LOUIS XVI, MARIE-ANTOINETTE...

 

CHAPITRE XIII. — ÉLECTIONS. - OUVERTURE DES ÉTATS-CÉNÉRAUX.

 

 

Mouvement électoral. — La noblesse bretonne refuse de nommer aux états-généraux. — Mirabeau attaque encore Necker. — Mirabeau en Provence. — Il est élu député. — Résultat des élections. — Motions du Palais-Royal. — Émeute Réveillon. — Impunité. — Cahiers du clergé, réformes qu'il demande. — Cahiers de la noblesse. — Cahiers du Tiers-état. — Malouet presse Necker et Montmorin de tracer un plan de réforme. — Présentation au roi des députés des trois ordres. — Ouvertures des états-généraux. — Division des députés sur la question de la vérification des pouvoirs et sur le vote par ordre et par tête. — Le Tiers-état se déclare Assemblée nationale.

 

Alors commença le vaste mouvement électoral qui agita la France entière. Il n'eut cependant pas lieu le même jour à la mène heure, mais il parcourut lentement. la surface du pays, et ses opérations successives se prolongèrent durant près de trois mois, tant il était difficile, au milieu de la diversité des usages provinciaux, d'asseoir quelque chose d'uniforme. A Paris, où les élections furent retardées par un règlement spécial du 13 avril, qui n'appelait comme électeurs primaires que les citoyens payant six livres de capitation, le Tiers délaita par un acte de souveraineté. Il destitua les présidents et secrétaires que lui avait imposés le roi et les remplaça par des présidents et des secrétaires librement élus. Dans un grand nombre d'endroits ces élections donnèrent lieu à des intrigues, â des protestations contre les actes du gouvernement, mais elles furent en général exemptes de graves désordres. Comme le peuple n'était pas encore préparé au jeu régulier des institutions libres, le nombre de votants fut au-dessous de ce qu'on avait présumé. À Paris, divisé alors en soixante arrondissements ou quartiers électoraux, il devait s'élever à soixante mille et il y eut environ vingt-cinq mille votes. S'il faut ajouter foi au récit de Bailly « les gens qui craignaient de déplaire il la cour et aux adversaires des changements imminents, s'abstinrent de paraître aux assemblées[1]. »

En Bretagne, la noblesse mécontente du mode d'élection, réclama, pour les états provinciaux, le droit de nommer les députés aux états-généraux. Sa demande fut rejetée ; cédant alors aux inspirations de la colère et de l'orgueil, elle refusa de procéder aux élections (17-20 avril). Elle enleva ainsi à son ordre vingt-et-un députés. Le haut clergé suivit cet exemple, et des membres du bas clergé remplacèrent les dix représentants qu'il aurait eus.

Dans les états de Provence, la lutte s'engagea comme en Bretagne, comme dans les deux Bourgognes ; les premiers ordres, jaloux de conserver leurs prérogatives, y protestèrent contre le règlement royal ; mais ils trouvèrent un redoutable adversaire, Mirabeau, qui désirait ardemment de parvenir aux états-généraux. Ce gentilhomme avait couvert dans ce pays de grands scandales domestiques par de brillants succès d'éloquence, et il était certain, s'il montait à la tribune, d’exciter l'enthousiasme de ceux dont il défendrait la cause. Il résolut de se présenter aux états particuliers de Provence où l'avaient convoqué des lettres des syndics. Sa vie passée, sa réputation d'homme sans conduite, d'écrivain vénal, étaient mal assorties à la nouvelle carrière qui s'ouvrait devant lui : si Mirabeau comptait beaucoup d'amis, il avait plus encore de et-lecteurs et d'ennemis ; il en avait de secrets, il en avait de puissants. Il ne craignit cependant pas d'ajouter aux difficultés de sa situation, et n'écoutant que sa jalousie et sa haine contre Necker, il attaqua injustement un arrêt du conseil, rendu sur la demande de ce ministre (29 décembre). Cet arrêt continuait, pour six mois, aux billets de la caisse d'escompte dont. Necker voulait obtenir un emprunt de vingt-cinq millions, indispensable au trésor, un cours forcé dans le commerce. Cerutti auquel le ministre avait inspiré de l'admiration, trouva néanmoins cette opération de finance, difficile à expliquer, et en fit le sujet d'une correspondance avec Mirabeau. Dans sa réponse, celui-ci prétend que jamais on n'avait pris de plus sûrs moyens d'arrêter la circulation du numéraire dans la capitale et d'en tarir les sources, qu'en faisant du papier monnaie. Il ajoute ensuite : « Jamais on ne connut moins les sources du crédit que M. Necker, cela a été authentiquement démontré ; jamais on ne fut moins dextre et moins fécond en expédients. Le Caton qui a mis à fonds perclus tous les principes et les revenus de la monarchie ; le Caton qui a infecté l'Europe de rentes viagères et de mœurs viagères ; le Caton qui a loué ou proscrit, suivant les circonstances particulières, les mêmes opérations et les mêmes hommes ; ce Caton a montré, il faut l'avouer, peu de constance ; il s'est laissé arracher par des banquiers un arrêt extravagant autant qu'inique. » Ajoutons que, dans cette affaire, la publicité donnée par Mirabeau, à sa Correspondance arec Cérutti, contre la volonté de ce dernier, lui attira des reproches parmi lesquels il y en avait de mérités.

Mais ce n'est pas tout. Mirabeau manquait d'argent, et le voyage de Provence devait l'entraîner à des dépenses inévitables. Il fallait donc recourir à quelque expédient pour se procurer les fonds nécessaires. Alors Mirabeau imagina de tirer parti de Ta Correspondance secrète qu'il avait écrite sur la cour de Berlin, pendant une mission en Prusse, oh il avait été témoin des derniers moments du grand Frédéric. Il avait vu aussi le commencement du règne de sou successeur, dont il dévoilait dans ses lettres le caractère et les faiblesses. Mirabeau en compose une espèce de libelle, sous le titre d'Histoire secrète de la cour de Berlin, et fit proposer Irai' le duc de Lauzun, au comte de Montmorin, ministre des affaires étrangères, de ne pas publier son manuscrit, s'il voulait en faire l'acquisition. Celui-ci accueillit favorablement la demande à condition que l'auteur renoncerait à se faire élire député et ne se rendrait point aux états de Provence. Le duc accepta, et l'argent fut compté à Mirabeau qui viola bientôt sa parole. Il n'eut pas honte, en effet, de vendre à la maison le Jay une copie de son manuscrit longtemps tenu dans l'obscurité de son portefeuille, et de recevoir un nouveau salaire. Le libelle devait inévitablement exciter de vives réclamations et être poursuivi Ce fut sous de tels auspices que Mirabeau alla solliciter les suffrages de ses concitoyens.

L'homme qui venait de s'avilir ainsi, pouvait se relever de son ignominie et restait encore grand malgré les vices sous le poids desquels il semblait accablé : vices de l’âme, vices de l'esprit, car il avait les uns et les autres, et personne. ne plongeait plus avant que lui dans la vie des passions et de l'esprit de son époque. Ils n'avaient pu détruire ni l'élévation naturelle à son âme, ni l'omnipotence de sa parole, ni son empire sur les autres hommes. Le rôle qu'il joua aux états de Provence où il parut avec calme et dignité, jusqu'à sa nomination de député du Tiers de la sénéchaussée d'Aix, est un des plus remarquables de sa vie : il y déploya toutes les ressources de son esprit et l'art avec lequel il savait remuer les passions populaires. Ceux qui le forcèrent d'y avoir recours eurent longtemps à se repentir de cette faute. Suivons-le dans cette nouvelle épreuve.

Mirabeau se présenta donc aux états dans la chambre de la noblesse. On y proposa bientôt de protester contre le règlement du roi et les décisions du conseil regardées par les privilégiés comme attentatoires aux droits de la Provence. Mirabeau, ainsi que nous l'avons vu, avait d'abord attaqué ce règlement afin de satisfaire sa haine contre Necker. Mais la position politique qu'il avait prise le ramena à d'autres sentiments. Quoiqu'il ne le trouvât pas aussi parfait qu'on aurait pu le désirer, il y voyait, cependant, un germe de liberté politique et surtout une justice rendue au Tiers-état. C'en était assez pour que le règlement lui parût digne de la reconnaissance publique. Attaquer ses dispositions était déclarer la guerre à Mirabeau et le provoquer au combat. Aussi le vit-on s'empresser de prendre la parole pour le défendre : « Il m'est impossible, dit-il, non-seulement d'adhérer à la protestation qu'on nous propose, mais encore de comprendre en quel sens elle pourrait être utile, convenable, légitime.

« Utile : vous ne croyez pas que ces protestations porteront le gouvernement à rétracter le règlement provisoire de convocation. — Convenable : pourquoi la noblesse protesterait-elle contre le vœu du monarque, contre le vœu de la nation ? Vous parlez du Mémoire des princes, et moi, pour ne pas faire injure au sang de l'auguste délégué de la nation, je vous ferai observer, messieurs, que la pluralité des princes, surtout Monsieur, frère du roi, et le roi lui-même, ont ouvertement professé d'autres principes. Quand l'opinion publique n'aurait pas 'sanctionné le vœu du monarque, ce vœu ne serait-il pas, messieurs, un grand motif pour la noblesse de rester au moins en suspens ? Enfin, la protestation soumise à votre délibération ne saurait être légitime. Comment, en effet, douter que le roi ne soit le convocateur naturel, le président nécessaire, le législateur provisoire des états-généraux ? L'érudition fautive des publicistes, les prétentions captieuses des corps, les sophismes de ceux qui essaient de couvrir d'un feint respect pour des règles qui n'existèrent jamais, leur attachement intéressé aux abus dont ils prévoient la fin, ne sauraient obscurcir cette vérité ; car l'éternelle raison veut que l'assemblée nationale puisse seule s'organiser régulièrement. Mais elle ne saurait s'organiser avant de s'assembler ; il faut donc que quelqu'un l'assemble et la compose provisoirement : or, le provisoire est à celui qui possède... En protestant contre le règlement provisoire de convocation, vous choquez tous les principes, vous manquez au roi, vous vio- lez les lois de l'honneur : est-ce là le fait de la noblesse ?

Plus irritée que persuadée par les raisons solides que venait d'exposer Mirabeau, la noblesse protesta contre les règlements émanés de l'autorité royale. nu même temps, ce début du comte dans un système contraire à celui des privilégiés, la crainte que ses opinions politiques inspiraient, sa popularité qui donnait de l'assurance à ses démarches, réveillèrent contre lui de vieilles haines. Ses ennemis cabalèrent, intriguèrent, répandirent des libelles. Enfin, la chambre de la noblesse, s'occupa bien moins des principes exposés par l'orateur que des moyens d'éloigner celui qui les professait. Elle établit, contrairement à l'ancien droit public et aux prérogatives du premier ordre en Provence que, pour assister aux 'assemblées des états, il ne suffisait pas d'être noble, mais qu'il fallait encore être possesseur de fief. C'était un prétexte frivole pour exclure Mirabeau, qui, quoique propriétaire de fiefs par substitution et contrat de mariage, n'avait ni la jouissance ni la possession actuelle d'aucun fief.

Outre la certitude de repousser celui qu'ils redoutaient, à l'aide de cette innovation, les gentilshommes possédant fiefs y voyaient encore un moyen d'interdire l'entrée des états aux autres nobles non possesseurs de fiefs, qui se rapprochaient davantage des vues et de l'opinion du gouvernement : ils avaient en effet réclamé contre les prétentions exclusives des possédant fiefs et contre le système ancien de représentation qu'ils s'obstinaient à maintenir.

Tant d'obstacles ne lassèrent pas la persévérance de Mirabeau : il voyait dans la défense des non possédant fiefs l'intérêt de sa cause, il résolut dès lors de prouver le droit qu'avaient tous les nobles d'assister aux états. Il s'exposait au danger de fournir un nouvel aliment à la haine de l'assemblée ; mais s'il triomphait, sa nomination par la chambre de la noblesse était assurée ; si le succès ne couronnait pas ses efforts, tous les non possesseurs de fiefs se réuniraient au défenseur de leur cause, et concourraient à ses projets ultérieurs pour obtenir les suffrages du Tiers-état. Mirabeau, dans un discours plein de mesure et de fermeté, soutint donc les intérêts de ces derniers. L'orateur s'attacha à montrer que le principe d'exclusion était contraire aux droits de la noblesse provençale, et que, s'il était admis, les non possédant fiefs, ainsi exclus des états, se trouveraient dans la pire des conditions politiques, et constitueraient une classe à part, traitée avec la plus injuste rigueur.

Les possédant fiefs ne se rendirent pas aux sages considérations de Mirabeau et repoussèrent sa motion. Cet échec et le discours qu'il avait prononcé lui rallièrent tous ceux qui avaient été vaincus avec lui ; il s'y attendait, et sut profiter de la circonstance. Loin de chercher à pacifier les esprits, les nobles excitèrent leurs partisans contre l'orateur et ses amis ; quoiqu'il eût proposé des moyens de conciliation, ils l'accusèrent de fomenter des troubles et de séduire la populace pour satisfaire son ambition. Ils croyaient l'avoir réduit au silence, lorsque, 'dans une séance suivante. Mirabeau blâma avec énergie les vices de la constitution des états de Provence ; il dit que, dans l'état actuel des choses, il ne voyait d'autre moyen d'y remédier que par la convocation générale des trois ordres, et se prononça en laveur de la double représentation du Tiers. Puis il termina ainsi cet exposé, si peu du goût de la noblesse :

« Messieurs, j'ai posé les principes d'une représentation légale et légitimé ; je les ai appliqués comme mesure à nos états actuels, et cette mesure ne leur convient sous aucun rapport. Je me suis demandé à moi-même, comme pour me tenir en garde contre mes conséquences, si les états ne pourraient pas élu moins délibérer d'une manière provisoire, et je me suis convaincu qu'ils ne le pourraient pas.

« Quel est donc le parti qui nous reste à prendre ? Un seul, messieurs, et je le regarde comme le gage du salut et de la concorde ; et certes j'ai le droit d'en faire l'éloge, et je ne le puise pas dans nies propres idées, mais dans la volonté publique, qui doit être ma loi, comme de tous ceux qui m'écoutent. Je veux parler de la convocation générale des trois ordres de la Provence, que provoquera votre magnanimité. Oui, messieurs, que la nation provençale doive ce bienfait à l'élite de ses gentilshommes ; qu'un jour de méfiance et de discorde se change en jour de reconnaissance et d'allégresse !

« Par quelle fatalité l'autorité législative a-t-elle perdu dans cette enceinte la confiance universelle qui fait sa force ? et pouvons-nous croire au milieu des réclamations, des murmures, et bientôt peut-être des malédictions, qu'il nous appartient de prononcer sur les destinées de la Provence ? C'est dans ses états assemblés seuls que cette grande question peut être décidée. »

Tandis que le Tiers-état applaudissait avec ivresse au seul noble qui prit sa défense, les privilégiés éclataient en murmures violents et en menaces. Ils protestèrent avec véhémence contre la proposition de Mirabeau qu'ils traitèrent d'ennemi de la paix publique. Il ne s'effraya point de ces paroles injurieuses, et puisant. Une nouvelle force dans une protestation récente des députés des communes de Provence contre les délibérations de la noblesse et du clergé, comme contraires aux droits du Tiers-état et aux régiments émanés du roi, il écrasa ses adversaires de toute la puissance de son éloquence. Ils avaient suspendu les séances, dans l'espoir d'échapper à sa réponse ; mais elle fut imprimée et lue par la France entière.

« A qui donc, dit-il, ai-je laissé le droit de douter que, dans l'engourdissement universel, je n'eusse le courage de m'opposer à la paix de la servitude et d'en faire gloire ? Mais les mandataires des communes mériteraient de grands reproches si, contre l'intérêt du pays et le vœu de leurs commettants,

» ils avaient laissé échapper une seule occasion de faire les protestations dont ils étaient expressément chargés.

« Qu'ai-je donc fait de si coupable ? J'ai désiré que. mon ordre fût assez habile pour donner aujourd'hui ce qu'on lui arrachera demain ; j'ai désiré qu'il s'assurât le mérite et la gloire de provoquer l'assemblée générale des trois ordres, que toute la Provence demande à l'envi. Voilà le crime de l'ennemi de la paix ! ou plutôt j'ai cru que le peuple pouvait avoir raison... Ah ! sans doute un patricien souillé d'une telle pensée mérite des supplices ! Mais je suis plus coupable qu'on ne pense, car je crois que le peuple qui se plaint a toujours raison ; que son infatigable patience attend les derniers excès de l'op- pression pour se résoudre à la résistance ; qu'il ne résiste jamais assez longtemps pour obtenir la réparation de tous ses griefs ; qu'il ignore trop que, pour se rendre formidable à ses ennemis, il lui suffirait de rester immobile, et que le plus innocent comme le plus invincible des pouvoirs, est celui de refuser de faire. Je pense ainsi, punissez l'ennemi de la paix. »

« Généreux amis de la paix, ajoute Mirabeau en s'adressant aux prélats et aux gentilshommes, j'interpelle ici votre honneur, et je vous somme de déclarer quelles expressions de mon discours ont attenté au respect dû à l'autorité royale ou aux droits de la nation. Nobles Provençaux, l'Europe est attentive, pesez votre réponse. Hommes de Dieu, prenez garde, Dieu vous écoute... Que si vous gardez le silence, on si vous vous renfermez dans les vagues déclamations d'un amour-propre irrité, souffrez que j'ajoute un mot. Dans tous les pays, dans tous les piges, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple ; et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune, il s'en est élevé quelqu'un dans leur sein, c'est celui-là surtout qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens ; mais atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, en attestant les dieux vengeurs, et de cette poussière naquit Marius : Marius, moins grand pour avoir exterminé les Cimbres, que pour avoir abattu dans nome l'aristocratie de la noblesse... J'ai été, je suis, je serai jusqu'au tombeau l'homme de la liberté publique, l'homme de la Constitution. Malheur aux ordres privilégiés, si c'est là plutôt être l'homme du peuple que celui des nobles ; car les privilèges finiront ; mais le peuple est éternel. »

A la reprise des séances, les adversaires de Mirabeau, irrités de le voir soutenir avec tant d'éclat les droits et les intérêts du Tiers, attaquèrent le titre en vertu duquel il siégeait parmi les nobles, et consommèrent cette œuvre aussi injuste qu'impolitique en faisant prononcer son exclusion, sous le prétexte qu'il n'avait ni possession ni propriété en Provence. Ce contre-temps ne lui causa point d'inquiétude pour son élection ; il prévit, au contraire, les résultats les plus favorables pour lui de la conduite des nobles. Dans cette circonstance, il s'efforça de déjouer les manœuvres de la haine, en se montrant dévoué à la monarchie et au roi, contre les ordres duquel les privilégiés se révoltaient d'une manière scandaleuse. Repoussé par un injuste abus de leur pouvoir, Mirabeau chercha un refuge chez le peuple, se rangea sous sa bannière, et se déclara de son ordre. Dès ce moment il devint l'idole du Tiers-état de Provence qui trouvait en lui un ferme soutien et un défenseur fidèle et courageux (janvier-février).

Au milieu de ces agitations, une crainte secrète s'attachait cependant à Mirabeau. Son libelle contre la cour de Berlin, regardé comme le fruit de la lâcheté et de la calomnie, avait excité de nombreuses et vives réclamations. Le roi lui-même avait ordonné de le poursuivre, et un réquisitoire de l'avocat général Séguier l'avait dénoncé au parlement- comme une production criminelle et attentatoire à l'honneur des premières familles de l'Europe. Ce réquisitoire avait été suivi d'un arrêt du parlement rendu, les chambres assemblées, qui condamnait un imprimé ayant pour titre : Histoire secrète de la cour de Berlin, ou Correspondance d'un voyageur français, à être lacéré et brillé par l'exécuteur de la haute justice.

Quoique l'ouvrage fia anonyme et portât le titre de posthume, tout le monde savait qu'il était de Mirabeau. Ses ennemis en faisaient grand bruit et le présentaient comme une insulte aux têtes couronnées, dont l'auteur excitait le ressentiment contre la France. Dans l'espoir de conjurer le danger, Mirabeau s'était hâté d'écrire à son secrétaire une lettre destinée à être rendue publique ; il demandait le livre qu'on lui attribuait, et qu'il serait, disait-il, curieux de connaître. Cette ruse, qui ne pouvait tromper personne, le rassurait faiblement ; il redoutait un décret de prise de corps. Il quitta donc la Provence un moment pour venir à Paris s'instruire par lui-même de l'état de l'affaire et de l'opinion. Là, il insista sur le désaveu de l'ouvrage, et ce désaveu fut ensuite répété dans toutes les feuilles publiques. En même temps, tous ses amis firent valoir cette conduite comme celle d'un homme qui ne savait pas braver les lois. De son côté, le gouvernement avait une sorte d'intérêt à ne pas pousser les choses trop loin ; il se contenta de la condamnation de l'ouvrage, et le parlement ne fit pas de poursuite contre l'auteur.

Bientôt rassuré, Mirabeau retourna rapidement en Provence pour les élections. Les populations entières se portèrent au-devant de lui sur les routes. A Lambesc, les officiers de la commune, à la tête des habitants de tout le pays voisin, vinrent le féliciter ; on tirait des boites, des coups de fusils, on criait Vive fa patrie ! vive Mirabeau ! On voulait dételer ses chevaux. « Mes amis, leur dit Mirabeau, les hommes ne sont pas faits pour porter un homme, et vous n'en portez déjà que trop. » Plus tard, en racontant cet événement, il ajoutait : « Je vois comment les peuples sont devenus esclaves : la tyrannie est entée sur la reconnaissance. »

A neuf kilomètres d'Aix, les députés des artisans parurent les premiers et lui offrirent des couronnes et des fleurs : une foule innombrable occupait les abords de. la ville. Sa voiture fut arrêtée, on sema sur son passage des palmes et des lauriers et de toutes parts retentirent les acclamations. Jamais réception de souverain ne fut accompagnée de plus de marques d'allégresse, d'enthousiasme et de démonstrations de sincère attachement. Soixante-neuf communes lui apportèrent des délibérations, où elles lui votaient des remerciements pour le courage avec lequel il avait défendu contre la noblesse les droits du Tiers-état. Le soir, à son arrivée au théâtre, les applaudissements furent universels ; on lui jeta une couronne sur laquelle on lisait ces mots : Au sauveur de la Provence, le comte de Mirabeau.

Soit politique, soit aversion réelle, le fils adoptif des communes de Provence témoigna beaucoup d'éloignement pour ces louanges, pour ces explosions de sentiments, qui tenaient plus de l'effervescence et de l'entraînement que de la raison et d'un vrai patriotisme. « Messieurs, répétait-il à ceux qui les lui prodiguaient, haïssez l'oppression autant que vous aimez vos amis, et vous ne serez jamais opprimés. » Dans son opinion rien n'était moins propre à ce but que l'esprit d'adoration dont le peuple se laissait trop aisément transporter.

De cette ville, Mirabeau se rendit à Marseille où il était attendu. Lorsqu'il y entra, on le reçut avec tous les honneurs militaires. Sa promenade sur le port fut un véritable triomphe : partout on entendait les cris de rire Mirabeau ! On décora la maison qu'il habitait des pavillons de toutes les nations dont les vaisseaux étaient dans le port. Les témoignages de joie, d'attachement, de reconnaissance, se reproduisirent sous mille formes différentes. Quand il sortit de Marseille, une foule immense se pressait dans les rues. Une escorte de cinq cents jeunes gens è cheval et richement vêtus, précédait sa voiture ornée de branches de chêne et d'olivier, le peuple baisait les roues, les femmes offraient en oblation leurs enfants : jamais ovation n'avait été plus éclatante. De tels succès irritèrent encore la haine des ennemis de Mirabeau, et inspirèrent des inquiétudes à ceux qui redoutaient l'approche des états-généraux.

Peu de jours après que Mirabeau eût quitté Marseille, l'effervescence politique du moment, les souffrances d'un cruel hiver, la rareté et la cherté des vivres, que le peuple attribuait à la malice des accapareurs, et les imprudentes provocations des nobles firent, éclater des troubles dans cette vaste cité. Sourde à la voix de la raison et entraînée par de perfides suggestions, la populace saccagea la maison du fermier des octrois et pilla des boutiques de boulangers. Ces dévastations effrayèrent les échevins, qui, sur les injonctions de la multitude en délire, taxèrent, la viande et le pain à un prix hors de proportion avec la valeur réelle. Il paraissait impossible de soutenir les sacrifices que ce bas prix exigeait. Dans l'inquiétude de perdre ce qu'il avait conquis, le peuple ne cessait peint de s'agiter et. Marseille était en proie à l'anarchie. A la nouvelle de ces tristes événements, Mirabeau accourut avec le consentement du gouverneur de la province, le comte de Caraman, qui, dans cette situation alarmante, mettait en lui toute son espérance. A son arrivée, il improvise une milice civique, relève le courage des échevins, et s'adresse au bon sens populaire dans un écrit où il expose la théorie du prix des subsistances, et qu'il se hâte de répandre. Après quelques détails exposés avec clarté, Mirabeau ajoutait : « J'espère donc que vous serez satisfaits et tranquilles, et votre exemple mettra la paix partout. Oui, mes amis, on dira partout : les Marseillais sont de braves gens. Le roi le saura, ce bon roi qu'il ne faut pas affliger, ce roi que nous invoquons sans cesse ; et il vous aimera et vous estimera davantage. Comment pourrions-nous résister au plaisir que nous allons lui faire, quand il est précisément d'accord avec nos plus pressants besoins ? Comment pourriez-vous penser au bonheur qu'il vous devra, sans verser des larmes de joie ? » Docile à la voix de l'homme auquel il avait donné tant de preuves de confiance et d'attachement, le peuple passa de l'effervescence et de la colère à des sentiments plus modérés, et souffrit l'abolition de la taxe que l'émeute avait imposée (22-26 mars).

Pendant ce temps, une autre tempête éclatait à Aix, et une dépêche du gouverneur réclamait, la présence de Mirabeau. Le marquis de La Pare, premier consul de la ville et chef du parti nobiliaire, furieux de voir que les suffrages unanimes du Tiers portassent le comte à la députation, avait cherché l'occasion d'un conflit, et ordonné ensuite aux soldats de tirer sur la multitude soulevée. Deux hommes du peuple furent tués. Aussitôt les pierres volèrent de toutes parts, et le jeune chevalier de Caraman, qui était de service auprès de son père, en fut atteint. Enfin, la foule se précipitant sur les troupes, les dispersa et menaça de forcer l'Hôtel-de-Ville dont elle avait déjà brisé toutes les fenêtres. Le premier consul prit la fuite pour éviter une mort certaine, et les municipaux effrayés livrèrent les clefs des greniers d'abondance. Le peuple emporta ce qu'il voulut du blé qui s'y trouvait en réserve. Cependant Mirabeau revient de Marseille à Aix, et se concerte sur les mesures à prendre avec le comte de Caraman. Le gouverneur lui abandonne la police intérieure et le choix des moyens d'apaiser la sédition. Mirabeau fait alors sortir les troupes, confie la garde de la ville à la milice bourgeoise, monte à cheval, visite tous les postes et ordonne aux capitaines d'exécuter les ordres du gouverneur. Le peuple calmé, il le harangue et lui dit qu'il fallait tout attendre de la bonté du roi et de la sagesse de ses ministres ; qu'il devait se méfier des suggestions de ses ennemis, qui ne l'excitaient à la révolte que pour mieux l'asservir. Les armes tombent aussitôt des mains, la circulation des grains est rétablie, et tout rentre dans l'ordre accoutumé. Mirabeau exerce le même ascendant à Toulon soulevé ; il se rend ensuite à Manosque pour délivrer l'évêque de Sisteron, poursuivi et assiégé par les paysans irrités de sa violence aux états, et tandis qu'il s'emploie à de pareils services, il est élu représentant du Tiers-état d'Aix et de Marseille. « Autant il était indigne de cet honneur par les vices qu'attestent sa vie privée et ses écrits cyniques, autant il le méritait par l'éloquence et la force de caractère qu'il avait déployées[2]. » Vainqueur de ses ennemis dans le combat électoral, Mirabeau se hâta de retourner à Paris. Déjà le bruit de ses triomphes l'avait précédé ; déjà une immense popularité l'entourait à son arrivée dans la capitale.

- On connut bientôt le résultat des élections sur lesquelles la cour n'avait voulu exercer aucune influence. Ce résultat y causa la plus grande surprise. Le Tiers-état, presque partout victorieux, avait nommé des hommes dévoués à la cause populaire ; on ne comptait pas trente exceptions. De nombreux curés, qui par leur naissance et leurs modestes fonctions penchaient vers la même cause, l'avaient emporté en beaucoup d'endroits sur les riches bénéficiers et les hauts dignitaires du clergé ; dans la classe noble aussi, les gentilshommes de province, désireux de retirer le gouvernement « de l’oligarchie ministérielle entre les mains de laquelle il était concentré, » avaient rejeté les grands seigneurs, les hommes de la cour[3]. Parmi ces derniers, les idées de réforme avaient même fait des prosélytes. Les privilégiés ne devaient plus trouver de force que dans le désintéressement et la raison ; une résistance obstinée de leur part pouvait attirer sur eux et sur l'État d'épouvantables calamités ; telle était du moins l'opinion des hommes qui réfléchissaient sur l'effervescence politique, et ne voyaient pas sans inquiétude le besoin d'innovations dont la France entière paraissait tourmentée.

A mesure que les députés arrivaient à Paris, où l'approche du jour fixé pour la réunion des états-généraux fournissait un nouvel aliment à la fermentation des esprits, les différents partis s'efforçaient de leur souffler leurs amitiés, leurs haines, leurs intérêts. Là, plus que dans toute autre partie du royaume, se manifestait la passion révolutionnaire avec une audace toujours croissante. Agité d'un vague désir de changement, le peuple de cette immense cité, s'abandonnait, dit le marquis de Ferrières,' à une intempérance d'idées et de paroles, qui aurait laissé croire que, sorti tout-à-coup d'un long enchantement, il venait de recouvrer la faculté de parler et de penser. C'était surtout dans le jardin et les cafés du Palais-Royal que se montrait sous ses véritables traits ce nouveau développement du caractère national. Une curiosité de tout entendre et de tout savoir, un besoin de se rapprocher pour s'instruire des événements entraînaient chaque jour à ce quartier général de la démocratie des bourgeois trop crédules, des jeunes gens qui avaient fait leurs premières armes aux rentrées des parlements, des ouvriers oisifs, des étrangers, des débauchés. des ambitieux subalternes dont regorgeaient déjà les clubs, et les chevaliers d'industrie auxquels donnait les moyens de vivre une large exploitation du patriotisme. L'un se présentait devant cette multitude inquiète mais souveraine, armé d'une constitution que, dans son aveugle confiance, il assurait devoir être l'objet du travail des états-généraux ; l'autre, absurde rêveur, débitait avec emphase des lambeaux du contrat social de Rousseau ou de l'histoire philosophique de Raynal ; un troisième se répandait en invectives contre les ministres, contre les nobles, contre les prêtres, et préparait ainsi l'opinion dont on avait besoin ; tandis qu'un quatrième, monté sur une table, discutait l'importante question de la délibération par tête, ou proposait des plans d'administration chimériques. Pariai les plus exaltés de ces agitateurs, on remarquait un jeune avocat, fils du lieutenant-général du bailliage de Guise en Picardie, Camille Desmoulins, né avec une âme tendre, une imagination souvent délirante, et qui devait jouer un terrible rôle dans la Révolution ; le marquis de Saint-Hurugue, époux d'une actrice, détenu longtemps à la Bastille pour des différends de famille, et qui polissait jusqu'à la folie sa haine contre l'autorité. Chacun de ces fougueux démagogues avait ses auditeurs plus ou moins nombreux qui approuvaient ou censuraient ses discours pleins de hardiesse et semés de nouvelles vraies ou fausses. Pendant ce temps se tenait dans le palais même un conciliabule composé de nobles, mécontents de la cour, de philosophes humiliés de n'être rien, d'aventuriers et de gens perdus de dettes, tous familiers du duc d'Orléans, qui s'efforçaient d'inspirer il ce prince une apparente volonté, et cherchaient les moyens d'accroître sa popularité.

Au milieu de cette agitation fiévreuse, les élections de. Paris, que le ministère avait retardées dans l’espoir, selon quelques historiens, d'empêcher les députés de cette ville d'assister aux premières séances des états-généraux, furent assombries par des scènes qui épouvantèrent ses habitants. Des hommes amis du désordre répandirent le bruit qu'un fabricant de papiers, peints au faubourg Saint-Antoine, nommé Réveillon, avait tenu des propos hostiles aux ouvriers dont il voulait réduire les salaires à moitié prix et ajoutèrent qu'il devait être décoré du cordon noir. Par son intelligence et son activité, l'honnête Réveillon, ex-ouvrier lui-même, avait acquis une fortune assez considérable. Il en faisait le plus noble usage durant. les rigueurs de l'hiver, les quatre cents personnes employées dans les vastes ateliers qu'entretenait son habile industrie, avaient dû aux soins paternels du maitre le soulagement de leur misère et de leur détresse. Sur ce bruit calomnieux, des ouvriers qui n'étaient pas ceux de Réveillon, et une multitude de ces brigands qui accouraient chaque jour de tous les pays, se mettent en mouvement. Ils parcourent le faubourg Saint-Antoine dont la grande masse s'abstient de prendre part à cette coupable démonstration, s'arrêtent devant la porte de l'estimable fabricant entre lequel ils vomissent d'horribles imprécations, et hurlent qu'ils reviendront le lendemain faire justice chez lui. Ce n'est pas tout ; ils pendent son effigie décorée du cordon de Saint-Michel, et vont la brûler en cérémonie à la grève sous les fenêtres de l'Hôtel-de-Ville. Dans cette circonstance, au lieu d'agir avec vigueur, l'autorité municipale laisse l'émeute le temps de grossir et de se fortifier. Le lieutenant de police, le prévôt des marchands Flesselles et l'intendant Berthier montrent aussi une négligence incroyable. Le malheureux Réveillon voyant sa manufacture et sa maison en danger, court aussitôt demander des secours a la police. C'était le moulent de faire marcher des forces suffisantes, et de s'emparer de toutes les communications pour affaiblir et dissiper les séditieux. ; la police reste dans l’inaction. Mais le colonel des gardes-françaises, M. du Châtelet, lui envoie de lui-même, dans la soirée, trente hommes commandés par un sergent.

Dès le lendemain (28 avril), jour d'une course de chevaux à Charenton, circonstance qui rendait l'émeute plus facile, la populace, fidèle à sa parole, accourt en poussant des cris de fureur. Elle se précipite dans la maison, sans aucune résistance de la faible garde, secours ridicule pour imposer aux misérables dont le nombre augmente à chaque instant. On enfonce les portes, on brise, on casse, on dévaste tout. Trois feux différents sont allumés et les pillards d'y jeter pêle-mêle tous les meubles, le linge, les voitures, les registres, les marchandises et jusqu'à des animaux. Ils dérobent des objets précieux et cinq cents louis en or. Beaucoup descendirent dans les caves où ils s'enivrèrent et plusieurs périrent empoisonnés par des vernis et des acides qu'ils burent pour du vin. Des hommes avides de sang cherchaient partout Réveillon afin de le massacrer, et comme il était électeur, une nombreuse bande en guenilles alla demander sa tête à ses collègues qui siégeaient à l'archevêché, et dont ce nouvel attentat interrompit les opérations. Mais il avait obtenu d'être reçu à la Bastille, et du haut des tours il voyait le pillage de sa maison et la ruine de sa manufacture. Pendant ce temps une mitré troupe de mutins arrêtait à la porte Saint-Antoine les personnes qui revenaient de la course, leur demandait si elles favorisaient le parti de la noblesse ou celui du Tiers-état. Elle insultait ceux qu'elle s'imaginait être nobles, forçait les femmes de descendre de leurs voitures et de crier : Vire le Tiers-état ! Le duc d'Orléans et sou épouse furent seuls exempts de cette humiliante obligation ; les séditieux les couvrirent d'applaudissements, répétant avec enthousiasme : Vivent monseigneur et madame la duchesse d'Orléans !

Cependant M. du Châtelet expédiait émissaires sur émissaires pour avoir des nouvelles de l'émeute ; ils tardaient beaucoup à reparaitre. ; la foule était si compacte dans le faubourg Saint-Antoine, qu'il était aussi difficile de pénétrer jusqu'au lieu du désordre, que d'en revenir pour rendre compte. De temps à autre il envoyait encore des compagnies de gardes-françaises, avec ordre de tirer i poudre d'abord, puis à halles. Mais le feu des troupes n'intimidait point ces brigands que le vin et le crime rendaient plus acharnés à leur œuvre de destruction ; ils se défendaient avec des Mitons ou avec des pierres, des tuiles et quelques débris de meubles que, par les fenêtres et du haut des toits, ils faisaient pleuvoir sur les soldats.

La soirée s'avançait, sans que l'ardeur des mutins parût se ralentir. Le baron de Besenval, lieutenant-colonel des gardes-suisses, comprit le danger de laisser l'émeute grossir pendant, la nuit, et résolut de l'étouffer par des forces imposantes. Il envoya donc une Masse de troupes ; les bandits opposèrent la plus vive résistance, et tuèrent quelques hommes. Les soldats avaient reçu l'ordre de repousser la force par la force ; exaspérés, ils firent des décharges meurtrières sur les toits, d'où furent précipités un grand nombre de ces malheureux, et entrèrent ensuite la baïonnette en avant. Ce ne fut qu'après une lutte acharnée que les révoltés se dispersèrent en abandonnant quatre à cinq cents des leurs blessés et morts, sur le sanglant théâtre de leurs désordres. Beaucoup de ces morts et des personnes arrêtées avaient six ou douze francs dans leurs poches. Les instigateurs de cette scène d'anarchie avaient sans doute répandu de l'argent parmi la populace, afin de se former une armée. Mais quels furent ces instigateurs ? C'est un mystère que 'l'histoire n'a pas encore dévoilé. Tous les partis, comme il arrive dans ces moments d'orage, s'accusèrent réciproquement d'avoir provoqué et soudoyé l'émeute. Quoiqu'il en soit., la main criminelle qui se trouvait cachée sous cet affreux désordre, avait atteint le but qu'elle cherchait ; la propriété de Réveillon, de cet homme qui avait pu faire quelque fois des ingrats, mais jamais des malheureux, présentait partout l'image de la désolation, et le spectacle de ses ruines pouvait seul en donner l'idée. Enfin le sang avait coulé, et la mort des victimes, parmi lesquelles plusieurs innocents avaient sans cloute été confondus avec les coupables, aiguillonnait la haine de la populace contre tous ceux qui devaient présider au maintien de l'ordre public.

Dans cette circonstance, l'impunité des malfaiteurs, pris les armes à la main, l'ut peut-être un exemple plus fatal encore que l'exemple donné par l'émeute. Le prévôt se contenta de faire pendre deux forçats échappés qu'il avait reconnus. Tous les autres prisonniers furent bientôt rendus à la liberté. Le parlement ouvrit une enquête et l'abandonna presque aussitôt. On a dit, sans preuve suffisante, que ce fut en vertu d'un ordre de Louis XVI. Quelques écrivains ont voulu expliquer la faiblesse de la magistrature et du gouvernement par la crainte de trouver compromis dans ce drame sanglant quelques personnages illusti.es, et surtout le duc d'Orléans qui s'entourait d'hommes tarés et perdus de mœurs. Mais les raisons politiques étaient-elles assez puissantes pour autoriser le silence de la justice ? Les gens sages ne le pensaient pas ; en cela ils avaient raison, car ce funeste silence apprit aux coupables présents et futurs que le cours de la justice était interrompu en France. Le crime pouvait désormais marcher la tête levée.

Ce fut sous l'impression de ce douloureux événement que s'acheva la rédaction des cahiers de Paris, Les élections étaient terminées dans toutes les provinces ; six millions de Français convoqués dans les sénéchaussées et dans les bailliages avaient manifesté librement leur opinion sur les changements qu'il fallait apporter. Les cahiers des états dont nous résumerons les parties les plus saillantes, sont un monument précieux de cette dernière manifestation des anciens ordres de la nation française, qui allaient bientôt disparaître dans le renouvellement social de 1789 pour ne plus former qu'une famille complète.

Quels sont les principes de ces cahiers ? Quels vœux formulent-ils ? Malgré les divergences qu'ils présentent sur plusieurs points, ils prescrivent presque ii l'unanimité le gouvernement monarchique, l'inviolabilité de la personne du roi, l'hérédité de mâle en male, l'attribution exclusive du pouvoir exécutif au roi, la responsabilité de tous les agents de l'autorité, le concours de la nation et du roi pour la confection des lois, le vote de l'impôt, et la liberté individuelle.

Les cahiers du clergé demandent que le culte public appartienne exclusivement à la religion catholique ; une partie des cahiers accepte la tolérance civile ; les autres veulent la révocation ou la révision de l'édit de novembre 1787 sur les mariages protestants : l'observation rigoureuse des dimanches et des têtes, le maintien de la censure pour les livres. Presque tous réclament le rétablissement des conciles nationaux et provinciaux, afin de relever la discipline ecclésiastique ; — l'abolition de la pluralité des bénéfices ; l'abolition du concordat et le rétablissement des libres élections ecclésiastiques ; — le maintien de tous les droits honorifiques du clergé, comme premier ordre de l'État. Sur la question de l'impôt, le clergé est unanime ; il renonce à toute exemption pécuniaire, et consent à l'égale répartition. Il demande l'augmentation du revenu des curés et vicaires, et la suppression du casuel ; — qu'il soit fait un plan d'éducation nationale, et que cette éducation soit confiée partout à des communautés ecclésiastiques. Partagé sur l'importante question du vote par ordre ou par tête, il reconnaît en général que les états-généraux sont les éléments indispensables du pouvoir législatif. Après avoir réclamé l'admissibilité de tous les citoyens aux emplois ecclésiastiques, civils et militaires, non point en raison de leur naissance, mais de leur mérite e.t de leurs services, les cahiers de l'ordre ecclésiastique admettent la nécessité du consentement national pour l'emprunt et l'impôt, et n'accordent l'impôt que d'une tenue d'états-généraux à l'autre. Enfin ils établissent parmi les lois fondamentales la responsabilité des ministres, la liberté individuelle, la suppression de la vénalité des charges, le rachat des droits féodaux et seigneuriaux, l'établissement d'une cour souveraine ou tribunal d'appel dans chaque province, de tribunaux de conciliation, l'inamovibilité des magistrats, l'abolition des justices seigneuriales, des droits de franc-fief, des douanes intérieures, de la gabelle, des aides, des corvées, l'égalité et l'adoucissement des peines, la publicité des procédures, la suppression des loteries et des monts de piété, l'abolition du tirage de la milice, de tous privilèges industriels et commerciaux, des jurandes et maîtrises, etc.[4].

La noblesse ne montre pas dans ses vues le même accord que le clergé et ne fait pas d'aussi larges concessions. Quelques-uns de ses cahiers proposent qu'il ne soit plus distingué que deux ordres en France, la noblesse et le Tiers-état, et que le clergé soit répandu dans l'un ou dans l'autre, suivant sa naissance. D'autres, au contraire, veulent qu'il soit créé un ordre de paysans, le Tiers-état restant composé uniquement d'avocats, de procureurs, de gens de robe en un mot. D'autres expriment le désir que la 'noblesse nomme à elle seule autant de députés que le Tiers, c'est-à-dire que sa députation soit doublée. Quelques cahiers acceptent le vote par tête, au moins pour l'impôt ; la grande majorité est absolument contre.

Les députés seront inviolables. — La France a une constitution quoiqu'en disent des novateurs factieux. Il ne s'agit pas de la changer, mais d'en déraciner les abus et de la rétablir dans sa pureté primitive. C'est pour cela que la noblesse demande les états-généraux à des époques fixes, avec de puissantes attributions. La royauté est le plus grand des privilèges ; les autres privilèges détruits, celui de la royauté ne pourrait subsister longtemps.

En fait de réformes, la noblesse appuie la suppression des lettres de cachet, l'inviolabilité du secret des lettres ; il y a même des voix pour l'abolition des prisons d'État et pour la destruction de la Bastille. Tout en consentant à l'abandon de ses privilèges pécuniaires, à l'égalité de l'impôt, elle maintient ses droits, tant utiles qu’honorifiques, les droits féodaux, les justices seigneuriales. Beaucoup de cahiers demandent que les provinces s'administrent elles-mêmes, et comme ceux du clergé, qu'il y ait autant de cours souveraines que de provinces. Quelques-uns réclament des justices de paix, des municipalités électives partout, la suppression des intendances et des tribunaux d'exception, l'abolition de la distinction dans les supplices. Pour la réforme judiciaire, leurs vœux s'accordent encore avec ceux du clergé. Mais, de plus, un grand nombre de cahiers veulent le rétablissement du jugement de l'accusé par ses pairs, le jury.

L'ordre nobiliaire demande aussi un pian d'éducation nationale ; — que l'enseignement soit confié aux prêtres ; — que les dettes du clergé et des divers corps restent à leur charge ; — qu'un impôt soit établi sur le revenu mobilier et industriel ; — que la milice soit maintenue, mais avec des réformes, et le droit de chasse exclusif réservé aux seigneurs dans leurs fiefs. La plupart de ses cahiers réclament la liberté du commerce et de l'industrie, la réduction du nombre des fêtes, l'abolition du concordat, le rétablissement des élections ecclésiastiques, le rachat des dimes, avec remploi pour le service du culte et le soulagement des pauvres. Les uns veulent qu'on utilise les moines les autres qu'on les supprime. Parmi les vœux si nombreux de la noblesse nous remarquons encore les suivants : le droit exclusif pour son ordre de porter l'épée, celui de faire le commerce ou de prendre des terres à ferme sans déroger, le rétablissement des corps supprimés de la maison du roi, la conservation des mesures qui réservent aux nobles les grades militaires[5].

Dans les cahiers des ordres privilégiés, on trouve, comme nous pouvons en juger, des ressemblances et des différences également remarquables, et des preuves évidentes de la jalousie qui les divisait. Chacun sacrifie, sans nulle considération, les privilèges de l'autre : la noblesse, qui veut asseoir sa prépondérance dans les états-généraux et profiter seule des difficultés de la royauté, s’élève contre la dîme et les monastères ; en revanche, le clergé condamne tous les restes du régime féodal et les prérogatives de naissance. Convoqués d'un bout de la France à l'autre, ils se réunissent cependant pour consentir à l'égalité de l'impôt. Mais dans ce sacrifice des exemptions pécuniaires qu'il aurait accepté quelques mois auparavant avec reconnaissance, le peuple ne vit pas seulement. le sentiment du juste ; il voulut y voir surtout une concession faite à sa force.

Le Tiers, presque unanime, réclame de son côté, par les mille voix de ses cahiers, -tons les changements qui ne devaient s'accomplir que dans une longue suite d'aminées égalité devant la loi civile, devant la loi pénale, déclaration des droits de la nation, constitution politique, unité de législation, inviolabilité de toute propriété, abolition de toute servitude personnelle, de tous droits féodaux, liberté de la presse, le vote par tête, égale répartition de l'impôt, abolition des lettres de cachet et des prisons d'État, responsabilité des ministres envers la nation, établissement du jugement par jurés, nouveau code criminel, suppression de tous les droits qui gênent le commerce, plan d'éducation nationale, écoles gratuites dans chaque paroisse, chaires mises au concours dans les universités et colléges, établissements de colléges dans toutes les villes importantes, liberté intérieure du commerce des grains, pleine liberté du commerce et de l'industrie à l'intérieur et restrictions protectrices pour le dehors, unité des poids et mesures, admissibilité de tous les citoyens à tous les emplois civils et militaires, pleine liberté de conscience, maintien et consécration constitutionnelle des libertés gallicanes, etc.

Tant de questions, ou résolues ou proposées par les cahiers des vieilles catégories sociales, annonçaient l'esprit nouveau qui s'était répandu sur la nation et combien étaient vives les aspirations de la France vers la liberté. Mais une émotion douloureuse traverse rame quand on songe que l'accomplissement des vœux formulés par les états nous donnait tout ce que nous possédons aujourd'hui, en prévenant d'affreuses calamités. Que fallait-il pour cela ? Suivre les conseils de Malouet, député d'Auvergne. Après les élections, cet homme judicieux, plein de droiture et de courage, eut un long entretien av.ec Necker et Montmorin, ses amis, auxquels il s'efforça de faire adopter ses vues. « N'attendez pas, leur dit-il, que les états-généraux demandent ou ordonnent ; hâtez-vous d'offrir tout ce que les bons esprits peuvent désirer en limites raisonnables de l'autorité, et en reconnaissance des droits nationaux. Tout doit être prévu et combiné dans le conseil du roi, avant l'ouverture des états. Ce que l'expérience et la raison publique vous dénoncent comme abusif ou suranné, gardez-vous de le défendre ; mais n'ayez pas l'imprudence de livrer au hasard d'une délibération tumultueuse, les bases fondamentales et les ressorts essentiels de l'autorité, royale. Faites largement la part des besoins et des vœux publics ; et disposez-vous à défendre, même par la force, tout ce que la violence des factions et l'extravagance des systèmes ne pourraient exiger au-delà, sans nous plonger dans l'anarchie... Vous avez les cahiers, les mandats : constatez les vœux de la Majorité ; et que le roi prenne l'initiative aux états-généraux... Dans l'incertitude où je vous vois, vous êtes sans force, sortez de cet état ; mettez une franchise énergique dans vos concessions, dans vos plans ; prenez une attitude, car vous n'en avez pas. »

Ainsi Malouet voulait que Louis NVI, qui n'avait pas su être l'auteur de la réforme réclamée par le progrès de l'esprit public, s'attachât à donner sans retard aux états pleine et entière satisfaction, en un mot, qu'il se fit le clade la Révolution pour assurer le salut de son trône. « Proposez ce qui est utile, ce qui est juste, ajouta ce sage observateur : si le roi hésite, si le clergé et la noblesse résistent, tout est perdu. » Montmorin paraissait disposé ii suivre les justes idées de Malouet ; il n'en fut pas de même de Necker dont l'ascendant sur l'esprit de son collègue était tout puissant. Il se retrancha derrière la liberté des états-généraux et crut devoir leur abandonner le soin de décider les questions les plus irritantes, celles qui les concernaient. eux-mêmes. Sous ce prétendu respect pour la liberté, le ministre cachait une douce illusion d'amour-propre : il se berçait de l'espoir que, bientôt fatigués de leurs premières luttes, le Tiers et les privilégiés s'adresseraient à lui, l'invoqueraient comme le sauveur de la patrie, et le prendraient pour l'arbitre de leurs différends. Dans son orgueil nourri de rêves si flatteurs, Necker regardait connue de petits esprits ceux qui Osaient lui conseiller des précautions ; il ne voyait pas que, sa frêle individualité allait bientôt disparaître sous les premiers coups d'une révolution dont personne ne pouvait encore sonder la profondeur. Malouet sortit de cet entretien aussi effrayé de l'hésitation des ministres que de l'exaltation de plusieurs de ses collègues. Sa proposition n'arriva même pas jusqu'à Louis XVI, que les courtisans ennemis de toutes réformes, eussent infailliblement détourné de l'accepter.

Dès le ' mai, les membres des états-généraux furent présentés à Versailles. Au lieu de les recevoir mêlés par province, Louis XVI ordonna, pour se conformer à un vieux cérémonial, de les faire entrer, par ordres. On ouvrit les deux battants ii ceux du clergé et de la noblesse, que le roi reçut dans son cabinet ; après une longue pause, on n'ouvrit qu'un battant à ceux du Tiers, qu'il reçut dans la salle de Louis XVI. Cette différence dans la présentation des ordres, blessa l'amour-propre des députés du Tiers. Plusieurs d'entre eux proposèrent, avec quelque véhémence, de porter à l'instant même une réclamation au pied du trône, et de représenter au roi combien de pareilles nuances étaient humiliantes pour la partie vraiment nationale des trois ordres, un grand nombre d'autres ayant observé qu'il était peu convenable de s'arrêter à ces formes vaines, la proposition n'eut pas de suite. Ces détails d'étiquette ne furent pas les seuls qui offensèrent le Tiers-état. Dans l'espoir de l'humilier et de le rappeler à sa basse origine, les courtisans fouillèrent les vieux livres et déterminèrent les costumes qui devaient distinguer les ordres. Combien il eût été plus raisonnable de faire disparaître ces oppositions de classes et tous ces symboles de haine sociale !

Enfin, au jour fixé, la veille de l'ouverture (4 mai), la procession des députés se fit avec la plus grande solennité. Les douze cent représentants de la nation attendirent le roi à l'église de Notre-Dame de Versailles. Louis XVI parut bientôt entouré de toute la pompe du trône et fut reçu avec d'unanimes acclamations, première récompense de ce qu'il faisait pour son peuple. Aussitôt les voûtes du temple retentirent de l'hymne prophétique, le Veni Creator : « Repoussez loin de nous notre ennemi, faites-nous goûter votre paix. » Ces vœux hélas ! ne furent point exaucés, et ce jour n'était que la pacifique inauguration de l'ère des tempêtes.

De Notre-Dame on se rendit processionnellement l'église Saint-Louis, en traversant les larges rues de Versailles, tendues des tapisseries de la couronne, entre deux haies des gardes françaises et des gardes suisses, sous les yeux d'une foule immense. Tout Paris était venu. Les fenêtres, les toits même étaient chargés de spectateurs de tout âge. Les balcons étaient ornés d'étoffes précieuses, parés de femmes charmantes, vêtues avec élégance. 'fous les cœurs étaient émus, agités de trouble et d'espérance. D'abord s'avançaient les six cents députés du Tiers-état, portant habit noir, simple manteau de laine, longue cravate de batiste et chapeau tricorne : puis venait la petite troupe des membres de la noblesse en manteau de soie et veste de drap d'or, l'épée au côté et le chapeau à la Henri IV ; on voyait ensuite les membres du clergé, les évêques en robes violettes et rochets de dentelle, les curés en soutane, grand manteau et bonnet carré.

L'archevêque de Paris, M. de Juigné, portait le Saint-Sacrement ; Monsieur, le comte d'Artois, le due d'Angoulême et le duc de Berri tenaient les cordons du dais. Le roi, la reine, les princes et les princesses du sang, les dames de la cour, les pairs de France fermaient la marche. Des chœurs de musique placés de distance en distance faisaient retentir l'air de sons mélodieux ; le bruit des tambours, le son des instruments guerriers, les chants pieux, tour à tour entendus sans discordance, sans confusion, animaient cette pompe nationale, militaire et religieuse. Quel spectacle quel jour solennel et plein d'avenir ! que de noms illustres mêlés à des noms obscurs qui doivent bientôt jeter un sinistre éclat ! Comme le peuple n'avait pu mettre en doute l'amour de Louis XVI pour la France, il accueillit le monarque avec l'enthousiasme de l'allégresse, et aux cris mille fois répétés de Vire le roi ! fut souvent mêlé le nom de la reine. Des applaudissements éclatèrent sur le passage des députés du Tiers-état, forts de leur nombre, fermes de marche et de regards. Le duc d'Orléans, placé à la tête de la noblesse, aimait à se confondre avec eux ; cette flatterie adressée au peuple lui valut de nombreuses acclamations.

Après la messe, l'évêque de Nancy, M. de La Fare monta en chaire. La religion est la force des États ; la religion est la source unique de leur bonheur : telle fut la division de son discours. « Cette vérité, dont jamais homme sage ne do lita un seul moment, n'était pas la question importante à traiter dans l'auguste assemblée, dit le marquis de Ferrières ; le lieu, la circonstance ouvraient un champ plus vaste : l'évêque de Nancy n'osa ou ne put le parcourir[6]. » Mais les sentiments généreux dont ce discours était rempli et le tableau des maux occasionnés par la gabelle, causèrent une émotion prodigieuse et furent applaudis avec enthousiasme, malgré la sainteté du lieu.

Le lendemain, 5 mai 1789, les douze cents députés se réunirent dans la grande salle des Menus-Plaisirs, pour l'ouverture solennelle des états[7]. Afin de se conformer aux régiments d'une étiquette imprudente, puisqu'elle froissait les cœurs, le clergé et la noblesse, entrèrent avec le roi et la cour par la grande porte ; les députés du Tiers furent introduits par une porte de côté. Lorsque parurent les représentants des trois ordres du Dauphiné, dont la France avait déjà admiré l'harmonie généreuse dans les états de Vizille, des applaudissements s'élevèrent des tribunes que remplissaient deux mille spectateurs. A la vue du comte de Mirabeau, un murmure presque général, excité par son immoralité, se fit entendre. Mais son regard assuré, son air fier et l'expression de sa tête imposèrent à l'assemblée. Quant à Louis NV1, il avait été accueilli, dès son entrée dans la salle, par des acclamations dignes de toucher son cœur. Lorsqu'il vit tous les députés réunis autour de son trône, la reine debout près de lui, les princes du sang et le clergé à droite, la noblesse-avec les gouverneurs généraux des provinces à gauche, le tiers en face, il se leva et dit avec l'accent d'une douce et pleine franchise :

« Messieurs,

« Le jour que mon cœur désirait depuis longtemps est enfin arrivé, et je me vois entouré des représentants de la nation à laquelle je me fais gloire de commander.

« Un long intervalle s'est écoulé depuis la dernière tenue des états-généraux, et quoique la convocation de ces assemblées parût être tombée en désuétude, je n'ai pas balancé à rétablir un usage dont le royaume peut tirer une nouvelle force, et qui peut ouvrir à la nation une nouvelle source de bonheur.

« La dette de l'État, déjà immense à mon avènement au trône, s'est encore accrue sous mon règne : une guerre dispendieuse, mais honorable, en a été la cause ; l'augmentation des impôts en a été la suite nécessaire, et a rendu plus sensible leur inégale répartition. Une inquiétude générale, un désir exagéré d'innovation se sont emparés des esprits et finiraient par égarer totalement les opinions, si l'on ne se licitait de les fixer par une réunion d'avis sages et modérés. C'est dans cette confiance, Messieurs, que je vous ai rassemblés, et je vois avec sensibilité qu'elle a été justifiée par les dispositions que les deux premiers ordres ont montrées à renoncer à leurs privilèges pécuniaires. L'espérance que j'ai conçue de voir tous les ordres, réunis de sentiments, concourir avec moi au bien général de l'État, ne sera point trompée.

« J'ai déjà ordonné, dans les dépenses, des retranchements considérables. Vous me présenterez à cet égard vos idées, que je recevrai avec empressement. Mais malgré la ressource que peut offrir l'économie la plus sévère, je crains, Messieurs, de ne pouvoir soulager nies sujets aussi promptement que je le désirerais. Je ferai mettre sous vos yeux la situation exacte des finances, et quand vous l'aurez examinée, je suis assuré d'avance que vous me proposerez les moyens les plus efficaces pour y établir un ordre permanent et affermir le crédit public. Ce grand et salutaire ouvrage, qui assurera le bonheur du royaume au dedans et sa considération au dehors, vous occupera essentiellement.

« Les esprits sont dans l'agitation ; mais une assemblée des représentants de la nation n'écoutera sans doute que les conseils de la sagesse et de la prudente. Vous aurez jugé vous-nièmes, Messieurs, qu'on s'en est écarté dans plusieurs occasions récentes ; mais l'esprit dominant de vos délibérations répondra aux véritables sentiments d'une nation généreuse et dont l'amour pour ses rois a toujours fait le caractère distinctif. J'éloignerai tout autre souvenir.

« Je connais l'autorité et la puissance d'un roi juste, au milieu d'un peuple fidèle et attaché de tout temps aux principes de la monarchie. Ils ont fait la gloire et l'éclat de la France ; je dois en être le soutien et je le serai constamment. Mais tout ce qu'on peut attendre du plus tendre intérêt au bonheur public, tout ce qu'on peut demander à un souverain, le premier ami de ses peuples, vous pouvez, vous devez l'espérer de mes sentiments.

« Puisse, Messieurs, un heureux accord régner dans cette assemblée, cette époque devenir à jamais mémorable pour le bonheur et la prospérité du royaume ! C'est le souhait de mon cœur, c'est le plus ardent de mes vœux, c'est enfin le prix que j'attends de la droiture de mes intentions et de mon amour pour mon peuple.

« Mon garde des sceaux va vous expliquer plus amplement mes intentions, et j'ai ordonné au directeur général des finances de vous en exposer l'état. »

Ce discours où respiraient des sentiments purs et toute la bonté d'un cœur paternel, mais dans lequel on remarque l'absence totale d'initiative, fut plusieurs fois interrompu par de longues acclamations. « Cette espèce d'inconvenance, dit Mirabeau, paraissait excusée et mène embellie par la vérité. » Lorsque le roi se couvrit, en terminant., les membres du clergé et de la noblesse l'imitèrent, suivant la coutume. Le Tiers voulut en faire autant ; alois le roi se découvrit pour empêcher ainsi le Tiers de prendre l'égalité avec les ordres privilégiés.

Le garde des sceaux, Barentin, fit une harangue généralement vague, où il entama les plus importantes questions, mais sans résoudre les difficultés qu'elles présentaient. Ainsi celle du vote par ordre ou par tête ne fut nullement éclaircie. « En déférant à la demande de la double représentation, dit-il, S. M. n'a pas prétendu changer la forme des anciennes délibérations ; et quoique celle par tête, en ne produisant qu'un seul résultat, paraisse avoir l'avantage de faire mieux connaitre le désir général, le roi a voulu que cette nouvelle forme ne puisse s'opérer que du consentement libre des états-généraux, et avec l'approbation de sa majesté. » Cependant il se prononça formellement sur la question de l'impôt ; nous citons ses paroles : « Si des privilégies constants et respectés semblèrent autrefois soustraire les deux premiers ordres de l'état à la loi générale, leurs exemptions, du moins pendant longtemps, ont été plus apparentes que réelles.

« Dans les siècles oui les églises n'étaient point dotées on ne connaissait encore ni les hôpitaux, ni ces autres asiles nombreux élevés par la piété et la charité des fidèles, où les ministres des autels, simples distributeurs des aumônes, étaient solidairement chargés de la subsistance des veuves, des orphelins et des indigents. Les contributions du clergé furent acquittées par ces soins religieux, et il y aurait eu une sorte d'injustice à exiger des redevances pécuniaires.

« Tant que le service de l'arrière-ban a duré, tant que les possesseurs des fiefs ont été contraints de se transporter, à grands frais, d'une extrémité du royaume à l'autre, avec leurs armes, leurs hommes, leurs chevaux et leurs équipages de guerre, de supporter des pertes souvent ruineuses, et, quand le sort des combats avait mis leur liberté à la merci d'un vainqueur avare, de payer une rançon toujours mesurée sur une insatiable avidité, n'était-ce donc pas une manière de partager l'impôt, ou plutôt n'était-ce pas un impôt réel que ce service militaire que l'on a même vu plusieurs fois concourir avec des contributions volontaires ?

« Aujourd'hui que l'église a des richesses considérables, que la noblesse obtient des récompenses honorifiques et pécuniaires, les possessions de ces deux ordres doivent subir la loi commune. »

Dans son vaste discours, ou plutôt sa dissertation financière, qui dura trois heures, Necker fut encore moins explicite et ne satisfit personne. Il fit l'éloge de son administration, expliqua par quelles économies le déficit avait été diminué de plus de 20 millions, depuis le compte rendu par Brienne en 1788, déclara qu'il était encore de 5G6 millions et essaya quelques avis timides sur le mode des délibérations. « Ce sera vous, Messieurs, dit à ce sujet le contrôleur général, qui chercherez d'abord à connaître l'importance et le danger dont peut être pour l'État que vos délibérations soient prises en commun ou par ordre. Que si une partie de cette assemblée demandait, que la première détermination fût un vœu pour délibérer par tête, sur tous les objets qui seront soumis à votre examen, il résulterait de cette tentative une scission, telle que la marche des états-généraux serait arrêtée ou longtemps suspendue, et l'on ne saurait prévoir la suite d'une pareille division. Tout prendrait au contraire une forme différente, tout se terminerait peut-être par une conciliation agréable aux partis opposés, si les trois ordres commençant par se séparer, les deux premiers examinaient l'importante question de leurs privilèges pécuniaires, et si, confirmant des vœux déjà manifestés dans plusieurs provinces, ils se déterminaient d'un commun accord au noble abandon de ces avantages.

« C'est alors qu'on jugera plus sainement une question qui présente tant d'aspects différents. Vous verrez facilement que pour maintenir un ordre de choses établi ; que pour ralentir le goût des innovations, les délibérations confiées à deux ou trois ordres ont de grands avantages : enfin, Messieurs, vous découvrirez sans peine toute la pureté des motifs qui engagent le roi à vous avertir de procéder avec sagesse à ces différents examens. En effet, s'il était possible qu'il fût uniquement occupé d'assurer son influence sur vos déterminations, il saurait bien apercevoir que l'ascendant du souverain serait un jour ou l'autre favorisé par l'établissement général et constant des délibérations en commun ; car dans un temps où les esprits ne seraient pas soutenus par une circonstance éclatante, on ne peut douter qu'un roi de France n'eût des moyens pour capter ceux qui, par leur éloquence et leurs talents, parait raient devoir entrainer un grand nombre de suffrages. »

Les conseils de Necker étaient puérils et le ministre manifestait toute son impuissance, en laissant aux députés des trois ordres le soin de découvrir ce qu'exige le bien public et de résoudre eux-mêmes une question, dont. la solution immédiate eut prévenu de tristes débats. Cette dissertation financière, si longue et si pauvre en idées politiques, affaiblit la renommée du contrôleur général. Mais Necker, couvert d'applaudissements à son entrée, le fut encore à sa sortie. Ces démonstrations excessives de reconnaissance et d'enthousiasme, que le ministre avait excitées en sa faveur, déplurent à Mirabeau. Dans le premier numéro de sa feuille des états-généraux, où lui-même rendait compte de la séance d'ouverture, il engagea les représentants de la nation à comprendre mieux désormais la dignité de leur mission et de leur caractère, à ne pas se montrer enthousiastes à tout prix et sans condition.

La séance du 5 niai fut une belle journée perdue pour la monarchie. Les sentiments les plus généreux animaient la grande majorité de l'assemblée ; elle voulait la royauté sous la main de laquelle la nation s'était fait tant de gloire, et qu'un merveilleux prestige entourait encore ; elle voulait le bonheur de la France. Il eût été facile au gouvernement de la conquérir par des concessions faites spontanément à l'esprit nouveau, en opérant une scission profonde avec le passé, en commandant lui-même les sacrifices nécessaires. Il fallait recourir aux grands moyens pour conjurer la crise qui s'avançait. et donner à la couronne le pouvoir de diriger l'ensemble des réformes devenues inévitables. Quelques historiens, il est vrai, ont soutenu que tout le succès se fût borné à déplacer une date dans l'histoire, et que la révolution y fût rentrée quelques feuillets plus loin. Telle n'est pas notre opinion : à l'époque de l'ouverture des états-généraux, les circonstances ne surpassaient pas encore les forces humaines ; mais les hommes chargés du gouvernement ne se sont pas trouvés ii la hauteur des circonstances, et leurs concessions tardives ne devaient point arrêter la révolution dans sa marche.

La question de la vérification des pouvoirs en commun se posait nécessairement avant celle du vote en commun ; les deux questions étaient distinctes, mais la première, sans décider absolument la seconde, engageait sur la voie pour arriver à la réunion des trois ordres. Le 6 mai, le ministre lit annoncer par un placard que le local destiné il recevoir les députés serait prêt à neuf heures du matin. C'était là, il faut le reconnaître une tentative pour résoudre de fait la première question dans le sens du Tiers. Le local désigné était la grande salle où avait eu lieu la réunion générale. Les députés du Tiers s'y rendirent suivis d'une foule impatiente qui assiégeait les portes et attendirent ceux du clergé et de la noblesse, afin de procéder en commun à la vérification des pouvoirs. Ils prétendaient que chaque partie des états-généraux avait intérêt à s'assurer de la légitimité des deux autres. Pendant ce temps les deux autres ordres, assemblés dans les salles qui leur avaient été assignées pour leurs séances particulières, délibéraient déjà sur cette grave question. La noblesse, malgré les efforts du comte de Castellane, du duc de Liancourt, du marquis de La Fayette et du conseiller Fréteau, votait la vérification séparée, à la majorité de 108 voix sur 114, et le clergé à la majorité de 103 voix sur 114. A deux heures et demie, ces décisions furent annoncées au Tiers, qui les considéra comme non avenues et persista dans son immobilité. Le lendemain, sur la proposition de Mounier, il envoya quelques-uns de ses membres, sans toutefois les charger d'aucune mission expresse, inviter les autres députés à se réunir dans la salle commune. Dès que le clergé eut connaissance de cet appel, il suspendit la vérification qu'il avait commencée, et fidèle à son ministère de paix et d'union, il proposa de nommer des commissaires pour examiner de nouveau la question (7 mai). La noblesse lit attendre sa réponse jusqu'au 12 mai ; après un débat orageux pendant lequel de sinistres prédictions sortirent de la bouche du conseiller Fréteau, elle se déclara légalement constituée, à la majorité de 193 voix contre 31 et consentit à désigner des commissaires conciliateurs pour se concerter avec ceux des autres ordres. Sa décision, qu'elle les chargeait en même temps de porter au clergé et au Tiers-état, rendait d'avance leur mission inutile.

Des conférences s'ouvrirent ; mais de part et d'antre on ne voulut rien céder, et bientôt tout espoir de conciliation s'évanouit. Alors la noblesse prit un arrêté par lequel elle déclara de nouveau que, « pour cette tenue d'états-généraux, les pouvoirs seraient vérifiés séparément, et que l'examen des avantages ou des inconvénients qui pourraient exister dans la forme actuelle, seraient remis à l'époque où les trois ordres s'occuperaient des trois formes à observer pour l'organisation des prochains états-généraux (29 mai). » Cet arrêté, que la noblesse s'empressa d'adresser au clergé, produisit l'effet le plus fâcheux. Les membres les plus exaltés du Tiers s'efforcèrent de soulever contre elle l'opinion publique, et lui attribuèrent l'inaction des états. Ils dirent l'alitement que la plupart de ses députés, agents du comité Polignac, ne voulaient point de leur réunion. Ce comité existait réellement et « il était le foyer d'où partaient toutes les cabales, le centre où elles venaient aboutir. Le comte d'Artois s'y montrait aux députés, et tel noble que, dans une autre circonstance, on eut repoussé avec dédain, fêté, caressé, admis à la table du prince, s'en retournait nourri des mêmes sentiments qui animaient sa petite cour. Ces dehors n'étaient qu'un masque destiné au commun des députés : les plus savants dans l'art de l'intrigue, introduits aux secrets mystères du soir, avaient des conférences avec le prince. On leur prescrivait la marche qu'il fallait tenir, les moyens dont ils devaient se servir[8]. »

Cependant le clergé ne s'était pas prononcé définitivement. Aussi Mirabeau, qui dirigeait le parti populaire, proposa-t-il d'envoyer une députation aux membres du clergé pour les adjurer au nom du Dieu de paix de se ranger du côté de la raison, de la justice et de la vérité. Son avis fut adopté et une députation se mit en marche, suivie d'une foule nombreuse attendant en silence, dans la cour des Menus, quel serait le résultat de cette éclatante démarche. Cette députation entra, avec tout le cérémonial d'usage, dans la salle où le clergé tenait. ses séances. Target porta la parole et dit : « Les communes de France, messieurs, nous envoient vers vous elles vous conjurent par notre bouche, au nom du Dieu de paix et de l'intérêt national, de vous réunir à elles dans la salle de l'assemblée générale, pour y opérer la concorde et l'union. » Cette proposition produisit une vive impression sur le clergé : un grand nombre de curés et quelques évêques voulaient répondre sans délibération à cet appel, mais un prélat se leva aussitôt et déclara qu'un des députés du tiers, interrogé s'il s'agissait de consulter ou de délibérer, avait répandu : « de délibérer, et que les voix seraient recueillies par tête. » Ces paroles modérèrent l'enthousiasme et donnèrent aux opposants le temps d'insister pour une délibération discutée.

À cette époque, Mirabeau inquiet de l'esprit d'opposition qui se manifestait dans les trois ordres, des reproches amers qu'ils s'adressaient, résolut de mettre un terme à cc scandale, et d'arriver au pouvoir par le double rôle d'homme admis aux secrets du ministre et de député. Mais, convaincu que Necker écoulant ses vieux ressentiments, repousserait toute ouverture qui viendrait de lui, il sollicita d'abord une entrevue de Malouet, afin de s'expliquer avec lui. Malgré sa défiance et sa prévention contre le député d'Aix, qu'il regardait comme un des plus dangereux novateurs, Malouet consentit à le voir. Dans cet entretien, Mirabeau se montra effrayé de la fermentation des esprits, des malheurs qui pouvaient résulter de l'inexpérience, de l'exaltation et de la résistance dont les premiers ordres donnaient chaque jour tant de preuves. « Je m'adresse donc à votre probité, dit-il à Malouet ; vous êtes lié avec M. Necker et M. de Montmorin ; vous devez savoir ce qu'ils veulent et s'ils ont un plan ; si ce plan est raisonnable, je le défendrai. »

Persuadé par cette déclaration, Malouet répondit qu'il ignorait, qu'il doutait même que les ministres eussent aucun plan de réforme et de constitution arrêté, capable de satisfaire les vœux raisonnables de la nation. Mirabeau s'offrit alors de voir les ministres et de conférer avec eux. Malouet rapporta donc aux deux ministres le résultat de cette conversation ; mais il les trouva peu disposés à ouvrir des relations avec un homme humoral et de mauvaise réputation. Il combattit toutes leurs raisons et finit par triompher de la répugnance de Necker, avec lequel il fut convenu qu'il recevrait Mirabeau es le lendemain. La conférence eut en effet lieu ; mais Necker ne s'expliqua point sur l'idée qu'il se faisait de l'état des choses et ne remplit point l'attente de Mirabeau. Aussi la conférence fut-elle sèche et courte ; Mirabeau en sortit mécontent et lorsqu'il rentra dans l'assemblée, il dit à Malouet : Je n'y reviendrai plus, mais ils auront de mes nouvelles. Il tint parole ; longtemps encore nous verrons l'effet du ressentiment que le redoutable député conservait contre l’orgueilleux ministre. Le dédain de Necker pour Mirabeau était une faute grave ; par une conduite différente il eût sans doute prévenu de grands malheurs.

Cependant le roi, dans le dessein de haler un rapprochement général, invita le 28 mai, par une lettre, les commissaires des trois ordres à reprendre leurs conférences en présence de son garde des sceaux et des commissaires royaux. Cette lettre renfermait les expressions du cœur de Louis XVI, mais Louis XVI n'avait été que l'instrument d'une intrigue ourdie dans le comité Polignac, qui s'efforçait d'empêcher la réunion de la noblesse au Tiers. On lui avait fait entendre que la reprise des conférences était nécessaire pour la conciliation, sans lui dire que l'obstination de la noblesse rendait cette conciliation impossible. En effet, ce jour-là même, elle déclarait, à la majorité de 202 voix contre 16, « que la délibération par ordre et la faculté d'empêcher, qui appartiennent divisément à chacun d'eux, sont constitutives de la monarchie, et qu'elle professerait constamment ces principes conservateurs du trône et de la liberté. »

Dans l'assemblée du Tiers-état, Mirabeau s'efforça de détruire l'heureux résultat qu'on aurait d'ailleurs pu attendre de la lettre paternelle du roi. Il avait son injure à venger ; il lui fallait des succès contre les ministres. « Comment fermer les yeux, messieurs, dit-il à l'assemblée, sur les circonstances où la lettre du roi nous a été remise ? Il est impossible de ne pas distinguer les motifs de ceux qui l'ont provoquée, du sentiment de son auguste auteur.

« La lettre du roi nous a été remise sans que nous ayons donné le plus léger prétexte à l'intervention de l'autorité ; et si nous voulons apprécier cette observation à sa juste valeur, ne soyons pas dupes des mots. Un médiateur tel que le roi ne peut jamais laisser une véritable liberté aux partis qu'il désire concilier. La majesté du treille suffirait seule pour la leur ravir ; et qui ne sent combien non est difficile à proférer devant celui qui a dit si longtemps, sans discussion et sans partage, je ceux ? Qui ne sait que le despotisme de l'amour est bien plus puissant encore que celui de l'autorité ?... »

« Enfin le message du roi reconnaît des ordres comme constituants, à l'instant même où l'on nous parle des moyens de nous concilier pour nous constituer en commun. Je dis le message du roi, parce qu'il ne parait pas prouvé qu'on ait pu prendre les ordres de sa majesté sur cette démarche singulière... Mais aussi qui croira que la noblesse, malgré ses formes impétueuses et tranchantes, eût osé, sur l'invitation du monarque a se concilier, agir comme constituée, et croire que le déclarer c'était s'y conformer, s'il eût été manifeste que le roi ne la regardât pas comme telle ? »

Mirabeau poursuivant sur ce ton et avec l'assurance oratoire qu'il savait répandre sur de pareilles discussions, conclut à ce qu'on refusât de consentir a la formation d'une commission pour la vérification des pouvoirs, et qu'on passât a l'ordre du jour sur le message du roi. L'assemblée en conséquence ne prit aucune délibération. Mais le jour suivant, le Tiers, pour répondre aux vues paternelles de Louis XVI et lui donner une preuve de son respect et de sa déférence ; consentit a la reprise des conférences. Il chargea en même temps son doyen, de présenter une adresse au mi. Ce doyen était Bailly, premier député de Paris aux états-généraux, homme déjà célèbre dans les sciences, d'un caractère sérieux, d'une lime douce et sensible, enfin recommandable par toutes les vertus privées. Choisi par le Tiers-état pour président, il sut conserver au milieu des débats les plus orageux une rare présence d'esprit et une modération alliée à un grand courage. Il eut beaucoup de peine à parvenir jusqu'au roi profondément affligé de la mort de son fils aîné. Louis XVI, oubliant pour un instant sa douleur, accueillit Bailly-avec bonté, sans toutefois lui faire connaitre ses intentions.

Déjà les conférences avaient été reprises, suivant les désirs du roi : mais elles n'ouvraient aucune issue aux nombreuses difficultés soulevées par la noblesse, lorsque Necker qui siégeait entre les commissaires royaux, proposa un moyen de conciliation, propre à ménager tons les intérêts. Chaque ordre vérifierait les pouvoirs séparément et en donnerait communication aux autres ; ceux-là seulement sur lesquels s'élèveraient des contestations, seraient déférés à des commissaires des trois ordres ; dans le cas où les trois ordres ne tomberaient pas d'accord, la décision sur l'élection contestée serait portée devant le roi qui prononcerait en dernier ressort. Le clergé accepta sans hésitation. Le Tiers ne voulait point soumettre les états-généraux à la juridiction ministérielle, ni créer une espèce de tribunal aulique pour juger leurs décisions par appel ; mais il ne se hâta pas de répondre. Quant à la noblesse, elle accueillit d'abord le projet avec un transport d'enthousiasme éphémère. Bientôt après, entraînée par d'Eprémesnil, Cazalès et d'autres instigateurs, qui lui persuadèrent que le vote par tête était la suite inévitable de son admission, elle y introduisit de graves modifications équivalant à un refus positif. Son arrêté mit fin à tous les embarras des communes qu'il dispensa de s'expliquer. Les procès-verbaux furent signés par les commissaires et les conférences cessèrent. (9 juin).

Dès le lendemain mercredi le Tiers était rassemblé : alors Mirabeau se lève. « Il est temps, dit-il, de prendre un parti décisif ; un député de Paris a une motion de la plus grande importance à faire, qu'on l'écoute. » Ce député, l'abbé Sieyès, métaphysicien politique, obtient aussitôt la parole. Il retrace la conduite des communes depuis l'ouverture des états, leurs procédés à l'égard du clergé et de la noblesse, ceux de ces deux ordres : il conclut que l'assemblée ne peut rester plus longtemps dans l'inertie sans trahir ses devoirs et les intérêts de ses commettants. Elle ne peut en sortir sans la vérification des pouvoirs ; cette vérification doit être générale et ne peut être faite qu'en commun. La noblesse refuse l'ouverture de conciliation, et par cet acte elle dispense les communes de l'examiner. Tout moyen de conciliation rejeté par une des parties, est annulé. Sieyès propose ensuite d'adresser aux élus du clergé et de la noblesse une dernière invitation de venir, dans la salle des états, concourir et se soumettre à la vérification commune des pouvoirs, avec l'avis que l'appel général des bailliages se fera dans le jour, et qu'il sera procédé à la vérification tant en présence qu'en l'absence au défaut contre les non-comparants[9].

Cette motion fut accueillie avec transport et vivement applaudie par l'assemblée qui ne la communiqua aux deux autres ordres que le vendredi suivant. Ils répondirent qu'ils allaient en délibérer ; le roi, qu'il ferait savoir ses intentions à la chambre du Tiers-état. La vérification des pouvoirs commença au soir : le premier jour, trois curés de la sénéchaussée de Poitou se rendirent à l'appel des communes, l'adhésion de ces ecclésiastiques excita une grande risée à la cour, et lorsque le garde des sceaux vit passer Bailly pour entrer chez le roi, il lui dit : « Je vous fais mon compliment sur la conquête importante que vous venez de faire. » — « Monsieur, lui répondit le doyen, vous la trouvez petite cette conquête, mais je vous annonce, et vous vous en souviendrez, qu'elle sera suivie de beaucoup d'autres. » En effet, la chambre du clergé presque entièrement composée de curés, détestait les hauts dignitaires de son ordre autant que la noblesse, et désirait en secret la réunion avec ses frères du Tiers-état. Le second jour, il s'en présenta six autres : le troisième et le quatrième, dix, parmi lesquels l'abbé Grégoire, curé d’Emberménil en Lorraine, devenu célèbre dans l'assemblée constituante. Tous furent accueillis aux grands applaudissements des communes, exaltés par les journaux et regardés it Paris comme des pasteurs patriotes.

Ce coup audacieux que Louis XVI aurait pu éviter en ordonnant la réunion des trois ordres, fut suivi d'un coup plus audacieux encore. L'assemblée voulut ensuite se constituer. Sous quel titre ? La question fut vivement agitée, et diverses propositions se croisèrent. Mounier proposa celui d'assemblée légitime des représentants de la majeure partie de la nation agissant en l'absence de la mineure partie ; le député Legrand celui d'assemblée nationale ; un autre, celui d'assemblée active et légitime des représentants de kt nation française. Chacun apportait une dénomination et s'efforçait de la faire adopter. Mais tout l'intérêt de la discussion se concentra sur deux hommes, dont les communes savaient apprécier l'habileté, Sieyès et Mirabeau.

« Cette assemblée, délibérant après la vérification des pouvoirs, dit Sieyès avec calme, reconnaît qu'elle est déjà composée de représentants envoyés directement par les quatre-vingt-seize centièmes au moins de la nation. Une telle masse de députations ne saurait être inactive par l'absence des députés de quelques bailliages ou de quelques classes de citoyens ; car les absents qui ont été appelés ne peuvent empêcher les présents d'exercer la plénitude de leurs droits, surtout lorsque l'exercice de ces droits est un devoir impérieux et pressant... L'œuvre commune de la restauration nationale peut et doit être commencée sans retard par tous les députés présents, et ils doivent la suivre sans interruption comme sans obstacle. » Le théoricien politique, à la parole inflexible comme son pamphlet le Tiers est la nation, demande ensuite que les communes s'intitulent : Assemblée des Représentants connus et vérifiés de la Nation française.

Royaliste d'origine et de cœur, Mirabeau voulait la Révolution avec la royauté. Il comprenait que de l'important débat, soumis au jugement de l'assemblée, pouvait naître la souveraineté qui devrait tout absorber. Effrayé de la marche de Sieyès, il résolut de l'arrêter. Malgré la fièvre opiniâtre qui le tourmentait depuis quelques jouis, il s'efforça de répandre sur la question des lumières nouvelles, afin de fixer les idées encore incertaines du plus grand nombre de ses collègues. Après leur avoir demandé une grande attention pour la série des résolutions qu'il aurait à leur offrir, il exposa ce que le Tiers-état avait fait depuis l'ouverture de l'assemblée, et les obstacles que le clergé et la noblesse avaient mis ses travaux ; il ne voulut pas entreprendre de les retracer, dans la crainte de porter les esprits à des résolutions extrêmes. « Il me serait facile, messieurs, dit-il, par un discours véhément, d'exciter votre indignation ; vos droits sont si évidents, vos réclamations sont si simples, et les procédés des deux ordres si manifestement irréguliers, leurs principes tellement insoutenables, que le parallèle en serait au-dessus de l'attente publique... Toutes les voies de douceur sont épuisées, toutes les conférences sont finies, il ne nous reste que des partis décisifs et peut-être extrêmes ? Extrêmes ! oh ! non, messieurs, la justice et la vérité sont toujours dans un sage milieu. Les partis extrêmes ne sont jamais que les dernières ressources du désespoir ; et qui donc pourrait réduire le peuple français dans une telle situation ? Il faut nous constituer, nous en sommes d'accord ; mais commuent ? sous quelle forme ? sous quelle dénomination ? »

L'orateur parcourant ensuite les différentes propositions faites sur cette question, s'attache à réfuter celle de l'abbé Sieyès, combat toute dénomination qui équivaudrait à celle d'états-généraux ; puis il ajoute :

« Nous proposerait-on une autre dénomination après celle d'états-généraux, je demanderai : aurez-vous la sanction du roi, et pouvez-vous vous en passer ? L'autorité du monarque peut-elle sommeiller un instant ? Ne faut-il pas qu'il concoure à votre décret : ne fût-ce que pour en être lié ? Et quand on nierait, contre tous les principes, que sa sanction fût nécessaire pour rendre obligatoire tout acte intérieur de cette assemblée, accordera-t-il aux décrets subséquents une sanction dont on avoue qu'il est impossible de se passer, lorsqu'ils émaneront d'un mode de constitution qu'il ne voudra pas reconnaître ? »

Mirabeau, nous le savons, était irrité contre Necker ; son ressentiment ne lui fit cependant pas oublier, dans cette circonstance, ce qu'il devait au trône ; il en défend ici les prérogatives avec force et avec un esprit clairvoyant. Est-ce à dire pour cela que l'orageux tribun ne songe pas aux intérêts du peuple ? Non, car il soutient en même temps les droits de ce peuple dont il fait ressortir la pénible situation. Écoutons-le : « Êtes-vous sûrs d'être approuvés de vos commettants ? N'allez pas croire que le peuple s'intéresse aux discussions métaphysiques qui sont agitées ici : elles sont le développement et la conséquence du principe de la représentation nationale, base de toute constitution. Mais le peuple est trop loin encore de connaître le système de ses droits et la saine- théorie de la liberté. Le peuple veut des soulagements parce qu'il n'a plus de force pour souffrir ; le peuple secoue l'oppression, parce qu'il ne peut plus respirer sous l'horrible faix dont on l'accable ; mais il demande seulement de ne payer que ce qu'il peut, et de porter paisiblement sa misère[10]. Sans doute nous devons avoir des vues plus élevées, et former des vœux plus dignes d'hommes qui aspirent à la liberté ; mais il faut s'accommoder aux circonstances, et se servir des instruments que le sort nous a confiés. Ce n'est qu'alors que vos opérations toucheront directement aux premiers intérêts des contribuables, des classes les plus utiles et les plus infortunées, que vous pourrez compter sur leur appui ; que vous serez investis de l'irrésistible puissance de l’opinion publique, de la confiance, du dévouement illimité du peuple. Jusque-là, il est trop aisé de le diviser par des secours passagers, des dons éphémères, des accusations forcenées, des machinations ourdies de la main des courtisans ; il est trop facile de l'engager à vendre la constitution pour du pain. »

Mirabeau qu'on avait vu s'élever avec énergie contre les mandats impératifs, ne craint pas de se rejeter sur les mandats pour soutenir sa thèse, et de montrer les conséquences funestes que pourrait engendrer le refus de la sanction royale. « Qui vous a convoqués ? » demanda-t-il aux députés. « Le roi... Vos mandats, vos cahiers vous autorisent-ils à vous déclarer l’assemblée des seuls représentants connus et vérifiés ? Et si le roi vous refuse sa sanction ?... La suite en est évidente. Vous aurez des pillages, des boucheries, vous n'aurez pas même l'exécrable honneur d'une guerre civile. » Enfin il conclut ainsi : « Ne cherchons donc pas pour notre assemblée un titre qui effraie ; cherchons-en un qu'on ne puisse nous contester, qui, plus doux et non moins imposant dans sa plénitude, convienne à tous les temps, soit susceptible de tous les développements, et puisse au besoin servir de lance comme d'aide aux droits et aux principes nationaux : telle est, à mon sens, la formule suivante : Représentants du peuple français. »

La discussion se prolongea vive, ardente, jusqu'au 16 Juin dans la nuit. A peine fut-elle fermée que la majorité de l'assemblée manifesta la volonté de mettre aux voix le projet de se constituer cette nuit même. Elle était impatiente d'acquérir un titre légal dans la crainte que le roi n'était recours à la force pour disperser ou détruire les états. Le président fit alors commencer l'appel nominal ; mais au premier mot il fut interrompu par les cris tumultueux et la violence d'un petit nombre de députés qui voulaient arrêter les travaux de l'assemblée. Il se vit obligé de cesser l'opération, et toutes les Ibis qu'il voulut la reprendre, les cris redoublaient « ce jour lui présenta l'image de deux armées prêtes à combattre[11]. » Bailly resta immobile, silencieux et ferme au milieu des injures des deux partis, des outrages et des menaces qu'ils s'adressaient réciproquement. Enfin, vers une heure après minuit, la retraite successive des députés les plus furieux, rendit le calme à l'assemblée. Alors le président lui conseilla de renvoyer la délibération au matin. Elle y consentit et se sépara en applaudissant à la sagesse de sa conduite.

Le matin du 17 Juin, les communes se réunirent pour voter. Les diverses motions se réduisaient à trois : celle de Sieyès qui proposa de substituer à la dénomination de Représentants connus et vérifiés, le titre d'ASSEMBLÉE NATIONALE : celle de Mounier et celle de Mirabeau. La première à laquelle sa simplicité, sa clarté et sa brièveté, méritait la préférence, fut mise en délibération et adoptée par 491 voix contre 90, et sans aucune restriction. Les communes se proclamèrent aussitôt Assemblée Nationale. Cette grave décision, motivée par un arrêté dit à l'abbé Sieyès, et que Bailly appelle le premier des actes constitutionnels, abolissait la société des trois ordres, substituait à la monarchie absolue de Louis XVI le principe de la souveraineté de la Nation une et indivisible. Elle ouvrait la Révolution, et sur les ruines de l'ancienne France inaugurait une France nouvelle.

Après cette démarche hardie, l'Assemblée vota une adresse au roi et à la nation, et résolut de procéder à la solennité du serment. Tous ses membres jurèrent et promirent, en présence de nombreux spectateurs, de remplir avec fidélité les fonctions dont ils étaient chargés. Pour se protéger contre une dissolution[12], elle décréta que malgré leur établissement illégal, les impôts seraient perçus provisoirement « jusqu'au jour de la séparation de la présente assemblée. « Elle plaça ensuite la dette publique, objet pressant d'inquiétude, sous la garde de l'honneur et de la loyauté de la nation française. » Enfin elle annonça qu'elle allait chercher des remèdes prompts et efficaces à la disette et à la misère du royaume.

Pour tons ces actes, les Communes s'appropriaient les expressions royales ; elles parlaient le langage souverain : l'Assemblée entend et décrète, parce qu'elles prétendaient déclarer la volonté de la nation.

 

 

 



[1] Bailly, Mémoires, t. I, p. 13.

[2] Droz, Histoire du Règne de Louis XVI, t II, p. 158.

[3] Marquis de Ferrières, Mémoires, t. I, p. 2. Édition de 1821.

[4] Histoire parlementaire, t. I, p. 323-326.

[5] Histoire parlementaire, t. II, p. 328-330.

[6] Le marquis Ferrières, t. I, p. 21.

[7] Voyez la note 1 à la fin de ce volume.

[8] Le marquis de Ferrières, Mémoires, t. I, p. 36.

[9] Mémoires de Bailly, t. I, p. 126-130.

[10] Suivant M. Michelet, Hist. de la révolution française, t. I, p. 43, ces paroles de Mirabeau sont basses, affligeantes, décourageantes, fausses d'ailleurs en général. Cet historien ajoute, deux pages plus loin, que ce discours Int accueilli d'un tonnerre d'indignation, d'une tempête d'imprécations et d'insultes. Il ne se trouve pas d'accord avec l'auteur des Mémoires sur Mirabeau, t. III, p. 2S1. D'après ce dernier « Mirabeau se concilia tous les esprits ; il fut éloquent et persuasif : on l'écouta avec d'autant plus d'attention, qu'on voyait les efforts qu'il faisait pour surmonter la faiblesse de son organe dans ce moment de maladie. Cependant, malgré les applaudissements qu'il reçut, sa proposition ne fut pas adoptée, et le titre d'assemblée nationale l'emporta. »

[11] Mémoires de Bailly, t. I, p. 155.

[12] L'assemblée pouvait bien, en effet, redouter les suites de la mesure audacieuse qu'elle venait d'adopter. Mirabeau, dans une lettre au major Mauvillon, lui disait : « Si, ce que je ne crois pas possible, le roi donnait sa sanction au nouveau titre que nous nous sommes arrogé, il resterait vrai que les députés du Tiers ont joué le royaume au trente et quarante, tandis que je le disputais à une partie d'échecs on j'étais le plus fort. » (Lettres du comte de Mirabeau à un de ses amis d'Allemagne).