LES DERNIERS CÉSARS DE BYZANCE

 

CHAPITRE VI. — HUNIADE ET SCANDERBEG.

 

 

Siège de Belgrade par les Ottomans. — Défense heureuse de cette ville. — Jean Huniade. — Défaite de Mezitibeg. — Bataille de Vasag. — Les Ottomans vaincus à Missa. — Huniade entre triomphalement à Bude. — Paix de Segeddin, bientôt violée par les chrétiens. Bataille de Varna. — Amurath tiré de sa retraite de Magnésie par la révolte des janissaires. — Ravage et conquête du Péloponnèse. — Bataille de Kossova. — Fuite et dangers de Jean Huniade. — Défection et succès de Scanderbeg. — Amurath forcé de lever le siège de Croïa. — Mort de Jean II Paléologue. — Démétrius dispute le trône à son frère Constantin XII Dragosès, empereur de Constantinople. — Mort d'Amurath II — Ambassade de Phranza. — Situation de la cour de Byzance.

 

En attendant que la vengeance divine portât le dernier coup à l'empire de Byzance, Amurath, maître de la Servie et soutenu par le despote de Valachie, marchait contre les Hongrois, de nouveau troublés par la mort subite d'Albert (1439). Les uns appelaient au trône le roi de Pologne, Ladislas, à condition qu'il épouserait la reine Élisabeth ; d'autres, avant de prendre un parti, voulaient attendre les couches d'Élisabeth. Lorsqu'elle eut donné le jour à Ladislas le Posthume, la reine, obéissant à des sentiments maternels et désespérant de résister aux Polonais, fit couronner précipitamment son fils à Albe-Royale, et s'enfuit en Autriche avec le jeune prince et la couronne de saint Étienne. Alors commença une guerre civile qui dura plus de quatre ans. Amurath en profita pour assiéger Belgrade, le premier boulevard de la chrétienté catholique, et il confia le commandement de cette expédition au fils d'Ewrenos, Alibeg (1440). Celui-ci entoura la place de machines de toute espèce propres à lancer des pierres, de terrasses et de cent vaisseaux sur le Danube. Le sultan ne savait pas que la Hongrie ne lui avait pas été livrée. Toujours et partout victorieux, il avait jusqu'alors marché rapidement à son but, en renversant tous les obstacles opposés à son ambition. Mais devant Belgrade son étoile devait pâlir pour la première fois. Son lieutenant trouva un digne adversaire dans le prieur Zowan de Raguse. La ville répondit avec succès aux attaques réitérées des assiégeants par le feu bien nourri des remparts et le jeu des mines. Le Polonais Lenzicyky parut comme envoyé du roi de Pologne pour demander au sultan de mettre un terme au blocus, qui durait depuis six mois. Amurath, qui devait bientôt se retirer, répondit néanmoins avec orgueil que tôt ou tard il ferait la conquête de Belgrade.

La résistance vigoureuse de Belgrade fut le prélude des défaites successives que fit éprouver aux musulmans le célèbre Jean Huniade, connu d'eux sous le nom d' Iramko (en turc, écho). Jean Corvin, seigneur de Huniade, était un magnat renommé par sa bravoure, à laquelle il devait son élévation, issu d'une noble famille de Transylvanie selon les uns, et selon d'autres né d'un Valaque et d'une Grecque, il avait d'abord commandé douze cavaliers à la solde de l'évêque de Zagrad ; ensuite il avait accompagné Sigismond en Italie, et servi dans l'armée de Philippe-Marie Visconti. Il paraît qu'à son retour en Hongrie il reçut de Sigismond la seigneurie d'Huniade, située sur les frontières de la Transylvanie et de la Valachie. Il fit ensuite une campagne, en qualité de centurion ou de capitaine, sous le préfet hongrois de Halle. Il accrut ses possessions en épousant une femme riche et d'une naissance illustre. Enfin il était devenu voïévode de Transylvanie, quand Ladislas entra en Hongrie. Il se déclara pour ce prince, qui eut à défendre son nouveau royaume contre Élisabeth d'une part et les Turcs de l'autre sous le titre modeste de Chevalier-Blanc de Valachie, il acquit une renommée brillante. Dans leur admiration, les Hongrois lui appliquaient ces paroles de l'Évangile : Il fut un homme envoyé de Dieu, qui s'appelait Jean. Les Turcs retrouvèrent dans ce héros une terreur puissante comme au temps des croisades ; ils l'appelaient le Diable, et se servaient de son nom pour effrayer les enfants indociles. Ils ne purent jamais pénétrer dans le royaume dont il était le gardien, et ils pleurèrent sa mort, qui laissait à jamais impunies les grandes injures qu'il avait imprimées à leur orgueil. Le guerrier chrétien délivra la Hongrie de la discorde civile et de la guerre 'étrangère : dix fois il combattit les infidèles en bataille rangée ; quatorze fois il les prit au dépourvu et les dispersa. Vaincu deux fois, Huniade ne leur abandonna la victoire qu'après l'avoir vivement disputée. Ses brillants exploits furent une heureuse diversion en faveur de Constantinople. Sans lui, non-seulement la Hongrie, mais la Bavière, mais l'Allemagne, mais toute la chrétienté semblaient perdues. Les nations orthodoxes le regardaient comme leur plus sûr rempart ; le roi de Pologne lui rendait ce témoignage, qu'il attirait sur lui tous les regards, sans exciter l'envie[1]. Les papes lui envoyaient des ambassadeurs comme à un roi.

Cependant Mezidbeg, grand écuyer du sultan, franchit à son tour la Valachie, pénétra dans la Transylvanie (18 mars 1442), et alla mettre le siège devant Hermanstadt. Excités à la guerre par le despote de Servie et son fils Lazare, qui s'étaient réfugiés à Raguse après la mort d'Albert, puis en Hongrie, Ladislas et Huniade résolurent d'attaquer les Turcs. Huniade marcha donc avec de vaillantes troupes au secours de la ville assiégée, et fit éprouver une déroute complète aux Ottomans, dont vingt mille restèrent sur le champ de bataille. Le pacha s'enfuit avec ses cavaliers, et fut massacré ainsi que son fils. Huniade, qui n'avait perdu que trois mille hommes, passe les montagnes, entre en Valachie, et ravage les deux rives du Danube. Reçu en triomphe par ses concitoyens, peu accoutumés à de pareils succès contre les Turcs, le général hongrois envoie à Georges Brankovich, comme trophée de sa victoire, un char si pesamment chargé de dépouilles ennemies, que dix bœufs pouvaient à peine le traîner. Les têtes de Mezidbeg et de son fils couronnaient le sommet, et au milieu était assis un vieux musulman, qui fut obligé d'offrir ces tristes dépouilles au despote de Servie.

Pour venger cette défaite, Amurath prépara une invasion formidable, et donna ordre à Sciabadin-Pacha de marcher contre le vainqueur avec l'élite de ses janissaires et une armée que Bonfinius porte à quatre-vingt mille hommes. 11 devait aussi châtier les Valaques et les Moldaves, que le Chevalier-Blanc avait détachés de l'alliance des Ottomans. L'orgueilleux Sciabadin se vantait qu'au seul aspect de son turban les ennemis s'enfuiraient à plusieurs journées de distance. Huniade s'avança contre lui jusqu'à Vasag avec quinze mille hommes seulement, mais déterminés à vaincre ou à mourir. Le brave Hongrois répondit à la jactance du pacha par un triomphe plus éclatant encore que sa première victoire, grâce à l'avantage que lui donnaient sur la cavalerie légère des Turcs ses cavaliers armés de lourdes lances et couverts de fer. Sciabadin fut pris avec cinq mille des siens et deux cents étendards. Les meilleurs officiers d'Amurant trouvèrent la mort dans la terrible journée de Vasag. Le sultan, humilié par cette nouvelle défaite, n'en demanda pas moins aux Hongrois Belgrade ou le tribut. Jean Corvin fut d'avis qu'on le punit de cette audace en attaquant ses États. Le despote détrôné de Servie poussait aussi Ladislas à la guerre, pour reprendre ce qu'il avait perdu. Ladislas, d'ailleurs, qui commandait aux armées hongroises et polonaises, voulait mettre son règne à profit en tournant de si grandes forces contre l'ennemi commun.

L'année suivante (1443) fut remarquable par la rapidité des exploits d'Huniade. Une campagne de cinq mois lui suffit pour gagner cinq batailles et s'emparer d'autant de villes ; aussi les Hongrois, fiers de ces succès, l'ont-ils nommée la longue compagne. Ce furent les débuts brillants de la croisade réunie par les efforts du cardinal Julien, légat du pape Eugène IV, qui avait sonné la cloche d'alarme contre les infidèles. Depuis la funeste bataille de Nicopolis, jamais tant de nations diverses de l'Europe chrétienne ne s'étaient alliées pour combattre l'ennemi perpétuel de leur fui. Des Allemands, des Polonais, des Valaques, des Serviens et des Hongrois composaient l'armée qui partit d'Ofen le 2 juillet, et passa le Danube, près de Semendra, sous les ordres de Brankovich. Huniade, à la tête de douze mille cavaliers d'élite, entra en Servie et pénétra jusqu'à Nissa, ravageant tout sur son passage, tandis que le roi Ladislas et le cardinal Julien suivaient avec vingt mille hommes, à une distance de deux journées. Le 3 novembre 1443, les deux armées ottomane et hongroise se rencontrèrent aux environs de Nissa. Toute la bravoure des musulmans dut échouer devant les savantes manœuvres d'Huniade. Amurath se vit contraint à. une retraite précipitée derrière le mont Ilémus, après avoir perdu deux mille hommes et laissé entre les mains de l'ennemi neuf drapeaux et quatre mille prisonniers. L'importante ville de Sophia fut conquise. La terreur avait passé des chrétiens aux Turcs ; il ne s'agissait plus que de marcher sur Philippopolis, et de là sur Andrinople.

Un mois plus tard, le général chrétien engagea une nouvelle bataille dans les défilés du Balkan, où ses soldats eurent à lutter non -seulement contre les ennemis, mais encore contre les avalanches et les énormes blocs de glace et de rocher qui se détachaient de la crête des montagnes. Ils furent cependant vainqueurs, et l'avantage leur resta encore dans une dernière grande bataille, la seule à laquelle le roi de Ladislas assista en personne. Au nombre des prisonniers qui tombèrent entre les mains des croisés, on cite Mahmoud-Tchélébi, frère du grand vizir et gendre d'Amurath. Huniade repassa ensuite le Danube avec son armée, et fit à Bride une entrée triomphale. tl y parut précédé des étendards ennemis, escorté d'un légat et du despote de Servie. Bon ti nius décrit avec complaisance la joie de la Hongrie et de la chrétienté, les processions des prêtres et du peuple au-devant des vainqueurs, les actions de grâces à la sainte Vierge ; patronne du royaume. Le pape Eugène, les Génois, les Vénitiens, et Philippe le Bon, duc de Bourgogne, envoyèrent des ambassadeurs à Ladislas, et Corvin eut sa part de leurs félicitations. Tous l'excitaient à continuer la guerre et lui promettaient lent secours. Jean Paléologue l'engageait aussi à une nouvelle expédition, dans l'espoir qu'elle pourrait le délivrer définitivement des Turcs. Le despote de Servie et le cardinal Julien appuyaient sa demande, chacun dans ses intérêts particuliers. Mais les Polonais s'y opposaient de toutes leurs forces, parce que la Pologne était agitée au dedans, et au dehors attaquée par les Tartares. D'ailleurs une partie de la Hongrie était toujours occupée par les Bohémiens, qui disaient tenir pour Ladislas le Posthume, mais désolaient de leurs brigandages les comtés du nord.

Cependant Ladislas voulait la guerre, et il chargea Corvin de la préparer. De son côté, le pape Eugène, de concert avec les Vénitiens et les Génois, rassembla à Gate soixante-dix galères, dont il donna le commandement à un cardinal florentin nommé François Gondolmieri. Cette flotte se dirigea vers l'Hellespont. Elle devait empêcher les Turcs de passer en Europe. Le prince de Caramanie avait pour la troisième fois secoué le joug ; il disputait l'Asie aux Ottomans, et résistait à toutes leurs forces. Attaqué sans relâche, et fatigué d'être vaincu, Amurath pardonne au rebelle, et, voulant mettre un terme à la guerre désastreuse qu'il soutenait dans le nord-ouest de son empire, il rend au voïévode Drakul la Valachie, et à Georges Brankovich ses deux fils, auxquels il avait fait crever les yeux, et les forts qu'il lui avait enlevés. ll envoie ensuite un ambassadeur à Jean Huniade pour négocier la paix. Celui-ci en réfère à la diète rassemblée à Segeddiu, et la diète consent à traiter avec les Ottomans. On conclut une trêve de dix ans en présence du cardinal Julien, qui dévora son mécontentement (12 juillet 1444). Les sujets de Ladislas et de Georges étaient, au contraire, dans la joie. Amurath s'engageait à restituer à Brankovich la Servie et l'Herzegovine, à laisser la Valachie sous la suzeraineté des Hongrois, et à payer une somme de soixante-dix mille ducats pour la rançon de son gendre. Les Turcs demandèrent le serment sur l'hostie, mais on s'y refusa. Ils jurèrent sur le Coran, les chrétiens sur l'Évangile. Le traité était écrit dans les deux langues[2].

Au milieu de ses négociations avec les chrétiens, une nouvelle accablante plongea le sultan dans la plus profonde douleur ; son fils aîné, Aleaddin, prince doué de qualités brillantes, venait de mourir. Amurath, qui joignait à ses talents militaires une tendre affection pour ses enfants, éprouva un tel regret de cette perte, qu'il prit la résolution de renoncer au trône. Après avoir environné son fils Mahomet, âgé seulement de quatorze ans, de ministres vieillis dans les affaires et capables de guider son inexpérience, il alla chercher le repos d'une vie jusque-là si agitée, dans l'agréable retraite de Magnésie, avec un petit nombre de favoris.

Mais tandis que le sultan, à peine arrivé au milieu de sa carrière, confiait aux mains inhabiles de son fils les rênes du gouvernement, les ennemis de l'empire ottoman veillaient, attentifs à saisir la première occasion favorable de se venger de tous les désastres que leur avaient fait éprouver les armes musulmanes. Le traité de paix était à peine signé lorsque arrivèrent les députés de la flotte croisée, assurant que l'armée des infidèles ne pouvait passer d'Asie en Europe. Ils demandèrent à Ladislas d'agir promptement. L'empereur Jean II Paléologue, craignant que la paix de Segeddin ne tournât contre son repos, sollicita du pape, des Francs, de Philippe duc de Bourgogne, une nouvelle croisade qui effaçât l'affront de Nicopolis. Les Hongrois regrettaient d'avoir perdu nue si belle occasion de chasser les Turcs de l'Europe, et le cardinal Julien n'était pas moins impatient de terminer la guerre contre les ennemis du Christ : aussi s'empressa-t-il de profiter de la disposition des esprits pour faire rompre le traité. Afin de mieux s'assurer de Georges, on lui promit de nouvelles possessions. Les Polonais murmurèrent, car les Russes envahissaient alors la Lithuanie.

La deuxième expédition de Bulgarie commença par le passage du Danube à Orsowa. Cette fois, instruit par l'expérience de la première campagne, on résolut de laisser en arrière les places des Turcs et de pousser droit à Gallipoli. Deux routes y conduisaient : l'une au milieu de l'Hémus, directe, escarpée et difficile ; l'autre entre l'Hémus et la mer, plus longue et plus Are. Ladislas prit la seconde, après avoir donné un assaut inutile à Nicopolis. Un chef des Valaques vint le joindre avec ses vassaux. Effrayé du petit nombre de ses troupes, il lui conseilla sagement la retraite. En effet, une fois la paix conclue, la plupart des croisés allemands et bourguignons étaient rentrés dans leurs pays. Le corps d'année du légat était réduit à une poignée de soldats. Néanmoins Ladislas ne suspendit pas sa marche. Ses troupes ravagèrent en passant les églises grecques et bulgares, brûlèrent vingt-huit navires ottomans destinés à entrer dans la mer Noire et à remonter le Danube, soumirent quelques places fortes, et vinrent camper près de Varna, ville située sur les bords de la mer, et qui ouvrit ses portes à l'armée chrétienne.

Dans ce pressant danger, Amurath avait consenti à sortir de sa solitude de Magnésie, et, indigné de la violation de la paix, il s'était élancé de l'Asie à la tête d'une armée de quarante mille hommes. Au lieu de gagner l'Hellespont, où croisait la flotte pontificale, il était venu débarquer sur les rives du Bosphore. Des vaisseaux génois avaient transporté ses troupes, moyen nan t la rétribution d'un ducat par homme. D'Andrinople il s'était avancé à marches forcées, et avait assis son camp à quatre mille pas de celui des Hongrois. Le cardinal Julien proposa de retrancher le camp au moyen de fossés et de barricades de chariots. Huniade et le despote de Servie s'y opposèrent, et la bataille fut résolue.

La veille de la fête de saint Martin (10 novembre 1444), les troupes des deux partis se rangèrent en bataille. Du côté des chrétiens les dispositions furent prises par Huniade. La bataille, engagée dès le point du jour, durait encore à la neuvième heure. Le cardinal Julien et Georges Brankovich s'élancèrent les premiers contre les Turcs. Les ennemis les repoussèrent ; mais Huniade et Ladislas rétablirent le combat, et portèrent la mort dans tous les rangs. C'est alors, dit-on, que le sultan, voyant ses janissaires plier, tira de son sein la copie du traité fait avec les Hongrois, et, levant les yeux au ciel, demanda au Dieu des chrétiens la punition du parjure. Bientôt Ladislas, emporté par son ardeur, se précipita au milieu des janissaires. Entouré de cinq cents cavaliers, ses gardes du corps, sous la bannière de Saint-Georges, portée par Étienne de Bathori, il multiplie les prodiges de valeur et cherche Amurath dans la mêlée. Mais son cheval blessé au pied d'un coup de hache, tombe entraînant sous lui son cavalier. Aussitôt un vieux janissaire s'approche, lui coupe la tête, la plante sur une lance, et crie avec force aux ennemis : « Voilà la tête de votre roi ! »

Cet horrible pendant d'une autre pique au haut de laquelle le sultan faisait porter le traité de Segecidin pour montrer à ses soldats ce monument de la perfidie des chrétiens, jeta la terreur dans l'armée hongroise, et fut le signal de sa défaite. Elle battit en retraite, malgré le courage que déploya Huniade afin d'arracher aux ennemis le corps du jeune roi. Le héros est lui-même obligé de céder, et, reconnaissant la vengeance divine, il part en criant aux siens : « Sauve qui peut » Les Hongrois rentrèrent dans leur camp, après avoir perdu les deux tiers de leur armée, avec le cardinal Julien, l'auteur de ce grand désastre, et Étienne l3athori, père du \voïévode de Transylvanie. Trente mille Ottomans restèrent sur le champ de bataille. Bonfinius prétend que le récit de cette funeste journée fait par les historiens turcs est moins honorable pour Amurath, qui, retranché derrière ses bagages et entouré de ses janissaires, désespérait du salut de son armée à la vue du désordre qui gagnait d'abord tous les rangs. Il se disposait à fuir lorsqu'un des siens le força de vaincre en l'empêchant de s'éloigner. Deux cent cinquante chariots chargés d'objets précieux tombèrent entre les mains des vainqueurs. Le sultan annonça cette victoire au sultan d'Égypte, et, pour mieux lui faire connaître quels hommes de fer il avait vaincus, il lui envoya vingt-cinq cuirasses de nobles Hongrois. La tête de Ladislas, conservée dans du miel, fut adressée à Djubé-Ali, gouverneur de Bursa. Les habitants vinrent en foule au-devant de ce triste trophée, le lavèrent dans les eaux du Niloufer, et le portèrent en triomphe par toute la ville.

Georges et Huniade firent passer le Danube aux débris des croisés, qui du reste ne furent point poursuivis par les Turcs. Le deuil fut grand en Hongrie, en Pologne et dans toute la chrétienté. Le pape donna des larmes à Ladislas, et célébra en son honneur un magnifique service dans la basilique de Saint-Pierre. Le sultan voulut rendre aussi un éclatant témoignage à sa valeur. Il fit élever une colonne à l'endroit où le roi de Hongrie était tombé ; mais l'inscription modeste célébrait la valeur et déplorait l'infortune de Ladislas sans blâmer sou imprudence[3].

Satisfait d'avoir sauvé l'État, et fatigué du trône, Amurath résigna une seconde fois la couronne pour regagner ses délicieux jardins et son palais de Magnésie. 11lais à peine goûtait-il les douceurs du repos, que l'empire réclama encore son sauveur. Les janissaires, révoltés, se livraient à des scènes de désordre qui portaient l'épouvante dans Andrinople. Cette terrible sédition décida les ministres du jeune sultan à solliciter la présence d'Amurath. Ce prince, sacrifiant ses goûts au vœu de ses anciens sujets, céda à leurs prières, revint à Andrinople, et remonta pour la troisième fois sur le trône. Dès qu'il eut ressaisi le sceptre, les janissaires reconnurent la voix de leur maitre et rentrèrent aussitôt dans l'ordre, tant son nom leur inspirait de crainte et de respect (1445).

A peine en possession de l'autorité souveraine, qu'il ne devait plus déposer jusqu'à sa mort, il ne détacha plus ses regards de la partie méridionale de l'ancien empire byzantin en Europe, du Péloponnèse et de l'Albanie. Peu de temps après le désastre de Varna, où les Latins, seuls, et non les Grecs, avaient porté la peine de cette perfidie dont Jean Paléologue avait été le premier auteur, il avait renouvelé la trêve avec l'empereur. Les États de ce dernier étaient alors limités aux dépendances de la capitale, renfermées dans la longue muraille d'Anastase. Le traité qu'il avait signé ne comprenait pas ses frères, les despotes du Péloponnèse. Théodore avait été institué despote de Sparte, lors du partage de l'empire entre les fils de Manuel. Après sa mort, il avait eu pour successeur son neveu Théodore, fils d'Andronicus, qui ensuite échangea la possession de ses domaines avec son oncle Constantin. Ce prince, arrivé dans le Péloponnèse, étendit sa domination, et se trouva bientôt maître de presque toute la péninsule, à l'exception de la part de son frère Thomas. Les progrès de Constantin, auquel était réservé le trône de Byzance, furent encore favorisés par la longue campagne d'Huniade.

Cette extension de puissance provoqua l'envie et les attaques d'Amurant. Son propre désir et les instances du beglerbey de Romélie et du duc d'Athènes, Neri Acciaiuoli, qui avait rompu son alliance avec Constantin, lui inspirèrent la résolution d'en faire la conquête. Laissant donc la paix au possesseur de Constantinople, il descendit sur la Grèce centrale à la tête de soixante mille hommes. Il reçut à Thèbes l'hommage du prince florentin Neri, puis vint forcer le mur que Constantin avait achevé à l'isthme d'Hexamilon, et derrière lequel il s'était retranché avec son frère Thomas et toutes les forces du Péloponnèse (l446). Corinthe, abandonnée de sa garnison, qui s'était rendue à la défense de la muraille, devint la proie des barbares et fut livrée aux flammes. Les nouveaux vainqueurs détruisirent pour la quatrième fois les fortifications de l'isthme, et comblèrent les fossés. La dévastation de Patras, la seconde capitale de la Morée, suivit l'incendie de Corinthe. A l'approche des Turcs, la plupart des habitants avaient pris la fuite ; il en restait encore quatre mille : ceux-ci payèrent de la liberté leur aveugle confiance. Les janissaires commencèrent par miner les murs de la citadelle, qui leur opposait une vive résistance. Mais les Grecs, versant des flots de poix fondue, les forcèrent à la retraite, puis remplirent les brèches et se fortifièrent de nouveau. Lorsque le reste de son armée arriva, le sultan leva le siège et conclut avec Constantin un traité en vertu duquel tout le Péloponnèse devait être tributaire des Turcs[4]. Soixante mille Grecs furent pris et emmenés en esclavage. Constantin, comme despote de Sparte, et son frère Thomas, comme despote d'Achaïe, durent payer une capitation pour tous les sujets que le vainqueur voulut bien leur laisser.

Ce ne furent pas les Grecs qui empêchèrent Amurath de consommer leur ruine après la dévastation du Péloponnèse. Le sultan ne comprit pas que ses victoires n'avaient fait qu'enflammer davantage le courage des Hongrois, et qu'elles lui contaient trop cher pour en tirer de grands avantages. Il ne cessa point de harceler la Hongrie, comptant sur les ern7 barras d'Huniade. Choisi pour régent jusqu'à la majorité du jeune roi Ladislas le Posthume, que Frédéric III retenait à sa cour, Huniade passa deux années à ravager l'Autriche, la Styrie, la Carinthie, et employa les deux suivantes ou à combattre les Turcs ou à pacifier la Hongrie. La sagesse de son administration prouva qu'il unissait les talents du politique à ceux du guerrier. On le voyait avec admiration rendre la justice en tons lieux, en tout temps, assis ou à cheval, et avec un tel esprit de conciliation et de prudence, qu'il mit fin aux discordes civiles. Il se montra terrible à l'empereur d'Allemagne, qui ne voulait point restituer aux Hongrois leur jeune roi et la couronne de saint Étienne, qu'Élisabeth avait remise à sa garde, aux Valaques et aux Moldaves. Au milieu de ces soins divers, il sut contenir les Turcs sur la rive droite du Danube ; il les surveillait pendant le jour, et allumait de grands feux pendant la nuit afin d'éviter les surprises.

Au lieu de se borner à une guerre défensive, quatre ans après la bataille de Varna, Huniade résolut de prévenir les desseins d'Amurath. Il fit alliance avec le prince d'Albanie, Scanderbeg, et se mit à la tête de l'armée la plus belle et la mieux disciplinée que la Hongrie eût encore levée, comprenant environ quatre-vingt mille hommes, dont huit mille Valaques sous Dan, institué voïévode de la Valachie à la place de Drakul, et deux mille arquebusiers allemands et Bohémiens. Huniade passa le Danube pour rejoindre Scanderbeg, et envahit la Servie. Le despote Georges Brankovich lui devait d'avoir recouvré sa principauté ; mais, effrayé de la puissance des Turcs et jaloux du guerrier hongrois, il avait refusé les auxiliaires que lui avait demandés l'armée chrétienne. Il ajouta même une trahison dans le genre grec, et dévoila au sultan les plans d'Huniade.

Instruit de cette invasion, Amurath vint au secours du despote son allié, empêcha la jonction de Corvin et de Scanderbeg, et rencontra l'armée hongroise dans la plaine de Kossova, illustrée cinquante-neuf ans auparavant par la victoire et par la mort d'Amurath Ier. Les chrétiens s'y étaient retranchés au milieu du mois d'octobre. L'armée ottomane, forte de cent cinquante mille hommes, employa trois jours au passage de la Sitnitza, rivière qui coule au milieu de la plaine. Trop confiant en sa fortune passée, Huniade, au lieu d'attendre les secours que lui avait promis le prince albanais, quitta son camp et marcha au-devant de l'ennemi, près du village de Brod, au-delà de la Sitnitza. Avant d'accepter le combat, le sultan fit une dernière tentative de conciliation, que repoussa le fier Huniade.

La veille de saint Luc (17 octobre 1448), les deux armées prirent leurs positions. Les habiles dispositions du général hongrois, sa cavalerie pesante, le ressentiment contre les Turcs et l'attente où étaient ses troupes de l'arrivée de Scanderbeg, balancèrent pendant trois jours la supériorité du nombre, laquelle était hors de proportion. La plaine, dans toute sa largeur (cinq milles), ne pouvait contenir le front serré de l'armée turque. On prit ses repas sur le champ de bataille. Le second jour, les Hongrois, enveloppés de toutes parts, balançaient encore la victoire, lorsqu'ils furent trahis par les Valaques, qui passèrent du côté des Ottomans. Ils durent céder ; cependant ils se retirèrent en bon ordre, et parvinrent à gagner leurs retranchements. Après cet échec, Huniade, désespérant du succès, sortit furtivement du camp vers le soir avec quelques officiers favoris. Le lendemain (19 octobre), l'armée hongroise fit encore des prodiges de valeur ; mais, abandonnée de son chef, elle se dispersa et fut massacrée. Dix-sept mille hommes restèrent couchés dans la poussière, et parmi eux le frère de Corvin avec une foule de magnats de Hongrie. De son côté, Amurath, effrayé de ses pertes, qui se montaient à trente-quatre mille hommes, fit jeter la plus grande partie de ces cadavres dans la Stitnitza, dont les bords, ainsi que la plaine, étaient couverts de sanglants débris[5].

Huniade dans sa fuite courut plusieurs périls : deux Turcs l'arrêtèrent ; mais, tandis qu'ils se disputaient la croix d'or pendue à son cou, il reprit son épée, tua un des agresseurs, et mit l'autre eu fuite. Puis il tomba entre les mains de son ennemi, le despote Georges, à Semendra. Mais celui-ci le relâcha à condition que Mathias, fils du régent, épouserait sa fille, et il garda en otage Ladislas Corvin. Huniade se fit bientôt rendre son fils à main armée, et força Georges à la soumission. Amurath, furieux de ce que le despote ne lui avait pas livré le général hongrois, ordonna d'envahir ses États. Corvin surprit l'armée turque à. la faveur d'un brouillard épais, et la détruisit. Le sultan laissa la Hongrie en paix jusqu'à sa mort. Désormais les seules affaires de ce royaume et de l'Autriche vont occuper Huniade, avant qu'il remporte sa plus belle, mais sa dernière victoire sur les Ottomans, au fameux siège de Belgrade. Les défaites de Varna et de Kossova obscurcirent momentanément la gloire dont le héros s'était couvert en combattant les infidèles. La grande confiance que lui avaient inspirée ses premiers succès fut en partie la cause de ses revers. Il aurait sans doute gagné la bataille de Kossova, s'il eût attendu les secours que Scanderbeg devait lui amener d'Albanie.

Ce contemporain de Jean Huniade, son rival de gloire, se dresse maintenant dans l'arène, grand de toutes ses luttes contre les Ottomans et de la défense héroïque de son pays. Athlète généreux de l'affranchissement des peuples, il va mériter notre attention, en occupant les armes musulmanes de manière à différer la ruine de l'empire grec. Georges Castriot, le plus jeune fils de Jean Castriot, prince d'Albanie, tributaire d'Amurath, avait été remis en otage, ainsi que nous l'avons dit, entre les mains du suzerain, avec ses trois frères. Ceux-ci restèrent confondus dans la foule des esclaves, et moururent en bas âge. Georges, resté seul, s'attira par sa rare intelligence, son caractère ferme et sa belle figure, l'amitié du sultan, qui le fit élever dans la religion de Mahomet. Il surpassait tous ses compagnons par son adresse, par sa force et son courage, qui le rendaient, à dix -huit ans, le guerrier le plus redoutable de l'armée. Il abattit d'un seul coup la tête d'un taureau ; il avait sauté seul dans les murs d'une ville assiégée. Trois victoires successives sur un Tartare et deux Persans qui avaient fait un défi aux guerriers ottomans, lui méritèrent la haute faveur d'Amurath, le surnom de Scanderbeg (prince Alexandre), le titre et le rang de sangiak, le commandement de cinq mille chevaux, et lui ouvrirent la route des premières dignités de l'empire. Mais, à la mort de Jean Castriot, le sultan, au lieu de rendre à Scanderbeg la principauté d'Albanie, où avait régné son père, y établit un gouverneur, et eut soin d'occuper toujours le jeune prince à la guerre. Blessé de cette injustice, et brûlant du désir de s'affranchir de la servitude, Scanderbeg résolut de se venger à la première occasion favorable. Aussi, lorsque les Turcs eurent été battus par Huniade aux environs de Nissa, pendant la longue campagne, Georges Castriot, âgé de vingt-neuf ans, déserta les drapeaux d'Amurath. Dans la confusion de la déroute, il força le reis-effendi, ou principal secrétaire, un poignard sur la poitrine, de lui délivrer un ordre par lequel il enjoignait au gouverneur de Croïa de remettre le commandement de la place au porteur du message, comme à son successeur. De peur qu'une trop prompte découverte ne nuisît à ses projets, il poignarda ensuite l'innocent complice de sa fraude, et s'évada heureusement avec son neveu Hamsa (novembre 1443).

Sept jours après avoir quitté l'armée turque, Castriot, sur l'ordre signé du reis-effendi, se fit délivrer les clefs de Croïa par le gouverneur, y introduisit pendant la nuit six cents guerriers qu'il avait recrutés dans sa fuite, et égorgea la garnison plongée dans le sommeil. Un succès complet ayant couronné son audacieux stratagème, Scanderbeg ne dissimula plus, et, renonçant publiquement au prophète et au sultan des Turcs, il se déclara le vengeur de sa nation et de sa famille, et appela les Épirotes à la liberté. Ses parents, possesseurs de plusieurs villes de l'Épire, se rendirent avec empressement auprès de lui, et concertèrent avec l'heureux Scanderbeg les moyens de secouer le joug des Ottomans. Les noms de religion et de liberté allumèrent une révolte générale ; les places de Petrella, de Petralba et de Stelusia ou Stallasi, reconnurent le nouveau maître de l'Épire, qui se trouva bientôt en possession de tout l'héritage paternel. Les princes des pays environnants se joignirent à lui, et dans l'assemblée des états d'Épire il fut choisi pour conduire la guerre contre les Turcs ; tous les alliés s'engagèrent à fournir leur contingent d'argent et de soldats, et les braves Albanais jurèrent unanimement de vivre et de mourir avec leur prince héréditaire. Affable dans ses manières et sévère dans la discipline, le soldat du Christ sut bannir de son camp tous les vices, et maintenir son autorité sur ses intrépides compagnons en donnant l'exemple. Sous la conduite d'un tel chef, les Albanais se crurent invincibles, et inspirèrent à leurs ennemis la plus hante idée de leur valeur. Attirés par l'éclat de sa renommée, les plus braves aventuriers de France et d'Allemagne accoururent sous les drapeaux de Scanderbeg, afin de partager ses périls et sa gloire. Huit mille chevaux et sept mille hommes d'infanterie formaient l'armée permanente du héros d'Albanie, qui résista durant vingt-trois années avec ces forces inégales à tonte la puissance de l'empire ottoman et aux efforts de deux conquérants redoutables, Amurath II et son fils.

Après avoir reconquis par son adresse et son courage les États de son père, et célébré le baptême de son neveu l'anisa, déterminé comme lui à défendre la religion de ses ancêtres, Scanderbeg, toujours actif et prévoyant, réunit ses forces et alla camper à quatre-vingt mille pas de Croïa, qui avait pour moyens de défense d'immenses munitions, de fortes murailles et sa position sur un rocher, afin de prévenir le général turc Ali-Pacha, envoyé contre lui à la-tête de quarante mille hommes. Ses habiles dispositions lui présentèrent de grands avantages, et permirent à ses troupes, distribuées sur des rocs escarpés, de foudroyer avec l'artillerie les ennemis, engagés dans une espèce de bassin que formait une chaîne de montagnes arrondies en cercle. S'il faut ajouter foi au récit exagéré de Barletius, vingt- deux mille Turcs seraient restés sur le champ de bataille dans cette première rencontre, deux mille auraient été pris, et vingt- quatre drapeaux enlevés, tandis que les vainqueurs n'auraient perdu que cent hommes (l443).

L'abdication d'Amurath après la campagne de Hongrie procura un moment de repos à Scanderbeg ; mais bientôt de nouveaux combats lui offrirent de nouvelles occasions de gloire. 11 battit successivement Firouz-Pacha et Mustapha-Pacha, les chassa de l'Épire comme leur prédécesseur Mi, et assiégea Daïna, forteresse dont les Vénitiens s'étaient emparés. L'approche d'une armée ottomane obligea Scanderbeg à lever le siège et à faire la paix avec Venise. Mustapha ne put réparer la honte de sa première défaite ; vaincu une seconde fois, il laissa dix mille morts sur la place, et tomba lui-même au pouvoir de l'ennemi, avec dix autres Turcs de distinction, que le sultan s'empressa de racheter moyennant vingt-cinq mille ducats.

Pour venger les expéditions humiliantes de ses généraux, Amurath résolut de se mettre lui-même à la tête de l'armée. Plus de cent mille hommes s'avancèrent sous ses ordres pour conquérir Sfetigrad et Dibra (1449). Le 14 mai il se présenta devant la première de ces villes ; elle fut obligée de capituler, malgré l'héroïque courage de Scanderbeg, qui ne laissait aucun repos aux assiégeants, et qui tua de sa propre main le pacha Firmiz. Celle de Dibra, que défendit avec une constance admirable son commandant Parlat, fut vaincue par un artifice grossier et par les scrupules de la superstition de ses habitants : ils refusèrent de boire de l'eau du seul puits de la ville, où l'on avait jeté un chien mort. Dans cette campagne, Amurath perdit encore plus de vingt mille hommes de ses meilleures troupes. Après le départ des Turcs, Scanderbeg assiégea Sfetigrad durant un mois, sans aucun succès.

Au printemps de l'année suivante, Amurath revint en personne pour assiéger Croïa. Scanderbeg avait mis les femmes et les enfants en ereté chez les Vénitiens ses alliés. Cédant à la supériorité de l'ennemi, il se retira sur le Tumenistos, mont inaccessible, situé à un mille de la capitale. Le sultan assit son camp dans la plaine de Tyane, et parut sous les murailles vers la fin d'avril. Le fidèle Uracontes avait reçu le commandement de la ville ; Amurath, après avoir inutilement essayé de le corrompre, fit fondre des canons : en quinze jours il en eut dix, dont quatre lançaient de grosses pierres de six quintaux, et les six autres des boulets de deux quintaux. Scanderbeg laissa l'artillerie des Ottomans abattre un pan de mur, et à leur assaut il opposa les rangs serrés des Albanais comme un rempart impénétrable. Plusieurs fois, pendant la durée du siège, l'infatigable guerrier, sortant au milieu de la nuit des gorges des montagnes où il s'était réfugié, surprit les ennemis ensevelis dans le sommeil, et il en fit un affreux carnage. Dans une seule action plus de huit mille Turcs restèrent sur la place. Souvent les assiégés, sous la conduite de leur gouverneur Uracontes, exécutaient en même temps de vigoureuses sorties, jetaient l'épouvante parmi les janissaires, et ajoutaient au désordre des entreprises nocturnes de leur prince. Enfin, lassé de ces escarmouches sans gloire, qui affaiblissaient chaque jour son armée, Amurath envoya un ambassadeur à Scanderbeg pour lui offrir l'investiture des pays insurgés, pourvu qu'il se reconnût son vassal et s'obligeât à lui payer un tribut de cinq à dix mille ducats. L'ambassadeur Yousouf, accompagné de quelques habitants de Dibra, chercha vainement le chef albanais pendant deux jours sur le Tumenistos et sur les bords de l'Ismos ; enfin il le trouva dans le Champ-Rouge, à une heure de la rivière. Scanderbeg refusa de souscrire aux conditions du sultan, qui, contraint de lever le siège, malade et humilié, reprit la route d'Andrinople. Il n'y arriva qu'après avoir éprouvé de nombreuses pertes dans les défilés des montagnes, où le harcelait sans cesse un ennemi presque invisible. Les troupes ottomanes rentrèrent dans leurs quartiers d'hiver, avec la honte d'avoir été constamment vaincues par un peuple moins nombreux qu'elles, mais déterminé à mourir libre et fidèle à la religion du Christ.

L'empereur Jean Paléologue était mort pendant l'hiver qui s'écoula entre la prise de Sfetigrad et le siège de Croïa, laissant l'Église grecque dans une grande agitation, et son empire dans un état déplorable, par la puissance formidable des Turcs, par l'extrême faiblesse de ses sujets et par la funeste discorde de sa maison (31 octobre 1449). La mort d'Andronic et la profession monastique d'Isidore avaient réduit la famille royale aux trois fils de l'empereur Manuel, Constantin, Démétrius et Thomas. Comme le dernier souverain ne laissait pas d'enfants, le trône appartenait à Constantin, qui était au fond de la Morée avec Thomas. Démétrius, possesseur du domaine de Sélymbrie, se trouvait dans les faubourgs à la tête de nombreux partisans. L'ambition de ce prince ne se refroidissait pas devant les calamités qui pesaient sur l'empire, dont sa conspiration avec les Turcs et les schismatiques avait déjà troublé la paix. On célébra les funérailles de Jean II Paléologue avec une précipitation extraordinaire, et même suspecte. Afin de justifier ses prétentions à la couronne, Démétrius observait qu'il était l'aîné des fils nés dans la pourpre et sous le règne de son père. Mais le sénat et les soldats, l'impératrice mère et le despote Thomas, le clergé et le peuple, soutinrent unanimement les droits du successeur légitime, Constantin Dragosès, prince doux et équitable, à l'âme grande et noble, et qui ne manquait ni de talent ni de bravoure.

Amurath eut la satisfaction de fixer l'ordre de succession au trône entre les deux prétendants, comme s'il eût été l'arbitre de l'empire. Le protovestiaire ou grand chambellan Phranza fut député à Andrinople en qualité d'ambassadeur. Le sultan accueillit avec bienveillance la prière de Phranza, le renvoya comblé de présents, et, confirmant le choix de la plus grande partie des Grecs, il assura à l'héritier légitime ce sceptre que son fils devait bientôt briser entre les mains du dernier des Paléologues. C'est dans l'antique ville des Lycurgue et des Léonidas que deux illustres députés couronnèrent Constantin XII Dragosès. Le nouvel empereur partit de la Morée au printemps, évita la rencontre d'une escadre turque, et fit son entrée dans la capitale au milieu des acclamations de ses sujets. Il célébra son avènement par des réjouissances et des fêtes brillantes, et ses largesses épuisèrent le trésor de l'État. Oubliant l'ambition dont son frère Démétrius avait donné la preuve, il lui abandonna, ainsi qu'à Thomas, sa despotie du Péloponnèse.

Vers la fin de 1450, Amurath donna aussi des fêtes, qui durèrent trois mois consécutifs, dans sa ville d'Andrinople, à l'occasion du mariage de son fils Mahomet avec la fille d'un prince turcoman. A peine le nouvel époux était-il reparti pour son gouvernement de Magnésie, que le sultan mourut frappé d'apoplexie au milieu d'un festin (5 février 1451). Pendant son long règne, il s'était montré religieux et bienfaisant, équitable et ferme. Les Grecs eux-mêmes avouent qu'il fut observateur fidèle de sa parole, toujours modéré dans la prospérité, et qu'il ne refusa jamais la paix aux vaincus qui la demandaient. Ducas rapporte que ce sultan, depuis le mariage de son fils et avant de se retirer dans une île du lac d'Andrinople, où il termina sa vie, eut une vision durant la nuit. Un homme d'un aspect terrible lui prit la main, tira son anneau du pouce, où il était, et le mit à l'index, puis au doigt du milieu, après cela au doigt suivant, et enfin au petit doigt, d'où il le tira aussi et disparut. A son réveil il manda ses devins, et leur raconta ce songe. Les uns dirent que l'anneau signifiait la souveraine puissance, que le pouce représentait Arnurath, et les autres doigts, ses descendants. D'autres annoncèrent tout bas et en secret que le pouce marquait le terme de sa vie, que l'anneau tiré était un signe qu'on lui enlèverait bientôt l'autorité absolue, et que par les quatre doigts il fallait entendre quatre années, durant lesquelles régnerait son successeur.

Pendant les fêtes d'Andrinople, que la mort du sultan allait changer en jours de tristesse, le nouvel empereur de Constantinople s'occupait du choix d'une épouse. On lui proposa la fille du doge de Venise ; mais un monarque héréditaire, le successeur des césars romains pouvait -il s'unir à la fille d'un magistrat électif ? La distance était trop grande ; c'était du moins l'opinion des nobles byzantins. Alors Constantin hésita entre les familles royales de Georgie et de Trébizonde, et le soin de terminer cette importante affaire fut confié au protovestiaire Phranza. Cet officier partit de Constantinople chargé des pouvoirs de l'empereur, et environné de la pompe convenable à sa haute mission. La nombreuse suite de l'envoyé était composée d'illustres personnages, de gardes, de moines, de médecins, et d'une troupe de musiciens. Qui croirait qu'au milieu de la détresse de l'empire grec, cette ambassade dispendieuse fut prolongée plus de deux ans ? Phranza nous l'assure cependant, et son récit mérite notre confiance.

Arrivés en Géorgie, pays couvert des ramifications du Caucase et rempli de vallées fertiles et délicieuses, les Grecs furent surpris de voir les habitants des villes et des villages qu'ils traversaient s'attrouper autour d'eux et prendre le plus grand plaisir à entendre des sons harmonieux, sans savoir ce qui les produisait. De cette terre hospitalière, où il avait été reçu avec tous les honneurs dus à son rang, l'ambassadeur se rendit à Trébizonde ; là régnait alors Jean IV. C'est à la cour de ce prince qu'il apprit la mort récente du souverain des Ottomans. Il en fut attristé ; car il prévoyait que Mahomet II, jeune et ambitieux, n'adhérerait pas longtemps au système de paix adopté par son père. Après la mort d'Amurath, sa veuve Marie, chrétienne et fille de Georges, despote de Servie, avait été comblée d'honneurs et de présents, et reconduite dans sa famille. Sur la réputation du mérite de Marie et de sa grande beauté, quoique cette princesse fût âgée de près de cinquante ans, Phranza la désigna comme la plus digne de fixer le choix de l'empereur son maître. Constantin prêtait l'oreille à cet avis, que lui fit passer son ambassadeur ; mais les factions de la cour s'opposèrent encore à cette union, et la vertueuse Marie la rendit d'ailleurs impossible, car elle adressa au monde d'irrévocables adieux pour se consacrer à la vie monastique. Alors Phranza donna la préférence à la princesse de Géorgie, dont le père, ébloui d'une alliance si glorieuse, offrit, contre l'antique coutume de sa nation, une dot de cinquante- six mille ducats et cinq mille de pension annuelle, avec la promesse de récompenser dignement l'envoyé de l'empereur. A l'arrivée de Phranza, Constantin ratifia le traité, et assura le député de Géorgie qu'au commencement du printemps ses galères iraient chercher la future impératrice[6].

p Cette affaire terminée, le monarque prit à part le fidèle Phranza, lui donna des preuves d'une sincère affection, et, lui découvrant les secrets de son âme, il lui dit : « Depuis que j'ai perdu l'impératrice ma mère et le grand domestique Cantacuzène, qui me conseillaient seuls sans intérêt ni passions personnelles, je suis environné d'hommes auxquels je ne puis accorder ni amitié, ni confiance, ni estime. Le grand amiral, Lucas Notaras, opiniâtre dans ses propres sentiments, assure partout que lui seul imprime à mes pensées et à mes actions la direction qu'il lui plaît. Quant aux autres courtisans, ils sont conduits par l'esprit de parti ou par des vues d'intérêt personnel. Faut-il donc que j'initie des moines aux projets de politique ou de mariage ? Longtemps encore votre zèle et votre activité me seront utiles. Au printemps, vous irez en Morée engager un de mes frères à parcourir l'Europe occidentale pour solliciter les secours des puissances contre les Turcs, et de là en Chypre exécuter une mission secrète. Puis vous passerez en Géorgie, d'où vous ramènerez la princesse qui m'est destinée. » Constantin assura ensuite à Phranza qu'en récompense de ses servies il destinait à son fils, qu'il avait adopté au baptême, une riche et illustre héritière, et à lui-même l'importante fonction de principal ministre d'État. On fit pendant l'hiver les préparatifs de l'ambassade ; mais la jeune princesse ne quitta point son père, et ne vit jamais son futur époux : tous ces projets furent ensevelis sous les ruines de l'empire.

 

 

 



[1] Bonfinius, Rerum Hung. Decades III, liv. II.

[2] Bonfinius, Decades III, liv. VI, p. 457.

[3] Gibbon, t. XIII.

[4] Chalcondyle, liv. VII, p. 109.

[5] Bonfinius, Dec. III, liv. VIII, p. 474.

[6] Phranza, liv. III, chap. 22.