintes, et dans un entretien avec Blaisot,
libraire de Versailles, il lui disait : « Mon cher Blaisot, par amitié pour
vous, je veux vous prévenir que dans très-peu de jours, vous verrez de grands
malheurs, des horreurs même, du sang répandu à Versailles. Je vous en
avertis, afin de dissiper vos inquiétudes personnelles : les bons citoyens
comme vous n'ont rien à craindre. » Il avait aussi prononcé ces paroles, qui
étaient répétées à Paris et surtout au Palais-Royal : « Si une insurrection
est possible, ce serait seulement dans le cas où les femmes s'en mêleraient
et se mettraient à la tête. » A la même époque, il répétait souvent au comte
de La Marck, son ami, en parlant de la cour : « A quoi donc pensent ces
gens-là ? Ne voient-ils pas les abîmes qui se creusent sous leurs pas ? » =
Une fois même, plus exaspéré que de coutume, il s'écria : « Tout est perdu ;
le roi et la reine y périront, et vous le verrez : la populace battra leurs
cadavres. » A la vue de l'horreur que cette expression causait au comte. «
Oui, oui, répéta-t-il, on battra leurs cadavres ; vous ne comprenez pas assez
les dangers de leur position ; il faudrait cependant les leur faire connaître[15]. » Enfin Loustalot écrivait
dans son Journal : « Il faut un second accès de révolution ; tout s'y
prépare. » Il
importait aux factieux d'armer le peuple de défiance contre la garde
nationale ; d'enchaîner cette force armée au moment où ils allaient tenter
une insurrection qu'elle aurait pu réprimer. Aussi les voyons-nous accuser
d'aristocratie le plus grand nombre de ses officiers, s'élever avec force
contre les patrouilles qui portent la contrainte et le morne silence dans les
promenades publiques, et quelquefois ridiculiser leurs évolutions précipitées
au milieu des groupes ; et afficher sur les murs du Palais-Royal le patrouillotisme chassant le patriotisme,
caricature dont le but était de montrer cette milice vendue aux prêtres et
aux nobles[16]. En même
temps une disette factice ajoutait encore aux inquiétudes déjà si grandes de
la population. La rareté et la cherté du blé augmentaient d'une manière
effrayante, malgré l'abondance de la récolte. Les portes des boulangers
étaient assiégées par la multitude ; les ouvriers s'y portaient en foule pour
s'y procurer du pain, et, dans ces rassemblements, de nombreux agents
accusaient le gouvernement, la cour et surtout la reine de la disette. Tantôt
les boulangers refusaient de cuire[17] ; tantôt ils s'emparaient
arbitrairement des farines aux avenues de la Halle. On cherchait aussi à
effrayer les habitants sur la qualité des grains employés pour leur
subsistance. Des hommes soudoyés trouvaient les moyens de se procurer des
farines avariées, mises à l'écart, et qu'il était défendu de vendre, et les
promenaient dans les rues de Paris afin d'ameuter la populace. Aussi
l'Hôtel-de-Ville, où se rassemblaient les représentants de la Commune, dont
le nombre venait d'être élevé à trois cents[18], était-il sans cesse rempli de
députations des districts, qui venaient témoigner leurs inquiétudes, porter
des plaintes et proposer des mesures pour remédier au mal. Tout se
préparait aussi à l'Assemblée nationale où les agents des conjurés ne
restaient pas inactifs. Dans la pensée cille la déclaration des droits et les
articles de la constitution, déjà décrétés, seraient une occasion de
querelle, ils proposèrent de porter ces articles à l'acceptation du roi,
avant de consentir à la contribution du quart. Cette motion, que présenta le
député Brostaret, fut appuyée par Toulongeon et saisie avec ardeur par
Mirabeau. L'Assemblée l'adopta, malgré les efforts de Cazalès et de Maury,
auxquels se joignit d'Eprémesnil, pour demander que cette acceptation fût
discutée (1er
octobre)[19]. Ce jour-là
même, les gardes du corps, conformément à un ancien usage en vigueur dans
l'armée française, offrirent un banquet aux officiers du régiment de Flandre.
Ils les avaient invités, après les visites accoutumées, et avec eux vingt
officiers choisis dans les deux divisions de la garde nationale de Versailles[20], ceux des chasseurs des
Trois-Evêchés, des gardes-suisses, des cent-suisses, de la prévôté et de la
maréchaussée[21]. Quelques invitations particulières
avaient été adressées aussi à d'anciens camarades ou à plusieurs officiers
isolés qui se trouvaient alors à Versailles. Le repas fut servi dans la
magnifique salle de spectacle du château et présidé par le duc de Villeroi,
capitaine des gardes de service. Autour des tables dressées en fer à cheval
sur le théâtre, pour trois cents convives au moins, on avait placé
alternativement un garde du corps et un officier du régiment de Flandre. Partout
des glaces qui renvoyaient en tous sens des ruisseaux de lumière ; un
nombreux orchestre, que composaient les trompettes des gardes et la musique
du régiment de Flandre, avait été appelé dans la salle du festin ; des clames
de la cour et une foule d'habitants de Versailles remplissaient les loges. La
reine, ayant résolu de ne point se montrer à cette fête, y envoya madame
Campan, avec l'ordre de lui en rendre un compte fidèle. Au
second service, les grenadiers de Flandre se présentèrent à l'amphithéâtre ;
le duc de Villeroi les fit entrer dans l'intérieur du fer à cheval ainsi que
les chasseurs des Trois-Evêchés et les grenadiers suisses. Là, tous, le sabre
en main, afin de rendre, suivant l'usage, les honneurs de la guerre à Louis
XVI, chef suprême de l'armée, portèrent avec transport les santés du roi, de
la reine, du Dauphin et de la famille royale. Articulée par une voix timide,
la santé de la nation ne trouva point d'écho parmi les convives[22]. Bientôt le vin excite la
gaieté la plus vive ; bientôt de l'orchestre s'élance, avec une expression
puissante, l'air si connu : Ô Richard ! ô mon roi ! l'univers t'abandonne
! Au même instant un indicible enthousiasme fait battre tous les cœurs,
et le théâtre retentit des cris de Vive le roi ! répétés pendant plusieurs
minutes. Les soldats défilent autour des tables et mêlent leurs acclamations
à celles de leurs chefs. Madame Campan avait emmené dans sa loge une de ses
nièces et une autre jeune personne élevée par la reine avec Madame. Ses deux
compagnes criaient Vive le roi ! de toutes leurs forces. Un député du
Tiers-état, qui occupait la loge voisine de la sienne, les interpella et leur
reprocha leurs cris ; il s'affligeait, disait-il, « de voir de jeunes et
jolies Françaises, élevées à suivre d'aussi vils usages, crier à tue-tête
pour la vie d'un seul homme, et le placer dans leur cœur, par un véritable
fanatisme, au-dessus même de leurs plus chers parents : il leur peignit le
mépris qu'inspirerait une semblable conduite à de braves Américaines, si
elles voyaient des Françaises corrompues de cette manière dès leur plus
tendre jeunesse. » Invitée
à cette fête, Marie Antoinette avait d'abord refusé de s'y montrer dans la
crainte qu'on accusât la cour d'avoir imaginé les séductions du banquet.
Mais, à la vue des témoignages d'attachement qui éclatent pour la famille
royale au sein de cette brillante réunion, le duc de Luxembourg et quelques-unes
des dames qui étaient répandues dans les loges, volent chez la reine, lui
vantent la beauté du coup d'œil, la joie, la loyauté chevaleresque des
convives, et la pressent de se rendre au festin. La princesse hésite, comme
avertie par un pressentiment qui semble lui prédire les suites funestes de
cette innocente démarche. Dans ce moment le roi arrive de la chasse, et
Marie-Antoinette, cédant à de nouvelles instances, lui propose de
l'accompagner ; le duc, sans laisser au roi le temps de quitter ses bottes et
son habit de chasseur, les entraîne l'un et l'autre avec le Dauphin. La
famille royale va s'asseoir dans une loge grillée, mais bientôt sa présence
est devinée ou aperçue, et le roi ; ne pouvant résister aulx témoignages de
respectueux attachement de tous les militaires, se rend à la salle du
banquet. Tout à
coup les portes s'ouvrent. La reine paraît accompagnée de Louis XVI et tenant
son fils par la main. A cette vue les transports éclatent ; chacun se lève,
chacun s'écrie, et un garde de la manche du roi, M. de Canecaude, qui faisait
les honneurs du banquet, ordonne au chef de musique d'exécuter l'air : Oit
peut-on être 'mieux qu'au sein de sa famille ! Mais le chef de musique ne
l'avait pas ; il choisit l'air de Richard qui retentit une seconde fois[23]. Alors Marie-Antoinette, comme
autrefois Marie-Thérèse présentant Joseph II à ses fidèles Hongrois, prend le
Dauphin dans ses bras ; belle et majestueuse, elle s'avance l'œil humide de
larmes, le front couvert d'un léger nuage de tristesse, et fait le tour des
tables. Chaque' regard, chaque sourire, chaque parole de la reine électrise
les officiers, déjà profondément émus de la simplicité familière et
affectueuse du monarque. A l'air de Richard succède celui du Déserteur
: Peut-on affliger ce qu'on aime ? Cette musique chargée d'exprimer
des sentiments si vrais, ce tableau séduisant d'une mère pressant contre son
sein un fils chéri, d'une reine malheureuse et tant de fois calomniée,
offrant au dévouement de généreux défenseurs un enfant innocent, unique et
tendre espérance de la France, enflammèrent toutes les âmes. Les gardes du
corps, les officiers, les soldats, portent de nouveau la santé du roi, du
Dauphin avec des acclamations d'amour et de joie. La royale famille accepte
cet hommage et se retire ; elle est ramenée comme en triomphe jusqu'à son
appartement[24]. Après
ce départ, même enthousiasme. Les vins, prodigués avec une rare magnificence,
changent la gaité en exaltation. La musique, de plus en plus animée, exécute
encore différents morceaux, puis joue la Marche des Milans ; les trompettes
sonnent la charge. Dans ce moment le délire ne connaît plus de bornes ; on
escalade les loges en poussant des cris. Au milieu de cet accès
d'enthousiasme insensé, plusieurs capitaines de la garde nationale, sur
l'invitation des gardes du corps, échangent la cocarde de couleur contre la
cocarde blanche[25]. Les convives sortent, se
répandent dans la cour de marbre et vont danser une ronde sous les fenêtres
du -roi : Perseval, aide de camp du comte d'Estaing, escalade le balcon de
l'appartement de Louis XVI, s'empare des postes intérieurs et s'écrie : « Ils
sont à nous, qu'on nous appelle désormais gardes royales. » Il se pare de la cocarde
blanche, et quelques-uns des spectateurs l'imitent. Un grenadier de Flandre
le suit, et Perseval le décore d'une crois de Limbourg qu'il portait à la
boutonnière ; un chasseur du régiment des Trois-Evêchés, moins heureux, veut
se détruire pour n'avoir pu mériter le même honneur[26]. Tel fut
ce banquet fameux, que les conjurés appelèrent l'orgie du ter octobre[27] et le marquis de Virieu une
fête patriotique, dont « la joie et les chants, dit Rivarol, furent comme les
derniers éclairs du caractère des Français, qui n'a pas reparu depuis. » Ce
banquet fut la suprême joie de la royauté, qui, bientôt abreuvée des plus
sanglants outrages et dévorant sa honte, sera forcée d'abandonner ce palais,
jadis témoin de la grandeur de Louis XIV. Il fit descendre un rayon
d'espérance dans l'âme de Louis XVI et dans l'âme de Marie-Antoinette,
heureux un moment de ces véritables cris d'amour, de ces ardents hommages de
la fidélité. La prudence prescrivait sans doute à la famille royale, dans les
conjonctures où elle se trouvait, de ne pas se montrer à cette fête, mais
nous devons l'avouer, l'étude des faits et des événements antérieurs, nous a
convaincu que, sans cette réunion contre laquelle se déchaînèrent tant de
colères, les funestes journées des 5 et 6 octobre se seraient accomplies de
la même manière. Nous pensons avec Rivarol que, « dans ces conjonctures, les
officiers et les domestiques du roi ne pouvaient faire une action innocente.
On les épiait, et on avait besoin qu'ils fissent, non pas une faute, mais
quelque chose. » Dès le
lendemain de cette fête, une députation de la garde nationale de Versailles
alla remercier la reine pour le don qu'elle lui avait fait de plusieurs
drapeaux. Encore émue du spectacle auquel elle avait assisté la veille, et
qu'elle regardait comme le gage d'une union fraternelle entre les gardes du
corps et la garde nationale, Marie-Antoinette leur répondit ; « Je suis fort
aise d'avoir donné des drapeaux à la garde nationale de Versailles. La nation
et l'armée doivent être attachées au roi, comme nous le leur sommes
nous-mêmes. J'ai été enchantée de la journée de jeudi[28]. » Le
surlendemain, 3 octobre, les gardes du corps donnèrent dans la grande salle
du manège un déjeuner auquel ils invitèrent quelques-uns de leurs amis
particuliers et un fusilier de chaque compagnie de la garde nationale ; les
convives étaient encore plus nombreux. On porta la santé du roi, de la reine,
du Dauphin, de l'Assemblée constituante, de la garde nationale, et l'ordre
public ne fut point troublé. Un seul homme, et cet homme était un intrus, se
permit des discours incendiaires. « Il était en petit uniforme des gardes du
corps, portait une culotte noire et un petit gilet blanc, chose qui n'était
point d'usage ni tolérée au corps. » On soupçonna que cet individu
n'appartenait pas à la garde du roi. Il se vit observé et disparut pendant
que M. de Canecaude cherchait à le reconnaître[29]. Bientôt
le bruit de la fête du 1er Octobre se répandit. Le journaliste Gorsas, dévoué
au parti d'Orléans et entraîné par un riche négociant de Versailles,
Lecointre, qui commandait la première division de la garde nationale et
n'avait pas été invité au banquet, en présenta le premier beaucoup de
circonstances comme un attentat à la souveraineté du peuple. Il osa même
ajouter qu'il y aurait incessamment une fête générale à laquelle se
réuniraient quatre mille chevaliers de Saint-Louis, et qu'on projetait de dissoudre
l'Assemblée nationale. En même temps les agents des conjurés se mettaient en
mouvement à Paris, et s'efforçaient d'exciter une insurrection générale par
le récit mensonger de ce qui s'était passé à Versailles. « Quelle orgie
indécente ! s'écriaient-ils, la cocarde nationale foulée aux pieds !
l'Assemblée maudite et menacée ! Marchons, courons à Versailles, pour
venger la nation et enlever le roi aux ennemis de la patrie[30]. » D'un autre côté, Danton
soulevait par ses harangues incendiaires le district des Cordeliers, tandis
que Marat passait le temps en voyages de Paris à Versailles, « et faisait à
lui seul autant de bruit que les quatre trompettes du jugement dernier. »
Enfin, le 4 octobre, l'agitation extrême de la capitale présagea de tristes
événements. Les attroupements du Palais-Royal prirent l'attitude la plus
menaçante. Des conciliabules furent tenus au bout des ponts, sur les quais,
dans le faubourg Saint-Antoine et le faubourg Saint Marceau[31]. La porte des cafés, dans
lesquels les chefs des conjurés présidaient les assises de l'émeute, était
assiégée par une population inquiète et menaçante. Camille Desmoulins nous
apprend qu'il « s'établit, à la porte des cafés, des conférences entre la chambre
haute et les habits, qui étaient dans l'intérieur, et la chambre basse, les
vestes et les bonnets de laine, attroupés extra murs[32]. » Là circulaient des bruits
absurdes ou mensongers sur les prétendues manœuvres de la cour pour affamer
Paris, sur les complots mystérieux de la reine et des princes français avec
les princes allemands. Le même écrivain avoue que « la fable aida au soulèvement
général aussi bien que la vérité, et la terreur et les ouï-dire aussi bien
que les faits notoires[33]. » Dans
tous les quartiers, même spectacle : des femmes de la Halle et des faubourgs,
rassemblées en tumulte, inondant les jardins, les rues, les places publiques
de leurs groupes frémissants, demandaient du pain, vomissaient des
imprécations contre la cour, et s'animaient à marcher sur Versailles pour
enlever le roi à ses ravisseurs et le ramener dans sa capitale. Irrité de
l'imprudente bravade de quelques jeunes gens qui osèrent se montrer avec des
cocardes noires, le peuple arracha cinq de ces cocardes au Luxembourg et au
Palais-Royal. Un de ceux qui la portaient, ramassa la sienne, et la baisa
'd'un air respectueux ; il essayait de la rattacher à son chapeau, lorsque
cent bâtons aussitôt levés sur sa tête, le forcèrent de l'abandonner. Alors,
sur la motion d'un orateur des plus exaltés, la foule résolut de pendre au
premier réverbère le premier individu qui arborerait la cocarde
anti-patriotique, à moins qu'il ne fût étranger. Peu de temps après, un jeune
homme portant une cocarde noire, fut arrêté et conduit sur la place du Louvre
; mais à force de prudence et de sang-froid le commandant du poste de
Saint-Germain l'Auxerrois parvint à lui sauver la vie. Alarmés
de l'irritation du peuple, les trois cents représentants de la Commune se
réunirent à l'Hôtel-de-Ville et proclamèrent la défense de porter d'autre
cocarde que celle aux trois couleurs, devenue un signe de fraternité pour
tous les citoyens, et que le roi lui-même avait adoptée. Pendant qu'ils
délibéraient, de nombreuses patrouilles de la garde nationale parcouraient la
ville, s'efforçant de réprimer les mouvements tumultueux de la foule. Mais le
peuple, excité par les agitateurs, montrait les dispositions les plus
hostiles envers cette dangereuse aristocratie de trente mille hommes armés au
milieu de huit cent mille hommes sans armes. On craignit un instant qu'il se
portât la nuit dans les corps de garde pour désarmer la troupe et partît
aussitôt pour Versailles. Les représentants de la Commune en prévinrent les
districts ; on doubla les patrouilles et la nuit se passa tranquillement.
Mais les conjurés seuls veillèrent et préparèrent la journée du lendemain[34]. Les amis du duc d'Orléans
suivaient depuis longtemps avec anxiété les passions et l'agitation de la
foule. Ils avaient déjà répandu beaucoup d'or et d'argent, ils en répandirent
encore pour aider le mouvement qui se préparait. Ils espéraient en effet que
la lieutenance générale du royaume serait confiée à ce prince, si les
événements forçaient le roi à s'éloigner. Mais le duc d'Orléans, dont
l'ambition n'avait aucune idée arrêtée et qui ne sut jamais concerter un
plan, ne détermina point l'impulsion, et sa main, comme par le passé, resta
encore invisible. Au milieu de ce nouveau mouvement populaire, il soudoya
quelques agents subalternes, plutôt pour satisfaire sa haine contre
Marie-Antoinette que dans l'espoir d'obtenir la couronne ou même la régence.
Quoique son vote régicide semble justifier toutes les accusations portées
antérieurement contre lui, il faut le reconnaître, nous manquons de preuves
suffisantes pour lui attribuer le rôle personnel que lui font jouer beaucoup
d'historiens dans les funestes journées d'octobre. Un autre ennemi, plus
dangereux pour la reine, le comte de Provence, a-t-il prêté son appui à cette
insurrection ? Nous l'ignorons. L'histoire n'a pu encore dire à ce prince qui
se couvrait habilement de tous les masques : tu es ille vir. FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME
|
[1]
Catalogue d'autographes du 1er avril 1844.
[2]
Lettre communiquée par M. le marquis de Biencourt. — Histoire de
Marie-Antoinette, p. 236.
[3]
Histoire de la. Révolution, par deux amis de la liberté, t. I, chap. IV,
p. 98-100.
[4]
Le brouillon seul de cette lettre a été conservé à l'histoire. On le trouve
dans l'Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. I,
chap. IV, p. 101-103, Édition de 1792, et dans les Mémoires du marquis de
Ferrières, t. I, liv. IV, p. 269-272.
[5]
Mémoire sur Mirabeau, t. I, p. 468. — Mémoires de Ferrières, t.
I, chap. IV, p. 272.
[6]
Histoire de la Révolution, de Bertrand de Molleville, t. I, chap. XV.
« Le roi, qui ne voyait point de véritables amis de
l'autorité royale dans le parti modéré, se refusa à la proposition de
s'éloigner qui lui fut faite par M. Necker et M. de Montmorin. » (Mémoires
de Weber, t. I, chap. IV, p. 421).
[7]
« Ce fut dans le courant de juillet que le régiment des gardes françaises, déjà
insurgé à la fin de juin, abandonna ses drapeaux. Une seule compagnie de
grenadiers resta fidèlement à son poste à Versailles. M. le baron de Levai en
était le capitaine. Il venait me prier tous les soirs de rendre compte à la
reine de la disposition de ses soldats : mais M. de La Fayette leur ayant fait
parvenir un billet, ils déserteront tous dans la nuit, et furent joindre leurs
camarades envolés dans la garde de Paris ; et Louis XVI, en s'éveillant, ne vit
plus de gardes aux postes qui leur étaient confiés. » (Mémoires de Madame
Campan, t. II, chap. XV, p. 68).
[8]
Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. I, chap. IV,
p. 109.
[9]
Mémoires de Ferrières, t. I, liv. IV, p. 273-276. — Mémoires sur
Mirabeau, t. I, p. 470-475. — Mémoires de Bailly, t. II, p. 381-382.
— Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. III, chap.
IV, p. 1 I0-114. — Voir dans les Mémoires de Madame Campan, t. II, p.
292, l'Abrégé des circonstances du départ de Louis XVI, pour Pans, le 6
octobre 1789, par M. de Saint-Priest.
[10]
« On dit que les officiers municipaux de Versailles, soumis aux grands et aux
ministres, n'ont demandé mille hommes de troupes que pour s'empresser de leur
obéir ; on dit que ces mille hommes doivent favoriser le départ du roi pour la
ville de Metz ; on dit que de là le roi rentrerait dans son royaume, à la tête
de l'armée des confédérés, et tenterait ainsi de l'asservir par droit de
conquête. Comment croire à de telles invraisemblances ? Pourtant on parle de se
transporter à Versailles ; les citoyens du Palais-Royal sont agités ; pourtant
les districts assemblés sont dans la plus grande effervescence ; l'on n'agite
rien moins que de traîner des canons, de tripler les gardes, d'être prêts à
marcher au premier signal : Français, nous serons libres, je le vois ! »
(Prudhomme, Révolutions de Paris, n° XI, p. 21).
Il ne faut pas oublier que ces bruits sinistres,
répandus par les journaux, précédent de douze jours les événements du 5 et du 6
octobre.
[11]
Son artillerie se composait de deux pièces de quatre ; huit barils de poudre,
six caisses de balles, de cinq cents livres chacune, un caisson de balles pour
la chasse, un de mitraille et sept mille cartouches formaient ses munitions. (Moniteur
du 9 octobre 1789.)
[12]
Bailly. Mémoires, t. XI, p. 387.
[13]
Ferrières attribue ce rôle aux anciens gardes-françaises qui se rendirent à
Versailles en habit bourgeois. Il dit quelques lignes plus loin : » Un tas de
filles perdues du Palais-Royal, envoyées par les révolutionnaires, secondaient
les gardes-françaises avec beaucoup d'activité. Le régiment de Flandre, investi
de tous les genres de séduction, fut bientôt désorganisé. Le duc d'Orléans,
pour fournir à ces dépenses, fit en Hollande un emprunt de six millions. » (Mémoires
de Ferrières, t. I, liv. IV, p. 279).
[14]
« M. Mounier, ci-devant procureur, a été lancé au fauteuil national, et
l'apôtre du veto royal est le chef de l'Assemblée représentative du peuple...
Si nous disions que sur six millions de bons citoyens français qui connaissent
le nom de M. Mounier, il y en a cinq millions neuf cent mille neuf cent
quatre-vingt-dix-neuf qui le regardent comme un homme vendu à la cour, et
capable de faire une constitution tout de travers, pour se faire une place de
dix à douze mille livres de rente, nous dirions une chose très-difficile à
prouver mathématiquement, et que disent pourtant sans hésiter plusieurs
personnes qui font profession d'être bons patriotes. » (Prudhomme, Révolutions
de Paris, n° 12, p. 26-27).
[15]
Ad. de Bacourt, Correspondance entre le comte de Mirabeau et te comte de La
Marck, t. I, Introduction, p. 112.
[16]
« On parla aujourd’hui (e.r octobre) d'une caricature
intitulée : Le Patrouillotisme chassant le
Patriotisme du Palais-Royal. On y voit des patrouilles dans le jardin ; les
soldats, un bandeau sur les yeux, se promènent à tâtons, la baïonnette en avant
; ils ont à leur tête des espèces de monstres, coiffés de mitres et chargés de
cordons et de croix. Un de ces chefs tient l'épée nue sur la poitrine à un
bourgeois d'une figure honnête et un peu triste, qui a dans sa main un pamphlet
sur lequel est écrit : Constitution, Liberté. » (Mémoires de Bailly, t.
II, p. 402).
[17]
« Ne pas cuire dans Paris, était donner le signal de l'insurrection, d'une
insurrection machinée pendant plus de quinze jours, et pour laquelle on a fait
jouer différents ressorts, à mesure que nous trouvions le moyen de les
démonter. » (Mémoires de Bailly, t. XI, p. 391.)
[18]
« Les districts viennent de substituer un corps de trois cents représentants
aux cent quatre-vingts qui composaient la municipalité. Cette assemblée
nouvelle, instruite par les fautes de ses prédécesseurs, suivra peut-être une
marche plus mesurée, plus conforme aux vrais intérêts de ses commettants. Elle
a tenu hier (19 septembre) sa première séance, et l'on parait attendre beaucoup
du zèle et des lumières de ses membres. » (Mémoires de Bailly, t. III,
p. 15).
[19]
Ferrières, Mémoires, t. I, liv. IV, p. 277-279. — Bailly, Mémoires,
t. II, p. 398-404.
[20]
Ces deux divisions correspondaient l'une au quartier Saint-Louis, l'autre au
quartier Notre-Dame ; on donnait le titre de lieutenant-colonel aux chefs de
division.
[21]
C'était pour se conformer à l'usage constamment observé dans les garnisons, que
les gardes du corps donnèrent ce repas aux officiers du régiment de Flandre. «
Ce repas était d'autant plus motivé qu'au voyage de Louis XVI à Cherbourg, les
gardes du corps avaient été régalés par plusieurs régiments ; qu'à %%lorgnes
deux régiments d'infanterie traitèrent, pendant huit jours, quatre détachements
des gardes du corps. » (Ferrières, Mémoires, t. I, liv. IV, p. 279).
« Un usage immémorial dans l'armée française voulait
que lorsqu'un régiment nouveau arrivait dans une ville où il se trouvait
d'autres troupes, les officiers des différents corps se donnassent des repas.
Les gardes du corps du roi... ne pouvaient se dispenser de recevoir les
officiers du régiment de Flandre d'une manière conforme à l'étiquette militaire
et digne de leur courtoisie. Ceux-ci leur avaient donné le premier repas. »
(Weber, Mémoires, t. I, chap. IV, p. 422).
[22]
Les historiens ne sont point d'accord sur les circonstances relatives à la
santé de la nation. Suivant les uns, elle aurait été proposée et rejetée
expressément, ainsi que le déclara Lecointre, alors lieutenant-colonel de la
garde nationale de Versailles, et depuis conventionnel ; suivant les autres,
elle aurait été omise à dessein, et une autorité plus digne de confiance,
d'Estaing, l'affirme dans une lettre à la reine ; suivant d'autres encore et
surtout Ferrières, elle n'aurait pas été en usage à cette époque, et l'omission
s'expliquerait ainsi d'une manière toute naturelle. Au milieu de ces versions
contradictoires, nous avons adopté celle qui nous a paru la plus positive et
que M. Bertrand de Motteville a suivie dans son Histoire de la Révolution,
t. Il, chap. V : « Il m'a été, dit-il, assuré par deux témoins oculaires que
les mots à la santé de la nation, avaient été aussi faiblement articulés par un
des convives ou par un des spectateurs, et que ce toast, n'ayant pas été répété
ou appuyé, n'avait eu aucune suite. »
[23]
En faisant un tel choix, le chef d'orchestre était bien loin de prévoir qu'il
préparait à Fouquier-Tinville un des articles de son acte d'accusation contre
l'infortunée Marie-Antoinette. « Sous prétexte d'une réunion nécessaire entre
les ci-devant gardes du corps et les officiers et soldats du régiment de
Flandre, elle (Marie-Antoinette) a ménagé un repas entre ces deux corps, le
premier octobre 1789, lequel est dégénéré en une véritable orgie, ainsi qu'elle
le désirait, et pendant le cours de laquelle les agents de la veuve Capet,
secondant parfaitement ses projets contre-révolutionnaires, ont amené la
plupart des convives à chanter, dans l'épanchement de l'ivresse, des chansons
exprimant le plus entier dévouement pour le trône et l'aversion la plus caractérisée
pour le peuple.... (Acte d'accusation contre Marie-Antoinette, veuve de Louis
Capet, dressé le premier mois de l'an second de la République Française une et
indivisible, par Antoine Quentin Fouquier-Tinville, accusateur public près le
tribunal criminel révolutionnaire. Arch. de l'Empire, armoire de fer,
dossier Marie-Antoinette, cote 40e-)
[24]
Mémoires de Ferrières, t. I, liv. IV, p. 279-282. — Mémoires de
madame Campan, t. Il, chap. XV, p. 69-71. — Mémoires de Rivarol, p.
258-259. — Mémoires de Bailly, t. III, p. 54-58. — Mémoires de Weber,
t. I, chap. IV, p. 422-425. — Histoire de la Révolution, par deux amis
de la liberté, t. III, chap. V, p. 129-132. Qu'il nous soit permis de remarquer
ici avec quel art perfide M. Michelet nous présente Marie-Antoinette dans ce
moment où elle recueille les hommages des officiers, des soldats qui jurent de
défendre le trône. Il s'efforce de faire disparaître tout l'intérêt qui peut
s'attacher à cette reine déjà si malheureuse « La reine, écrit-il, fait le tour
des tables, belle et parée de son enfant qu'elle porte dans ses bras... Tous
ces jeunes gens sont ravis, ils ne e connaissent plus... La reine, il faut
l'avouer, moins majestueuse à d'autres époques, n'avait jamais découragé les
cœurs qui se donnaient à elle ;' elle n'avait pas dédaigné de mettre dans sa
coiffure une plume du casque de Lauzun... C'était même une tradition que la
déclaration hardie d'un simple garde du corps avait été accueillie sans colère,
et que, sans autre punition qu'une ironie bienveillante, la reine avait obtenu
de l'avancement pour lui. (Histoire de la Révolution Française, t. I,
chap. VIII, p. 274).
[25]
Les conjurés et plusieurs historiens ont prétendu que, dans le banquet du jeudi
premier octobre, des injures avaient été faites à la cocarde nationale, que les
gardes du corps avaient repris la cocarde blanche et foulé aux pieds celle aux
trois couleurs. C'est une erreur, car ainsi que l'observe Mounier dans son
Appel au tribunal de l'opinion publique, les gardes du roi n'avaient pas encore
à cette époque quitté la cocarde blanche, et ne pouvaient pas, en conséquence,
se trouver dans le cas de la reprendre. Mais ce qui parait établi positivement,
et nous avons adopté cette opinion, c'est que sur leur invitation plusieurs
officiers de la garde nationale en changèrent.
Suivant Ferrières, une voix s'écria : A bas la cocarde
de couleur ! vive la cocarde blanche ! Mounier soutient que ce dernier cri n'a
pas été proféré. Lecointre affirme que la cocarde nationale fut proscrite : les
deux amis de la liberté, le continuateur de Bailly, et un journal du temps,
intitulé le vieux tribun (Bonneville) admettent cette opinion, que repousse
avec force M. Lacretelle jeune. Weber nie que la cocarde nationale ait été
foulée aux pieds et qu'on ait arboré la cocarde noire autrichienne : « Je n'ai
nul motif de croire, dit M. de Saint-Priest, qu'il soit arrivé que la cocarde
nationale ait été foulée aux pieds ; ce qui est d'autant moins vraisemblable,
que le roi lui-même la portant alors, c'eut été manquer de respect à Sa Majesté
elle-même. Ce fut un mensonge inventé pour échauffer les esprits de la garde
nationale parisienne. » (Voir madame Campan, Éclaircissements historiques,
t. II, p. 296). « Quelle apparence, écrit Rivarol, que deux cent quarante
gentilshommes se fussent portés à des excès puérils contre une cocarde, en
présence de trois mille spectateurs ? Mais l'accusation a été suffisamment
démentie par tout le monde » (Mém., page 260).
Suivant le journaliste Gorsas, peu favorable à ta cour,
et qui avait tout vu, tout entendu, un officier aurait crié : « A bas les
cocardes de couleur ! que chacun prenne la noire, c'est la bonne. » Corsas
ajoute même cette réflexion qui prouve le peu de cas qu'il faisait de ce propos
: « La cocarde noire doit avoir apparemment quelque vertu : c'est ce que
j'ignore. » Il se tait sur l'insulte faite à la cocarde tricolore.
A ces preuves nous pouvons en ajouter d'autres,
recueillies par les jures du Châtelet de Paris :
« M. de Rebourceaux,
garde du corps : J'atteste, comme ayant assisté aux deus
repas depuis le commencement jusqu'à la fin, n'avoir entendu aucun propos
insultant et n'avoir point vu fouler aux pieds de cocarde nationale. Cette
calomnie est d'autant plus absurde, que les gardes du corps n'avaient point
d'autre cocarde que la cocarde blanche, qu'ils ont toujours portée jusqu'à
cette époque. Il ne serait pas moins absurde de supposer que, pour fouler ainsi
cette cocarde nationale, nous l'eussions arrachée aux officiers et soldats que
nous avions engagés à ces repas.
« M. le marquis d'Aguesseau, maréchal des camps
et armées du roi, major des gardes : La cocarde n'a point été foulée aux pieds,
*puisque les gardes du roi n'avaient que des cocardes blanches, qui étaient
leurs cocardes d'uniforme, et que l'on ne peut pas supposer qu'ils aient arraché
des cocardes aux personnes par eux invitées ; et j'atteste qu'étant présent à
ce repas, il n'a été arraché de cocarde à personne.
« M. de la Brousse de Belleville, ancien
chevau-léger de la garde du roi. On a dit que, lors du dinar des gardes du
corps, on avait foulé la cocarde nationale aux pieds ; j'assure, comme témoin
oculaire, que c'est une pure calomnie. »
De tous ces témoignages, auxquels nous pourrions en
ajouter beaucoup d'antres, ainsi que du silence de Gorsas et des nombreux
spectateurs du banquet, on doit conclure que l'insulte faite à la cocarde est
une fable inventée sans doute par quelque officier de la garde nationale de
Versailles, mécontent de n'avoir pas été invité à cette fête militaire.
[26]
Pour tous ces faits le marquis de Ferrières est d'accord avec les deux amis de
la liberté, dont il ne s'éloigne que dans quelques détails. Je rapporte ces
faits, dit-il, pour montrer avec quelle coupable adresse, en les dénaturant, on
a cherché les-preuves d'un complot contre Paris et contre l'Assemblée
nationale. Quel homme de bonne foi aperçoit dans ces niaises folies un plan de
guerre civile et de contre-révolution ? Quel homme instruit du caractère et de
l'esprit français n'y reconnaît pas un effet simple, naturel, de cette
pétulance irréfléchie, de cet enthousiasme inconsidéré, si facile à produire
chez un peuple léger, extrême en tout, accoutumé depuis des siècles à voir la
nation et l'État dans le roi. » (Ferrières, Mémoires, tom. I, liv IV, p.
283).
Suivant le récit de témoins dignes de foi et bien
informés, l'aventure de ce chasseur du régiment des Trois-Évêchés, qui voulut
se percer de son sabre, aurait eu un caractère plus sérieux. M. Miomandre de
Châteauneuf, ancien officier du régiment de Touraine, dont les deux frères
servaient dans la compagnie de Luxembourg, vit cet homme qui, dans son
désespoir, s'accusait d'avoir reçu de l'argent pour trahir son maitre, et lui
parla. « Notre bon roi... cette brave maison du roi... Je suis un grand gueux !
Les monstres ! Qu'exigent-ils de moi ? » Telles furent les premières paroles du
chasseur qui paraissait en proie à un violent délire. « Qui ? lui demanda M.
Miomandre. — Ces j... f... de commandant (La Fayette) et d'Orléans. » Bientôt
la fureur s'empara de cet homme : on ne put le contenir qu'avec peine. Aidé de
M. du Verger, garde de la compagnie de Luxembourg, Miomandre conduisit ce
soldat, qui perdait beaucoup de sang, au corps de garde des ci-devant gardes
françaises. « En traversant la cour royale, continue-t-il, j'aperçus M. le
comte de Saint Marceau, officier des gardes du corps ; je l'appelai et le priai
de vouloir être témoin des aveux que nous espérions avoir de cet homme. En
arrivant dans le local ci-dessus désigné, je fis étendre une houe de paille et
y fis placer cet homme, qui était tombé dans un abattement total ; mais,
lorsque nous espérions être seuls avec lui, sont survenus plusieurs de ses
camarades, qui, à la vue de l'état de ce chasseur, se sont avancés, et un
d'entr'eux m'a détaché deux coups de pied dans l'estomac, en disant que c'était
un mauvais sujet dont ils voulaient se défaire ; ce qui me décida à me retirer.
Je montai au château où cette affaire avait eu de la publicité. Arrivé à
VOEU-de-Bœuf, plusieurs personnes me demandèrent des détails, et M. de
Villeroi, capitaine des gardes de service auprès du roi, vint à moi et me mena
dans la salle des Nobles, et voulut un récit exact de l'événement qui venait de
m'arriver. Je lui fis part de tout à voix basse dans une des croisées. Il me
dit qu'il fallait chercher M. de Montmorency, colonel-commandant des chasseurs
des Trois-Evêchés. Nous le trouvâmes à l'Œil-de-bœuf, en uniforme. Je lui
donnai tous les détails dont je viens de parler. » (Procédure du Châtelet,
troisième partie, p. 41-42.)
Cette déposition nous montre les menées auxquelles
l'armée était en butte de la part des agitateurs.
[27]
Camille Desmoulins ose écrire dans les Révolutions de France, t. I, p.
375, que l'orgie avait coûté vingt-six livres par tête, et la plupart des
journaux révolutionnaires le répétèrent après lui. Ils insistèrent
principalement sur le scandale de ce banquet somptueux en présence de la misère
du peuple. Mais ce témoignage mensonger est contredit par le récit d'un
brigadier des gardes du corps, le chevalier Fougères, très-bien informé ; il
affirme que chaque garde n'eut s supporter que sept livres dix sous de dépense,
pour lui et pour son hôte. (Consulter la brochure du chevalier Fougères,
intitulée : La conduite des gardes du corps dans l'affaire qui se passa à
Versailles les 5 et 6 du courant).
[28]
Les ennemis de Marie-Antoinette lui ont vivement reproché cette approbation
donnée au repas des gardes du corps. « Mais la reine, dit Mounier, pouvait-elle
savoir que les impostures des factieux avaient rendu cette journée odieuse au
peuple ? Dans les courts intervalles qu'elle avait passés au festin des gardes
du corps, qu'avait-elle pu voir, sinon l'enthousiasme qu'inspiraient la
présence du roi et la sienne ? Et si elle avait prévu que cette journée serait
odieuse, l'aurait-elle rappelée aux députés d'une milice dont elle sentait
qu'il fallait ménager l'affection. »
[29]
Mounier, Appel â l'opinion publique.
[30]
Mémoires de Weber, t. I, chap. IV, p. 428. — Mémoires de Rivarol,
p. 262. Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. III,
chap. VI, p. 142.
[31]
Prudhomme, Révolutions de Paris, n° 13, p. 7.
[32]
Camille Desmoulins, Rév. de France, t. IV, p. 360.
[33]
Camille Desmoulins, Rév. de France, t. IV, p. 362.
[34]
Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. III, ch. VI,
p. 148-150. — Mémoires de Ferrières, t. I, p. 289-290.