Enthousiasme excitée
par la rentrée de Necker aux affaires. — Désordres populaires à Paris. —
Retraite de Lamoignon. — Troubles qui l'accompagnent. — Collisions
sanglantes. — Merveilleuse habileté de Necker. — Il assure tous les services
et évite la banqueroute. — Réinstallation du parlement de Paris. — Il réclame
la forme des états de 1614 et perd sa popularité. — Adresses au roi. —
Hésitation de Necker. — Il se décide à rappeler les notables. — Résolutions
de l'assemblée. — Rétractation tardive du parlement. — Ses demandes au roi. —
Proposition du prince de Conti. — Lettres des princes au roi. — Réponses des
écrivains du Tiers-état. — Démarche des trente ducs et pairs. — Résultat du
conseil. — Double représentation. — Reproches adressés à Necker. — États
particuliers du Dauphiné. — Troubles en Bretagne. — En Franche-Comté, les
deux premiers ordres protestent contre le règlement du roi. — Arrêt du
parlement. — Agitation des esprits. — Pamphlets politiques. — Ecrits de
Servan, de Mirabeau, de Mounier, de Sieyès, du comte d'Entraigues, de
Cérutti. — Souffrances populaires, soulagées par de grandes aumônes. —
Versailles choisi pour siège des états.
Necker
rentrait aux affaires sous de funèbres auspices : il trouvait lè trésor dans
la détresse, la banqueroute imminente, toutes les autorités en lutte, la
plupart des provinces en armes. L'opposition avait passé des parlements à la
noblesse, de la noblesse au clergé, et de ces différents corps au peuple. Il
était trop tard pour renouer la chaîne de sa première administration, et pour
continuer les choses par le seul mérite du pouvoir. Necker sen effraya. et
son retour au ministère dut être un véritable sacrifice. Son rappel, accordé
au vœu public, fut cependant salué avec enthousiasme. Langres, Grenoble et
beaucoup d'autres villes donnèrent tous les signes d'un joyeux délire, et le
directeur général des finances se vit fêté de toute la haine dont le peuple
était animé contre Brienne. A Paris, ce furent des feux d'artifice, des
illuminations, des fusées, des cris, des chants, des réjouissances. Plusieurs
fois ces démonstrations se prolongèrent dans la nuit avec des caractères
inquiétants pour le repos de cette immense cité. L'irritation
des besoins semblait ajouter une nouvelle force à la fermentation des idées
qui travaillaient alors la capitale. Ou y voyait déjà un grand nombre de gens
pauvres, la plupart sans aveu, des vagabonds chassés des campagnes, tourbe
inconnue que la plus active surveillance aurait pu seule contenir. L'extrême
misère, un vague instinct des événements et le désir du pillage les
poussaient vers Paris. Les causes permanentes de cette misère étaient la
détresse des finances qui pesait sur toutes les affaires, la dureté des lois
fiscales, les entraves apportées par les corporations à l'exercice de
l'industrie, les charges imposées aux campagnes, enfin les approches de la
disette qu'allait accompagner un hiver terrible. Ces bandes de misérables,
réunies à la classe infime qui existait dans la ville, s'abandonnèrent à une
joie effrénée et brutale, au renvoi de Brienne, et leurs rassemblements,
provoqués par les jeux des clercs du palais, causèrent de vives alarmes. A la
place Dauphine, la foule brisa les vitres de ceux qui n'avaient pas illuminé
; sur le Pont-Neuf, les voitures qui passaient recevaient l'ordre de
s'arrêter ; les personnes qu'elles conduisaient étaient obligées de crier :
Vire Henri IV ! au diable Brienne ! Se rencontrait-il un cocher récalcitrant
? il était aussitôt précipité de son siège et contraint de faire amende
honorable au pied de la statue de Henri IV. Les mutins parcoururent aussi les
rues comme des forcenés, poussant d'horribles vociférations, lançant des
fusées et des pétards contre les citoyens qui paraissaient désapprouver leur
insolente joie et faisant une guerre acharnée aux agents de la police et à
ceux qu'ils désignaient comme tels. Après trois jours de ces mêmes excès,
pendant lesquels des personnes paisibles furent assaillies et blessées, le
guet, jusqu'alors immobile, fit, sur le Pont-Neuf, une charge inattendue et
dispersa les rassemblements. Irrités
de cette violence tardive, les jeunes gens de la basoche, revinrent en forcés
le lendemain, armés de bâtons, suivis d'une foule d'hommes aux visages
sombres, aux vêtements délabrés. Dans leurs jeux grossiers ils exercèrent
d'abord leur vengeance sur un mannequin représentant l'archevêque de Sens en
habits pontificaux. Ils arrêtèrent un prêtre qui passait en ce moment, le
surnommèrent l'abbé de Vermond et voulurent qu'il confessât le mannequin. Ce
dernier fut jugé, condamné à faire amende honorable, la torche au poing, et
brûlé au milieu des clameurs de la multitude en délire. Les rassemblements se
répandirent ensuite dans les autres quartiers, attaquèrent les corps de garde
du guet, et les détruisirent, sauf à la Grève où une fusillade meurtrière renversa
vingt-cinq des assaillants. Effrayé des manifestations de cette joie
extravagante et cruelle, Brienne quitta furtivement la France et alla
chercher en Italie son chapeau de cardinal. Le
garde des sceaux, Lamoignon, qui n'avait point été enveloppé dans le désastre
de Calonne, se flattait d'échapper aussi à la disgrâce, de Brienne. Pote se
maintenir en place, il conseillait à Louis XVI de renoncer à la cour plénière
qui n'était encore que suspendue, et de modifier les autres édits par de
nouveaux ordres publiés dans un lit de-justice où le parlement se montrerait
plus docile. Le roi avait adopté les vues de Lamoignon, et déjà le nouvel
édit s'imprimait, lorsqu'on apprit que les magistrats se préparaient à
recommencer la lutte. Mors Necker jugeant impossible de gouverner avec les
moyens employés par le chancelier, que les dernières mesures avaient
d'ailleurs rendu fort impopulaire, s'adressa à la reine pour obtenir son
renvoi. Marie-Antoinette, qui n'avait pu soutenir son protégé et se trouvait
offensée de voir encore Lamoignon debout, saisit avec empressement les idées
de Necker, et reconnut que le renvoi de ce ministre était aussi un sacrifice
inévitable. Elle changea en un instant la résolution du roi, et, trois
semaines après la chute de Brienne, le garde des sceaux reçut l'ordre de
donner sa démission. On adoucit la disgrâce de ce premier des grands
officiers de la couronne, dont les lois ne permettaient pas la destitution
arbitraire, en lui promettant que son fils aîné serait élevé à la pairie et
nommé à une ambassade. Mais il lui fallut plus encore ; outre sa pension de
retraite, il exigea effrontément quatre cent mille livres comptant. C'était
juste tout ce qu'il y avait à cette époque d'effectif dans le trésor ; il fut
impossible de lui délivrer sur le champ cette somme ; Lamoignon se contenta
d'en prendre la moitié comme à-compte[1]. Barentin,
autrefois avocat général au parlement de Paris, et alors premier président de
la cour des aides, lui succéda. Les parlements furent rappelés, les édits du
8 mai annulés et les gentilshommes bretons sortirent de la Bastille. La
retraite de Lamoignon ouvrit encore un vaste champ à la joie tumultueuse de
la jeunesse basochienne et de la populace ; elle excita de nouvelles scènes
de désordres. Des bandes nombreuses se rassemblèrent encore sur la place
Dauphine et sin• le Pont-Neuf. On brûla aussi le mannequin de Lamoignon en
simarre, après avoir ordonné qu'il serait sursis quarante jours à son
exécution, par allusion à son ordonnance sur la jurisprudence criminelle[2]. La place Dauphine ressembla à
un champ de bataille, par l'énorme quantité de pétards et de fusées que la
foule y lançait chaque soir. Tandis que beaucoup de gens paisibles et sages
évitaient de traverser les lieux, témoins de ces scènes bruyantes, le duc
d'Orléans s'y laissa entraîner et se donna en spectacle à la populace qui, le
regardant comme une victime de la cour, le couvrit d'applaudissements. Les
perturbateurs imaginèrent enfin de célébrer les funérailles de Lamoignon, et
l'on vit partir du Pont-Neuf deux longues files d'hommes portant des
flambeaux, qui s'acheminèrent vers la rue de Grenelle où était la maison du
garde des sceaux, avec le criminel projet d'y mettre le feu. Mais quelques
détachements des Invalides, commandés par un brave officier, réussirent à la
protéger. Les bandes firent alors irruption dans la rue Saint-Dominique,
menaçant d'incendier l'hôtel de Brienne, ministre de la guerre. Un
détachement que celui-ci avait fait demander aux Invalides, arriva par l'une
des extrémités de la rue et chargea la multitude qui prit aussitôt la fuite.
Dans ce moment le hasard conduisait, par le côté opposé, un peloton des
gardes françaises, et les émeutiers se trouvèrent entre deux feux ; il y eut
des morts et beaucoup de blessés. Pendant
que ces événements se passaient dans le faubourg Saint-Germain, la rue Meslée
où demeurait le chevalier du guet, nommé Dubois, devenait le théâtre d'une
collision encore plus sanglante. Informé qu'un attroupement considérable
était parti du Pont-Neuf avec le dessein d'exterminer tout ce qu'il
rencontrerait de gens du guet et de brûler son domicile, le chevalier envoya
l'ordre à ses hommes les plus sûrs de se replier sur la rue Meslée, puis de
se cacher, dirent plus tard ses accusateurs, à droite et à gauche dans les
maisons. Il remplit en même temps de cavaliers la cour du guet, et lorsque
les mutins se furent engagés dans la rue, il lit déboucher l'infanterie sur
les flancs à coups. de baïonnettes, tandis que sa cavalerie chargeait en tête
à coups de sabres. Cette manœuvre le sauva lui et sa maison ; un grand nombre
des assaillants perdirent la vie ; les autres se dispersèrent et rentrèrent
dans leurs obscurs réduits en conservant de farouches ressentiments contre le
pouvoir[3]. L'ordre
matériel violemment troublé se rétablit néanmoins pour quelque temps à Paris
; les alarmes qu'avaient causées ces scènes de désordre se calmèrent bientôt,
et les affaires parurent se ranimer sous la main active et intelligente du
nouveau ministre des finances. Necker voulant, en effet, justifier la
confiance qu'il avait inspirée à la nation, déploya les plus grands efforts
et la plus merveilleuse habileté pour soulager les misères exceptionnelles
qui pesaient sur le peuple et pour relever le crédit entièrement ruiné. Quand
il rentra aux affaires, il ne trouva au trésor que cinq cent mille livres,
Soit en argent, soit en valeurs. Dès la première semaine il lui fallait
cependant des millions ; mais les obstacles disparurent devant l'intégrité de
l'administrateur ; les bourses fermées à Brienne s'ouvrirent pour lui, et les
fonds montèrent de trente pour cent. Quelques capitalistes et certaines
corporations ne craignirent pas de lui faire des avances : ainsi les notaires
de Paris versèrent six millions au trésor. Lui-même engagea généreusement
deux millions de sa propre fortune comme garantie des engagements de l'État,
et fit patienter les créanciers en leur donnant des à-compte et des
promesses. Malgré les avis et les instances des personnes qui le pressaient
de révoquer sur le champ l'arrêt du 16 août, nommé par le public l'arrêt de
lac banqueroute, il ne voulut le retirer qu'après s'être assuré qu'il aurait
les moyens de répondre à ses engagements, sans ajouter rien à la dette ni à
l'impôt. Par une
prudence toujours ferme et par les plus industrieuses ressources, Necker
assura tous les services et pourvut aux besoins ordinaires, tout en subvenant
aux besoins extraordinaires de la disette, puis du cruel hiver de 1788 à
1789, pendant lequel il dépensa soixante-dix millions pour achats de grains
et secours pécuniaires. C'est à cette administration, qui tient du prodige,
que se plaît à rendre une justice éclatante de Monthyon, célèbre
philanthrope, d'une religion politique bien opposée à celle de Necker. « La
banqueroute de l'État, dit-il, semblait inévitable, et cependant fut évitée
sans beaucoup de force, sans contrainte, sans impôts, sans emprunts, sans ces
billets d'État si effrayants, si funestes, dont il ne fut fait aucun usage et
qui même ne parurent point ; il fut pourvu à tous les besoins séparément et
pour le moment ; tous les expédients, tous les revirements, toutes les
ressources de banque dans lesquels excellait M. Necker, furent mis en œuvre ;
nombre de moyens de détails furent employés, faibles séparément, forts par
leur réunion ; et ce fut un grand acte de sagesse de n'admettre dans ce
moment aucune grande disposition qui eût trouvé des obstacles insurmontables
dans la faiblesse et le discrédit du gouvernement... Il n'est aucun temps de
l'administration de M. Necker où il ait montré autant de courage, d'adresse,
de sagacité et de talent. Ses industrieuses et justes combinaisons, et le
succès qu'elles ont obtenu, tiennent du prodige ; et cependant ce n'est point
l'époque de son administration qui a été l'objet des éloges de ses partisans,
parce que les hommes sont plus touchés, plus reconnaissants du bien qu'on
leur fait que des maux qu'on leur évite, lors même que le service est le plus
grand[4]. » Le plan
de réorganisation conçu par Brienne et Lamoignon tombait avec ces deux
ministres. Pour la seconde fois du règne, le parlement fut réinstallé en
triomphe (23
septembre 1788).
Mais ce triomphe fournit des encouragements funestes à la désobéissance et
prouva que le trône abaissé avait été frappé d'une mortelle atteinte. Le
parlement reçut le jour même une déclaration par laquelle le roi avançait au
mois de janvier la réunion des états-généraux. Il n'enregistra point les
lettres patentes, qui le rendaient à ses fonctions, déclara qu'elles
n'avaient pu légalement lui être enlevées, et ordonna, aux acclamations de la
multitude, des informations « sur les excès, violences et meurtres commis
dans la ville de Paris depuis le 28 août, » puis d'autres informations sur
les crimes imputés aux deux ministres déchus. S'il défendit les attroupements,
dans ses arrêts de répression contre les auteurs des troubles, il craignit de
paraître ingrat envers ceux qui l'avaient applaudi et montra plus de
reconnaissance que de sévérité. De tous les mutins arrêtés dans les
rassemblements avec des armes ou des torches à la main, un seul fut condamné
à quelques jours de prison ; tous les autres furent mis hors de cour. A
l'annonce de la prochaine réunion des états-généraux, plusieurs des
magistrats étaient restés interdits de voir si promptement exaucer des vœux
qui n'avaient pas été sincères ; mais il était trop tard pour manifester du
repentir. D'Eprémesnil lui-même, devenu plus modéré sans être plus calme,
avait perdu cette confiance dans laquelle ses discours avaient puisé leur
énergie. Ses lauriers s'étaient d'ailleurs flétris avant ceux de sa
compagnie. Après la chute de Brienne, il était sorti de sa prison des îles
Sainte-Marguerite et avait reçu dans le cours de son voyage les honneurs dus
à sa célébrité ; mais l'ardeur fanatique avec laquelle il exaltait l'autorité
parlementaire avait excité de vifs mécontentements, et même attiré sur lui du
ridicule. Suivant Mirabeau, il « avait fait rire villes et villettes du faste
de saltimbanque avec lequel il secouait ses chaînes pour les faire sonner[5]. » Lié avec Duport, qui déjà
traçait un aperçu des institutions philosophiques que devaient cimenter les
états-généraux, d'Eprémesnil n'ignorait pas que toutes les espérances du
parti populaire reposaient sur la double représentation du Tiers-état et sur
la délibération des ordres en commun. Pour lui, le ternie de ses vœux était
l'introduction de quelques principes de la constitution anglaise dans les
vieilles constitutions du royaume. Lui qu'on avait vu réclamer avec tant de
véhémence les états-généraux, il se mit d'avance à les craindre. Son
imagination, agitée de sombres pressentiments, lui représentait une vaste
révolution dont l'avenir l'accuserait un jour. Déjà il éprouvait des remords
et redoutait le peuple qui le regardait encore comme son plus intrépide
défenseur. Toujours inquiet et prêt au combat, il avait pris la résolution de
protéger l'autorité royale en suivant une route différente de celle du
monarque. On vit
d'Eprémesnil embarrassé et soucieux dans la séance où le parlement délibéra
sur la déclaration concernant la convocation des états-généraux. Sans
développer les motifs de son opinion, il en demanda l'enregistrement avec la
clause que les états seraient assemblés d'après la forme observée en 1614. La
même réserve fut aussi proposée par Robert de Saint-Vincent. Duport ; à la
tête d'une faible minorité la combattit vivement, car elle impliquait le vote
par ordre et préjugeait ainsi la question la plus importante. Mais le
souvenir des états réunis au moment de la majorité de Louis XIII, était cher
à la magistrature parce qu'elle avait exercé sur eux le plus grand ascendant,
parce qu'ils avaient-offert la composition la plus aristocratique et que le
Tiers-état faible et humilié n'y avait rien obtenu pour la chose publique. La
majorité du parlement croyant donc trouver son salut et celui de la noblesse
dans la clause proposée, se hâta de l'adopter, et la déclaration royale fut
enregistrée en ces termes : « Ne cessera la cour... de réclamer pour que les
états-généraux... soient régulièrement convoqués et composés, et ce, suivant
la forme observée en 1614. » A peine
cette délibération fut-elle connue, que l'opinion publique poussa une clameur
terrible contre son égoïste allié. Jamais révolution dans les esprits ne fut
plus rapide et plus complète ; jamais la malédiction ne remplaça plus
subitement l'enthousiasme. Un vide immense se fit à l'instant même autour du
parlement dont le peuple avait accueilli le retour avec les transports de la
plus vive allégresse. Les avocats, les procureurs, les notaires, les jeunes,
clercs, en un mot tous les hommes de loi qui avaient fait le succès de sa
résistance, l'abandonnèrent. On s'écria qu'il venait de mettre à découvert
ses véritables sentiments ; on repoussa, on flétrit l'arrêt, en dévoilant
dans une foule de brochures politiques et de pamphlets ce qu'avaient offert
de ridicule ou d'odieux ces états de 1614 qu'il offrait pour modèle[6]. Ce fut le signal de la lutte
entre le Tiers-état et les privilégiés, de la lutte du peuple contre l'ancien
régime. Au caractère que présentèrent les premières hostilités, on put juger
combien elle serait opiniâtre et terrible. A
l'exemple de la cour suprême de Paris, les parlements provinciaux
revendiquèrent les vieilles formes aristocratiques des états-généraux. Mais
tandis qu'ils oubliaient que, pendant près de cieux siècles, la société
française n'était pas restée à la même place, les corporations officielles du
Tiers-état, corps de ville, communautés industrielles, corporations de
légistes, faisaient un dernier effort pour renouveler l'antique alliance
contractée par nos anciens rois avec la bourgeoisie contre la féodalité. Elles
répondaient par des adresses au monarque où elles demandaient énergiquement
que la représentation du Tiers égalât en nombre celle des cieux premiers
ordres réunis : elles lui rappelaient avec le sentiment d'une profonde
affection, mais sans humilité, la politique et les bienfaits de
Louis-le-Gros, de Louis-le-Jeune, de Philippe-Auguste, de Saint-Louis, de
Philippe-le-Bel, de Louis-le-Hutin et d'un grand nombre de ses prédécesseurs. Ce
dernier appel ne fut entendu ni du monarque, ni même de Necker. Celui-ci,
tout en déployant le talent du plus habile des financiers, prouva qu'il était
le plus médiocre des hommes d'État. Il n'était pas fait pour soutenir les
grandes luttes que présageait une crise aussi grave que celle des
états-généraux. Dans cette circonstance difficile et solennelle, il importait
à l'autorité royale d'apparaître puissante et protectrice ; au gouvernement
de décider, avant la formation des états, quel serait le nombre des députés
de chaque ordre, quelles conditions seraient exigées pour élire, pour être
élu, et la question préalable à toutes les autres, la double représentation
du Tiers. Mais Louis XVI, au moment où il allait céder de ses prérogatives,
parut oublier son rôle ; Necker, irrésolu devant les embarras qu'il aurait dû
prévoir, ne maîtrisa pas la situation, et affaiblit l'autorité. Entraîné par
ce besoin d'approbation universelle, qui était sa grande faiblesse, et ne
songeant qu'à se ménager entre le Tiers et les hommes de privilège, il n'osa
prononcer et rappela les notables afin de leur soumettre les questions
relatives à la composition et à la forme des états-généraux. Convoquer de
tels conseillers, qui s'étaient- déjà montrés si impuissants dix-huit mois auparavant,
pour demander à leurs préjugés des lumières sur des temps nouveaux, était un
acte impolitique et dénué de sens. Cette réunion que le rapide mouvement des
esprits et des faits semblait d'ailleurs avoir rejetée à un demi-siècle en
arrière, ajournait celle des états-généraux, elle rendait à l'effervescence,
à l'intrigue, le temps qu'on avait d'abord jugé prudent de leur enlever. L'assemblée
s'ouvrit le 6 novembre à Versailles. Le discours que le roi prononça et celui
de Barentin, garde des sceaux, ne contenaient aucune révélation sur les
intentions du gouvernement. Necker s'était réservé d'en être l'organe. Dans
son discours, il s'étendit longuement sur les heureux changements que deux
siècles avaient apportés à la condition du Tiers-état et se montra favorable
à la double représentation. On dit qu'il hésita même sur cet intéressant
problème qui agitait tous les esprits et à la solution duquel s'attachait
toute l'énergie de l'opinion publique. Sur les autres questions il parla
embarrassé, plein de vagues précautions et n'osa proposer le vote par tête.
Cette réticence rendait illusoire la concession de la double représentation.
En effet, de quelle importance était le nombre, sil n'y avait qu'un suffrage
pour chacun des trois ordres ? Les
notables se divisèrent, comme ils l'avaient fait dans leur première
assemblée, en six bureaux présidés par les princes. Ils se livrèrent pendant
plusieurs jours à des recherches historiques qui devaient répandre quelque
lumière sur leurs travaux ; mais ils semblaient reculer devant une
insurmontable difficulté. Ils craignirent que le Tiers, une fois constitué,
n'emportât de vive force la délibération en commun, et des six bureaux, un
seul, celui que présidait Monsieur, vota pour la double représentation. Dans
la totalité des bureaux, cette opinion ne réunit que trente-trois votes
contre cent douze. Pleins de respect pour les formes anciennes, ils
demandèrent le maintien des anciennes divisions électorales par bailliages et
sénéchaussées, sans tenir compte de l'inégalité de ces districts en
population, en étendue, en richesse. Ainsi, ils trouvaient juste que les 774.000
habitants du bailliage de Vermandois, et les huit mille du bailliage de
Dourdan eussent le même nombre de représentants. Sur cette dernière question,
le bureau de Monsieur fut encore seul d'un avis conforme au vœu public. Malgré
leur affection intéressée pour de vieux usages ; d'ailleurs fort douteux, les
notables subirent néanmoins l'influence de leur époque : ils acceptèrent en
particulier dans chacun des trois ordres dont se composait la vieille
société, cette démocratie à laquelle ils refusaient une place dans l'ensemble
de l'institution nationale. Ils attribuèrent le droit de suffrage dans les
assemblées primaires du Tiers-état à tout individu majeur, domicilié et
inscrit au rôle des contributions. .11s ne prirent point la propriété
territoriale pour base de la capacité électorale ; ils n'apportèrent
d'entraves ni au droit d'élire ni au droit d'être élu : ils furent d'avis de
l'étendre aux gentilshommes non possesseurs de fiefs, à toutes les personnes
engagées dans les ordres sacrés non pourvues de bénéfices. Comme on objectait
aux membres du clergé et de la noblesse leur petit nombre, ils voulurent le
grossir et se créer des partisans. En ouvrant les assemblées primaires
jusqu'au phis infime degré, ils ne cloutaient point de l'influence qu'ils
exerceraient sur les conditions serviles et la partie inférieure du
Tiers-état. La
force de l'opinion arracha encore aux notables le vœu « que les impôts
fussent supportés par tous les Français. » Dix-huit mois auparavant, ils
s'étaient contentés de ne pas repousser ce principe ; cette fois ils avaient
l'espoir de se populariser par cette déclaration. il est vrai qu'ils
amoindrissaient de leur mieux les avantages de l'égale répartition, car ils
demandaient à cet égard le maintien des formes propres à la constitution
de chaque ordre. Le peuple vit avec indignation ce que refusaient les notables,
et sans confiance ce qu'ils lui offraient. Au
milieu des discussions de cette assemblée, un étrange incident excita la
surprise. Épouvanté de la solitude qu'il s'était faite, le parlement crut
que, par une amende honorable, il pourrait reconquérir la faveur publique ;
sous prétexte d'interpréter la délibération fatale, il ne craignit pas de se
rétracter. Il prit donc à la majorité de quarante-cinq voix contre
trente-neuf un arrêté où il expliquait, ses véritables intentions dénaturées
malgré leur évidence. » H déclarait n'avoir entendu, par les formes de 1614,
que la convocation par bailliages et sénéchaussées, plus convenable que celle
par gouvernements ou par généralités ; que, le nombre des députés respectifs
des trois ordres n'étant déterminé par aucune loi ni par aucun usage
constant, il s'en rapportait à la sagesse du roi sur les modifications que kt
raison, la liberté, la justice et le vœu général pouvaient indiquer.
D'Eprémesnil lui-même, et plusieurs autres membres de la compagnie, entraînés
par le désir d'arriver aux honneurs de la tribune, avaient été d'avis
d'intervenir au milieu des débats des notables par cette éclatante palinodie.
Dans le même arrêté, le parlement suppliait le roi de ne plus permettre aucun
délai pour la tenue des états-généraux ; de consacrer leur retour périodique,
la résolution de supprimer les impôts que supportait le peuple seul, et de
les remplacer, d'accord avec les trois ordres, par des subsides également
répartis ; la responsabilité des ministres ; les rapports des états-généraux
avec les cours souveraines, réglés de manière que les cours ne pussent jamais
souffrir la levée d'aucun subside ni l'exécution d'une loi non consentie par
les états ; la liberté individuelle ; enfin la liberté de la presse, sauf
responsabilité des auteurs après l'impression (5 décembre)[7]. Pendant
la lutte des magistrats et de la cour, un acte si conforme aux vœux des
hommes éclairés, eût été applaudi avec enthousiasme. L'effet alors fut nul ou
contraire ; le haut clergé, la noblesse, les notables ne purent contenir leur
indignation le Tiers, qui se rappelait aussi leur proposition de rendre les
états impuissants en les calquant sur la forme des états de 1614, se railla
de cette adhésion tardive et peu sincère à ses intérêts. Le rôle des
parlements finissait, et la suppression de ces officiers infidèles de la
royauté devait être l'un des effets inévitables de la révolution qu'ils
invoquaient. Tandis
que les parlements s'efforçaient en vain de reconquérir la faveur populaire,
les princes entreprenaient de résister à la Révolution naissante. Déjà le 28
novembre, le prince de Conti avait déclaré, dans un comité des notables, que
la monarchie était attaquée, qu'on voulait sa ruine, et que la France
touchait à ce terme fatal : « Il est impossible, avait-il dit, que le roi
n'ouvre pas enfin les yeux. Représentons-lui combien il est important pour la
stabilité de son trône, pour les lois et pour le bon ordre, que tous les
nouveaux systèmes soient proscrits à jamais, et que la constitution et les
formes anciennes soient maintenues dans leur intégrité. » Louis XVI
défendit aux notables de délibérer sur un sujet pour lequel il ne les avait
pas convoqués. Il invita l'assemblée à continuer ses travaux ordinaires et
les princes de son sang à s'adresser directement à lui, en leur promettant de
les écouter toujours avec plaisir quand ils croiraient avoir des vues utiles
à lui soumettre. Après
le départ des notables (12 décembre), tous les princes, excepté Monsieur et le duc
d'Orléans, adressèrent à Louis XVI un Mémoire qui contenait l'expression de
leurs alarmes. « Sire, écrivaient-ils, l'État est en péril ; votre personne
est respectée ; les vertus du monarque lui assurent les hommages de la
nation. Mais, Sire, une révolution se prépare dans le principe du
gouvernement ; elle est amenée par la fermentation des esprits. Des
institutions réputées sacrées, et par lesquelles cette monarchie a prospéré
pendant des siècles sont converties en questions problématiques, ou même
décriées comme des injustices. Les écrits qui ont paru pendant l'assemblée
des notables, les mémoires qui ont été remis aux princes soussignés, les
demandes formées par diverses provinces, villes ou corps, l'objet et le style
de ces demandes et de ces mémoires, tout annonce, tout prouve un système
d'insubordination raisonné et le mépris des lois de l'État. Tout auteur
s'érige en législateur... Quiconque avance une proposition hardie, quiconque
propose de changer les lois, est sûr d'avoir des lecteurs et des
sectateurs... » Ces désordres dont parlaient les princes étaient réels
et leurs inquiétudes légitimes. Mais, conjuraient-ils les dangers ceux qui,
voyant l'esprit public et l'énergie de ses demandes, s'obstinaient à ne pas
reconnaître la nécessité de lois conformes aux besoins de leur époque, et qui
répondaient à ces besoins par des déclamations irritantes et par un refus
péremptoire ? Dans
leur Mémoire, les princes se déchaînaient coutre le projet de la double
représentation et repoussaient le vote par tête en feignant d'entrer dans les
intérêts mêmes du Tiers, exposés à être compromis, suivant eux, par la
séduction de quelques membres du Tiers-état, si les voix étaient comptées par
tête et sans distinction d'ordres. Ils semblaient lui offrir dédaigneusement
une sorte de capitulation. « Que le Tiers-état cesse donc d'attaquer les
droits des deux premiers ordres, droits qui, non moins anciens que 'la
monarchie, doivent être aussi inaltérables que la constitution ; qu'il se
borne à solliciter la diminution des impôts dont il peut être surchargé ;
alors les deux premiers ordres pourront, par la générosité de leurs
sentiments... renoncer aux prérogatives qui ont pour objet un intérêt
pécuniaire.» Plusieurs de leurs phrases révèlent un des grands mobiles de ce
temps, l'amour-propre nobiliaire qui, mis en face de la vanité bourgeoise,
pouvait figurer avec elle parmi les causes d'agitation, d'entêtement et de
haine. « Alors même, disaient-ils au roi, que Votre Majesté
n'éprouverait aucun obstacle à l'exécution de ses volontés, son âme noble,
juste et sensible, pourrait- elle se déterminer à sacrifier, à humilier cette
brave, antique et respectable noblesse qui a versé tant de sang pour la
patrie et pour le roi, qui plaça Hugues-Capet sur le trône ?... En parlant
pour la noblesse, les princes de votre sang parlent pour eux-mêmes ; ils ne
peuvent oublier qu'ils font partie du corps de la noblesse, qu'ils n'en
doivent point être distingués, que leur premier titre est d'être
gentilshommes... » Enfin
ils laissaient entrevoir une résistance ouverte, 'un refus de concours, si
leurs droits étaient méconnus et leur demande repoussée : « Dans un royaume
depuis si longtemps, il n'a point existé de dissensions civiles, on ne
prononce qu'a regret le mot de scission : il faudrait pourtant s'attendre à
cet événement, si les droits des deux premiers ordres éprouvaient quelque
altération. Alors, l'un de ces deux ordres, et tous les deux peut-être,
pourraient méconnaitre les états-généraux, et refuser de confirmer eux-mêmes
leur dégradation, en comparaissant à l'assemblée. Qui peut douter du moins
qu'on » ne vit un grand nombre de gentilshommes attaquer la législation des états-généraux, faire des protestations, les faire
enregistrer dans les parlements, les signifier même à l'assemblée des états ?
Dès-lors, aux yeux d'une partie de la nation, ce qui serait arrêté dans cette
assemblée n'aurait plus la force d'un vœu national ; et quelle confiance
n'obtiendraient pas dans l'esprit des peuples, des protestations qui
tendraient à les dispenser du paiement des impôts consentis dans les états ?[8] » Le
rédacteur de ce Mémoire, modifié, augmenté, avant d'arriver jusqu'à nous,
était le conseiller d'État Montyon, alors chancelier du comte d'Artois. Il
semblait une menace adressée au roi et un appel à l'anarchie. Dans les vives
réfutations qu'ils en firent, les écrivains du Tiers-état opposèrent menace à
menace. Après Avoir relevé, avec amertume, le cloute des princes relatif à la
surcharge d'impôts qui pesait sur le peuple, les uns conseillaient de ne pas
nommer de députés, si la double représentation était refusée ; les autres,
d'en élire un nombre suffisant., d'après les anciens usages, si chers aux
ordres privilégiés, sans s'arrêter au chiffre que fixeraient les lettres de
convocation. Beaucoup se faisaient l'écho de l'opinion publique, et réduisant
la question à ces seuls mots : les deux premiers ordres représentent six cent
mille Français, et le 'fiers-état vingt-quatre millions ; n'est-il pas juste,
disaient-ils, que les vingt-quatre millions aient plus de représentants que
les six cent mille. Parmi
les adresses et les lettres qui arrivaient au gouvernement de tous les points
de la France, il y en eut une signée par trente ducs et pairs, qui s'étaient
réunis au Louvre ; ils déclaraient renoncer à leurs privilèges pécuniaires.
La plupart d'entre eux avaient agi de bonne foi ; mais le Tiers-état rie
voulut voir dans ce zèle ardent qu'une ruse sans finesse, pour faire croire à
l'inutilité de la double représentation. Les nobles les raillèrent, et
pendant quelques jours on répéta autour d'eux cette plaisanterie : «
Avez-vous lu la lettre des dupes et pairs. » Quand
Necker eut vu que le public, les écrivains, le bas clergé, la bourgeoisie et
presque tous les hommes attachés aux tribunaux et aux arts se prononçaient
pour la double représentation, il proposa au roi de trancher lui-même cette
importante question dans le sens opposé au vœu de la majorité des notables, des
parlements et des courtisans. Louis XV1 qui le doublement du 'fiers
paraissait conforme à la justice, espérait d'ailleurs le trouver assez docile
pour vaincre avec son appui l'égoïsme des privilégiés. Irritée du concours
que la noblesse avait prêté aux parlements contre Brienne, et persuadée que
la volonté du roi ne rencontrerait jamais, dans la bourgeoisie, une
opposition sérieuse, la reine approuva l'avis de Necker. Quinze jours après
la séparation des notables, la décision royale qui réglait la composition des
états-généraux, fut publiée sous le titre inusité de Résultat du conseil du
roi tenu à Versailles le 27 Décembre 1788. Ces mots ont l'air de ne rien
dire, et cependant que de tempêtes ils renferment ! La décision annonçait que
les députés, aux prochains états-généraux, seraient au moins au nombre de
mille ; que la représentation de chaque bailliage serait proportionnée à sa
population et à ses contributions ; que le nombre des députés du 'fiers
égalerait celui des Lieux autres ordres réunis. Dans le
long rapport au roi qui précédait le Résultat du conseil, Necker semblait
n'avoir songé qu'aux moyens de se soustraire à la haine des ordres qu'il
venait de blesser par une telle mesure. « L'importance qu'on attache à
cette question, disait-il, est peut-être exagérée de part et d'autre ; car
puisque l'ancienne constitution ou les anciens usages autorisent les trois ordres
à délibérer et voter séparément aux états-généraux, le nombre des députés de
chacun de ces ordres, ne parait pas une question susceptible du degré de
chaleur qu'elle excite. 11 serait sans doute à désirer que les ordres se
réunissent volontairement dans l'examen de toutes les affaires où leur intérêt
est absolument égal ou semblable ; mais cette détermination même dépendant du
vœu distinct des ordres, c'est de l'amour du bien de l'État qu'il faut
l'attendre. » Plus loin, il s'efforçait de rassurer les privilégiés en leur
présentant le Tiers faible, timide et respectueux ; « il n'entrera jamais
dans l'esprit du Tiers-état de chercher à diminuer les prérogatives
seigneuriales ou honorifiques qui distinguent les deux premiers ordres... Il
n'est aucun Français qui ne sache que ces prérogatives sont une propriété
aussi respectable qu'aucune autre[9]. » Sur la
question de la double représentation, le ministre raisonnait en esprit
éclairé : si elle n'entraînait pas une délibération en commun, elle était une
concession illusoire. Mais le Tiers-état accepta avec la plus vive
reconnaissance les moyens que lui fournissait Necker de remporter une
victoire complète. Il pensa que le roi et son ministre ne lui avaient point
accordé à la fois deux faveurs signalées dans la crainte d'irriter les ordres
privilégiés et que l’une de ces faveurs était- la conséquence de l'autre. Tandis
que l'opinion, loin de s'irriter des réserves de Necker, applaudissait à la
décision, la noblesse indignée regardait cette résolution connue un outrage
aux notables, comme un acte audacieux et insolent, comme une trahison envers
le roi. Quelques-uns des publicistes, amis du Tiers, accusèrent aussi le
ministre d'abandonner les intérêts du peuple. D'autres lui reprochaient
d'avoir violé de hautes convenances, lorsqu'il était si nécessaire de relever
l'éclat du trône, en publiant son opinion personnelle dans un rapport on le
monarque ne paraissait que pour adopter et faire connaître les vues d'un
sujet toujours disposé à vanter ses services, toujours avide de recueillir
des hommages. Malgré l'enthousiasme qui se manifestait de toutes parts,
Mirabeau lança dans le public une brochure remarquable par la hardiesse des
expressions et par les traits acérés contre le résultat du conseil. Après
l'avoir attaqué dans les cloutes que Necker y élevait. sur certains droits
nationaux, dans les intentions qu'il lui supposait de mettre en question ce
qui était indubitablement démontré à la nation, enfin dans tous les points où
son opinion différait de la sienne, il blâmait avec force la forme insolite
qu'il avait adoptée pour promulguer les décisions du 27 décembre. Le ministre
en effet disait au roi : « Ce sont vos sentiments, sire, que j'ai essayé
d'exprimer. Ils deviennent un nouveau lien entre votre majesté et l'auguste
princesse qui partage vos peines et votre gloire : je n'oublierai jamais
qu'elle nie disait, il y a quelque temps : Le roi ne se refusera pas aux
sacrifices qui pourront assurer le bonheur ; nos enfants penseront de même
s'ils sont sages, et, s'ils ne l'étaient pas, le roi aurait rempli un devoir
en leur imposant quelque gêne. Belles et louables paroles que je priai sa
majesté, avec émotion, de me permettre de retenir[10]. » Mirabeau
trouvait ce langage peu digne ; surtout en ce qui concernait la reine. « Sous
aucun rapport, ajoutait-il, elle ne devrait être fil. Il n'y a qu'une majesté
dans le royaume, et je trouve irrespectueux de prononcer le mot reine dans
une monarchie où les reines ne peuvent jamais être rois. Le nôtre,
respectable dans ses intentions, intéressant dans ses malheurs,
personnellement en possession de la confiance publique, n'a besoin ni de
caution ni de garants ; la reine, son auguste compagne, est faite pour le
délasser des soins du trône, et non pour être impliquée dans les affaires de
l'État. Lorsqu'elle a voulu que le plus beau des arts la représentât couronnée
de toutes ses grâces, de tous ses droits, c'est au milieu de ses enfants
qu'elle s'est fait peindre, et non le globe à la main ou la carte de la
France sous les veux. « Quant
au style, mérite bien indifférent au reste (huis un tel ouvrage, je l'ai
trouvé commun, impropre, entortillé ; j'en excepte ce bel alinéa sur les
compensations que le roi trouvera de la diminution de son autorité
arbitraire, ou plutôt do celle des ministres. Admirez la puissance de la
vérité et de la loyauté ! Là M. Necker a été libre et pur, là aussi a-t-il
été noble, élevé, éloquent ; partout ailleurs il est très-faible, si vous en
exceptez encore ce trait de génie, qui peut-être aussi pourrait être placé
parmi les inconvenances, que la défaveur auprès des cieux premiers ordres
peut perdre facilement un ministre, et que les mécontentements du troisième n'ont pas cette puissance,
mais qu'ils peuvent perdre les rois. » Au
milieu de l'irritation fiévreuse des privilégiés et de l'attitude menaçante
du Tiers, les états particuliers du Dauphiné, dans une nouvelle session, vers
la fin de décembre, donnaient l'exemple d'une patriotique union, qui ne fut
pas suivi. L'assemblée se composait de membres du clergé, de la noblesse et
du Tiers ; les derniers en aussi grand nombre que ceux des deux premiers
ordres réunis ; les délibérations étaient communes et les votes comptés par
tètes. Les Dauphinois n'avaient point oublié de faire intervenir la propriété
dans le droit d'élection. Sur le rapport de Mounier, dont le jeune Barnave
révérait alors l'autorité et les lumières, ces états décidèrent que les
députés qui représenteraient le Dauphiné aux états-généraux auraient le
mandat spécial d'obtenir que les délibérations fussent toujours prises par
les trois ordres réunis, et que les suffrages fussent comptés par tètes. A
cette condition seulement les députés seraient autorisés à concourir à
l'établissement d'une constitution pour assurer la stabilité des droits du
monarque et de ceux du peuple français. La majorité demeura unie au Tiers, en
dépit d'un certain nombre de privilégiés qui avaient protesté contre le mode
d'élection, puis, essayé de combattre dans leurs écrits la liberté par la démagogie. En
Bretagne, la noblesse que nous avons vue étroitement unie à la bourgeoisie
contre Brienne, ne montrait ni la sagesse ni le désintéressement de la
noblesse dauphinoise. Une fois le danger commun passé, la noblesse soutint
des prétentions opposées celles de la bourgeoisie, et bientôt le pays offrit
des symptômes de guerre civile. Dans les états particuliers de la province,
qui s'étaient pareillement assemblés sur la fin de décembre, le Tiers
présenta une liste de griefs dont il exigeait le redressement avant de
prendre part a aucune délibération. Il réclama de plus le vote par tête et la
répartition égale des impôts. Beaucoup de gentilshommes résolurent de ne
délibérer sur les demandes du Tiers qu'après avoir terminé les affaires
générales de la Bretagne. L'assemblée s'épuisait en débats stériles, et
bientôt la confusion y devint telle que le gouvernement la suspendit jusqu'au
3 février. Les membres du Tiers obéirent, mais les deux premiers ordres
décidèrent de ne pas désemparer, rédigèrent des remontrances et répandirent
dans les Campagnes une déclaration où ils accusaient les députés des villes
de trahir les intérêts du peuple. Une réponse virulente des étudiants en
droit, de la jeunesse de Rennes, les irrita. De part et d'autre les têtes
s'exaltaient. Le 26 janvier 1789, une foule de pauvres gens qu'on avait
soulevés sous prétexte de faire réduire le prix du pain, et parmi lesquels on
remarquait les domestiques des nobles, assaillirent dans les rues, à coups de
Litons et de pierres, la jeunesse bourgeoise qui voulut haranguer les groupes
et les disperser. Il n'y avait point de justice à espérer du parlement, le
fidèle auxiliaire de la noblesse. Le lendemain, on essaya de recommencer,
mais les jeunes gens de Rennes avaient écrit à ceux des autres villes de la
province pour les appeler au secours du Tiers-état, et déjà ils s'étaient
procuré des armes. Dans leur exaspération, ils coururent au cloître des
Cordeliers, où étaient rassemblés les gentilshommes. La lutte s'en gagea ; au
bruit des coups de feu qui s'échangeaient et au cri que les nobles faisaient
assassiner les jeunes gens, le tocsin retentit ; tout le peuple se leva et
descendit dans les rues, mais pour appuyer les bourgeois, et un magasin
d'armes fut pillé. Bientôt les nobles se virent assiégés dans la salle des
états par une multitude qu'aveuglait l'ardeur de la vengeance. Quelques-uns
d'entre eux osèrent sortir l'épée à la main ; de part et d'autre on combattit
avec un courage digne des anciens chevaliers bretons ; malheureusement il y
eut du sang de répandu ; un gentilhomme fut tué, un autre reçut une blessure
dangereuse. C'en était l'ait de la noblesse, sans l'intervention pacifique du
gouverneur de Bretagne, le comte de Thiard. Les jours suivants la jeunesse
des villes voisines se mit en marche, par bandes armées, pour soutenir les
Rennois. Six cents Nantais arrivèrent le 30 janvier. Dans les villes
d'Angers, de Poitiers et de Caen, les jeunes gens se tenaient prêts à partir
; ils avaient des correspondances et des chefs parmi lesquels figurait un étudiant
en droit qui fut le général Moreau. On peut se faire une idée de l'exaltation
délirante que provoqua cette petite campagne par une pièce qui nous a été
conservée ; c'est un arrêté des mères, sœurs, épouses et amantes des
jeunes citoyens d'Angers, du 6 février 1789. Il se termine ainsi : « Nous
périrons plutôt que d'abandonner nos amants, nos époux, nos fils et nos
frères, préférant la gloire de partager leurs dangers à la sécurité d'une
honteuse inaction[11]. » Effrayée
de cette levée menaçante, la noblesse ne prolongea pas la lutte ; elle
profita d'un nouvel ordre du roi qui prorogeait indéfiniment les états de
Bretagne, pour évacuer Rennes et se disperser dans ses châteaux. Le ministère
peu soigneux d'assurer la tranquillité publique à l'approche des
états-généraux, et d'ailleurs très mécontent de la noblesse et du parlement,
n'avait point entrepris de les protéger contre la bourgeoisie irritée de
leurs vexations, et avait eu le tort de laisser le Tiers substituer sa force
à celle de l'autorité publique. De
pareilles scènes affligèrent la Franche-Comté à laquelle le roi venait de
rendre ses états provinciaux. Rassemblés pour la première fois, depuis la
conquête de Louis XIV, ils devinrent aussitôt le théâtre de violents débats.
Les deux premiers ordres y protestèrent contre la double représentation du
Tiers et voulurent que l'élection aux états-généraux se fit non par
bailliage, mais par les états de la province. De son côté, le Tiers protesta
contre cette prétention de la noblesse et du clergé. Le parlement ne manqua
pas de se jeter dans la querelle, mais pour donner gain de cause aux
privilégiés, et cassa par un arrêt la protestation du Tiers. Il brima encore
l'idée d'imposer les terres nobles : « l'exemption de l'impôt, dit-il, a fait
partie du prix dans les ventes et dans les partages des familles, et en a
augmenté la valeur... On ne pourrait exiger le sacrifice d'une propriété si
bien caractérisée, sans en accorder un dédommagement. » Il argua ensuite de
la coutume invariablement établie contre la double représentation, et s'éleva
contre tout changement dans la constitution de la province (27 janvier
1789). Une
ordonnance du roi cassa l'arrêt ; le peuple se souleva, et les magistrats ;
conduits en triomphe l'année précédente, furent assiégés dans le palais et
obligés de prendre la fuite pour se dérober à la fureur des bourgeois. Les
amis de la monarchie, les citoyens attachés à la gloire, à la durée de la
dynastie et à la conservation du royaume, virent avec une profonde affliction
ces premiers chocs, ces scènes de guerre civile, que le gouvernement ne se
mettait point en peine de prévenir. L'effroi commença de gagner les
privilégiés qui trouvaient le Tiers trop docile aux leçons que lui avait
présentées la lutte contre la royauté. Ils virent avec étonnement les progrès
immenses de l'esprit d'innovation dans un court intervalle, et comprirent que
le parti, dont les débuts étaient si audacieux, pouvait aller à tout. Du
reste, il semblait qu'un mouvement irrésistible entraînait la France entière.
Au milieu de la profonde agitation qui la travaillait, toutes les idées, tous
les entretiens se tournaient sur les affaires publiques. Des déclamateurs
coupables, d'autres qui ne furent qu'imprudents, électrisaient le peuple,
l'excitaient à la sédition et leurs discours incendiaires pénétraient jusque
dans les petites villes, jusque dans les campagnes. Aveuglé par la délirante
illusion d'une égalité absolue, le peuple devait essayer plus tard de la
conquérir au prix de la révolte. D'innombrables
brochures, libelles, pamphlets de toute espèce alimentaient encore chaque
jour l'effervescence. Plusieurs de ces écrits prêchaient la férocité sous les
formes de la plaisanterie, et renfermaient des prédictions sinistres que les
passions déchaînées s'empressèrent de réaliser. Presque tous attaquaient
vivement la distinction des trois ordres. Aux défenseurs maladroits de la
noblesse, qui rappelaient sans cesse le sang des gentilshommes versé sur les
champs de bataille, on répondait par ces paroles : « le sang du peuple
était-il de l'eau ? » Des pamphlets empruntaient souvent les titres et les
formules des actes de la religion. Ainsi l'un d'eux s'intitulait les LITANIES du Tiers-état, son ÉVANGILE ; un autre : le GLORIA IN EXCELSIS du peuple, suivi de prières à
l'usage de tous les ordres, contenant le MAGNIFICAT du peuple, le MISERERE de la noblesse, le DE PROFONDIS du clergé, le NUNC DIMITTIS du Parlement, la PASSION, la MORT et la RÉSURRECTION du peuple. Dans quelques-uns de ces
libelles politiques, inspirés par l'esprit nouveau, plus ou moins
intempérant, Necker recevait des louanges dont s'enivrait sa vanité. Louis
XVI trouvait aussi un tribut d'hommages auquel il n'était pas insensible.
Toutes ces brochures étaient distribuées par milliers au peuple. « Les
libraires les étalaient aux regards du public. On en faisait des lectures
dans les cafés, sans la moindre contradiction, sans que l'on pût craindre
d'être inquiété[12]. » Initié
à tous les débats politiques de cette époque, et prévenant l'opinion des
états généraux, Servan auquel donnait une plus grande autorité le titre
d'avocat général, demandait une déclaration des Droits de l'homme et du
citoyen. Au moment, même où le Tiers-état de Bretagne luttait avec tant
d'énergie contre les deux premiers ordres, Mirabeau écrivait ces lignes : « Sans
le Tiers, les deux premiers ordres ne forment certainement pas la nation, et,
seul, sans ces cieux premiers ordres, il présente encore une image de la
nation... Je ne dirai pas que l'ordre de la nation doit l'emporter sur les
ordres qui ne sont pas la nation : je léguerai ce principe à la postérité...
Je ne veux pas être, dans les assemblées politiques, ni plus juste, ni plus
sage que mon siècle... » Nous remarquerons cependant que dans un homme de
cette trempe, on trouve des hésitations capables d'étonner : ainsi il n'ose
se prononcer pour le vote par tête : « Le Tiers-état, dit-il, est formé de
tant de gens sans vigueur, de tant de campagnards accoutumés à la féodalité,
de tant de citadins qui ne pensent qu'a l'argent, de tant d'esprits bourgeois
qui ne songent qu'if retirer quelques fruits des protections et des
patronages de messieurs tels et tels, qu'on tremblerait si l'ouverture des
états les plaçait en même chambre, avec nos seigneurs de toute espèce ;
peut-être est-on près de désirer que le faible Tiers-état se men ferme dans
sa chambre, s'échauffe, s'irrite, s'opiniâtre et reçoive les secours de la
colère, contre le veto des chambres hautes, avant d'en venir à une délibération
où se compteront toutes les voix (I). » Ces paroles montrent assez, ce nous
semble, l'incertitude qui régnait encore dans les esprits sur les questions
les plus impérieuses, lorsque l'heure d'agir approchait. Les écrivains, qui
tombaient d'accord sur les avantages de la double représentation et du vote
par tête, se divisaient sur une autre grande question politique, celle de
savoir si une constitution, faite pour défendre la liberté, doit n'admettre
qu'une seule chambre législative, ou s'il est préférable qu'elle en établisse
deux. Mounier,
plus sage et plus savant que la plupart de ces écrivains, publia sur les
états-généraux un volume dans lequel il proposait les deux chambres, formées
d'éléments divers, afin de maintenir l'équilibre des pouvoirs entre les
représentants de la nation et. le chef du gouvernement. Homme de son temps,
quoiqu'il s'en séparât profondément par le calme de la pensée, Mounier
croyait aux avantages de la pairie héréditaire, mais il cachait avec prudence
cette idée aristocratique en se bornant à demander un sénat. A cette époque
ouf l'ardeur était encore plus grande que les lumières, les idées nettes et
précises de Mounier furent néanmoins adoptées par les plus mûrs esprits.
Elles rencontrèrent aussi des contradicteurs, parmi lesquels se distinguait
le ministre protestant, Rabaud de Saint-Étienne, homme modéré et réfléchi,
qui, tout en convenant de l'imperfection de ses vues, se montrait zélé
partisan d'une seule assemblée. Enfin
un nouveau venu, sorti, comme Mirabeau, du rang des privilégiés, eut le
terrible honneur de lancer la foudre qu'avaient précédée tant d'éclairs : QU'EST-CE QUE LE
TIEBS-ÉTAT ?
demande l'abbé SIEYÈS,
vicaire-général de Chartres et le plus habile des révolutionnaires. «
Qu'est-ce que le Tiers-état ? — Tout. »
Qu'a-t-il été jusqu'a présent dans l'ordre politique ? — Rien. « Que
demande-t-il ? — A y devenir quelque chose. « Qui
oserait dire que le Tiers-état n'a pas en lui tout ce qu'il faut pour former
une nation complète ? Il est l'homme fort et robuste dont un bras est encore
enchaîné. Si l'on ôtait l'ordre privilégié, la nation ne serait pas quelque
chose de moins, mais quelque chose de plus. Ainsi, qu'est-ce que le Tiers ?
tout, mais un tout entravé et opprimé. Que serait-il sans l'ordre privilégié
? tout, mais un tout libre et florissant. Rien ne peut aller sans lui, tout
irait infiniment mieux sans les autres... — Il n'est pas possible dans le
nombre de toutes les parties élémentaires d'une nation, de trouver où placer
la caste des nobles. — Qu'est-ce qu'une nation ? — Un corps d'associés vivant
sous une loi commune et représentés par la même législature. — L'ordre des
nobles est un peuple à part dans la grande nation. — Le Tiers est tout. » On
trouvera sans doute absurde la conclusion de l'audacieux tacticien qui exclut
ainsi deux ordres possesseurs de la moitié du sol français. Sieyès
jette ensuite un coup d'œil sur les droits et la situation politique et
civile du Tiers-état avant 1789 « Nous
n'examinerons point, dit-il, l'état de servitude où le peuple a gémi si
longtemps, non plus que celui de contrainte et d'humiliation où il est encore
retenu. Sa condition civile a changé ; elle doit changer encore : il est bien
impossible que la nation en corps, ou même qu'aucun ordre particulier
devienne libre, si le Tiers-état ne l'est pas. On n'est pas libre par des privilèges,
mais par les droits de citoyen, droits qui appartiennent à tous. « Que
si les aristocrates entreprennent, au prix même de cette liberté, dont ils se
moufteraient indignes, de retenir le peuple dans l'oppression, il osera
demander à quel titre. Si l'on répond : à titre de conquête, il faut en
convenir, ce sera vouloir remonter un peu haut. Mais le Tiers ne doit pas
craindre de remonter dans -les temps passés. Il se reportera à l'année qui a
précédé la conquête ; et puisqu'il est aujourd'hui assez fort pour ne pas se
laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne
renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui
conservent la folle prétention d'être issues de la race des conquérants, et
d'avoir succédé à leurs droits ? « La
nation, alors épurée, pourra se consoler, je pense, d'être réduite à ne se
plus croire composée que des descendants des Gaulois et des Romains. En
vérité, si l'on tient à vouloir distinguer naissance et naissance, ne
pourrait-on pas révéler à nos pauvres concitoyens que celle qu'on tire des
Gaulois et des Romains, vaut au moins autant que celle qui viendrait des
Sicambres, des Welches et autres sauvages sortis des bois et des étangs de
l'ancienne Germanie ? Oui, dira-t-on, mais la conquête a dérangé tous les
rapports, et la noblesse de naissance a passé du côté des conquérants. Eh
bien, il faut la faire repasser de l'autre côté ; le Tiers redeviendra noble
en devenant conquérant à son tour. » Après
avoir attaqué l'école anglaise, qui voudrait livrer une des branches du
pouvoir législatif à trois ou quatre cents familles de haute noblesse, l'idée
d'un sénat, comme le proposait Mounier, l'abbé, Sieyès demande : Qu'a-t-on
fait ?» Et ce qu'on a fait, il le critique avec force, puis il aboutit à ce
que le Tiers soit tout en fait connue en droit. 11 soutient qu'il est
compétent pour juger seul, sans le concours des deux autres ordres, en
assemblée nationale, toutes les affaires de l'État, ou à son choix, pour
décréter la convocation d’une assemblée extraordinaire du royaume,
élue par les citoyens et chargée de discuter la constitution. La brochure de
ce froid métaphysicien produisit la plus vive sensation ; elle traçait à la
révolution son programme et donnait l'impulsion aux niveleurs. Ces derniers
ne cachèrent plus es ce moment, leur projet de tout dénaturer, de tout
confondre et de tout immoler. Mais le
plus violent de tous les écrits de cette époque, celui qui contribua le plus
à enflammer les passions de la multitude, fut le Mémoire du comte
d'Entraigues, gentilhomme languedocien, élève de Jean-Jacques Rousseau et ami
de l'académicien Chamfort. Il surpassa tous les autres non seulement par le
talent et l'éloquence, mais encore par l'inconcevable hardiesse qui éclatait
à chaque page. Son ouvrage offrait un traité complet, remontant à
l'établissement des Francs dans les Gaules, ou plutôt aux droits primitifs de
l'homme dans l'état de nature pour arriver, à travers toutes les vicissitudes
du gouvernement français, pendant quatorze siècles, jusqu'au moment actuel.
L'épigraphe de ce livre était la formule si fameuse avec laquelle les Cortés
d'Aragon conféraient à leur roi l'investiture de la souveraineté, en lui
promettant une obéissance conditionnelle : Nous qui valons chacun autant
que vous, et qui, réunis, sommes plus puissants que vous, nous promettons de
vous obéir tant que vous maintiendrez nos privilèges et nos libertés : sinon,
non. Il faut en convenir, jamais prince n'avait moins mérité que, Louis
XVI qu'on joignît pour lui à un engagement de fidélité une menace de
destitution. Mais l'ouvrage lui-même faisait bientôt oublier la hardiesse de
cette épigraphe. La
première phrase est une consécration du gouvernement républicain, et un
anathème contre la monarchie : « Ce fut sans doute pour donner aux plus
héroïques vertus une patrie digne d'elles, que le ciel voulut qu'il existât
des républiques ; et, peut-être pour punir l'ambition des hommes, il permit
qu'il s'élevât de grands empires, des rois et des maîtres. » La seconde
présente le peuple français comme un troupeau d'esclaves gémissant sous
l'excès de l'oppression : « Mais toujours juste, même dans ses châtiments,
Dieu permit qu'au fort de leur oppression, il existât pour les peuples
asservis un moyen de se régénérer. » Bientôt la légitimité de l'insurrection
est proclamée : « En Angleterre, l'insurrection est permise ; elle serait
sans doute légitime, si le parlement détruisait lui-même une constitution que
ses lois doivent conserver. » L'auteur attaque ensuite le pouvoir législatif'
de la couronne et le déclare incompatible avec son droit héréditaire : « Eh !
grands Dieux ! s'il est sur la terre un homme incapable, par sa position,
d'exercer le pouvoir législatif, c'est un roi, et surtout un roi héréditaire,
etc.[13]. » Il recommande à la clémence
du dix-huitième siècle et défend avec chaleur contre la sévérité excessive
des siècles précédents, Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris. Il
embellit ainsi de longues déclamations les recherches qu'il a faites sur les
états-généraux. Enfin, il ne craint pas de dénoncer la noblesse héréditaire
comme le plus épouvantable fléau dont le ciel, dans sa colère, puisse frapper
une nation libre[14]. L'impétueux comte d'Entraigues
s'effraya des conséquences de ses funestes doctrines ; et, bientôt, cet
admirateur passionné des républiques quitta la France pour aller vivre en
Russie. Dans sa vie politique singulièrement active et mystérieuse, il s'efforcera
de faire oublier aux princes de la maison de Bourbon, par ses services, le
mal que ses premières opinions avaient pu faire. Un
homme d'esprit, que Mirabeau aimait, Cérutti, autrefois jésuite et zélé
défenseur de l'ordre, mais alors connu dans le monde par des manières
aimables, fut l'un des plus habiles adversaires de l'audacieux d'Entraigues.
Son Mémoire au Peuple Français, écrit néanmoins dans les intérêts du
Tiers-état, défendit l'ordre que l'élève du philosophe de Genève attaquait
avec tant de violence. Quelques ouvrages écrits avec goût et des prix remportés
sur plusieurs sujets intéressants avaient fait à Cernai une réputation
littéraire. C'en était assez pour que Mirabeau se l'attachait ; il le fit
travailler par la suite à la composition des discours qu'il prononçait à la
tribune et devint son bienfaiteur. Pendant
que les théories politiques, toutes plus hardies les unes que les autres,
souvent impossibles à réaliser et fort dangereuses, agitaient la France, elle
subissait l'hiver de 1788 à 1789, l'un des plus rigoureux dont notre histoire
conserve le souvenir. Le tableau de la misère était affreux dans Paris qui,
dès les premiers troubles, avait vu affluer dans ses murs, ainsi que nous
l'avons déjà dit, une foule de gens affamés et de vagabonds sans profession
et sans ressources. Le déficit des finances y avait frappé de mort le
commerce et l'industrie ; l'approche de la révolution arrêtait la circulation
des capitaux et empêchait de concentrer la quantité de subsistances nécessaire
à ses nombreux habitants. Mais les souffrances populaires rencontrèrent les
plus vives sympathies. Un vaste mouvement de bienfaisance entraîna dans un
désir commun de soulager le malheur tous ces esprits que devait bientôt
diviser la crise politique. La religion, déployant un zèle infatigable,
montra de nouveaux prodiges de la charité, et la philosophie s'empressa de
lui servir d'auxiliaire. Les défenseurs les plus fougueux des deux partis,
des privilégiés et du Tiers-état, se rencontrèrent dans les greniers où gémissait l'indigence, près du grabat où elle était mal abritée contre les rigueurs de la
saison, et se pressèrent la main dans ces rendez-vous de pieuse
fraternité. Des haines qui avaient troublé la paix des familles, se calmèrent sous l'humble toit du
pauvre. Jamais n'avait régné dans les dons une plus noble prodigalité. L'archevêque de Paris, M. de Juigné, après avoir consacré tous ses revenus à des œuvres de bienfaisance, emprunta
quatre cent mille livres. On remarqua les immenses libéralités des princes
d'Orléans et de Penthièvre, et la touchante compassion qu'y mêlait la
duchesse d'Orléans, révérée et chérie des Français, pour ses douces vertus ; mais
on prétendit que les dons magnifiques du duc n'avaient pas une source aussi
pure et qu'il achetait la faveur populaire. Dans plusieurs hôtels splendides,
des salles étaient transformées en chauffoirs publics, et la charité se
plaisait à rassembler autour de larges fourneaux des malheureux qui
n'auraient point trouvé d'autre asile contre les cruautés de 1hiver. La
science, mise à contribution, inventa des procédés économiques qui
facilitèrent aux bienfaiteurs de la classe indigente, les moyens de la
nourrir. Mais, malgré les ressources multipliées que procura cet ensemble
d'efforts généreux, les pauvres furent horriblement éprouvés ; beaucoup
d'entre eux périrent de faim ou de froid. Dans un
grand nombre de provinces, des attroupements se formèrent ; il y eut des
émeutes. Poussé par le besoin, échauffé par les discours des mécontents,
irrité par la présence des troupes, le peuple se portait à des excès
déplorables ; il pillait des magasins, insultait et maltraitait les officiers
publics. Les troubles comprimés sur un point, éclataient sur d'autres et
l'autorité bravée par les séditieux devenait de plus en plus impuissante.
Souvent les fureurs de la misère se compliquaient de toutes les haines de la
politique. Dans les campagnes, les paysans se soulevaient et poussaient des
cris de rage contre les nobles. Partout on parlait d'accaparements. Les uns
disaient que les partisans de la révolution affamaient le peuple afin de le
pousser è la révolte, et d'ouvrir toutes les digues au torrent des passions
les plus fougueuses ; d'autres répandaient le bruit que les aristocrates
avaient formé le projet de les réduire par la famine. Souvent injuste, le
peuple oubliait qu'une mauvaise récolte, suivie de l'hiver le plus
désastreux, suffisait pour rendre les subsistances rares. Les moulins,
arrêtés par les glaces, ne marchaient plus, et d'ailleurs l'ignorance, les
agitations politiques et la terreur qu'inspirait l'effervescence populaire
opposaient presque partout des obstacles à la circulation des grains. Le
gouvernement ne restait cependant pas inactif ; malgré les embarras de tout
genre qui l'entouraient, il faisait les plus louables efforts pour adoucir la
misère publique. Après avoir apprécié le déficit des récoltes, Necker avait
interdit l'exportation, proposé des primes aux négociants et formé des
entrepôts. Il déployait ensuite toutes les ressources de son crédit personnel
afin d'obtenir des grains de l'étranger, car les céréales avaient aussi manqué
au dehors. «
L'Amérique, les côtes de la Méditerranée, l'Angleterre, la Hollande et
Dantzick, furent mis à contribution pour les besoins de la France. Necker
suivait de sa main cette vaste correspondance, et ses sollicitations
instantes étaient presque toujours couronnées de succès[15]. » C'est
au milieu de si tristes circonstances que parut (24 janvier) la lettre de convocation des
états-généraux à Versailles pour le 27 avril. Le conseil avait délibéré sur
le lieu des séances de l'assemblée sans cependant y attacher une grande
importance ; on avait proposé plusieurs villes ; mais les courtisans, qui
tenaient à ne point déranger leurs habitudes, décidèrent le roi pour celle où
résidait la cour. Un règlement sur la forme des élections accompagnait la lettre
; il portait le nombre des députés à 1.200, dont 300 pour chacun des ordres
privilégiés et 600 pour le Tiers-état. Il ne touchait point aux petits
bailliages qui avaient jadis nommé plus de députés que n'en comportait leur
population. « Le respect pour les anciens usages, disait-il, et la nécessité
de les concilier avec les circonstances présentes, sans blesser les principes
de la justice, ont rendu l'ensemble de l'organisation des prochains
états-généraux et toutes les dispositions préalables très difficiles et
souvent imparfaites. Cet inconvénient n'eût pas existé si l'on eût suivi une
marche entièrement libre et tracée seulement par la raison et par l'équité[16]. » Il donnait ensuite des
instructions aux baillis et sénéchaux sur le mode de convoquer et de tenir
les assemblées. Les gouverneurs des différentes provinces devaient leur
adresser les lettres de convocation. On divisait les bailliages et
sénéchaussées en deux classes : Dans l'une et l'autre classe, ajoutait le règlement,
on entendra par bailliages et sénéchaussées tous les sièges auxquels la
connaissance des cas royaux est attribuée. — Les baillis et sénéchaux de
première classe convoqueront au plus tard pour le 16 mars, les évêques,
curés, communautés muées, ecclésiastiques pourvus de bénéfices, et nobles
possédant fiefs à l'assemblée générale du bailliage ou sénéchaussée. Les
chapitres nommeront un député pour dix chanoines ; les prêtres attachés aux
chapitres, et les prêtres sans bénéfices, domiciliés dans les villes, un
député pour vingt : les communautés religieuses, un député par communauté.
Les communautés de femmes, ne pourront être représentées que par un seul
député ou procureur fondé, pris dans l'ordre ecclésiastique séculier ou
régulier. Les femmes nobles possédant fiefs voteront aussi par procureur
fondé. Les-bénéficiaires et les nobles possédant fiefs voteront
individuellement. — Dans les villes dénommées en l'état annexé au présent
règlement, les babil anis s'assembleront d'abord par corporation ; les corps
d'arts et métiers nommeront un député pour cent électeurs présents ; les
corporations des arts libéraux, des négociants, etc., en nommeront deux pour
cent ; les habitants nés ou naturalisés français, âgés de vingt-cinq ans,
domiciliés et compris au rôle des impositions, qui ne font partie d'aucune
corporation, éliront pareillement deux députés pour cent. Les députés choisis
dans les différentes assemblées particulières formeront à l'Hôtel-de-Ville
l'assemblée du Tiers-état de la ville, y rédigeront le cahier des plaintes et
doléances de la ville, et nommeront, au nombre fixé dans l'état susdit, des
députés de second degré pour porter le cahier au bailliage ou sénéchaussée. —
Paris seul députera directement aux états-généraux ; les autres villes ne
voteront pour les états qu'avec l'ensemble du bailliage ou sénéchaussée dont
elles feront partie... — Chaque ordre rédigera ses cahiers et nommera ses
députés séparément, à moins qu'ils ne préfèrent d'y procéder en commun. Les
cahiers de chaque ordre seront arrêtés définitivement dans l'assemblée de
l'ordre. — Les députés aux assemblées de divers degrés seront élus à haute
voix ; les députés aux états-généraux seront seuls élus au scrutin secret. Il
y aura autant de scrutins que de députés. Tous les gouverneurs, tons les agents de l'autorité, reçurent l'ordre de se rendre à leur poste ; un appareil militaire imposant fut déployé dans les villes les plus importantes du royaume. La France allait présenter un nouveau spectacle et répondre à l'appel de Louis XVI avec un empressement qui devait prouver qu'elle comprenait combien les circonstances étaient graves. Il ne s'agissait pas en effet, comme au temps de Charles V ou de Louis XII, d'accorder des subsides pour la guerre contre les Anglais, ou la rupture d'un traité funeste, mais de porter la cognée de la réforme dans tout ce qui avait fait son temps et d'inaugurer une ère nouvelle. |
[1]
Sallier, Ann. françaises, p. 203. Le baron de Besenval, Mémoires,
t. II, p. 337. Necker, Œuvres complètes, t. I. Notice, p. 230.
[2]
Histoire parlementaire, t. I, p. 253.
[3]
Le baron de Besenval, Mémoires, t. II.
[4]
Monthyon, Particularités et observations sur les ministres des finances,
p. 312.
[5]
Lettre du marquis de Mirabeau au marquis de Longo, 15 décembre 1788.
[6]
« Au dix-huitième siècle, le parlement s'énerve avec tout le reste, et, comme
tout le reste, succombe sous ses fautes et s'abime dans le naufrage universel.
» Victor Cousin, fin de la Fronde à Paris. (Voir la Revue des deux Mondes,
livraison du 15 mars 1839, p. 263.) L'habile écrivain ajoute en remarque : «
Rappelez-vous la fatale décision que les états-généraux seraient convoqués en
leur forme accoutumée, c'est-à-dire en trois ordres différents, comme au moyen
âge, tandis que le roi, s'il n'eût pas été enchaîné par la déclaration des
parlements aurait pu, en réduisant les trois ordres à deux et en rendant les
états-généreux périodiques, donner la monarchie constitutionnelle et éviter une
révolution. »
[7]
Introduction au Moniteur, p. 564.
[8]
Mémoire des princes : Histoire parlementaire, t. I. p. 256-260. Introduction
au Moniteur, p. 499.
[9]
Introduction au Moniteur, p. 800-509. Necker, Œuvres, t. VI, p.
419-443.
[10]
Rapport au conseil du roi, de l'imprimerie royale, p. 21.
[11]
Introduction au Moniteur, p. 544.
[12]
Sallier, Annales françaises, p. 305.
[13]
Page 26.
[14]
Page 61.
[15]
Œuvres complètes de Necker, Notice, t. I, p. 234.
[16]
Anciennes lois françaises, règne de Louis XVI, t. VI, p. 636.