Mouvement électoral. —
La noblesse bretonne refuse de nommer aux états-généraux. — Mirabeau attaque
encore Necker. — Mirabeau en Provence. — Il est élu député. — Résultat des
élections. — Motions du Palais-Royal. — Émeute Réveillon. — Impunité. —
Cahiers du clergé, réformes qu'il demande. — Cahiers de la noblesse. —
Cahiers du Tiers-état. — Malouet presse Necker et Montmorin de tracer un plan
de réforme. — Présentation au roi des députés des trois ordres. — Ouvertures
des états-généraux. — Division des députés sur la question de la vérification
des pouvoirs et sur le vote par ordre et par tête. — Le Tiers-état se déclare
Assemblée nationale.
Alors
commença le vaste mouvement électoral qui agita la France entière. Il n'eut
cependant pas lieu le même jour à la mène heure, mais il parcourut lentement.
la surface du pays, et ses opérations successives se prolongèrent durant près
de trois mois, tant il était difficile, au milieu de la diversité des usages
provinciaux, d'asseoir quelque chose d'uniforme. A Paris, où les élections
furent retardées par un règlement spécial du 13 avril, qui n'appelait comme
électeurs primaires que les citoyens payant six livres de capitation, le
Tiers délaita par un acte de souveraineté. Il destitua les présidents et
secrétaires que lui avait imposés le roi et les remplaça par des présidents
et des secrétaires librement élus. Dans un grand nombre d'endroits ces
élections donnèrent lieu à des intrigues, â des protestations contre les
actes du gouvernement, mais elles furent en général exemptes de graves
désordres. Comme le peuple n'était pas encore préparé au jeu régulier des
institutions libres, le nombre de votants fut au-dessous de ce qu'on avait
présumé. À Paris, divisé alors en soixante arrondissements ou quartiers
électoraux, il devait s'élever à soixante mille et il y eut environ
vingt-cinq mille votes. S'il faut ajouter foi au récit de Bailly « les gens
qui craignaient de déplaire il la cour et aux adversaires des changements
imminents, s'abstinrent de paraître aux assemblées[1]. » En
Bretagne, la noblesse mécontente du mode d'élection, réclama, pour les états
provinciaux, le droit de nommer les députés aux états-généraux. Sa demande
fut rejetée ; cédant alors aux inspirations de la colère et de l'orgueil,
elle refusa de procéder aux élections (17-20 avril). Elle enleva ainsi à son ordre
vingt-et-un députés. Le haut clergé suivit cet exemple, et des membres du bas
clergé remplacèrent les dix représentants qu'il aurait eus. Dans
les états de Provence, la lutte s'engagea comme en Bretagne, comme dans les
deux Bourgognes ; les premiers ordres, jaloux de conserver leurs
prérogatives, y protestèrent contre le règlement royal ; mais ils trouvèrent
un redoutable adversaire, Mirabeau, qui désirait ardemment de parvenir aux
états-généraux. Ce gentilhomme avait couvert dans ce pays de grands scandales
domestiques par de brillants succès d'éloquence, et il était certain, s'il
montait à la tribune, d’exciter l'enthousiasme de ceux dont il défendrait la
cause. Il résolut de se présenter aux états particuliers de Provence où
l'avaient convoqué des lettres des syndics. Sa vie passée, sa réputation
d'homme sans conduite, d'écrivain vénal, étaient mal assorties à la nouvelle
carrière qui s'ouvrait devant lui : si Mirabeau comptait beaucoup d'amis, il
avait plus encore de et-lecteurs et d'ennemis ; il en avait de secrets, il en
avait de puissants. Il ne craignit cependant pas d'ajouter aux difficultés de
sa situation, et n'écoutant que sa jalousie et sa haine contre Necker, il
attaqua injustement un arrêt du conseil, rendu sur la demande de ce ministre (29 décembre). Cet arrêt continuait, pour six
mois, aux billets de la caisse d'escompte dont. Necker voulait obtenir un
emprunt de vingt-cinq millions, indispensable au trésor, un cours forcé dans
le commerce. Cerutti auquel le ministre avait inspiré de l'admiration, trouva
néanmoins cette opération de finance, difficile à expliquer, et en fit le
sujet d'une correspondance avec Mirabeau. Dans sa réponse, celui-ci prétend
que jamais on n'avait pris de plus sûrs moyens d'arrêter la circulation du
numéraire dans la capitale et d'en tarir les sources, qu'en faisant du papier
monnaie. Il ajoute ensuite : « Jamais on ne connut moins les sources du
crédit que M. Necker, cela a été authentiquement démontré ; jamais on ne fut
moins dextre et moins fécond en expédients. Le Caton qui a mis à fonds
perclus tous les principes et les revenus de la monarchie ; le Caton qui a
infecté l'Europe de rentes viagères et de mœurs viagères ; le Caton qui a
loué ou proscrit, suivant les circonstances particulières, les mêmes
opérations et les mêmes hommes ; ce Caton a montré, il faut l'avouer, peu de
constance ; il s'est laissé arracher par des banquiers un arrêt extravagant
autant qu'inique. » Ajoutons que, dans cette affaire, la publicité donnée par
Mirabeau, à sa Correspondance arec Cérutti, contre la volonté de ce dernier,
lui attira des reproches parmi lesquels il y en avait de mérités. Mais ce
n'est pas tout. Mirabeau manquait d'argent, et le voyage de Provence devait
l'entraîner à des dépenses inévitables. Il fallait donc recourir à quelque
expédient pour se procurer les fonds nécessaires. Alors Mirabeau imagina de
tirer parti de Ta Correspondance secrète qu'il avait écrite sur la cour de
Berlin, pendant une mission en Prusse, oh il avait été témoin des derniers
moments du grand Frédéric. Il avait vu aussi le commencement du règne de sou
successeur, dont il dévoilait dans ses lettres le caractère et les
faiblesses. Mirabeau en compose une espèce de libelle, sous le titre d'Histoire
secrète de la cour de Berlin, et fit proposer Irai' le duc de Lauzun, au
comte de Montmorin, ministre des affaires étrangères, de ne pas publier son manuscrit,
s'il voulait en faire l'acquisition. Celui-ci accueillit favorablement la
demande à condition que l'auteur renoncerait à se faire élire député et ne
se rendrait point aux états de Provence. Le duc accepta, et l'argent fut
compté à Mirabeau qui viola bientôt sa parole. Il n'eut pas honte, en effet,
de vendre à la maison le Jay une copie de son manuscrit longtemps tenu dans
l'obscurité de son portefeuille, et de recevoir un nouveau salaire. Le
libelle devait inévitablement exciter de vives réclamations et être poursuivi
Ce fut sous de tels auspices que Mirabeau alla solliciter les suffrages de
ses concitoyens. L'homme
qui venait de s'avilir ainsi, pouvait se relever de son ignominie et restait
encore grand malgré les vices sous le poids desquels il semblait accablé :
vices de l’âme, vices de l'esprit, car il avait les uns et les autres, et
personne. ne plongeait plus avant que lui dans la vie des passions et de
l'esprit de son époque. Ils n'avaient pu détruire ni l'élévation naturelle à son âme, ni l'omnipotence de sa
parole, ni son empire sur les autres hommes. Le rôle qu'il joua aux états de Provence où il parut avec calme et dignité,
jusqu'à sa nomination de député du Tiers de la sénéchaussée d'Aix, est un des plus remarquables de sa
vie : il y déploya toutes les ressources de son esprit et l'art avec lequel il
savait remuer les passions populaires. Ceux qui le forcèrent d'y avoir recours eurent
longtemps à se repentir de cette faute. Suivons-le dans cette nouvelle épreuve. Mirabeau
se présenta donc aux états dans la chambre de la noblesse. On y proposa
bientôt de protester contre le règlement du roi et les décisions du conseil
regardées par les privilégiés comme attentatoires aux droits de la Provence.
Mirabeau, ainsi que nous l'avons vu, avait d'abord attaqué ce règlement afin
de satisfaire sa haine contre Necker. Mais la position politique qu'il avait
prise le ramena à d'autres sentiments. Quoiqu'il ne le trouvât pas aussi
parfait qu'on aurait pu le désirer, il y voyait, cependant, un germe de
liberté politique et surtout une justice rendue au Tiers-état. C'en était
assez pour que le règlement lui parût digne de la reconnaissance publique.
Attaquer ses dispositions était déclarer la guerre à Mirabeau et le provoquer
au combat. Aussi le vit-on s'empresser de prendre la parole pour le défendre
: « Il m'est impossible, dit-il, non-seulement d'adhérer à la protestation
qu'on nous propose, mais encore de comprendre en quel sens elle pourrait être
utile, convenable, légitime. « Utile
: vous ne croyez pas que ces protestations porteront le gouvernement à
rétracter le règlement provisoire de convocation. — Convenable :
pourquoi la noblesse protesterait-elle contre le vœu du monarque, contre le
vœu de la nation ? Vous parlez du Mémoire des princes, et moi, pour ne
pas faire injure au sang de l'auguste délégué de la nation, je vous ferai
observer, messieurs, que la pluralité des princes, surtout Monsieur, frère du
roi, et le roi lui-même, ont ouvertement professé d'autres principes. Quand
l'opinion publique n'aurait pas 'sanctionné le vœu du monarque, ce vœu ne
serait-il pas, messieurs, un grand motif pour la noblesse de rester au moins
en suspens ? Enfin, la protestation soumise à votre délibération ne saurait être
légitime. Comment, en effet, douter que le roi ne soit le convocateur
naturel, le président nécessaire, le législateur provisoire des
états-généraux ? L'érudition fautive des publicistes, les prétentions
captieuses des corps, les sophismes de ceux qui essaient de couvrir d'un
feint respect pour des règles qui n'existèrent jamais, leur attachement
intéressé aux abus dont ils prévoient la fin, ne sauraient obscurcir cette
vérité ; car l'éternelle raison veut que l'assemblée nationale puisse seule
s'organiser régulièrement. Mais elle ne saurait s'organiser avant de
s'assembler ; il faut donc que quelqu'un l'assemble et la compose
provisoirement : or, le provisoire est à celui qui possède... En protestant
contre le règlement provisoire de convocation, vous choquez tous les principes,
vous manquez au roi, vous vio- lez les lois de l'honneur : est-ce là le fait
de la noblesse ? Plus
irritée que persuadée par les raisons solides que venait d'exposer Mirabeau,
la noblesse protesta contre les règlements émanés de l'autorité royale. nu
même temps, ce début du comte dans un système contraire à celui des
privilégiés, la crainte que ses opinions politiques inspiraient, sa
popularité qui donnait de l'assurance à ses démarches, réveillèrent contre
lui de vieilles haines. Ses ennemis cabalèrent, intriguèrent, répandirent des
libelles. Enfin, la chambre de la noblesse, s'occupa bien moins des principes
exposés par l'orateur que des moyens d'éloigner celui qui les professait.
Elle établit, contrairement à l'ancien droit public et aux prérogatives du
premier ordre en Provence que, pour assister aux 'assemblées des états, il ne
suffisait pas d'être noble, mais qu'il fallait encore être possesseur de
fief. C'était un prétexte frivole pour exclure Mirabeau, qui, quoique
propriétaire de fiefs par substitution et contrat de mariage, n'avait ni la
jouissance ni la possession actuelle d'aucun fief. Outre
la certitude de repousser celui qu'ils redoutaient, à l'aide de cette
innovation, les gentilshommes possédant fiefs y voyaient encore un moyen
d'interdire l'entrée des états aux autres nobles non possesseurs de fiefs,
qui se rapprochaient davantage des vues et de l'opinion du gouvernement : ils
avaient en effet réclamé contre les prétentions exclusives des possédant
fiefs et contre le système ancien de représentation qu'ils s'obstinaient à maintenir. Tant
d'obstacles ne lassèrent pas la persévérance de Mirabeau : il voyait dans la
défense des non possédant fiefs l'intérêt de sa cause, il résolut dès lors de
prouver le droit qu'avaient tous les nobles d'assister aux états. Il
s'exposait au danger de fournir un nouvel aliment à la haine de l'assemblée ;
mais s'il triomphait, sa nomination par la chambre de la noblesse était
assurée ; si le succès ne couronnait pas ses efforts, tous les non
possesseurs de fiefs se réuniraient au défenseur de leur cause, et
concourraient à ses projets ultérieurs pour obtenir les suffrages du
Tiers-état. Mirabeau, dans un discours plein de mesure et de fermeté, soutint
donc les intérêts de ces derniers. L'orateur s'attacha à montrer que le
principe d'exclusion était contraire aux droits de la noblesse provençale, et
que, s'il était admis, les non possédant fiefs, ainsi exclus des états, se
trouveraient dans la pire des conditions politiques, et constitueraient une
classe à part, traitée avec la plus injuste rigueur. Les
possédant fiefs ne se rendirent pas aux sages considérations de Mirabeau et
repoussèrent sa motion. Cet échec et le discours qu'il avait prononcé lui
rallièrent tous ceux qui avaient été vaincus avec lui ; il s'y attendait, et
sut profiter de la circonstance. Loin de chercher à pacifier les esprits, les
nobles excitèrent leurs partisans contre l'orateur et ses amis ; quoiqu'il
eût proposé des moyens de conciliation, ils l'accusèrent de fomenter des
troubles et de séduire la populace pour satisfaire son ambition. Ils
croyaient l'avoir réduit au silence, lorsque, 'dans une séance suivante.
Mirabeau blâma avec énergie les vices de la constitution des états de
Provence ; il dit que, dans l'état actuel des choses, il ne voyait d'autre
moyen d'y remédier que par la convocation générale des trois ordres, et se
prononça en laveur de la double représentation du Tiers. Puis il termina
ainsi cet exposé, si peu du goût de la noblesse : «
Messieurs, j'ai posé les principes d'une représentation légale et légitimé ;
je les ai appliqués comme mesure à nos états actuels, et cette mesure ne leur
convient sous aucun rapport. Je me suis demandé à moi-même, comme pour me
tenir en garde contre mes conséquences, si les états ne pourraient pas élu
moins délibérer d'une manière provisoire, et je me suis convaincu qu'ils ne
le pourraient pas. « Quel
est donc le parti qui nous reste à prendre ? Un seul, messieurs, et je le
regarde comme le gage du salut et de la concorde ; et certes j'ai le droit
d'en faire l'éloge, et je ne le puise pas dans nies propres idées, mais dans
la volonté publique, qui doit être ma loi, comme de tous ceux qui m'écoutent.
Je veux parler de la convocation générale des trois ordres de la Provence,
que provoquera votre magnanimité. Oui, messieurs, que la nation provençale
doive ce bienfait à l'élite de ses gentilshommes ; qu'un jour de méfiance et
de discorde se change en jour de reconnaissance et d'allégresse ! « Par
quelle fatalité l'autorité législative a-t-elle perdu dans cette enceinte la
confiance universelle qui fait sa force ? et pouvons-nous croire au milieu
des réclamations, des murmures, et bientôt peut-être des malédictions, qu'il
nous appartient de prononcer sur les destinées de la Provence ? C'est dans
ses états assemblés seuls que cette grande question peut être décidée. » Tandis
que le Tiers-état applaudissait avec ivresse au seul noble qui prit sa
défense, les privilégiés éclataient en murmures violents et en menaces. Ils
protestèrent avec véhémence contre la proposition de Mirabeau qu'ils
traitèrent d'ennemi de la paix publique. Il ne s'effraya point de ces paroles
injurieuses, et puisant. Une nouvelle force dans une protestation récente des
députés des communes de Provence contre les délibérations de la noblesse et
du clergé, comme contraires aux droits du Tiers-état et aux régiments émanés
du roi, il écrasa ses adversaires de toute la puissance de son éloquence. Ils
avaient suspendu les séances, dans l'espoir d'échapper à sa réponse ; mais
elle fut imprimée et lue par la France entière. « A
qui donc, dit-il, ai-je laissé le droit de douter que, dans l'engourdissement
universel, je n'eusse le courage de m'opposer à la paix de la servitude et
d'en faire gloire ? Mais les mandataires des communes mériteraient de grands
reproches si, contre l'intérêt du pays et le vœu de leurs commettants, » ils
avaient laissé échapper une seule occasion de faire les protestations dont
ils étaient expressément chargés. « Qu'ai-je
donc fait de si coupable ? J'ai désiré que. mon ordre fût assez habile pour
donner aujourd'hui ce qu'on lui arrachera demain ; j'ai désiré qu'il s'assurât
le mérite et la gloire de provoquer l'assemblée générale des trois ordres,
que toute la Provence demande à l'envi. Voilà le crime de l'ennemi de la paix
! ou plutôt j'ai cru que le peuple pouvait avoir raison... Ah ! sans
doute un patricien souillé d'une telle pensée mérite des supplices ! Mais je
suis plus coupable qu'on ne pense, car je crois que le peuple qui se plaint a
toujours raison ; que son infatigable patience attend les derniers excès de
l'op- pression pour se résoudre à la résistance ; qu'il ne résiste jamais
assez longtemps pour obtenir la réparation de tous ses griefs ; qu'il ignore
trop que, pour se rendre formidable à ses ennemis, il lui suffirait de rester
immobile, et que le plus innocent comme le plus invincible des pouvoirs, est
celui de refuser de faire. Je pense ainsi, punissez l'ennemi de la paix. » «
Généreux amis de la paix, ajoute Mirabeau en s'adressant aux prélats et aux
gentilshommes, j'interpelle ici votre honneur, et je vous somme de déclarer
quelles expressions de mon discours ont attenté au respect dû à l'autorité
royale ou aux droits de la nation. Nobles Provençaux, l'Europe est attentive,
pesez votre réponse. Hommes de Dieu, prenez garde, Dieu vous écoute... Que si
vous gardez le silence, on si vous vous renfermez dans les vagues
déclamations d'un amour-propre irrité, souffrez que j'ajoute un mot. Dans
tous les pays, dans tous les piges, les aristocrates ont implacablement
poursuivi les amis du peuple ; et si, par je ne sais quelle combinaison de la
fortune, il s'en est élevé quelqu'un dans leur sein, c'est celui-là surtout
qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la terreur par le choix
de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens
; mais atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, en
attestant les dieux vengeurs, et de cette poussière naquit Marius : Marius,
moins grand pour avoir exterminé les Cimbres, que pour avoir abattu dans nome
l'aristocratie de la noblesse... J'ai été, je suis, je serai jusqu'au tombeau
l'homme de la liberté publique, l'homme de la Constitution. Malheur aux
ordres privilégiés, si c'est là plutôt être l'homme du peuple que celui des
nobles ; car les privilèges finiront ; mais le peuple est éternel. » A la
reprise des séances, les adversaires de Mirabeau, irrités de le voir soutenir
avec tant d'éclat les droits et les intérêts du Tiers, attaquèrent le titre
en vertu duquel il siégeait parmi les nobles, et consommèrent cette œuvre
aussi injuste qu'impolitique en faisant prononcer son exclusion, sous le
prétexte qu'il n'avait ni possession ni propriété en Provence. Ce contre-temps
ne lui causa point d'inquiétude pour son élection ; il prévit, au contraire,
les résultats les plus favorables pour lui de la conduite des nobles. Dans
cette circonstance, il s'efforça de déjouer les manœuvres de la haine, en se
montrant dévoué à la monarchie et au roi, contre les ordres duquel les
privilégiés se révoltaient d'une manière scandaleuse. Repoussé par un injuste
abus de leur pouvoir, Mirabeau chercha un refuge chez le peuple, se rangea
sous sa bannière, et se déclara de son ordre. Dès ce moment il devint l'idole
du Tiers-état de Provence qui trouvait en lui un ferme soutien et un défenseur
fidèle et courageux (janvier-février). Au
milieu de ces agitations, une crainte secrète s'attachait cependant à
Mirabeau. Son libelle contre la cour de Berlin, regardé comme le fruit de la lâcheté
et de la calomnie, avait excité de nombreuses et vives réclamations. Le roi
lui-même avait ordonné de le poursuivre, et un réquisitoire de l'avocat
général Séguier l'avait dénoncé au parlement- comme une production criminelle
et attentatoire à l'honneur des premières familles de l'Europe. Ce
réquisitoire avait été suivi d'un arrêt du parlement rendu, les chambres
assemblées, qui condamnait un imprimé ayant pour titre : Histoire secrète
de la cour de Berlin, ou Correspondance d'un voyageur français, à être
lacéré et brillé par l'exécuteur de la haute justice. Quoique
l'ouvrage fia anonyme et portât le titre de posthume, tout le monde savait
qu'il était de Mirabeau. Ses ennemis en faisaient grand bruit et le
présentaient comme une insulte aux têtes couronnées, dont l'auteur excitait
le ressentiment contre la France. Dans l'espoir de conjurer le danger,
Mirabeau s'était hâté d'écrire à son secrétaire une lettre destinée à être
rendue publique ; il demandait le livre qu'on lui attribuait, et qu'il
serait, disait-il, curieux de connaître. Cette ruse, qui ne pouvait tromper
personne, le rassurait faiblement ; il redoutait un décret de prise de corps.
Il quitta donc la Provence un moment pour venir à Paris s'instruire par
lui-même de l'état de l'affaire et de l'opinion. Là, il insista sur le
désaveu de l'ouvrage, et ce désaveu fut ensuite répété dans toutes les
feuilles publiques. En même temps, tous ses amis firent valoir cette conduite
comme celle d'un homme qui ne savait pas braver les lois. De son côté, le
gouvernement avait une sorte d'intérêt à ne pas pousser les choses trop loin
; il se contenta de la condamnation de l'ouvrage, et le parlement ne fit pas
de poursuite contre l'auteur. Bientôt
rassuré, Mirabeau retourna rapidement en Provence pour les élections. Les
populations entières se portèrent au-devant de lui sur les routes. A Lambesc,
les officiers de la commune, à la tête des habitants de tout le pays voisin,
vinrent le féliciter ; on tirait des boites, des coups de fusils, on criait Vive
fa patrie ! vive Mirabeau ! On voulait dételer ses chevaux. « Mes
amis, leur dit Mirabeau, les hommes ne sont pas faits pour porter un homme,
et vous n'en portez déjà que trop. » Plus tard, en racontant cet événement,
il ajoutait : « Je vois comment les peuples sont devenus esclaves : la
tyrannie est entée sur la reconnaissance. » A neuf
kilomètres d'Aix, les députés des artisans parurent les premiers et lui
offrirent des couronnes et des fleurs : une foule innombrable occupait les
abords de. la ville. Sa voiture fut arrêtée, on sema sur son passage des
palmes et des lauriers et de toutes parts retentirent les acclamations.
Jamais réception de souverain ne fut accompagnée de plus de marques
d'allégresse, d'enthousiasme et de démonstrations de sincère attachement.
Soixante-neuf communes lui apportèrent des délibérations, où elles lui votaient
des remerciements pour le courage avec lequel il avait défendu contre la
noblesse les droits du Tiers-état. Le soir, à son arrivée au théâtre, les
applaudissements furent universels ; on lui jeta une couronne sur laquelle on
lisait ces mots : Au sauveur de la Provence, le comte de Mirabeau. Soit
politique, soit aversion réelle, le fils adoptif des communes de Provence
témoigna beaucoup d'éloignement pour ces louanges, pour ces explosions de
sentiments, qui tenaient plus de l'effervescence et de l'entraînement que de
la raison et d'un vrai patriotisme. « Messieurs, répétait-il à ceux qui les
lui prodiguaient, haïssez l'oppression autant que vous aimez vos amis, et
vous ne serez jamais opprimés. » Dans son opinion rien n'était moins propre à
ce but que l'esprit d'adoration dont le peuple se laissait trop aisément
transporter. De
cette ville, Mirabeau se rendit à Marseille où il était attendu. Lorsqu'il y
entra, on le reçut avec tous les honneurs militaires. Sa promenade sur le
port fut un véritable triomphe : partout on entendait les cris de rire
Mirabeau ! On décora la maison qu'il habitait des pavillons de toutes les
nations dont les vaisseaux étaient dans le port. Les témoignages de joie,
d'attachement, de reconnaissance, se reproduisirent sous mille formes
différentes. Quand il sortit de Marseille, une foule immense se pressait dans
les rues. Une escorte de cinq cents jeunes gens è cheval et richement vêtus,
précédait sa voiture ornée de branches de chêne et d'olivier, le peuple
baisait les roues, les femmes offraient en oblation leurs enfants : jamais
ovation n'avait été plus éclatante. De tels succès irritèrent encore la haine
des ennemis de Mirabeau, et inspirèrent des inquiétudes à ceux qui
redoutaient l'approche des états-généraux. Peu de
jours après que Mirabeau eût quitté Marseille, l'effervescence politique du
moment, les souffrances d'un cruel hiver, la rareté et la cherté des vivres,
que le peuple attribuait à la malice des accapareurs, et les imprudentes
provocations des nobles firent, éclater des troubles dans cette vaste cité.
Sourde à la voix de la raison et entraînée par de perfides suggestions, la
populace saccagea la maison du fermier des octrois et pilla des boutiques de
boulangers. Ces dévastations effrayèrent les échevins, qui, sur les
injonctions de la multitude en délire, taxèrent, la viande et le pain à un
prix hors de proportion avec la valeur réelle. Il paraissait impossible de
soutenir les sacrifices que ce bas prix exigeait. Dans l'inquiétude de perdre
ce qu'il avait conquis, le peuple ne cessait peint de s'agiter et. Marseille
était en proie à l'anarchie. A la nouvelle de ces tristes événements, Mirabeau
accourut avec le consentement du gouverneur de la province, le comte de
Caraman, qui, dans cette situation alarmante, mettait en lui toute son
espérance. A son arrivée, il improvise une milice civique, relève le courage
des échevins, et s'adresse au bon sens populaire dans un écrit où il expose
la théorie du prix des subsistances, et qu'il se hâte de répandre. Après
quelques détails exposés avec clarté, Mirabeau ajoutait : « J'espère donc que
vous serez satisfaits et tranquilles, et votre exemple mettra la paix
partout. Oui, mes amis, on dira partout : les Marseillais sont de braves
gens. Le roi le saura, ce bon roi qu'il ne faut pas affliger, ce roi que nous
invoquons sans cesse ; et il vous aimera et vous estimera davantage. Comment
pourrions-nous résister au plaisir que nous allons lui faire, quand il est
précisément d'accord avec nos plus pressants besoins ? Comment pourriez-vous
penser au bonheur qu'il vous devra, sans verser des larmes de joie ? » Docile
à la voix de l'homme auquel il avait donné tant de preuves de confiance et
d'attachement, le peuple passa de l'effervescence et de la colère à des
sentiments plus modérés, et souffrit l'abolition de la taxe que l'émeute
avait imposée (22-26 mars). Pendant
ce temps, une autre tempête éclatait à Aix, et une dépêche du gouverneur
réclamait, la présence de Mirabeau. Le marquis de La Pare, premier consul de
la ville et chef du parti nobiliaire, furieux de voir que les suffrages
unanimes du Tiers portassent le comte à la députation, avait cherché
l'occasion d'un conflit, et ordonné ensuite aux soldats de tirer sur la
multitude soulevée. Deux hommes du peuple furent tués. Aussitôt les pierres
volèrent de toutes parts, et le jeune chevalier de Caraman, qui était de
service auprès de son père, en fut atteint. Enfin, la foule se précipitant
sur les troupes, les dispersa et menaça de forcer l'Hôtel-de-Ville dont elle
avait déjà brisé toutes les fenêtres. Le premier consul prit la fuite pour
éviter une mort certaine, et les municipaux effrayés livrèrent les clefs des
greniers d'abondance. Le peuple emporta ce qu'il voulut du blé qui s'y
trouvait en réserve. Cependant Mirabeau revient de Marseille à Aix, et se
concerte sur les mesures à prendre avec le comte de Caraman. Le gouverneur
lui abandonne la police intérieure et le choix des moyens d'apaiser la
sédition. Mirabeau fait alors sortir les troupes, confie la garde de la ville
à la milice bourgeoise, monte à cheval, visite tous les postes et ordonne aux
capitaines d'exécuter les ordres du gouverneur. Le peuple calmé, il le
harangue et lui dit qu'il fallait tout attendre de la bonté du roi et de la
sagesse de ses ministres ; qu'il devait se méfier des suggestions de ses
ennemis, qui ne l'excitaient à la révolte que pour mieux l'asservir. Les
armes tombent aussitôt des mains, la circulation des grains est rétablie, et
tout rentre dans l'ordre accoutumé. Mirabeau exerce le même ascendant à
Toulon soulevé ; il se rend ensuite à Manosque pour délivrer l'évêque de Sisteron,
poursuivi et assiégé par les paysans irrités de sa violence aux états, et
tandis qu'il s'emploie à de pareils services, il est élu représentant du
Tiers-état d'Aix et de Marseille. « Autant il était indigne de cet
honneur par les vices qu'attestent sa vie privée et ses écrits cyniques,
autant il le méritait par l'éloquence et la force de caractère qu'il avait
déployées[2]. » Vainqueur de ses ennemis
dans le combat électoral, Mirabeau se hâta de retourner à Paris. Déjà le
bruit de ses triomphes l'avait précédé ; déjà une immense popularité
l'entourait à son arrivée dans la capitale. - On
connut bientôt le résultat des élections sur lesquelles la cour n'avait voulu
exercer aucune influence. Ce résultat y causa la plus grande surprise. Le
Tiers-état, presque partout victorieux, avait nommé des hommes dévoués à la
cause populaire ; on ne comptait pas trente exceptions. De nombreux curés,
qui par leur naissance et leurs modestes fonctions penchaient vers la même
cause, l'avaient emporté en beaucoup d'endroits sur les riches bénéficiers et
les hauts dignitaires du clergé ; dans la classe noble aussi, les
gentilshommes de province, désireux de retirer le gouvernement « de l’oligarchie
ministérielle entre les mains de laquelle il était concentré, » avaient
rejeté les grands seigneurs, les hommes de la cour[3]. Parmi ces derniers, les idées
de réforme avaient même fait des prosélytes. Les privilégiés ne devaient plus
trouver de force que dans le désintéressement et la raison ; une résistance
obstinée de leur part pouvait attirer sur eux et sur l'État d'épouvantables
calamités ; telle était du moins l'opinion des hommes qui réfléchissaient sur
l'effervescence politique, et ne voyaient pas sans inquiétude le besoin
d'innovations dont la France entière paraissait tourmentée. A
mesure que les députés arrivaient à Paris, où l'approche du jour fixé pour la
réunion des états-généraux fournissait un nouvel aliment à la fermentation
des esprits, les différents partis s'efforçaient de leur souffler leurs
amitiés, leurs haines, leurs intérêts. Là, plus que dans toute autre partie
du royaume, se manifestait la passion révolutionnaire avec une audace
toujours croissante. Agité d'un vague désir de changement, le peuple de cette
immense cité, s'abandonnait, dit le marquis de Ferrières,' à une intempérance
d'idées et de paroles, qui aurait laissé croire que, sorti tout-à-coup d'un
long enchantement, il venait de recouvrer la faculté de parler et de penser.
C'était surtout dans le jardin et les cafés du Palais-Royal que se montrait
sous ses véritables traits ce nouveau développement du caractère national.
Une curiosité de tout entendre et de tout savoir, un besoin de se rapprocher
pour s'instruire des événements entraînaient chaque jour à ce quartier
général de la démocratie des bourgeois trop crédules, des jeunes gens qui
avaient fait leurs premières armes aux rentrées des parlements, des ouvriers
oisifs, des étrangers, des débauchés. des ambitieux subalternes dont
regorgeaient déjà les clubs, et les chevaliers d'industrie auxquels donnait
les moyens de vivre une large exploitation du patriotisme. L'un se présentait
devant cette multitude inquiète mais souveraine, armé d'une constitution que,
dans son aveugle confiance, il assurait devoir être l'objet du travail des
états-généraux ; l'autre, absurde rêveur, débitait avec emphase des lambeaux
du contrat social de Rousseau ou de l'histoire philosophique de Raynal ; un
troisième se répandait en invectives contre les ministres, contre les nobles,
contre les prêtres, et préparait ainsi l'opinion dont on avait besoin ;
tandis qu'un quatrième, monté sur une table, discutait l'importante question
de la délibération par tête, ou proposait des plans d'administration
chimériques. Pariai les plus exaltés de ces agitateurs, on remarquait un
jeune avocat, fils du lieutenant-général du bailliage de Guise en Picardie,
Camille Desmoulins, né avec une âme tendre, une imagination souvent
délirante, et qui devait jouer un terrible rôle dans la Révolution ; le
marquis de Saint-Hurugue, époux d'une actrice, détenu longtemps à la Bastille
pour des différends de famille, et qui polissait jusqu'à la folie sa haine
contre l'autorité. Chacun de ces fougueux démagogues avait ses auditeurs plus
ou moins nombreux qui approuvaient ou censuraient ses discours pleins de
hardiesse et semés de nouvelles vraies ou fausses. Pendant ce temps se tenait
dans le palais même un conciliabule composé de nobles, mécontents de la cour,
de philosophes humiliés de n'être rien, d'aventuriers et de gens perdus de
dettes, tous familiers du duc d'Orléans, qui s'efforçaient d'inspirer il ce
prince une apparente volonté, et cherchaient les moyens d'accroître sa
popularité. Au
milieu de cette agitation fiévreuse, les élections de. Paris, que le
ministère avait retardées dans l’espoir, selon quelques historiens,
d'empêcher les députés de cette ville d'assister aux premières séances des
états-généraux, furent assombries par des scènes qui épouvantèrent ses
habitants. Des hommes amis du désordre répandirent le bruit qu'un fabricant
de papiers, peints au faubourg Saint-Antoine, nommé Réveillon, avait tenu des
propos hostiles aux ouvriers dont il voulait réduire les salaires à moitié
prix et ajoutèrent qu'il devait être décoré du cordon noir. Par son
intelligence et son activité, l'honnête Réveillon, ex-ouvrier lui-même, avait
acquis une fortune assez considérable. Il en faisait le plus noble usage
durant. les rigueurs de l'hiver, les quatre cents personnes employées dans
les vastes ateliers qu'entretenait son habile industrie, avaient dû aux soins
paternels du maitre le soulagement de leur misère et de leur détresse. Sur ce
bruit calomnieux, des ouvriers qui n'étaient pas ceux de Réveillon, et une
multitude de ces brigands qui accouraient chaque jour de tous les pays, se
mettent en mouvement. Ils parcourent le faubourg Saint-Antoine dont la grande
masse s'abstient de prendre part à cette coupable démonstration, s'arrêtent
devant la porte de l'estimable fabricant entre lequel ils vomissent d'horribles
imprécations, et hurlent qu'ils reviendront le lendemain faire justice chez
lui. Ce n'est pas tout ; ils pendent son effigie décorée du cordon de
Saint-Michel, et vont la brûler en cérémonie à la grève sous les fenêtres de
l'Hôtel-de-Ville. Dans cette circonstance, au lieu d'agir avec vigueur,
l'autorité municipale laisse l'émeute le temps de grossir et de se fortifier.
Le lieutenant de police, le prévôt des marchands Flesselles et l'intendant
Berthier montrent aussi une négligence incroyable. Le malheureux Réveillon
voyant sa manufacture et sa maison en danger, court aussitôt demander des
secours a la police. C'était le moulent de faire marcher des forces
suffisantes, et de s'emparer de toutes les communications pour affaiblir et
dissiper les séditieux. ; la police reste dans l’inaction. Mais le colonel
des gardes-françaises, M. du Châtelet, lui envoie de lui-même, dans la
soirée, trente hommes commandés par un sergent. Dès le
lendemain (28 avril),
jour d'une course de chevaux à Charenton, circonstance qui rendait l'émeute plus
facile, la populace, fidèle à sa parole, accourt en poussant des cris de
fureur. Elle se précipite dans la maison, sans aucune résistance de la faible
garde, secours ridicule pour imposer aux misérables dont le nombre augmente à
chaque instant. On enfonce les portes, on brise, on casse, on dévaste tout.
Trois feux différents sont allumés et les pillards d'y jeter pêle-mêle tous
les meubles, le linge, les voitures, les registres, les marchandises et
jusqu'à des animaux. Ils dérobent des objets précieux et cinq cents louis en
or. Beaucoup descendirent dans les caves où ils s'enivrèrent et plusieurs
périrent empoisonnés par des vernis et des acides qu'ils burent pour du vin.
Des hommes avides de sang cherchaient partout Réveillon afin de le massacrer,
et comme il était électeur, une nombreuse bande en guenilles alla demander sa
tête à ses collègues qui siégeaient à l'archevêché, et dont ce nouvel attentat
interrompit les opérations. Mais il avait obtenu d'être reçu à la Bastille,
et du haut des tours il voyait le pillage de sa maison et la ruine de sa
manufacture. Pendant ce temps une mitré troupe de mutins arrêtait à la porte
Saint-Antoine les personnes qui revenaient de la course, leur demandait si
elles favorisaient le parti de la noblesse ou celui du Tiers-état. Elle
insultait ceux qu'elle s'imaginait être nobles, forçait les femmes de
descendre de leurs voitures et de crier : Vire le Tiers-état ! Le duc
d'Orléans et sou épouse furent seuls exempts de cette humiliante obligation ;
les séditieux les couvrirent d'applaudissements, répétant avec enthousiasme :
Vivent monseigneur et madame la duchesse d'Orléans ! Cependant
M. du Châtelet expédiait émissaires sur émissaires pour avoir des nouvelles
de l'émeute ; ils tardaient beaucoup à reparaitre. ; la foule était si
compacte dans le faubourg Saint-Antoine, qu'il était aussi difficile de
pénétrer jusqu'au lieu du désordre, que d'en revenir pour rendre compte. De
temps à autre il envoyait encore des compagnies de gardes-françaises, avec
ordre de tirer i poudre d'abord, puis à halles. Mais le feu des troupes
n'intimidait point ces brigands que le vin et le crime rendaient plus
acharnés à leur œuvre de destruction ; ils se défendaient avec des Mitons ou
avec des pierres, des tuiles et quelques débris de meubles que, par les
fenêtres et du haut des toits, ils faisaient pleuvoir sur les soldats. La
soirée s'avançait, sans que l'ardeur des mutins parût se ralentir. Le baron
de Besenval, lieutenant-colonel des gardes-suisses, comprit le danger de
laisser l'émeute grossir pendant, la nuit, et résolut de l'étouffer par des
forces imposantes. Il envoya donc une Masse de troupes ; les bandits opposèrent
la plus vive résistance, et tuèrent quelques hommes. Les soldats avaient reçu
l'ordre de repousser la force par la force ; exaspérés, ils firent des
décharges meurtrières sur les toits, d'où furent précipités un grand nombre de
ces malheureux, et entrèrent ensuite la baïonnette en avant. Ce ne fut
qu'après une lutte acharnée que les révoltés se dispersèrent en abandonnant
quatre à cinq cents des leurs blessés et morts, sur le sanglant théâtre de
leurs désordres. Beaucoup de ces morts et des personnes arrêtées avaient six
ou douze francs dans leurs poches. Les instigateurs de cette scène d'anarchie
avaient sans doute répandu de l'argent parmi la populace, afin de se former
une armée. Mais quels furent ces instigateurs ? C'est un mystère que
'l'histoire n'a pas encore dévoilé. Tous les partis, comme il arrive dans ces
moments d'orage, s'accusèrent réciproquement d'avoir provoqué et soudoyé
l'émeute. Quoiqu'il en soit., la main criminelle qui se trouvait cachée sous
cet affreux désordre, avait atteint le but qu'elle cherchait ; la propriété
de Réveillon, de cet homme qui avait pu faire quelque fois des ingrats, mais
jamais des malheureux, présentait partout l'image de la désolation, et le
spectacle de ses ruines pouvait seul en donner l'idée. Enfin le sang avait
coulé, et la mort des victimes, parmi lesquelles plusieurs innocents avaient
sans cloute été confondus avec les coupables, aiguillonnait la haine de la
populace contre tous ceux qui devaient présider au maintien de l'ordre
public. Dans
cette circonstance, l'impunité des malfaiteurs, pris les armes à la main,
l'ut peut-être un exemple plus fatal encore que l'exemple donné par l'émeute.
Le prévôt se contenta de faire pendre deux forçats échappés qu'il avait
reconnus. Tous les autres prisonniers furent bientôt rendus à la liberté. Le
parlement ouvrit une enquête et l'abandonna presque aussitôt. On a dit, sans
preuve suffisante, que ce fut en vertu d'un ordre de Louis XVI. Quelques
écrivains ont voulu expliquer la faiblesse de la magistrature et du
gouvernement par la crainte de trouver compromis dans ce drame sanglant
quelques personnages illusti.es, et surtout le duc d'Orléans qui s'entourait
d'hommes tarés et perdus de mœurs. Mais les raisons politiques étaient-elles
assez puissantes pour autoriser le silence de la justice ? Les gens sages ne
le pensaient pas ; en cela ils avaient raison, car ce funeste silence apprit
aux coupables présents et futurs que le cours de la justice était interrompu
en France. Le crime pouvait désormais marcher la tête levée. Ce fut
sous l'impression de ce douloureux événement que s'acheva la rédaction des
cahiers de Paris, Les élections étaient terminées dans toutes les provinces ;
six millions de Français convoqués dans les sénéchaussées et dans les
bailliages avaient manifesté librement leur opinion sur les changements qu'il
fallait apporter. Les cahiers des états dont nous résumerons les parties les
plus saillantes, sont un monument précieux de cette dernière manifestation
des anciens ordres de la nation française, qui allaient bientôt disparaître
dans le renouvellement social de 1789 pour ne plus former qu'une famille
complète. Quels
sont les principes de ces cahiers ? Quels vœux formulent-ils ? Malgré les
divergences qu'ils présentent sur plusieurs points, ils prescrivent presque
ii l'unanimité le gouvernement monarchique, l'inviolabilité de la personne du
roi, l'hérédité de mâle en male, l'attribution exclusive du pouvoir exécutif
au roi, la responsabilité de tous les agents de l'autorité, le concours de la
nation et du roi pour la confection des lois, le vote de l'impôt, et la
liberté individuelle. Les
cahiers du clergé demandent que le culte public appartienne exclusivement à
la religion catholique ; une partie des cahiers accepte la tolérance civile ;
les autres veulent la révocation ou la révision de l'édit de novembre 1787
sur les mariages protestants : l'observation rigoureuse des dimanches et des têtes,
le maintien de la censure pour les livres. Presque tous réclament le
rétablissement des conciles nationaux et provinciaux, afin de relever la
discipline ecclésiastique ; — l'abolition de la pluralité des bénéfices ;
l'abolition du concordat et le rétablissement des libres élections
ecclésiastiques ; — le maintien de tous les droits honorifiques du clergé,
comme premier ordre de l'État. Sur la question de l'impôt, le clergé est
unanime ; il renonce à toute exemption pécuniaire, et consent à l'égale
répartition. Il demande l'augmentation du revenu des curés et vicaires, et la
suppression du casuel ; — qu'il soit fait un plan d'éducation nationale, et
que cette éducation soit confiée partout à des communautés ecclésiastiques.
Partagé sur l'importante question du vote par ordre ou par tête, il reconnaît
en général que les états-généraux sont les éléments indispensables du pouvoir
législatif. Après avoir réclamé l'admissibilité de tous les citoyens aux
emplois ecclésiastiques, civils et militaires, non point en raison de leur
naissance, mais de leur mérite e.t de leurs services, les cahiers de l'ordre
ecclésiastique admettent la nécessité du consentement national pour l'emprunt
et l'impôt, et n'accordent l'impôt que d'une tenue d'états-généraux à
l'autre. Enfin ils établissent parmi les lois fondamentales la responsabilité
des ministres, la liberté individuelle, la suppression de la vénalité des
charges, le rachat des droits féodaux et seigneuriaux, l'établissement d'une
cour souveraine ou tribunal d'appel dans chaque province, de tribunaux de
conciliation, l'inamovibilité des magistrats, l'abolition des justices
seigneuriales, des droits de franc-fief, des douanes intérieures, de la
gabelle, des aides, des corvées, l'égalité et l'adoucissement des peines, la
publicité des procédures, la suppression des loteries et des monts de piété,
l'abolition du tirage de la milice, de tous privilèges industriels et
commerciaux, des jurandes et maîtrises, etc.[4]. La
noblesse ne montre pas dans ses vues le même accord que le clergé et ne fait
pas d'aussi larges concessions. Quelques-uns de ses cahiers proposent qu'il
ne soit plus distingué que deux ordres en France, la noblesse et le
Tiers-état, et que le clergé soit répandu dans l'un ou dans l'autre, suivant
sa naissance. D'autres, au contraire, veulent qu'il soit créé un ordre de
paysans, le Tiers-état restant composé uniquement d'avocats, de procureurs,
de gens de robe en un mot. D'autres expriment le désir que la 'noblesse nomme
à elle seule autant de députés que le Tiers, c'est-à-dire que sa députation
soit doublée. Quelques cahiers acceptent le vote par tête, au moins pour
l'impôt ; la grande majorité est absolument contre. Les
députés seront inviolables. — La France a une constitution quoiqu'en disent
des novateurs factieux. Il ne s'agit pas de la changer, mais d'en déraciner les
abus et de la rétablir dans sa pureté primitive. C'est pour cela que la
noblesse demande les états-généraux à des époques fixes, avec de puissantes
attributions. La royauté est le plus grand des privilèges ; les autres
privilèges détruits, celui de la royauté ne pourrait subsister longtemps. En fait
de réformes, la noblesse appuie la suppression des lettres de cachet,
l'inviolabilité du secret des lettres ; il y a même des voix pour l'abolition
des prisons d'État et pour la destruction de la Bastille. Tout en consentant
à l'abandon de ses privilèges pécuniaires, à l'égalité de l'impôt, elle
maintient ses droits, tant utiles qu’honorifiques, les droits féodaux, les
justices seigneuriales. Beaucoup de cahiers demandent que les provinces
s'administrent elles-mêmes, et comme ceux du clergé, qu'il y ait autant de
cours souveraines que de provinces. Quelques-uns réclament des justices de
paix, des municipalités électives partout, la suppression des intendances et
des tribunaux d'exception, l'abolition de la distinction dans les supplices.
Pour la réforme judiciaire, leurs vœux s'accordent encore avec ceux du clergé.
Mais, de plus, un grand nombre de cahiers veulent le rétablissement du
jugement de l'accusé par ses pairs, le jury. L'ordre
nobiliaire demande aussi un pian d'éducation nationale ; — que l'enseignement
soit confié aux prêtres ; — que les dettes du clergé et des divers corps
restent à leur charge ; — qu'un impôt soit établi sur le revenu mobilier et
industriel ; — que la milice soit maintenue, mais avec des réformes, et le
droit de chasse exclusif réservé aux seigneurs dans leurs fiefs. La plupart
de ses cahiers réclament la liberté du commerce et de l'industrie, la
réduction du nombre des fêtes, l'abolition du concordat, le rétablissement
des élections ecclésiastiques, le rachat des dimes, avec remploi pour le
service du culte et le soulagement des pauvres. Les uns veulent qu'on utilise
les moines les autres qu'on les supprime. Parmi les vœux si nombreux de la
noblesse nous remarquons encore les suivants : le droit exclusif pour son
ordre de porter l'épée, celui de faire le commerce ou de prendre des terres à
ferme sans déroger, le rétablissement des corps supprimés de la maison du
roi, la conservation des mesures qui réservent aux nobles les grades
militaires[5]. Dans
les cahiers des ordres privilégiés, on trouve, comme nous pouvons en juger,
des ressemblances et des différences également remarquables, et des preuves
évidentes de la jalousie qui les divisait. Chacun sacrifie, sans nulle
considération, les privilèges de l'autre : la noblesse, qui veut asseoir sa
prépondérance dans les états-généraux et profiter seule des difficultés de la
royauté, s’élève contre la dîme et les monastères ; en revanche, le clergé
condamne tous les restes du régime féodal et les prérogatives de naissance.
Convoqués d'un bout de la France à l'autre, ils se réunissent cependant pour
consentir à l'égalité de l'impôt. Mais dans ce sacrifice des exemptions
pécuniaires qu'il aurait accepté quelques mois auparavant avec
reconnaissance, le peuple ne vit pas seulement. le sentiment du juste ; il
voulut y voir surtout une concession faite à sa force. Le
Tiers, presque unanime, réclame de son côté, par les mille voix de ses
cahiers, -tons les changements qui ne devaient s'accomplir que dans une
longue suite d'aminées égalité devant la loi civile, devant la loi pénale,
déclaration des droits de la nation, constitution politique, unité de
législation, inviolabilité de toute propriété, abolition de toute servitude
personnelle, de tous droits féodaux, liberté de la presse, le vote par tête,
égale répartition de l'impôt, abolition des lettres de cachet et des prisons
d'État, responsabilité des ministres envers la nation, établissement du
jugement par jurés, nouveau code criminel, suppression de tous les droits qui
gênent le commerce, plan d'éducation nationale, écoles gratuites dans chaque
paroisse, chaires mises au concours dans les universités et colléges,
établissements de colléges dans toutes les villes importantes, liberté
intérieure du commerce des grains, pleine liberté du commerce et de
l'industrie à l'intérieur et restrictions protectrices pour le dehors, unité
des poids et mesures, admissibilité de tous les citoyens à tous les emplois
civils et militaires, pleine liberté de conscience, maintien et consécration
constitutionnelle des libertés gallicanes, etc. Tant de
questions, ou résolues ou proposées par les cahiers des vieilles catégories
sociales, annonçaient l'esprit nouveau qui s'était répandu sur la nation et
combien étaient vives les aspirations de la France vers la liberté. Mais une
émotion douloureuse traverse rame quand on songe que l'accomplissement des
vœux formulés par les états nous donnait tout ce que nous possédons
aujourd'hui, en prévenant d'affreuses calamités. Que fallait-il pour cela ?
Suivre les conseils de Malouet, député d'Auvergne. Après les élections, cet
homme judicieux, plein de droiture et de courage, eut un long entretien av.ec
Necker et Montmorin, ses amis, auxquels il s'efforça de faire adopter ses
vues. « N'attendez pas, leur dit-il, que les états-généraux demandent ou
ordonnent ; hâtez-vous d'offrir tout ce que les bons esprits peuvent désirer
en limites raisonnables de l'autorité, et en reconnaissance des droits
nationaux. Tout doit être prévu et combiné dans le conseil du roi, avant
l'ouverture des états. Ce que l'expérience et la raison publique vous
dénoncent comme abusif ou suranné, gardez-vous de le défendre ; mais n'ayez
pas l'imprudence de livrer au hasard d'une délibération tumultueuse, les
bases fondamentales et les ressorts essentiels de l'autorité, royale. Faites
largement la part des besoins et des vœux publics ; et disposez-vous à
défendre, même par la force, tout ce que la violence des factions et
l'extravagance des systèmes ne pourraient exiger au-delà, sans nous plonger
dans l'anarchie... Vous avez les cahiers, les mandats : constatez les vœux de
la Majorité ; et que le roi prenne l'initiative aux états-généraux... Dans
l'incertitude où je vous vois, vous êtes sans force, sortez de cet état ;
mettez une franchise énergique dans vos concessions, dans vos plans ; prenez
une attitude, car vous n'en avez pas. » Ainsi
Malouet voulait que Louis NVI, qui n'avait pas su être l'auteur de la réforme
réclamée par le progrès de l'esprit public, s'attachât à donner sans retard
aux états pleine et entière satisfaction, en un mot, qu'il se fit le clade la
Révolution pour assurer le salut de son trône. « Proposez ce qui est utile,
ce qui est juste, ajouta ce sage observateur : si le roi hésite, si le clergé
et la noblesse résistent, tout est perdu. » Montmorin paraissait disposé ii
suivre les justes idées de Malouet ; il n'en fut pas de même de Necker dont
l'ascendant sur l'esprit de son collègue était tout puissant. Il se retrancha
derrière la liberté des états-généraux et crut devoir leur abandonner le soin
de décider les questions les plus irritantes, celles qui les concernaient. eux-mêmes.
Sous ce prétendu respect pour la liberté, le ministre cachait une douce
illusion d'amour-propre : il se berçait de l'espoir que, bientôt fatigués de
leurs premières luttes, le Tiers et les privilégiés s'adresseraient à lui,
l'invoqueraient comme le sauveur de la patrie, et le prendraient pour
l'arbitre de leurs différends. Dans son orgueil nourri de rêves si flatteurs,
Necker regardait connue de petits esprits ceux qui Osaient lui conseiller des
précautions ; il ne voyait pas que, sa frêle individualité allait bientôt
disparaître sous les premiers coups d'une révolution dont personne ne pouvait
encore sonder la profondeur. Malouet sortit de cet entretien aussi effrayé de
l'hésitation des ministres que de l'exaltation de plusieurs de ses collègues.
Sa proposition n'arriva même pas jusqu'à Louis XVI, que les courtisans
ennemis de toutes réformes, eussent infailliblement détourné de l'accepter. Dès le
' mai, les membres des états-généraux furent présentés à Versailles. Au lieu
de les recevoir mêlés par province, Louis XVI ordonna, pour se conformer à un
vieux cérémonial, de les faire entrer, par ordres. On ouvrit les deux
battants ii ceux du clergé et de la noblesse, que le roi reçut dans son
cabinet ; après une longue pause, on n'ouvrit qu'un battant à ceux du Tiers,
qu'il reçut dans la salle de Louis XVI. Cette différence dans la présentation
des ordres, blessa l'amour-propre des députés du Tiers. Plusieurs d'entre eux
proposèrent, avec quelque véhémence, de porter à l'instant même une
réclamation au pied du trône, et de représenter au roi combien de pareilles
nuances étaient humiliantes pour la partie vraiment nationale des trois
ordres, un grand nombre d'autres ayant observé qu'il était peu convenable de
s'arrêter à ces formes vaines, la proposition n'eut pas de suite. Ces détails
d'étiquette ne furent pas les seuls qui offensèrent le Tiers-état. Dans
l'espoir de l'humilier et de le rappeler à sa basse origine, les courtisans
fouillèrent les vieux livres et déterminèrent les costumes qui devaient
distinguer les ordres. Combien il eût été plus raisonnable de faire disparaître
ces oppositions de classes et tous ces symboles de haine sociale ! Enfin,
au jour fixé, la veille de l'ouverture (4 mai), la procession des députés se fit avec la plus
grande solennité. Les douze cent représentants de la nation attendirent le
roi à l'église de Notre-Dame de Versailles. Louis XVI parut bientôt entouré
de toute la pompe du trône et fut reçu avec d'unanimes acclamations, première
récompense de ce qu'il faisait pour son peuple. Aussitôt les voûtes du temple
retentirent de l'hymne prophétique, le Veni Creator : « Repoussez loin
de nous notre ennemi, faites-nous goûter votre paix. » Ces vœux hélas ! ne
furent point exaucés, et ce jour n'était que la pacifique inauguration de
l'ère des tempêtes. De
Notre-Dame on se rendit processionnellement l'église Saint-Louis, en
traversant les larges rues de Versailles, tendues des tapisseries de la
couronne, entre deux haies des gardes françaises et des gardes suisses, sous
les yeux d'une foule immense. Tout Paris était venu. Les fenêtres, les toits
même étaient chargés de spectateurs de tout âge. Les balcons étaient ornés
d'étoffes précieuses, parés de femmes charmantes, vêtues avec élégance. 'fous
les cœurs étaient émus, agités de trouble et d'espérance. D'abord
s'avançaient les six cents députés du Tiers-état, portant habit noir, simple
manteau de laine, longue cravate de batiste et chapeau tricorne : puis venait
la petite troupe des membres de la noblesse en manteau de soie et veste de
drap d'or, l'épée au côté et le chapeau à la Henri IV ; on voyait ensuite les
membres du clergé, les évêques en robes violettes et rochets de dentelle, les
curés en soutane, grand manteau et bonnet carré. L'archevêque
de Paris, M. de Juigné, portait le Saint-Sacrement ; Monsieur, le comte
d'Artois, le due d'Angoulême et le duc de Berri tenaient les cordons du dais.
Le roi, la reine, les princes et les princesses du sang, les dames de la
cour, les pairs de France fermaient la marche. Des chœurs de musique placés
de distance en distance faisaient retentir l'air de sons mélodieux ; le bruit
des tambours, le son des instruments guerriers, les chants pieux, tour à tour
entendus sans discordance, sans confusion, animaient cette pompe nationale,
militaire et religieuse. Quel spectacle quel jour solennel et plein d'avenir
! que de noms illustres mêlés à des noms obscurs qui doivent bientôt jeter un
sinistre éclat ! Comme le peuple n'avait pu mettre en doute l'amour de Louis
XVI pour la France, il accueillit le monarque avec l'enthousiasme de
l'allégresse, et aux cris mille fois répétés de Vire le roi ! fut souvent
mêlé le nom de la reine. Des applaudissements éclatèrent sur le passage des
députés du Tiers-état, forts de leur nombre, fermes de marche et de regards.
Le duc d'Orléans, placé à la tête de la noblesse, aimait à se confondre avec
eux ; cette flatterie adressée au peuple lui valut de nombreuses
acclamations. Après
la messe, l'évêque de Nancy, M. de La Fare monta en chaire. La religion est
la force des États ; la religion est la source unique de leur bonheur : telle
fut la division de son discours. « Cette vérité, dont jamais homme sage ne do
lita un seul moment, n'était pas la question importante à traiter dans
l'auguste assemblée, dit le marquis de Ferrières ; le lieu, la circonstance
ouvraient un champ plus vaste : l'évêque de Nancy n'osa ou ne put le
parcourir[6]. » Mais les sentiments généreux
dont ce discours était rempli et le tableau des maux occasionnés par la
gabelle, causèrent une émotion prodigieuse et furent applaudis avec
enthousiasme, malgré la sainteté du lieu. Le
lendemain, 5 mai 1789, les douze cents députés se réunirent dans la grande
salle des Menus-Plaisirs, pour l'ouverture solennelle des états[7]. Afin de se conformer aux
régiments d'une étiquette imprudente, puisqu'elle froissait les cœurs, le
clergé et la noblesse, entrèrent avec le roi et la cour par la grande porte ;
les députés du Tiers furent introduits par une porte de côté. Lorsque
parurent les représentants des trois ordres du Dauphiné, dont la France avait
déjà admiré l'harmonie généreuse dans les états de Vizille, des
applaudissements s'élevèrent des tribunes que remplissaient deux mille
spectateurs. A la vue du comte de Mirabeau, un murmure presque général,
excité par son immoralité, se fit entendre. Mais son regard assuré, son air
fier et l'expression de sa tête imposèrent à l'assemblée. Quant à Louis NV1,
il avait été accueilli, dès son entrée dans la salle, par des acclamations
dignes de toucher son cœur. Lorsqu'il vit tous les députés réunis autour de
son trône, la reine debout près de lui, les princes du sang et le clergé à
droite, la noblesse-avec les gouverneurs généraux des provinces à gauche, le
tiers en face, il se leva et dit avec l'accent d'une douce et pleine franchise
: « Messieurs, « Le
jour que mon cœur désirait depuis longtemps est enfin arrivé, et je me vois
entouré des représentants de la nation à laquelle je me fais gloire de
commander. « Un
long intervalle s'est écoulé depuis la dernière tenue des états-généraux, et
quoique la convocation de ces assemblées parût être tombée en désuétude, je
n'ai pas balancé à rétablir un usage dont le royaume peut tirer une nouvelle
force, et qui peut ouvrir à la nation une nouvelle source de bonheur. « La
dette de l'État, déjà immense à mon avènement au trône, s'est encore accrue
sous mon règne : une guerre dispendieuse, mais honorable, en a été la cause ;
l'augmentation des impôts en a été la suite nécessaire, et a rendu plus
sensible leur inégale répartition. Une inquiétude générale, un désir exagéré
d'innovation se sont emparés des esprits et finiraient par égarer totalement
les opinions, si l'on ne se licitait de les fixer par une réunion d'avis
sages et modérés. C'est dans cette confiance, Messieurs, que je vous ai
rassemblés, et je vois avec sensibilité qu'elle a été justifiée par les
dispositions que les deux premiers ordres ont montrées à renoncer à leurs
privilèges pécuniaires. L'espérance que j'ai conçue de voir tous les ordres,
réunis de sentiments, concourir avec moi au bien général de l'État, ne sera
point trompée. « J'ai
déjà ordonné, dans les dépenses, des retranchements considérables. Vous me
présenterez à cet égard vos idées, que je recevrai avec empressement. Mais
malgré la ressource que peut offrir l'économie la plus sévère, je crains,
Messieurs, de ne pouvoir soulager nies sujets aussi promptement que je le
désirerais. Je ferai mettre sous vos yeux la situation exacte des finances,
et quand vous l'aurez examinée, je suis assuré d'avance que vous me
proposerez les moyens les plus efficaces pour y établir un ordre permanent et
affermir le crédit public. Ce grand et salutaire ouvrage, qui assurera le
bonheur du royaume au dedans et sa considération au dehors, vous occupera
essentiellement. « Les
esprits sont dans l'agitation ; mais une assemblée des représentants de la
nation n'écoutera sans doute que les conseils de la sagesse et de la
prudente. Vous aurez jugé vous-nièmes, Messieurs, qu'on s'en est écarté dans
plusieurs occasions récentes ; mais l'esprit dominant de vos délibérations
répondra aux véritables sentiments d'une nation généreuse et dont l'amour
pour ses rois a toujours fait le caractère distinctif. J'éloignerai tout
autre souvenir. « Je
connais l'autorité et la puissance d'un roi juste, au milieu d'un peuple
fidèle et attaché de tout temps aux principes de la monarchie. Ils ont fait
la gloire et l'éclat de la France ; je dois en être le soutien et je le serai
constamment. Mais tout ce qu'on peut attendre du plus tendre intérêt au
bonheur public, tout ce qu'on peut demander à un souverain, le premier ami de
ses peuples, vous pouvez, vous devez l'espérer de mes sentiments. « Puisse,
Messieurs, un heureux accord régner dans cette assemblée, cette époque
devenir à jamais mémorable pour le bonheur et la prospérité du royaume !
C'est le souhait de mon cœur, c'est le plus ardent de mes vœux, c'est enfin
le prix que j'attends de la droiture de mes intentions et de mon amour pour
mon peuple. « Mon
garde des sceaux va vous expliquer plus amplement mes intentions, et j'ai
ordonné au directeur général des finances de vous en exposer l'état. » Ce
discours où respiraient des sentiments purs et toute la bonté d'un cœur paternel, mais dans lequel on
remarque l'absence totale d'initiative, fut plusieurs fois interrompu par de
longues acclamations. « Cette espèce d'inconvenance, dit Mirabeau, paraissait
excusée et mène embellie par la vérité. » Lorsque le roi se couvrit, en terminant.,
les membres du clergé et de la noblesse l'imitèrent, suivant la coutume. Le
Tiers voulut en faire autant ; alois le roi se découvrit pour empêcher ainsi
le Tiers de prendre l'égalité avec les ordres privilégiés. Le
garde des sceaux, Barentin, fit une harangue généralement vague, où il entama
les plus importantes questions, mais sans résoudre les difficultés qu'elles présentaient.
Ainsi celle du vote par ordre ou par tête ne fut nullement éclaircie. « En
déférant à la demande de la double représentation, dit-il, S. M. n'a pas
prétendu changer la forme des anciennes délibérations ; et quoique celle par
tête, en ne produisant qu'un seul résultat, paraisse avoir l'avantage de
faire mieux connaitre le désir général, le roi a voulu que cette nouvelle
forme ne puisse s'opérer que du consentement libre des états-généraux, et
avec l'approbation de sa majesté. » Cependant il se prononça formellement sur
la question de l'impôt ; nous citons ses paroles : « Si des privilégies
constants et respectés semblèrent autrefois soustraire les deux premiers
ordres de l'état à la loi générale, leurs exemptions, du moins pendant
longtemps, ont été plus apparentes que réelles. « Dans
les siècles oui les églises n'étaient point dotées on ne connaissait encore
ni les hôpitaux, ni ces autres asiles nombreux élevés par la piété et la
charité des fidèles, où les ministres des autels, simples distributeurs des
aumônes, étaient solidairement chargés de la subsistance des veuves, des
orphelins et des indigents. Les contributions du clergé furent acquittées par
ces soins religieux, et il y aurait eu une sorte d'injustice à exiger des
redevances pécuniaires. « Tant
que le service de l'arrière-ban a duré, tant que les possesseurs des fiefs
ont été contraints de se transporter, à grands frais, d'une extrémité du
royaume à l'autre, avec leurs armes, leurs hommes, leurs chevaux et leurs
équipages de guerre, de supporter des pertes souvent ruineuses, et, quand le
sort des combats avait mis leur liberté à la merci d'un vainqueur avare, de
payer une rançon toujours mesurée sur une insatiable avidité, n'était-ce donc
pas une manière de partager l'impôt, ou plutôt n'était-ce pas un impôt réel
que ce service militaire que l'on a même vu plusieurs fois concourir avec des
contributions volontaires ? « Aujourd'hui
que l'église a des richesses considérables, que la noblesse obtient des
récompenses honorifiques et pécuniaires, les possessions de ces deux ordres
doivent subir la loi commune. » Dans
son vaste discours, ou plutôt sa dissertation financière, qui dura trois
heures, Necker fut encore moins explicite et ne satisfit personne. Il fit
l'éloge de son administration, expliqua par quelles économies le déficit
avait été diminué de plus de 20 millions, depuis le compte rendu par Brienne
en 1788, déclara qu'il était encore de 5G6 millions et essaya quelques avis
timides sur le mode des délibérations. « Ce sera vous, Messieurs, dit à ce
sujet le contrôleur général, qui chercherez d'abord à connaître l'importance
et le danger dont peut être pour l'État que vos délibérations soient prises
en commun ou par ordre. Que si une partie de cette assemblée demandait, que
la première détermination fût un vœu pour délibérer par tête, sur tous les
objets qui seront soumis à votre examen, il résulterait de cette tentative
une scission, telle que la marche des états-généraux serait arrêtée ou
longtemps suspendue, et l'on ne saurait prévoir la suite d'une pareille
division. Tout prendrait au contraire une forme différente, tout se
terminerait peut-être par une conciliation agréable aux partis opposés, si
les trois ordres commençant par se séparer, les deux premiers examinaient
l'importante question de leurs privilèges pécuniaires, et si, confirmant des
vœux déjà manifestés dans plusieurs provinces, ils se déterminaient d'un
commun accord au noble abandon de ces avantages. « C'est
alors qu'on jugera plus sainement une question qui présente tant d'aspects
différents. Vous verrez facilement que pour maintenir un ordre de choses
établi ; que pour ralentir le goût des innovations, les délibérations
confiées à deux ou trois ordres ont de grands avantages : enfin, Messieurs,
vous découvrirez sans peine toute la pureté des motifs qui engagent le roi à
vous avertir de procéder avec sagesse à ces différents examens. En effet,
s'il était possible qu'il fût uniquement occupé d'assurer son influence sur
vos déterminations, il saurait bien apercevoir que l'ascendant du souverain
serait un jour ou l'autre favorisé par l'établissement général et constant
des délibérations en commun ; car dans un temps où les esprits ne seraient
pas soutenus par une circonstance éclatante, on ne peut douter qu'un roi de
France n'eût des moyens pour capter ceux qui, par leur éloquence et leurs
talents, parait raient devoir entrainer un grand nombre de suffrages. » Les
conseils de Necker étaient puérils et le ministre manifestait toute son
impuissance, en laissant aux députés des trois ordres le soin de découvrir ce
qu'exige le bien public et de résoudre eux-mêmes une question, dont. la
solution immédiate eut prévenu de tristes débats. Cette dissertation
financière, si longue et si pauvre en idées politiques, affaiblit la renommée
du contrôleur général. Mais Necker, couvert d'applaudissements à son entrée,
le fut encore à sa sortie. Ces démonstrations excessives de reconnaissance et
d'enthousiasme, que le ministre avait excitées en sa faveur, déplurent à
Mirabeau. Dans le premier numéro de sa feuille des états-généraux, où
lui-même rendait compte de la séance d'ouverture, il engagea les
représentants de la nation à comprendre mieux désormais la dignité de leur
mission et de leur caractère, à ne pas se montrer enthousiastes à tout prix
et sans condition. La
séance du 5 niai fut une belle journée perdue pour la monarchie. Les
sentiments les plus généreux animaient la grande majorité de l'assemblée ;
elle voulait la royauté sous la main de laquelle la nation s'était fait tant
de gloire, et qu'un merveilleux prestige entourait encore ; elle voulait le
bonheur de la France. Il eût été facile au gouvernement de la conquérir par
des concessions faites spontanément à l'esprit nouveau, en opérant une
scission profonde avec le passé, en commandant lui-même les sacrifices
nécessaires. Il fallait recourir aux grands moyens pour conjurer la crise qui
s'avançait. et donner à la couronne le pouvoir de diriger l'ensemble des
réformes devenues inévitables. Quelques historiens, il est vrai, ont soutenu
que tout le succès se fût borné à déplacer une date dans l'histoire, et que
la révolution y fût rentrée quelques feuillets plus loin. Telle n'est pas
notre opinion : à l'époque de l'ouverture des états-généraux, les
circonstances ne surpassaient pas encore les forces humaines ; mais les
hommes chargés du gouvernement ne se sont pas trouvés ii la hauteur des
circonstances, et leurs concessions tardives ne devaient point arrêter la
révolution dans sa marche. La
question de la vérification des pouvoirs en commun se posait nécessairement
avant celle du vote en commun ; les deux questions étaient distinctes, mais
la première, sans décider absolument la seconde, engageait sur la voie pour
arriver à la réunion des trois ordres. Le 6 mai, le ministre lit annoncer par
un placard que le local destiné il recevoir les députés serait prêt à
neuf heures du matin. C'était là, il faut le reconnaître une tentative pour
résoudre de fait la première question dans le sens du Tiers. Le local désigné
était la grande salle où avait eu lieu la réunion générale. Les députés du
Tiers s'y rendirent suivis d'une foule impatiente qui assiégeait les portes
et attendirent ceux du clergé et de la noblesse, afin de procéder en commun à
la vérification des pouvoirs. Ils prétendaient que chaque partie des
états-généraux avait intérêt à s'assurer de la légitimité des deux autres.
Pendant ce temps les deux autres ordres, assemblés dans les salles qui leur
avaient été assignées pour leurs séances particulières, délibéraient déjà sur
cette grave question. La noblesse, malgré les efforts du comte de Castellane,
du duc de Liancourt, du marquis de La Fayette et du conseiller Fréteau,
votait la vérification séparée, à la majorité de 108 voix sur 114, et le
clergé à la majorité de 103 voix sur 114. A deux heures et demie, ces
décisions furent annoncées au Tiers, qui les considéra comme non avenues et
persista dans son immobilité. Le lendemain, sur la proposition de Mounier, il
envoya quelques-uns de ses membres, sans toutefois les charger d'aucune
mission expresse, inviter les autres députés à se réunir dans la salle
commune. Dès que le clergé eut connaissance de cet appel, il suspendit la
vérification qu'il avait commencée, et fidèle à son ministère de paix et
d'union, il proposa de nommer des commissaires pour examiner de nouveau la
question (7
mai). La noblesse
lit attendre sa réponse jusqu'au 12 mai ; après un débat orageux pendant
lequel de sinistres prédictions sortirent de la bouche du conseiller Fréteau,
elle se déclara légalement constituée, à la majorité de 193 voix contre 31 et
consentit à désigner des commissaires conciliateurs pour se concerter avec
ceux des autres ordres. Sa décision, qu'elle les chargeait en même temps de
porter au clergé et au Tiers-état, rendait d'avance leur mission inutile. Des
conférences s'ouvrirent ; mais de part et d'antre on ne voulut rien céder, et
bientôt tout espoir de conciliation s'évanouit. Alors la noblesse prit un
arrêté par lequel elle déclara de nouveau que, « pour cette tenue
d'états-généraux, les pouvoirs seraient vérifiés séparément, et que l'examen
des avantages ou des inconvénients qui pourraient exister dans la forme
actuelle, seraient remis à l'époque où les trois ordres s'occuperaient des
trois formes à observer pour l'organisation des prochains états-généraux (29 mai). » Cet arrêté, que la noblesse
s'empressa d'adresser au clergé, produisit l'effet le plus fâcheux. Les
membres les plus exaltés du Tiers s'efforcèrent de soulever contre elle
l'opinion publique, et lui attribuèrent l'inaction des états. Ils dirent
l'alitement que la plupart de ses députés, agents du comité Polignac, ne
voulaient point de leur réunion. Ce comité existait réellement et « il était
le foyer d'où partaient toutes les cabales, le centre où elles venaient aboutir.
Le comte d'Artois s'y montrait aux députés, et tel noble que, dans une autre
circonstance, on eut repoussé avec dédain, fêté, caressé, admis à la table du
prince, s'en retournait nourri des mêmes sentiments qui animaient sa petite
cour. Ces dehors n'étaient qu'un masque destiné au commun des députés : les
plus savants dans l'art de l'intrigue, introduits aux secrets mystères du
soir, avaient des conférences avec le prince. On leur prescrivait la marche
qu'il fallait tenir, les moyens dont ils devaient se servir[8]. » Cependant
le clergé ne s'était pas prononcé définitivement. Aussi Mirabeau, qui
dirigeait le parti populaire, proposa-t-il d'envoyer une députation aux
membres du clergé pour les adjurer au nom du Dieu de paix de se ranger du
côté de la raison, de la justice et de la vérité. Son avis fut adopté et une
députation se mit en marche, suivie d'une foule nombreuse attendant en
silence, dans la cour des Menus, quel serait le résultat de cette éclatante
démarche. Cette députation entra, avec tout le cérémonial d'usage, dans la
salle où le clergé tenait. ses séances. Target porta la parole et dit : « Les
communes de France, messieurs, nous envoient vers vous elles vous conjurent
par notre bouche, au nom du Dieu de paix et de l'intérêt national, de vous
réunir à elles dans la salle de l'assemblée générale, pour y opérer la
concorde et l'union. » Cette proposition produisit une vive impression sur le
clergé : un grand nombre de curés et quelques évêques voulaient répondre sans
délibération à cet appel, mais un prélat se leva aussitôt et déclara qu'un
des députés du tiers, interrogé s'il s'agissait de consulter ou de délibérer,
avait répandu : « de délibérer, et que les voix seraient recueillies par
tête. » Ces paroles modérèrent l'enthousiasme et donnèrent aux opposants le
temps d'insister pour une délibération discutée. À cette
époque, Mirabeau inquiet de l'esprit d'opposition qui se manifestait dans les
trois ordres, des reproches amers qu'ils s'adressaient, résolut de mettre un
terme à cc scandale, et d'arriver au pouvoir par le double rôle d'homme admis
aux secrets du ministre et de député. Mais, convaincu que Necker écoulant ses
vieux ressentiments, repousserait toute ouverture qui viendrait de lui, il
sollicita d'abord une entrevue de Malouet, afin de s'expliquer avec lui.
Malgré sa défiance et sa prévention contre le député d'Aix, qu'il regardait
comme un des plus dangereux novateurs, Malouet consentit à le voir. Dans cet
entretien, Mirabeau se montra effrayé de la fermentation des esprits, des
malheurs qui pouvaient résulter de l'inexpérience, de l'exaltation et de la
résistance dont les premiers ordres donnaient chaque jour tant de preuves. «
Je m'adresse donc à votre probité, dit-il à Malouet ; vous êtes lié avec M.
Necker et M. de Montmorin ; vous devez savoir ce qu'ils veulent et s'ils ont
un plan ; si ce plan est raisonnable, je le défendrai. » Persuadé
par cette déclaration, Malouet répondit qu'il ignorait, qu'il doutait même
que les ministres eussent aucun plan de réforme et de constitution arrêté,
capable de satisfaire les vœux raisonnables de la nation. Mirabeau s'offrit
alors de voir les ministres et de conférer avec eux. Malouet rapporta donc
aux deux ministres le résultat de cette conversation ; mais il les trouva peu
disposés à ouvrir des relations avec un homme humoral et de mauvaise
réputation. Il combattit toutes leurs raisons et finit par triompher de la
répugnance de Necker, avec lequel il fut convenu qu'il recevrait Mirabeau es
le lendemain. La conférence eut en effet lieu ; mais Necker ne s'expliqua
point sur l'idée qu'il se faisait de l'état des choses et ne remplit point
l'attente de Mirabeau. Aussi la conférence fut-elle sèche et courte ;
Mirabeau en sortit mécontent et lorsqu'il rentra dans l'assemblée, il dit à
Malouet : Je n'y reviendrai plus, mais ils auront de mes nouvelles. Il
tint parole ; longtemps encore nous verrons l'effet du ressentiment que le
redoutable député conservait contre l’orgueilleux ministre. Le dédain de
Necker pour Mirabeau était une faute grave ; par une conduite différente il
eût sans doute prévenu de grands malheurs. Cependant
le roi, dans le dessein de haler un rapprochement général, invita le 28 mai,
par une lettre, les commissaires des trois ordres à reprendre leurs
conférences en présence de son garde des sceaux et des commissaires royaux.
Cette lettre renfermait les expressions du cœur de Louis XVI, mais Louis XVI
n'avait été que l'instrument d'une intrigue ourdie dans le comité Polignac,
qui s'efforçait d'empêcher la réunion de la noblesse au Tiers. On lui avait fait
entendre que la reprise des conférences était nécessaire pour la
conciliation, sans lui dire que l'obstination de la noblesse rendait cette
conciliation impossible. En effet, ce jour-là même, elle déclarait, à la
majorité de 202 voix contre 16, « que la délibération par ordre et la faculté
d'empêcher, qui appartiennent divisément à chacun d'eux, sont constitutives
de la monarchie, et qu'elle professerait constamment ces principes conservateurs
du trône et de la liberté. » Dans
l'assemblée du Tiers-état, Mirabeau s'efforça de détruire l'heureux résultat
qu'on aurait d'ailleurs pu attendre de la lettre paternelle du roi. Il avait
son injure à venger ; il lui fallait des succès contre les ministres. «
Comment fermer les yeux, messieurs, dit-il à l'assemblée, sur les
circonstances où la lettre du roi nous a été remise ? Il est impossible de ne
pas distinguer les motifs de ceux qui l'ont provoquée, du sentiment de son
auguste auteur. « La
lettre du roi nous a été remise sans que nous ayons donné le plus léger
prétexte à l'intervention de l'autorité ; et si nous voulons apprécier cette
observation à sa juste valeur, ne soyons pas dupes des mots. Un médiateur tel
que le roi ne peut jamais laisser une véritable liberté aux partis qu'il
désire concilier. La majesté du treille suffirait seule pour la leur ravir ;
et qui ne sent combien non est difficile à proférer devant celui qui a
dit si longtemps, sans discussion et sans partage, je ceux ? Qui ne sait que
le despotisme de l'amour est bien plus puissant encore que celui de
l'autorité ?... » « Enfin
le message du roi reconnaît des ordres comme constituants, à l'instant même
où l'on nous parle des moyens de nous concilier pour nous constituer en
commun. Je dis le message du roi, parce qu'il ne parait pas prouvé qu'on ait
pu prendre les ordres de sa majesté sur cette démarche singulière... Mais
aussi qui croira que la noblesse, malgré ses formes impétueuses et
tranchantes, eût osé, sur l'invitation du monarque a se concilier, agir comme
constituée, et croire que le déclarer c'était s'y conformer, s'il eût été
manifeste que le roi ne la regardât pas comme telle ? » Mirabeau
poursuivant sur ce ton et avec l'assurance oratoire qu'il savait répandre sur
de pareilles discussions, conclut à ce qu'on refusât de consentir a la
formation d'une commission pour la vérification des pouvoirs, et qu'on passât
a l'ordre du jour sur le message du roi. L'assemblée en conséquence ne prit
aucune délibération. Mais le jour suivant, le Tiers, pour répondre aux vues
paternelles de Louis XVI et lui donner une preuve de son respect et de sa
déférence ; consentit a la reprise des conférences. Il chargea en même temps son
doyen, de présenter une adresse au mi. Ce doyen était Bailly, premier député
de Paris aux états-généraux, homme déjà célèbre dans les sciences, d'un
caractère sérieux, d'une lime douce et sensible, enfin recommandable par
toutes les vertus privées. Choisi par le Tiers-état pour président, il sut
conserver au milieu des débats les plus orageux une rare présence d'esprit et
une modération alliée à un grand courage. Il eut beaucoup de peine à parvenir
jusqu'au roi profondément affligé de la mort de son fils aîné. Louis XVI,
oubliant pour un instant sa douleur, accueillit Bailly-avec bonté, sans
toutefois lui faire connaitre ses intentions. Déjà
les conférences avaient été reprises, suivant les désirs du roi : mais elles
n'ouvraient aucune issue aux nombreuses difficultés soulevées par la noblesse,
lorsque Necker qui siégeait entre les commissaires royaux, proposa un moyen
de conciliation, propre à ménager tons les intérêts. Chaque ordre vérifierait
les pouvoirs séparément et en donnerait communication aux autres ; ceux-là
seulement sur lesquels s'élèveraient des contestations, seraient déférés à
des commissaires des trois ordres ; dans le cas où les trois ordres ne
tomberaient pas d'accord, la décision sur l'élection contestée serait portée
devant le roi qui prononcerait en dernier ressort. Le clergé accepta sans
hésitation. Le Tiers ne voulait point soumettre les états-généraux à la
juridiction ministérielle, ni créer une espèce de tribunal aulique pour juger
leurs décisions par appel ; mais il ne se hâta pas de répondre. Quant à la
noblesse, elle accueillit d'abord le projet avec un transport d'enthousiasme
éphémère. Bientôt après, entraînée par d'Eprémesnil, Cazalès et d'autres
instigateurs, qui lui persuadèrent que le vote par tête était la suite
inévitable de son admission, elle y introduisit de graves modifications
équivalant à un refus positif. Son arrêté mit fin à tous les embarras des
communes qu'il dispensa de s'expliquer. Les procès-verbaux furent signés par
les commissaires et les conférences cessèrent. (9 juin). Dès le
lendemain mercredi le Tiers était rassemblé : alors Mirabeau se lève. « Il
est temps, dit-il, de prendre un parti décisif ; un député de Paris a une
motion de la plus grande importance à faire, qu'on l'écoute. » Ce député,
l'abbé Sieyès, métaphysicien politique, obtient aussitôt la parole. Il
retrace la conduite des communes depuis l'ouverture des états, leurs procédés
à l'égard du clergé et de la noblesse, ceux de ces deux ordres : il conclut
que l'assemblée ne peut rester plus longtemps dans l'inertie sans trahir ses
devoirs et les intérêts de ses commettants. Elle ne peut en sortir sans la
vérification des pouvoirs ; cette vérification doit être générale et ne peut
être faite qu'en commun. La noblesse refuse l'ouverture de conciliation, et
par cet acte elle dispense les communes de l'examiner. Tout moyen de
conciliation rejeté par une des parties, est annulé. Sieyès propose ensuite
d'adresser aux élus du clergé et de la noblesse une dernière invitation de
venir, dans la salle des états, concourir et se soumettre à la vérification
commune des pouvoirs, avec l'avis que l'appel général des bailliages se fera
dans le jour, et qu'il sera procédé à la vérification tant en présence qu'en
l'absence au défaut contre les non-comparants[9]. Cette
motion fut accueillie avec transport et vivement applaudie par l'assemblée
qui ne la communiqua aux deux autres ordres que le vendredi suivant. Ils
répondirent qu'ils allaient en délibérer ; le roi, qu'il ferait savoir ses
intentions à la chambre du Tiers-état. La vérification des pouvoirs commença
au soir : le premier jour, trois curés de la sénéchaussée de Poitou se
rendirent à l'appel des communes, l'adhésion de ces ecclésiastiques excita
une grande risée à la cour, et lorsque le garde des sceaux vit passer Bailly
pour entrer chez le roi, il lui dit : « Je vous fais mon compliment sur la conquête
importante que vous venez de faire. » — « Monsieur, lui répondit le
doyen, vous la trouvez petite cette conquête, mais je vous annonce, et vous
vous en souviendrez, qu'elle sera suivie de beaucoup d'autres. » En effet, la
chambre du clergé presque entièrement composée de curés, détestait les hauts
dignitaires de son ordre autant que la noblesse, et désirait en secret la
réunion avec ses frères du Tiers-état. Le second jour, il s'en présenta six
autres : le troisième et le quatrième, dix, parmi lesquels l'abbé Grégoire,
curé d’Emberménil en Lorraine, devenu célèbre dans l'assemblée constituante.
Tous furent accueillis aux grands applaudissements des communes, exaltés par
les journaux et regardés it Paris comme des pasteurs patriotes. Ce coup
audacieux que Louis XVI aurait pu éviter en ordonnant la réunion des trois
ordres, fut suivi d'un coup plus audacieux encore. L'assemblée voulut ensuite
se constituer. Sous quel titre ? La question fut vivement agitée, et diverses
propositions se croisèrent. Mounier proposa celui d'assemblée légitime des
représentants de la majeure partie de la nation agissant en l'absence de la
mineure partie ; le député Legrand celui d'assemblée nationale ; un autre,
celui d'assemblée active et légitime des représentants de kt nation
française. Chacun apportait une dénomination et s'efforçait de la faire
adopter. Mais tout l'intérêt de la discussion se concentra sur deux hommes,
dont les communes savaient apprécier l'habileté, Sieyès et Mirabeau. « Cette
assemblée, délibérant après la vérification des pouvoirs, dit Sieyès avec
calme, reconnaît qu'elle est déjà composée de représentants envoyés
directement par les quatre-vingt-seize centièmes au moins de la nation. Une
telle masse de députations ne saurait être inactive par l'absence des députés
de quelques bailliages ou de quelques classes de citoyens ; car les absents
qui ont été appelés ne peuvent empêcher les présents d'exercer la plénitude
de leurs droits, surtout lorsque l'exercice de ces droits est un devoir
impérieux et pressant... L'œuvre commune de la restauration nationale peut et
doit être commencée sans retard par tous les députés présents, et ils doivent
la suivre sans interruption comme sans obstacle. » Le théoricien politique, à
la parole inflexible comme son pamphlet le Tiers est la nation, demande
ensuite que les communes s'intitulent : Assemblée des Représentants connus
et vérifiés de la Nation française. Royaliste
d'origine et de cœur, Mirabeau voulait la Révolution avec la royauté. Il
comprenait que de l'important débat, soumis au jugement de l'assemblée,
pouvait naître la souveraineté qui devrait tout absorber. Effrayé de la
marche de Sieyès, il résolut de l'arrêter. Malgré la fièvre opiniâtre qui le
tourmentait depuis quelques jouis, il s'efforça de répandre sur la question
des lumières nouvelles, afin de fixer les idées encore incertaines du plus
grand nombre de ses collègues. Après leur avoir demandé une grande attention
pour la série des résolutions qu'il aurait à leur offrir, il exposa ce que le
Tiers-état avait fait depuis l'ouverture de l'assemblée, et les obstacles que
le clergé et la noblesse avaient mis ses travaux ; il ne voulut pas
entreprendre de les retracer, dans la crainte de porter les esprits à des résolutions
extrêmes. « Il me serait facile, messieurs, dit-il, par un discours véhément,
d'exciter votre indignation ; vos droits sont si évidents, vos réclamations
sont si simples, et les procédés des deux ordres si manifestement
irréguliers, leurs principes tellement insoutenables, que le parallèle en
serait au-dessus de l'attente publique... Toutes les voies de douceur sont
épuisées, toutes les conférences sont finies, il ne nous reste que des partis
décisifs et peut-être extrêmes ? Extrêmes ! oh ! non, messieurs, la justice
et la vérité sont toujours dans un sage milieu. Les partis extrêmes ne sont
jamais que les dernières ressources du désespoir ; et qui donc pourrait
réduire le peuple français dans une telle situation ? Il faut nous
constituer, nous en sommes d'accord ; mais commuent ? sous quelle forme ?
sous quelle dénomination ? » L'orateur
parcourant ensuite les différentes propositions faites sur cette question,
s'attache à réfuter celle de l'abbé Sieyès, combat toute dénomination qui
équivaudrait à celle d'états-généraux ; puis il ajoute : « Nous
proposerait-on une autre dénomination après celle d'états-généraux, je
demanderai : aurez-vous la sanction du roi, et pouvez-vous vous en passer ?
L'autorité du monarque peut-elle sommeiller un instant ? Ne faut-il pas qu'il
concoure à votre décret : ne fût-ce que pour en être lié ? Et quand on
nierait, contre tous les principes, que sa sanction fût nécessaire pour
rendre obligatoire tout acte intérieur de cette assemblée, accordera-t-il aux
décrets subséquents une sanction dont on avoue qu'il est impossible de se
passer, lorsqu'ils émaneront d'un mode de constitution qu'il ne voudra pas
reconnaître ? » Mirabeau,
nous le savons, était irrité contre Necker ; son ressentiment ne lui fit
cependant pas oublier, dans cette circonstance, ce qu'il devait au trône ; il
en défend ici les prérogatives avec force et avec un esprit clairvoyant.
Est-ce à dire pour cela que l'orageux tribun ne songe pas aux intérêts du
peuple ? Non, car il soutient en même temps les droits de ce peuple dont il
fait ressortir la pénible situation. Écoutons-le : « Êtes-vous sûrs d'être
approuvés de vos commettants ? N'allez pas croire que le peuple s'intéresse
aux discussions métaphysiques qui sont agitées ici : elles sont le
développement et la conséquence du principe de la représentation nationale,
base de toute constitution. Mais le peuple est trop loin encore de connaître
le système de ses droits et la saine- théorie de la liberté. Le peuple veut
des soulagements parce qu'il n'a plus de force pour souffrir ; le peuple
secoue l'oppression, parce qu'il ne peut plus respirer sous l'horrible faix
dont on l'accable ; mais il demande seulement de ne payer que ce qu'il peut,
et de porter paisiblement sa misère[10]. Sans doute nous devons avoir
des vues plus élevées, et former des vœux plus dignes d'hommes qui aspirent à
la liberté ; mais il faut s'accommoder aux circonstances, et se servir des
instruments que le sort nous a confiés. Ce n'est qu'alors que vos opérations
toucheront directement aux premiers intérêts des contribuables, des classes
les plus utiles et les plus infortunées, que vous pourrez compter sur leur
appui ; que vous serez investis de l'irrésistible puissance de l’opinion
publique, de la confiance, du dévouement illimité du peuple. Jusque-là, il
est trop aisé de le diviser par des secours passagers, des dons éphémères,
des accusations forcenées, des machinations ourdies de la main des courtisans
; il est trop facile de l'engager à vendre la constitution pour du pain. » Mirabeau
qu'on avait vu s'élever avec énergie contre les mandats impératifs, ne craint
pas de se rejeter sur les mandats pour soutenir sa thèse, et de montrer les
conséquences funestes que pourrait engendrer le refus de la sanction royale. « Qui
vous a convoqués ? » demanda-t-il aux députés. « Le roi... Vos mandats, vos
cahiers vous autorisent-ils à vous déclarer l’assemblée des seuls
représentants connus et vérifiés ? Et si le roi vous refuse sa sanction ?...
La suite en est évidente. Vous aurez des pillages, des boucheries, vous
n'aurez pas même l'exécrable honneur d'une guerre civile. » Enfin il conclut
ainsi : « Ne cherchons donc pas pour notre assemblée un titre qui effraie ;
cherchons-en un qu'on ne puisse nous contester, qui, plus doux et non moins imposant
dans sa plénitude, convienne à tous les temps, soit susceptible de tous les
développements, et puisse au besoin servir de lance comme d'aide aux droits
et aux principes nationaux : telle est, à mon sens, la formule suivante : Représentants
du peuple français. » La
discussion se prolongea vive, ardente, jusqu'au 16 Juin dans la nuit. A peine
fut-elle fermée que la majorité de l'assemblée manifesta la volonté de mettre
aux voix le projet de se constituer cette nuit même. Elle était impatiente
d'acquérir un titre légal dans la crainte que le roi n'était recours à la
force pour disperser ou détruire les états. Le président fit alors commencer
l'appel nominal ; mais au premier mot il fut interrompu par les cris
tumultueux et la violence d'un petit nombre de députés qui voulaient arrêter les
travaux de l'assemblée. Il se vit obligé de cesser l'opération, et toutes les
Ibis qu'il voulut la reprendre, les cris redoublaient « ce jour lui présenta
l'image de deux armées prêtes à combattre[11]. » Bailly resta immobile,
silencieux et ferme au milieu des injures des deux partis, des outrages et
des menaces qu'ils s'adressaient réciproquement. Enfin, vers une heure après
minuit, la retraite successive des députés les plus furieux, rendit le calme
à l'assemblée. Alors le président lui conseilla de renvoyer la délibération
au matin. Elle y consentit et se sépara en applaudissant à la sagesse de sa
conduite. Le
matin du 17 Juin, les communes se réunirent pour voter. Les diverses motions
se réduisaient à trois : celle de Sieyès qui proposa de substituer à la dénomination
de Représentants connus et vérifiés, le titre d'ASSEMBLÉE NATIONALE : celle de Mounier et celle de
Mirabeau. La première à laquelle sa simplicité, sa clarté et sa brièveté,
méritait la préférence, fut mise en délibération et adoptée par 491 voix
contre 90, et sans aucune restriction. Les communes se proclamèrent aussitôt
Assemblée Nationale. Cette grave décision, motivée par un arrêté dit à l'abbé
Sieyès, et que Bailly appelle le premier des actes constitutionnels,
abolissait la société des trois ordres, substituait à la monarchie absolue de
Louis XVI le principe de la souveraineté de la Nation une et indivisible.
Elle ouvrait la Révolution, et sur les ruines de l'ancienne France inaugurait
une France nouvelle. Après
cette démarche hardie, l'Assemblée vota une adresse au roi et à la nation, et
résolut de procéder à la solennité du serment. Tous ses membres jurèrent et
promirent, en présence de nombreux spectateurs, de remplir avec fidélité les
fonctions dont ils étaient chargés. Pour se protéger contre une dissolution[12], elle décréta que malgré leur
établissement illégal, les impôts seraient perçus provisoirement « jusqu'au
jour de la séparation de la présente assemblée. « Elle plaça ensuite la dette
publique, objet pressant d'inquiétude, sous la garde de l'honneur et de la
loyauté de la nation française. » Enfin elle annonça qu'elle allait chercher
des remèdes prompts et efficaces à la disette et à la misère du royaume. Pour tons ces actes, les Communes s'appropriaient les expressions royales ; elles parlaient le langage souverain : l'Assemblée entend et décrète, parce qu'elles prétendaient déclarer la volonté de la nation. |
[1]
Bailly, Mémoires, t. I, p. 13.
[2]
Droz, Histoire du Règne de Louis XVI, t II, p. 158.
[3]
Marquis de Ferrières, Mémoires, t. I, p. 2. Édition de 1821.
[4]
Histoire parlementaire, t. I, p. 323-326.
[5]
Histoire parlementaire, t. II, p. 328-330.
[6]
Le marquis Ferrières, t. I, p. 21.
[7]
Voyez la note 1 à la fin de ce volume.
[8]
Le marquis de Ferrières, Mémoires, t. I, p. 36.
[9]
Mémoires de Bailly, t. I, p. 126-130.
[10]
Suivant M. Michelet, Hist. de la révolution française, t. I, p. 43, ces
paroles de Mirabeau sont basses, affligeantes, décourageantes, fausses
d'ailleurs en général. Cet historien ajoute, deux pages plus loin, que ce
discours Int accueilli d'un tonnerre d'indignation, d'une tempête
d'imprécations et d'insultes. Il ne se trouve pas d'accord avec l'auteur des Mémoires
sur Mirabeau, t. III, p. 2S1. D'après ce dernier « Mirabeau se concilia
tous les esprits ; il fut éloquent et persuasif : on l'écouta avec d'autant
plus d'attention, qu'on voyait les efforts qu'il faisait pour surmonter la
faiblesse de son organe dans ce moment de maladie. Cependant, malgré les
applaudissements qu'il reçut, sa proposition ne fut pas adoptée, et le titre
d'assemblée nationale l'emporta. »
[11]
Mémoires de Bailly, t. I, p. 155.
[12]
L'assemblée pouvait bien, en effet, redouter les suites de la mesure audacieuse
qu'elle venait d'adopter. Mirabeau, dans une lettre au major Mauvillon, lui
disait : « Si, ce que je ne crois pas possible, le roi donnait sa sanction au
nouveau titre que nous nous sommes arrogé, il resterait vrai que les députés du
Tiers ont joué le royaume au trente et quarante, tandis que je le disputais à
une partie d'échecs on j'étais le plus fort. » (Lettres du comte de Mirabeau
à un de ses amis d'Allemagne).