LOUIS XVI, MARIE-ANTOINETTE...

 

CHAPITRE XV. — LOUIS XVI À PARIS - MORT DE FOULLON ET DE BERTHIER.

 

 

Inquiétude de Paris. — Louis XVI renonce au projet de maintenir son autorité par la force des armes. — Pusillanimité du duc d'Orléans. — Le roi se rend à l'Assemblée. — Bailly maire de Paris et La Fayette commandant général de la milice parisienne. — Défiance des Parisiens. Alarmes de la cour. — Rappel de Necker. — Arrêté du parlement. — Commencement de l'émigration. — Instruction de la reine à madame de Tourzel, gouvernante du Dauphin. — Louis XVI se rend à Paris ; il est conduit à l'Hôtel-de-Ville. — Popularité de La Fayette. — Émotion de Paris. — Mort de Foullon. — Mort de Berthier — Impuissance de l'autorité le 22 juillet.

 

A l'ivresse de la victoire succéda bientôt dans Paris un mouvement de terreur. Etonnés de leur audace et redoutant les suites de leur conquête, les vainqueurs n'osaient pas se nommer. L'inquiétude était extrême ; on s'attendait à être attaqué le soir même ; à chaque instant les alarmes se renouvelaient. Alors on se hâta de former des barricades, des retranchements dans tous les faubourgs et dans tous les quartiers. On dépava les rues ; les habitants portèrent les grès dans leurs maisons afin de les jeter par les fenêtres sur les ennemis, et de nombreuses pièces de canon furent disposées sur Montmartre pour couvrir la Villette, et tenir en respect Saint-Denis. Un homme d'une présence d'esprit remarquable, Moreau de Saint-Méry, donna plus de trois mille ordres en quelques heures, afin d'autoriser les précautions de défense nécessaires. D'un autre côté, à Versailles, la cour passait la nuit dans l'agitation et l'incertitude. Elle avait d'abord ri des efforts audacieux de la multitude, qui voulait s'emparer d'une forteresse vainement assiégée autrefois par le grand Condé. A mesure cependant que lui parvenait le bruit des événements dont la capitale était le théâtre, elle montrait moins de confiance et les conseils se multipliaient. Les ministres insistaient pour que' l'on fît agir les troupes ; mais outre les funestes résultats que pouvait entraîner ce moyen violent, Louis XVI répugnait à l'adoption d'un projet capable d'occasionner l'effusion du sang français. Poussé en sens divers par les rapports contradictoires au milieu desquels se perdait son caractère irrésolu, il ne donna aucun ordre, et alla se coucher sans savoir que la Bastille était prise.

Instruit de toutes les péripéties de la journée du 14, le chic de Liancourt, un des membres de la noblesse ralliés au Tiers, et l'ami particulier de Louis XVI, usa du droit que lui donnait sa charge de grand maître de la garde-robe, pour pénétrer dans le palais et pour éveiller le monarque. Il lui représenta avec chaleur la situation alarmante de Paris, l'influence de la capitale, le peu de fonds qu'on pouvait faire sur l'obéissance et la fidélité des troupes, les dangers que couraient le roi et la famille royale[1]. « — C'est donc une révolte, dit vivement Louis XVI ? — Non, Sire, reprit le duc de Liancourt, c'est une l'évolution. » Puis s'adressant au comte d'Artois, qui venait d'entrer avec Monsieur : « — Prince, votre tête est mise à prix, j'ai lu l'affiche de cette terrible proscription ! » Monsieur appuya fortement le duc, et leurs efforts produisirent une profonde impression sur l'esprit du roi et de la cour. Louis XVI voyant alors qu'on avait perdu le temps d'agir, et que des flots de sang pourraient seuls comprimer une sédition aussi vaste, prit le parti de renoncer au projet de maintenir son autorité et les lois de l'État contre les factieux par la force des armes.

« Mon frère, écrivit-il au comte d'Artois, qui lui avait conseillé des mesures de grande rigueur, vous n'êtes point roi ; le Ciel, en me plaçant sur le trône, m'a donné un cœur, les sentiments d'un père, ne me parlez plus de grands coups d'État, qu'il n'en soit plus question. » Il résolut de se rendre lui-même à l'Assemblée, et de mettre fin aux massacres qui ensanglantaient la capitale en faisant retirer ses troupes.

« Cette résolution soudaine, était le fruit des intrigues des agents de la Révolution. Ils voulaient que Louis XVI autorisât tout ce qui s'était fait, et consacrât, par un aveu public, la nouvelle forme du gouvernement qu'ils venaient de donner à la capitale et qu'ils allaient bientôt étendre à la France entière[2]. »

La cour céda aussi, tout en s'affligeant de la détermination que venait de prendre Louis XVI de se jeter entre les bras des états-généraux et de s'abandonner à leur impulsion. Un bruit sinistre circulait d'ailleurs dans le château ; on voulait, disait-on, proclamer lieutenant général de la couronne le duc d'Orléans et proscrire le plus jeune des frères du roi. Mais la cour, au milieu de ses continuelles alarmes, oubliait qu'il était impossible de trouver dans le duc d'Orléans l'étoffe d'un usurpateur. Les partisans de ce prince, témoins de son triomphe, le 12 juillet, avaient osé parler le lendemain de lieutenance générale, et cependant le peuple était resté sourd à leur voix. La journée du 14 leur avait paru un moment favorable pour frapper le coup décisif. Il avait donc été convenu entre eux et le prince, qu'a l'instant même où serait annoncée la prise de la Bastille, il se présenterait au Conseil. Là, il devait exposer avec force l'état désespéré des affaires, et offrir sa médiation, en faisant observer à Louis XVI qu'il ne pouvait réussir dans cette négociation importante, sans le titre et l'autorité de lieutenant général du royaume. A la vue du château de Versailles, Philippe d'Orléans sentit fléchir l'audace que lui avaient, inspirée ses amis ; il oublia son rôle, n'entra point au Conseil, et se contenta d'écrire au roi pour lui demander la permission de passer en Angleterre si les temps devenaient plus fâcheux. Aussi Mirabeau, informé de cette conduite pusillanime, s'écria-t-il avec indignation : « Le lâche ! il a la convoitise du crime, et n'en a pas l'énergie. » Il résolut alors d'abandonner les intérêts du prince[3].

De son côté, l'Assemblée avait attendu dans la plus vive anxiété le résultat de l'insurrection parisienne, comme l'arrêt de sa destinée. A la nouvelle de la victoire des factieux, elle avait senti renaître toute sa confiance. Elle avait félicité les électeurs, sans leur demander compte de leur usurpation, exalté le triomphe des Parisiens sans exprimer l'horreur que tant de scènes sanglantes devaient lui inspirer, vanté le patriotisme des gardes françaises, sans penser que tout pays où le militaire viole l'obéissance et la discipline, tombe nécessairement sous le despotisme du sabre. Elle reprit séance le 15 de bonne heure, et agita de nouveau la question d'une adresse au roi, plus pressante que les autres. On discutait sur les termes dans lesquels devait être conçue cette adresse : les discours se prolongeaient. Alors un député de la noblesse de Provence, M. Dandré, prit la parole et dit : « Nous perdons le temps à discourir, ce n'en est pas le moment : il faut agir ; il faut aller au roi et l'entraîner par l'expression du sentiment et la peinture frappante de l'état des choses. »

La députation fut décrétée. Elle allait partir, lorsque Mirabeau, se levant tout-à-coup et se tournant vers elle : « Dites au roi, s'écrie-t-il, dites-lui bien que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations et leurs présents. Dites-lui que toute la nuit ces satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit, dans leurs chants impies, l'asservissement de la France, et que leurs vœux brutaux invoquaient la destruction de l'Assemblée nationale. Dites-lui que dans son palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que, telle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemy !

« Dites-lui que cet Henri dont l'univers bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu'il voulait prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté, qu'il assiégeait en personne ; et que ses conseillers féroces font rebrousser les farines que le commerce apporte dans Paris fidèle et affamé. »

La députation sortait excitée par les terribles accents de Mirabeau. Mais voilà que le duc de Liancourt entre et annonce l'arrivée du roi, qui venait apporter le calme et la paix. A cette nouvelle, les Orléanistes, immobiles et muets, paraissent frappés d'un étonnement stupide, tandis que les premiers mouvements de l'Assemblée sont ceux de la joie et de la reconnaissance. Des applaudissements retentissent ; Mirabeau les modère en observant que cette allégresse forme un contraste choquant avec les maux que le peuple a déjà soufferts : « qu'un morne respect, ajoute-t-il, soit le premier accueil fait au monarque dans ce moment de douleur. Le silence du peuple est la leçon des rois. »

Au milieu de la discussion, Louis XVI se présente sans gardes, et sans autre cortège que ses deux frères. « Messieurs, dit-il, je vous ai rassemblés pour vous consulter sur les affaires les plus importantes de l'État : il n'en est point de plus instante et qui affecte plus spécialement mon cœur, que les désordres affreux qui règnent dans la capitale. Le chef de la nation vient avec confiance, au milieu de ses représentants, leur témoigner sa peine et les inviter à trouver les moyens de ramener l'ordre et le calme.

» Je sais qu'on a donné d'injustes préventions ; je sais qu'on a osé publier que vos personnes n'étaient pas en sûreté. Serait-il donc nécessaire de vous rassurer sur des récits aussi coupables, démentis d'avance par mon caractère connu ? Eh bien ! c'est moi qui ne suis qu'un avec ma nation, c'est moi qui me fie à vous. »

Ces mots prononcés avec une dignité paternelle, et du ton de bonté le plus attendrissant, enlevèrent tous les suffrages et tous les cœurs. Le roi fut interrompu par les plus vifs applaudissements. Il en fut vivement touché et continua :

« Aidez-moi, dans cette circonstance, à assurer le salut de l'État. Je l'attends de l'assemblée nationale ; le zèle des représentants de mon peuple réunis pour le salut commun m'en est un sûr garant, et comptant sur l'amour et la fidélité de mes sujets, j'ai donné ordre aux troupes de s'éloigner de Paris et de Versailles. Je vous autorise et vous invite même à faire connaître mes dispositions à la capitale. »

L'Archevêque de Vienne répondit par de respectueux remerciements, et insista sur le rappel des ministres éloignés et chers à la nation. Aussitôt le roi quitte la salle et l'Assemblée entière se précipite sur ses pas, afin de lui servir d'escorte. Lorsque le peuple de Versailles l'aperçoit au milieu des députés, les transports éclatent de toutes parts ; l'air retentit des cris de vive le roi ! Entouré des démonstrations les plus douces à son cœur, Louis XVI refuse de monter en voiture et retourne pied jusqu'au château, sans garde, entre ses deux frères. Sa marche est retardée par la foule qui se presse sur son passage ; des larmes coulent de tous les yeux : Le monarque recueille avec ivresse les bénédictions de son peuple. A son arrivée dans la cour du château, la musique des Suisses joue l'air : « Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille ? » Marie-Antoinette, au bruit de ces joyeuses acclamations, oublie les craintes que lui avait inspirées la démarche du roi. Elle se montre avec la cour et les princesses sur un balcon, et tient entre ses bras son fils qu'elle présente au peuple attendri. Madame Royale, sa fille, debout à ses côtés, joint ses caresses enfantines à celles des jeunes ducs d'Angoulême et de Berry, ses cousins, qui embrassent le Dauphin à plusieurs reprises. Cette scène intéressante excite de nouvelles acclamations qui réjouissent le cœur de la pauvre mère. Douces illusions ! passagères espérances !

Le premier soin de l'Assemblée nationale, après sa réconciliation avec le roi, fut d'envoyer une députation pour annoncer à l'Hôtel-de-Ville le renvoi des troupes et tout ce qui s'était passé à Versailles. Elle devait approuver les événements de Paris et rassurer ainsi les vainqueurs de la Bastille qui n'osaient plus avouer leurs exploits de la veille et craignaient la vengeance du roi. Cette députation, composée de quatre-vingt-huit membres, parmi lesquels on distinguait : Bailly, La Fayette, Mounier, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre, La Rochefoucauld-Liancourt, et l'archevêque de Paris, partit au milieu des applaudissements du peuple de Versailles. Elle fut accueillie à Paris avec le plus vif enthousiasme. Lally harangua la multitude, fut souvent interrompu par des transports qu'il était impossible de réprimer, et porté en triomphe à une fenêtre de l'Hôtel-de-Ville. Malgré sa résistance, il reçut une couronne de fleurs en face cette même place où, trente ans auparavant, son père avait injustement subi la mort. Les électeurs appelèrent Bailly aux fonctions de maire de Paris, à la succession de l'infortuné Flesselles dont il ne devait pas éviter le triste sort[4]. En ce moment, Lally plaça la couronne que lui avaient décernée les électeurs, sur la tête du nouveau maire ; il la refusait aussi, elle fut retenue par la main de l'archevêque de Paris, comme un hommage aux vertus du premier président qu'avait eu l'Assemblée nationale. Bailly, les yeux baignés de larmes, balbutia quelques mots qui furent à peine entendus, mais que son trouble rendit plus expressifs, et se résigna à ses délicates et périlleuses fonctions. Dans le cours de son administration, il ne devait pas toujours lutter avec succès contre les passions révolutionnaires, et trouver longtemps dans la reconnaissance publique la récompense de ses sacrifices et de ses travaux.

Il restait à nommer un commandant général de la milice parisienne. Moreau de Saint-Méry, président de l'assemblée des électeurs, se détourna et dirigea ses regards, sans mot dire, vers un buste envoyé par l'État de Virginie à la ville de Paris, et qui rappelait des souvenirs glorieux pour nos armes, c'était celui du marquis de La Fayette. Ce geste fut aussitôt compris, et le cri unanime des assistants proclama le défenseur de la liberté du Nouveau Monde commandant général de la milice parisienne[5]. On vota ensuite un Te Deum, proposé par l'archevêque de Paris, en actions de grâces de l'heureux accord 'qui venait de se rétablir entre le chef de la nation et ses représentants. Les députés, les nouveaux magistrats, les électeurs, mêlés à des gardes françaises, à des soldats de la milice, se rendirent à Notre-Dame, au milieu d'une foule immense. Pendant cette marche solennelle, l'abbé Lefebvre, qui sortait tout noir encore de son magasin à poudre, donnait militairement le bras à l'archevêque. Bailly était de même conduit par Hulin, un des vainqueurs de la Bastille. Tout le long de la route, retentissaient les cris de Vive Bailly ! Vive Lafayette ! Vive notre maire ! Sur les marches de l'antique cathédrale étaient rangés les enfants trouvés qui mêlaient leurs voix aux acclamations des citoyens. Dès qu'ils aperçurent Bailly, ils lui tendirent les bras et l'appelèrent leur père. Bailly, profondément ému, les pressa sur son cœur en les nommant ses enfants, et leur promit secours et protection. Au moment de l'entrée et de la sortie des députés, le peuple, assemblé autour de Notre-Dame, demanda avec instance le rappel de Necker[6].

Le lendemain, conformément au vœu de tous les districts, l'Assemblée des électeurs arrêta d'une voix unanime que la Bastille serait démolie jusque dans ses fondements. Bientôt donc allaient disparaître les moindres traces de l'ancien despotisme. Mais le peuple de Paris ne cessait point de conserver des soupçons injurieux pour le roi. Dans la méfiance qui le disposait ou à concevoir des chimères ou à les adopter, il ne pouvait se persuader que sa démarche fût sincère, il n'y voyait qu'un piège de ses ennemis pour lui faire poser les armes et l'attaquer ensuite avec plus d'avantage. Il se défiait du comité permanent dont tous les membres recherchaient cependant ses faveurs. Les gardes françaises, redoutant quelque embûche, ne voulaient pas rentrer dans leurs casernes. Les Parisiens s'obstinaient à croire que la cour méditait quelque vengeance et quelle voulait miner la salle des états-généraux pour la faire sauter. Ils désiraient que Louis XVI sanctionnât par un aveu public tous les événements de la journée du 14, et de nombreuses députations de poissardes se succédaient pour demander que le roi vînt à Paris, où sa présence seule pourrait calmer l'agitation des esprits. Témoin de tout ce qui s'était passé dans l'Assemblée et d'ailleurs convaincu de la loyauté du roi, Bailly s'éleva avec force contre les soupçons et les défiances qu'on, osait répandre. Mais il ne put réussir à dissiper entière ment le sentiment général d'inquiétude et les frayeurs secrètes des habitants de la capitale. Il paraît certain qu'il existait dès lors un moteur invisible, un génie infernal, disposant d'immenses trésors, dont les agents semaient à propos les fausses nouvelles et les craintes, afin de perpétuer le trouble et de trouver le peuple toujours prêt à servir ses projets[7].

La cour n'était pas moins alarmée que Paris ; c'était avec une indicible crainte qu'elle avait appris la nouvelle des mauvaises dispositions des troupes et de la révolte du régiment de Vintimille, qui s'était réuni presque tout entier aux insurgés. A chaque instant elle s'imaginait que les vainqueurs de la Bastille marchaient sur Versailles. Elle n'ignorait pas que, la veille même, un furieux démagogue, le marquis de Saint-Huruge, s'était écrié sous les fenêtres de la salle du trône : « Voilà où est placé ce trône dont on cherchera les vestiges avant peu. » Quant à Marie-Antoinette, au milieu des menaces et des invectives du peuple, elle conservait encore son courage, mais elle versait des larmes amères sur le massacre de Flesselles et du marquis de Launay ; l'idée que le roi avait perdu des sujets dévoués lui déchirait le cœur.

Cependant le roi, pour satisfaire aux vœux de l'Assemblée nationale, envoya aux troupes l'ordre .de reprendre le chemin des frontières (16 juillet). Le même jour, il y eut *un comité chez le roi ; on y délibéra sur l'importante question de savoir s'il devait quitter Versailles et partir avec les troupes, ou se rendre à Paris pour calmer les esprits. La reine désirait le départ. Les débats furent longs ; le roi les termina en se levant et en disant : « Enfin, Messieurs, il faut se décider ; dois-je partir ou rester ? Je suis prêt à l'un comme à l'autre. » La majorité du Conseil fut d'avis que le roi restât. De son côté, l'Assemblée nationale poursuivait avec une constance opiniâtreté renvoi des ministres et le rappel de Necker. Mirabeau fit la proposition d'une adresse au roi et en présenta le projet. L'Assemblée discuta cette adresse et décida, malgré les efforts de Mounier et de ses amis pour soutenir l'indépendance du pouvoir exécutif, qu'elle serait portée au roi. Instruit de ce décret, Louis XVI se hâta de prévenir la demande officielle des représentants de la nation en faisant annoncer au président que les ministres avaient donné leur démission, et qu'il rappelait Necker. Aussitôt l'Assemblée nomma une députation qu'elle chargea de témoigner au chef de l'État sa reconnaissance. Pour lui donner une nouvelle preuve de sa confiance, Louis XVI remit au président une lettre écrite de sa propre main à Necker et l'invita à la faire parvenir en Belgique. L'Assemblée ordonna de joindre une lettre de sa part à celle du roi, afin de porter au ministre exilé les témoignages de son estime, de ses regrets et de l'espérance de son retour[8].

Par la demande du rappel de Necker, l'Assemblée portait atteinte à la prérogative royale, et montrait la hauteur à laquelle pouvaient désormais s'élever ses prétentions. La même séance en fournit un autre exemple. Le parlement de Paris avait suivi en silence et d'un œil inquiet les troubles de la capitale et la marche de la révolution ; il résolut de faire un acte de présence propre à couvrir la nullité affectée dont il s'était enveloppé jusqu'alors. Les chambres s'assemblèrent et prirent l'arrêté suivant : « La cour, instruite par la réponse du roi, du jour d'hier, à l'Assemblée nationale, de l'ordre donné aux troupes de s'éloigner de Paris et de Versailles, a arrêté que M. le premier président se retirera à l'instant par devant ledit seigneur roi, à l'effet de le remercier des preuves qu'il vient de donner de son amour pour ses peuples, et de sa confiance dans leurs représentants, dont le zèle et le patriotisme ont contribué à ramener la tranquillité publique. »

Le premier président, Brochard de Saron, s'empressa d'accomplir sa mission et d'adresser à l'Assemblée une copie de l'arrêté. Mais la lecture de sa lettre fut accueillie par un murmure général ; les expressions de cet arrêté parurent peu mesurées et peu convenables à la dignité souveraine de la nation. Les ducs et pairs, tous les autres membres du parlement et d'Eprémesnil lui-même, s'élevèrent contre cette inconvenance. Le président de l'Assemblée fut chargé de faire connaître son mécontentement à M. Brochard de Saron. Ainsi, cet illustre corps qui, depuis quelques années, était devenu l'âme de tous les mouvements, se trouva tout d'un coup réduit au silence et à la nullité, par ces états généraux dont il avait demandé lui-même la convocation avec tant d'acharnement[9].

Après la retraite des ministres, les gentilshommes qui jouissaient de la confiance intime du roi et qui avaient pris une part active au système de résistance, ne se crurent plus en sûreté à Versailles et même en France. La haine du peuple, fortement prononcée contre eux, leur faisait redouter le triste sort du prévôt de Paris et du gouverneur de la Bastille. Dans ce moment si critique, le comte d'Artois, le prince chevaleresque, défenseur des anciennes lois de l'État, ennemi des idées nouvelles et de la Révolution naissante, résolut de quitter sa patrie, et partit en même temps que les troupes avec ses deux fils, le duc d'Anjou : Mme et le duc de Berry. Le prince de Condé, le duc de Bourbon, le duc d'Enghien, les princes de Conti, de Lambesc et de Vaudemont sortirent aussi du royaume. Les maréchaux de Castries, de Broglie et la plupart des nouveaux ministres suivirent cet exemple[10]. Ce ne fut pas sans courir les plus grands dangers que ces illustres fugitifs se sauvèrent de France. Leur départ dépouilla la cour de Versailles de sa splendeur et de sa force. Jugée au point de mie politique, cette émigration, qui bientôt devint générale, s'appelle une funeste inspiration, une faute grave, dont les conséquences devaient être d'ajouter aux fureurs du peuple, de jeter le désordre dans l'armée royale, et, au moment du péril, de priver Louis XVI de ses plus fidèles défenseurs. Si nous la jugeons au point de vue du vieux sentiment monarchique, nos cœurs seront émus de ce volontaire exil, pour répondre de la frontière au premier appel de la royauté, qu'ils désespéraient de pouvoir défendre sur le sol français ; nous n'oserons pas condamner ces intrépides gentilshommes, derniers débris d'un ordre d'idées généreuses, qui, rie comprenant rien aux forces de la Révolution, ne rencontrèrent sur la terre étrangère que de vaines illusions, de profondes douleurs et souvent la plus affreuse misère.

L'amitié devait, ainsi que l'honneur, éprouver ses pertes. Instruite des cris de mort qui s'élevaient de toutes parts et surtout du Palais-Royal contre les Polignac, la reine oublia tous les griefs dont les opinions politiques avaient seules été la cause et résolut de sauver la sœur de son t'ne. Le 16 juillet, à huit heures du soir, elle envoya chercher le duc et la duchesse de Polignac, et les conjura de partir dans la nuit même. A cette touchante prière de leur bienfaitrice, monsieur et madame de Polignac sentent se réveiller en eux tous les sentiments de la reconnaissance. Ils ne voient point leurs propres dangers ; ils ne voient que ceux qui menacent la famille royale et les enfants dont ils doivent laisser le précieux dépôt. Partir, quand souffle le vent du malheur ; prendre la fuite, quand les jours mauvais sont arrivés, n'est-ce pas imiter le lâche déserteur ? La femme et le mari ne veulent point obéir au vœu de la reine. Marie-Antoinette connaît le prix des instants ; elle demeure inébranlable, insiste avec force, puis les supplie avec larmes de se retirer. « Le roi va demain à Paris, leur dit-elle ; si on lui demandait... Je crains tout : au nom de notre amitié, partez... II est encore temps de vous soustraire à la fureur de mes ennemis ; en vous attaquant, c'est bien plus à moi qu'on en veut, qu'a vous-mêmes. Ne soyez pas la victime de votre attachement et de mon amitié. » Louis XVI entre dans cet instant, et la reine s'adressant à lui : « Venez, monsieur ; venez m'aider à persuader à ces honnêtes gens, à ces fidèles amis, qu'ils doivent bous quitter. » Alors le roi s'approche de monsieur et de madame de Polignac, les assure que le conseil de la reine, est le seul à suivre ; « ne perdez pas un moment, ajoute-t-il emmenez votre famille et comptez sur moi dans tous les temps. » Ainsi aidée de son auguste époux, Marie-Antoinette triomphe enfin de la résistance de son amie, dont elle ne se sépare qu'après les adieux les plus attendrissants.

A l'idée que l'adversité pouvait briser les destinées jusque-là si heureuses de son amie, la reine sentait faillir son courage. Plusieurs fois elle eut le désir d'al= ter encore l'embrasser avant son départ ; comme on épiait toutes ses démarches, elle fut obligée de se priver de cette dernière consolation. Mais elle savait que la duchesse n'avait pas de fortune et elle chargea un de ses gentilshommes de lui remettre une bourse de cinq cents louis pour fournir aux frais de sa route. A minuit, au moment où madame de Polignac allait quitter pour toujours ce palais, cette faveur, ce crédit qui lui avaient attiré de si cruels ennemis, Marie-Antoinette, accablée de douleur, recueillit ses forces et lui envoya le billet suivant : « Adieu, la plus tendre des amies ! Que ce mot est affreux ! mais il est nécessaire. Adieu ! je n'ai que la force de vous embrasser. » M. et madame de Polignac prirent la route de Bâle emportant pour Necker la lettre qui le rappelait au ministère. La Duchesse de Guiche, leur fille, la comtesse Diane de Polignac, leur sœur, et l'abbé de Balivière les accompagnaient. Arrivés à Sens, les voyageurs trouvèrent le peuple soulevé : on demandait à tous ceux qui arrivaient de Paris, si les Polignac étaient encore auprès de la reine. Un groupe de curieux entourant l'abbé de Balivière, lui adressa cette question. L'abbé leur répondit avec l'accent le plus ferme, qu'ils étaient bien loin de Versailles et qu'on se trouvait enfin débarrassé de tout ces mauvais sujets. Au celai suivant, le postillon monta sur le marchepied de la voiture et dit à la duchesse de Polignac : « Madame, il y a d'honnêtes » gens dans ce monde : je vous ai tous reconnus à Sens. » De nombreuses pièces d'or récompensèrent le silence de ce galant homme[11].

Depuis ce triste départ, la pauvre reine, délaissée maintenant de tous ceux qui avaient formé jadis sa société intime, n'oublie rien de ce qui touche ses amis fugitifs. C'est à eux désormais, à leur voyage, à leur salut qu'appartiennent sa pensée et son cœur. Ainsi, quelques jours après la séparation qui lui a fait verser tant de larmes, elle écrit à son amie, qui dans l'exil a retrouvé toute la force de sa première affection : « Un petit mot seulement, mon cher cœur ; je ne puis résister au plaisir de vous embrasser encore. Je vous ai écrit, il y a trois jours par M. de M.... qui me fait voir toutes vos lettres et avec qui je ne cesse de parler de vous. Si vous saviez avec quelle anxiété nous vous avons suivie, et quelle joie nous avons éprouvée en vous sachant en sûreté ; cette fois je ne vous ai donc pas porté malheur. On est tranquille depuis que je vous ai écrit, mais en vérité tout est bien sinistre. Je me console en embrassant mes enfants, en pensant à vous, mon cher cœur[12]. »

La marquise de Tourzel remplaça la duchesse de Polignac en qualité de gouvernante des enfants- de France. Le grand succès que cette vertueuse mère de famille avait obtenu dans l'éducation de ses filles, la désigna au choix de la reine. Au milieu des colères du peuple et des alarmes de la cour, Marie-Antoinette, toujours courageuse, Calme et prévoyante, traça, quelques jours après le 14 juillet, pour la nouvelle gouvernante, un long portrait moral du Dauphin. Elle voulait, en jugeant son fils avec impartialité donner à madame de Tourzel ses lumières et ses armes. Ce document intime nous prouve encore le bon sens et la rare sagacité de la mère dans l'appréciation des personnes préposées à l'éducation du jeune prince :

MARIE-ANTOINETTE A MADAME DE TOURZEL.

21 juillet 1783.

« Mon fils a quatre ans quatre mois moins deux jours. Je ne parle pas ni de sa taille, ni de son extérieur, il n'y a qu'à le voir. La santé a toujours été bonne, mais, même au berceau, on s'est aperçu que ses nerfs étaient très-délicats, et que le moindre bruit extraordinaire faisait effet sur lui. Il a été tardif pour ses premières dents, mais elles sont venues sans maladie ni accident. Ce n'est qu'aux dernières, et je crois que c'est à la sixième, qu'à Fontainebleau il a eu une convulsion. Depuis, il en a eu deux, une dans l'hiver de 87 à 88, et l'autre à son inoculation ; mais cette dernière a été très-petite. La délicatesse de ses nerfs fait qu'un bruit auquel il l'est pas accoutumé lui fait toujours peur il a peur, par exemple, des chiens, parce qu'il en a entendu aboyer près de lui. Je ne l'ai jamais forcé à en voir, parce que je crois qu'à mesure que la raison viendra. ses craintes passeront. Il est, comme tous les enfants forts et bien portants, très-étourdi, très-léger et très-violent dans ses colères, mais il est bon enfant, tendre et caressant même, quand son étourderie ne l'emporte pas. Il a un amour-propre démesuré qui, en le conduisant bien ; peut tourner un jour à son avantage, jusqu'à ce qu'il soit bien à son aise avec quelqu'un, il sait prendre sur lui, et même dévorer ses impatiences et ses colères, pour paraître doux et aimable. Il est d'une grande fidélité quand il a promis une chose ; mais il est très-indiscret, il répète aisément ce qu'il a entendu dire, et souvent, sans vouloir mentir, il ajoute ce que son imagination lui a fait voir. C'est son plus grand défaut, et sur lequel il faut bien le corriger. Du reste, je le répète, il est bon enfant, et avec de la sensibilité et en même temps de la fermeté, sans être trop sévère, on fera de lui ce que l'on voudra. Mais la sévérité le révolterait, parce qu'il a beaucoup de caractère pour son âgé ; et pour en donner un exemple, dès sa plus petite enfance, le mot pardon l'a toujours choqué. Il fera et dira tout ce qu'on voudra quand il a tort, mais le mot pardon, il ne le prononcera qu'avec des larmes et des peines infinies. On a toujours accoutumé mes enfants à avoir grande confiance en moi, et quand ils ont eu des torts, à me le dire eux-mêmes. Cela fait qu'en les grondant, j'ai l'air plus peinée et affligée de ce qu'ils ont fait que fâchée. Je les ai accoutumés tous à ce que oui, ou non, prononcé par moi, est irrévocable, mais je leur donne toujours une raison à la portée de leur âge, pour qu'ils ne puissent pas croire que c'est humeur de ma part. Mon fils ne sait pas lire et apprend fort mal ; mais il est trop étourdi pour s'appliquer. Il n'a aucune idée de hauteur dans la tête, et je désire fort que cela continue. Nos enfants apprennent toujours assez tôt ce qu'ils sont. Il aime sa sœur beaucoup et a bon cœur. Toutes les fois qu'une chose lui fait plaisir, soit d'aller quelque part, ou qu'on lui donne quelque chose, son premier mouvement est toujours de demander pour sa sœur de même. Il est né gai. Il a besoin pour sa santé d'être beaucoup à l'air, et je crois qu'il vaut mieux, pour sa santé, le laisser jouer et travailler à la terre sur les terrasses, que de le mener plus loin. L'exercice que les petits enfants prennent en courant, en jouant à l'air, est plus sain que d'être forcés à marcher, ce qui souvent leur fatigue les reins.

» Je vais maintenant parler de ce qui l'entoure. Trois sous-gouvernantes : mesdames de Soucy, belle-mère et belle-fille, et madame de Villefort ; madame de Soucy la mère, fort bonne femme, très-instruite, exacte, mais mauvais ton. La belle-fille, même ton. Point d'esprit. Il y a déjà quelques années qu'elle n'est plus avec ma fille ; mais avec le petit garçon il n'y a point d'inconvénient. Du reste, elle est-très fidèle et même un peu sévère avec l'enfant. Madame de Villefort est tout le contraire, car elle le gâte ; elle a au moins aussi mauvais ton, et plus même, mais à l'extérieur. Toutes sont bien ensemble.

» Les deux premières femmes, toutes deux fort attachées à l'enfant. Mais madame Le Moine, une caillette et bavarde insoutenable, contant tout ce qu'elle sait dans la chambre, devant l'enfant ou non, cela est égal. Madame Neuville a un extérieur agréable, de l'esprit, de l'honnêteté ; mais on la dit dominée pat- sa mère, qui est très-intrigante.

» Brunier, le médecin, a ma grande confiance toutes les fois que les enfants sont malades ; mais, hors de lit, il faut le tenir à sa place ; il est familier, humoriste et clabaudier.

» L'abbé d'Avraux peut être fort bon pour apprendre les lettres à mon fils, mais, du reste, il n'a ni le ton, ni même ce qu'il faudrait pour être auprès de mes enfants. C'est ce qui m'a décidée en ce moment à lui retirer ma fille ; il faut bien prendre garde qu'il ne s'établisse hors les heures de leçons chez mon fils. C'est une des choses qui a donné le plus de peine à madame de Polignac, et encore n'en venait-elle pas toujours à bout, car c'était la société des sous-gouvernantes. Depuis dix jours, j'ai appris des propos d'ingratitude de cet abbé qui m'ont fort déplu.

» Mon fils a huit femmes de chambre. Elles le servent avec zèle, mais je ne puis compter beaucoup sur elles. Dans ces derniers temps, il s'est tenu beaucoup de mauvais propos dans la chambre ; mais je ne saurais point dire exactement par qui ; il y a cependant une dame Belliard qui ne se cache pas sur ses sentiments : sans soupçonner personne, on peut se méfier. Tout son service en hommes est fidèle, attaché et tranquille.

» Ma fille a à elle deux premières femmes et sept femmes de chambre. Madame Brunier, femme du médecin est à elle depuis sa naissance, la Sert avec zèle ; mais sans avoir rien de personnel à lui reprocher, je ne la chargerai jamais que de son service. Elle tient du caractère de son mari. De plus elle est avare, et avide des petits gains qu'il y a à faire dans la chambre.

» Sa fille, madame Tremindille, est une personne d'un vrai mérite ; quoique seulement âgée de vingt-sept ans, elle a toutes les qualités d'un âge mûr. Elle est à nia fille depuis sa naissance, et je ne l'ai pas perdue de vue. Je l'ai mariée et le temps qu'elle n'est pas avec nia fille, elle l'occupe en entier à l'éducation de ses trois petites tilles. Elle a un caractère doux et liant, est fort instruite, et c'est elle que je désire charger de continuer les leçons â la place de l'abbé d'Avraux. Elle en est très—fort en état, et puisque j'ai le bonheur d'en être sûre, je trouve que c'est préférable à tout. Au reste, nia fille l'aime beaucoup et y a confiance. Les sept antres femmes sont de bons sujets, et cette chambre est bien plus tranquille que l'autre. Il y a deux très-jeunes personnes, mais elles sont surveillées par leur mère, l'une à ma fille, l'autre par madame Le Moine.

» Les hommes sont à elle depuis sa naissance. Ce sont des êtres absolument insignifiants, mais connue ils n'ont rien à faire que le service, et qu'ils ne restent point dans sa chambre par-delà, cela m'est assez insignifiant[13].

» MARIE-ANTOINETTE. »

Tandis que trois fils de France, quai re princes du sang et de nombreux gentilshommes quittaient la cour afin de se dérober à la fureur de leurs ennemis, tous les corps militaires de Paris prêtaient serinent, par députés, entre les mains de La Fayette. Ensuite l'assemblée des électeurs prenait les mesures nécessaires pour organiser la milice bourgeoise, y incorporer ceux des gardes françaises qui avaient combattu en faveur du peuple, et adoptait comme un titre plus convenable à cette troupe citoyenne, la dénomination de garde nationale, proposée par le commandant général. Mais les nouvelles alarmantes et fâcheuses se reproduisaient de temps à autre. On se plaignait déjà que le roi ne vînt pas ; on disait que le peuple était trahi, qu'on avait recours à de vaines promesses pour l'amuser. Ces plaintes n'étaient pas fondées, car Louis XVI, rassuré par Bailly, avait promis, malgré les craintes déchirantes de la reine et les alarmes de sa famille, de se rendre à Paris. L'Assemblée, instruite de sa résolution, avait même décidé que deux cents députés seraient chargés de l'accompagner.

Le 17 juillet, jour fixé pour le voyage du roi, le silence de la mort régnait dans tout le palais de Versailles ; les craintes étaient extrêmes. Marie-Antoinette avait écrit un discours de quelques lignes pour l'Assemblée où elle voulait se réfugier, si le roi était retenu prisonnier à Paris. Elle apprenait ce discours, qui commençait par ces paroles : « Messieurs, je viens vous remettre l'épouse et la famille de votre souverain ; ne souffrez pas que l'on désunisse sur la terre ce qui a été uni dans le ciel. » Lorsqu'elle les répétait, sa voix était coupée par ses larmes et par ces mots douloureux : « Ils ne le laisseront pas revenir ! » La reine s'enferma dans ses cabinets avec toute sa famille. Elle envoya chercher plusieurs personnes de sa cour : on trouva des cadenas à leurs portes ; la terreur les avait éloignées. Louis XV1 partit de Versailles à neuf heures du matin, après avoir entendu la messe, communié, et remis au comte de Provence un acte par lequel il le nommait lieutenant général du royaume, dans la prévision qu'on attenterait à sa vie ou à sa liberté. Il était accompagné du maréchal de Beauvau, des ducs de Villeroi et de Villequiers, du comte d'Estaing qui jouissait alors de la faveur populaire. La nouvelle milice bourgeoise de Versailles, armée de mauvais fusils et douze gardes du corps le conduisirent jusqu'au Point-du-Jour, au-delà de Sèvres, où l'attendait la garde parisienne. Autour de la voiture du roi marchaient les députés. Il fut reçu à la barrière par La Fayette et Bailly. Le nouveau maire, à la tête de la municipalité, lui présenta les clefs de la ville et lui dit : « Sire, j'apporte à votre Majesté les clefs de sa bonne ville de Paris ; ce sont les mêmes qui ont été présentées à Henri IV. Il avait reconquis son peuple, ici le peuple a reconquis son roi[14]. »

En effet, tout annonçait une victoire. De la barrière à l'hôtel-de-Ville, la voiture de Louis XVI s'avançait au milieu de cieux cent mille hommes armés de fusils, de sabres, d'épées, de piques, de faulx, de pioches, de bâtons. Cette milice improvisée, dans laquelle on distinguait les vainqueu.rs de la Bastille, des femmes, les chevaliers de l'Arquebuse, les clercs de la Bazoche, des moines sous la bannière de leur ordre, des capucins le mousquet sur l'épaule, formaient deux lignes régulières dans cette immense longueur, sur trois et quatre hommes d'épaisseur. Vous auriez cru voir une de ces bizarres processions du temps de la Ligue. A la tête de cette troupe immense, se montrait à cheval, vêtu d'un simple frac uni, l'épée à la main, la cocarde au chapeau, le commandant général La Fayette. La députation de l'Assemblée nationale marchait à pied, autour de la voiture du roi, avec un air triste et agité. Partout le cri mille fois répeté de vice la nation remplaçait l'ancien cri de cire le roi. Aussi le visage du monarque portait-il l'empreinte de la douloureuse surprise que lui causait ce silence. Par leurs conseils, les meneurs de la foule avaient fermé tous les cœurs aux sentiments antiques des Français pour leur souverain. A la hauteur des Champs-Élysées, un coup de fusil, tiré dans la direction de la voiture du roi, frappa une femme et l'étendit morte. Ce malheur lit croire, sans preuve certaine, à une tentative régicide[15]. Auprès du Pont-Neuf, Louis XVI put arrêter avec charme ses regards sur plusieurs canons dont la lumière était couverte de gros bouquets de fleurs ; on y lisait cette inscription : Votre présence nous a désarmés.

Arrivé devant l'Hôtel-de-Ville, le roi descendit, reçut des mains de Bailly la cocarde nationale et l'attacha sans hésiter à son chapeau. Il monta ensuite le grand escalier sous une voûte d'acier que formaient les épées croisées des électeurs : cet hommage emprunté aux usages de la franc-maçonnerie, le cliquetis des armes, la confusion des voix et le retentissement de la voûte eussent pu d'abord inspirer au roi quelque sentiment de crainte. Mais la foule se pressait autour de lui, et il marchait avec assurance au milieu du peuple. En ce moment le maréchal de Beauvau voulant écarter ceux qui le pressaient, il lui dit : « laissez-les faire, ils m'aiment bien. D A l'entrée de Louis XVI dans la salle, la foule ne put se contenir plus longtemps, et les applaudissements, les cris de Vive le roi ! éclatèrent de toutes parts. Il alla s'asseoir sur le trône qui lui avait été préparé, et alors tous, les mains levées, les yeux remplis de larmes, se tournèrent vers lui. Un des présidents des électeurs, Moreau de Saint-Méry, lui adressa un discours. A ces paroles : « Voilà, Sire, ce peuple qu'on a osé calomnier, » le roi l'interrompit d'un signe de tête ou d'un geste, pour signifier qu'il n'avait pas cru à la calomnie. Le procureur de la ville, M. de Corny, proposa d'élever sur l'emplacement de la Bastille, une statue à Louis XVI, régénérateur de la liberté nationale, restaurateur de la prospérité publique et père du peuple français. Cette statue fut aussitôt votée par une acclamation universelle.

A peine remis d'un saisissement involontaire, le roi chargea Bailly de parler pour lui. Le maire prit d'abord ses ordres et prononça ces paroles : » Messieurs, le roi nie charge de vous dire qu'il est touché de l'attachement et de la fidélité de son peuple, et que son peuple aussi ne doit pas douter de son amour ; qu’il approuve l'établissement de la garde parisienne, ma nomination à la place de maire, et celle de M. La Fayette à celle de commandant général ; mais il veut que l'ordre et le calme soient rétablis, et que désormais tout coupable soit remis à la justice. » Ensuite, une harangue de Lally-Tollendal, regardée comme un modèle d'éloquence et de sensibilité, ruais qui ressemblait trop à une triste paraphrase de l'Ecce homo, fut accueillie par les acclamations assistants. Le roi essaya de prendre la parole et ne répondre que d'une voix pleine d'émotion : « Mon peuple peut toujours compter sur mon amour. » Afin de satisfaire aux vœux de la foule immense qui couvrait la place, Louis XVI parut sur le balcon, la cocarde à son chapeau ; à sa vue un tonnerre d'applaudissements retentit de toutes parts, les transports d'amour et de reconnaissance redoublèrent. Alors ses yeux se mouillèrent de larmes, et il dit que son cœur avait besoin de ces cris du peuple[16].

Dans ce moment d'inexprimable enthousiasme, si Louis XVI avait été un homme d'énergie, s'il avait été d'un caractère ferme et résolu, doué de la force de vouloir et d'agir, quel effet n'aurait-il pas produit sur ces masses pressées, vivement émues, haletantes autour de lui ? Il aurait alors saisi l'instant précieux. cet instant qui ne revient plus lorsqu'il est une fois perdu, que le grand homme aperçoit d'un coup d'œil, que l'on montre à l'homme sage, mais que ni l'un ni l'autre ne laisse échapper, et par un de ces élans de génie auquel rien ne peut résister, il aurait électrisé, puis subjugué et entraîné hors de ces masses « les amis secrets, les amis honteux qu'elles recélaient. » Avec mie attitude plus mâle, il les portait à se déclarer en sa faveur, et, fort de leur appui, il sortait de la situation fatale qu'il s'était faite pour imprimer à la royauté une marche plus décidée. Mais cette nature réfléchie et silencieuse était comme réduite à l'impuissance, au milieu des circonstances impérieuses qui exigeaient qu'il opposât la plus vigoureuse résistance aux passions et la plus inébranlable constance aux événements. Dans ce roi condamné à expier les fautes de Louis XIV et de Louis XV, dans cet esprit droit et ce cœur aux instincts honnêtes, on ne trouve qu'Ili homme convaincu de sa faiblesse, dont le repentir suit de près les résolutions, inférieur aux exigences terribles de sa situation, et que les événements surprennent ou écrasent. On cherche en lui -le héros, l'homme assez fort pour s'élever à la hauteur des circonstances, on ne trouve qu'un martyr résigné, qu'une victime marquée, pour ainsi dire, par la fatalité. Ainsi Louis XVI, après avoir légalisé les usurpations des états-généraux, se rend aux vœux de l'insurrection qui vient de renverser la Bastille, il se traille à l'Hôtel-de-Ville, pour sanctionner ses exploits et ses actes. Il s'était écrié : « Si je rappelle Necker, il faut que je lui cède mon trône, » et cependant il consent au retour de ce ministre. Qu'on ne vienne pas nous dire que la Révolution était alors pure de tout excès. Elle avait en effet souillé son berceau du sang des infortunés de Launay et de Flesselles, et quelques jours plus tard elle allait immoler deux autres victimes, Foullon et Berthier.

A la sortie de l'Hôtel-de-Ville, le Roi trouva les armes de la milice parisienne renversées en signe de paix. Il fut porté à sa voiture au milieu des acclamation4unanimes de la foule et reconduit par le même cortège jusqu'au Point-du-Jour. Les gardes du corps l'attendaient avec impatience sur les hauteurs de sèvres. Dès qu'ils l'aperçurent, leur joie fut grande, et ils s'empressèrent de réclamer leur service accoutumé. Quel-cries uns d'entre eux prirent les devants pour calmer les alarmes de sa famille. Son absence prolongée avait accru les inquiétudes de la reine, qui se reprochait amèrement d'avoir cédé à de timides conseils et de n'avoir pas accompagné son époux. « Mon devoir est ile partager ses périls, disait-elle en pleurant ; dans un temps où l'événement détruit sans cesse toutes les probabilités, devais-je me laisser arrêter par de lâches conjectures ? » Le roi n'arriva qu'à neuf heures du soir à Versailles. L'Assemblée nationale se trouva sur son passage dans l'avenue ; un peuple immense le suivit dans les cours du château. Sur l'escalier des appartements, la reine, ses enfants et sa sœur, madame Elisabeth, vinrent se précipiter dans ses bras, comme s'il avait couru le plus grand danger. Au milieu de la joie inexprimable de sa famille ; Louis XVI se félicita d'être revenu sain et sauf, et plusieurs fois on l'entendit répéter ces mots : « Heureusement il n'a pas coulé de sang, et je jure qu'il n'y aura jamais une goutte de sang français versé par mon ordre. »

De retour à Versailles, le malheureux roi s'y trouva presque seul. Pendant trois jours, dit le baron de Besenval, il n'y eut auprès de lui que M. de Montmorin et moi. Le 19, tout ministre étant absent, j'étais entré chez le roi, afin de lui faire signer un ordre de donner des chevaux de poste au colonel du régiment des -Évêchés qui s'en retournait. Dans le moment où je lui présentais cet ordre, un valet de pied se place entre lui et moi, pour voir ce qu'il écrivait. Le roi se retourne, aperçoit l'insolent, et court se saisir des pincettes. Je l'empêchai de suivre ce mouvement d'une colère très-naturelle ; il me serra la main pour m'en remercier, et je remarquai des larmes dans ses yeux.

A dater du jour où Louis avait opéré sa réconciliation avec l'Assemblée nationale, ceux des députés de la noblesse et du clergé qui s'étaient abstenus de prendre part à ses délibérations, cédèrent enfin, et déclarèrent que, vu les circonstances impérieuses où l'État se trouvait, ils se mêleraient sérieusement à ses travaux. C'est ainsi que fut complétée la confusion des ordres. Le peuple eut désormais entre les mains tous les moyens d'accomplir la révolution. En effet, les journées de juillet étaient le complément des journées de juin : au 17 et au 23 juin, l'Assemblée victorieuse de la résistance, avait arraché au monarque le pouvoir législatif pour se le donner à elle-même ; au 12 et au 14 juillet, le peuple s'empara de la puissance publique. « L'autorité ainsi que. la force se trouvèrent entièrement déplacées. » La suite des événements prouvera que l'Assemblée, devenue l'autorité, le gouvernement, ne put conserver le pouvoir usurpé, et que la royauté impuissante ne sut pas rentrer en possession de ce qu'elle avait perdu[17].

Malgré le voyage du roi à Paris, l'agitation, le trouble, les craintes, les espérances continuaient à régner dans cette ville immense. A l'exemple de l'Hôtel-de-Ville, toutes les corporations, boulangers, tailleurs, cordonniers, domestiques, obéissant à cet esprit de souveraineté, de législation et d'indépendance qui germait partout, se réunissaient aux Champs-Elysées, au Louvre, à la place de Louis XV, et délibéraient en forme. Ainsi le district des Petits-Augustins arrêtait, à lui tout seul, qu'il serait établi des juges de paix, les qualifiait de tribuns et procédait sur le champ à leur nomination. La municipalité faisait de vains efforts pour s'opposer à ces assemblées. Dans cette crise alarmante, l'Hôtel-de-Ville, inquiété par le Palais-Royal, entouré d'obstacles, était devenu cependant le centre commun où tout aboutissait. Les municipalités des environs lui demandaient des ordres, les villages voisins, des conseils pour leur administration civile et militaire. Aussi jouissait-il du plus grand crédit et d'une véritable autorité. Obligé de tout régler ; subsistances, police, armée, justice, il succombait sous le poids des travaux que lui créaient les circonstances. Pour suffire à tant de soins divers, les électeurs avaient formé plusieurs comités, tels que le comité des recherches, qui s'occupait de la police, et le comité des subsistances, chargé de l'approvisionnement 'de Paris. Cette dernière tâche offrait d'immenses difficultés, et souvent de grands dangers. Bailly s'imposa l'obligation de voir tout par lui-même, prit les mesures que nécessitait la capitale et concentra toute son administration dans les subsistances, dont il ne quitta presque pas le comité pendant trois mois. Il fallait acheter des blés dans les villes peu éloignées, à Pontoise, à Meulan, au Havre, à Rouen, les faire moudre et les transporter ensuite à Paris, à travers les campagnes désolées aussi par la famine. On arrêtait les convois ; souvent des bandits pillaient les marchés ou s'emparaient sur les routes des voitures de farine destinées pour cette ville. Le peuple, malheureux par l'interruption des travaux, murmurait et demandait que le prix du pain fût diminué, L'État qui avait fait venir des blés de l'étranger les vendait à perte, pour indemniser les boulangers forcés de livrer le pain au-dessous du cours des farines, et assurer la tranquillité publique. Ces sacrifices lui coûtaient vingt-cinq à trente mille livres par jour. Mais la diminution à laquelle le mécontentement de la multitude forçait trop souvent de recourir, augmentait encore la disette de Paris, car les habitants des campagnes voisines venaient y acheter le pain qu'on vendait plus cher ailleurs. Le soin des subsistances imposait donc de pénibles devoirs. Des inquiétudes sans cesse renaissantes assiégeaient chaque jour Bailly et le comité.

Quant à La Fayette, le héros populaire de la liberté américaine, il poursuivait de son côté avec une ardeur infatigable l'organisation de la milice bourgeoise. Outre les compagnies de gardes françaises, il avait incorporé dans cette milice, avec l'autorisation du roi, un certain nombre de Suisses, et une quantité considérable de soldats qui désertaient leurs drapeaux, attirés à Paris par l'espoir d'une solde plus forte, et peut-être aussi par la licence que favorisait la chute de toute autorité légitime[18]. La garde nationale revêtit alors l'uniforme et ajouta aux deux couleurs do la cocarde parisienne la couleur blanche, qui était celle du roi et de la France. Ce fut La Fayette qui présenta à la Commune les trois couleurs avec un règlement gour latroupe citoyenne. « Je vous apporte, » dit-il, une cocarde qui fera le tour du monde. » Il appartiendra bientôt à la guerre victorieuse d'accomplir cette prédiction.

Toujours sous les armes, afin de protéger les convois de farine, de dissiper les émeutes et de maintenir l'ordre public, la garde nationale pouvait devenir encore le bouclier de la monarchie épuisée, et son chef acquit une grande popularité par sa fermeté, sa vigilance et son dévouement inébranlable. Mais ses efforts ne furent pas toujours couronnés de succès ; s'ils comprimèrent ou du moins atténuèrent quelquefois le désordre, Souvent ils se brisèrent contre les commotions de la multitude, excitées par des conspirateurs inconnus. Aussi La Fayette écrivait-il le 16 juillet : Je règne dans Paris ; mais sur un peuple en fureur poussé par d'abominables cabales. » Le chef de la milice parisienne, doué d'un esprit droit, fin et pénétrant à force de justesse, d'une aine égale et ferme, amoureux de la gloire et surtout de la liberté, paraissait propre à la mission que lui avaient assignée les circonstances. Ses ennemis politiques lui ont cependant reproché de ne l'avoir pas comprise dans toute son étendue et de n'en avoir accompli que la moitié. Au milieu des grands événements de son époque, du flux et du reflux perpétuel des opinions et des intérêts, il montra un patriotisme ardent, un désintéressement rare, 'une noblesse d'âme et une constance admirables. « Les partis, qui l'avaient trouvé incorruptible, -accusaient son habileté, parce qu'ils ne pouvaient accuser son caractère[19]. » Mais peut-être les qualités du cœur éclipsaient-elles dans La Fayette celles de l'esprit ; il faut avouer en effet que, dans le cours de sa longue carrière, il n'a pas toujours montré la prévoyance, l'adresse et la décision qu'exigeaient les événements. Homme de transition, il passa toute sa vie entre deux idées, la monarchie et la république. Lorsque par devoir il défendait la première, il abandonnait soli cœur à la seconde. Aussi ne put-il voir triompher une de ces deux idées.

Les électeurs, Bailly et La Fayette étaient donc enchaînés jour et nuit à des fonctions périlleuses. Mais leurs efforts pour calmer le peuple soulevé, devenaient souvent inutiles. A chaque instant des bruits ridicules ; répandus avec affectation par des misérables soudoyés pour fomenter les alarmes, troublaient la tranquillité de la capitale. Tourmentés de craintes, environnés de soupçons, ses habitants voyaient partout des agents de la cour, partout des ennemis. Ils prétendaient que les troupes, malgré la promesse du roi, restaient dans les environs de la ville ; que douze cents hussards de Nassau s'y étaient introduits avec dessein de la surprendre, que les soldats arrachaient aux passants la cocarde nationale pour en bourrer leurs fusils, et qu'on avait aperçu le prince de Vaudemont méditant un plan d'attaque. Tantôt on disait que le complot avait été formé d'empoisonner les gardes françaises de la caserne de l'Oursine, tantôt que des convois de farine, destinés à l'approvisionnement de Paris avaient été arrêtés à Saint-Denis, ou que des accapareurs conspiraient pour affamer le peuple. On crut que l'abbesse de Montmartre, madame de Montmorency-Laval, faisait de sa pieuse retraite un immense arsenal. Le peuple s'y porta, et le curé de Saint-Eustache avec quelques „électeurs pénétrèrent dans l'intérieur du couvent. Ils firent les perquisitions les plus exactes, mais ne trouvèrent ni armes ni canons (21 juillet). Au milieu de ces inquiétudes, excitées souvent par les plus frivoles prétextes, mais propres à entretenir l'effervescence de la foule, on apprit que Foullon et Berthier avaient été arrêtés loin de Paris. La colère du peuple allait éclater terrible, sanglante, et le 22 juillet devait être une journée d'atrocités et de deuil.

Foullon, natif de Doué ou de Saumur en Anjou, avait été successivement simple commissaire des guerres sous le ministère du duc de Choiseul, intendant des armées des maréchaux de Soubise et de Broglie, pendant la 'guerre de 1755, intendant de guerre, de marine, des finances et conseiller d'État. Pendant cinquante ans de service dans les emplois supérieurs, il avait augmenté la fortune que lui avait procurée un brillant mariage. Il n'a jamais été prouvé que Foullon eût été spéculateur, financier et traitant[20]. On l'accusait de tyrannie envers ses vassaux, et pendant le rigoureux hiver de 1789, il avait dépensé soixante mille francs en travaux, afin do soulager tous les malheureux de son canton, qu'il ne voulait pas humilier par des aumônes[21]. On prétendait qu'il avait conseillé au roi la banqueroute et pour ce motif les capitalistes en avaient fait l'objet de leur haine ; qu'il avait dit, au milieu de la plus grande cherté du blé, en insultant à la misère du peuple : Si cette canaille n'a pas de pain, elle mangera du foin ; le peuple peut manger de l'herbe, puisque mes chevaux s'en contentent, et encore : On devrait faucher Paris comme on fauche un pré. « Nous sommes bien loin, dit La Fayette dans ses Mémoires, de justifier toutes les odieuses imputations dont il était l'objet ; mais malheureusement il n'était pas nécessaire qu'elles fussent prouvées pour le mettre dans le plus imminent danger. »

Après la retraite de Necker et lorsqu'il s'agissait d'opposer la force aux usurpations de l'Assemblée, il avait été appelé par le roi, ainsi que nous l'avons dit, au contentieux du ministère de la guerre. Il avait alors présenté' Louis XVI deux Mémoires ou deux plans de politique tout à fait opposés, pour le sauver de la crise affreuse où il se trouvait. Dans le premier mémoire, Foullon dénonçait les vues criminelles du duc d'Orléans, opinait pour l'arrestation et la mise en jugement de ce prince ; il désignait les principaux meneurs parmi les députés, conseillait encore au roi de les faire arrêter et de ne point congédier son armée avant l'entier rétablissement de l'ordre. Dans le second, il indiquait les moyens d'arrêter la révolution dès son début ; le roi devait se rendre à l'Assemblée, demander lui-même les cahiers et satisfaire les vœux du peuple au prix des plus larges concessions. Madame Adélaïde s'était fait lire ces mémoires par Foullon lui-même, en présence de quatre ou cinq personnes. Une d'elles était le comte de Narbonne étroitement lié avec la fille de Necker, madame de Staël, qu'il instruisit des plans de Foullon. Le premier menaçait le parti d'Orléans ; les chefs de ce parti ne tardèrent pas à le savoir, et dès lors ils désignèrent ce vieillard à la haine publique, en le poursuivant des calomnies les plus odieuses[22].

Après la prise de la Bastille, à l'époque de la retraite des nouveaux ministres, Foullon entendit gronder l'orage autour de lui, et ne chercha point à l'éviter. Mais le .16 juillet, cédant aux sollicitations de sa belle-fille, dont le mari était intendant du Bourbonnais, il alla prendre un passeport à sa section. Le lendemain, elle le pressa de se réfugier à Moulins, où ses jours seraient en sureté. « Ma la fille, lui dit-il, vous savez toutes les infamies répandues sur mon compte ; si je pars, je semblerai passer condamnation. Ma vie est pure, je veux qu'elle soit examinée, je veux laisser à mes enfants un nom sans tache. » Foullon se rendit tranquillement à Versailles ; il en était de retour le 18 au soir. Le 19 au matin, il partit pour son château de Morangis, situé à seize kilomètres de Paris, et se mit en route, à pied, le 20, pour aller joindre M. de Sartine, son ami, à Viry, village sur la route de Fontainebleau, après avoir laissé l'ordre qu'on lui envoyât ses lettres. M. de Sartine était alors absent ; un de ses valets reçut les lettres de Foullon, et les remit traîtreusement à Grappe, syndic du village. Aussitôt on sonne le tocsin et les paysans accourent de toutes parts. Avertis de la présence de Foullon, ils le cherchent, le découvrent se promenant seul dans le parc, à quatre heures du matin, et l'arrêtent (22 juillet).

C'est alors que commence le supplice de la victime. « Tu voulais nous donner du foin, lui disent les paysans, c'est toi qui en mangeras ! » Ils chargèrent aussitôt ses épaules d'une botte de foin, lui mirent un collier de chardons, un bouquet d'orties à la boutonnière, et lui remplirent la bouche de foin. On le força ensuite de marcher derrière une charrette, les pieds nus, les mains liées, et dans ce pitoyable appareil on le conduisit à Paris. Sur la route, ses bourreaux l'accablaient d'outrages. De temps à autre ils essuyaient avec des orties son visage ruisselant de sueur. A Villejuif, le vieillard eut soif ; ils lui donnèrent à boire un verre de vinaigre mêlé de poivre[23].

Vers six heures du matin, Foullon entrait dans Paris et montait les marches de l'Hôtel-de-Ville au milieu des imprécations ou des railleries. A l’arrivée de ce prisonnier, déjà condamné, les membres du comité permanent se trouvèrent en face d'une nécessité terrible. Il était difficile en effet d'échapper à la grave responsabilité de son supplice ou d'arracher la 'victime des mains de ses bourreaux, car un arrêt d'absolution pouvait devenir l'arrêt de mort de ses juges. Le comité décida que désormais les accusés de ce genre seraient conduits à l'abbaye Saint-Germain, et que sur la porte on inscrirait ces mots : « Prisonniers mis sous la main de la nation[24]. « Cette mesure pouvait protéger Foullon contre la fureur populaire. Mais le bruit de son arrestation s'était répandu avec rapidité dans tout Paris, et déjà la place de Grève se remplissait de groupes nombreux que paraissaient exciter des personnages d'un extérieur élégant[25], et du sein de ces groupes on criait de temps à autre : « Foullon ! Foullon ! nous voulons voir Foullon ! » A deux heures, Bailly descendit accompagné de vingt électeurs ; la foule lui demandant justice de Foullon, il assura qu'elle serait faite, que le prisonnier était en sûreté, et qu'il serait jugé. « Il est jugé, répondirent quelques individus ; il faut le pendre. » Le maire « exposa les principes » et s'efforça de faire entendre au peuple la voix de la justice, de la raison, de l'humanité. Ses paroles firent quelque impression sur ceux qui l'entouraient et l'écoutaient avec une attention respectueuse. Mais au loin des voix criaient : « Pendu ! pendu ! » Bailly alla s'enfermer, comme à son ordinaire, au bureau des subsistances, dans la pensée que l'Hôtel-de-Ville, défendu par une nombreuse garde, ne pourrait être envahi et que d'ailleurs les flots de cette tempête finiraient par se calmer[26]. Il se trompait : La Fayette, afin de ne pas accumuler les forces sur un seul point, avait diminué cette garde, et la foule qui s'augmentait à chaque instant, couvrait maintenant toute la place. Déjà elle poussait des hurlements de mort et menaçait d'incendier l'Hôtel-de-Ville, si le comité laissait échapper le prisonnier.

Un sentiment d'effroi saisit les électeurs présents, car ils ignoraient eux-mêmes dans quel endroit les membres du bureau de nuit avaient caché Foullon, et si l'évasion du prisonnier n'avait pas été favorisée. Ils le cherchent assez longtemps, le découvrent enfin dans la salle de la reine et l'engagent à se montrer au peuple pour le tranquilliser. Foullon obéit et parait à une des fenêtres qui donnent sur la place. La vue de ce vieillard de soixante-quatorze ans calma la fureur de la multitude. Mais bientôt après un cri s'élève : « Qu'on l'amène et qu'il soit jugé ! » Une troupe de forcenés se précipite aussitôt sur la garde, la disperse, brise les barrières, pénètre dans l'Hôtel-de-Ville et envahit la salle même du comité permanent. L'intrépide Moreau de Saint-Méry réclame et obtient le silence ; et l'électeur Delapoise s'écrie avec émotion : « Je ne pense pas qu'il y ait un bourreau parmi les Français qui m'environnent. » Un autre électeur, Osselin, reprenant la parole : « Avant toute exécution, il faut une instruction et un jugement. Oui, répond la foule, jugé tout de suite, et pendu. — Mais pour juger, il faut des juges, remettons le prisonnier entre les mains des juges ordinaires. — Non, jugé tout de suite, et pendu. — Si vous ne voulez pas des juges ordinaires, nommez-en d'autres. — Jugez vous-mêmes. — Mais les électeurs n'ont aucun droit de créer des juges, et dans cette circonstance pressante, il n'y a que le peuple qui puisse les nommer. « Alors la multitude improvise une espèce de tribunal composé de sept membres parmi lesquels les curés de Saint-Etienne-du-Mont et de Saint-André-des-Arcs. Osselin doit remplir les fonctions de greffier et M. Duveyrier celles de Procureur du roi. Ainsi les électeurs cherchaient, par tous les moyens, à gagner du temps pour éviter un jugement illégal, et le peuple voulait le précipiter pour amener une exécution illégitime[27].

M. Duveyrier, en sa qualité d'accusateur public, demande alors : « De quels délits dois-je accuser M. Foullon ? — Il a voulu vexer le peuple ; il a dit qu'il lui ferait manger de l'herbe ; il a conseillé la banqueroute ; c'est un accapareur de blé. » Il fallait juger la victime sur ces imputations vagues et sans preuves. Aussi les électeurs s'efforçaient-ils d'éloigner cette charge délicate et périlleuse. Les deux curés observèrent que, suivant les lois de l'église, ils ne pouvaient juger à mort. Leur excuse fut admise et ils se retirèrent. On procédait à la nomination de deux autres juges, lorsque les meneurs en habits craignant que ces lenteurs n'eussent pour objet de soustraire le vieillard à leur vengeance, excitèrent l'impatience de la foule. Aussitôt les vociférations redoublèrent et le tumulte fut à son comble : le peuple voulait sa proie. De la salle de la Reine, le prisonnier entendait les cris de mort que poussait cette troupe effrénée et n'en paraissait point ému. « Vous êtes calme, monsieur, lui dit un de ses gardes, frappé de cette sécurité, sans doute vous êtes innocent ? — Le crime seul peut se déconcerter, » reprit Foullon[28]. Comme la multitude persistait à demander qu'il fût amené sur le champ et jugé, on y consentit, mais à condition qu'il ne lui serait fait aucun mal. On alla le chercher pour l'amener dans la salle Saint-Jean. Il fallut l'asseoir sur une petite chaise devant le bureau du président. Plusieurs hommes du peuple formèrent une chaîne autour de lui afin de le protéger contre la foule[29].

Dans ce moment, La Fayette arriva. Instruit de ce qui s'était passé, il essaya de sauver le malheureux vieillard. « Je ne puis blâmer, dit-il, votre colère et votre indignation contre cet homme. Je ne l'ai jamais estimé. Je l'ai toujours regardé comme un grand scélérat, et il n'est aucun supplice trop rigoureux pour lui. Vous voulez qu'il soit puni, nous le voulons aussi, et il le sera. Mais il a des complices et il faut que nous les connaissions. Je vais le faire conduire à l'abbaye Saint-Germain. Là, nous instruirons son procès, et il sera condamné, suivant les lois, à la mort infime qu'il n'a que trop méritée[30]. » Ceux des premiers rangs qui pouvaient entendre applaudirent au discours du général. Foullon comprit son intention, et, se croyant sauvé, il eut l'imprudence de mêler ses applaudissements à ceux de l'auditoire.

« Vous le voyez, ils s'entendent, » cria une voix, et quelqu'un bien vêtu ajouta avec colère : « Qu'est-il besoin de jugement pour un homme jugé depuis trente ans ? » La Fayette prit encore plusieurs fois la parole, mais tous ses efforts pour gagner du temps furent inutiles : le moment fatal était arrivé. L'impatience du peuple se tourne en fureur. Des clameurs violentes s'élèvent dans la place ; une nouvelle troupe pousse la foule qui remplissait déjà les escaliers de l'Hôtel-de-Ville et la salle Saint-Jean ; les uns disent : « C'est le Palais-Royal, les autres : C'est le faubourg Saint-Antoine qui vient enlever le prisonnier. » Alors tous s'ébranlent à la fois, tous se précipitent sur Foullon. C'est en vain que La Fayette essaie encore de donner un ordre et s'écrie : « Qu'on le conduise en prison. » En un clin d'œil, Foullon est enlevé par le peuple ou plutôt par ceux qui veulent sa mort, et porté sous la lanterne[31]. Tout était prêt pour le supplice de la victime. On lui fait demander pardon à Dieu, à la nation et au roi ; on lui passe une corde au cou, on le suspend... La corde se casse ; le vieillard tombe sur ses genoux et implore la pitié du peuple, mais le peuple est inexorable. Mille bras se hâtent de raccommoder la corde ; on attache de nouveau Foullon. La corde 'se casse une seconde fois. Quelques-uns des assistants, émus de compassion, présentaient leurs sabres pour abréger les affreuses angoisses du Malheureux. Mais ses bourreaux s'y opposent et prolongent son supplice pendant plus d'un quart d'heure, en faisant attendre une corde neuve : elle arrive enfin et termine ses longues souffrances. A peine la victime a-t-elle rendu le dernier soupir, qu'elle retombe entre les mains de ses bourreaux. Ils se disputent son cadavre comme des bêtes féroces, le dépouillent, s'arrachent à l'envi les lambeaux de ses vêtements, lui coupent la tête, traversent la bouche d'un bâillon de foin, placent ce sanglant trophée au bout d'une pique, dansent autour en chantant : Vive la nation et la liberté ! et la promènent ensuite à travers les rues de Paris[32].

Pour assouvir les féroces appétits de la multitude, il fallait le même jour une seconde proie. Berthier de Sauvigny, gendre de Foullon, intendant de Paris, administrateur intègre, actif, et d'une capacité rare, s'était fait de nombreux ennemis par sa dureté, ses hauteurs et surtout par son attachement au parti de la cour. Ses ennemis lui reprochaient d'avoir eu la direction du camp de Saint-Denis, d'avoir fait distribuer à ses agents secondaires sept à huit mille cartouches, un grand nombre de balles et douze cents livres de poudre, enfin d'avoir conspiré contre la liberté et dressé des listes de proscription. C'est à lui, que le peuple, égaré par de mensongères imputations, attribuait l'excessive cherté des grains[33]. II prétendait encore que Berthier avait ordonné de faucher les blés sur pied, dans plusieurs endroits de sa vaste généralité, afin de hâter la famine en détruisant l'espoir d'une abondante moisson : « imputation absurde, dit Ferrières, et pour cela même plus propre à être adoptée par le peuple. » Sa perte était résolue lorsqu'il fut arrêté à Compiègne sous le faux prétexte que Paris le faisait chercher.

Informé de cette arrestation, le comité des électeurs, après mûre délibération, la désapprouva et arrêta qu'il « n'existait aucune raison de détenir M. Berthier de Sauvigny. » Mais les officiers municipaux de Compiègne observèrent qu'ils ne pouvaient répondre de la vie de l'intendant, s'il était mis en liberté. Alors le comité décida qu'une garde de deux cent quarante cavaliers sous les ordres de deux électeurs, Etienne de la Rivière et André de la Presle, « irait chercher Berthier, pour que sa personne fût en sûreté[34]. »

Dans la matinée du 92 juillet, un jeune homme au désespoir se présenta chez Lally-Tollendal, à Versailles, en s'écriant : « Ah ! Monsieur ! Vous avez passé quinze ans à défendre la mémoire de votre père, sauvez la vie du mien ; je suis le fils de Berthier de Sauvigny. » Lally-Tollendal, ému jusqu'aux larmes, s'empressa de le conduire chez le duc de Liancourt que l'assemblée nationale avait choisi depuis peu de temps pour son président. Par malheur, ce jour-là, il n'y avait pas séance, et le généreux député regretta vivement de ne pouvoir remplir les vœux de ce fils éperdu, qui porta ses prières jusqu'au pied du trône. Louis XVI dicta lui-même une lettre de salut... Mais vaine espérance ! Inutile intervention ! Déjà l'autorité royale n'était plus écoutée.

Cependant les électeurs Étienne de la Rivière et André de la Presle s'étaient rendus avec leur escorte à Compiègne où Berthier leur fut remis et conduit par la garde nationale de cette ville jusqu'à Verberie. Ils en partirent le mercredi 2.,) vers trois heures du matin. A la première poste ils trouvèrent un détachement du district du Val-de-Grâce, qui venait inutilement grossir leur cortège. Ils jugèrent prudent de ne pas s'arrêter à Senlis, parce que dans cette ville régnait une grande fermentation. L'escorte nombreuse qui suivait les électeurs avait éveillé la curiosité défiante des populations, et sur leur passage la route se couvrait d'une affluence considérable de monde.

Arrivés à Louvres, Berthier et son cortége se reposèrent. Là, beaucoup d'hommes à cheval, accourus de divers points, se réunirent à l'escorte, et la foule s'accroissait de moment en moment. Il était deux heures après midi lorsque d'horribles vociférations retentirent dans la cour de l'auberge. « II faut arriver de jour à Paris, » s'écrièrent des gens armés. Plusieurs montèrent et forcèrent Berthier de descendre[35]. On brisa les auvents du cabriolet qui transportait le prisonnier, afin de mieux le voir. La vie de l'intendant n'était plus en sûreté. Étienne de la Rivière eut le courage de se placer à côté de lui.

La voiture, entourée de cavaliers, partit au milieu des mépris, des outrages et des malédictions de la foule menaçante. Le peuple, attribuant à Berthier la famine dont il souffrait, lui jetait du pain noir dans la voiture. A la sortie de Louvres, un homme armé d'un sabre s'approcha et voulut le frapper, mais son généreux guide le couvrit de son corps. C'est là que l'électeur Étienne de la Rivière reçut une lettre du comité permanent et de Bailly, qui lui mandait de coucher au Bourget, pour arriver le lendemain à neuf heures et conduire le prisonnier de suite à l'Abbaye. Cette mesure était sage, car les attroupements causés par l'arrestation de Foullon pouvaient devenir funestes à son gendre. Berthier parut inquiet de cette lettre. Étienne de la Rivière lui en donna lecture, afin de le consoler. Elle tranquillisa l'intendant ; il dit alors à son guide : « Je vous prie de remercier pour moi M. Bailly et l'assemblée, des moyens employés pour me mettre à même de me justifier, et pour me soustraire à la fureur aveugle d'un peuple qui m'accuse[36]. » Plusieurs fois, sur le chemin, des hommes le couchèrent en joue, mais l'électeur continua de le protéger.

On entra enfin au Bourget où Étienne de la Rivière résolut de s'arrêter jusqu'au lendemain, pour se conformer aux ordres du comité. Mais des personnages « qui disposaient et ordonnaient, » forcèrent le postillon d'aller jusqu'à Paris, sans vouloir lui permettre de relayer. A mesure qu'on approchait de la capitale, les cris de mort redoublaient, et les deux côtés de la route se remplissaient d'une foule immense. Que d'horribles railleries, que d'humiliations, que de menaces, le malheureux intendant n'eut-il pas à subir ! Il avait imaginé, pour apaiser le peuple, d'attacher à son chapeau la cocarde nationale ; l'électeur lui avait prêté la sienne ; elle lui fut aussitôt arrachée. Un instant la multitude exigea que le prisonnier se découvrît afin qu'elle pût le reconnaître ; par un élan de générosité héroïque, Étienne de la Rivière ôta son chapeau en même temps. Près de la barrière Saint-Martin, une charrette se présenta, portant des planches disposées par étages et chargées d'inscriptions infamantes, dont la rédaction se rapportait plutôt au langage des personnages qui dirigeaient le mouvement de cette journée, qu'à celui des faubourgs. On prétendait qu'elles offraient le tableau de la vie de Berthier : Il a volé le roi et la France. — Il a dévoré la substance des peuples. — Il a été l'esclave des riches et le tyran des pauvres. — Il a bu le sang de la veuve et de l'orphelin. — Il a trompé le roi. — Il a trahi sa patrie[37]... Quelques-uns des assistants s'emparèrent de ces écriteaux et les portèrent devant l'intendant comme aux triomphes romains. Aux cris de mort et de supplice, aux accusations d'accaparement qui retentissaient à ses oreilles, il répondait : « Je vous jure que jamais je n'ai acheté ni vendu un seul grain de blé. »

Il était huit heures trois quarts du soir lorsque Berthier entra dans Paris, par la porte Saint-Martin. à travers le plus nombreux rassemblement que les habitants de cette ville aient jamais vu. Au bruit de son arrivée, la populace, abandonnant les restes sanglants de Foullon, courut à la rencontre de son gendre. Plus de cinq cents cavaliers en armes formaient la garde du prisonnier. Des soldats de divers corps, des bourgeois, couronnés de lauriers, précédaient la voiture avec des tambours et des drapeaux ; des femmes chantaient et dansaient au son d'une musique militaire ; une foule immense bordait, les rues et les fenêtres étaient remplies de spectateurs ; tous voulaient voir cet horrible triomphe de la vengeance et de la fureur. La voiture s'avançait lentement ; Berthier y était exposé à tous les regards et aussi à toutes les insultes ; à ses côtés marchaient deux soldats, lui appuyant la baïonnette sur le cœur. Livré à une tempête d'humiliations et d'outrages lorsqu'il passait devant l'église de Saint-Méry, il dit à l'électeur : « Je croirais sans exemple les avanies dont je suis actuellement l'objet, si Jésus-Christ n'en avait éprouvé de plus sanglantes. Il était Dieu, et je ne suis qu'un homme[38]. » A la fontaine Maubuée, une troupe accourut en poussant des cris de joie, écarta le cortége, pénétra jusqu'à Berthier, lui présenta la tête livide de son beau—père, portée sur une pique et l'approcha de sa bouche. « C'est la tête de M. de Launay, » dit aussitôt Étienne de la Rivière. Berthier le crut, mais à cette vue il frémit d'horreur ; ses yeux devinrent ternes, il pâlit, il sourit, tous ses sens furent bouleversés. Pour ces hommes féroces cette sensation déchirante devint un sentiment de plaisir ; ils applaudirent et marchèrent devant la voiture avec cette dépouille sanglante[39].

Berthier se remit cependant. Mais la foule impénétrable avait empêché d'approcher de l'Abbaye où l'électeur avait ordre de le conduire, et sa destinée l'entraîna à l'Hôtel—de Ville. 11 y entra avec une contenance pleine de fermeté et de calme ; il fut aussitôt introduit dans la salle Saint-Jean ; les électeurs y étaient rassemblés. Bailly, chargé de la triste fonction de l'interroger, lui adressa plusieurs questions sur sa conduite et sur ses desseins. « J'ai obéi à des ordres supérieurs, répondit Berthier avec assurance ; vous avez mes papiers et ma correspondance, vous êtes aussi instruits que moi. » Le maire insistait pour la forme, quand l'intendant observa qu'il était très-fatigué, qu'il avait passé trois ou quatre nuits sans dormir, et demanda au comité la permission de prendre quelque repos. En ce moment d'horribles clameurs, parties de la place de Grève, font retentir l'édifice, Berthier pâlit et les juges sont épouvantés. Au milieu du tumulte qui prend le caractère de la révolte, des voix crient : « Finissez, finissez donc ; on vient, on force l'Hôtel—de-Ville... Voici le faubourg Saint-Antoine ! Voici le Palais-Royal » Tout à coup un nouveau groupe envahit la salle, et la garde est refoulée avec les juges et l'accusé jusque sur le bureau. Bailly, troublé, consulte le comité des électeurs, et dit : « Que le prisonnier soit transféré à l'Abbaye ; la garde en répond à la nation et à la ville de Paris[40]. » Mais comment le conduire à l'Abbaye à travers ces flots d'une multitude irritée qui mugissait semblable à la mer en courroux et menaçait d'engloutir tout ce qui s'opposerait à sa rage ? Le maire se présente de nouveau à la foule, et met en usage tout ce que peuvent lui suggérer de sentiments et d'expressions, la raison, l'éloquence, l'humanité et la science politique. La Fayette accourt aussi pour implorer la pitié de ces hommes encore empreints du sang de Foullon, et qui demandent une seconde ploie. Discours superflus ! efforts inutiles ! Berthier descend, escorté d'une garde nombreuse, au milieu des plus terribles imprécations. « Ce peuple est bizarre avec ses cris ! » dit-il en frémissant[41].

A peine l'infortuné a-t-il franchi le seuil de l'Hôtel-de-Ville, qu'on se précipite et que les soldats sont dispersés. Aussitôt dix mille bras le saisissent, et déjà il est transporté sous la fatale lanterne. Une- corde neuve l'attendait pour le pendre. A cette vue, sa fureur s'allume, et, saisissant un fusil près de lui, il se jette, comme un lion au plus épais des assaillants, frappe en aveugle et tombe percé de coups. Un dragon, qui prétendait avoir son père à venger, plonge ses mains dans les entrailles encore palpitantes de la victime, lui arrache le cœur, et les yeux égarés, les mains fumantes, il va présenter cette offrande abominable au comité de l'Hôtel-de-Ville, en criant : « Voilà le cœur de Berthier ! » Bailly et les électeurs restent muets d'épouvante et interdits de ce prodige de barbarie. Cet affreux trophée, placé à la pointe d'un long coutelas, -est promené dans les rues et dans le Palais Royal, avec la tête du proscrit, aux acclamations d'une troupe de forcenés.

L'atrocité commise par le farouche soldat ne resta pas longtemps sans vengeance. Outrés de cet excès de cruauté, ses camarades lui déclarèrent qu'ayant déshonoré le corps, il s'était rendu indigne de la vie, et qu'ils étaient résolus de le combattre successivement jusqu'à ce qu'ils eussent lavé cette honte. Il se battit, et fut tué la nuit même[42].

L'effrayant tableau de Paris en ce jour d'horreur et de sang souleva tous les sentiments honnêtes des meilleurs citoyens. Ils témoignèrent hautement qu'ils détestaient ces proscriptions, ces actes d'illégitime colère, et ces raffinements de vengeance, à l'égal des attentats et des cruautés systématiques du plus odieux despotisme. La liberté publique doit en effet redouter la dictature de la multitude plus que tous les complots de ses ennemis ; parce que les crimes multipliés de la tyrannie arment tous les citoyens contre le tyran, et les provoquent à briser leurs fers, pour conquérir la liberté. Mais la force d'un peuple accoutumé au sang, force aveugle et irrésistible par sa masse, loin d'être favorable à l'essor de cette liberté, est une menace suspendue sur tous les individus, sans aucune distinction. Elle tend à dissoudre la société, par la destruction de la sûreté personnelle qui en est un des principaux liens.

Il faut convenir cependant que, dans ce double meurtre de Foullon et de Berthier, la multitude, dont nous blâmons avec toute l'énergie de notre âme les excès et les fureurs, n'eut pas la plus large part. Cette multitude affamée, réduite au désespoir, fut l'instrument de la vengeance des ennemis particuliers des deux victimes ou des hommes du parti de la violence, que l'on trouve dans toutes les révolutions. Dans Foullon et Berthier ils voyaient personnifiée la résistance de la cour ; ils croyaient, par le supplice de ces prétendus coupables, porter le coup fatal à la résistance. Ces hommes, que les électeurs avaient remarqués des fenêtres de l'Hôtel-de-Ville, paraissaient l'âme des différents groupes, les échauffaient et dirigeaient avec habileté les mouvements de la colère qu'ils leur avaient inspirée. Ils avaient combiné l'arrestation des victimes désignées aux coups de la populace. On les voit ensuite anéantir par leurs sourdes menées l'effet des sages discours de Bailly et de La Fayette, répandre la terreur au sein de la foule par leurs menaces, par l'annonce de l'arrivée des faubourgs et du Palais-Royal, et, dans cette sanglante journée du 22 juillet, fomenter partout un désordre destructeur. Comment ces hommes, dont plusieurs sont nommés dans les écrits de ce temps[43], avaient-ils provoqué la fureur du peuple contre les victimes de cette journée ? Nous l'avons déjà dit, les bruits mensongers, les imputations odieuses étaient pour eux un levier puissant. Ils les calomniaient pour justifier leur haine, ils les calomniaient pour les priver de tout droit à la compassion, ils les calomniaient encore après le supplice, pour empêcher l'intérêt de s'arrêter sur leur triste destinée. A la folie seule de la pitié il appartient de plaindre la mort des grands coupables. Que ces armes déloyales aient pu être forgées au feu des passions de l'époque par les ennemis politiques de Foullon et de Berthier, nous le comprenons, tout en flétrissant cette tactique perverse. Mais ce que nous comprenons moins, il faut l'avouer, c'est qu'après un intervalle de soixante-dix ans, des écrivains de quelque renom aillent déterrer, pour en prolonger l'écho, des pamphlets remplis d'odieux mensonges, et dont souvent les titres sont des plaisanteries atroces.

S'il était vrai, comme on l'a prétendu encore, sans preuves suffisantes, que ces barbaries inutiles, ces vengeances lentement savourées, eussent été l'œuvre des ennemis du nouvel ordre de choses, intéressés à souiller la révolution naissante, nous ne trouverions pas non plus d'expressions assez énergiques pour flétrir leur conduite infâme. En effet le sang innocent, quelle que soit la main qui l'a versé, appelle toujours d'horribles représailles, et nous croyons que le triomphe d'un parti quelconque cimenté par le sang innocent, n'offre aucun résultat durable. Ce parti ne peut que moissonner les fruits de ses propres iniquités.

Pendant que Paris se livrait à ces violences, que faisait l'autorité pour apaiser le tumulte et l'effervescence, pour opposer une digue aux passions populaires ? L'avons-nous vue exercer une active vigilance, adopter des mesures promptes et énergiques afin de' réprimer l'injuste colère de la foule ? Hélas ! Non. L'autorité n'avait paru nulle part entourée de cette force qui la rend imposante, qui prévient ou punit le désordre. Elle semblait paralysée partout à la fois. Le maire de Paris, au moment où la multitude, égarée par des meneurs habiles, lui demandait la tête de Foullon, allait se renfermer prudemment au comité des subsistances, et après le supplice de Berthier, il quittait l'Hôtel-de-Ville, honteux de l'impuissance de ses discours, et le cœur froissé de l'injustice qu'il n'avait pu vaincre. « Quelle magistrature, dit-il, en s'abandonnant à de pénibles réflexions, et déjà frappé d'un pressentiment sinistre, que celle qui n'a pas l'autorité d'empêcher le crime commis sous ses yeux ! » La Fayette lui-même, dont le roi avait confirmé le pouvoir ainsi que celui de Bailly, et qui avait arraché de sa main dix-sept personnes aux fureurs populaires, avait perdu tout ascendant sur le peuple. C'est que le 22 juillet, il avait trop compté sur lui-même. Bailly et La Fayette devaient moins parler, moins prier, moins raisonner, ils devaient agir, confier la garde de l'Hôtel-de-Ville à des forces suffisantes et disperser avec le secours de la nouvelle milice les attroupements de la place de Grève. En voyant la faiblesse de leur conduite, on serait presque porté croire avec Ferrières « qu'on n'était peut-être pas fâché de placer, -comme un grand exemple, sous les yeux des agents du pouvoir, ce hideux et sanglant tableau des vengeances populaires. » Les électeurs qui, sans délégation légitime, exerçaient les fonctions municipales, furent aussi impuissants que Bailly et La Fayette. Quant à l'Assemblée nationale, instruite des ignobles saturnales dont la capitale était le théâtre, elle n'essaya pas de remédier au désordre dans la crainte de rendre à Louis XVI le glaive que le peuple avait brisé dans sa main. Il était d'ailleurs loin de sa pensée de recourir à la violence pour éteindre une fermentation que, dans la circonstance, elle croyait encore nécessaire. Restait donc le suprême magistrat du pays, le roi, que son devoir constituait le défenseur de ses sujets ; mais son autorité, qui disposait autrefois de toutes les forces, et des armées de la France, dormait du sommeil de la mort, depuis le 16 juillet, et Louis XVI ne sut faire aucune tentative sérieuse pour soustraire Foullon et Berthier à la rage de leurs assassins. Ainsi partout absence complète d'autorité et de protection publique ; ainsi le peuple foulait à ses pieds la loi sans aucune crainte, et demeurait seul maître. Disons plus « les meurtres restèrent impunis et la royauté courba la tête devant les meurtriers. On a vu depuis des gouvernements détruits par l'insurrection, mais il y a quelque chose de plus honteux pour un pouvoir que de fuir devant le triomphe de l'émeute : c'est de rester après ce triomphe.

« Dès ce jour la royauté était condamnée[44]. »

 

 

 



[1] Ferrières, Mémoires, t. I, liv. II, p. 138.

[2] Ferrières, Mémoires, t. I, p. 182.

[3] Ferrières, Mémoires, t. I, p. 137.

[4] Quelques armées auparavant, ce même Bailly écrivait à Voltaire : « Ne souhaitons jamais de révolution ; plaignons nos pères de celles qu'ils ont éprouvées. Le bien, dans la nature physique et morale, ne descend du ciel sur nous que lentement, peu à peu, j'ai presque dit goutte à goutte ; mais tout ce qui est subit, instantané, tout ce qui est révolution est une source de maux. » (Sylvain Bailly, Onzième lettre à Voltaire sur l'Atlantide de Platon, p. 23, Edit. de 1779.)

[5] Procès-verbal des électeurs, t. I, p. 122

[6] Bailly, Mémoires, t. II, p. 28-29. Dusaulx, Œuvre des sept jours.

[7] Bailly, Mém., t. II, p. 33-34. Ferrières, Mém., t. I, liv. III, p. 155. Madame Campan, Mémoires, t. II, p. 50-51.

[8] Bailly, Mém., t. II, p. 37-B.1. Ferrières, Mém., t. I, p. 147-149.

[9] Weber, Mémoires, t. I, p. 391-392. Bailly, Mémoires, t. II, p. 39-41. Ferrières, Mémoires, t. I, p. 149-150.

[10] C'est de cette époque (16 juillet 1789), que date la première émigration.

« L'émigration ! grand et ineffaçable épisode de cette vaste histoire de la Révolution française, souvent mal compris, mal jugé, calomnié même, où, sans que nous voulions excuser ses erreurs et ses fautes, ni discuter ses divers caractères selon ses phases diverses, les femmes, pour ne parler que d'elles ici, ont porté si haut et fait tant admirer partout les sentiments qui en étaient Filme : l'honneur, la fidélité, le dévouement, la facilité des sacrifices, et malgré l'exil le vif amour de la patrie qui proscrivait. » (Journal l'Union des lundi et mardi 21 et 22 avril 1862. Article du duc de Noailles sur madame la duchesse de Gontaut-Biron).

[11] Madame Campan, Mémoires, t. II, chap. XIV, p. 53-55. Weber, Mémoires, t. I, chap. IV, p. 395-398.

[12] Lettre autographe communiquée 'par M. Chambry et extraite de rHistoi.re de Marie-Antoinette de Messieurs Edmond et Jules de Goncourt. Nous n'avons pas cru devoir dans cette lettre respecter l'orthographe de la reine.

[13] Communiqué par M. Ch. Alleaume. — Histoire de Marie-Antoinette, de MM. De Goncourt, p. 271.

[14] Ces derniers mots offensèrent les amis de Louis XVI, et madame Campan nous apprend que la reine « ne pardonnait pas à M. Bailly cette « belle phrase d'académicien. » Ceci à tort, nous le pensons, qu'on a voulu trouver dans ces mots une insulte au monarque. La suite entière du discours et les réflexions de Bailly lui-même démentent assez cette interprétation. Quelques écrivains ont aussi prétendu que l'académicien astronome fut séduit par l'éclat d'une antithèse, et que son cœur ne sentit pas quelle renfermait lin outrage pour le malheur, la vertu et le trône. Rien ne justifie ce langage dans les Mémoires de Bailly, dont une lecture attentive nous apprend au contraire qu'il possédait le sentiment de ce qui était dit à l'infortune et au caractère de Louis XVI.

[15] Le marquis de Ferrières et madame Campan ne parlent pas de cet accident qui donna lieu aux versions les plus opposées. Bertrand-Barrère, auteur du journal le Point du Jour et qui n'avait point encore adopté les principes qu'il professa depuis dans la Convention, et Rabaut-Saint-Etienne ne disent pas un mot de cette circonstance. M. Thiers, dans son Histoire de la Révolution, garde le même silence. Bailly dit dans ses Mémoires : « Nous avons lieu de croire que cc malheur fût un coup du hasard, mais il parut extraordinaire. » M. de Montjoie, dans un ouvrage écrit contre le duc d'Orléans, s'est livré, sur ce sujet, à des suppositions qui paraissent dictées par une imagination romanesque et par la haine. tin autre écrivain de la même opinion, mais plus réservé, M. Beaulieu, soutient, sans aucune preuve, que le coup de fusil qui atteignit mortellement une femme près de la voiture de Louis XVI, était dirigé contre ce monarque. Suivant M. Lacretelle jeune, dans son histoire de l'Assemblée constituante, » le roi étant arrivé à la hauteur des Champs-Elysées, trois coups de fusil furent tirés à la fois, et une balle vint frapper une femme et l'étendit morte. » Au récit de ce fait déjà connu, l'auteur en ajoute un second moins avéré. « Dans le même moment, dit-il, le marquis de Cubières (frère du chevalier de Cubières-Palmézeaux), qui se tenait à cheval, près la portière de la voiture du roi, se sentit frapper légèrement à la tête. Son chapeau tomba ; ou le lui rendit, et il y vit un trou qui ne pouvait provenir que d'une balle. Ces coups de fusil, observe M. de Lacretelle, n'étaient-ils que l'effet du hasard, et de la maladresse des nouveaux soldats ? » Weber, qui s'était mêlé au petit cortége du roi en sortant de Versailles, parle de l'accident, sans en éclaircir la cause. « J'entendis un coup de fusil qui partit non loin de la voiture du roi, écrit-il dans ses Mémoires, et qui alla frapper mortellement une pauvre femme. Que ces accidents arrivassent par imprudence ou par l'effet de quelque intention perverse, la situation du roi n'en était pas moins périlleuse et alarmante. »

Les Deux amis de la liberté, auteurs d'une histoire de la révolution, écrite il est vrai dans un moment d'effervescence (1792), et dépourvue de critique, mais généralement jugée comme impartiale, exposent le fait, dont on accusa dans le temps la malveillance poussée par le désir coupable d'occasionner quelque désordre. Ils attribuent néanmoins l'explosion à l'effet de la maladresse et de l'inexpérience de tant d'hommes qui n'étaient pas encore exercés au maniement des armes. « Ce qu'il y a de certain, disent les mêmes écrivains, c'est que la malheureuse victime de cette journée fut tuée par un tire-bourre, et non par une balle. » M. Michelet, après avoir dit que « l'ordre était grand » ajoute en remarque : « Sauf un malheureux hasard, un fusil partit et une femme fut tuée. Il n'y avait aucune mauvaise intention pour le roi. » Nous partageons cette opinion sans admettre avec lui « que tout le monde était royaliste, et l'Assemblée et le peuple », sans excepter Marat et Robespierre. Du silence de quelques historiens, et des divers témoignages des autres, nous pouvons conclure, avec MM. Berville et Barrière, savants éditeurs des Mémoires de Bailly, que rien ne prouve encore l'intention coupable des personnes qui ont tiré les coups de fusil près de la voiture du roi.

[16] Bailly, Mémoires, t. II, p. 57-68. Le marquis de Ferrières, Mémoires, L. I, liv. III, p. 152-151. Dusaulx, l'Œuvre des sept jours, p. 320-322.

[17] Voir la note 6 à la fin du volume.

[18] Bailly, Mémoires, t. II, p. 72-101.

[19] M. Thiers, Histoire de la révolution française, t. I, p. 111.

[20] Ferrières, Mémoires, t. I, liv. su, p. 156-157. — Bailly, Mémoires, t. II, p. 101. — Touchard-Lafosse, Loire historique et Biographie, à l'article Doué. — Bodin, Histoire de l'Anjou.

[21] Suivant l'Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, Foullon « né avec une âme dure, une ambition ardente, une avarice insatiable, versé dans toutes les pratiques de l'art des traitants, imbu de toutes les maximes du génie fiscal, n'était pas moins détesté des étrangers que de ses concitoyens. Intendant de l'armée durant la guerre de 1754, il avait désolé par ses concussions la Westphalie et la Hesse, et déshonoré le nom français par des cruautés inouïes... » Suivant Bertrand de Molleville, au contraire : « Son seul tort, ou pour mieux dire, son plus grand malheur, était d'être constamment dévoré par l'ambition du ministère, sans avoir les talents nécessaires pour remplir ces places importantes dans des temps difficiles. » On lit dans les Mémoires de Ferrières ; « Une fortune immense, acquise dans le monopole des blés, dans l'entreprise des fourrages et des vivres, avait rendu Foullon odieux. » Prudhomme, dans ses Révolutions de Paris, dédiées à la nation et publiées à l'époque du 12 juillet 1789, dit en parlant de Foullon : « Cet homme ambitieux, qui tant de fois excita la haine publique par des spéculations odieuses et l'accroissement inouï d'une fortune étonnante, incroyable même. » Bailly se contente d'observer que : « Foullon, comme Berthier, était poursuivi par d'anciennes inculpations et par une sorte de clameur publique. » Weber ne dit rien de ces deux premières victimes de la Révolution.

M. Thiers semble partager l'opinion des deux amis de la liberté. Quant à M. Michelet, ii traite Foullon de hardi coquin, et ne trouve pas d'expression assez forte pour flétrir la conduite de cet intendant. Pourquoi ? parce qu'il a sans doute à ses yeux le tort d'avoir fait partie du ministère de trois jours. Voici en quels termes il en parle : « Son nom (très expressif, qu'il tâcha de justifier) Foullon, était dans la bouche du peuple dès 1756. Il avait commencé comme intendant d'armée, et dans le pays ennemi ; vraiment terrible à l'Allemagne, il l'était encore plus à nos soldats ; ses fournitures valaient des batailles de Rosbach. Il était revenu gras de la maigreur de l'armée, deux fois riche, par les jeûnes des Français et des Allemands.

« Foullon était spéculateur, financier, traitant d'une part, de l'autre membre du Conseil, qui seul jugeait les traitants. Il comptait bien être ministre. Il serait mort de chagrin, si la banqueroute s'était faite par un autre que par lui. Les lauriers de l'abbé Terray ne le laissaient pas dormir. Il avait le tort de prêcher trop haut son système ; sa langue travaillait contre lui, et le rendait impossible...

« Il était convaincu qu'en France, comme dit Figaro-Beaumarchais, « Tout finit par des chansons » : donc qu'il faut payer d'audace, se moquer de l'opinion, la braver... De là des paroles qui se répétaient partout : « S'ils ont faim, qu'ils broutent l'herbe... Patience ! Que je sois ministre, je leur ferai manger du foin ; mes chevaux en mangent... » On lui imputait encore d'avoir dit ce mot terrible : « Il faut faucher la France... »

« Le vieux croyait, par ces bravades, plaire au jeune parti militaire, se recommander pour le jour qu'il voyait venir, où la cour voulant frapper quelque coup désespéré, chercherait un hardi coquin. »

Un autre écrivain, M. Louis Blanc dans son Histoire de la Révolution française, ouvrage rempli de passion, de partialité et dont tout esprit de conscience est banni, se montre, dans cette circonstance, plus juste que M. Michelet. « On prétendait, dit-il, que Foullon avait souillé par des actes de concussion et de rapine ses fonctions successives d'intendant d'armée, de guerre, de marine, des finances ; qu'il avait conseillé la banqueroute ; qu'il s'était fait des malheurs publics un moyen d'opulence ; qu'il avait spéculé sur la famine. Mais nous devons à la justice d'ajouter qu'aucune de ces accusations ne fut prouvée, sa fortune, quoique très considérable, n'étant point contre lui un suffisant témoignage. » S'il nous est permis de donner ici notre jugement, nous pensons que la grande fortune de Foullon et ses opinions d'accord avec celles de quelques illustres personnages de la cour, partisans de la résistance, furent la cause de sa mort. A l'appui de ce jugement, nous pouvons citer un passage extrait d'une brochure imprimée en 1790 et intitulée Les différents effets de la cacarde nationale, dédié à la nation-ou Lettre écrite par Dominique-Antonio, etc. à sa sœur Barbara Thérèsa, etc. : « J'étais déjà, ma chère saur, tout enroué à force de crier, quand. M. le Chevalier d'O, raison, vint nous dire : Allez-donc, allez-donc.... Où ? A la Grèce. Foullon est arrivé ô la lanterne, rire la nation et la liberté ! Je demandai ce que c'était que ce Foullon ? Comment, me dit-on, c'est un gueux, il a cent mille écus de rente. Je ne concevais pas bien pourquoi il fallait le pendre à cause de cela. Mais on m'ajouta que c'était un aristocrate, et alors je vis bien qu'il méritait d'être pendu. »

Plus loin nous renvoyons nos lecteurs à une note qui renferme des extraits fort curieux de la brochure déjà citée.

[22] Madame Campan, Mémoires, t. II, chap. XIV, p. 60-61.

[23] Mémoires▪ de Grappe.

[24] Bailly, Mémoires, t. II, p. 401.

[25] Procès-verbal de l'Assemblée des électeurs, t. II, p. 314. — L'Ami du roi, etc., 4e cahier, chap. LVIII, p. 83.

[26] Bailly, Mémoires, t. II, p. 105-106.

[27] Bailly, Mémoires, t. II, p. 108-109.

[28] Prudhomme, Révolution de Paris, t. I, p. 23, — Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 159

[29] Bailly, Mémoires, t. II, p. 111.

[30] Histoire de la Révolution par deux amis de la liberté (Kerverseau et Clavelin jusqu'au t. VII), t. II, p. 61-65. Edition in-18, Paris, Gannevy, libraire, 1792.

[31] Bailly, Mémoires, t. II, p. 114-115.

Cette lanterne qui a joué un rôle si important dans la Révolution, était suspendue à une potence de fer au coin de la maison d'un épicier, à laquelle on avait adossé un buste de Louis XIV, qui paraissait y avoir été placé comme un trophée remporté sur le despotisme par la liberté.

[32] Ferrières, Mémoires, t. 1, liv. III, p. 159-160. — Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté. — « Les différents effets de la cocarde nationale, etc. »

[33] Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. II, p. 67.

[34] Bailly, Mémoires, t. II, p. 91-92.

[35] Récit d'Étienne de La Rivière, cité par Bailly, dans ses Mémoires, t. II, p. 117-118.

[36] Bailly, Mémoires, t. II, p. 118.

[37] Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. II, p. 68-69.

[38] Bailly, Mémoires, t. II, p. 420.

[39] Bailly, Mémoires, t. II. — Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. II, p. 70-71. — Ferrières, Mémoires, t. I, liv. III, p. 160-161.

[40] Bailly, Mémoires, t. Il, p. 122.

[41] Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. II, p. 7i-72. — Ferrières, Mémoires, t. I, liv. III, p. 161.

[42] Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. II, chap. III, p. 74.

[43] Voyez la note 7 à la fin du volume.

[44] Revue contemporaine, t. III, numéro du 15 mai 1858, p. 31-32.