LOUIS XVI, MARIE-ANTOINETTE...

 

CHAPITRE XIV. — SERMENT DU JEU DE PAUME. - PRISE DE LA BASTILLE.

 

 

Séjour du roi à Marly. — Projet de Necker. — La salle des états est fermée. — Serment du jeu de paume. — Séance royale du 23 juin. — L'Assemblée persiste à délibérer malgré les ordres du roi. — Elle décrète l'inviolabilité des députés. — Necker consent à rester au contrôle-général. — Division dans les rangs de la noblesse. — Assemblée des électeurs de Paris. — Réunion des trois ordres. — Fermentation des esprits dans Paris. — Le peuple délivre les gardes-françaises détenus à l'Abbaye. — Troupes concentrées dans les environs de Paris. — Craintes de l'Assemblée. — Adresse au roi. — Réponse de Louis XVI. — Renvoi de Necker. — Insurrection des 12, 13 et 14 juillet. — Prise de la Bastille. — Effet produit par cet événement.

 

Les mesures audacieuses et énergiques du Tiers-état surprirent Necker, qui croyait naïvement exercer une grande influence sur la jeune assemblée, émurent le roi et répandirent l'épouvante à la cour. Préoccupés des destinées du trône, les princes et la reine, sous le prétexte de la mort du dauphin, entraînèrent Louis XVI à Marly, afin de s'emparer plus facilement de son esprit et de lui arracher quelque mesure de vigueur. C'est là que le cardinal de La Rochefoucauld et l'archevêque de Paris coururent implorer le roi et la reine. Pendant ce temps la noblesse alarmée s'efforça d'ouvrir quelque voie de conciliation, et laissa comprendre qu'elle accepterait le plan d'abord proposé par le roi. Mais il était trop tard, et le Tiers-état, fier du premier essai de sa force, répondit que l'Assemblée nationale ne cesserait d'inviter les députés de la noblesse à se réunir dans la salle commune. Le 19, vaines disputes dans la chambre de la noblesse où la division augmente : malgré ses intelligences avec les Polignac et ses promesses au comte d'Artois, le duc d'Orléans propose de s'unir au Tiers pour la vérification des pouvoirs[1]. Sa motion est rejetée, mais elle a obtenu quatre-vingts voix, et la minorité encouragée se datte de triompher bientôt de toutes les résistances. De son côté le clergé délibérait ce jour-là même en tumulte s'il fallait se réunir aux communes. Les efforts d'un grand nombre d'évêques pour traîner la discussion en longueur furent inutiles ; les curés l'emportèrent, et une majorité de 149 sur 115 se déclara en faveur de la réunion. Une foule immense s'agitait au dehors, el attendait avec impatience le résultat de cette délibération. Elle accueillit avec de joyeuses acclamations l'archevêque de Bordeaux, l'évêque de Chartres et tous les députés qui avaient voté pour la réunion les autres furent poursuivis d'insultes et d'outrages. Le cardinal de La Rochefoucauld et l'archevêque de Paris retournèrent aussitôt à Marly, accompagnés du duc de Luxembourg ils se jetèrent aux pieds du roi, le supplièrent d'arrêter les entreprises Moines du Tiers-état et de protéger la religion. Vinrent ensuite les gens du parlement de Paris, qui proposait les moyens de se passer des étals dont la dissolution immédiate lui semblait facile[2]. Enfin, le garde des sceaux, Barentin, auquel se joignirent le coude d'Artois et la reine, parla avec force. « On persuada au roi qu'il était aisé de contenter le peuple : qu'il suffisait d'une déclaration propre à remplir le vœu des cahiers ; que la noblesse et le haut clergé l'accepteraient avec reconnaissance[3]. »

Inquiet des violences que méditait la cour, Necker conçut le projet d'une séance royale et conseilla i Louis 'XVI d'arrêter les usurpations des colin-nulles par l'ordre donné aux états-généraux de se réunir, mais seulement pour toutes les mesures d’intérêt général, et par les concessions que réclamait, le vœu de la nation : la suppression de la taille, l'abolition des privilèges en matière d'impôts, l'égale admission de tous les citoyens aux emplois civils et militaires, etc. Dans l'opinion de Necker, cette preuve de résolution et ce sacrifice sincère de ce que la monarchie ne pouvait plus défendre, sauveraient ce qui pouvait être encore maintenu. Le roi et quelques-uns des ministres adoptèrent d'abord ce projet, que son auteur regardait comme l'unique moyen de salut, et qu'il se flattait de faire accepter à la majorité des députés du Tiers. Il fut remis en discussion dans un conseil tenu le 19, au soir ; tout était arrêté : « Déjà les portefeuilles se refermaient, dit le contrôleur général, lorsqu'on vit entrer un officier de service ; il parla bas au roi, et, sur—le—champ, Sa Majesté se leva, ordonnant à ses ministres de rester en place. M. de Montmorin, assis près de moi, me dit : « Il n'y a rien de fait ; la reine seule a pu se permettre d'interrompre le conseil d'État : les princes apparemment l'ont circonvenue. »

Le Conseil, d'abord suspendu, est repris et renvoyé au jour suivant. Alors deux magistrats furent admis à la discussion, ainsi que les princes, frères du roi. Ces nouveaux membres du Conseil ne partagèrent point l'opinion de Necker et proposèrent divers changements au plan qu'il avait présenté. Le ministre lutta avec énergie contre ses adversaires, fit quelques concessions, sans pouvoir triompher de leur opposition et se hâta de retourner à Versailles. Quoiqu'il eût annonçé, au moment de son départ, que le roi perdrait tout son ascendant sur le Tiers-état, par l'esprit dans lequel on voulait rédiger la déclaration, de nouvelles modifications défigurèrent tout-à-fait son projet. Une proclamation fixa la séance royale pour le 22 juin ; la grande salle des états devait rester fermée jusqu'à ce moment, sous le prétexte des préparatifs nécessaires pour cette cérémonie, mais afin d'empêcher la réunion du clergé aux communes.

Dès le vingt juin, Bailly, président du Tiers, se rend néanmoins à la porte de la salle avec un grand nombre de ses collègues, comme s'il eût ignoré les ordres du roi. Il est repoussé par les troupes chargées d'en défendre l'entrée ; il demande l'officier de garde, M. le comte de Vossan, qui le reçoit avec la plus grande politesse et le fait entrer dans une cour pour y rédiger une protestation contre l'empêchement. Plusieurs jeunes députés veulent alors forcer la consigne et le suivre. Mais l'officier ordonne aux soldats de prendre les armes afin de repousser leurs efforts ; Bailly frémit du danger, court à la grille, conjure les députés de rester tranquilles, réussit à les apaiser, et vient bientôt les rejoindre. Déjà ils forment des groupes sur l'avenue de Paris, s'impatientent, s'animent au milieu du peuple accouru en foule, disposé à partager leur colère, et persistent à se réunir. Les uns veulent qu'on aille tenir séance sur la Place d'Armes ; les autres, à Marly sous les fenêtres mêmes du roi. « Au jeu de paume ! » s'écrie le député Guillotin, et tous s'y rendent aussitôt sans craindre les périls d'une réunion qu'une autorité plus habile et plus ferme eût pu empêcher ou disperser par la force. Ce lieu témoin d'exercices et de jeux, aux murs sombres et dépouillés, était assez vaste pour contenir les députés et la multitude qui les suivait, mais il n'y avait pas un siège. Un fauteuil est apporté au président, qui le refuse ; il ne veut pas être assis devant l'assemblée debout ; une modeste table sert de bureau ; deux députés placés à la porte pour la garder, sont bientôt relevés par la prévôté de l'hôtel, qui demande à continuer son service ordinaire. Les galeries se remplissent de spectateurs et la foule du peuple se presse au dehors.

Cependant les députés arrivent successivement dans cet étrange forum, l'assemblée se forme et la délibération commence. La conduite du président et de ses secrétaires est universellement approuvée ; on blâme la maladresse inconcevable du ministère et cette suspension des séances qu'il faut désormais empêcher. Une agitation violente se peint sur les visages et les cris approbateurs de la populace exaltent l'imagination des députés. Quelques-uns d'entre eux proposent de se rendre à Paris, de s'y transporter sur le champ en corps et à pied. Un membre en écrit la motion ; il est à craindre que l'effervescence du moment ne la fasse adopter par acclamation et sans examen : Ce parti extrême peut causer une scission et de grands dangers ; Bailly le comprend et s'y oppose. Mounier de Grenoble prenant alors la parole : « Blessés dans nos droits et nos dignités, dit-il, avertis de toute la vivacité de l'intrigue et de l'acharnement avec lesquels on pousse le roi à des mesures désastreuses, nous devons nous lier au salut public et aux intérêts de la Patrie par un serment solennel. » L'assemblée accueille cette proposition avec transport, et après une assez courte discussion, Mounier rédige la formule du serment ; elle est ainsi conçue : « Nous jurons de ne jamais nous séparer, de nous rassembler partout où les circonstances l'exigeront, jusqu'à ce que la constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides. » Aussitôt le président montant sur une table prononce la formule à voix si haute et si intelligible que ses paroles retentissent jusqu'au dehors ; et tous, les bras tendus vers Bailly debout et immobile, au milieu des acclamations de la multitude, s'écrient dans l'ivresse de l'enthousiasme : « Nous le jurons ! » A ces mots, des cris réitérés et universels de vive le roi s'élèvent de l'assemblée et de la foule. Chacun des députés présents s'approche ensuite du bureau pour signer la déclaration qu'il vient de faire. Un seul, Martin d'Auch, ajoute à sa signature : opposant. Malgré l'indignation de ses collègues, qu'affligeait une défection à l'unanimité, et les observations modérées de Bailly, il persiste dans son acte d'honorable intrépidité ; et l'assemblée, bientôt plus calme, laisse constater cette opposition dans le procès-verbal[4].

De quelque manière que l'historien impartial envisage le serinent du jeu de paume, il ne peut y voir qu'un grand acte de rébellion contre l'autorité royale[5] et un malheur qui devait ouvrir la porte aux insurrections futures. La continuelle incertitude de Louis XVI et la déplorable imprévoyance des ministres ne pouvaient avoir pour résultat que cette extrémité violente. Ne semblaient-elles pas conspirer pour laisser à la fougue des passions la solution des questions les plus importantes ? Par ce serment, l'assemblée se déclarait permanente jusqu'à l'achèvement de la constitution. Elle s'emparait ainsi du pouvoir législatif, et il faut l'avouer, c'était là une véritable usurpation. L'histoire en effet nous l'apprend, jusqu'à cette époque la royauté avait convoqué les états-généraux dans le but seul de s'éclairer de leurs conseils sur les affaires de l'État, de remédier avec eux aux malheurs publics et de se frayer par leur secours la route du bien à venir. En un mot, le rôle de ces assemblées auprès d'elle avait été purement consultatif. Ce n'était qu'au milieu de nos commotions civiles, dans des jours de crise et d'agitation, sous le règne du roi Jean et sous les derniers Valois que la détresse et l'excès des malheurs nationaux leur avaient inspiré un élan d'ambition, et qu'ils avaient tenté de s'investir d'un plus grand pouvoir. Cette usurpation, nous devons aussi le reconnaître, a eu des résultats heureux pour la France, et aujourd'hui nous pouvons la bénir. Mais, en 1789, la royauté devait-elle la souffrir ? Non. Si les circonstances devenues plus difficiles exigeaient l'abdication d'une partie de son pouvoir, il fallait qu'elle sût l'abandonner elle-même, au lieu de s'en laisser dépouiller par la violence. Nous la verrons encore agir dans la suite avec la même faiblesse ; elle niera le pouvoir législatif des états-généraux, puis sera forcée de le subir et protestera d'avance contre une constitution qu'elle finira par accepter avec docilité[6].

La crise où se trouvait la France était grave et la situation pleine de périls. Une lettre inédite de Marie-Antoinette nous porte à croire que, dans cette heure solennelle, la royauté comprit ces périls et chercha le moyen de les conjurer. Malgré son trouble, elle eut un instant la pensée d'abandonner les privilégiés, et, comme si elle eût présagé le brillant avenir du Tiers, de contracter une étroite alliance avec cet ordre dont elle avait jadis secondé l'essor. Mais Louis XVI, qui reculait toujours devant les grandes décisions, ne s'arrêta pas à cette pensée féconde[7].

Cependant la scène du jeu de paume inspira des craintes sérieuses à la noblesse. Elle se rendit le jour suivant, en grand nombre à Marly, et présenta au roi un témoignage éclatant des sentiments dont elle était animée ainsi que ses doléances contre les prétentions du Tiers. Cette démarche entraînait une protestation de la minorité de cet ordre, composée de quarante-sept membres qui avaient refusé d'y adhérer sous le prétexte qu'elle retraçait des principes inconciliants et inexacts.

De son côté, le ministère, loin de repousser l'attaque audacieuse des Communes par une défense énergique, se contenta d'ajourner de vingt-quatre heures la séance royale, fixée d'abord au lundi 22. Il se flattait de reconquérir quelque avantage par la négociation, et Necker, dont tout annonçait la chute, se trouvait heureux de gagner un jour, afin de chercher les moyens de la prévenir. Il sut l'employer avec beaucoup d'habileté et s'affermit dans sa résolution de ne pas se rendre à la séance ; il ne pouvait, disait-il, prêter son appui à un projet qui n'était pas le sien, et dont les suites seraient funestes. Tandis qu'il s'occupait à déjouer ses adversaires, la cour s'efforçait d'empêcher le Tiers de s'assembler, et dans la persuasion qu'il suffirait de lui fermer l'entrée du jeu de paume, le comte d'Artois faisait retenir la salle pour le lendemain. Mais ce petit moyen ne réussit pas : le Tiers alla siéger dans l'église Saint-Louis où cent-quarante-neuf députés du clergé, ayant à leur tête les archevêques de Vienne et de Bordeaux, vinrent se réunir à lui au milieu des acclamations d'un peuple nombreux. Deux députés nobles du Dauphiné se présentèrent aussi et furent accueillis avec les mêmes transports. Louis XVI revint de Marly ce même jour (2 juin).

Enfin la séance royale s'ouvrit le 23, à dix heures du matin. Les députés des Communes qui devaient entrer par une porte détournée donnant sur la rue des Chantiers, attendirent longtemps, exposés à la pluie. Déjà des murmures éclataient et ils allaient se retirer lorsque la porte s'ouvrit. Introduits dans la salle, ils y trouvèrent le Clergé et la Noblesse en possession de leurs places. « La séance offrit l'appareil d'un lit de justice : des Suisses et des gardes du corps environnaient la salle des états. Lorsque le roi parut, les députés des Communes, fidèles à leur résolution de la veille, gardèrent le plus profond silence ; il ne reçut point ce tribut accoutumé de vœux et d'hommages qui lui annonce le contentement du peuple[8]. Les ministres s'assirent sur des tabourets au pied du trône ; un seul siège, celui de Necker, resta vide. Le contrôleur général, écoutant le conseil de ses amis les plus importants, eut le tort grave de ne pas accompagner le roi[9]. Louis XVI prit la parole en ces termes :

« Messieurs,

» Je croyais avoir assez fait tout ce qui était en » mon pouvoir pour le bien de mes peuples, lorsque j'avais pris la résolution de vous rassembler, lorsque j'avais surmonté toutes les difficultés dont votre convocation était entourée, lorsque j'étais allé pour ainsi dire au-devant des vœux de la nation, en manifestant à l'avance ce que je voulais faire pour son bonheur.

« Il me semblait que vous n'aviez qu'à finir mon ouvrage, et la nation attendait avec impatience le moment où, par le concours des vues bienfaisantes de son souverain et du zèle éclairé de ses représentants, elle allait jouir des prospérités que cette union devait lui préparer.

« Les états-généraux sont ouverts depuis plus de deux mois, et ils n'ont point encore pu s'entendre sur les préliminaires de leurs opérations. Une parfaite intelligence aurait dû naître du seul amour de la patrie, et une funeste division jette l'alarme dans tous les esprits. Je veux le croire et j'aime à le penser, les Français ne sont pas changés. Mais, pour éviter de faire à aucun de vous des reproches, je considère que le renouvellement des états-généraux, après un si long terme, l'agitation qui l'a précédé, le but de cette convocation, si différent de celui qui rassemblait vos ancêtres, les restrictions dans les pouvoirs et plusieurs autres circonstances, ont dû nécessairement amener des oppositions, des débats, et des prétentions exagérées.

« Je dois au bien commun de mon royaume, je me dois à moi-même, de faire cesser ces funestes divisions. C'est dans cette résolution, Messieurs, que.je vous rassemble de nouveau autour de moi ; c'est comme le père commun de tous mes sujets, c'est comme le défenseur des lois de mon royaume, que je viens vous en retracer le véritable esprit, et réprimer les atteintes qui ont pu y être portées.

« Mais, Messieurs, après avoir établi clairement les droits respectifs des différents ordres, j'attends du zèle des deux premiers ordres pour la patrie, j'attends de leur attachement pour ma personne, j'attends de la connaissance qu'ils ont des maux urgents de l'État, que dans les affaires qui regardent le bien général, ils seront les premiers à proposer une réunion d'avis et de sentiments que je regarde comme nécessaire dans la crise actuelle et qui doit opérer le salut de l'État. »

Le garde des sceaux, M. de Barentin, lit ensuite une déclaration qui annule, comme illégales et inconstitutionnelles, les résolutions prises jusque—là par les députés de l'ordre du Tiers-état. Le roi cassait les mandats impératifs, exhortait cependant les trois ordres à se réunir pour délibérer en commun sur les affaires d'une utilité générale, et dans la vue de faciliter cette réunion, désirait que les délibérations, prises en commun, passassent à la pluralité des deux tiers des voix. Après avoir déterminé plusieurs autres des formes à observer dans cette tenue des états, Sa Majesté continue ainsi :

« J'ai voulu aussi, Messieurs, vous faire remettre sous les yeux les bienfaits que j'accorde à mes peuples. Ce n'est pas pour circonscrire votre zèle dans le cercle que je vais tracer ; car j'adopterai avec plaisir toute autre vue de bien public qui sera proposée par les états-généraux. Je puis dire, sans me faire illusion, que jamais roi n'en a fait autant pour aucune nation ; mais quelle autre peut l'avoir mieux mérité par ses sentiments que la nation française ? je ne craindrai pas de l'exprimer : ceux qui, par des prétentions exagérées, ou par des difficultés hors de propos, retarderaient encore l'effet de nos intentions paternelles, se rendraient indignes d'être regardés comme Français. »

On lut alors une seconde déclaration qui aurait pu rendre la royauté populaire, lui imprimer une force immense et prévenir les usurpations des Communes, si elle avait été donnée à l'ouverture des états-généraux[10]. Elle offrait un plan de réforme des abus et un plan d'administration ; elle accomplissait les principaux vœux de la nation française et une partie de la régénération de l'État qu'auraient ensuite achevée des changements modérés et des améliorations progressives[11].

Après quelques moments de silence et d'étonnement, Louis XVI termina la séance par l'allocution suivante :

« Vous venez, Messieurs, d'entendre le résultat de mes dispositions et de mes vues, elles sont conformes au vif désir que j'ai d'opérer le bien public ; et si par une fatalité loin de ma pensée, vous m'abandonniez dans une si belle entreprise, seul je ferai le bien de mes peuples, seul je me considérerai comme leur véritable représentant ; et, connaissant vos cahiers, connaissant l'accord parfait qui existe entre le vœu le plus général de la nation et mes intentions bienfaisantes, j'aurai toute la confiance que doit inspirer une si rare harmonie, et je marcherai vers le but que je veux atteindre avec tout le courage et la fermeté qu'il doit inspirer.

« Réfléchissez, Messieurs, qu'aucun de vos projets, aucune de vos dispositions ne peut avoir force de loi sans mon approbation spéciale. Ainsi je suis le garant naturel de vos droits respectifs, et tous les ordres de l'État peuvent se reposer sur mon équitable impartialité. Toute défiance de votre part serait une grande injustice. C'est moi jusqu'à présent qui fais tout pour le bonheur de mes peuples, et il est rare peut être que l'unique ambition d'un souverain soit d'obtenir de ses sujets qu'ils s'entendent enfin pour accepter ses bienfaits.

« Je vous ordonne, Messieurs, de vous séparer tout de suite, et de vous rendre demain matin chacun dans les chambres affectées à votre ordre, pour y reprendre vos séances. »

Le roi, après ce discours, se leva et sortit. Il fut suivi des députés de la noblesse et d'une partie de ceux du clergé ; l'autre continua de siéger avec le Tiers-état qui demeura immobile sur ses bancs, observant un morne silence. Les reproches adressés par Louis XVI à l'assemblée, quelques expressions trop énergiques dans sa bouche et que les passions pouvaient regarder comme des menaces, avaient étonné les esprits. Mais les paroles si touchantes que renfermait la fin de son allocution et les concessions qu'il avait octroyées avec tant de franchisé et de générosité paraissaient propres à déconcerter les sentiments hostiles. Mirabeau le comprit, et l'audacieux organe de toutes les violences s'empressa de les ranimer. « Messieurs, dit-il, j'avoue que ce que vous venez d'entendre pourrait être le salut de la patrie, si les présents du despotisme n'étaient pas toujours dangereux... L'appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d'être heureux !... Où sont les ennemis de la nation ? Catilina est-il nos portes ?... Je demande qu'en vous couvrant de votre dignité, de votre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment ; il ne vous permet de vous séparer qu'après avoir fait la constitution. »

Il parlait encore, lorsque le marquis de Brézé, grand-maître des cérémonies, rentre, s'approche du président et lui dit : « Monsieur, vous avez entendu l'ordre du roi ? L'assemblée, répond Bailly, s'est ajournée après la séance royale ; je ne puis la séparer sans qu'elle en ait délibéré. — Est-ce là votre réponse, et puis-je en faire part au roi ? — Oui, Monsieur. » Puis, se tournant vers ceux de ses collègues qui l'entouraient : « Je crois que la nation assemblée ne peut pas recevoir d'ordre. »

Alors Mirabeau s'avance et s'adressant au grand-maître des cérémonies : « Nous avons entendu, s'écrie-t-il, les intentions qu'on a suggérées au roi ; et vous, Monsieur, qui ne sauriez être son organe auprès de l'Assemblée nationale, vous qui n'avez ici ni place, ni voix, ni droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous rappeler son discours... Allez dire à ceux qui vous envoient, que nous sommes ici par la volonté du peuple, et qu'on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes[12]. » Le marquis de Brézé se retira déconcerté et courut rendre compte au roi de sa mission : Louis XVI, déjà fatigué du rôle qu'on lui faisait jouer, se promena en silence pendant quelques minutes, puis répondit avec découragement au grand-maître des cérémonies : « Eh bien Si Messieurs du Tiers ne veulent pas quitter leur salle, qu'on les y laisse. »

La cour, n'osant employer la force, eut recours à tin moyen puéril, elle envoya des ouvriers pour démolir l'estrade du roi et enlever les banquettes ; mais les députés demeurèrent impassibles et continuèrent la délibération. « Vous êtes aujourd'hui ce que vous étiez hier, » leur dit l'abbé Sieyès. Le dauphinois Barnave observa « que les arrêtés de l'assemblée ne dépendaient que d'elle. Le premier a déclaré ce que vous êtes ; le second statue sur les impôts que vous seul pouvez consentir ; le troisième est un serment de faire votre devoir. Ce n'est pas le cas de la sanction. Le roi ne peut anéantir ce qu'il n'a pas à sanctionner. » La discussion ne fut pas longue ; l'assemblée confirma ses précédents arrêtés. Ensuite Mirabeau, qui, plus que ses collègues, avait à redouter les vengeances de la cour, reparut à la tribune et proposa de décréter l'inviolabilité des députés. Bailly, dans l'idée qu'elle était suffisamment établie par le fait, s'opposa d'abord à cette motion, puis adopta l'avis de son alitent'. Aussitôt l'assemblée déclara chacun de ses membres inviolables, proclama infâme, traître envers la nation et coupable de crime capital, quiconque oserait poursuivre, rechercher, arrêter ou faire arrêter un député[13].

Par cette conduite, l'assemblée complétait le serment du jeu de paume ; elle annonçait la guerre à la royauté, guerre dont le langage pacificateur de Louis XVI faisait ressortir l'injustice. Les grands, les ministres, les conseillers de la cour, d'abord frappés d'étonnement, crurent bientôt voir dans ses résolutions que rien de sérieux ne pouvait justifier, une nécessité de forcer le roi de recourir aux moyens de légitime défense ; cet instant leur paraissait peu éloigné.

La déclaration du 23 fixait l'attention générale ; si elle ôtait beaucoup à la noblesse, elle ôtait encore davantage à ses ennemis ; « elle conservait aux nobles le droit de former dans l'État un ordre distinct : cette prérogative, plus apparente qu'utile, les consolait des sacrifices réels qu'on exigeait d'eux[14]. » La noblesse, son président, le duc de Luxembourg en tête, alla présenter ses félicitations au comte d'Artois qui avait donné l'idée de la séance royale. Ce prince reçut les députés avec sa politesse et ses manières accoutumées. Ils montèrent ensuite chez la reine. Marie-Antoinette sortit dans la salle du jeu ; elle donnait la main à sa fille et portait le jeune Dauphin sur son bras. Elle présenta son fils à ces serviteurs si empressés, avec cet air gracieux de protection et d'accueil qui l'embellissait encore dans de pareils moments : « Je le donne à la noblesse, leur dit-elle, je lui apprendrai à la chérir et à la regarder comme le plus ferme appui du trône. »

Tandis que la noblesse s'abandonnait à l'espérance de pouvoir dissoudre prochainement les états-généraux, Necker, renfermé avec ses confidents, cherchait les moyens de prévenir sa chute : il avait annoncé sa démission. Déjà tous ses partisans remplissaient les appartements ; Madame Necker.et Madame de Staël, fondant en larmes, recevaient leurs adieux. Mais une députation venue fort à propos, au nom de la capitale, sollicita le ministre de ne pas abandonner la France. Dans les groupes nombreux, qui se formaient autour de son hôtel, à Versailles, on le félicitait de n'avoir pas assisté à la séance royale ; on. disait que sa retraite perdrait le royaume, que les aristocrates, bientôt seuls maîtres des affaires, allaient opprimer la nation. A chaque instant la foule croissait : elle se porta au château, dont elle remplit les cours et les jardins, en poussant des cris tumultueux. Alarmés de cette effervescence, le rouet la reine firent appeler Necker et le supplièrent de rester au contrôle général. Il y consentit sans faire aucune condition, sortit ivre de joie dans la cour du château, traversa la foule au milieu des plus vives acclamations et se crut plus puissant que jamais[15].

Le 24, les députés du Tiers se réunirent ; Mais la salle et ses avenues' étaient entourées de barrières, de postes et de sentinelles des gardes françaises pour empêcher les attroupements et les violences, la grande porte restait fermée et le public ne pouvait assister aux séances. Mécontents de se voir tenus comme prisonniers, ils se plaignirent et réclamèrent. On proposait d'envoyer aux ministres ou même au roi une députation chargée de leur témoigner les justes alarmes de l'assemblée, lorsque la majorité du clergé entra conduite par l'archevêque de Vienne et demanda la vérification en commun pour délibérer ensuite sur les faits de la séance royale du 23 juin. Après cet incident, Bailly lut à l'assemblée une lettre clé Necker, par laquelle ce ministre le priait d'être l'interprète de sa profonde reconnaissance auprès d'elle pour les témoignages d'estime et d'intérêt qu'il venait d'en recevoir[16]. De son côté, la minorité du clergé continuait ses délibérations dans sa chambre particulière et prolongeait sa séance fort tard. La populace de Versailles, à laquelle s'étaient mêlés quelques brigands soudoyés de la capitale, accueillit assez mal différents membres à leur sortie et surtout l'archevêque de Paris, M. de Juigné. Ce prélat vertueux et charitable, d'Une 6-induite sage et mesurée, fut accablé d'injures grossières, assailli de pierres, et poursuivi jusqu'à son hôtel. Les chefs des misérables qu'il avait nourris de ses aumônes durant l'hiver, y pénétrèrent avec lui, et 'le contraignirent en vomissant d'horribles imprécations ; de leur signer une promesse de sa 'réunion. Il se présenta en effet le jour suivant à la vérification commune, accompagné de l'archevêque de Bordeaux.

La division régnait dans les rangs de la noblesse où s'agitaient des passions diverses et les intérêts personnels, On voulait discuter la déclaration du roi, mais la minorité suscitait mille difficultés et proposait la réunion. « Allons au Tiers, s'écriait Lally-Tollendal, portons-lui nous-mêmes cette communication de pouvoirs que le roi nous invite à lui porter... Messieurs, il est une force de choses qui l'emporte sur celle des personnes ; une grande révolution est commencée, rien ne l'empêchera ; il ne tient qu'à la noblesse d'y concourir et de s'y assigner une place d'honneur. — Vous venez d'entendre ; reprenait avec véhémence d'Eprémesnil, une grande révolution est commencée... et c'est dans la chambre même de la noblesse qu'on ose nous l'annoncer, qu'on nous invite de nous y joindre : non ; Messieurs, notre devoir est de conserver la monarchie que des factieux veulent détruire. » La motion de la minorité fut rejetée au milieu du plus grand tumulte, Dès le lendemain (26 juin), quarante-sept députés de la noblesse allèrent, le duc d'Orléans en têtes s'unir à ceux des Commines. A l'arrivée de Ce puissant renfort des. Signes d'allégresse éclatèrent dans toutes les parties de la salle. « Messieurs, dit le comte de Clermont-Tonnerre, nous cédons à notre conscience et nous remplissons un devoir ; mais il se joint à cet acte de patriotisme, un sentiment douloureux. Cette conscience qui nous amène, a retenu un grand nombre de nos frères... Nous vous apportons le tribut de notre zèle et de nos sentiments, et nous venons travailler avec vous au grand œuvre de la régénération publique. Chacun de nous se réserve de faire connaître à l'assemblée le degré d'activité que lui permet son mandat. »

Bientôt la nouvelle de la réunion de cette partie de la noblesse se répandit au dehors. La foule, s'attroupant, voulut forcer la porte et entrer dans la salle. Le tumulte croissait, lorsque Bailly, accompagné de l'archevêque de Vienne et de Clermont-Tonnerre, se présenta aux différents groupes, leur dit que les ordres' se réuniraient successivement pour le bonheur commun, et que l'Assemblée attendait la plus grande tranquillité de la part du peuple. Calmés par ces paroles, ils se dispersèrent aussitôt et laissèrent ainsi toute liberté aux délibérations. L'Assemblée arrêta une députation au roi pour se plaindre de Ce que le lieu de ses séances était environné de soldats armés, son entrée interdite au public, et peur lui exposer qu'à elle seule devait appartenir la police de la salle où se réunissaient les représentants de la nation.

Dans Paris, la fermentation des esprits faisait de rapides progrès, et suscitait de graves inquiétudes au gouvernement. Les électeurs du Tiers-état, parmi lesquels on comptait des hommes exaltés et des révolutionnaires ardents, tels que le journaliste Carra, l'intrépide abbé Fauchet et son ami Bonneville, n'avaient pas voulu se séparer et continuaient leurs séances sous le prétexte de compléter leurs instructions aux députés élus par eux, après des tentatives inutiles et malgré le refus du ministère, ils se réunirent le 25 rue Dauphine, dans la salle du Musée. Sur le conseil de l'un d'eux, ils demandèrent et obtinrent la grande salle Saint-Jean à l'Hôtel-de-Ville, où devait se tenir toute assemblée représentative de la ville de Paris. Là, ils arrêtèrent une députation à l'Assemblée nationale, pour lui porter l'expression de tous- leurs sentiments et la féliciter de sa conduite sage, ferme et patriotique. Cette députation fut admise aux honneurs de la sémite. On se demande s'il n'y avait plus alors de gouvernement, lorsque des électeurs, après l'accomplissement de leur mandat, osaient se constituer en corps délibérant et braver impunément la défense de l'autorité ? Aussi le Palais-Royal s'empressa-t-il d'imiter les électeurs ; il envoya une députation, que l'Assemblée consentir à recevoir pour ne pas s'aliéner le peuple de Paris.

Cependant la majorité de la noblesse continuait ses séances au milieu des passions déchaînées et de la vive 4itation que suscitait la question de la réunion totale. Des agents d'hommes ambitieux et intéressés au désordre s'efforcèrent d'abord par des menaces, ensuite par des sentiments de terreur de la contraindre à cette démarche. A les en croire, cent mille hommes venaient de Paris mettre le feu au château, égorger la noblesse. Ces bruits, semés avec art, étaient soutenus de la présence de deux à trois mille, individus soudoyés, répandus autour de la salle des états, vomissant sans cesse des injures, et du peuple de Versailles, dont quelques discours incendiaires alimentaient la fureur contre la reine, le comte d'Artois et les Polignac. La cour fut effrayée et le Conseil montra au roi la nécessité d'une prompte réunion[17]. Alors Louis XVI, cédant aux instances des ministres, de la reine et des princes consternés, écrivit de sa main aux présidents des deux premiers ordres la lettre suivante

« Mon cousin,

» Uniquement occupé de faire le bien général de ; mon royaume et désirant par-dessus tout que l'assemblée des états-généraux s'occupe des objets qui intéressent la nation ; d'après l'acceptation volontaire que votre ordre a faite de ma déclaration du 23 de ce mois, j'engage mon fidèle clergé — ou ma fidèle noblesse — à se réunir chacun avec les deux autres ordres, pour hâter l'accomplissement de mes vues paternelles. Ceux qui sont liés par leurs pouvoirs peuvent y aller sans donner de voix, Île- qu'à ce qu'ils en aient de nouveaux. Ce sera une nouvelle marque de l'attachement que le clergé et la noblesse me donneront.

« Sur ce, mon cousin, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

« Signé : Louis. »

Cette lettre pouvait avoir des conséquences funestes pour Louis XVI. Ne devait-on pas en conclure qu'il reconnaissait la domination du Tiers-état ? Ne se privait-il pas ainsi même du prétexte de dissoudre une autorité rivale qui menaçait de tout envahir ?

La noblesse, malgré cette pressante invitation, paraissait décidée à rester. Mais une résistance inutile pouvait entraîner aussi des suites désastreuses ; elle le comprit, et dans la crainte que son refus n'exposait le roi.et sa famille, elle consentit à la réunion. La minorité du clergé se joignit à elle, et les députés des deux ordres, ayant à leur tête le cardinal de la Rochefoucauld et le duc de Luxembourg, leurs présidents, entrèrent en silence dans la salle de l'Assemblée générale (27 juin). « Messieurs, dit le cardinal, parlant au nom du clergé, nous sommes conduits ici par notre amour et notre respect pour le roi, nos vœux pour la paix et notre zèle pour le bien public. » Le duc de Luxembourg ajouta que la noblesse venait « pour donner au roi une marque de respect, et à la nation une preuve de patriotisme. » Bailly répondit : « Ce jour sera célèbre dans nos fastes : il rend la famille complète ; il finit à jamais les divisions qui nous ont tous mutuellement affligés ; il remplit le désir du roi ; et l'Assemblée nationale va s'occuper, sans distraction et sans relâche, de la régénération du royaume et du bien public[18]. »

« La Révolution est finie, » dirent quelques bonnes gens en apprenant la réunion de la noblesse à l'assemblée du Tiers pour laquelle naguère encore elle n'avait pas assez de dédains ; c'était une erreur : la Révolution commençait ! En effet, pour la prévenir ou l'arrêter dès son début, il fallait un roi intelligent, ferme et habile. Mais Louis XVI n'était pas ce roi intelligent, et par l'acte du 27 juin il donnait à l'Assemblée, à la France entière, la mesure de sa faiblesse. -Quelques jours auparavant, cet acte aurait pu sauver la monarchie ; aujourd'hui, il était trop tard. Dès ce moment la révolution allait se développer avec une force d'impulsion irrésistible : elle devait emporter dans sa course fougueuse le prince incapable de la diriger.

Dans les rues de Versailles et de Paris, on célébra par des danses et des feux de joie la victoire de l'Assemblée nationale sur le pouvoir royal. Le peuple se porta en foule au château et demanda à grands cris le roi et la reine. Tous deux se montrèrent au balcon et furent accueillis avec de joyeuses acclamations. La foule témoigna ensuite le désir de voir le Dauphin, et lorsque Marie-Antoinette reparut avec son enfant, les mêmes acclamations recommencèrent. Du château, elle courut à la demeure de Necker dont la popularité n'avait point diminué, et le soir il y eut illumination générale dans Versailles.

A la même époque, Paris offrait un spectacle extraordinaire. Les électeurs, qui s'étaient maintenus comme corps politique, continuaient de se réunir et d'entretenir avec leurs députés une correspondance active chaque jour de nombreux rassemblements se formaient dans le jardin du Palais-Royal, devenu le rendez-vous des étrangers, des débauchés, des agitateurs et des nouvellistes. C'était là que se croisaient les faux récits, les idées perverses, les noirs projets, les passions les plus diverses ; c'était là qu'on cherchait à triompher, par les flatteries et les largesses, de la fidélité des troupes, surtout du régiment des gardes-françaises, formé d'enfants de Paris, dont la défection pouvait exercer une grande influence sur toute l'armée. Des flots d'or répandus par les agents des sociétés secrètes, par Choderlos de Laclos, confident politique du duc d'Orléans, le duc de Biron connu d'abord sous le rrom de Lauzun, le comte de La Touche, et les autres conseillers du prince, servaient à lier ensemble les éléments disparates que recelait cet arsenal de la révolte. Au milieu des groupes, dans le jardin et les cafés du palais, des orateurs achetés haranguaient la multitude qui régnait là en souveraine, blasphémaient contre le roi, insultaient à la cour, maudissaient la religion de la France et n'avaient d'éloges que pour les factieux. Du possesseur de ce magnifique domaine, de ce d'Orléans, que ses partisans désignaient à la vénération publique, on voulait faire un Guise ou un Cromwell.

Pour la satisfaction de ce pouvoir naissant de la place publique, une occasion de troubles ne tarda pas à se présenter. Le régiment des gardes-françaises, dont le nouveau colonel, le duc du Châtelet, homme minutieux, dur et hautain, était détesté de tous les soldats, se trouvait depuis longtemps en garnison à Paris. On détachait tour-à-tour quelques compagnies de ce régiment pour le service de Versailles. Le jour où le vénérable archevêque de Paris n'échappait qu'avec peine à la populace en fureur, onze gardes-françaises avaient refusé de le défendre et donné ainsi le signal de l'insubordination. Renfermés à l'Abbaye pour cette infraction à la discipline, ils durent être transférés ensuite à Bicêtre et attendre dans cette prison leur jugement par. un conseil de guerre. On l'apprend au Palais-Royal ; alors des orateurs séditieux se répandent dans cet immense forum ; ils déclament, ils se désespèrent de savoir « que de braves militaires sont plongés par la tyrannie dans des cachots infects pour n'avoir pas voulu tirer sur le peuple. » Ils terminent leurs discours perfides en criant : A l'Abbaye ! La foule y court aussitôt ; elle se recrute en route d'une tourbe de portefaix et de malfaiteurs qu'on avait déjà remarqués au pillage de la fabrique Réveillon. Ils arrivent à l'Abbaye. Sur le refus d'ouvrir, le guichet est enfoncé, les portes intérieures sont brisées à coups de haches et de barres de fer, les prisonniers délivrés et conduite en triomphe au Palais-Royal où as doivent rester sous la sauvegarde du peuple (30 juin). Une députation sans caractère public se chargea ensuite d'aller demander la grâce des gardes-françaises à l'Assemblée. Mais l'Assemblée n'admit point cette députation ; elle exprima aux Parisiens ses vœux pour le maintien de la paix, et se contenta d'appeler la clémence du roi sur les coupables. Louis XVI approuva cette conduite modérée et promit de faire grâce si le calme renaissait. Les gardes-françaises, réintégrées dans les prisons de l'Abbaye, en sortirent quelques jours après sur un ordre du roi[19].

Cependant la majorité de la noblesse, en se réunissant aux deux ordres, avait cédé avec regret aux instances du roi et sur la promesse que sa réunion ne serait que momentanée. Elle continuait de s'assembler tous les jours encore chez le duc de Luxembourg. Là, elle invoquait les mandats, protestait contre les travaux de l'Assemblée nationale, frappait de nullité ses décrets et créait des prétextes à sa prochaine dissolution. Ceux de ses membres qui assistaient à ses séances, affectaient de ne prendre aucune part à ses délibérations et de se tenir debout, comme simples spectateurs. D'accord avec les députés du haut clergé, qui avaient fait leurs réserves, ils s'appuyaient de leurs mandats, et déposaient une à une sur le bureau des protestations contre le vote par tête, afin de retarder la marche de l'Assemblée. De son côté, la cour, revenue de sa frayeur, se repentait de sa dernière concession, et déjà elle songeait à recourir aux moyens violents pour dissoudre les états. Elle savait que dans cette circonstance, la noblesse et le haut clergé ne lui refuseraient point leur appui. Mais elle avait besoin de forces capables de contenir l'effervescence des esprits et d'apaiser les orages populaires qui grondaient autour de Versailles. Aussi Louis XVI, à la sollicitation de la reine et du comte d'Artois, résolut-il d'appeler des troupes pour soutenir son pouvoir ébranlé et faire accepter la déclaration du 23 juin. Quarante mille hommes, dont huit régiments étrangers et deux d'artillerie, furent concentrés dans les environs de Paris, à Sèvres, à Saint-Denis, à la Muette, à Passy, à Saint-Cloud. On transforma le Champ de Mars en un camp de dix mille hommes ; le vieux maréchal de Broglie, qui, par son nom, sa réputation et son habileté, inspirait la plus grande confiance aux soldats, reçut le commandement général de cette armée, et le baron de Besenval celui de la capitale. Les -courtisans faisaient tous ces préparatifs sans mystère., avec une jactance qui pouvait compromettre leurs projets, que le roi lui-même n'a connus, dit-on, qu'en partie. Le maréchal établissait au château de Versailles son quartier général ; une foule d'officiers supérieurs lui composaient un brillant état-major[20]. Son hôtel était rempli de commis, d'ordonnances de tous les régiments et d'aides de camp prêts à monter à cheval. Imbu du rôle qu'il allait jouer, il méditait des plans de bataille ridicules, comme s'il eût dû recommencer les campagnes de la guerre de Sept-Ans, et ne voulait pas écouter les conseils de la prudence.

Pendant que la cour prenait ses précautions pour vaincre la résistance, l'Assemblée nommait ses officiers, partait le duc d'Orléans à la présidence, et sur le refus du prince, accordait cet honneur à l'archevêque de Vienne (3 juillet). Elle chargeait ensuite un comité de préparer le travail de la constitution et déclarait que les bailliages n'avaient pu donner à leurs représentants des mandats impératifs, ni restreindre leurs pouvoirs (7 juillet). Au milieu de ces gravés occupations, l'Assemblée cherchait dans le peuple un appui contre la cour dont elle avait d'abord soupçonné, puis découvert les desseins. Des émissaires secrets répandaient dans tous les quartiers de Paris les bruits les plus alarmants : que le roi, dégagé de ses promesses, devait dissoudre les états-généraux, déclarer la banqueroute, affamer la capitale ; que la France allait devenir de nouveau la proie des courtisans, des nobles et des prêtres. Agitée par la crainte en voyant la ville de Versailles entourée de troupes, l'Assemblée établissait des relations avec les chefs des factieux, avec le Palais-Royal, avec les électeurs de Paris, sans cependant négliger les provinces, que des correspondances multipliées instruisaient de tous les événements. Des agents adroits et sûrs se rendirent dans les villes, parcoururent les campagnes, échauffèrent les esprits, concertèrent des insurrections, peignirent les projets de la cour des plus noires couleurs. A les entendre parler, noblesse et le clergé refusaient de partager le fardeau des impôts, d'abandonner leurs odieux et injustes privilèges. Ces moyens, Ménagés avec une rare habileté ; amenaient chaque jour une fibule d'adresses et d'adhésions[21]. Nous croyons, aveu plusieurs historiens ; qu'à cette époque il existait parmi les représentants un nombreux parti, tout dévoué aux intérêts du duc d'Orléans ; que ce parti voulait priver Louis XVI de la couronne pour la donner à ce prince, ou, au moins, lui faire partager le pouvoir souverain sous le titre de lieutenant-général du royaume[22].

Les choses ainsi disposées ; Mirabeau résolut avec ses amis et les meneurs du parti populaire de demander le renvoi des troupes que le maréchal de Broglie faisait approcher de Paris[23]. Dans la séance du 8 juillet il prit la parole sur cet important objet. « Déjà, dit-il, un grand nombre de troupes nous environnait : il en est arrivé davantage ; il en arrive chaque jour ; elles arrivent de toutes-parts ; trente-cinq mille hommes sont déjà répartis entre Paris et Versailles. On en attend vingt mille ; des trains d'artillerie les suivent ; des points sont désignés pour les batteries ; on s'assure de toutes les communications ; on intercepte tous les passages : nos chemins, nos ponts, nos promenades sont changés en postes militaires. Des événements publics, des faits cachés, des ordres secrets, des contre-ordres précipités, les préparatifs de la guerre, en un mot, frappent tous les yeux, et remplissent d'indignation tous les cœurs. » Appuyant de reproches amers tous ces faits : « Il a fallu, ajouta-t-il, déployer tout l'appareil du despotisme et montrer plus de soldats menaçants à la nation le jour où le roi lui-même l'a convoquée pour lui demander des conseils et des secours, qu'une invasion de l'ennemi n'en rencontrerait peut-être, et raille fois plus de moyens qu'on n'en a pu réunir pour secourir des amis, martyrs de leur fidélité envers nous ; pour remplir nos engagements même les plus sacrés, pour conserver notre considération politique, et cette alliance des Hollandais si précieuse, mais si chèrement conquise, et surtout si honteusement perdue. »

De nombreux applaudissements couvrirent le discours de Mirabeau et l'adresse qu'il proposa pour l'éloignement des troupes fut adoptée presque à Fuel-limité. Mais sur la motion d'un membre de l'Assemblée, on supprima l'article par lequel il demandait qu'on remplaçât ces troupes par des gardes bourgeoises[24]. L'adresse fut présentée au roi par une députation de vingt-quatre membres, au nombre desquels était Mirabeau, et du président de l'Assemblée, l'archevêque de Vienne. Dans sa réponse, transmise par le garde des sceaux, Louis XVI montra une fermeté convenable.

« Personne, dit-il, n'ignore les discordes et les scènes scandaleuses qui se sont passées et renouvelées à Paris et à Versailles, sous mes yeux et sous ceux des états-généraux. Il est nécessaire que je fasse usage des moyens qui sont en ma puissance pour remettre et maintenir l'ordre dans la capitale et dans les environs. C'est un de mes devoirs principaux de veiller à la sûreté publique. Ce sont ces motifs qui m'ont engagé à faire un rassemblement de troupes autour de Paris. Vous pouvez assurer l'assemblée des états-généraux qu'elles ne sont destinées qu'à réprimer, ou plutôt qu'à prévenir de nouveaux troubles, à maintenir le bon ordre et l'exercice des lois, à-assurer et à protéger même la liberté qui doit régner dans vos délibérations. Toute espèce de contrainte doit en être bannie, de même que toute appréhension de tumulte et de violence doit en être écartée. Ce ne pourrait être que des gens mal intentionnés qui pourraient égarer mes peuples sur les vrais motifs des mesures de précaution que je prends. J'ai constamment cherché à faire tout ce qui pouvait tendre à leur bonheur, et j’ai toujours eu lieu d'être assuré de leur amour et de leur fidélité.

« Si pourtant la présence nécessaire des troupes dans les environs de Paris causait encore de l'ombrage, je me porterais, sur la demande de l'Assemblée, à transférer les états-généraux à Noyon ou à Soissons, et alors je me rendrais à Compiègne, pour maintenir la communication entre l'Assemblée et moi. »

Cette réponse inspira de nouvelles craintes à l'Assemblée. Elle comprit que la cour avait un plan de résistance tout tracé et qu'elle serait dissoute si la vigueur de l'exécution répondait à la sagesse des mesures qui avaient été adoptées. Elle se garda bien d'accepter la proposition du roi, car Paris faisait sa force ; en s'éloignant de cette ville, elle se plaçait entre deux corps d'armée et perdait son point d'appui. Le comte de Crillon, élevant la voix le premier, demanda qu'on s'en rapportât à la parole du roi. Ce langage était digne d'un nom aussi illustre. « La parole du roi, reprit Mirabeau, toute rassurante qu'elle doive être, est un mauvais garant de la conduite du ministère, qui n'a cessé de surprendre sa religion. Nous savons tous qu'avec plus de réserve nous aurions évité de grands désordres ; nous savons tous que la confiance habituelle des Français dans leur roi est moins une vertu qu'une faiblesse, si surtout elle s'étend à toutes les parties de l'administration.... Nous avons demandé la retraite des troupes et non à fuir devant elles... il faut être conséquents avec nous-mêmes, et pour cela nous n'avons qu'une conduite à tenir : c'est d'insister sans relâche sur le renvoi des troupes, seul moyen de l'obtenir. » L'Assemblée n'appuya point l'opinion de Mirabeau, et tranquille en apparence, au milieu des mouvements qui l'environnaient, elle écouta une déclaration des droits de l'homme présentée par Lafayette.

Cependant la cour poursuivait son dessein de se rendre maîtresse des événements par l'emploi ou la présence de la force. Necker, depuis le 23 juin, n'avait plus la confiance des amis de la monarchie ; il ne pouvait donc être regardé comme l'homme qu'exigeait la situation. Louis XVI lui envoya M. de Montmorin pour lui demander sa démission et le presser de s'éloigner à l'instant. Necker obéit, et, dans la soirée du même jour (11 juillet), il partit pour Bruxelles, sans même avertir sa fille. Il espérait que son exil ne serait pas de longue durée. Après son départ. MM. de Montmorin, de Saint-Priest, de Puysségur et de la Luzerne, se démirent de leurs fonctions. Louis XVI, qui ne connaissait pas encore la puissance de l'identification des partis avec leurs représentants, ne choisit point leurs successeurs au sein de l'Assemblée ; il les remplaça par des hommes impopulaires et que ne distinguait point l'éclat des talents. M. de Breteuil fut appelé aux affaires étrangères avec la présidence du Conseil, le maréchal de Broglie à la guerre, M. de la Galaisière à la marine, M. de Laporte à la maison du roi et M. de Barentin conserva les sceaux. Le maréchal demanda le conseiller d'État Foullon pour adjoint. Mais Foullon n'accepta point ce fardeau trop lourd pour sa vieillesse, et Louis XVI le chargea du contentieux du ministère de la guerre. Louis XVI, pour sauver la monarchie abattue, devait soutenir ce premier coup de vigueur par les efforts les plus constants. Aussi l'un des ministres lui proposa-t-il de dissoudre immédiatement lés états-généraux, -d'adresser une proclamation au peuple et à l'armée afin de leur peindre les dangers du trône et ceux de l'ordre social en France, de faire occuper les principaux postes de la -capitale par les troupes, avec l'ordre de repousser la force par la force, de punir aussitôt la moindre résistance, d'arrêter les chefs des factieux, de rétablir les grands bailliages, de supprimer les parlements et de donner à la déclaration du 23 juin ses développements nécessaires. Mais ce projet parut trop vigoureux au prince qui avait dit : « Je ne veux pas qu'il périsse un seul homme pour ma querelle. » Louis XVI revint à l'opinion qu'il avait d'abord adoptée ale subjuguer Paris par le seul appareil militaire, et d'empêcher les factions de renverser entièrement les bases de l'autorité royale. Les troupes reçurent donc l'ordre de ne point tirer sur le peuple et de se borner à l'effrayer par les armes et les menaces. Cet ordre, qui honore le cœur de l'homme plus que l'intelligence du roi, était le plus funeste de tous ceux qu'on pouvait donner. A quel moyen pourra désormais recourir Louis XVI pour défendre son autorité sans cesse attaquée ? De cette politique souvent audacieuse dans ses résolutions, mais toujours timide dans ses actes, enfin de cette tentative que fait avorter son irrésolution, le roi doit recueillir le mécontentement qu'elle excite sans en tirer aucun secours.

Le bruit du renvoi de Necker se répand à Paris le lendemain ; il y cause d'abord une consternation générale ; on eut dit qu'une affreuse calamité venait de fondre sur le royaume. Bientôt après on court de tous côtés, on se presse, on s'agite, et l'esprit de sédition, soufflé par les harangueurs de clubs, s'empare de la multitude, et, malgré la présence des troupes, partout se forment des rassemblements. Au Palais-Royal, un impétueux jeune homme, Camille Desmoulins, initié tous les secrets des meneurs, sort du café de Foy, et monte sur une table ; d'une main il tient un pistolet, de l'autre une épée nue. « Citoyens, s'écrie-t-il, le renvoi de Necker est le tocsin d'une Saint-Barthélemy des patriotes ! Ce soir même, tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger ! Il ne nous reste qu'une ressource, c'est de courir aux armes. » Aux armes ! répète la foule. Camille Desmoulins propose ensuite pour signe de ralliement et prend une feuille d'arbre qu'il attache à son chapeau en guise de cocarde. Tout le monde s'empresse de l'imiter, et les arbres du jardin sont bientôt dépouillés.

C'était un dimanche à midi. La foule se porte en poussant de grands cris au musée d'un modeleur de cire, nommé Curtius, où elle s'empare des bustes de Necker et du duc d'Orléans qu'elle croit également exilé. Ces bustes, voilés d'un crêpe noir, sont promenés en triomphe dans les rues les plus populeuses, au milieu des acclamations d'un cortége en haillons, armé de bâtons, de haches, d'épées, de pistolets. Des hommes apostés forcent les passants de se découvrir devant ces vains simulacres, devenus les étendards de la sédition. Cette foule dont les vociférations et les injures épouvantent les citoyens paisibles, arrive de la rue Saint-Honoré à la place Vendôme. Là, elle rencontre un détachement de dragons rangés en bataille et l'attaque à coups de pierre[25]. Les dragons fondent aussitôt sur l'attroupement, le dispersent et brisent le buste de Necker, blessent- plusieurs personnes et tuent un soldat des gardes-françaises, mêlé à la foule[26]. Cependant les troupes, sur l'ordre du baron de Besenval, arrivaient de toutes parts, suivies de leurs canons ; elles couvraient le boulevard et la place Louis XV, voisine d'une caserne des gardes-françaises. Ceux-ci, séduits par les factieux, et d'ailleurs irrités contre le Royal-Allemand avec lequel ils avaient eu une rixe, à la Muette, un des jours précédents, chargent ce régiment, que commandait le prince de Lambesc. Ce colonel se replie sur les Tuileries ; il y entre par le pont-tournant, le sabre à la main, au moment où elles se remplissaient de promeneurs inoffensifs. Aux injures dont il est poursuivi et aux pierres qui pleuvent sur lui, il répond par des coups de feu, blesse grièvement un vieillard et fait évacuer le jardin.

Alors la terreur devient générale ; hommes, femmes, enfants se précipitent les uns sur les autres avec des cris d'effroi, s'efforcent de gagner les issues et croient à chaque instant voir fondre sur eux les cavaliers du prince de Lambèse. Tous fuient et répandent l'alarme de tous côtés. Tandis que ces choses se passent aux Tuileries, Camille Desmoulins et une troupe de séditieux reviennent au Palais-Royal, en criant que les soldats allemands égorgent les citoyens et appellent le peuple aux armes. La multitude court à l'Hôtel-de-Ville pour en demander et faire sonner le tocsin. Déjà les électeurs s'y étaient rassemblés afin d'arrêter le tumulte ou de le diriger, et occupaient la grande salle. Ils : ordonnèrent au concierge de livrer les armes mais à l'instant même ils n'étaient plus les maîtres de les refuser : une autre foule arrivait, enfonçait les portes et s’emparait des armes. Sur les demandes pressantes de nombreux habitants, les électeurs accordèrent la convocation immédiate des soixante districts de la capitale, et envoyèrent quelques-uns des leurs « aux postes des citoyens armés, pour les prier, au nom de la patrie, de surseoir à toute espèce d'attroupement et voie de fait[27]. » Pendant que plusieurs des électeurs se répandent dans les différents quartiers de la capitale pour apaiser le tumulte, et que les bourgeois se rendent aux districts, le tocsin sonne dans toutes les églises, et la populace, aux approches de la nuit, pille les boutiques des armuriers. Elle est soutenue par de puissants renforts, par les brigands déjà signalés chez Réveillon. Trop dociles à la voix des agitateurs, ces hommes à figure sinistre reparaissent armés de piques, de sabres et de fusils ; ils portent à la main des torches allumées, parcourent les rues et menacent de livrer aux flammes les principaux hôtels. Encore quelques instants et l'émeute demeurera maîtresse : en effet le prince de Lambesc, dans la crainte de voir sa troupe enveloppée par la populace, dont la fureur ne connaît plus de bornes, et de l'exposer à une collision avec les gardes-françaises-qui lui ont tué trois hommes, blessé plusieurs chevaux, et fraternisent avec les factieux, ordonne la retraite-de Royal-Allemand et se dirige sur Saint-Cloud[28]. D'un autre côté, le Baron de Besenval appelle du Champ-de-Mars trois régiments suisses qu'il y avait envoyés avec huit cents cavaliers, tant hussards que dragons, et cherche à se maintenir dans les Champs-Elysées : mais alarmé sur la fidélité des soldats qui cèdent aux séductions accoutumées, et d'ailleurs oublié de Versailles dans cette situation cruelle, il prend aussi le parti de se retirer et livre Paris à lui-même. Il était alors une heure du matin[29]. Le reste de la nuit ne fut pas plus calme : les factieux se portèrent aux barrières en poussant d'horribles vociférations, les incendièrent ainsi que les bureaux où l'on percevait les droits d'entrée, et dispersèrent les commis[30].

La journée du lundi '13 juillet fut encore plus orageuse que la précédente. Dans la matinée, les électeurs se réunirent à l'Hôtel-de-Ville, sous la présidence de l'américain Moreau de Saint-Méry. Pour donner une forme plus légale à leur autorité, ils appelèrent le prévôt des marchands, M. de Flesselles, qui exigea une réquisition en forme. Une députation alla le requérir et le ramena aux applaudissements du peuple. On forma ensuite un bureau de sept membres auxquels on adjoignit un certain nombre d'électeurs, et une nouvelle municipalité se trouva ainsi organisée. L'assemblée déféra la présidence au prévôt Flesselles ; mais il déclara qu'il ne voulait présider que par élection des habitants de la capitale, et fut nommé par acclamation. Après délibération, cette municipalité arrêta que le lieutenant de police serait invité à se rendre à l'Hôtel-de-Ville pour donner tous les détails qui lui seraient demandés. Un comité permanent et formé d'électeurs fut ensuite institué afin de veiller jour et nuit à l'ordre public. Il s'occupa aussitôt du plan d'organisation provisoire de la milice bourgeoise, le rédigea et l'adopta en quelques heures. Cette milice devait être composée de quarante-huit mille hommes, fournis par les districts, et devait porter, comme signe distinctif, la cocarde bleue et rouge, couleurs de Paris, ensevelies dans l'opprobre depuis la mort de son premier tribun, Étienne Marcel[31].

Ainsi l'insurrection prenait de vastes proportions ; elle s'organisait « ce n'était plus seulement la populace qui se remuait, mais le vrai peuple représenté par les électeurs de Paris réunis en soixante sections. Une fièvre d'enthousiasme et d'espoir agitait Paris ; les imaginations frémissantes s'acharnaient à la poursuite du despotisme, quand le despotisme n'était plus dans le palais des rois. Un peuple ne se venge pas des maux présents ; lorsque les maux existent, il est trop faible pour frapper ; lorsqu'on crie à la tyrannie, c'est qu'il n'y a pas de tyrans. Le peuple du 13 juillet 1789 se levait donc contre les injustices passées ; ce n'était pas la souffrance, c'est le souvenir qui l'animait et le poussait[32]. »

Depuis cieux jours le peuple impatient demandait des armes et. ce n'était pas sans motif : il voulait contenir la populace, ces masses d'hommes inconnus sans aveu, que la misère avait rabattus des campagnes sur la capitale, et se défendre contre les attaques de la cour. Sur un bruit qu'il y avait dur blé à Saint-Lazare, la foule y avait couru dans la même matinée, avait dévasté la maison et conduit à la Halle une masse énorme de farines entassées par les religieux. Elle s'emparait ensuite du dépôt des armes des gardes de la ville et se distribuait trois-cent-soixante fusils. Plus tard, le peuple forçait le Garde-Meuble d'où il enlevait des armes précieuses par leur antiquité, par le travail et la matière, mais qui ne pouvaient être d'aucune utilité. Un pauvre homme en rapporta une épée, d'Henri IV qu'il refusa d'échanger contre un louis d'or et une autre épée : s Elle est plus riche, répondit-il, mais je n'en veux point, ce n'est pas celle de notre bon Henri. » Le trésor royal et la caisse d'escompte furent respectés[33].

La cour avait paru jusqu'alors tranquille spectatrice des mouvements de Paris. Les troupes concentrées aux Champs—Elysées, à Saint-Denis, à Sèvres, à Saint-Cloud, demeuraient dans l'inaction. On eût dit que les nouveaux ministres, assurés du succès, laissaient grandir l'insurrection pour légitimer les mesures de rigueur qu'ils avaient résolu d'employer. Mais il n'en était rien ; cette inaction venait des hésitations continuelles de Louis XVI. C'étaient elles qui paralysaient la volonté et les efforts des généraux et des ministres. Déjà le roi, en présence de l'émeute, renonçait aux moyens de sévérité, et, dans la matinée de ce jour, il écrivait le billet suivant au comte d'Artois :

13 juillet 1789, 11 heures du matin.

« J'avais cédé, mon cher frère, vos sollicitations, aux représentations de quelques sujets fidèles. Mais j'ai fait d'utiles réflexions. Résister en ce moment, ce serait s'exposer à perdre la monarchie ; c'est nous perdre tous. J'ai rétracté les ordres que j'avais donnés, mes troupes quitteront Paris ; j'emploierai des moyens plus doux. Ne me parlez plus d'un coup d'autorité, d'un grand acte de pouvoir ; je crois plus prudent de temporiser, de céder à l'orage et de tout attendre du temps, du réveil des gens de bien et de l'amour des Français pour leur roi[34].

« LOUIS. »

Cependant l'agitation allait toujours croissant ; au son du tambour, au bruit du tocsin de l'Hôtel-de-Ville et des soixante cloches des districts, des comités s'organisaient afin de correspondre avec l'assemblée de la commune. Le peuple se portait à la prison de la force et délivrait les détenus pour dettes. Les criminels du Châtelet, voulant profiter de la circonstance, s'armaient de hâtons, de couteaux, de pierres, et se préparaient à enfoncer les portes. Le concierge, menacé, invoqua le secours d'une bande d'hommes qui passaient ; ils entrèrent, massacrèrent une partie des insurgés et mirent les autres, chargés de fers, dans des cachots.

Occupé sans relâche des moyens de soutenir l'attaque des troupes aux ordres du maréchal de Broglie, le comité voulut connaître l'état des subsistances. Il manda le lieutenant de police, que ce soin ne regardait pas et dont le ministère se bornait à assurer la distribution. Mais sur le rapport de ce magistrat, que la ville était approvisionnée pour quinze jours, les inquiétudes se calmèrent : l'arrivée d'un convoi de farine acheva de tranquilliser sur cet objet important. En ce moment d'ailleurs un nombre infini de voitures, de chariots, de charrettes, arrêtés aux portes de la ville et chargés de toutes sortes de provisions, de vaisselle, de meubles, de subsistances, encombraient la place de Grève. Ils en faisaient l'un des plus riches entrepôts de l'Europe, mais aussi le plus turbulent et le moins accessible. Le soin de l'approvisionnement de Paris, qui appartenait au ministre des finances, fut confié au comité permanent, à la municipalité et au lieutenant de police[35].

La situation alarmante de la capitale laissait peu d'espoir au succès de la défense, mais alors l'enthousiasme cachait tout ce qu'elle avait de terrible. Tous les districts apportaient successivement leur adhésion à l’arrêté du matin et à l'institution improvisée de la milice. La compagnie de l'Arquebuse, les clercs de la Basoche, les élèves de l'école de chirurgie, les gardes-françaises et les milices du guet offraient leurs services et se dévouaient avec ardeur à la défense commune. Tous voulaient être enrôlés dans les rangs de la garde bourgeoise. « Les soldats sortaient de dessous terre, dit Bailly, ou plutôt sortaient des asiles de tous les citoyens. »

Mais il fallait un chef pour donner des ordres, distribuer les postes et établir l'unité d'intention. Le comité proposa le commandement général au duc d'Aumont, qui demanda vingt-quatre heures ; comme le temps pressait, on le donna au marquis de La Salle, d'abord nommé commandant en second.

On se préparait à la résistance, mais comment résister sans armes et sans munitions ? Tandis que le peuple cherchait partout de la poudre, il en sortait de Paris cinq milliers qui n'échappèrent point à son active surveillance : ils furent arrêtés, saisis et déposés dans une salle basse de l'Hôtel-de-Ville. Un des électeurs, l'abbé Lefebvre d'Ormesson, homme de courage et d'une rare présence d'esprit, reçut la commission dangereuse de les distribuer. Il s'en acquitta avec zèle et sans crainte. Un coup de fusil sur les tonneaux de poudre confiés à sa garde, un coup de pistolet sur sa propre personne, firent redouter un horrible désastre. Bientôt après, l'abbé vit un ivrogne entrer dans la salle toujours remplie de citoyens, s'avancer la pipe à la bouche et fumer sur les barils ouverts. Il fut assez heureux pour acheter cette pipe allumée, qu'il lança dans la cour, et pour détourner ainsi le péril qui menaçait l'assemblée de l'Hôtel-de-Ville.

Au milieu de la fermentation générale des esprits, un bruit sinistre circulait dans la cité : on ne parlait que des troupes nombreuses qui dévalent assaillir Paris sur différents points. On arrêtait les courriers, on violait le secret des lettres ; l'empire de la loi n'était plus écouté. La voiture du prince de Lambesc fut saisie, amenée sur la place de Grève et brulée ; le peuple ne lui pardonnait pas son entrée aux Tuileries. Quelques hommes sauvèrent cependant sa malle et la rapportèrent avec ses effets sur le bureau de l'Assemblée. Le peuple maintenant se montrait ennemi du pillage, désintéressé, généreux ; il poursuivait lui-même les brigands et ne demandait que des armes.

Pour satisfaire aux vœux des nombreux citoyens dont le comité permanent avait de la peine à contenir les mouvements, le prévôt Flesselles promit pour le jour même douze mille fusils, qui seraient bientôt suivis de trente mille autres. On le crut sur sa parole, et le peuple attendit avec impatience l'effet de ses promesses trop positives. Le soir étant arrivé, les instances et les menaces redoublent. Des cris à la perfidie et à la trahison se font entendre lorsque les caisses d'artillerie annoncées par Flesselles traversent la Grève. Les électeurs s'empressent de les ouvrir. Mais que trouvent-ils dans ces caisses ? de vieux linges et des morceaux de bois. Un cri général s'élève contre les électeurs étonnés de ce mystère inexplicable et contre le prévôt qui, soupçonné d'intelligence avec les ministres, voulait, disait-on, gagner du temps et empêcher de prendre les armes, afin de laisser Paris sans défense. Dans son embarras pour apaiser la foule animée de crainte et de fureur, il s'avisa de l'envoyer aux Chartreux en assurant qu'elle y trouverait des armes cachées. Des recherches mille fois répétées prouvèrent qu'il n'existait pas un seul fusil dans la retraite de ces religieux.

La fureur du peuple était au comble ; il revint en criant à la trahison et décidé à demander compte d'un pareil procédé. Alors le comité permanent autorisa les districts à faire fabriquer sur-le-champ, aux dépens de la ville, des piques et des hallebardes ; les ateliers en fournirent cinquante mille en trente-six heures[36]. Dans la circonstance actuelle, ce temps si court parut long au peuple ; déjà il avait découvert l'existence d'un grand dépôt d'armes que renfermait l'hôtel des Invalides. Le soir même, les députés de deux districts allèrent trouver M. de Sombreuil, gouverneur de l'hôtel et le commandant Besenval, et demandèrent qu'on leur abandonnât trente-deux mille fusils pour se défendre contre les brigands qui menaçaient leurs maisons du pillage et de l'incendie. Besenval leur répondit, qu'il ne pouvait prendre sur lui de se dessaisir d'un pareil dépôt et qu'il en écrirait à Versailles. Il avertit eu effet le maréchal de Broglie et lui signala aussi l'esprit séditieux de cette maison dont les vieux hôtes avaient été séduits par l'argent des factieux. Mais il ne reçut aucune réponse[37]. On ne peut attribuer la cause de ce silence inconcevable qu'à l'anarchie qui régnait dans le conseil des ministres.

Aux approches de la nuit, des brigands se portèrent à l'hôtel du lieutenant de police, de Crosne, le dévastèrent et brisèrent toutes les glaces. Ce magistrat ne méritait aucunement la haine du peuple ; il put se dérober à leur fureur par une porte ouvrant sur le boulevard. Son frère, qui l'accompagnait, le mit en sûreté. Le lendemain, M. de Crosne envoya sa démission.

Jamais nuit plus triste que celle du 13 au 14 juillet ne couvrit Paris de ses voiles. Ses habitants craignaient je ne sais quelle armée cachée dans les ténèbres ; ils s'attendaient toujours à voiries troupes du roi s'avancer sur tous les points pour rétablir l'ordre si violemment troublé. lis avaient dépavé les rues, ouvert des tranchées, construit des barricades et s'étaient préparés à soutenir un siège. On avait ordonné des illuminations, et ces signes ordinaires de l'allégresse publique contrastaient avec le silence et la terreur de la ville. Des pelotons d'hommes du peuple qui passaient de temps en temps ressemblaient à des fantômes au milieu de ces mornes clartés. « Ce silence vaste et funèbre n'était interrompu que par la voix étouffée et terrible de ces gens qui, de porte en porte, criaient : des armes et du pain[38]. » On arrêtait aux barrières les personnes qui entraient ou qui sortaient, mais surtout celles qui arrivaient de Versailles, et paraissaient venir de la cour. En même temps, au Palais-Royal, le rendez-vous habituel de toutes les oppositions, de toutes les haines, de tous les mécontentements, les chefs des factieux, s'animaient d'une sorte d'émulation de popularité, cherchaient à se dépasser les uns les autres par leurs motions atroces contre le comité permanent, contre le prévôt des marchands, et remuaient avec une incroyable témérité la cendre des passions révolutionnaires. A deux heures du matin, on vint donner l'alerte aux quatre électeurs qui tenaient le comité pendant la nuit. « Quinze mille hommes, leur dit-on, descendent. de la rue Saint-Antoine vers la place de Grève, et l'Hôtel-de-Ville ne saurait manquer d'être forcé. Il ne le sera pas, répondit Le Grand de Saint-Réné, un des présidents, car je le ferai sauter à temps. » Aussitôt il ordonne aux gardes de la ville de lui apporter six barils de poudre et de les déposer dans un cabinet voisin, appelé la petite audience. Les brigands pâlirent et s'éloignèrent au premier baril qui fut apporté[39].

Pendant que la capitale était en proie à la plus vive agitation, l'assemblée nationale, au lieu d'employer son autorité à calmer l'effervescence des esprits et à ramener le peuple égaré, persistait dans son opposition en réclamait encore l'éloignement des troupes. Elle s'était réunie le 13 au matin, alarmée des projets de la cour et de quelques bruits sinistres. Après la lecture de plusieurs adresses dans lesquelles différentes villes consignaient leur adhésion aux décrets, le député Mounier propose une adresse au roi pour lui demander le rappel des ministres et lui déclarer que la nation ne peut avoir aucune confiance dans leurs successeurs. Target et Lally-Tollendal appuient cette motion. Dans un discours prononcé avec émotion, le dernier fait l'éloge de Necker qu'il aimait, s'étend longuement sur les nombreux services de ce ministre, et les justes regrets que sa disgrâce doit inspirer à la France. Le comte de Virieu député de la noblesse, observé que l'Assemblée est entre deux écueils, la fureur de ses ennemis et la fougue du peuple. Il demande qu'elle fasse parvenir au roi la vérité des malheurs présents et qu'elle confirme par un nouveau serment les glorieux arrêtés du 17 juin. M. de Clermont-Tonnerre trouve qu'il est inutile de renouveler ce serment et s'écrie : « La constitution sera faite, ou nous ne serons plus. » Un autre député, M. Biauzat, montre la nécessité de faire l'article constitutionnel de la responsabilité des ministres. Quant à l'abbé Grégoire, il s'élève avec violence contre les successeurs de Necker et de ses collègues ; il appelle sur eux, sur les crimes ministériels, la recherche et la vengeance des lois par le moyen d'un comité de l'Assemblée. Étonné d'entendre sortir de la bouche d'un ministre des autels du Dieu de paix et de clémence, des cris de guerre et de meurtre, le vertueux archevêque de Vienne rappelle cet abbé aux sentiments de modération qui convenaient à son état[40]. Enfin Guillotin présente l'arrêté pris par les électeurs et supplie l'assemblée d'autoriser l'établissement d'une garde bourgeoise.

La nouvelle des malheurs arrivés la nuit et le matin dans la capitale suspendit la discussion dont l'Assemblée était occupée. « Il serait affligeant, dit alors le duc d'Aiguillon, de perdre du temps en vains discours dans de si cruelles circonstances. Ce n'est point de l'éloquence qu'il faut aujourd'hui : c'est une députation au roi et à Paris, pour remédier aux malheurs actuels. » On arrête aussitôt de nommer deux députations ; l'une destinée à représenter au roi tous les dangers qui menacent la capitale et le royaume, la nécessité d'éloigner promptement les troupes, et d'établir une milice bourgeoise ; l'autre chargée de porter à Paris la réponse de Louis XVI, dans le cas où elle serait sage et juste, c'est-à-dire conforme à la demande de l'Assemblée nationale[41]. L'archevêque de Vienne et les députations vont porter cette délibération au roi : il s'empresse de leur répondre :

« Je vous ai déjà fait connaître mes intentions sur les mesures que les désordres de Paris m'ont forcé de prendre ; c'est à moi seul de juger de leur nécessité, et je ne puis à cet égard, apporter aucun changement. Quelques villes se gardent elles-mêmes ; mais l'étendue de la capitale ne permet pas une surveillance de ce genre. Je ne doute pas de la pureté des motifs qui vous portent à offrir vos services dans cette affligeante circonstance ; mais votre présence à Paris ne ferait aucun bien ; elle est nécessaire ici pour l'accélération des importants travaux dont je ne cesserai de vous recommander la suite. »

Cette réponse froide et tranquille de Louis XVI consterna d'abord l'Assemblée ; mais elle passa bientôt de la crainte à l'indignation. Instruite des succès des agitateurs, de l'inaction des troupes dont on enchaînait l'activité et le courage, et désormais sûre de la victoire, elle entreprit de lier pour toujours Paris à ses intérêts, par les intérêts mêmes de ses habitants, et rendit cet arrêté mémorable, qui dans la circonstance, était une véritable déclaration de guerre.

« L'Assemblée nationale, interprète des sentiments de la nation, déclare que M. Necker, ainsi que les autres ministres qui viennent d'être éloignés, emportent avec eux son estime et ses regrets.

« Déclare qu'effrayée des suites funestes que peut entraîner la réponse du roi, elle ne cessera d'insister sur l'éloignement des troupes extraordinairement rassemblées près de Paris et de Versailles, et sur l'établissement des gardes bourgeoises.

« Déclare de nouveau qu'il ne peut exister d'intermédiaire entre le roi et l'Assemblée nationale.

« Déclare que les ministres et les agents civils et militaires de l'autorité sont responsables de toute entreprise contraire aux droits de la nation et aux décrets de l'Assemblée.

« Déclare que les ministres actuels et les conseils de Majesté, de quelque rang et état qu'ils puissent être, ou quelques fonctions qu'ils puissent avoir, sont personnellement responsables des malheurs présents et de tous ceux qui peuvent les suivre.

« Déclare que la dette publique ayant été mise sous la garde de l'honneur et de la loyauté française, que la nation ne refusant pas d'en payer les intérêts, nul pouvoir n'a le droit de prononcer l'infâme mot de banqueroute, nul pouvoir n'a le droit de manquer à la foi publique, sous quelque forme et dénomination que ce puisse être.

« Enfin, l'Assemblée déclare qu'elle persiste dans ses précédents arrêtés, et notamment dans ceux des 17, 20 et 23 juin dernier.

« Et la présente déclaration sera remise au roi par le président de l'Assemblée, et publiée par la voie de l'impression. »

Par cet arrêté l'Assemblée avait pour but de montrer son pouvoir et son énergie, d'intimider le roi et d'avilir aux yeux de la nation la reine ainsi que les princes en les faisant soupçonner du projet d'une banqueroute générale. Il était manifeste qu'elle voulait se créer une armée sous le nom de milice bourgeoise ou de garde nationale et exciter la classe nombreuse des entiers à se déclarer en sa faveur. Elle devait réussir dans ces deux desseins, l'Assemblée chargea ensuite le président d'exprimer ses regrets à M. Necker et aux autres ministres ; sur la proposition du marquis de Montesquiou, elle décréta sa permanence et nomma M. de La Fayette vice-président pour remplacer l'archevêque de Vienne, lorsque ses forces épuisées l'empêcheraient de continuer la séance.

Les députés passèrent la nuit du 13 au 14 au milieu des plus cruelles inquiétudes. On disait qu'au moment même de l'attaque de Paris, la salle des états serait environnée par des troupes ; que les membres les plus signalés de l'Assemblée seraient enlevés et arrêtés ; que le roi devait se présenter le lendemain, faire porter la déclaration du 23 juin au parlement et dissoudre l'Assemblée ; que déjà plus de quarante mille exemplaires de cette déclaration étaient envoyés aux intendants et aux subdélégués, avec ordre de la publier et de l'afficher dans toute l'étendue du royaume. Mais les représentants paraissaient décidés à s'exposer aux plus grandes violences plutôt que d'accepter cet acte qu'ils regardaient comme illégal. Malgré leur anxiété, ils ' reprirent les travaux de la constitution, discutèrent avec calme et choisirent au scrutin un comité de huit membres, chargé de tracer un plan de constitution ; il se composait de MM. Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, Talleyrand-Périgord, évêque d'Autun, Clermont-Tonnerre, Lally, Mounier, Sieyès, Chapelier et Bergasse. Plus tard, le président annonça qu'il avait remis le matin même au roi l'arrêté de la veille et que Sa Majesté avait répondu qu'elle l'examinerait.

Cependant l'agitation des esprits, entretenue par les nouvelles qu'on recevait ou par les bruits alarmants qui se répandaient, allait toujours croissant. Les yeux se tournaient involontairement vers Paris ; on croyait sans raison que les chemins et le pont de Sèvres étaient interceptés. On vit alors passer le prince de Lambesc avec la rapidité de l'éclair ; il fuyait la colère du peuple de Paris. Mais il trouvait celui de Versailles, et ce dernier, s'il n'eût craint de blesser quelques-uns des nombreux officiers qui l'entouraient à dessein, aurait tiré sur lui. De temps à autre un bruit parvenait jusqu'aux députés que l'insurrection était générale à Paris, que le peuple marchait à Versailles, et que les troupes de Sèvres avaient ordre d'arrêter son passage. Alors quelques-uns d'appliquer l'oreille à terre pour mieux entendre le retentissement du canon. Bientôt on ajoutait que le roi devait partir et abandonner l'Assemblée à la merci de plusieurs régiments étrangers. Dans l'après-midi, on avait vu le comte d'Artois, la reine et madame de Polignac, se promenant à l'Orangerie, flattant les officiers et les soldats dont la joie insolente éclatait de toutes parts et auxquels la duchesse avait fait distribuer des rafraîchissements et des liqueurs. La cour, disait-on, organisait la lutte pour la nuit suivante, Paris devait être attaqué sur sept points à la fois, et le Conseil avait arrêté une liste de nombreuses proscriptions, et cent millions de billets d'État avaient été fabriqués, afin de suppléer au déficit des finances qui avait fait convoquer les députés des trois ordres.

Alors Mirabeau proposa de demander encore à la cour le renvoi absolu des troupes, et de suspendre toute espèce de travail, jusqu'à ce que l'Assemblée eût obtenu satisfaction. Une députation fut aussitôt envoyée pour insister de nouveau auprès du roi. Dans ce moment, le vicomte de Noailles arrive de Paris : « Le ressentiment du peuple ne tonnait plus de bornes, les Invalides sont pris, la Bastille est assiégée. » — Un autre député, M. de Wimpfen, arrêté par la multitude armée, conduit à l'Hôtel-de-Ville et rendu à la liberté sur un ordre des électeurs, se présente ensuite : « J'ai vu un cadavre décapité et revêtu de noir. On disait que c'était le cadavre du gouverneur de la Bastille. » Enfin viennent deux électeurs envoyés par le comité permanent ; ils exposent à l'Assemblée l'état affreux de Paris, les malheurs arrivés aux environs de la Bastille, la mort de plusieurs citoyens, tués par le canon de la redoutable forteresse dont le peuple entreprend le siège et le massacre qui peut résulter de cette attaque. Ils supplient l'Assemblée, au nom du comité, de vouloir bien peser dans sa sagesse, les moyens d'éviter à la ville de Paris les horreurs de la guerre civile. A ce récit, un cri d'indignation s'élève dans toute la salle, on invoque contre les coupables la vengeance du ciel et des hommes. « Il nous faut des têtes, s'écrie Mirabeau, qu'on fasse venir le maréchal de Broglie ! » On décide aussitôt qu'une nouvelle députation portera au roi, avant le retour de la précédente, ces• détails douloureux. Elle partait, lorsque la première rentre avec cette réponse de Louis XVI : « Je me suis sans cesse occupé de toutes les mesures propres à rétablir la tranquillité dans Paris. J'avais en conséquence, donné un ordre au prévôt des marchands et aux officiers municipaux de se rendre ici pour concerter avec eux les dispositions nécessaires. Instruit depuis de la formation d'une garde bourgeoise, j'ai donné des ordres à des officiers-généraux de se mettre à la tête de cette garde, afin de l'aider de leur expérience, et de seconder le zèle des bons citoyens. J'ai également ordonné que les troupes qui sont au Champ-de-Mars s'écartent de Paris. Les inquiétudes que vous me témoignez sur les désordres de cette ville, doivent être dans tous les cœurs, et affectent vivement le mien. »

La seconde députation, présidée par l'archevêque de Paris, fut admise sur le champ. « Messieurs, dit le roi, vous déchirez mon cœur de plus en plus par le répit que vous me faites des malheurs de Paris. Il n'est pas possible de croire que les ordres donnés aux -troupes en soient la cause. Vous savez la réponse que j'ai faite à votre précédente députation, je n'ai rien à y ajouter. » MM. D’Ormesson et Duport, arrivés à l'instant même, confirmèrent la prise de la Bastille et les tristes événements de la journée. Plusieurs députés voulaient qu'on envoyât au roi une troisième députation : « Non, répondit Clermont—Tonnerre, laissons-leur la nuit pour conseil ; il faut que les rois, ainsi que les autres hommes, achètent l'expérience. » Il était fort tard, le vice-président, M. de La Fayette, répondit aux électeurs : « que deux députations avaient été envoyées par l'Assemblée, et que le lendemain elle renouvellerait les mêmes démarchés avec plus d'instance encore, s'il était possible, jusqu'à ce qu'elle eut obtenu le succès qu'elle avait droit d'attendre, et de la justice de sa réclamation, et du cœur du roi, lorsque des impressions étrangères n'en arrêteraient plus les mouvements. » Vers deux heures du matin, la séance fut un moment suspendue ; la plupart des événements de la journée du 14 étaient alors connus de l'Assemblée[42].

La nuit du 13 s'était passée, ainsi que nous ayons pu en juger, au milieu d'alarmes perpétuelles à l'Hôtel-de-Ville. Le 14, l'agitation avait redoublé avec le jour. Les voitures saisies arrivaient toujours et encombraient la place de Grève, les rues étaient remplies d'une multitude innombrable qui les parcourait en désordre et sans guide. Alors le comité permanent renouvela les ordres affichés la veille, de se rendre à son district, de s'y faire inscrire dans le rôle de milice et de ne paraître armé que sous des chefs. Mais ces chefs, mais leurs soldats manquaient d'armes. Point .de fusils, point de cartouches à l'Arsenal ! Aussi de nouveaux soupçons de trahison circulaient-ils dans la foule. Plus ardent que jamais, le peuple résolut d'enlever le dépôt considérable que renfermait l'hôtel des Invalides. L'exécution de ce dessein paraîtra d'abord pleine de dangers en présence des moyens de défense mis à la disposition du gouverneur Sombreuil, vieux militaire d'une bravoure éprouvée, et des forces imposantes qui occupaient le Champ-de-Mars. On la trouvera cependant moins hasardeuse lorsqu'on saura que les désertions se multipliaient d'heure en heure, et qu'un nombre considérable de dragons et de fantassins de divers régiments campés dans les environs de Paris, se présentait avec armes et bagages[43]. Le pouvoir exécutif avait d'ailleurs perdu toute énergie ; il semblait n'avoir plus foi en lui-même, et ses agents craignaient d'être désavoués par lui, s'ils opposaient la moindre résistance. De là ces mesures timides, ces ordres vagues, cette conduite, en un mot, pleine d'hésitation du baron de Besenval, que nous voyons comme paralysé d'esprit au milieu de circonstances si critiques[44]. Ce général avait reçu le matin même, à cinq heures, une étrange visite. Un homme entre chez lui, les yeux enflammés, la parole rapide et courte, le maintien audacieux, d'ailleurs la figure assez belle et je ne sais quoi d'éloquent qui le frappa. « Monsieur le baron, dit l'homme, il faut que vous soyez averti pour prévenir une résistance inutile. Aujourd'hui les barrières de Paris seront brûlées ; j'en suis sûr et n'y peux rien, ni vous non plus. N'essayez pas de l'empêcher. Vous sacrifieriez des hommes, sans éteindre un flambeau. » A la réponse que fit Besenval, l'inconnu pâlit de rage, et sortit avec précipitation. « J'aurais dû le faire arrêter, ajoute le baron, et je n'en fis rien[45]. »

Dès neuf heures, trente ou quarante mille hommes sous la conduite d'Éthys de Corny, procureur du roi à l'Hôtel-de-Ville, que les électeurs avaient chargé de diriger le mouvement, coururent aux Invalides pour sommer le gouverneur de leur livrer des canons et des armes. M. de Sombreuil se présenta à la grille, et dit qu'il avait effectivement des fusils dont il n'était que gardien et dépositaire, qu'il avait cru devoir, afin de se mettre en règle, envoyer un courrier à Versailles, et qu'il attendait la réponse. Il ajoutait force protestations d'attachement, de déférence et d'amitié pour l'Hôtel-de-Ville et pour tous les citoyens de la capitale. On paraissait assez disposé à l'écouter, lorsqu'un homme s'écria que tout délai était un nouveau péril. Aussitôt la foule de se précipiter dans les fossés, d'envahir l'hôtel, d'enlever vingt pièces de canon, des sabres, des épées, vingt-huit mille fusils cachés dans des caves situées sous le dôme, et de parcourir les rues de Paris avec ces trophées, sans que les troupes du Champ-de-Mars fassent aucun mouvement.

Le comité songea ensuite à se rendre maître de la Bastille, dont il avait projeté la prise. Il voulait détruire le poste qui fournissait des moyens d'attaquer Paris avec avantage. On répandit parmi le peuple le bruit que la Bastille contenait un grand amas d'armes et de munitions ; que du haut de ses remparts il était facile de foudroyer la ville ; qu'il n'avait été rien fait pour la sûreté de la capitale et pour la liberté des citoyens, tant que la Bastille serait au pouvoir des ministres[46]. La garnison de cette forteresse n'était composée que de trente-deux soldats du régiment suisse de Salis, et de quatre-vingt-deux soldats invalides. Mais cela suffisait avec des munitions. Car la Bastille, forte par elle-même, outre ses murs de dix pieds d'épaisseur au sommet des tours, et de trente où quarante à la base, avait encore pour sa défense quatre cents biscaïens,' quatorze coffrets de boulets sabotés, quinze mille cartouches, trente-un milliers de poudre que renfermaient deux cent vingt-cinq barils. Elle était donc en état de résister à toute attaque dans laquelle on ne voudrait pas, pour la prendre, sacrifier tout un quartier de Paris. Quelques jours avant le 14 juillet, le baron de Besenval auquel le caractère du marquis de Launay, gouverneur de la forteresse, n'inspirait pas une entière confiance, avait prié en vain le maréchal de Broglie -de le remplacer par un officier plus énergique. Il avait ensuite voulu connaître la situation de la place, ses moyens de résistance, et avait envoyé un officier de l'état-major au gouverneur pour en obtenir tous les renseignements nécessaires[47]. De son côté. M. de Launay lui-même n'avait négligé aucune précaution. On avait sondé ses dispositions à plusieurs reprises, pour savoir quelle conduite il tiendrait en cas d'attaque. Il avait déclaré formellement qu'il se défendrait jusqu'à la dernière extrémité.

Devenu plus audacieux par l'inaction des troupes, le peuple de Paris se porte en foule sous les murs de la Bastille où il espérait trouver un nouvel approvisionnement d'armes. Bientôt après il demande au comité la prise de la forteresse, comme si cela ne clé-pendait que d'un arrêté, et depuis neuf heures du matin jusqu'à deux heures après midi, ce seul cri : à la Bastille ! à la Bastille retentit dans toutes les rues de la capitale. Le comité, dans l'incertitude du succès que présente une entreprise si hasardeuse et voulant rejeter sur les ministres l'odieux d'une résistance meurtrière, envoie une députation pacifique à M. de Launay, qui la reçoit avec bienveillance. Elle le prie de retirer ses canons dirigés sur la ville, de ne commettre aucune hostilité, et l'assure que s'il ne tire point, le peuple ne l'attaquera pas. Cette députation se disposait à sortir lorsque l'électeur Thuriot de la Rosière, homme hardi, emporté, impatient de tout délai, arrive de la part de son district, à travers un peuple immense, pour sommer le gouverneur et la garnison de rendre la Bastille. Après en avoir reçu la parole que s'ils n'étaient attaqués, ils ne commenceraient pas, Thuriot monte sur les tours, accompagné du marquis de Launay, afin de s'assurer si les canons sont retirés. Du sommet de la tour qui domine l'Arsenal, ils découvrent une multitude innombrable, et le faubourg Saint-Antoine qui s'avançait en masse.

Le gouverneur en devient pâle. Il saisit Thuriot par le bras : « Qu'avez-vous fait ? Vous abusez d'un titre sacré pour me trahir ! — Monsieur, répond le député, si vous continuez sur le même ton, je vous déclare que l'un de nous va bientôt tomber dans ce fossé.' » De Launay garde le silence.

Dans le même instant la sentinelle approche, leur annonce que le peuple, irrité de ne pas voir revenir son envoyé, se prépare à l'attaque et conjure Thuriot de se montrer pour calmer sa fureur. Celui-ci passe la tête aux créneaux, et de nombreux applaudissements partent du jardin de l'Arsenal. Le député jette ensuite un coup d'œil sur les canons : on les avait retirés des embrasures et masqués, mais laissés en direction.

Descendu de la tour avec le gouverneur, Thuriot le presse de nouveau lui, et ses soldats d'obéir à la nécessité : « Mieux encore, leur dit-il, obéissez aux ordres de la patrie dont je suis l'organe[48]. » Enfin il sort vers onze heures du matin.

Une demi-heure s'était à peine écoulée, qu'à la grande surprise de M. de Launay, une nouvelle troupe arrive, armée de fusils, de sabres, d'épées, de haches, en criant : « Nous voulons la Bastille ! En bas la troupe ! » La garnison somme les assaillants de se retirer et s'efforce de leur faire connaître le danger auquel ils s'exposent. Mais ils s'obstinent. Deux hommes montent sur le toit du corps-de-garde, voisin du premier pont-levis, et brisent à coups de hache les chaînes du pont qui tombe aussitôt. La foule passe et court au second pont afin de s'en emparer. Alors le gouverneur donne l'ordre de tirer, et une décharge de mousqueterie arrête les assaillants ; ils se retirent en désordre, une partie sous la voûte de la porte de bois, dans la cour de l'Orme, et une partie sous celle de la grille, d'où ils font un feu continuel.

Cependant le comité, au milieu du tumulte, de l'effroi général, s'alarme toujours davantage à la vue des blessés qui arrivent à l'Hôtel-de-Ville. Il envoie donc une nouvelle députation au marquis de Launay, pour le sommer de recevoir dans la place un détachement de la milice parisienne. Après de nombreux efforts, elle parvient au pied de la forteresse, mais elle cherche vainement à se faire entendre ; ses paroles sont étouffées par le bruit de la mousqueterie. Pendant ce temps-là, on conduisait. au bureau de police trois invalides pris en dehors de la Bastille et accusés d'avoir tiré sur le peuple. Un de ces malheureux, dont l'âge et les cheveux blancs inspiraient au moins la compassion, froid et tranquille au milieu des menaces de mort, disait : « Comment puis-je être coupable et avoir tiré sur les citoyens, puisque j'étais sans armes I » Les membres du bureau affectèrent de les traiter avec rigueur et les envoyèrent en prison afin de les soustraire à un premier mouvement de fureur et de prévention.

Le combat continuait, lorsque du côté de l'Arsenal retentit le bruit d'un tambour, accompagné de cris et d'acclamations terribles. En même temps, la garnison aperçoit le drapeau de la ville qui précède une troisième députation. Une foule immense de citoyens arillés l'escorte et remplit bientôt les cours de l'Orme, du Passage et du Gouvernement. On suspend le feu ; les soldats qui sont sur les tours, arborent un drapeau blanc en signe de paix, et renversent leurs armes. Les députés s'avancent, à la prière de la garnison, afin de parler au gouverneur. Mais les cris de la multitude et le tumulte empêchent toute explication. Alors des coups de fusil sont entendus ; d'où partent-ils ? on l'ignore[49].

Le peuple se croit trahi ; transporté de fureur, il se précipite à l'attaque du second pont, résolu de l'abattre comme le premier. Le gouverneur ordonne de faire feu sur les assiégeants : on lui obéit, et cette décharge en couche plusieurs par terre. Bien loin de se retirer, ils entreprennent de briser à coups de hache, les portes du quartier. Incommodés par le feu de la place, ils ne peuvent les enfoncer toutes et les abandonnent pour forcer celles de derrière et piller le quartier ; puis amenant trois voitures de paille, ils brûlent le corps de garde avancé, le Gouvernement et les cuisines. Dans ce moment, on tire un coup de canon à mitraille, le seul qui soit parti de la Bastille, car, pendant le combat qui dura cinq heures, la garnison ne se défendit qu'avec des fusils. Les gardes-françaises entraînés dans le parti du peuple, veulent se mêler à la lutte ; ils arrivent dans la cour de l'Orme, sous la conduite d'Élie, officier de fortune, du régiment de la reine, avec deux pièces de quatre, un canon garni en argent venant du Carde-Meuble et un mortier. Cet appareil redoutable n'eût pas suffi pour effrayer la garnison de la forteresse, si elle eût résolu d'opposer une résistance sérieuse.

Déjà lés gardes-françaises ont commencé l'attaque en forme et leur présence inspire une nouvelle ardeur au peuple, lorsqu'on apporte à l'Hôtel-de-Ville un billet que l'on venait de saisir ; le baron de Besenval écrivait au gouverneur de la Bastille de tenir jusqu'à la dernière extrémité, lui assurant qu'il recevrait bientôt des forces suffisantes. C'était en effet la soirée de ce jour que la cour avait choisie pour exécuter ses projets, pour lancer ses troupes sur Paris et comprimer la multitude révoltée. A la lecture du billet, dans le comité des électeurs, un jeune homme s'écrie : « Qu'à l'instant on me suive, et marchons chez Besenval. » Mais son conseil n'est pas adopté.

Tandis que la Bastille était entourée de toutes parts et que dans le comité des électeurs où se succédaient rapidement les vagues conjectures, les opinions discordantes, la terreur et la défiance, le prévôt Flesselles disputait sa vie à de violents accusateurs, des milliers d'hommes se portaient de nouveau à l'Hôtel des Invalides. On avait répandu le bruit qu'il y restait encore des armes. Ce magnifique monument allait être livré à la dévastation et au pillage, lorsque le gouverneur Sombreuil fit avertir le corps de la Ville. Le comité se hâta d'y envoyer un électeur, M. de Leutre, qui jouissait d'une grande popularité. Il dit aux insurgés qu'il venait visiter la maison, et leur proposa de lui adjoindre quatre commissaires. Ils furent nommés aussitôt, et M. de Leutre les engageant à faire seuls la visite, leur remit tous ses pouvoirs. Cette marque de confiance calma les esprits. Les commissaires ne trouvèrent point d'armes et annoncèrent à la foule le résultat de leur scrupuleuse perquisition. Elle se dispersa sur-le-champ, et l'hôtel fut préservé de tout dommage[50].

Malgré le siège devenu plus régulier depuis l'arrivée des gardes-françaises et d'une autre colonne d'ouvriers commandés par Hulin, sergent de ces mêmes gardes, ancien officier au service de Genève, la Bastille résistait à tous les efforts des assaillants. Ces derniers avaient eu déjà quatre-vingt-dix-huit tués et soixante-treize blessés, tandis que les assiégés n'avaient perdu qu'un seul homme. Vers quatre heures cependant, M. de Launay, privé de tout secours et pressé par les officiers de se rendre, n'écouta plus que son désespoir et résolut de s'ensevelir sous les débris de la place. Il saisit une mèche enflammée pour mettre le feu aux poudres que renfermait la tour de la Liberté. Deux sous-officiers, Ferrand et Béquard, présentant la baïonnette au gouverneur, l'écartent du volcan qu'il veut embraser, et sauvent ainsi d'une horrible ruine une partie du faubourg Saint-Antoine, toutes les maisons voisines de la Bastille et le quartier de l'Arsenal. Alors M. de Launay assemble un conseil et propose de faire sauter la forteresse plutôt que de s'exposer à tomber entre les mains d'une populace furieuse qui égorgera la garnison. Cette proposition est rejetée et les soldats déclarent qu'il leur est impossible de se battre plus longtemps. D'après l'ordre du gouverneur, on arbore le drapeau blanc sur les tours, on bat le rappel. Mais les assiégeants continuent leur feu sans faire attention aux signaux. Un quart d'heure après, ils voient que le bruit de la mousqueterie a cessé sur tous les points de la Bastille, et s'avancent jusqu'au pont de l'intérieur.

Le commandant des Suisses, M. de Flue, comprend qu'il faut traiter ; il écrit et passe, par le trou d'un créneau, un billet où il demande à sortir avec les honneurs de la guerre. Sur le refus des assiégeants, il passe un autre billet, dicté par le désespoir : Nous avons vingt milliers de poudres : nous ferons sauter la garnison et tout le quartier si vous n'acceptez pas la capitulation. — « Nous l'acceptons, foi d'officier, répondit Élie, abaissez votre pont, il ne vous arrivera rien. » Le pont est abaissé ; Hulin, Maillard et Humbert s'élancent dessus et entrent dans l'intérieur du château. Ils trouvent les Suisses et les invalides rangés sur cieux lignes et dont les armes étaient déposées contre la muraille, et abattent le grand pont. La porte s'ouvre, et aussitôt la foule de se précipiter, d'envahir les cours, de se jeter sur les invalides et de massacrer ceux qu'elle rencontre, tandis que les Suisses couverts de sarreaux de toile et pris pour des domestiques ou des prisonniers échappent à ce premier mouvement de fureur. En ce moment le malheureux Béquard reçoit deux coups d'épée et bientôt après un coup de sabre lui abat le poignet ; sa main, qui avait détourné de Paris un affreux désastre, fut portée en triomphe dans toutes les rues de cette ville.

Au milieu du tumulte et des hurlements de la multitude altérée de vengeance, se présente mademoiselle de Monsigny, jeune et belle personne, intéressante par sa grâce et sa candeur, inquiète sur le sort de son père, l'un des officiers de la garnison ; elle cherche à pénétrer dans la forteresse. On la surprend, on l'arrête, on l'amène auprès du premier pont. Là, elle est interrogée brutalement, et répond que son père se trouve au nombre des assiégés. « C'est la fille de M. de Launay, s'écrièrent des hommes de la foule, il faut la brûler vive. Ce barbare conseil est suivi et la victime placée sur une paillasse n'attend plus que la mort. A la nouvelle du danger que court sa fille, M. de Monsigny vole aussitôt sur les créneaux, l'appelle et lui tend les bras, lorsqu'il tombe renversé par deux coups de fusil. La victime s'évanouit, on allume le bûcher. Tout à coup des cris de grâce se mêlent aux cris atroces des bourreaux. Un brave parisien, Aubin Bonnemère, s'élance avec impétuosité, écarte la foule homicide, lui arrache sa proie, la remet en mains sûres et retourne à la mêlée. La ville de Paris récompensa plus tard (5 février 1790) cette action généreuse par le présent d'un sabre à poignée d'or et par celui d'une couronne civique. Mademoiselle de Monsigny eut le plaisir de la poser elle-même sur le front de son libérateur[51].

Pendant que la foule se répandait de tous côtés, montait sur les tours pour insulter les canons de la Bastille, et descendait aux cachots délivrer les prisonniers, M. de Launay est arrêté dans la première cour par le garde-française Arné. C'est alors que deux hommes d'un grand courage, Hulin et Élie, s'approchent afin de protéger la vie du gouverneur. Mais leurs efforts héroïques ne peuvent contenir la férocité de la populace, qui parvient à l'arracher de leurs mains. Au mépris de la capitulation, elle l'accable d'outrages, de mauvais traitements, et le traîne jusqu'à l'arcade Saint-Jean, sous laquelle il est décapité. D'autres victimes succombent avec lui : ainsi M. de Losme de Solbray, major de la Bastille, dont tous les prisonniers avaient éprouvé les soins généreux et la bonté compatissante, expire à la Grève sous la hache d'un boucher ; M. de Miray, aide-major, est massacré rue des Tournelles, et M. Person, lieutenant des invalides, sur le port au blé.

Il était cinq heures et demie de l'après-midi, lorsque la Bastille tomba au pouvoir du peuple. Un cri perçant s'élève du milieu de la Grève : Victoire ! victoire et liberté ! puis un bruit nouveau, d'abord lointain, éclate, s'avance avec le fracas et la rapidité de la tempête... La Bastille est prise ! La foule se précipite et envahit la salle où les électeurs siégeaient en proie à la plus cruelle anxiété. Dans cette enceinte que les Parisiens avaient toujours regardée comme inviolable, se pressent quinze cents hommes poussés par cent mille autres qui s'efforcent d'entrer. Les boiseries craquent, les banquettes se renversent les unes sur les autres, et l'enceinte du bureau est repoussée jusque sur le siège du président. Au milieu de cette multitude de soldats novices, armés de façons bizarres, les uns presque nus, les autres vêtus d'habits de diverses couleurs, mais encore tout bouillants d'un long combat, paraît le garde-française Élie que ses compagnons d'armes portent en triomphe et proclament le vainqueur de la Bastille. Élie, couvert de blessures, couronné de lauriers, est entouré de prisonniers et de riches dépouilles, dont il rejette l'offrande. A la tête des prisonniers, marche, avec le plus grand recueillement, un jeune homme, que précèdent les clefs et le drapeau de la Bastille ; il porte suspendu à sa baïonnette le règlement de l'odieuse forteresse.

Du sein de cette multitude composée d'éléments si divers, de toutes sortes d'inclinations et de caractères, partent des cris de joie et des cris de mort, mêlés et confondus : Vive la liberté ! Point de quartier aux prisonniers ! Point de quartier à ceux qui mit tiré sur leurs concitoyens ! Dans cette vaste salle Saint-Jean, on ne sait où fixer ses regards incertains, tant la scène est mobile, tant les mouvements, brusques et variés, sont intéressants ou terribles. On y rencontre tous les dangers que présente un champ de bataille. Les prisonniers restent là, tremblant à chaque instant pour leur vie. La foule demande surtout la mort de trois invalides qu'elle croit avoir été les canonniers de la Bastille. L'un était déjà blessé ; il allait périr lorsqu'il est sauvé par les efforts du marquis de La Salle. Mais la populace furieuse se jette sur les cieux autres, Asselin et Béquard, qui méritaient un meilleur sort, les entraîne et les pend à la lanterne, en face l'Hôtel-de-Ville[52].

Il manquait une victime à ces hommes chez lesquels la joie d'avoir vaincu et le désir de se venger entretenaient des transports et une espèce de délire. On parlait de trahison, de complots, de manœuvres ; on accusait hautement Flesselles, le prévôt des marchands ; les agitateurs du Palais-Royal lui reprochaient sans cesse les douze mille fusils promis, les Chartreux sans armes, l'Arsenal sans cartouches, et les promesses, et les délais et les espérances frustrées. La plupart des électeurs, témoins de son zèle et de son assiduité, s'efforçaient en vain de le justifier aux yeux du peuple. En présence de tant d'ennemis acharnés à sa perte, l'infortuné Flesselles ne montrait plus la même assurance, il s'écrie : « Puisque je suis suspect à mes concitoyens, il est indispensable que je me retire. » En même temps il fait un mouvement pour descendre, de l'estrade où il était placé. Quelques-uns des 'électeurs l'empêchent d'exécuter son dessein, l'assurant qu'il n'est suspect à personne et qu'il doit s'affecter un peu moins de ce qu'il entend. Alors ses implacables accusateurs entourent le bureau, menacent le prévôt et ne craignent pas de l'interpeller plus directement. Les uns disent : « Il faut se saisir de lui et le garder comme otage. Les autres : il faut le conduire en prison au Châtelet. Qu'il vienne au Palais-Royal pour y être jugé, s'écrient les plus mécontents. Au Palais-Royal I au Palais-Royal ! répète de toutes parts l'assemblée. — Eh bien, messieurs, répond simplement Flesselles, allons au Palais-Royal. » A ces mots, il descend, traverse sans obstacle une forêt de baïonnettes ondoyantes et sort de la salle. La foule s'ébranle, se presse autour de lui et sur ses pais, mais sans lui faire aucune violence[53]. A peine est-il arrivé au quai Pelletier, qu'un inconnu l'arrête et lui présente. son pistolet, en disant : « Tu n'iras pas plus loin !» Flesselles chancelle et tombe ; le peuple se jette aussitôt sur lui et le perce de coups. Sa tête, mise au bout d'une pique, fut promenée au Palais-Royal et dans les rues de Paris, entre celles du gouverneur et des officiers de la Bastille. Ainsi périt le premier magistrat de la capitale, massacré sans jugement, sur le reproche vague de trahison. Tous les honnêtes gens ne purent apprendre, sans frémir, cet affreux témoignage de la rage populaire[54].

A cet horrible drame succède une scène consolante pour l'humanité. Le peuple, encore plus avide de sang par ses premières exécutions, demandait la mort de vingt-cieux autres invalides et des soldats suisses du régiment de Salis. Mais Élie continuait à calmer les esprits et tendait la main à tous ceux qui imploraient son secours. Il aperçut les enfants employés jusqu'à ce jour au service intérieur de la Bastille : « Grâce pour les enfants ! s'écria-t-il, grâce ! » Tout le monde fut touché jusqu'aux larmes, et l'amnistie devint générale. « Que tous ces prisonniers, plus malheureux que coupables, ajouta Élie, jurent ici d'être fidèles à la nation. » Le serinent prêté solennellement, fut applaudi par l'assemblée. Alors les invalides purent retourner paisible- ment à leur hôtel ; les gardes-françaises s'emparèrent des Suisses, les conduisirent sans résistance à leurs propres casernes, et les traitèrent en frères. Ainsi finit cette grande scène de fureur, de vengeance, de victoires, de joie, d'atrocités, et dans laquelle ont brillé quelques traits d'humanité[55].

L'enthousiasme manifesté par la nation, à l'époque de la chute de la Bastille, n'était pas hostile au roi ; on savait que sous le règne de Louis XVI, elle ne cachait plus de cruautés secrètes, que l'humanité de ce prince avait fait, pour la première fois, descendre au fond des cachots de la vieille forteresse une clarté plus douce, un air plus pur. Au moment où ses portes furent enfoncées, les vainqueurs ne trouvèrent ni cadavres, ni squelettes, ni hommes chargés de lourdes chaînes ; ils trouvèrent en tout sept détenus condamnés par les tribunaux. Mais l'imposante citadelle, construite par Charles V[56] pour défendre Paris contre les attaques des étrangers ou les entreprises des grands vassaux, était devenue, sous les successeurs de ce prudent monarque, une prison redoutable. Louis XI y avait entassé les victimes de sa tyrannie. Le tout puissant Richelieu en fit un objet de terreur pour quiconque osait braver son pouvoir et contrarier ses vues politiques. Sous Louis XIV, « le nom de la Bastille' s'associa pour jamais, dans les esprits, à l'idée d'une autorité invisible, mais présente en tous lieux, absolue, ombrageuse et sévère[57]. » Les raisons d'État, l'abus des lettres de cachet et l'arbitraire ministériel en firent, sous Louis XV, un séjour de douleur. Le peuple n'osait arrêter les veux sur le sommet de ses huit tours massives et ses murailles noircies par les années, que les traditions et la haine lui représentaient comme le repaire du despotisme. L'élévation du rang, l'éclat de la naissance ou des services, la faiblesse de l’âge ou du sexe, ne préservaient point des rigueurs de la Bastille. Nous savons qu'elle renferma d'illustres guerriers, de pieux ecclésiastiques, des hommes célèbres dans les sciences et dans les lettres. Le vainqueur de Lens et de Rocroy, le grand Condé, courba sous ses guichets une tête chargée de lauriers. Le fidèle ami de Fouquet, Pellisson, y avait passé cinq ans ; c'est dans sa triste enceinte que Le Maistre de Sacy traduisit une partie de la Bible ; que Voltaire, à vingt et un ans, composa les premiers chants de la Henriade, et que mourut, après de longs tourments, le personnage mystérieux dit l'Homme au masque de fer. La Bourdonnais, administrateur général des fies 'de France et de Bourbon, vengeur de nos affronts dans l'Inde, martyr de la calomnie, reçut à la Bastille le prix de ses rares talents, de son intrépide courage et de ses importants services. Ces odieux souvenirs, les écrits d'hommes inquiets et violents éveillant les soupçons, exagérant les craintes, avaient persuadé au peuple que la Bastille était comme autrefois un asile où gémissaient d'innombrables victimes de l'arbitraire, et le peuple, à la voix des électeurs, s'était levé pour renverser ses murailles.

Il faut en convenir, la prise de la Bastille ne fut pas une victoire difficile, car la résistance ne fut pas en proportion de l'attaque et du courage que déployèrent les assaillants. L'imprévoyance, l'irrésolution et la faiblesse du gouverneur, concoururent puissamment ait triomphe de l'insurrection. Cet événement, exalté par les agitateurs, par les croyants et les fidèles de la Révolution française, eut cependant un immense retentissement. L'Europe entière partagea l'enthousiasme du peuple de Paris, et salua les vainqueurs d'un long frémissement de joie. On regardait la conquête de cette horrible demeure comme une conquête faite au profit de toutes les nations. La poésie et les arts s'empressèrent de reproduire les circonstances de cette journée mémorable. L'université de Cambridge proposa la prise de la Bastille pour sujet à ses jeunes poètes. Alfieri la chanta dans une ode où respire le génie de la Grèce et de Rome. A la nouvelle de sa chute, dans les rues et sur les places publiques de Saint-Pétersbourg, les gentilshommes pleuraient et s'embrassaient de joie, comme si la France eut brisé un joug qui les accablait eux-mêmes. La clef monstrueuse de la principale porte de la Bastille fut envoyée au président des États-Unis, par le marquis de La Fayette. L'illustre Washington la fit placer sous verre avec une inscription ; ce n'est pas aujourd'hui une des moindres curiosités que renferme Mount-Vernon, l'ancienne habitation du libérateur de l'Amérique[58]. La peinture, à l'exemple de la poésie, célébra les exploits des héros de Paris, et l'on vit aussi dans un de nos temples cette antique citadelle foudroyée par les carreaux du céleste courroux[59]. Du bronze qui scellait ses murailles on frappa des médailles patriotiques ; la sculpture anima les pierres arrachées de ses fondements, et les débris de la noire prison, transformés en médaillons, enrichis d'or, étincelants d'émeraudes ou de diamants, servirent de parure aux plus belles et aux plus riches femmes de l'époque.

 

 

 



[1] « La division augmentait : le duc d'Orléans vota d'aller en corps se faire vérifier à la chambre nationale. Ce prince indécis et flottant entre ses terreurs et ses désirs, en 'm'une temps qu'il soutenait la minorité de la noblesse dans ses projets, qu'il intriguait à Paris et répandait l'argent pour forcer la réunion, entretenait des intelligences avec les Polignac, et promettait sur son honneur à M. le comte d'Artois qu'il ne passerait point au Tiers. Cependant, pressé de se déclarer, il fallut parler : l'effort qu'il, voilait de faire sur lui-même, causa dans lui un si étrange mouvement qu'il se trouva mal : l'on vit avec surprise, en lui administrant des secours, par le grand nombre de gilets mis l'un sur l'autre, dont il était vêtu, jusqu'où s'étaient étendues ses craintes. » (Ferrières, Mémoires, t. I, livre I. p. 52.)

[2] « Ce parti, dit Bertrand de Molleville, était le plus sûr, et male le plus facile, car il n'exigeait qu'un instant de fermeté. Je le proposai dans un mémoire que je remis à M. de Montmorin à une époque où ou aurait pu le suivre sans exciter de commotion, et même à la grande satisfaction de tout le royaume. C'était dans le temps qu'il s'éleva un cri général contre l'Assemblée, occasionné par la longueur et l'indécence des débats relatifs à la forme de la vérification des pouvoirs. » (Bertrand de Motteville, Mémoires, t. I, p. 117-118).

[3] Ferrières, Mémoires, t. I, p. 55.

[4] Bailly, Mémoires, t. I, p. 184-194.

[5] M. Michelet ne pense pas ainsi. Voici en effet ce que nous lisons dans son Histoire de la révolution française, t. I, p. 55. « En 1792 Mounier, émigré alors, seul sur la terre étrangère, s'interroge et se demande si sa proposition du 30 juin fut fondée en droit, si sa loyauté de royaliste et son devoir de citoyen ont été d'accord... Et là même, dans l'émigration, parmi tous les préjugés de la haine et de l'exil, il se répond : Oui !

« Oui, dit-il, le serment fut juste ; on voulait la dissolution, elle eût eu lieu sans le serment ; la cour, délivrée des états, ne les eût convoqués jamais ; il fallait renoncer à fonder cette constitution réclamée unanimement dans les vœux écrits de la France... — Voilà ce qu'un royaliste, le modéré des modérés, un juriste habitué à trouver des décisions morales dans des textes positifs, prononce sur l'acte primordial de notre révolution. »

Mounier, on le sait, fut un de ceux qui contribuèrent à imprimer le mouvement à la révolution. Mais il se retira le premier de la lice, dès qu'il vit cette révolution prendre une marche qui répugnait à son cœur. Emigré, en 1792, il exprime dans un ouvrage ayant pour titre ; Recherches sur les causes qui ont empêché les Français de devenir libres, etc., le regret d'avoir été un des provocateurs de la fameuse séance du 20 juin et d'avoir poussé à ce serment. Nous ne croyons pas que l'effet de ce repentir ait été amoindri par la justification du nième acte dans son dernier ouvrage, intitulé De l'influence attribuée aux philosophes, etc.

[6] Voir la Revus contemporaine du 15 mai 1858, p. 31.

[7] Voici la lettre de Marie-Antoinette, avec sa véritable orthographe :

« Ce 20 juin 1789.

« Je ne scais comment je vous ferai parvenir cette lettre si b. ne revient pas aujourd'hui, alors ce sera pour moi que j'aurai écrit.

« Vous êtes instruit du terrible coup que le tiers-état vient de frapper ; - il s'est déclaré chambre 'nationale. Le roi est indigné de cette nouveauté qui bouleverse toutes les notions connues. On délibère ici, mais je suis au désespoir de ne voir rien aboutir ; tout le monde est dans une grande alarme, Si on soutenait le tiers, la noblesse est écrasée à jamais, mais le royaume sera tranquille ; si le contraire arrive, on ne peut calculer les maux dont nous sommes menacez : Voilà ce qui se dit autour de nous. Celui qui est au-dessus de moi garde le silence au milieu de tous ces discours. J'avoue que le plus sage et le plus habile ne peut avoir une opinion sur le moment présent devenu la plus importante crise ou se soit jamais trouvé le royaume ; on se hait, on se déchire dans la société ; aux combats près la guerre civile existe, et de plus le pain manque. Dieu veule seconder notre mur ! »

Nous avons emprunté cette lettre à M. Amédée Renée qui la cite dans son ouvrage sur Louis XVI et sa cour, Le savant écrivain la devait à l'obligeance de M. E. Dentu.

[8] Ferrières, Mémoires, t. I. Mémoires de Bailly, t. I. Treizième lettre de Mirabeau à ses commettants.

[9] Le 23 juin au matin Lafayette écrivait : « Il n'y a point de patraque qui se monte comme M. Necker. Il a laissé tripoter son plan par tout le conseil. Il ne va pas à la séance. Il croit qu'il s'en ira demain, c'est-à-dire qu'il fait le pis possible ; assez de mal et assez de bien pour embarrasser tout le monde et mettre le tiers dans son tom. »

« La reine, dit Madame Campan, regardait comme trahison ou lâcheté criminelle dans M. Necker de n'avoir pas accompagné le roi ; elle disait qu'il avait changé en poison un remède salutaire ; que, possédant toute la popularité, l'audace de désavouer hautement la démarche de son souverain avait enhardi les factieux et entraîné toute l'assemblée, et qu'il était d'autant plus coupable, que la veille il lui avait donné sa parole d'accompagner le roi à cette séance. M. Necker voulut en vain s'excuser, en disant qu'on n'avait pas écouté ses avis. »

[10] Voir la note 2 à la fin du volume.

[11] « Cette déclaration, un peu modifiée, pouvait devenir la grande charte du peuple français, et sans doute qu'un mauvais roi ne l'aurait accordée qu'après avoir perdu des batailles. Pourquoi eut-elle donc un si mauvais succès ? D'abord parce qu'elle venait trop tard : les opérations des hommes ont leur saison comme celles de la nature ; six mois plus tôt, cette déclaration aurait été reçue et proclamée comme le plus grand bienfait qu'aucun roi eût jamais accordé à ses peuples ; elle eût fait perdre jusqu'à l'idée, jusqu'au désir d'avoir des états-généraux, etc. » (Rivarol, Mémoires, p. 27).

[12] « On a beaucoup loué cette réponse, qui n'en est pas une, dit Bailly dans ses Mémoires, mais une apostrophe que Mirabeau ne devait pas faire qu'il n'avait pas droit de faire, puisque le président seul doit parler, et qui, en même temps que déplacée, était hors de toute mesure. La mesure veut qu'on ne réponde qu'a ce qui est dit. Avait-on parlé de baïonnettes, avait-on annoncé la force, était-il échappé une menace de la bouche de M. de Brézé ? Non. Il rappelait, suivant son devoir, un ordre du roi.

Presque tous les historiens de la Révolution française ont rapporté inexactement la scène entre Mirabeau et le marquis de Brézé. En effet, le député du bailliage d'Aix ne prononça point ces paroles : Allez dire à votre maitre. On sait qu'il était royaliste et que dans l'assemblée on ne traitait pas encore les rois avec un tel mépris. On ne trouve point d'ailleurs cette apostrophe sanglante dans ses Lettres u ses commettants où il rend compte de cette séance et de son discours. Elle y est remplacée par une phrase beaucoup plus adoucie.

« Le gouvernement, à l'instant de la réponse au grand-maitre des cérémonies, aurait dû faire justice d'un sujet rebelle et contenir ainsi ceux qui seraient tentés de suivre son exemple. On laissa impunie sa témérité, et Mirabeau fut ainsi le premier qui dévoila à l'assemblée le secret de sa force, qui n'était autre que celui de la faiblesse de la cour. » (Sénac de Meilhan, Le gouvernement, les mœurs, etc., p. 262).

[13] Bailly, Mémoires, t. I. Mémoires sur Mirabeau, t. III.

[14] Le marquis de Ferrières, Mémoires, t. I, p. 60.

[15] Le marquis de Ferrières, Mémoires, t. I, p. 62.

[16] Bailly, Mémoires, t. I, p. 223-229. Second Mémorial historique des états-généraux, pendant le mois de juin 1789, p. 187-191.

[17] Ferrières, Mémoires, t. I, p. 66.

[18] Bailly, Mémoires, t. I, p. 251-252.

[19] Les militaires dont il est ici question appartenaient, nous le savons, à ce régiment des gardes-françaises, dont les habitués du Palais-Royal parvinrent à corrompre la fidélité par de sourdes menées. Coupables d'une faute grave contre la discipline, ils méritaient le châtiment qu'on leur avait infligé. Ce n'est sans doute pas l'avis de M. Michelet qui s'apitoie sur le sort de ces hommes insubordonnés et en fait les soldats de la loi. Écoutons-le : « M. Du Châtelet, colonel des gardes françaises, avait mis à l'Abbaye onze de ces soldats qui avaient juré de n'obéir à aucun ordre contraire à ceux de l'Assemblée. Et il ne s'en tint pas là. Il voulut les tirer de la prison militaire, et les envoyer à celle des voleurs, à cet épouvantable égout, prison, hôpital à la fois, qui réunissait sous le même fouet les galériens et les vénériens. L'affaire terrible de Latude, plongé là-pour y mourir, avait révélé Bicêtre, jeté une première lueur ; un livre récent de Mirabeau avait soulevé les cœurs, terrifié les esprits... Et c'était là qu'on allait mettre des hommes dent le seul crime était de ne vouloir être qua let soldats de la loi.

(Hist. de la Révolution française, t. I, p. 81-82.)

Ajoutons que cet historien voit ici les citoyens, le peuple de Paris dans la troupe de malfaiteurs qui courent à l'Abbaye pour délivrer par la force les gardes-françaises. N'est-ce pas là dénaturer l'histoire ? Comment peut-on reconnaître le peuple dans cette hideuse multitude, qui elle-même s'appelait armée des brigands, et était commandée par l'horrible Jourdan, successivement bouclier, contrebandier sur les frontières de Savoie, soldat au régiment d'Auvergne, enfin marchand de vin â Paris après avoir été longtemps esclave à Maroc. Ce digne chef devait bientôt se glorifier de l'infernal surnom de Coupe-tête : il avait pour aide de camp Maillard et pour amazone la Liégeoise Théroigne de Méricourt, qui, lasse de vendre l'amour, était devenue tout-à-coup une furie. Cette courtisane que possédaient toutes les vengeances de la Révolution, est appelée ailleurs par M. Michelet la jolie mademoiselle de Méricourt. Il prie les Liégeois de réhabiliter leur hé-raine. Pourquoi cette prière ? Parce que sans doute elle ne manquait pas une séance de l'Assemblée, courait les clubs et les places, tournait la tête au régiment de Flandre, le gagnait, le désarmait, si bien qu'il donnait fraternellement ses cartouches aux gardes nationaux de Versailles.

[20] « Il avait fait du château de Versailles un quartier général, et du jardin un camp. Il avait mis un régiment dans l'orangerie ; il affichait des appréhensions pour la personne du roi, pour la famille royale, aussi déplacées que peut-être dangereuses. Il en fallait certainement avoir, mais n'y pas mettre tant de jactance. » (Besenval, Mémoires, t. II, p. 359.)

[21] Le marquis de Ferrières, Mémoires, t. I, p. 77-78.

[22] Voir la note 3 à la fin du volume.

[23] Nous avons une lettre de Mirabeau, écrite à un de ses amis, membre de l'assemblée des électeurs, le 5 juillet 1789, où il dit : « Les ministres jouent gros jeu : ils compromettent la personne du roi ; en menaçant Paris et l'Assemblée, ils menacent la France : Toute réaction est égale à l'action ; plus la pression sera grande, plus je prévois que la réaction sera terrible. Paris ne se laissera pas museler par un rainas de nobles désespérés de leur sottise ; mais ils en subiront la peine : Le peuple n'a qu'une ressource, c'est dans une vigoureuse résolution : tous en connaissez les dispositions ; son sort est dans ses mains. La liberté ou un dur esclavage, telle est l'alternative qu'on lui présente ; aidez-le de vos conseils, de votre puissance ; l'orage éclatera sous peu,. Il est entendu que je demanderai le renvoi des troupes : mais tenez-vous prêts à soutenir cette démarche, etc. »

[24] Voir la note 4, à la fin du volume.

[25] Weber, Mémoires, t. I, chap. IV, p. 367. Le marquis de Ferrières, Mémoires, t. I, liv. II, p. 102. 11 est nécessaire pour les faits qu'on vient de lire et pour ceux qui suivent, de confronter le récit de Bailly avec celui que font, des événements de cette époque, Dusaulx, Ferrières et Weber. C'est du rapprochement de ces divers témoignages que doit sortir la vérité.

[26] Bailly, Mémoires, t. I, p. 327.

[27] Bailly, Mémoires, t. I, p. 330.

[28] Weber, Mémoires, t. I, chap. IV, p. 369.

[29] Besenval, Mémoires, t. II, p. 263.

[30] Suivant Dusaulx, « On redoutait la nuit ; mais elle fut assez calme. »

[31] Bailly, Mémoires, t. I, p. 345-349.

[32] Pouioulat, Histoire de la Révolution française, t. I, p. 104.

[33] Dusaulx, L’Œuvre des sept jours

[34] B. Chauvelot, Lettres de Louis XVI, correspondance inédite, p. 93. Paris, 1 vol. in-8°, Ch. Dillet, édit. 1862.

[35] Bailly, Mémoires, t. I, p. 349. Ferrières, Mémoires, t. I, p. 120. Dusaulx, l'Œuvre des sept jours.

[36] Bailly Mémoires, t. I, p. 352-354. Dusaulx, l'Œuvre des sept jours.

[37] Besenval. Mémoires, t. II, p. 364-365.

[38] Marmontel, Mémoires, t. I, p. 179-181.

[39] Dusaulx, l'Œuvre des sept jours.

[40] M. Michelet est grand admirateur du curé Grégoire que le marquis de Ferrières signale à cause des « principes incendiaires qu'il afficha depuis dans l'affaire des colonies et lors de l'évasion du roi. » Suivant l'historien. « Le lundi, il présida par intérim, soutint de son grand courage ceux qui mollissaient, leur rappelant le jeu de paume, et le mot du romain : Que le monde croule, les ruines le frapperont sans l'ébranler. » (Impavidum ferient ruinœ).

[41] Moniteur, t. I, p. 155.

[42] Ferrières, Mémoire, t. I.— Bailly, Mémoires, t. IL — Mémoires, sur Mirabeau, t. III.

[43] Bailly, Mémoires, t, II, p. 372. Dusaulx, l'Œuvre des sept jours.

[44] Les contemporains blâmèrent beaucoup la conduite du baron de Besenval qu'ils accusaient de n'avoir pris que des mesures timides et de n'avoir donné que des ordres vagues. Il avait craint, disaient-ils, que l'émeute triomphante « ne pillât sa maison, où il avait fait faire depuis peu des embellissements de la plus grande magnificence et construire une salle de bains charmante, qui était devenue une des curiosités de la capitale » (Voyez Weber, Mémoires, t. I, p. 372).

[45] Besenval, Mémoires, t. II, p. 365.

[46] Ferrières, Mémoires, t, I, liv. II, p. 125. M. Michelet prétend que l'idée d'assiéger la Bastille fut une inspiration du peuple parisien. « Une idée, dit-il, se leva sur Paris avec le jour, et tous virent la même lumière. Une lumière dans les esprits, et dans chaque cœur une voix : Va, et tu prendras la Bastille... »

« L'attaque de la Bastille, ajoute-t-il encore, fut un acte de foi. Personne ne proposa, mais tous crurent et tous agirent... Personne, je le répète, ne donna l'impulsion. » (Révolution française, t. I, p. 106-107).

Ici le savant historien se trouve en contradiction non seulement avec Ferrières qui peut lui être suspect, comme royaliste, mais encore avec Bailly et Dusaulx, qu'il aime à citer. En effet Bailly écrit dans ses Mémoires Il y a bien lieu de conclure, par tous les bruits faux et toutes les alarmes qu'on semait partout, qu'on voulait entretenir, accroître l'agitation et porter le peuple au siège de la Bastille (t. II, p. 376). Dusaulx, dans une des notes de l'Œuvre des sept jours, est plus explicite encore : « Le gros du peuple ne s'en doutait pas, dit-il ; mais il est certain que la prise de la Bastille avait été projetée : M. le marquis de La Salle m'a certifié que la veille, il avait, à cet égard, reçu un plan d'attaque. »

[47] Voir la note 5, à la fin du volume.

[48] Récit de la conduite de M. Thuriot de la Rosière, pendant sa députation à la Bastille, à la suite de Dusaulx, Œuvre des sept jours.

[49] Nous imitons la sage retenue de M. Thiers qui, au milieu des opinions contradictoires, n'ose prononcer de quel côté vint la provocation. M. Michelet est plus explicite ; il l'attribue sans hésiter au gouverneur de la Bastille. « Le peuple, dit-il, cessa de tirer, suivit la députation, entra dans la cour. Arrivés là, ils furent accueillis d'une furieuse décharge qui coucha plusieurs hommes par terre, à côté des députés. Très probablement, les Suisses qui étaient en bas avec de Launay, ne tinrent compte des signes que faisaient les invalides. Il ajoute en note : « C'est la vraie manière de concilier les déclarations opposées, en apparence, des assiégés et de la députation. »

Selon le marquis de Ferrières « M. de Launay fit baisser le premier pont. La députation fut admise. Le peuple se mêlant avec les députés, se jeta en foule sur le pont. M. de Launay crut qu'on cherchait à le surprendre, et sous prétexte de pourparler de paix, à s'introduire dans le château. Il fit subitement lever le pont, et ordonna d'écarter le peuple à coups de fusils. » (Mémoires de Ferrières, t. I, liv. H, p. 126.)

Bailly dans ses Mémoires, t. I, p. :379, se contente de rapporter le récit des membres de la députation : « Les commissaires disent qu'en conséquence des signes de paix, ils avaient engagé le peuple à se retirer dans les districts, et que cette retraite commençait à s'effectuer, lorsqu'on a vu pointer un canon dit fort, et faire une décharge de mousqueterie, qui a jeté trois personnes aux pieds des commissaires.

Nous lisons dans l’Œuvre des sept jours, de Dusaulx : « A leur retour, nos députés apprirent, et quelques-uns de ces faits sont contestés, que le gouverneur avait attiré les citoyens dans la première cour ; qu'il avait fait tirer sur eux ; que le drapeau blanc avait été arboré sur les tours ; que les crosses des fusils y avaient été mises en haut ; et que, malgré ces signes de paix, la députation n'en avait pas moins été exposée au feu de la place. »

Pour avoir le droit, à tous ces égards, d'accuser le gouverneur et sa garnison de perfidie, il faudrait être bien sûr qu'ils ont vu et reconnu les signaux des députés ; et « ils les ont en effet aperçus, il faut convenir qu'il leur était impossible de suspendre l'action, tandis qu'on les pressait de toutes parts, tandis que le feu des assiégeants continuait, et que l'on tirait sur eux, non seulement de la forteresse, mais encore du haut des maisons voisines. »

« La vérité exacte, » dit une brochure qui a paru dans le temps, et qui est intitulée : Ce qu'on n'a pas su et ce qu'il faut savoir, ou annales parisiennes ; « la vérité exacte est que le sieur de Launay s'étant présenté lui-même sur le petit pont-levis, demanda au peuple ce qu'il désirait de lui : on lui répondit qu'on voulait des armes et des munitions ; et il ne refusa d'en donner sur-le-champ qu'en articulant qu'il en donnerait dès qu'il se présenterait quelqu'un de la part de l'Hôtel-de-Ville ; mais l'impatience était extrême : on lui répondit par des coups de fusils, et l'on ne voulut rien entendre. C'est alors que M. de Launay fit faire deux décharges ; et le moment après il offrit de capituler, en menaçant de faire sauter tout le monde, si l'on n'acceptait pas la capitulation ; mais le canon arriva, et rien ne fut écouté. » (Annales parisiennes, p. 2.)

La Déclaration des assiégés ne se trouve d'accord sur ce point avec aucun des mémoires dont nous avons cité les passages. D'après cette déclaration, les assiégés pensèrent que les membres de cette-troisième députation n'étaient pas de vrais députés de la Ville, autrement ils leur auraient remis la Bastille. Ces soi-disant députés étaient déjà partis, lorsque le gouverneur fit tirer sur le peuple dans le but de repousser l'attaque du second pont.

[50] Dusaulx, Œuvre des sept jours, p. 299. Bailly, Mémoires, t. I, p. 380-381.

[51] Dusaulx, Œuvre des sept jours.

[52] Dusaulx, Œuvre des sept jours.

[53] Procès-verbal des séances de l’Hôtel-de-Ville, t. I, p. 361. Dusaulx, Œuvre des sept jours. — Mémoires de Bailly, t. I, p. 380-381.

[54] Le marquis de Ferrières affirme « que le prévôt n'agissait pas de bonne foi ; qu'en paraissant concourir aux vues du comité, et seconder les Parisiens dans leurs projets de défense, il cherchait sourdement à les faire échouer. » Il prétend que « plusieurs lettres interceptées avaient donné des soupçons ; qu'une lettre trouvée dans la poche de M. de Launay les changea en certitude. Flesselles y disait : J'amuse les Parisiens avec des cocardes et des promesses ; tenez bon jusqu'au soir, vous aurez du renfort. »

Dusaulx et Bailly n'osent pas se prononcer. « Ce crime de trahison, dit le dernier, ne doit pas être ajouté légèrement au malheur de sa mort. »

[55] Dusaulx, Œuvre des sept jours. — Mémoires de Bailly, t. I, p. 385.

[56] La première pierre en fut posée le 22 avril 1369.

[57] F. Barrière, Ayant propos aux Mémoires de Lingua sur la Bastille, etc., p. III.

[58] Voir une note des éditeurs dans les anecdotes relatives à la prise de la Bastille, § IV.

[59] Chronique de Paris, année 1790, n° 122.