Inquiétude de Paris. —
Louis XVI renonce au projet de maintenir son autorité par la force des armes.
— Pusillanimité du duc d'Orléans. — Le roi se rend à l'Assemblée. — Bailly
maire de Paris et La Fayette commandant général de la milice parisienne. —
Défiance des Parisiens. Alarmes de la cour. — Rappel de Necker. — Arrêté du
parlement. — Commencement de l'émigration. — Instruction de la reine à madame
de Tourzel, gouvernante du Dauphin. — Louis XVI se rend à Paris ; il est
conduit à l'Hôtel-de-Ville. — Popularité de La Fayette. — Émotion de Paris. —
Mort de Foullon. — Mort de Berthier — Impuissance de l'autorité le 22
juillet.
A
l'ivresse de la victoire succéda bientôt dans Paris un mouvement de terreur.
Etonnés de leur audace et redoutant les suites de leur conquête, les
vainqueurs n'osaient pas se nommer. L'inquiétude était extrême ; on
s'attendait à être attaqué le soir même ; à chaque instant les alarmes se
renouvelaient. Alors on se hâta de former des barricades, des retranchements
dans tous les faubourgs et dans tous les quartiers. On dépava les rues ; les
habitants portèrent les grès dans leurs maisons afin de les jeter par les
fenêtres sur les ennemis, et de nombreuses pièces de canon furent disposées
sur Montmartre pour couvrir la Villette, et tenir en respect Saint-Denis. Un
homme d'une présence d'esprit remarquable, Moreau de Saint-Méry, donna plus
de trois mille ordres en quelques heures, afin d'autoriser les précautions de
défense nécessaires. D'un autre côté, à Versailles, la cour passait la nuit
dans l'agitation et l'incertitude. Elle avait d'abord ri des efforts
audacieux de la multitude, qui voulait s'emparer d'une forteresse vainement
assiégée autrefois par le grand Condé. A mesure cependant que lui parvenait
le bruit des événements dont la capitale était le théâtre, elle montrait
moins de confiance et les conseils se multipliaient. Les ministres
insistaient pour que' l'on fît agir les troupes ; mais outre les funestes
résultats que pouvait entraîner ce moyen violent, Louis XVI répugnait à
l'adoption d'un projet capable d'occasionner l'effusion du sang français.
Poussé en sens divers par les rapports contradictoires au milieu desquels se
perdait son caractère irrésolu, il ne donna aucun ordre, et alla se coucher
sans savoir que la Bastille était prise. Instruit
de toutes les péripéties de la journée du 14, le chic de Liancourt, un des
membres de la noblesse ralliés au Tiers, et l'ami particulier de Louis XVI,
usa du droit que lui donnait sa charge de grand maître de la garde-robe, pour
pénétrer dans le palais et pour éveiller le monarque. Il lui représenta avec
chaleur la situation alarmante de Paris, l'influence de la capitale, le peu
de fonds qu'on pouvait faire sur l'obéissance et la fidélité des troupes, les
dangers que couraient le roi et la famille royale[1]. « — C'est donc une révolte,
dit vivement Louis XVI ? — Non, Sire, reprit le duc de Liancourt, c'est une
l'évolution. » Puis s'adressant au comte d'Artois, qui venait d'entrer avec
Monsieur : « — Prince, votre tête est mise à prix, j'ai lu l'affiche de cette
terrible proscription ! » Monsieur appuya fortement le duc, et leurs efforts
produisirent une profonde impression sur l'esprit du roi et de la cour. Louis
XVI voyant alors qu'on avait perdu le temps d'agir, et que des flots de sang
pourraient seuls comprimer une sédition aussi vaste, prit le parti de
renoncer au projet de maintenir son autorité et les lois de l'État contre les
factieux par la force des armes. « Mon
frère, écrivit-il au comte d'Artois, qui lui avait conseillé des mesures de
grande rigueur, vous n'êtes point roi ; le Ciel, en me plaçant sur le trône,
m'a donné un cœur, les sentiments d'un père, ne me parlez plus de grands
coups d'État, qu'il n'en soit plus question. » Il résolut de se rendre
lui-même à l'Assemblée, et de mettre fin aux massacres qui ensanglantaient la
capitale en faisant retirer ses troupes. « Cette
résolution soudaine, était le fruit des intrigues des agents de la
Révolution. Ils voulaient que Louis XVI autorisât tout ce qui s'était fait,
et consacrât, par un aveu public, la nouvelle forme du gouvernement qu'ils
venaient de donner à la capitale et qu'ils allaient bientôt étendre à la
France entière[2]. » La cour
céda aussi, tout en s'affligeant de la détermination que venait de prendre
Louis XVI de se jeter entre les bras des états-généraux et de s'abandonner à
leur impulsion. Un bruit sinistre circulait d'ailleurs dans le château ; on
voulait, disait-on, proclamer lieutenant général de la couronne le duc
d'Orléans et proscrire le plus jeune des frères du roi. Mais la cour, au
milieu de ses continuelles alarmes, oubliait qu'il était impossible de
trouver dans le duc d'Orléans l'étoffe d'un usurpateur. Les partisans de ce
prince, témoins de son triomphe, le 12 juillet, avaient osé parler le
lendemain de lieutenance générale, et cependant le peuple était resté sourd à
leur voix. La journée du 14 leur avait paru un moment favorable pour frapper
le coup décisif. Il avait donc été convenu entre eux et le prince, qu'a
l'instant même où serait annoncée la prise de la Bastille, il se présenterait
au Conseil. Là, il devait exposer avec force l'état désespéré des affaires,
et offrir sa médiation, en faisant observer à Louis XVI qu'il ne pouvait
réussir dans cette négociation importante, sans le titre et l'autorité de
lieutenant général du royaume. A la vue du château de Versailles, Philippe
d'Orléans sentit fléchir l'audace que lui avaient, inspirée ses amis ; il
oublia son rôle, n'entra point au Conseil, et se contenta d'écrire au roi
pour lui demander la permission de passer en Angleterre si les temps
devenaient plus fâcheux. Aussi Mirabeau, informé de cette conduite
pusillanime, s'écria-t-il avec indignation : « Le lâche ! il a la
convoitise du crime, et n'en a pas l'énergie. » Il résolut alors d'abandonner
les intérêts du prince[3]. De son
côté, l'Assemblée avait attendu dans la plus vive anxiété le résultat de
l'insurrection parisienne, comme l'arrêt de sa destinée. A la nouvelle de la
victoire des factieux, elle avait senti renaître toute sa confiance. Elle
avait félicité les électeurs, sans leur demander compte de leur usurpation,
exalté le triomphe des Parisiens sans exprimer l'horreur que tant de scènes
sanglantes devaient lui inspirer, vanté le patriotisme des gardes françaises,
sans penser que tout pays où le militaire viole l'obéissance et la
discipline, tombe nécessairement sous le despotisme du sabre. Elle reprit
séance le 15 de bonne heure, et agita de nouveau la question d'une adresse au
roi, plus pressante que les autres. On discutait sur les termes dans lesquels
devait être conçue cette adresse : les discours se prolongeaient. Alors un
député de la noblesse de Provence, M. Dandré, prit la parole et dit : « Nous
perdons le temps à discourir, ce n'en est pas le moment : il faut agir ; il
faut aller au roi et l'entraîner par l'expression du sentiment et la peinture
frappante de l'état des choses. » La
députation fut décrétée. Elle allait partir, lorsque Mirabeau, se levant
tout-à-coup et se tournant vers elle : « Dites au roi, s'écrie-t-il,
dites-lui bien que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu
hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et
leurs caresses, et leurs exhortations et leurs présents. Dites-lui que toute
la nuit ces satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit, dans
leurs chants impies, l'asservissement de la France, et que leurs vœux brutaux
invoquaient la destruction de l'Assemblée nationale. Dites-lui que dans son
palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique
barbare, et que, telle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemy ! « Dites-lui
que cet Henri dont l'univers bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu'il
voulait prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté,
qu'il assiégeait en personne ; et que ses conseillers féroces font rebrousser
les farines que le commerce apporte dans Paris fidèle et affamé. » La
députation sortait excitée par les terribles accents de Mirabeau. Mais voilà
que le duc de Liancourt entre et annonce l'arrivée du roi, qui venait
apporter le calme et la paix. A cette nouvelle, les Orléanistes, immobiles et
muets, paraissent frappés d'un étonnement stupide, tandis que les premiers
mouvements de l'Assemblée sont ceux de la joie et de la reconnaissance. Des
applaudissements retentissent ; Mirabeau les modère en observant que cette
allégresse forme un contraste choquant avec les maux que le peuple a déjà
soufferts : « qu'un morne respect, ajoute-t-il, soit le premier accueil fait
au monarque dans ce moment de douleur. Le silence du peuple est la leçon des
rois. » Au
milieu de la discussion, Louis XVI se présente sans gardes, et sans autre
cortège que ses deux frères. « Messieurs, dit-il, je vous ai rassemblés pour
vous consulter sur les affaires les plus importantes de l'État : il n'en est
point de plus instante et qui affecte plus spécialement mon cœur, que les
désordres affreux qui règnent dans la capitale. Le chef de la nation vient
avec confiance, au milieu de ses représentants, leur témoigner sa peine et
les inviter à trouver les moyens de ramener l'ordre et le calme. » Je
sais qu'on a donné d'injustes préventions ; je sais qu'on a osé publier que
vos personnes n'étaient pas en sûreté. Serait-il donc nécessaire de vous
rassurer sur des récits aussi coupables, démentis d'avance par mon caractère
connu ? Eh bien ! c'est moi qui ne suis qu'un avec ma nation, c'est moi qui
me fie à vous. » Ces
mots prononcés avec une dignité paternelle, et du ton de bonté le plus
attendrissant, enlevèrent tous les suffrages et tous les cœurs. Le roi fut
interrompu par les plus vifs applaudissements. Il en fut vivement touché et
continua : «
Aidez-moi, dans cette circonstance, à assurer le salut de l'État. Je
l'attends de l'assemblée nationale ; le zèle des représentants de mon peuple
réunis pour le salut commun m'en est un sûr garant, et comptant sur l'amour
et la fidélité de mes sujets, j'ai donné ordre aux troupes de s'éloigner de
Paris et de Versailles. Je vous autorise et vous invite même à faire
connaître mes dispositions à la capitale. » L'Archevêque
de Vienne répondit par de respectueux remerciements, et insista sur le rappel
des ministres éloignés et chers à la nation. Aussitôt le roi quitte la salle
et l'Assemblée entière se précipite sur ses pas, afin de lui servir
d'escorte. Lorsque le peuple de Versailles l'aperçoit au milieu des députés,
les transports éclatent de toutes parts ; l'air retentit des cris de vive le
roi ! Entouré des démonstrations les plus douces à son cœur, Louis XVI refuse
de monter en voiture et retourne pied jusqu'au château, sans garde, entre ses
deux frères. Sa marche est retardée par la foule qui se presse sur son
passage ; des larmes coulent de tous les yeux : Le monarque recueille avec
ivresse les bénédictions de son peuple. A son arrivée dans la cour du château,
la musique des Suisses joue l'air : « Où peut-on être mieux qu'au sein de sa
famille ? » Marie-Antoinette, au bruit de ces joyeuses acclamations, oublie
les craintes que lui avait inspirées la démarche du roi. Elle se montre avec
la cour et les princesses sur un balcon, et tient entre ses bras son fils
qu'elle présente au peuple attendri. Madame Royale, sa fille, debout à ses
côtés, joint ses caresses enfantines à celles des jeunes ducs d'Angoulême et
de Berry, ses cousins, qui embrassent le Dauphin à plusieurs reprises. Cette
scène intéressante excite de nouvelles acclamations qui réjouissent le cœur
de la pauvre mère. Douces illusions ! passagères espérances ! Le
premier soin de l'Assemblée nationale, après sa réconciliation avec le roi,
fut d'envoyer une députation pour annoncer à l'Hôtel-de-Ville le renvoi des
troupes et tout ce qui s'était passé à Versailles. Elle devait approuver les
événements de Paris et rassurer ainsi les vainqueurs de la Bastille qui
n'osaient plus avouer leurs exploits de la veille et craignaient la vengeance
du roi. Cette députation, composée de quatre-vingt-huit membres, parmi
lesquels on distinguait : Bailly, La Fayette, Mounier, Lally-Tollendal,
Clermont-Tonnerre, La Rochefoucauld-Liancourt, et l'archevêque de Paris,
partit au milieu des applaudissements du peuple de Versailles. Elle fut
accueillie à Paris avec le plus vif enthousiasme. Lally harangua la
multitude, fut souvent interrompu par des transports qu'il était impossible
de réprimer, et porté en triomphe à une fenêtre de l'Hôtel-de-Ville. Malgré
sa résistance, il reçut une couronne de fleurs en face cette même place où,
trente ans auparavant, son père avait injustement subi la mort. Les électeurs
appelèrent Bailly aux fonctions de maire de Paris, à la succession de
l'infortuné Flesselles dont il ne devait pas éviter le triste sort[4]. En ce moment, Lally plaça la
couronne que lui avaient décernée les électeurs, sur la tête du nouveau maire
; il la refusait aussi, elle fut retenue par la main de l'archevêque de
Paris, comme un hommage aux vertus du premier président qu'avait eu l'Assemblée
nationale. Bailly, les yeux baignés de larmes, balbutia quelques mots qui
furent à peine entendus, mais que son trouble rendit plus expressifs, et se
résigna à ses délicates et périlleuses fonctions. Dans le cours de son
administration, il ne devait pas toujours lutter avec succès contre les
passions révolutionnaires, et trouver longtemps dans la reconnaissance
publique la récompense de ses sacrifices et de ses travaux. Il
restait à nommer un commandant général de la milice parisienne. Moreau de
Saint-Méry, président de l'assemblée des électeurs, se détourna et dirigea
ses regards, sans mot dire, vers un buste envoyé par l'État de Virginie à la
ville de Paris, et qui rappelait des souvenirs glorieux pour nos armes,
c'était celui du marquis de La Fayette. Ce geste fut aussitôt compris, et le
cri unanime des assistants proclama le défenseur de la liberté du Nouveau
Monde commandant général de la milice parisienne[5]. On vota ensuite un Te Deum,
proposé par l'archevêque de Paris, en actions de grâces de l'heureux accord
'qui venait de se rétablir entre le chef de la nation et ses représentants.
Les députés, les nouveaux magistrats, les électeurs, mêlés à des gardes
françaises, à des soldats de la milice, se rendirent à Notre-Dame, au milieu
d'une foule immense. Pendant cette marche solennelle, l'abbé Lefebvre, qui
sortait tout noir encore de son magasin à poudre, donnait militairement le
bras à l'archevêque. Bailly était de même conduit par Hulin, un des
vainqueurs de la Bastille. Tout le long de la route, retentissaient les cris
de Vive Bailly ! Vive Lafayette ! Vive notre maire ! Sur les marches de
l'antique cathédrale étaient rangés les enfants trouvés qui mêlaient leurs
voix aux acclamations des citoyens. Dès qu'ils aperçurent Bailly, ils lui
tendirent les bras et l'appelèrent leur père. Bailly, profondément ému, les
pressa sur son cœur en les nommant ses enfants, et leur promit secours et
protection. Au moment de l'entrée et de la sortie des députés, le peuple,
assemblé autour de Notre-Dame, demanda avec instance le rappel de Necker[6]. Le
lendemain, conformément au vœu de tous les districts, l'Assemblée des
électeurs arrêta d'une voix unanime que la Bastille serait démolie jusque
dans ses fondements. Bientôt donc allaient disparaître les moindres traces de
l'ancien despotisme. Mais le peuple de Paris ne cessait point de conserver
des soupçons injurieux pour le roi. Dans la méfiance qui le disposait ou à
concevoir des chimères ou à les adopter, il ne pouvait se persuader que sa
démarche fût sincère, il n'y voyait qu'un piège de ses ennemis pour lui faire
poser les armes et l'attaquer ensuite avec plus d'avantage. Il se défiait du
comité permanent dont tous les membres recherchaient cependant ses faveurs.
Les gardes françaises, redoutant quelque embûche, ne voulaient pas rentrer
dans leurs casernes. Les Parisiens s'obstinaient à croire que la cour
méditait quelque vengeance et quelle voulait miner la salle des
états-généraux pour la faire sauter. Ils désiraient que Louis XVI sanctionnât
par un aveu public tous les événements de la journée du 14, et de nombreuses
députations de poissardes se succédaient pour demander que le roi vînt à Paris,
où sa présence seule pourrait calmer l'agitation des esprits. Témoin de tout
ce qui s'était passé dans l'Assemblée et d'ailleurs convaincu de la loyauté
du roi, Bailly s'éleva avec force contre les soupçons et les défiances qu'on,
osait répandre. Mais il ne put réussir à dissiper entière ment le sentiment
général d'inquiétude et les frayeurs secrètes des habitants de la capitale.
Il paraît certain qu'il existait dès lors un moteur invisible, un génie
infernal, disposant d'immenses trésors, dont les agents semaient à propos les
fausses nouvelles et les craintes, afin de perpétuer le trouble et de trouver
le peuple toujours prêt à servir ses projets[7]. La cour
n'était pas moins alarmée que Paris ; c'était avec une indicible crainte
qu'elle avait appris la nouvelle des mauvaises dispositions des troupes et de
la révolte du régiment de Vintimille, qui s'était réuni presque tout entier
aux insurgés. A chaque instant elle s'imaginait que les vainqueurs de la Bastille
marchaient sur Versailles. Elle n'ignorait pas que, la veille même, un
furieux démagogue, le marquis de Saint-Huruge, s'était écrié sous les
fenêtres de la salle du trône : « Voilà où est placé ce trône dont on
cherchera les vestiges avant peu. » Quant à Marie-Antoinette, au milieu des
menaces et des invectives du peuple, elle conservait encore son courage, mais
elle versait des larmes amères sur le massacre de Flesselles et du marquis de
Launay ; l'idée que le roi avait perdu des sujets dévoués lui déchirait le
cœur. Cependant
le roi, pour satisfaire aux vœux de l'Assemblée nationale, envoya aux troupes
l'ordre .de reprendre le chemin des frontières (16 juillet). Le même jour, il y eut *un
comité chez le roi ; on y délibéra sur l'importante question de savoir s'il
devait quitter Versailles et partir avec les troupes, ou se rendre à Paris
pour calmer les esprits. La reine désirait le départ. Les débats furent longs
; le roi les termina en se levant et en disant : « Enfin, Messieurs, il faut
se décider ; dois-je partir ou rester ? Je suis prêt à l'un comme à l'autre.
» La majorité du Conseil fut d'avis que le roi restât. De son côté,
l'Assemblée nationale poursuivait avec une constance opiniâtreté renvoi des
ministres et le rappel de Necker. Mirabeau fit la proposition d'une adresse
au roi et en présenta le projet. L'Assemblée discuta cette adresse et décida,
malgré les efforts de Mounier et de ses amis pour soutenir l'indépendance du
pouvoir exécutif, qu'elle serait portée au roi. Instruit de ce décret, Louis
XVI se hâta de prévenir la demande officielle des représentants de la nation
en faisant annoncer au président que les ministres avaient donné leur
démission, et qu'il rappelait Necker. Aussitôt l'Assemblée nomma une
députation qu'elle chargea de témoigner au chef de l'État sa reconnaissance.
Pour lui donner une nouvelle preuve de sa confiance, Louis XVI remit au
président une lettre écrite de sa propre main à Necker et l'invita à la faire
parvenir en Belgique. L'Assemblée ordonna de joindre une lettre de sa part à
celle du roi, afin de porter au ministre exilé les témoignages de son estime,
de ses regrets et de l'espérance de son retour[8]. Par la
demande du rappel de Necker, l'Assemblée portait atteinte à la prérogative
royale, et montrait la hauteur à laquelle pouvaient désormais s'élever ses
prétentions. La même séance en fournit un autre exemple. Le parlement de
Paris avait suivi en silence et d'un œil inquiet les troubles de la capitale
et la marche de la révolution ; il résolut de faire un acte de présence
propre à couvrir la nullité affectée dont il s'était enveloppé jusqu'alors.
Les chambres s'assemblèrent et prirent l'arrêté suivant : « La cour,
instruite par la réponse du roi, du jour d'hier, à l'Assemblée nationale, de
l'ordre donné aux troupes de s'éloigner de Paris et de Versailles, a arrêté
que M. le premier président se retirera à l'instant par devant ledit seigneur
roi, à l'effet de le remercier des preuves qu'il vient de donner de son amour
pour ses peuples, et de sa confiance dans leurs représentants, dont le zèle
et le patriotisme ont contribué à ramener la tranquillité publique. » Le
premier président, Brochard de Saron, s'empressa d'accomplir sa mission et
d'adresser à l'Assemblée une copie de l'arrêté. Mais la lecture de sa lettre
fut accueillie par un murmure général ; les expressions de cet arrêté
parurent peu mesurées et peu convenables à la dignité souveraine de la
nation. Les ducs et pairs, tous les autres membres du parlement et
d'Eprémesnil lui-même, s'élevèrent contre cette inconvenance. Le président de
l'Assemblée fut chargé de faire connaître son mécontentement à M. Brochard de
Saron. Ainsi, cet illustre corps qui, depuis quelques années, était devenu
l'âme de tous les mouvements, se trouva tout d'un coup réduit au silence et à
la nullité, par ces états généraux dont il avait demandé lui-même la
convocation avec tant d'acharnement[9]. Après
la retraite des ministres, les gentilshommes qui jouissaient de la confiance
intime du roi et qui avaient pris une part active au système de résistance, ne
se crurent plus en sûreté à Versailles et même en France. La haine du peuple,
fortement prononcée contre eux, leur faisait redouter le triste sort du
prévôt de Paris et du gouverneur de la Bastille. Dans ce moment si critique,
le comte d'Artois, le prince chevaleresque, défenseur des anciennes lois de
l'État, ennemi des idées nouvelles et de la Révolution naissante, résolut de
quitter sa patrie, et partit en même temps que les troupes avec ses deux
fils, le duc d'Anjou : Mme et le duc de Berry. Le prince de Condé, le duc de
Bourbon, le duc d'Enghien, les princes de Conti, de Lambesc et de Vaudemont
sortirent aussi du royaume. Les maréchaux de Castries, de Broglie et la
plupart des nouveaux ministres suivirent cet exemple[10]. Ce ne fut pas sans courir les
plus grands dangers que ces illustres fugitifs se sauvèrent de France. Leur
départ dépouilla la cour de Versailles de sa splendeur et de sa force. Jugée
au point de mie politique, cette émigration, qui bientôt devint générale,
s'appelle une funeste inspiration, une faute grave, dont les conséquences
devaient être d'ajouter aux fureurs du peuple, de jeter le désordre dans
l'armée royale, et, au moment du péril, de priver Louis XVI de ses plus
fidèles défenseurs. Si nous la jugeons au point de vue du vieux sentiment
monarchique, nos cœurs seront émus de ce volontaire exil, pour répondre de la
frontière au premier appel de la royauté, qu'ils désespéraient de pouvoir
défendre sur le sol français ; nous n'oserons pas condamner ces intrépides
gentilshommes, derniers débris d'un ordre d'idées généreuses, qui, rie
comprenant rien aux forces de la Révolution, ne rencontrèrent sur la terre
étrangère que de vaines illusions, de profondes douleurs et souvent la plus
affreuse misère. L'amitié
devait, ainsi que l'honneur, éprouver ses pertes. Instruite des cris de mort
qui s'élevaient de toutes parts et surtout du Palais-Royal contre les
Polignac, la reine oublia tous les griefs dont les opinions politiques
avaient seules été la cause et résolut de sauver la sœur de son t'ne. Le 16
juillet, à huit heures du soir, elle envoya chercher le duc et la duchesse de
Polignac, et les conjura de partir dans la nuit même. A cette touchante
prière de leur bienfaitrice, monsieur et madame de Polignac sentent se
réveiller en eux tous les sentiments de la reconnaissance. Ils ne voient
point leurs propres dangers ; ils ne voient que ceux qui menacent la famille
royale et les enfants dont ils doivent laisser le précieux dépôt. Partir,
quand souffle le vent du malheur ; prendre la fuite, quand les jours mauvais
sont arrivés, n'est-ce pas imiter le lâche déserteur ? La femme et le mari ne
veulent point obéir au vœu de la reine. Marie-Antoinette connaît le prix des
instants ; elle demeure inébranlable, insiste avec force, puis les supplie
avec larmes de se retirer. « Le roi va demain à Paris, leur dit-elle ; si on
lui demandait... Je crains tout : au nom de notre amitié, partez... II est
encore temps de vous soustraire à la fureur de mes ennemis ; en vous
attaquant, c'est bien plus à moi qu'on en veut, qu'a vous-mêmes. Ne soyez pas
la victime de votre attachement et de mon amitié. » Louis XVI entre dans cet
instant, et la reine s'adressant à lui : « Venez, monsieur ; venez m'aider à
persuader à ces honnêtes gens, à ces fidèles amis, qu'ils doivent bous
quitter. » Alors le roi s'approche de monsieur et de madame de Polignac, les
assure que le conseil de la reine, est le seul à suivre ; « ne perdez pas un
moment, ajoute-t-il emmenez votre famille et comptez sur moi dans tous les
temps. » Ainsi aidée de son auguste époux, Marie-Antoinette triomphe enfin de
la résistance de son amie, dont elle ne se sépare qu'après les adieux les
plus attendrissants. A
l'idée que l'adversité pouvait briser les destinées jusque-là si heureuses de
son amie, la reine sentait faillir son courage. Plusieurs fois elle eut le
désir d'al= ter encore l'embrasser avant son départ ; comme on épiait toutes
ses démarches, elle fut obligée de se priver de cette dernière consolation.
Mais elle savait que la duchesse n'avait pas de fortune et elle chargea un de
ses gentilshommes de lui remettre une bourse de cinq cents louis pour fournir
aux frais de sa route. A minuit, au moment où madame de Polignac allait
quitter pour toujours ce palais, cette faveur, ce crédit qui lui avaient
attiré de si cruels ennemis, Marie-Antoinette, accablée de douleur,
recueillit ses forces et lui envoya le billet suivant : « Adieu, la plus
tendre des amies ! Que ce mot est affreux !
mais il est nécessaire. Adieu ! je n'ai que la force de vous embrasser. » M.
et madame de Polignac prirent la route de Bâle emportant pour Necker la
lettre qui le rappelait au ministère. La Duchesse de Guiche, leur fille, la
comtesse Diane de Polignac, leur sœur, et l'abbé de Balivière les
accompagnaient. Arrivés à Sens, les voyageurs trouvèrent le peuple soulevé :
on demandait à tous ceux qui arrivaient de Paris, si les Polignac étaient
encore auprès de la reine. Un groupe de curieux entourant l'abbé de
Balivière, lui adressa cette question. L'abbé leur répondit avec l'accent le
plus ferme, qu'ils étaient bien loin de Versailles et qu'on se trouvait enfin
débarrassé de tout ces mauvais sujets. Au celai
suivant, le postillon monta sur le marchepied de la voiture et dit à la
duchesse de Polignac : « Madame, il y a d'honnêtes » gens dans ce monde : je
vous ai tous reconnus à Sens. » De nombreuses pièces d'or récompensèrent le
silence de ce galant homme[11]. Depuis
ce triste départ, la pauvre reine, délaissée maintenant de tous ceux qui
avaient formé jadis sa société intime, n'oublie rien de ce qui touche ses
amis fugitifs. C'est à eux désormais, à leur voyage, à leur salut
qu'appartiennent sa pensée et son cœur. Ainsi, quelques jours après la
séparation qui lui a fait verser tant de larmes, elle écrit à son amie, qui
dans l'exil a retrouvé toute la force de sa première affection : « Un petit
mot seulement, mon cher cœur ; je ne puis résister au plaisir de vous
embrasser encore. Je vous ai écrit, il y a trois jours par M. de M.... qui me
fait voir toutes vos lettres et avec qui je ne cesse de parler de vous. Si
vous saviez avec quelle anxiété nous vous avons suivie, et quelle joie nous
avons éprouvée en vous sachant en sûreté ; cette fois je ne vous ai donc pas
porté malheur. On est tranquille depuis que je vous ai écrit, mais en vérité
tout est bien sinistre. Je me console en embrassant mes enfants, en pensant à
vous, mon cher cœur[12]. » La
marquise de Tourzel remplaça la duchesse de Polignac en qualité de
gouvernante des enfants- de France. Le grand succès que cette vertueuse mère
de famille avait obtenu dans l'éducation de ses filles, la désigna au choix
de la reine. Au milieu des colères du peuple et des alarmes de la cour,
Marie-Antoinette, toujours courageuse, Calme et prévoyante, traça, quelques
jours après le 14 juillet, pour la nouvelle gouvernante, un long portrait
moral du Dauphin. Elle voulait, en jugeant son fils avec impartialité donner
à madame de Tourzel ses lumières et ses armes. Ce document intime nous prouve
encore le bon sens et la rare sagacité de la mère dans l'appréciation des
personnes préposées à l'éducation du jeune prince : MARIE-ANTOINETTE A MADAME DE
TOURZEL. 21 juillet 1783. « Mon
fils a quatre ans quatre mois moins deux jours. Je ne parle pas ni de sa
taille, ni de son extérieur, il n'y a qu'à le voir. La santé a toujours été
bonne, mais, même au berceau, on s'est aperçu que ses nerfs étaient
très-délicats, et que le moindre bruit extraordinaire faisait effet sur lui.
Il a été tardif pour ses premières dents, mais elles sont venues sans maladie
ni accident. Ce n'est qu'aux dernières, et je crois que c'est à la sixième,
qu'à Fontainebleau il a eu une convulsion. Depuis, il en a eu deux, une dans
l'hiver de 87 à 88, et l'autre à son inoculation ; mais cette dernière a été
très-petite. La délicatesse de ses nerfs fait qu'un bruit auquel il l'est pas accoutumé lui fait toujours peur il a peur,
par exemple, des chiens, parce qu'il en a entendu aboyer près de lui. Je ne
l'ai jamais forcé à en voir, parce que je crois qu'à mesure que la raison
viendra. ses craintes passeront. Il est, comme tous
les enfants forts et bien portants, très-étourdi, très-léger et très-violent
dans ses colères, mais il est bon enfant, tendre et caressant même, quand son
étourderie ne l'emporte pas. Il a un amour-propre démesuré qui, en le
conduisant bien ; peut tourner un jour à son avantage, jusqu'à ce qu'il soit
bien à son aise avec quelqu'un, il sait prendre sur lui, et même dévorer ses impatiences
et ses colères, pour paraître doux et aimable. Il est d'une grande fidélité
quand il a promis une chose ; mais il est très-indiscret, il répète aisément
ce qu'il a entendu dire, et souvent, sans vouloir mentir, il ajoute ce que
son imagination lui a fait voir. C'est son plus grand défaut, et sur lequel
il faut bien le corriger. Du reste, je le répète, il est bon enfant, et avec
de la sensibilité et en même temps de la fermeté, sans être trop sévère, on
fera de lui ce que l'on voudra. Mais la sévérité le révolterait, parce qu'il
a beaucoup de caractère pour son âgé ; et pour en donner un exemple, dès sa
plus petite enfance, le mot pardon l'a toujours choqué. Il fera et dira tout
ce qu'on voudra quand il a tort, mais le mot pardon, il ne le prononcera
qu'avec des larmes et des peines infinies. On a toujours accoutumé mes
enfants à avoir grande confiance en moi, et quand ils ont eu des torts, à me
le dire eux-mêmes. Cela fait qu'en les grondant, j'ai l'air plus peinée et
affligée de ce qu'ils ont fait que fâchée. Je les ai accoutumés tous à ce que
oui, ou non, prononcé par moi, est irrévocable, mais je leur donne toujours
une raison à la portée de leur âge, pour qu'ils ne puissent pas croire que
c'est humeur de ma part. Mon fils ne sait pas lire et apprend fort mal ; mais
il est trop étourdi pour s'appliquer. Il n'a aucune idée de hauteur dans la
tête, et je désire fort que cela continue. Nos enfants apprennent toujours
assez tôt ce qu'ils sont. Il aime sa sœur beaucoup et a bon cœur. Toutes les
fois qu'une chose lui fait plaisir, soit d'aller quelque part, ou qu'on lui
donne quelque chose, son premier mouvement est toujours de demander pour sa
sœur de même. Il est né gai. Il a besoin pour sa santé d'être beaucoup à
l'air, et je crois qu'il vaut mieux, pour sa santé, le laisser jouer et
travailler à la terre sur les terrasses, que de le mener plus loin.
L'exercice que les petits enfants prennent en courant, en jouant à l'air, est
plus sain que d'être forcés à marcher, ce qui souvent leur fatigue les reins. » Je
vais maintenant parler de ce qui l'entoure. Trois sous-gouvernantes :
mesdames de Soucy, belle-mère et belle-fille, et madame de Villefort ; madame
de Soucy la mère, fort bonne femme, très-instruite, exacte, mais mauvais ton.
La belle-fille, même ton. Point d'esprit. Il y a déjà quelques années qu'elle
n'est plus avec ma fille ; mais avec le petit garçon il n'y a point
d'inconvénient. Du reste, elle est-très fidèle et même un peu sévère avec
l'enfant. Madame de Villefort est tout le contraire, car elle le gâte ; elle
a au moins aussi mauvais ton, et plus même, mais à l'extérieur. Toutes sont
bien ensemble. » Les
deux premières femmes, toutes deux fort attachées à l'enfant. Mais madame Le
Moine, une caillette et bavarde insoutenable, contant tout ce qu'elle sait dans
la chambre, devant l'enfant ou non, cela est égal. Madame Neuville a un
extérieur agréable, de l'esprit, de l'honnêteté ; mais on la dit dominée pat-
sa mère, qui est très-intrigante. »
Brunier, le médecin, a ma grande confiance toutes
les fois que les enfants sont malades ; mais, hors de lit, il faut le tenir à
sa place ; il est familier, humoriste et clabaudier. »
L'abbé d'Avraux peut être fort bon pour apprendre les lettres à mon fils,
mais, du reste, il n'a ni le ton, ni même ce qu'il faudrait pour être auprès
de mes enfants. C'est ce qui m'a décidée en ce moment à lui retirer ma fille
; il faut bien prendre garde qu'il ne s'établisse hors les heures de leçons
chez mon fils. C'est une des choses qui a donné le plus de peine à madame de
Polignac, et encore n'en venait-elle pas toujours à bout, car c'était la
société des sous-gouvernantes. Depuis dix jours, j'ai appris des propos
d'ingratitude de cet abbé qui m'ont fort déplu. » Mon
fils a huit femmes de chambre. Elles le servent avec zèle, mais je ne puis
compter beaucoup sur elles. Dans ces derniers temps, il s'est tenu beaucoup
de mauvais propos dans la chambre ; mais je ne saurais point dire exactement
par qui ; il y a cependant une dame Belliard qui ne se cache pas sur ses
sentiments : sans soupçonner personne, on peut se méfier. Tout son service en
hommes est fidèle, attaché et tranquille. » Ma
fille a à elle deux premières femmes et sept femmes de chambre. Madame
Brunier, femme du médecin est à elle depuis sa naissance, la Sert avec zèle ;
mais sans avoir rien de personnel à lui reprocher, je ne la chargerai jamais
que de son service. Elle tient du caractère de son mari. De plus elle est
avare, et avide des petits gains qu'il y a à faire dans la chambre. » Sa
fille, madame Tremindille, est une personne d'un
vrai mérite ; quoique seulement âgée de vingt-sept ans, elle a toutes les
qualités d'un âge mûr. Elle est à nia fille depuis sa naissance, et je ne
l'ai pas perdue de vue. Je l'ai mariée et le temps qu'elle n'est pas avec nia
fille, elle l'occupe en entier à l'éducation de ses trois petites tilles.
Elle a un caractère doux et liant, est fort instruite, et c'est elle que je
désire charger de continuer les leçons â la place de l'abbé d'Avraux. Elle en
est très—fort en état, et puisque j'ai le bonheur d'en être sûre, je trouve
que c'est préférable à tout. Au reste, nia fille l'aime beaucoup et y a
confiance. Les sept antres femmes sont de bons sujets, et cette chambre est
bien plus tranquille que l'autre. Il y a deux très-jeunes personnes, mais
elles sont surveillées par leur mère, l'une à ma fille, l'autre par madame Le
Moine. » Les hommes
sont à elle depuis sa naissance. Ce sont des êtres absolument insignifiants,
mais connue ils n'ont rien à faire que le service, et qu'ils ne restent point
dans sa chambre par-delà, cela m'est assez insignifiant[13]. » MARIE-ANTOINETTE.
» Tandis
que trois fils de France, quai re princes du sang et de nombreux
gentilshommes quittaient la cour afin de se dérober à la fureur de leurs
ennemis, tous les corps militaires de Paris prêtaient serinent, par députés,
entre les mains de La Fayette. Ensuite l'assemblée des électeurs prenait les
mesures nécessaires pour organiser la milice bourgeoise, y incorporer ceux
des gardes françaises qui avaient combattu en faveur du peuple, et adoptait
comme un titre plus convenable à cette troupe citoyenne, la dénomination de
garde nationale, proposée par le commandant général. Mais les nouvelles
alarmantes et fâcheuses se reproduisaient de temps à autre. On se plaignait
déjà que le roi ne vînt pas ; on disait que le peuple était trahi, qu'on
avait recours à de vaines promesses pour l'amuser. Ces plaintes n'étaient pas
fondées, car Louis XVI, rassuré par Bailly, avait promis, malgré les craintes
déchirantes de la reine et les alarmes de sa famille, de se rendre à Paris.
L'Assemblée, instruite de sa résolution, avait même décidé que deux cents
députés seraient chargés de l'accompagner. Le 17
juillet, jour fixé pour le voyage du roi, le silence de la mort régnait dans
tout le palais de Versailles ; les craintes étaient extrêmes.
Marie-Antoinette avait écrit un discours de quelques lignes pour l'Assemblée
où elle voulait se réfugier, si le roi était retenu prisonnier à Paris. Elle
apprenait ce discours, qui commençait par ces paroles : « Messieurs, je viens
vous remettre l'épouse et la famille de votre souverain ; ne souffrez pas que
l'on désunisse sur la terre ce qui a été uni dans le ciel. » Lorsqu'elle les
répétait, sa voix était coupée par ses larmes et par ces mots douloureux :
« Ils ne le laisseront pas revenir ! » La reine s'enferma dans ses
cabinets avec toute sa famille. Elle envoya chercher plusieurs personnes de
sa cour : on trouva des cadenas à leurs portes ; la terreur les avait
éloignées. Louis XV1 partit de Versailles à neuf heures du matin, après avoir
entendu la messe, communié, et remis au comte de Provence un acte par lequel
il le nommait lieutenant général du royaume, dans la prévision qu'on
attenterait à sa vie ou à sa liberté. Il était accompagné du maréchal de
Beauvau, des ducs de Villeroi et de Villequiers, du comte d'Estaing qui
jouissait alors de la faveur populaire. La nouvelle milice bourgeoise de
Versailles, armée de mauvais fusils et douze gardes du corps le conduisirent
jusqu'au Point-du-Jour, au-delà de Sèvres, où l'attendait la garde
parisienne. Autour de la voiture du roi marchaient les députés. Il fut reçu à
la barrière par La Fayette et Bailly. Le nouveau maire, à la tête de la
municipalité, lui présenta les clefs de la ville et lui dit : « Sire,
j'apporte à votre Majesté les clefs de sa bonne ville de Paris ; ce sont les
mêmes qui ont été présentées à Henri IV. Il avait reconquis son peuple, ici
le peuple a reconquis son roi[14]. » En
effet, tout annonçait une victoire. De la barrière à l'hôtel-de-Ville, la
voiture de Louis XVI s'avançait au milieu de cieux cent mille hommes armés de
fusils, de sabres, d'épées, de piques, de faulx, de pioches, de bâtons. Cette
milice improvisée, dans laquelle on distinguait les vainqueu.rs de la
Bastille, des femmes, les chevaliers de l'Arquebuse, les clercs de la
Bazoche, des moines sous la bannière de leur ordre, des capucins le mousquet
sur l'épaule, formaient deux lignes régulières dans cette immense longueur,
sur trois et quatre hommes d'épaisseur. Vous auriez cru voir une de ces
bizarres processions du temps de la Ligue. A la tête de cette troupe immense,
se montrait à cheval, vêtu d'un simple frac uni, l'épée à la main, la cocarde
au chapeau, le commandant général La Fayette. La députation de l'Assemblée
nationale marchait à pied, autour de la voiture du roi, avec un air triste et
agité. Partout le cri mille fois répeté de vice la
nation remplaçait l'ancien cri de cire le roi. Aussi le visage du monarque
portait-il l'empreinte de la douloureuse surprise que lui causait ce silence.
Par leurs conseils, les meneurs de la foule avaient fermé tous les cœurs aux
sentiments antiques des Français pour leur souverain. A la hauteur des
Champs-Élysées, un coup de fusil, tiré dans la direction de la voiture du
roi, frappa une femme et l'étendit morte. Ce malheur lit croire, sans preuve
certaine, à une tentative régicide[15]. Auprès du Pont-Neuf, Louis XVI
put arrêter avec charme ses regards sur plusieurs canons dont la lumière
était couverte de gros bouquets de fleurs ; on y lisait cette inscription :
Votre présence nous a désarmés. Arrivé
devant l'Hôtel-de-Ville, le roi descendit, reçut des mains de Bailly la
cocarde nationale et l'attacha sans hésiter à son chapeau. Il monta ensuite
le grand escalier sous une voûte d'acier que formaient les épées croisées des
électeurs : cet hommage emprunté aux usages de la franc-maçonnerie, le
cliquetis des armes, la confusion des voix et le retentissement de la voûte eussent
pu d'abord inspirer au roi quelque sentiment de crainte. Mais la foule se
pressait autour de lui, et il marchait avec assurance au milieu du peuple. En
ce moment le maréchal de Beauvau voulant écarter ceux qui le pressaient, il
lui dit : « laissez-les faire, ils m'aiment bien. D A l'entrée de Louis XVI
dans la salle, la foule ne put se contenir plus longtemps, et les
applaudissements, les cris de Vive le roi ! éclatèrent de toutes
parts. Il alla s'asseoir sur le trône qui lui avait été préparé, et alors
tous, les mains levées, les yeux remplis de larmes, se tournèrent vers lui. Un
des présidents des électeurs, Moreau de Saint-Méry, lui adressa un discours.
A ces paroles : « Voilà, Sire, ce peuple qu'on a osé calomnier, » le roi
l'interrompit d'un signe de tête ou d'un geste, pour signifier qu'il n'avait
pas cru à la calomnie. Le procureur de la ville, M. de Corny, proposa
d'élever sur l'emplacement de la Bastille, une statue à Louis XVI, régénérateur
de la liberté nationale, restaurateur de la prospérité publique et père du
peuple français. Cette statue fut aussitôt votée par une acclamation
universelle. A peine
remis d'un saisissement involontaire, le roi chargea Bailly de parler pour
lui. Le maire prit d'abord ses ordres et prononça ces paroles : » Messieurs,
le roi nie charge de vous dire qu'il est touché de l'attachement et de la
fidélité de son peuple, et que son peuple aussi ne doit pas douter de son
amour ; qu’il approuve l'établissement de la garde parisienne, ma nomination
à la place de maire, et celle de M. La Fayette à celle de commandant général
; mais il veut que l'ordre et le calme soient rétablis, et que désormais tout
coupable soit remis à la justice. » Ensuite, une harangue de
Lally-Tollendal, regardée comme un modèle d'éloquence et de sensibilité,
ruais qui ressemblait trop à une triste paraphrase de l'Ecce homo, fut
accueillie par les acclamations assistants. Le roi essaya de prendre la
parole et ne répondre que d'une voix pleine d'émotion : « Mon peuple peut
toujours compter sur mon amour. » Afin de satisfaire aux vœux de la foule
immense qui couvrait la place, Louis XVI parut sur le balcon, la cocarde à
son chapeau ; à sa vue un tonnerre d'applaudissements retentit de toutes
parts, les transports d'amour et de reconnaissance redoublèrent. Alors ses
yeux se mouillèrent de larmes, et il dit que son cœur avait besoin de ces
cris du peuple[16]. Dans ce
moment d'inexprimable enthousiasme, si Louis XVI avait été un homme
d'énergie, s'il avait été d'un caractère ferme et résolu, doué de la force de
vouloir et d'agir, quel effet n'aurait-il pas produit sur ces masses
pressées, vivement émues, haletantes autour de lui ? Il aurait alors saisi
l'instant précieux. cet instant qui ne revient plus
lorsqu'il est une fois perdu, que le grand homme aperçoit d'un coup d'œil,
que l'on montre à l'homme sage, mais que ni l'un ni l'autre ne laisse
échapper, et par un de ces élans de génie auquel rien ne peut résister, il
aurait électrisé, puis subjugué et entraîné hors de ces masses « les amis
secrets, les amis honteux qu'elles recélaient. » Avec mie attitude plus mâle,
il les portait à se déclarer en sa faveur, et, fort de leur appui, il sortait
de la situation fatale qu'il s'était faite pour imprimer à la royauté une
marche plus décidée. Mais cette nature réfléchie et silencieuse était comme
réduite à l'impuissance, au milieu des circonstances impérieuses qui exigeaient
qu'il opposât la plus vigoureuse résistance aux passions et la plus
inébranlable constance aux événements. Dans ce roi condamné à expier les
fautes de Louis XIV et de Louis XV, dans cet esprit droit et ce cœur aux
instincts honnêtes, on ne trouve qu'Ili homme convaincu de sa faiblesse, dont
le repentir suit de près les résolutions, inférieur aux exigences terribles
de sa situation, et que les événements surprennent ou écrasent. On cherche en
lui -le héros, l'homme assez fort pour s'élever à la hauteur des
circonstances, on ne trouve qu'un martyr résigné, qu'une victime marquée,
pour ainsi dire, par la fatalité. Ainsi Louis XVI, après avoir légalisé les
usurpations des états-généraux, se rend aux vœux de l'insurrection qui vient
de renverser la Bastille, il se traille à l'Hôtel-de-Ville, pour sanctionner
ses exploits et ses actes. Il s'était écrié : « Si je rappelle Necker, il
faut que je lui cède mon trône, » et cependant il consent au retour de ce
ministre. Qu'on ne vienne pas nous dire que la Révolution était alors pure de
tout excès. Elle avait en effet souillé son berceau du sang des infortunés de
Launay et de Flesselles, et quelques jours plus tard elle allait immoler deux
autres victimes, Foullon et Berthier. A la
sortie de l'Hôtel-de-Ville, le Roi trouva les armes de la milice parisienne
renversées en signe de paix. Il fut porté à sa voiture au milieu des
acclamation4unanimes de la foule et reconduit par le même cortège jusqu'au
Point-du-Jour. Les gardes du corps l'attendaient avec impatience sur les
hauteurs de sèvres. Dès qu'ils l'aperçurent, leur joie fut grande, et ils
s'empressèrent de réclamer leur service accoutumé. Quel-cries uns d'entre eux
prirent les devants pour calmer les alarmes de sa famille. Son absence
prolongée avait accru les inquiétudes de la reine, qui se reprochait
amèrement d'avoir cédé à de timides conseils et de n'avoir pas accompagné son
époux. « Mon devoir est ile partager ses périls, disait-elle en pleurant ;
dans un temps où l'événement détruit sans cesse toutes les probabilités,
devais-je me laisser arrêter par de lâches conjectures ? » Le roi n'arriva
qu'à neuf heures du soir à Versailles. L'Assemblée nationale se trouva sur
son passage dans l'avenue ; un peuple immense le suivit dans les cours du
château. Sur l'escalier des appartements, la reine, ses enfants et sa sœur,
madame Elisabeth, vinrent se précipiter dans ses bras, comme s'il avait couru
le plus grand danger. Au milieu de la joie inexprimable de sa famille ; Louis
XVI se félicita d'être revenu sain et sauf, et plusieurs fois on l'entendit
répéter ces mots : « Heureusement il n'a pas coulé de sang, et je jure qu'il
n'y aura jamais une goutte de sang français versé par mon ordre. » De
retour à Versailles, le malheureux roi s'y trouva presque seul. Pendant trois
jours, dit le baron de Besenval, il n'y eut auprès de lui que M. de Montmorin
et moi. Le 19, tout ministre étant absent, j'étais entré chez le roi, afin de
lui faire signer un ordre de donner des chevaux de poste au colonel du
régiment des -Évêchés qui s'en retournait. Dans le moment où je lui
présentais cet ordre, un valet de pied se place entre lui et moi, pour voir
ce qu'il écrivait. Le roi se retourne, aperçoit l'insolent, et court se
saisir des pincettes. Je l'empêchai de suivre ce mouvement d'une colère
très-naturelle ; il me serra la main pour m'en remercier, et je remarquai des
larmes dans ses yeux. A dater
du jour où Louis avait opéré sa réconciliation avec l'Assemblée nationale,
ceux des députés de la noblesse et du clergé qui s'étaient abstenus de
prendre part à ses délibérations, cédèrent enfin, et déclarèrent que, vu les
circonstances impérieuses où l'État se trouvait, ils se mêleraient
sérieusement à ses travaux. C'est ainsi que fut complétée la confusion des
ordres. Le peuple eut désormais entre les mains tous les moyens d'accomplir
la révolution. En effet, les journées de juillet étaient le complément des
journées de juin : au 17 et au 23 juin, l'Assemblée
victorieuse de la résistance, avait arraché au monarque le pouvoir législatif
pour se le donner à elle-même ; au 12 et au 14
juillet, le peuple s'empara de la puissance publique. « L'autorité ainsi que.
la force se trouvèrent entièrement déplacées. » La
suite des événements prouvera que l'Assemblée, devenue l'autorité, le
gouvernement, ne put conserver le pouvoir usurpé, et que la royauté
impuissante ne sut pas rentrer en possession de ce qu'elle avait perdu[17]. Malgré
le voyage du roi à Paris, l'agitation, le trouble, les craintes, les
espérances continuaient à régner dans cette ville immense. A l'exemple de
l'Hôtel-de-Ville, toutes les corporations, boulangers, tailleurs, cordonniers,
domestiques, obéissant à cet esprit de souveraineté, de législation et
d'indépendance qui germait partout, se réunissaient aux Champs-Elysées, au
Louvre, à la place de Louis XV, et délibéraient en forme. Ainsi le district
des Petits-Augustins arrêtait, à lui tout seul, qu'il serait établi des juges
de paix, les qualifiait de tribuns et procédait sur le champ à leur
nomination. La municipalité faisait de vains efforts pour s'opposer à ces
assemblées. Dans cette crise alarmante, l'Hôtel-de-Ville, inquiété par le
Palais-Royal, entouré d'obstacles, était devenu cependant le centre commun où
tout aboutissait. Les municipalités des environs lui demandaient des ordres,
les villages voisins, des conseils pour leur administration civile et
militaire. Aussi jouissait-il du plus grand crédit et d'une véritable
autorité. Obligé de tout régler ; subsistances, police, armée, justice, il
succombait sous le poids des travaux que lui créaient les circonstances. Pour
suffire à tant de soins divers, les électeurs avaient formé plusieurs
comités, tels que le comité des recherches, qui s'occupait de la police, et
le comité des subsistances, chargé de l'approvisionnement 'de Paris. Cette
dernière tâche offrait d'immenses difficultés, et souvent de grands dangers.
Bailly s'imposa l'obligation de voir tout par lui-même, prit les mesures que
nécessitait la capitale et concentra toute son administration dans les
subsistances, dont il ne quitta presque pas le comité pendant trois mois. Il
fallait acheter des blés dans les villes peu éloignées, à Pontoise, à Meulan,
au Havre, à Rouen, les faire moudre et les transporter ensuite à Paris, à
travers les campagnes désolées aussi par la famine. On arrêtait les convois ;
souvent des bandits pillaient les marchés ou s'emparaient sur les routes des
voitures de farine destinées pour cette ville. Le peuple, malheureux par
l'interruption des travaux, murmurait et demandait que le prix du pain fût
diminué, L'État qui avait fait venir des blés de l'étranger les vendait à
perte, pour indemniser les boulangers forcés de livrer le pain au-dessous du
cours des farines, et assurer la tranquillité publique. Ces sacrifices lui
coûtaient vingt-cinq à trente mille livres par jour. Mais la diminution à
laquelle le mécontentement de la multitude forçait trop souvent de recourir,
augmentait encore la disette de Paris, car les habitants des campagnes
voisines venaient y acheter le pain qu'on vendait plus cher ailleurs. Le soin
des subsistances imposait donc de pénibles devoirs. Des inquiétudes sans
cesse renaissantes assiégeaient chaque jour Bailly et le comité. Quant à
La Fayette, le héros populaire de la liberté américaine, il poursuivait de
son côté avec une ardeur infatigable l'organisation de la milice bourgeoise.
Outre les compagnies de gardes françaises, il avait incorporé dans cette
milice, avec l'autorisation du roi, un certain nombre de Suisses, et une
quantité considérable de soldats qui désertaient leurs drapeaux, attirés à
Paris par l'espoir d'une solde plus forte, et peut-être aussi par la licence
que favorisait la chute de toute autorité légitime[18]. La garde nationale revêtit
alors l'uniforme et ajouta aux deux couleurs do la cocarde parisienne la
couleur blanche, qui était celle du roi et de la France. Ce fut La Fayette
qui présenta à la Commune les trois couleurs avec un règlement gour latroupe citoyenne. « Je vous apporte, » dit-il, une
cocarde qui fera le tour du monde. » Il appartiendra bientôt à la guerre
victorieuse d'accomplir cette prédiction. Toujours
sous les armes, afin de protéger les convois de farine, de dissiper les
émeutes et de maintenir l'ordre public, la garde nationale pouvait devenir
encore le bouclier de la monarchie épuisée, et son chef acquit une grande
popularité par sa fermeté, sa vigilance et son dévouement inébranlable. Mais
ses efforts ne furent pas toujours couronnés de succès ; s'ils comprimèrent
ou du moins atténuèrent quelquefois le désordre, Souvent ils se brisèrent
contre les commotions de la multitude, excitées par des conspirateurs
inconnus. Aussi La Fayette écrivait-il le 16 juillet : Je règne dans Paris ;
mais sur un peuple en fureur poussé par d'abominables cabales. » Le chef de
la milice parisienne, doué d'un esprit droit, fin et pénétrant à force de
justesse, d'une aine égale et ferme, amoureux de la gloire et surtout de la
liberté, paraissait propre à la mission que lui avaient assignée les
circonstances. Ses ennemis politiques lui ont cependant reproché de ne
l'avoir pas comprise dans toute son étendue et de n'en avoir accompli que la
moitié. Au milieu des grands événements de son époque, du flux et du reflux
perpétuel des opinions et des intérêts, il montra un patriotisme ardent, un
désintéressement rare, 'une noblesse d'âme et une constance
admirables. « Les partis, qui l'avaient trouvé incorruptible,
-accusaient son habileté, parce qu'ils ne pouvaient accuser son caractère[19]. » Mais peut-être les qualités
du cœur éclipsaient-elles dans La Fayette celles de l'esprit ; il faut avouer
en effet que, dans le cours de sa longue carrière, il n'a pas toujours montré
la prévoyance, l'adresse et la décision qu'exigeaient les événements. Homme
de transition, il passa toute sa vie entre deux idées, la monarchie et la
république. Lorsque par devoir il défendait la première, il abandonnait soli
cœur à la seconde. Aussi ne put-il voir triompher une de ces deux idées. Les
électeurs, Bailly et La Fayette étaient donc enchaînés jour et nuit à des
fonctions périlleuses. Mais leurs efforts pour calmer le peuple soulevé,
devenaient souvent inutiles. A chaque instant des bruits ridicules ; répandus
avec affectation par des misérables soudoyés pour fomenter les alarmes,
troublaient la tranquillité de la capitale. Tourmentés de craintes,
environnés de soupçons, ses habitants voyaient partout des agents de la cour,
partout des ennemis. Ils prétendaient que les troupes, malgré la promesse du
roi, restaient dans les environs de la ville ; que douze cents hussards de
Nassau s'y étaient introduits avec dessein de la surprendre, que les soldats
arrachaient aux passants la cocarde nationale pour en bourrer leurs fusils,
et qu'on avait aperçu le prince de Vaudemont méditant un plan d'attaque.
Tantôt on disait que le complot avait été formé d'empoisonner les gardes
françaises de la caserne de l'Oursine, tantôt que
des convois de farine, destinés à l'approvisionnement de Paris avaient été arrêtés
à Saint-Denis, ou que des accapareurs conspiraient pour affamer le peuple. On
crut que l'abbesse de Montmartre, madame de Montmorency-Laval, faisait de sa
pieuse retraite un immense arsenal. Le peuple s'y porta, et le curé de
Saint-Eustache avec quelques „électeurs pénétrèrent dans l'intérieur du
couvent. Ils firent les perquisitions les plus exactes, mais ne trouvèrent ni
armes ni canons (21 juillet).
Au milieu de ces inquiétudes, excitées souvent par les plus frivoles
prétextes, mais propres à entretenir l'effervescence de la foule, on apprit
que Foullon et Berthier avaient été arrêtés loin de Paris. La colère du
peuple allait éclater terrible, sanglante, et le 22 juillet devait être une
journée d'atrocités et de deuil. Foullon,
natif de Doué ou de Saumur en Anjou, avait été successivement simple
commissaire des guerres sous le ministère du duc de Choiseul, intendant des
armées des maréchaux de Soubise et de Broglie, pendant la 'guerre de 1755,
intendant de guerre, de marine, des finances et conseiller d'État. Pendant
cinquante ans de service dans les emplois supérieurs, il avait augmenté la
fortune que lui avait procurée un brillant mariage. Il n'a jamais été prouvé
que Foullon eût été spéculateur, financier et traitant[20]. On l'accusait de tyrannie
envers ses vassaux, et pendant le rigoureux hiver de 1789, il avait dépensé
soixante mille francs en travaux, afin do soulager
tous les malheureux de son canton, qu'il ne voulait pas humilier par des
aumônes[21]. On prétendait qu'il avait
conseillé au roi la banqueroute et pour ce motif les capitalistes en avaient
fait l'objet de leur haine ; qu'il avait dit, au milieu de la plus grande
cherté du blé, en insultant à la misère du peuple : Si cette canaille n'a
pas de pain, elle mangera du foin ; le peuple peut manger de l'herbe, puisque
mes chevaux s'en contentent, et encore : On devrait faucher Paris comme on
fauche un pré. « Nous sommes bien loin, dit La Fayette dans ses Mémoires,
de justifier toutes les odieuses imputations dont il était l'objet ; mais
malheureusement il n'était pas nécessaire qu'elles fussent prouvées pour le
mettre dans le plus imminent danger. » Après
la retraite de Necker et lorsqu'il s'agissait d'opposer la force aux
usurpations de l'Assemblée, il avait été appelé par le roi, ainsi que nous
l'avons dit, au contentieux du ministère de la guerre. Il avait alors
présenté' Louis XVI deux Mémoires ou deux plans de politique tout à fait
opposés, pour le sauver de la crise affreuse où il se trouvait. Dans le
premier mémoire, Foullon dénonçait les vues criminelles du duc d'Orléans,
opinait pour l'arrestation et la mise en jugement de ce prince ; il désignait
les principaux meneurs parmi les députés, conseillait encore au roi de les
faire arrêter et de ne point congédier son armée avant l'entier
rétablissement de l'ordre. Dans le second, il indiquait les moyens d'arrêter
la révolution dès son début ; le roi devait se rendre à l'Assemblée, demander
lui-même les cahiers et satisfaire les vœux du peuple au prix des plus larges
concessions. Madame Adélaïde s'était fait lire ces mémoires par Foullon lui-même,
en présence de quatre ou cinq personnes. Une d'elles était le comte de
Narbonne étroitement lié avec la fille de Necker, madame de Staël, qu'il
instruisit des plans de Foullon. Le premier menaçait le parti d'Orléans ; les
chefs de ce parti ne tardèrent pas à le savoir, et dès lors ils désignèrent
ce vieillard à la haine publique, en le poursuivant des calomnies les plus
odieuses[22]. Après
la prise de la Bastille, à l'époque de la retraite des nouveaux ministres,
Foullon entendit gronder l'orage autour de lui, et ne chercha point à
l'éviter. Mais le .16 juillet, cédant aux sollicitations de sa belle-fille,
dont le mari était intendant du Bourbonnais, il alla prendre un passeport à
sa section. Le lendemain, elle le pressa de se réfugier à Moulins, où ses jours
seraient en sureté. « Ma la fille, lui dit-il, vous savez toutes les infamies
répandues sur mon compte ; si je pars, je semblerai passer condamnation. Ma
vie est pure, je veux qu'elle soit examinée, je veux laisser à mes enfants un
nom sans tache. » Foullon se rendit tranquillement à Versailles ; il en était
de retour le 18 au soir. Le 19 au matin, il partit pour son château de Morangis,
situé à seize kilomètres de Paris, et se mit en route, à pied, le 20, pour
aller joindre M. de Sartine, son ami, à Viry, village sur la route de
Fontainebleau, après avoir laissé l'ordre qu'on lui envoyât ses lettres. M. de
Sartine était alors absent ; un de ses valets reçut les lettres de Foullon,
et les remit traîtreusement à Grappe, syndic du village. Aussitôt on sonne le
tocsin et les paysans accourent de toutes parts. Avertis de la présence de
Foullon, ils le cherchent, le découvrent se promenant seul dans le parc, à
quatre heures du matin, et l'arrêtent (22 juillet). C'est
alors que commence le supplice de la victime. « Tu voulais nous donner du
foin, lui disent les paysans, c'est toi qui en mangeras ! » Ils chargèrent
aussitôt ses épaules d'une botte de foin, lui mirent un collier de chardons,
un bouquet d'orties à la boutonnière, et lui remplirent la bouche de foin. On
le força ensuite de marcher derrière une charrette, les pieds nus, les mains
liées, et dans ce pitoyable appareil on le conduisit à Paris. Sur la route,
ses bourreaux l'accablaient d'outrages. De temps à autre ils essuyaient avec
des orties son visage ruisselant de sueur. A Villejuif, le vieillard eut soif
; ils lui donnèrent à boire un verre de vinaigre mêlé de poivre[23]. Vers
six heures du matin, Foullon entrait dans Paris et montait les marches de
l'Hôtel-de-Ville au milieu des imprécations ou des railleries. A l’arrivée de
ce prisonnier, déjà condamné, les membres du comité permanent se trouvèrent
en face d'une nécessité terrible. Il était difficile en effet d'échapper à la
grave responsabilité de son supplice ou d'arracher la 'victime des mains de
ses bourreaux, car un arrêt d'absolution pouvait devenir l'arrêt de mort de
ses juges. Le comité décida que désormais les accusés de ce genre seraient
conduits à l'abbaye Saint-Germain, et que sur la porte on inscrirait ces mots
: « Prisonniers mis sous la main de la nation[24]. « Cette mesure pouvait
protéger Foullon contre la fureur populaire. Mais le bruit de son arrestation
s'était répandu avec rapidité dans tout Paris, et déjà la place de Grève se
remplissait de groupes nombreux que paraissaient exciter des personnages d'un
extérieur élégant[25], et du sein de ces groupes on
criait de temps à autre : « Foullon ! Foullon ! nous voulons voir Foullon ! »
A deux heures, Bailly descendit accompagné de vingt électeurs ; la foule lui
demandant justice de Foullon, il assura qu'elle serait faite, que le prisonnier
était en sûreté, et qu'il serait jugé. « Il est jugé, répondirent quelques
individus ; il faut le pendre. » Le maire « exposa les principes » et
s'efforça de faire entendre au peuple la voix de la justice, de la raison, de
l'humanité. Ses paroles firent quelque impression sur ceux qui l'entouraient
et l'écoutaient avec une attention respectueuse. Mais au loin des voix
criaient : « Pendu ! pendu ! » Bailly alla s'enfermer, comme à son ordinaire,
au bureau des subsistances, dans la pensée que l'Hôtel-de-Ville, défendu par
une nombreuse garde, ne pourrait être envahi et que d'ailleurs les flots de
cette tempête finiraient par se calmer[26]. Il se trompait : La Fayette,
afin de ne pas accumuler les forces sur un seul point, avait diminué cette
garde, et la foule qui s'augmentait à chaque instant, couvrait maintenant
toute la place. Déjà elle poussait des hurlements de mort et menaçait
d'incendier l'Hôtel-de-Ville, si le comité laissait échapper le prisonnier. Un
sentiment d'effroi saisit les électeurs présents, car ils ignoraient
eux-mêmes dans quel endroit les membres du bureau de nuit avaient caché
Foullon, et si l'évasion du prisonnier n'avait pas été favorisée. Ils le
cherchent assez longtemps, le découvrent enfin dans la salle de la reine et
l'engagent à se montrer au peuple pour le tranquilliser. Foullon obéit et
parait à une des fenêtres qui donnent sur la place. La vue de ce vieillard de
soixante-quatorze ans calma la fureur de la multitude. Mais bientôt après un
cri s'élève : « Qu'on l'amène et qu'il soit jugé ! » Une troupe de forcenés
se précipite aussitôt sur la garde, la disperse, brise les barrières, pénètre
dans l'Hôtel-de-Ville et envahit la salle même du comité permanent.
L'intrépide Moreau de Saint-Méry réclame et obtient le silence ; et
l'électeur Delapoise s'écrie avec émotion : « Je ne
pense pas qu'il y ait un bourreau parmi les Français qui m'environnent. » Un
autre électeur, Osselin, reprenant la parole : « Avant toute exécution, il
faut une instruction et un jugement. Oui, répond la foule, jugé tout de
suite, et pendu. — Mais pour juger, il faut des juges, remettons le
prisonnier entre les mains des juges ordinaires. — Non, jugé tout de suite,
et pendu. — Si vous ne voulez pas des juges ordinaires, nommez-en d'autres. —
Jugez vous-mêmes. — Mais les électeurs n'ont aucun droit de créer des juges,
et dans cette circonstance pressante, il n'y a que le peuple qui puisse les
nommer. « Alors la multitude improvise une espèce de tribunal composé de sept
membres parmi lesquels les curés de Saint-Etienne-du-Mont et de Saint-André-des-Arcs.
Osselin doit remplir les fonctions de greffier et M. Duveyrier celles de
Procureur du roi. Ainsi les électeurs cherchaient, par tous les moyens, à
gagner du temps pour éviter un jugement illégal, et le peuple voulait le
précipiter pour amener une exécution illégitime[27]. M.
Duveyrier, en sa qualité d'accusateur public, demande alors : « De quels
délits dois-je accuser M. Foullon ? — Il a voulu vexer le peuple ; il a dit
qu'il lui ferait manger de l'herbe ; il a conseillé la banqueroute ; c'est un
accapareur de blé. » Il fallait juger la victime sur ces imputations vagues
et sans preuves. Aussi les électeurs s'efforçaient-ils d'éloigner cette
charge délicate et périlleuse. Les deux curés observèrent que, suivant les
lois de l'église, ils ne pouvaient juger à mort. Leur excuse fut admise et
ils se retirèrent. On procédait à la nomination de deux autres juges, lorsque
les meneurs en habits craignant que ces lenteurs n'eussent pour objet de
soustraire le vieillard à leur vengeance, excitèrent l'impatience de la
foule. Aussitôt les vociférations redoublèrent et le tumulte fut à son comble
: le peuple voulait sa proie. De la salle de la Reine, le prisonnier
entendait les cris de mort que poussait cette troupe effrénée et n'en
paraissait point ému. « Vous êtes calme, monsieur, lui dit un de ses gardes,
frappé de cette sécurité, sans doute vous êtes innocent ? — Le crime seul
peut se déconcerter, » reprit Foullon[28]. Comme la multitude persistait
à demander qu'il fût amené sur le champ et jugé, on y consentit, mais à
condition qu'il ne lui serait fait aucun mal. On alla le chercher pour
l'amener dans la salle Saint-Jean. Il fallut l'asseoir sur une petite chaise
devant le bureau du président. Plusieurs hommes du peuple formèrent une
chaîne autour de lui afin de le protéger contre la foule[29]. Dans ce
moment, La Fayette arriva. Instruit de ce qui s'était passé, il essaya de
sauver le malheureux vieillard. « Je ne puis blâmer, dit-il, votre colère et
votre indignation contre cet homme. Je ne l'ai jamais estimé. Je l'ai
toujours regardé comme un grand scélérat, et il n'est aucun supplice trop
rigoureux pour lui. Vous voulez qu'il soit puni, nous le voulons aussi, et il
le sera. Mais il a des complices et il faut que nous les connaissions. Je
vais le faire conduire à l'abbaye Saint-Germain. Là, nous instruirons son
procès, et il sera condamné, suivant les lois, à la mort infime qu'il n'a que
trop méritée[30]. » Ceux des premiers rangs qui
pouvaient entendre applaudirent au discours du général. Foullon comprit son
intention, et, se croyant sauvé, il eut l'imprudence de mêler ses
applaudissements à ceux de l'auditoire. « Vous
le voyez, ils s'entendent, » cria une voix, et quelqu'un bien vêtu ajouta
avec colère : « Qu'est-il besoin de jugement pour un homme jugé depuis trente
ans ? » La Fayette prit encore plusieurs fois la parole, mais tous ses
efforts pour gagner du temps furent inutiles : le moment fatal était arrivé.
L'impatience du peuple se tourne en fureur. Des clameurs violentes s'élèvent
dans la place ; une nouvelle troupe pousse la foule qui remplissait déjà les
escaliers de l'Hôtel-de-Ville et la salle Saint-Jean ; les uns disent : «
C'est le Palais-Royal, les autres : C'est le faubourg Saint-Antoine qui vient
enlever le prisonnier. » Alors tous s'ébranlent à la fois, tous se
précipitent sur Foullon. C'est en vain que La Fayette essaie encore de donner
un ordre et s'écrie : « Qu'on le conduise en prison. » En un clin d'œil, Foullon
est enlevé par le peuple ou plutôt par ceux qui veulent sa mort, et porté
sous la lanterne[31]. Tout était prêt pour le
supplice de la victime. On lui fait demander pardon à Dieu, à la nation et au
roi ; on lui passe une corde au cou, on le suspend... La corde se casse ; le
vieillard tombe sur ses genoux et implore la pitié du peuple, mais le peuple
est inexorable. Mille bras se hâtent de raccommoder la corde ; on attache de
nouveau Foullon. La corde 'se casse une seconde fois. Quelques-uns des
assistants, émus de compassion, présentaient leurs sabres pour abréger les
affreuses angoisses du Malheureux. Mais ses bourreaux s'y opposent et
prolongent son supplice pendant plus d'un quart d'heure, en faisant attendre
une corde neuve : elle arrive enfin et termine ses longues souffrances. A
peine la victime a-t-elle rendu le dernier soupir, qu'elle retombe entre les
mains de ses bourreaux. Ils se disputent son cadavre comme des bêtes féroces,
le dépouillent, s'arrachent à l'envi les lambeaux de ses vêtements, lui
coupent la tête, traversent la bouche d'un bâillon de foin, placent ce
sanglant trophée au bout d'une pique, dansent autour en chantant : Vive la
nation et la liberté ! et la promènent ensuite à travers les rues de
Paris[32]. Pour
assouvir les féroces appétits de la multitude, il fallait le même jour une
seconde proie. Berthier de Sauvigny, gendre de Foullon, intendant de Paris,
administrateur intègre, actif, et d'une capacité rare, s'était fait de
nombreux ennemis par sa dureté, ses hauteurs et
surtout par son attachement au parti de la cour. Ses ennemis lui reprochaient
d'avoir eu la direction du camp de Saint-Denis, d'avoir fait distribuer à ses
agents secondaires sept à huit mille cartouches, un grand nombre de balles et
douze cents livres de poudre, enfin d'avoir conspiré contre la liberté et
dressé des listes de proscription. C'est à lui, que le peuple, égaré par de
mensongères imputations, attribuait l'excessive cherté des grains[33]. II prétendait encore que
Berthier avait ordonné de faucher les blés sur pied, dans plusieurs endroits
de sa vaste généralité, afin de hâter la famine en détruisant l'espoir d'une
abondante moisson : « imputation absurde, dit Ferrières, et pour cela même
plus propre à être adoptée par le peuple. » Sa perte était résolue lorsqu'il
fut arrêté à Compiègne sous le faux prétexte que Paris le faisait chercher. Informé
de cette arrestation, le comité des électeurs, après mûre délibération, la
désapprouva et arrêta qu'il « n'existait aucune raison de détenir M. Berthier
de Sauvigny. » Mais les officiers municipaux de Compiègne observèrent qu'ils
ne pouvaient répondre de la vie de l'intendant, s'il était mis en liberté.
Alors le comité décida qu'une garde de deux cent quarante cavaliers sous les
ordres de deux électeurs, Etienne de la Rivière et André de la Presle, «
irait chercher Berthier, pour que sa personne fût en sûreté[34]. » Dans la
matinée du 92 juillet, un jeune homme au désespoir se présenta chez
Lally-Tollendal, à Versailles, en s'écriant : « Ah ! Monsieur ! Vous avez
passé quinze ans à défendre la mémoire de votre père, sauvez la vie du mien ;
je suis le fils de Berthier de Sauvigny. » Lally-Tollendal, ému
jusqu'aux larmes, s'empressa de le conduire chez le duc de Liancourt que
l'assemblée nationale avait choisi depuis peu de temps pour son président.
Par malheur, ce jour-là, il n'y avait pas séance, et le généreux député regretta
vivement de ne pouvoir remplir les vœux de ce fils éperdu, qui porta ses
prières jusqu'au pied du trône. Louis XVI dicta lui-même une lettre de
salut... Mais vaine espérance ! Inutile intervention ! Déjà l'autorité royale
n'était plus écoutée. Cependant
les électeurs Étienne de la Rivière et André de la Presle s'étaient rendus
avec leur escorte à Compiègne où Berthier leur fut remis et conduit par la
garde nationale de cette ville jusqu'à Verberie. Ils en partirent le mercredi
2.,) vers trois heures du matin. A la première poste ils trouvèrent un
détachement du district du Val-de-Grâce, qui venait inutilement grossir leur
cortège. Ils jugèrent prudent de ne pas s'arrêter à Senlis, parce que dans
cette ville régnait une grande fermentation. L'escorte nombreuse qui suivait
les électeurs avait éveillé la curiosité défiante des populations, et sur
leur passage la route se couvrait d'une affluence considérable de monde. Arrivés
à Louvres, Berthier et son cortége se reposèrent. Là, beaucoup d'hommes à
cheval, accourus de divers points, se réunirent à l'escorte, et la foule
s'accroissait de moment en moment. Il était deux heures après midi lorsque
d'horribles vociférations retentirent dans la cour de l'auberge. « II faut
arriver de jour à Paris, » s'écrièrent des gens armés. Plusieurs montèrent et
forcèrent Berthier de descendre[35]. On brisa les auvents du
cabriolet qui transportait le prisonnier, afin de mieux le voir. La vie de
l'intendant n'était plus en sûreté. Étienne de la Rivière eut le courage de
se placer à côté de lui. La
voiture, entourée de cavaliers, partit au milieu des mépris, des outrages et
des malédictions de la foule menaçante. Le peuple, attribuant à Berthier la
famine dont il souffrait, lui jetait du pain noir dans la voiture. A la
sortie de Louvres, un homme armé d'un sabre s'approcha et voulut le frapper,
mais son généreux guide le couvrit de son corps. C'est là que l'électeur
Étienne de la Rivière reçut une lettre du comité permanent et de Bailly, qui
lui mandait de coucher au Bourget, pour arriver le lendemain à neuf heures et
conduire le prisonnier de suite à l'Abbaye. Cette mesure était sage, car les
attroupements causés par l'arrestation de Foullon pouvaient devenir funestes
à son gendre. Berthier parut inquiet de cette lettre. Étienne de la Rivière
lui en donna lecture, afin de le consoler. Elle tranquillisa l'intendant ; il
dit alors à son guide : « Je vous prie de remercier pour moi M. Bailly et
l'assemblée, des moyens employés pour me mettre à même de me justifier, et
pour me soustraire à la fureur aveugle d'un peuple qui m'accuse[36]. » Plusieurs fois, sur le
chemin, des hommes le couchèrent en joue, mais l'électeur continua de le
protéger. On
entra enfin au Bourget où Étienne de la Rivière résolut de s'arrêter jusqu'au
lendemain, pour se conformer aux ordres du comité. Mais des personnages « qui
disposaient et ordonnaient, » forcèrent le postillon d'aller jusqu'à Paris,
sans vouloir lui permettre de relayer. A mesure qu'on approchait de la
capitale, les cris de mort redoublaient, et les deux côtés de la route se
remplissaient d'une foule immense. Que d'horribles railleries, que
d'humiliations, que de menaces, le malheureux intendant n'eut-il pas à subir
! Il avait imaginé, pour apaiser le peuple, d'attacher à son chapeau la
cocarde nationale ; l'électeur lui avait prêté la sienne ; elle lui fut
aussitôt arrachée. Un instant la multitude exigea que le prisonnier se
découvrît afin qu'elle pût le reconnaître ; par un élan de générosité
héroïque, Étienne de la Rivière ôta son chapeau en même temps. Près de la
barrière Saint-Martin, une charrette se présenta, portant des planches
disposées par étages et chargées d'inscriptions infamantes, dont la rédaction
se rapportait plutôt au langage des personnages qui dirigeaient le mouvement
de cette journée, qu'à celui des faubourgs. On prétendait qu'elles offraient
le tableau de la vie de Berthier : Il a volé le roi et la France. — Il
a dévoré la substance des peuples. — Il a été l'esclave des riches et
le tyran des pauvres. — Il a bu le sang de la veuve et de l'orphelin.
— Il a trompé le roi. — Il a trahi sa patrie[37]... Quelques-uns des assistants
s'emparèrent de ces écriteaux et les portèrent devant l'intendant comme aux
triomphes romains. Aux cris de mort et de supplice, aux accusations
d'accaparement qui retentissaient à ses oreilles, il répondait : « Je vous
jure que jamais je n'ai acheté ni vendu un seul grain de blé. » Il
était huit heures trois quarts du soir lorsque Berthier entra dans Paris, par
la porte Saint-Martin. à travers le plus nombreux
rassemblement que les habitants de cette ville aient jamais vu. Au bruit de
son arrivée, la populace, abandonnant les restes sanglants de Foullon, courut
à la rencontre de son gendre. Plus de cinq cents cavaliers en armes formaient
la garde du prisonnier. Des soldats de divers corps, des bourgeois, couronnés
de lauriers, précédaient la voiture avec des tambours et des drapeaux ; des
femmes chantaient et dansaient au son d'une musique militaire ; une foule
immense bordait, les rues et les fenêtres étaient remplies de spectateurs ;
tous voulaient voir cet horrible triomphe de la vengeance et de la fureur. La
voiture s'avançait lentement ; Berthier y était exposé à tous les regards et
aussi à toutes les insultes ; à ses côtés marchaient deux soldats, lui
appuyant la baïonnette sur le cœur. Livré à une tempête d'humiliations et
d'outrages lorsqu'il passait devant l'église de Saint-Méry, il dit à
l'électeur : « Je croirais sans exemple les avanies dont je suis actuellement
l'objet, si Jésus-Christ n'en avait éprouvé de plus sanglantes. Il était
Dieu, et je ne suis qu'un homme[38]. » A la fontaine Maubuée, une
troupe accourut en poussant des cris de joie, écarta le cortége, pénétra
jusqu'à Berthier, lui présenta la tête livide de son beau—père, portée sur
une pique et l'approcha de sa bouche. « C'est la tête de M. de Launay, » dit
aussitôt Étienne de la Rivière. Berthier le crut, mais à cette vue il frémit
d'horreur ; ses yeux devinrent ternes, il pâlit, il sourit, tous ses sens
furent bouleversés. Pour ces hommes féroces cette sensation déchirante devint
un sentiment de plaisir ; ils applaudirent et marchèrent devant la voiture
avec cette dépouille sanglante[39]. Berthier
se remit cependant. Mais la foule impénétrable avait empêché d'approcher de
l'Abbaye où l'électeur avait ordre de le conduire, et sa destinée l'entraîna
à l'Hôtel—de Ville. 11 y entra avec une contenance pleine de fermeté et de
calme ; il fut aussitôt introduit dans la salle Saint-Jean ; les électeurs y
étaient rassemblés. Bailly, chargé de la triste fonction de l'interroger, lui
adressa plusieurs questions sur sa conduite et sur ses desseins. « J'ai obéi
à des ordres supérieurs, répondit Berthier avec assurance ; vous avez mes
papiers et ma correspondance, vous êtes aussi instruits que moi. » Le maire
insistait pour la forme, quand l'intendant observa qu'il était très-fatigué,
qu'il avait passé trois ou quatre nuits sans dormir, et demanda au comité la
permission de prendre quelque repos. En ce moment d'horribles clameurs,
parties de la place de Grève, font retentir l'édifice, Berthier pâlit et les
juges sont épouvantés. Au milieu du tumulte qui prend le caractère de la
révolte, des voix crient : « Finissez, finissez donc ; on vient, on force
l'Hôtel—de-Ville... Voici le faubourg Saint-Antoine ! Voici le Palais-Royal »
Tout à coup un nouveau groupe envahit la salle, et la garde est refoulée avec
les juges et l'accusé jusque sur le bureau. Bailly, troublé, consulte le
comité des électeurs, et dit : « Que le prisonnier soit transféré à l'Abbaye
; la garde en répond à la nation et à la ville de Paris[40]. » Mais comment le conduire à
l'Abbaye à travers ces flots d'une multitude irritée qui mugissait semblable
à la mer en courroux et menaçait d'engloutir tout ce qui s'opposerait à sa
rage ? Le maire se présente de nouveau à la foule, et met en usage tout ce
que peuvent lui suggérer de sentiments et d'expressions, la raison,
l'éloquence, l'humanité et la science politique. La Fayette accourt aussi
pour implorer la pitié de ces hommes encore empreints du sang de Foullon, et
qui demandent une seconde ploie. Discours superflus ! efforts inutiles !
Berthier descend, escorté d'une garde nombreuse, au milieu des plus terribles
imprécations. « Ce peuple est bizarre avec ses cris ! » dit-il en frémissant[41]. A peine
l'infortuné a-t-il franchi le seuil de l'Hôtel-de-Ville, qu'on se précipite
et que les soldats sont dispersés. Aussitôt dix mille bras le saisissent, et
déjà il est transporté sous la fatale lanterne. Une- corde neuve l'attendait
pour le pendre. A cette vue, sa fureur s'allume, et, saisissant un fusil près
de lui, il se jette, comme un lion au plus épais des assaillants, frappe en
aveugle et tombe percé de coups. Un dragon, qui
prétendait avoir son père à venger, plonge ses mains dans les entrailles
encore palpitantes de la victime, lui arrache le cœur, et les yeux égarés,
les mains fumantes, il va présenter cette offrande abominable au comité de
l'Hôtel-de-Ville, en criant : « Voilà le cœur de Berthier ! » Bailly et
les électeurs restent muets d'épouvante et interdits de ce prodige de
barbarie. Cet affreux trophée, placé à la pointe d'un long coutelas, -est
promené dans les rues et dans le Palais Royal, avec la tête du proscrit, aux
acclamations d'une troupe de forcenés. L'atrocité
commise par le farouche soldat ne resta pas longtemps sans vengeance. Outrés
de cet excès de cruauté, ses camarades lui déclarèrent qu'ayant déshonoré le
corps, il s'était rendu indigne de la vie, et qu'ils étaient résolus de le
combattre successivement jusqu'à ce qu'ils eussent lavé cette honte. Il se
battit, et fut tué la nuit même[42]. L'effrayant
tableau de Paris en ce jour d'horreur et de sang souleva tous les sentiments
honnêtes des meilleurs citoyens. Ils témoignèrent hautement qu'ils
détestaient ces proscriptions, ces actes d'illégitime colère, et ces
raffinements de vengeance, à l'égal des attentats et des cruautés
systématiques du plus odieux despotisme. La liberté publique doit en effet
redouter la dictature de la multitude plus que tous les complots de ses
ennemis ; parce que les crimes multipliés de la tyrannie arment tous les citoyens
contre le tyran, et les provoquent à briser leurs fers, pour conquérir la
liberté. Mais la force d'un peuple accoutumé au sang, force aveugle et
irrésistible par sa masse, loin d'être favorable à l'essor de cette liberté,
est une menace suspendue sur tous les individus, sans aucune distinction.
Elle tend à dissoudre la société, par la destruction de la sûreté personnelle
qui en est un des principaux liens. Il faut
convenir cependant que, dans ce double meurtre de Foullon et de Berthier, la
multitude, dont nous blâmons avec toute l'énergie de notre âme les excès et
les fureurs, n'eut pas la plus large part. Cette multitude affamée, réduite
au désespoir, fut l'instrument de la vengeance des ennemis particuliers des
deux victimes ou des hommes du parti de la violence, que l'on trouve dans
toutes les révolutions. Dans Foullon et Berthier ils voyaient personnifiée la
résistance de la cour ; ils croyaient, par le supplice de ces prétendus
coupables, porter le coup fatal à la résistance. Ces hommes, que les
électeurs avaient remarqués des fenêtres de l'Hôtel-de-Ville, paraissaient
l'âme des différents groupes, les échauffaient et dirigeaient avec habileté
les mouvements de la colère qu'ils leur avaient inspirée. Ils avaient combiné
l'arrestation des victimes désignées aux coups de la populace. On les voit
ensuite anéantir par leurs sourdes menées l'effet des sages discours de
Bailly et de La Fayette, répandre la terreur au sein de la foule par leurs
menaces, par l'annonce de l'arrivée des faubourgs et du Palais-Royal, et,
dans cette sanglante journée du 22 juillet, fomenter partout un désordre
destructeur. Comment ces hommes, dont plusieurs sont nommés dans les écrits
de ce temps[43], avaient-ils provoqué la fureur
du peuple contre les victimes de cette journée ? Nous l'avons déjà dit, les
bruits mensongers, les imputations odieuses étaient pour eux un levier
puissant. Ils les calomniaient pour justifier leur haine, ils les
calomniaient pour les priver de tout droit à la compassion, ils les
calomniaient encore après le supplice, pour empêcher l'intérêt de s'arrêter
sur leur triste destinée. A la folie seule de la pitié il appartient de
plaindre la mort des grands coupables. Que ces armes déloyales aient pu être
forgées au feu des passions de l'époque par les ennemis politiques de Foullon
et de Berthier, nous le comprenons, tout en flétrissant cette tactique
perverse. Mais ce que nous comprenons moins, il faut l'avouer, c'est qu'après
un intervalle de soixante-dix ans, des écrivains de quelque renom aillent
déterrer, pour en prolonger l'écho, des pamphlets remplis d'odieux mensonges,
et dont souvent les titres sont des plaisanteries atroces. S'il
était vrai, comme on l'a prétendu encore, sans preuves suffisantes, que ces
barbaries inutiles, ces vengeances lentement savourées, eussent été l'œuvre
des ennemis du nouvel ordre de choses, intéressés à souiller la révolution
naissante, nous ne trouverions pas non plus d'expressions assez énergiques
pour flétrir leur conduite infâme. En effet le sang innocent, quelle que soit
la main qui l'a versé, appelle toujours d'horribles représailles, et nous
croyons que le triomphe d'un parti quelconque cimenté par le sang innocent,
n'offre aucun résultat durable. Ce parti ne peut que moissonner les fruits de
ses propres iniquités. Pendant
que Paris se livrait à ces violences, que faisait l'autorité pour apaiser le
tumulte et l'effervescence, pour opposer une digue aux passions populaires ?
L'avons-nous vue exercer une active vigilance, adopter des mesures promptes
et énergiques afin de' réprimer l'injuste colère de la foule ? Hélas ! Non.
L'autorité n'avait paru nulle part entourée de cette force qui la rend
imposante, qui prévient ou punit le désordre. Elle semblait paralysée partout
à la fois. Le maire de Paris, au moment où la multitude, égarée par des
meneurs habiles, lui demandait la tête de Foullon, allait se renfermer
prudemment au comité des subsistances, et après le supplice de Berthier, il
quittait l'Hôtel-de-Ville, honteux de l'impuissance de ses discours, et le
cœur froissé de l'injustice qu'il n'avait pu vaincre. « Quelle magistrature,
dit-il, en s'abandonnant à de pénibles réflexions, et déjà frappé d'un
pressentiment sinistre, que celle qui n'a pas l'autorité d'empêcher le crime
commis sous ses yeux ! » La Fayette lui-même, dont le roi avait confirmé le
pouvoir ainsi que celui de Bailly, et qui avait arraché de sa main dix-sept
personnes aux fureurs populaires, avait perdu tout ascendant sur le peuple.
C'est que le 22 juillet, il avait trop compté sur lui-même. Bailly et La
Fayette devaient moins parler, moins prier, moins raisonner, ils devaient
agir, confier la garde de l'Hôtel-de-Ville à des forces suffisantes et
disperser avec le secours de la nouvelle milice les attroupements de la place
de Grève. En voyant la faiblesse de leur conduite, on serait presque porté
croire avec Ferrières « qu'on n'était peut-être pas fâché de placer,
-comme un grand exemple, sous les yeux des agents du pouvoir, ce hideux et
sanglant tableau des vengeances populaires. » Les électeurs qui, sans
délégation légitime, exerçaient les fonctions municipales, furent aussi
impuissants que Bailly et La Fayette. Quant à l'Assemblée nationale,
instruite des ignobles saturnales dont la capitale était le théâtre, elle
n'essaya pas de remédier au désordre dans la crainte de rendre à Louis XVI le
glaive que le peuple avait brisé dans sa main. Il était d'ailleurs loin de sa
pensée de recourir à la violence pour éteindre une fermentation que, dans la
circonstance, elle croyait encore nécessaire. Restait donc le suprême
magistrat du pays, le roi, que son devoir constituait le défenseur de ses
sujets ; mais son autorité, qui disposait autrefois de toutes les forces, et
des armées de la France, dormait du sommeil de la mort, depuis le 16 juillet,
et Louis XVI ne sut faire aucune tentative sérieuse pour soustraire Foullon
et Berthier à la rage de leurs assassins. Ainsi partout absence complète
d'autorité et de protection publique ; ainsi le peuple foulait à ses pieds la
loi sans aucune crainte, et demeurait seul maître. Disons plus « les meurtres
restèrent impunis et la royauté courba la tête devant les meurtriers. On a vu
depuis des gouvernements détruits par l'insurrection, mais il y a quelque
chose de plus honteux pour un pouvoir que de fuir devant le triomphe de l'émeute
: c'est de rester après ce triomphe. « Dès ce jour la royauté était condamnée[44]. » |
[1]
Ferrières, Mémoires, t. I, liv. II, p. 138.
[2]
Ferrières, Mémoires, t. I, p. 182.
[3]
Ferrières, Mémoires, t. I, p. 137.
[4]
Quelques armées auparavant, ce même Bailly écrivait à Voltaire : « Ne
souhaitons jamais de révolution ; plaignons nos pères de celles qu'ils ont
éprouvées. Le bien, dans la nature physique et morale, ne descend du ciel sur
nous que lentement, peu à peu, j'ai presque dit goutte à goutte ; mais tout ce
qui est subit, instantané, tout ce qui est révolution est une source de maux. »
(Sylvain Bailly, Onzième lettre à Voltaire sur l'Atlantide de Platon, p.
23, Edit. de 1779.)
[5]
Procès-verbal des électeurs, t. I, p. 122
[6]
Bailly, Mémoires, t. II, p. 28-29. Dusaulx, Œuvre des sept jours.
[7]
Bailly, Mém., t. II, p. 33-34. Ferrières, Mém., t. I, liv. III,
p. 155. Madame Campan, Mémoires, t. II, p. 50-51.
[8]
Bailly, Mém., t. II, p. 37-B.1. Ferrières, Mém., t. I, p.
147-149.
[9]
Weber, Mémoires, t. I, p. 391-392. Bailly, Mémoires, t. II, p.
39-41. Ferrières, Mémoires, t. I, p. 149-150.
[10]
C'est de cette époque (16 juillet 1789), que date la première émigration.
« L'émigration ! grand et ineffaçable épisode de cette
vaste histoire de la Révolution française, souvent mal compris, mal jugé,
calomnié même, où, sans que nous voulions excuser ses erreurs et ses fautes, ni
discuter ses divers caractères selon ses phases diverses, les femmes, pour ne
parler que d'elles ici, ont porté si haut et fait tant admirer partout les
sentiments qui en étaient Filme : l'honneur, la fidélité, le dévouement, la
facilité des sacrifices, et malgré l'exil le vif amour de la patrie qui proscrivait.
» (Journal l'Union des lundi et mardi 21 et 22 avril 1862. Article du
duc de Noailles sur madame la duchesse de Gontaut-Biron).
[11]
Madame Campan, Mémoires, t. II, chap. XIV, p. 53-55. Weber, Mémoires,
t. I, chap. IV, p. 395-398.
[12]
Lettre autographe communiquée 'par M. Chambry et extraite de rHistoi.re de
Marie-Antoinette de Messieurs Edmond et Jules de Goncourt. Nous n'avons pas cru
devoir dans cette lettre respecter l'orthographe de la reine.
[13]
Communiqué par M. Ch. Alleaume. — Histoire de
Marie-Antoinette, de MM. De Goncourt, p. 271.
[14]
Ces derniers mots offensèrent les amis de Louis XVI, et madame Campan nous
apprend que la reine « ne pardonnait pas à M. Bailly cette « belle phrase
d'académicien. » Ceci à tort, nous le pensons, qu'on a voulu trouver dans
ces mots une insulte au monarque. La suite entière du discours et les
réflexions de Bailly lui-même démentent assez cette interprétation. Quelques
écrivains ont aussi prétendu que l'académicien astronome fut séduit par l'éclat
d'une antithèse, et que son cœur ne sentit pas quelle renfermait lin outrage
pour le malheur, la vertu et le trône. Rien ne justifie ce langage dans les
Mémoires de Bailly, dont une lecture attentive nous apprend au contraire qu'il
possédait le sentiment de ce qui était dit à l'infortune et au caractère de
Louis XVI.
[15]
Le marquis de Ferrières et madame Campan ne parlent pas de cet accident qui
donna lieu aux versions les plus opposées. Bertrand-Barrère, auteur du journal
le Point du Jour et qui n'avait point encore adopté les principes qu'il
professa depuis dans la Convention, et Rabaut-Saint-Etienne
ne disent pas un mot de cette circonstance. M. Thiers, dans son Histoire de
la Révolution, garde le même silence. Bailly dit dans ses Mémoires :
« Nous avons lieu de croire que cc malheur fût un coup du hasard, mais il parut
extraordinaire. » M. de Montjoie, dans un ouvrage écrit contre le duc
d'Orléans, s'est livré, sur ce sujet, à des suppositions qui paraissent dictées
par une imagination romanesque et par la haine. tin
autre écrivain de la même opinion, mais plus réservé, M. Beaulieu, soutient,
sans aucune preuve, que le coup de fusil qui atteignit mortellement une femme
près de la voiture de Louis XVI, était dirigé contre ce monarque. Suivant M.
Lacretelle jeune, dans son histoire de l'Assemblée constituante, » le roi étant
arrivé à la hauteur des Champs-Elysées, trois coups de fusil furent tirés à la
fois, et une balle vint frapper une femme et l'étendit morte. » Au récit de ce
fait déjà connu, l'auteur en ajoute un second moins avéré. « Dans le même
moment, dit-il, le marquis de Cubières (frère du chevalier de Cubières-Palmézeaux), qui se tenait à cheval, près la portière de la
voiture du roi, se sentit frapper légèrement à la tête. Son chapeau tomba ; ou
le lui rendit, et il y vit un trou qui ne pouvait provenir que d'une balle. Ces
coups de fusil, observe M. de Lacretelle, n'étaient-ils que l'effet du hasard,
et de la maladresse des nouveaux soldats ? » Weber, qui s'était mêlé au petit
cortége du roi en sortant de Versailles, parle de l'accident, sans en éclaircir
la cause. « J'entendis un coup de fusil qui partit non loin de la voiture du
roi, écrit-il dans ses Mémoires, et qui alla frapper mortellement une pauvre
femme. Que ces accidents arrivassent par imprudence ou par l'effet de quelque
intention perverse, la situation du roi n'en était pas moins périlleuse et
alarmante. »
Les Deux amis de la liberté, auteurs d'une
histoire de la révolution, écrite il est vrai dans un moment d'effervescence
(1792), et dépourvue de critique, mais généralement jugée comme impartiale,
exposent le fait, dont on accusa dans le temps la malveillance poussée par le
désir coupable d'occasionner quelque désordre. Ils attribuent néanmoins
l'explosion à l'effet de la maladresse et de l'inexpérience de tant d'hommes
qui n'étaient pas encore exercés au maniement des armes. « Ce qu'il y a de
certain, disent les mêmes écrivains, c'est que la malheureuse victime de cette
journée fut tuée par un tire-bourre, et non par une balle. » M. Michelet, après
avoir dit que « l'ordre était grand » ajoute en remarque : « Sauf un malheureux
hasard, un fusil partit et une femme fut tuée. Il n'y avait aucune mauvaise
intention pour le roi. » Nous partageons cette opinion sans admettre avec lui «
que tout le monde était royaliste, et l'Assemblée et le peuple », sans excepter
Marat et Robespierre. Du silence de quelques historiens, et des divers
témoignages des autres, nous pouvons conclure, avec MM. Berville et Barrière,
savants éditeurs des Mémoires de Bailly, que rien ne prouve encore l'intention
coupable des personnes qui ont tiré les coups de fusil près de la voiture du roi.
[16]
Bailly, Mémoires, t. II, p. 57-68. Le marquis de Ferrières, Mémoires,
L. I, liv. III, p. 152-151. Dusaulx, l'Œuvre des sept jours, p. 320-322.
[17]
Voir la note 6 à la fin du volume.
[18]
Bailly, Mémoires, t. II, p. 72-101.
[19]
M. Thiers, Histoire de la révolution française, t. I, p. 111.
[20]
Ferrières, Mémoires, t. I, liv. su, p. 156-157. — Bailly, Mémoires,
t. II, p. 101. — Touchard-Lafosse, Loire historique et Biographie, à
l'article Doué. — Bodin, Histoire de l'Anjou.
[21]
Suivant l'Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté,
Foullon « né avec une âme dure, une ambition ardente, une avarice insatiable,
versé dans toutes les pratiques de l'art des traitants, imbu de toutes les
maximes du génie fiscal, n'était pas moins détesté des étrangers que de ses
concitoyens. Intendant de l'armée durant la guerre de 1754, il avait désolé par
ses concussions la Westphalie et la Hesse, et déshonoré le nom français par des
cruautés inouïes... » Suivant Bertrand de Molleville, au contraire : « Son seul
tort, ou pour mieux dire, son plus grand malheur, était d'être constamment
dévoré par l'ambition du ministère, sans avoir les talents nécessaires pour
remplir ces places importantes dans des temps difficiles. » On lit dans les Mémoires
de Ferrières ; « Une fortune immense, acquise dans le monopole des blés, dans
l'entreprise des fourrages et des vivres, avait rendu Foullon odieux. »
Prudhomme, dans ses Révolutions de Paris, dédiées à la nation et publiées à
l'époque du 12 juillet 1789, dit en parlant de Foullon : « Cet homme ambitieux,
qui tant de fois excita la haine publique par des spéculations odieuses et
l'accroissement inouï d'une fortune étonnante, incroyable même. » Bailly se
contente d'observer que : « Foullon, comme Berthier, était poursuivi par
d'anciennes inculpations et par une sorte de clameur publique. » Weber ne dit
rien de ces deux premières victimes de la Révolution.
M. Thiers semble partager l'opinion des deux amis de la
liberté. Quant à M. Michelet, ii traite Foullon de hardi coquin, et ne trouve
pas d'expression assez forte pour flétrir la conduite de cet intendant.
Pourquoi ? parce qu'il a sans doute à ses yeux le tort d'avoir fait partie du
ministère de trois jours. Voici en quels termes il en parle : « Son nom (très
expressif, qu'il tâcha de justifier) Foullon, était dans la bouche du peuple
dès 1756. Il avait commencé comme intendant d'armée, et dans le pays ennemi ;
vraiment terrible à l'Allemagne, il l'était encore plus à nos soldats ; ses
fournitures valaient des batailles de Rosbach. Il était revenu gras de la
maigreur de l'armée, deux fois riche, par les jeûnes des Français et des
Allemands.
« Foullon était spéculateur, financier, traitant d'une
part, de l'autre membre du Conseil, qui seul jugeait les traitants. Il comptait
bien être ministre. Il serait mort de chagrin, si la banqueroute s'était faite
par un autre que par lui. Les lauriers de l'abbé Terray ne le laissaient pas
dormir. Il avait le tort de prêcher trop haut son système ; sa langue
travaillait contre lui, et le rendait impossible...
« Il était convaincu qu'en France, comme dit
Figaro-Beaumarchais, « Tout finit par des chansons » : donc qu'il faut payer
d'audace, se moquer de l'opinion, la braver... De là des paroles qui se
répétaient partout : « S'ils ont faim, qu'ils broutent l'herbe... Patience !
Que je sois ministre, je leur ferai manger du foin ; mes chevaux en mangent...
» On lui imputait encore d'avoir dit ce mot terrible : « Il faut faucher la
France... »
« Le vieux croyait, par ces bravades, plaire au jeune
parti militaire, se recommander pour le jour qu'il voyait venir, où la cour
voulant frapper quelque coup désespéré, chercherait un hardi coquin. »
Un autre écrivain, M. Louis Blanc dans son Histoire
de la Révolution française, ouvrage rempli de passion, de partialité et
dont tout esprit de conscience est banni, se montre, dans cette circonstance,
plus juste que M. Michelet. « On prétendait, dit-il, que Foullon avait souillé
par des actes de concussion et de rapine ses fonctions successives d'intendant
d'armée, de guerre, de marine, des finances ; qu'il avait conseillé la
banqueroute ; qu'il s'était fait des malheurs publics un moyen d'opulence ;
qu'il avait spéculé sur la famine. Mais nous devons à la justice d'ajouter
qu'aucune de ces accusations ne fut prouvée, sa fortune, quoique très
considérable, n'étant point contre lui un suffisant témoignage. » S'il nous est
permis de donner ici notre jugement, nous pensons que la grande fortune de
Foullon et ses opinions d'accord avec celles de quelques illustres personnages
de la cour, partisans de la résistance, furent la cause de sa mort. A l'appui
de ce jugement, nous pouvons citer un passage extrait d'une brochure imprimée
en 1790 et intitulée Les différents effets de la cacarde nationale, dédié à la
nation-ou Lettre écrite par Dominique-Antonio, etc. à sa sœur Barbara Thérèsa,
etc. : « J'étais déjà, ma chère saur, tout enroué à force de crier, quand.
M. le Chevalier d'O, raison, vint nous dire : Allez-donc, allez-donc.... Où
? A la Grèce. Foullon est arrivé ô la lanterne, rire la nation et la
liberté ! Je demandai ce que c'était que ce Foullon ? Comment,
me dit-on, c'est un gueux, il a cent mille écus de rente. Je ne
concevais pas bien pourquoi il fallait le pendre à cause de cela. Mais on
m'ajouta que c'était un aristocrate, et alors je vis bien qu'il méritait d'être
pendu. »
Plus loin nous renvoyons nos lecteurs à une note qui
renferme des extraits fort curieux de la brochure déjà citée.
[22]
Madame Campan, Mémoires, t. II, chap. XIV, p. 60-61.
[23]
Mémoires▪ de Grappe.
[24]
Bailly, Mémoires, t. II, p. 401.
[25]
Procès-verbal de l'Assemblée des électeurs, t. II, p. 314. — L'Ami du
roi, etc., 4e cahier, chap. LVIII, p. 83.
[26]
Bailly, Mémoires, t. II, p. 105-106.
[27]
Bailly, Mémoires, t. II, p. 108-109.
[28]
Prudhomme, Révolution de Paris, t. I, p. 23, — Mémoires de Ferrières,
t. I, liv. III, p. 159
[29]
Bailly, Mémoires, t. II, p. 111.
[30]
Histoire de la Révolution par deux amis de la liberté (Kerverseau et Clavelin jusqu'au t. VII), t. II, p. 61-65.
Edition in-18, Paris, Gannevy, libraire, 1792.
[31]
Bailly, Mémoires, t. II, p. 114-115.
Cette lanterne qui a joué un rôle si important dans la
Révolution, était suspendue à une potence de fer au coin de la maison d'un
épicier, à laquelle on avait adossé un buste de Louis XIV, qui paraissait y
avoir été placé comme un trophée remporté sur le despotisme par la liberté.
[32]
Ferrières, Mémoires, t. 1, liv. III, p. 159-160. — Histoire de la
Révolution, par deux amis de la liberté. — « Les différents effets de la
cocarde nationale, etc. »
[33]
Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. II, p. 67.
[34]
Bailly, Mémoires, t. II, p. 91-92.
[35]
Récit d'Étienne de La Rivière, cité par Bailly, dans ses Mémoires, t.
II, p. 117-118.
[36]
Bailly, Mémoires, t. II, p. 118.
[37]
Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. II, p. 68-69.
[38]
Bailly, Mémoires, t. II, p. 420.
[39]
Bailly, Mémoires, t. II. — Histoire de la Révolution, par deux
amis de la liberté, t. II, p. 70-71. — Ferrières, Mémoires, t. I, liv.
III, p. 160-161.
[40]
Bailly, Mémoires, t. Il, p. 122.
[41]
Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. II, p. 7i-72.
— Ferrières, Mémoires, t. I, liv. III, p. 161.
[42]
Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. II, chap.
III, p. 74.
[43]
Voyez la note 7 à la fin du volume.
[44]
Revue contemporaine, t. III, numéro du 15 mai 1858, p. 31-32.