LES DERNIERS CÉSARS DE BYZANCE

 

CHAPITRE II. — DISCORDES CIVILES. - PROGRÈS DES OTTOMANS.

 

 

Faiblesse de l'empire d'Orient. — Commencement de la puissance des Turcs ottomans. — Règne d'Othman. — Conquête de Pruse. — Orchan. — Ses progrès. — Discordes des Grecs. — Orchan épouse la fille de Cantacuzène. — Ce dernier entre à Constantinople. — Sa modération. — Jean Paléologue épouse la princesse Hélène. — Orchan visite son beau-père à Scutari. — Guerre civile entre les deux empereurs. Établissement des Ottomans en Europe. — Paléologue seul empereur. — Conquête de Soliman. — Sa mort. — Douleur et mort d'Orchan. — Amurath Ier. — Succès des Ottomans. — Soins d'Amurath pendant la paix. — Organisation des janissaires. — Défaite du roi de Hongrie. — Jean Paléologue en Occident. — Conspiration d'Andronic et de Saondji découverte et punie. — Amurath prend Thessalonique. — Andronic se fait proclamer empereur. — Il rentre dans le devoir. Bataille de Cassova. — Mort d'Amurath Ier. — Bajazet lei, son successeur. — Humiliation de l'empereur grec. — Sa mort.

 

Après avoir échappé à Chosroês et à d'autres ennemis non moins redoutables, la ville de Constantin avait recouvré sous quelques-uns de ses empereurs une force apparente qui cachait sa faiblesse réelle. Étrangère aux armes et livrée aux erreurs du schisme, sa population semblait oublier les implacables ennemis qui la menaçaient, et n'attendaient qu'un moment favorable pour renverser un empire dont la corruption des mœurs et les révolutions avaient profondément miné les fondements. Chose extraordinaire ! au milieu de leurs interminables querelles et des plaisirs qui berçaient chaque jour leur indolence, les césars abâtardis assistaient froidement au drame terrible qui se jouait ; ils ne voyaient pas que la perte de leur couronne devait en être le dénouement. Si parfois ils s'éveillaient de leur léthargie afin de prêter l'oreille au murmure lointain de l'orage, ils se rassuraient en calculant la distance, et retombaient dans leur sommeil. Aussi, depuis l'abdication de Cantacuzène, l'intérêt historique s'attache-t-il exclusivement aux Ottomans, qui, dociles à la voix de chefs habiles et courageux, devaient bientôt porter le dernier coup à l'empire décrépit de Constantinople. Voyons donc quel était ce nouveau peuple destiné par la Providence à remplacer en Asie et en Europe le peuple dégénéré des Grecs.

La domination des Seldjoukides dans l'Asie Mineure n'existait plus ; à la mort du brave Aladin, leur dernier sultan, leur empire, déjà soumis par les Mongols, avait été démembré par les émirs en dix petits États indépendants. Les plus puissants de ces émirs étaient Caraman, qui avait obtenu les côtes méridionales de l'Asie Mineure, auxquelles il laissa le nom de Caramanie, et Othman, fils d'Ertogrul, qui imposa le sien à la horde turque qu'il commandait. Doué de toutes les vertus d'un soldat, Othman profita habilement des circonstances, et la conduisit dans les plaines de la Bithynie et de la Paphlagonie. S'il faut ajouter foi au récit des Turcs, un songe lui annonça les nobles destinées de sa postérité. Une nuit qu'il reposait chez le cheik Édebali, une image vint le frapper pendant son sommeil. Il se voyait étendu à côté de son hôte également endormi. De la poitrine du cheik s'élevait l'astre de Mahomet, la lune, qui, grandissant à vue d'œil et parvenue à la plénitude de son croissant, descendit sur lui et vint se perdre dans son sein. 11 voyait ensuite surgir de ses reins un arbre à la racine solide, aux rameaux vigoureux et d'une rare beauté, qui s'allongeait comme pour couvrir les terres et les mers. Cet arbre projetait son ombre jusqu'à l'extrémité de l'horizon des trois parties du monde. Sous son abri s'élevaient de hautes montagnes, le Caucase, l'Atlas, le Taurus et l'Hémus, qui ressemblaient aux quatre colonnes de la tente éternelle. Des racines de l'arbre sortaient le Tigre, l'Euphrate, le Nil et le Danube, couverts de vaisseaux comme la mer. Les campagnes étaient ornées de moissons, et les montagnes couronnées d'épaisses forêts, d'où jaillissaient des sources abondantes qui arrosaient les gazons émaillés, les bosquets de rosiers et de cyprès de cet Éden. Dans les vallées s'étendaient au loin des villes ornées de dômes, de coupoles, de pyramides, d'odalisques, de colonnes magnifiques, de tours orgueilleuses, sur le sommet desquelles brillait le croissant ; puis des galeries d'où partaient les appels à la prière, dont le bruit se mêlait aux accents d'une multitude infinie de rossignols et au bavardage de perroquets aux mille couleurs. Toute la troupe variée des habitants de l'air chantait et gazouillait sous les frais ombrages de branches entrelacées et de feuilles épaisses, innombrables, coupées en forme de sabres. Alors s'éleva un vent violent qui tourna les pointes de ces feuilles vers les différentes villes de l'univers, et principalement vers la cité de Constantin, qui, située à la jonction de deux mers et de deux continents, ressemblait à un diamant enchâssé entre deux saphirs et deux émeraudes, et paraissait ainsi former la pierre la plus brillante de l'anneau d'une vaste domination embrassant le monde entier. Othman allait passer l'anneau à son doigt lorsqu'il se réveilla[1]. Cet arbre était l'image du fils d'Ertogrul, le véritable fondateur du peuple et de la domination des Osmanlis ou Ottomans.

Le nouveau conquérant traversa l'Hellespont, et sa présence répandit la terreur dans la Chersonèse, dont les habitants prirent la fuite, et laissèrent pendant dix mois les terres sans culture. Après s'être emparé d'Iconium sur les Mongols, Othman attaqua les braves chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem dans l'île de Rhodes, où ils venaient de s'établir ; mais il fut repoussé par un Français, Foulques de Villaret, grand maître de l'ordre (1315). Il se releva bientôt de cet échec à la faveur des agitations domestiques de l'empire grec. Enfin, pendant vingt-sept ans que dura son règne, il fit sans cesse d'heureuses incursions, et soumit une grande partie des États des Turcs seldjoukides. La prise de Pruse, une des plus importantes villes de l'Asie Mineure, par son fils Orchan, couronna le succès de ses armes. Fier d'avoir conquis une capitale et un tombeau digne de lui, Othman mourut la même année (1326), chargé de jours et de gloire, et vénéré des Ottomans, qui se plaisent à reconnaître en lui, avec un génie entreprenant et un courage indomptable, toutes les qualités qui sont l'apanage ordinaire des fondateurs d'empire. Au moment de rendre le dernier soupir, il adressa à l'aîné de ses fils, Orchan, qui devait lui succéder, l'expression de ses volontés, lui recommanda de ne point chercher son appui dans la tyrannie, de regarder la justice comme le plus ferme soutien des États, de protéger ses sujets et de gouverner avec équité et douceur. Quatre mois auparavant il avait été précédé dans la tombe par le cheik Édebali, devenu son beau- père, et un mois après par son épouse, nommée Malchatum (femme trésor), et il avait eu le temps de leur rendre les derniers devoirs.

La conquête de Prose peut servir de véritable date à l'empire ottoman. Monté sur le trône entre le cercueil d'un père et le berceau d'un fils, orné des lauriers d'une récente victoire, Orchan transforma cette ville en une capitale mahométane. Il y fonda une mosquée, un hôpital et un collège où les plus habiles professeurs attirèrent les étudiants persans et arabes des anciennes écoles de l'Orient. Un de ses premiers soins fut d'offrir le partage des biens paternels à son frère Aladin, qui refusa même d'accepter la moitié des -troupeaux de chevaux, de bœufs et de brebis, et demanda seulement pour sa résidence un village situé dans la plaine de Prose, sur la rive occidentale de Nilufer. « Eh bien ! dit Orchan, puisque tu ne veux pas posséder les chevaux, les vaches et les brebis, soit alors pour moi un pasteur du peuple, c'est-à-dire un vizir. » Aladin, se résignant au désir de son souverain, devint le premier vizir de l'empire, et partagea avec le prince les soins et les soucis du gouvernement. Étranger au métier des armes, Aladin s'occupa seulement de l'administration, et affermit l'empire par de sages institutions, tandis que son frère l'étendait par de nouvelles conquêtes. Orchan distingua par l'habillement les soldats des citoyens, et ordonna qu'ils porteraient exclusivement le turban blanc. Il frappa ensuite une monnaie à son nom, et rejeta, comme un dernier souvenir de l'ancienne dépendance, la monnaie présentant l'empreinte des Seldjoukides d'Iconium.

Les troupes d'Othman n'étaient composées que d'escadrons indociles de cavalerie turcomane, qui servaient sans paie et combattaient sans discipline. Il avait donné l'exemple de recruter son armée de captifs et de volontaires. Son fils résolut de perfectionner ce système, et de former une milice qui, abjurant sa patrie, sa famille, sa religion, n'eut désormais pour religion, pour famille et pour patrie, que la volonté de son chef et l'obéissance passive. Il fit donc élever dans l'islamisme les jeunes enfants chrétiens pris à la guerre avant l'âge de raison, et forma de ces malheureux orphelins, qui ne connurent d'autre métier que les armes, un corps redoutable auquel les Ottomans durent la plus grande partie de leurs succès. Orchan porta d'abord cette milice à vingt-cinq mille hommes. Par ses soins et son intelligence, des ouvriers habiles construisirent les machines nécessaires pour le siège et l'attaque des villes.

Orchan, poursuivant le cours de ses succès en Asie Mineure, s'empara de Nicomédie en 13'28, de Nicée cinq ans après, et soumit toute la Bithynie jusqu'aux rives du Bosphore et de l'Hellespont. A cette époque, le trône de Constantinople était occupé par Andronic III, qui jouissait enfin des fruits de son ambition. Ce prince était habile dans l'art de la guerre et doué de la plus grande activité. Son favori Cantacuzène l'animait sans cesse de ses conseils et lui défendait le découragement. Une armée que le fils d'Othman envoyait contre les Grecs fut battue et prise à Trajanopolis (1330). Plus tard Andronic et Cantacuzène mirent en fuite trente -six vaisseaux turcs qui s'approchaient de Constantinople. Mais la passion de l'empereur pour les discussions théologiques et son attachement au schisme le privèrent des secours de l'Occident. Des moines soutinrent avec un acharnement sans exemple de folles rêveries que condamna un concile réuni à Sainte -Sophie. Andronic III ne manqua pas de se mêler à la querelle, et mourut de fatigue après une violente discussion (1341). Il laissait pour successeur un fils de neuf ans, Jean ter Paléologue, dont Cantacuzène obtint la tutelle.

Le favori, qui avait sans cesse soutenu la faiblesse de son maître par ses conseils et son exemple, avait refusé la couronne, que l'empereur, malade et découragé, le sollicitait d'accepter ; mais après la mort d'Andronic il donna l'essor à ses vues ambitieuses. Il refusa d'abord l'administration, sous prétexte que le patriarche Jean d'Apri la lui enviait. Pour la reprendre, il ne céda qu'aux demandes réitérées de l'impératrice mère, et au serment qu'elle lui fit de ne pas ajouter foi aux calomnies de ses ennemis. Dans toute sa conduite il s'efforça de cacher son désir de parvenir au trône. Lorsque par de grands préparatifs il eut forcé à la soumission et au tribut les Latins du Péloponnèse, le régent revint à Constantinople afin de confondre la faction puissante de ses adversaires, à la tête de laquelle se trouvaient le patriarche et le chambellan Apocauque. Sorti une seconde fois de la ville pour surveiller les dispositions d'une expédition contre les Latins du midi et contre le prince de Servie, qui dévastait la Macédoine, Cantacuzène fut informé que l'impératrice, cédant aux sollicitations d'Apocauque, avait passé dans les rangs de ses ennemis, que sa mère et sa famille ne pouvaient sortir de leur maison, où elles étaient gardées à vue, et que lui-même était déclaré ennemi public. Poussé à la guerre par ses soldats, il offrait de se remettre aux mains et à la décision de l'impératrice ; niais les chefs de l'armée s'y opposèrent, et lui persuadèrent de prendre le titre d'empereur. Cantacuzène revêtit la pourpre et fut couronné à Didymotique. La plus grande partie de la Thrace et la Macédoine se déclarèrent en sa faveur.

Le nouveau césar dut songer à organiser son armée et à choisir des généraux dévoués à ses intérêts. Dès qu'il vit se détacher de son parti la ville d'Andrinople, sur laquelle il comptait beaucoup, il offrit la paix à ses ennemis. Mais ses députés furent mal reçus à Constantinople, et l'impératrice, qui semblait encore pencher du côté de la réconciliation, fut obligée à la guerre par Apocauque. Il envoya des moines de l'Athos pour solliciter la paix une seconde fois ; le patriarche fit rejeter leurs propositions. En même temps la cour déploya la plus grande activité : Apocauque fit couronner le jeune empereur, qui lui donna le titre de grand-duc. Quelques- uns des parents de Cantacuzène furent ensuite mis à mort, et sa mère, jetée en prison, y mourut de mauvais traitements. Dans sa résolution de poursuivre la guerre avec la plus grande vigueur, l'usurpateur chercha  tous les moyens d'assurer sa vengeance, invoqua de puissants secours, et fit alliance avec le prince de Servie et le kan de Lydie, Ournour-Beg, que les chevaliers de Rhodes, les véritables défenseurs du nom chrétien, rappelèrent en menaçant Smyrne, sa capitale (1343).

Un autre allié turc, plus puissant que le fidèle Ournour-Beg, demanda avec instances la main de la fille de Cantacuzène. C'était Orchan, dont l'impératrice mère, Anne de Savoie, recherchait alors l'assistance, et qui s'engageait à remplir envers le régent, s'il consentait à l'accepter pour son gendre, tous les devoirs d'un sujet et d'un fils. L'ambitieux Cantacuzène donna donc sa fille Théodora en mariage au prince des Ottomans. Celui-ci envoya dans trente vaisseaux les principaux personnages de sa cour, suivis d'une nombreuse cavalerie, pour lui amener sa fiancée impériale. Ils arrivèrent devant le camp de Sélymbrie, où le père de Théodora s'était avancé, entouré de ses grands dignitaires et de sa famille. Dans la plaine, en avant de cette ville, on dressa un magnifique pavillon, sous lequel l'impératrice Irène passa la nuit avec ses trois filles. Dès le matin, la jeune fiancée, suivant un antique cérémonial de la cour de Byzance, se plaça sur une estrade tendue des plus riches draperies. Les troupes étaient sous les armes, l'empereur était à cheval, et tout le monde se tenait autour de lui dans l'attente. A un signal donné, tombèrent en même temps de tous côtés les rideaux de soie brodés en or qui entouraient le trône, et l'épouse parut au milieu de nombreux serviteurs portant les torches nuptiales. Aussitôt l'air retentit du bruit des trompettes, des fifres et des autres instruments ; puis des chœurs harmonieux célébrèrent dans leurs chants le bonheur et les vertus de la fille des césars. Durant plusieurs jours il y eut de somptueux festins auxquels assistèrent les Turcs et les Grecs confondus ensemble (1346).

Vers la même époque, la fortune de Cantacuzène le délivra du plus opiniâtre de ses ennemis. Apocauque avait fait jeter en prison tous ceux qui lui avaient inspiré des soupçons. Un jour qu'il allait les visiter, quelques prisonniers ayant rompu leurs chaînes, l'assommèrent, et délivrèrent aussitôt leurs compagnons d'infortune.

Par la découverte de plusieurs complots formés contre sa vie, Cantacuzène comprit qu'il était nécessaire de frapper un coup décisif, et de consommer son usurpation en s'emparant de la capitale. Il convint avec les nombreux partisans qu'il avait dans cette ville du jour où ils lui ouvriraient la porte Dorée. Il s'y présenta à la tête de ses troupes, et entra sans résistance (1347). Il envoya proposer un arrangement à l'impératrice, qui appelait à son secours les Génois de Péra. Elle refusa d'abord de rien écouter ; mais, forcée dans son palais, et cédant aux sollicitations de son fils, alors âgé de quinze ans, elle consentit aux propositions du vainqueur. Il fut arrêté que, des deux côtés, il y aurait une amnistie générale ; que les deux empereurs règneraient ensemble, le plus jeune suivant encore, pendant dix années, les conseils du plus âgé. La modération de Cantacuzène parut incroyable à tous, tant elle était admirable : Lui-même s'empresse de la vanter. « Qui pouvait penser, dit-il, qu'après avoir tant souffert de ses ennemis, il n'usât pas de sa victoire pour les massacrer, et qu'il invitât les vaincus à traiter d'égal à égal, quand il pouvait les anéantir en un moment ? Cette manière d'agir avait quelque chose de supérieur à la nature humaine[2]. »

Cantacuzène continua de se montrer le plus modéré des usurpateurs. Malgré sa respectueuse contenance, son aspect intimidait l'impératrice ; aussi employa-t-il tous les moyens pour la rassurer. Il alla même jusqu'à offrir le mariage de sa fille Hélène avec le jeune empereur ; la proposition fut acceptée, et la réconciliation parut sincère. Cantacuzène voulut que tous ceux qui avaient suivi l'un ou l'autre étendard, prêtassent serment de fidélité aux deux empereurs ; un moine du mont Athos, Isidore, remplaça le patriarche de Constantinople, qui fut déposé.

Cependant les progrès du prince de Servie et le ravage de la Macédoine alarmèrent Cantacuzène ; il convoqua une assemblée de tous les ordres de l'État, afin d'obtenir des secours pécuniaires. Dans le même temps, Matthieu, son fils aîné, prêtant une oreille favorable à de funestes conseils, s'empara de Didymotique et d'Andrinople pour s'en composer une principauté. Par bonheur, sa mère lui fit abandonner cet odieux projet. La joie que lui causa cet acte d'obéissance ne tarda pas à être troublée par une maladie qui désola presque tout l'univers connu, et à laquelle succomba le plus jeune de ses fils (1348).

La même année, Orchan, suivi de toute sa famille et de sa cour, vint visiter son beau-père à Scutari, et pendant quelques jours les deux princes partagèrent, avec une apparente cordialité, les plaisirs de la chasse et les joies des festins. Cantacuzène et Orchan étaient assis à une table ; les quatre fils du chef des Ottomans siégeaient à une autre peu éloignée ; et alentour les principaux des Turcs et des Grecs étaient placés sur des tapis étendus à terre. Orchan resta dans le camp et près de la flotte, tandis que Cantacuzène se rendit à Constantinople avec sa fille Théodora, qui passa trois jours dans la société de sa mère et de ses sœurs. Le gendre de l'empereur retourna en Bithynie, avec sa famille chargée de présents. Mais Orchan, dont l'amitié était subordonnée aux intérêts de sa politique et de sa religion, ne balança pas, dans la guerre des Génois, à se joindre aux ennemis de son beau-père.

Plus tard, avec le secours du pacha Soliman, fils aîné d'Orchan, Cantacuzène reprit au despote de Servie Thessalonique (1351), Berrhœa, et la plus grande partie de la Macédoine. Le jeune empereur voulait contracter une alliance avec le prince vaincu, dans l'espoir de rester seul maître du trône ; l'usurpateur s'y opposa, et contint quelque temps cette ambition par l'influence de la veuve d'Andronic III. Mais lorsque les princes de Servie et de Bulgarie et la république de Venise eurent embrassé les intérêts de Jean Paléologue, il résolut de s'adresser encore aux Ottomans, auxquels ces temps de troubles et de guerre civile allaient enfin permettre de poser fermement le pied en Europe.

Rentré en Asie, Soliman était assis un soir sur la rive orientale de la Propontide ; la clarté de la lune prolongeait devant lui, sur la mer, les ruines de l'ancienne Cyzique, colonie des Milésiens, fameuse dans l'histoire des Grecs et des Romains, qui, après de longues vicissitudes dans les luttes des grandes puissances de l'univers, était redevenue la capitale de la province de l'Hellespont. Tandis que, les yeux tournés sur les flots où se miraient les portiques de marbre et les avenues de colonnes, les pompeux débris des temples de Cybèle, de Proserpine et de Jupiter, et où se jouaient les nuages du ciel, il méditait sur ce grandiose de la mort ; il lui sembla que des palais et des temples sortaient de l'abîme et que des flottes voguaient sous les eaux. Au milieu du murmure de la mer, il crut entendre des voix mystérieuses, et voir la lune, placée derrière lui à l'orient, unissant l'Europe et l'Asie par un ruban d'argent qui flottait au-dessus de l'abîme, c'était le même astre qui, sorti jadis du sein d'Édebali, était venu s'enfoncer dans la poitrine d'Othman. Ce songe avait présagé à son aïeul l'empire du monde ; ce souvenir enflamma son courage, et dès lors il résolut d'unir l'Europe à l'Asie par des conquêtes.

Après avoir consulté les vieux conseillers blanchis au service de sa famille, et longtemps cherché de quelle manière il pourrait traverser le détroit sans être vu, il se hasarda à le passer avec un ami sur un esquif, et poussa une reconnaissance du côté de Tzympe, à six kilomètres au-dessus de Gallipoli. Là il se saisit d'un Grec, qu'il ramena en Mysie pour s'en faire un guide. Informé de l'état d'abandon du château par ce Grec traître envers les siens, Soliman forma le projet de le surprendre. La nuit suivante, il monta sur de grossières embarcations avec cinquante-neuf soldats déterminés, et s'empara du fort de Tzympe d'autant plus facilement que les habitants, à cause de la moisson, s'étaient dispersés clans la campagne. Dans l'espace de quelques jours, trois mille hommes qui le suivaient de près y furent placés en garnison (1356).

Pendant que Tzympe tombait au pouvoir des Ottomans, Cantacuzène implorait l'assistance de son beau-frère contre Jean Paléologue. °ruban, cédant à ses prières, lui envoya Soliman, à la tête de dix mille cavaliers turcs que les vaisseaux de l'empereur grec débarquèrent à l'embouchure de la Maritza (Hèbre). Les troupes Mahométanes, dont la fougue ne put être contenue, commirent de grands désordres ; Soliman écrasa les Bulgares et les Surviens auxiliaires de Jean Paléologue, et retourna en Asie chargé de précieuses dépouilles. Alors Cantacuzène réclama de ce prince la restitution de la place de Tzympe moyennant dix mille ducats. Déjà l'empereur avait expédié l'or, et Soliman avait donné l'ordre à un de ses officiers de remettre le château, lorsque les murs et les forteresses de la plupart des villes de la Thrace furent renversés par un affreux tremblement de terre. Les maisons de Gallipoli s'écroulèrent, et les murailles ouvertes par des brèches donnèrent un facile passage aux soldats de Soliman, dont le tremblement de terre semblait favoriser les projets de pillage et de conquête (1357). En même temps d'autres places, telles que Konour, Boulaïr, Malgara, célèbre par son miel, Kypsale, à trois petites journées de Gallipoli, et Rodoste, où régnait dans l'antiquité le prince thrace Rhésus, furent livrées à de nouvelles colonies de Turcs. Tout en se plaignant de la violation des traités, Cantacuzène offrit quarante mille ducats pour la rançon de ses places, et surtout de Gallipoli, la clef de l'Hellespont, qu'il ne voulait pas abandonner aux Turcs. Orchan promit de déterminer son fils à la restitution de ces villes, mais éluda toujours la conclusion dernière. La même année, l'abdication de Cantacuzène garantit aux Ottomans la possession de leur première conquête en Europe.

Jean Paléologue, pour lequel n'avait pas tardé à se réveiller l'affection de ses sujets, réussit, en effet, à régner seul. Malgré tous ses efforts, il n'avait pu empêcher son beau-père de proclamer empereur son fils Matthieu ; avec le secours d'un noble Génois auquel il s'était engagé â donner sa sœur en mariage, et qui lui fournit deux galères montées par deux : mille cinq cents hommes, il entra dans Constantinople. L'arrivée du jeune empereur troubla l'esprit des habitants, incertains entre leur bonne disposition pour lui et la crainte de Cantacuzène, qui avait à ses ordres des troupes réglées et des Catalans. Mais, fatigué de la guerre civile, l'usurpateur proposa la paix, et voulut que ses Turcs défendissent la capitale contre l'avidité des Catalans, qui réclamaient la guerre et le butin. Trois jours après, les deux empereurs firent un traité de réconciliation, qui établissait entre eux l'égalité de pouvoir ; à peine fut-il signé, qu'au grand étonnement de tous, Cantacuzène, renonçant à la couronne, se dépouilla dans le palais même des ornements impériaux, se fit couper les cheveux et se retira dans le monastère de Mangane, où il prit le nom de Joseph. L'impératrice Irène imita sans répugnance l'exemple de son époux, reçut le voile avec le nom d'Eugénie, et alla se renfermer au couvent de Marthe.

Divers bruits attribuèrent la retraite de cet homme incompréhensible à la violence de Jean Paléologue ; mais du fond de son cloître le nouveau moine les démentit et justifia son gendre : « Cantacuzène, dit-il, a quitté le trône de sa propre volonté et non malgré lui ; s'il eût voulu le conserver, personne n'aurait pu le lui enlever. Paléologue ne l'a pas offensé par une violation de son serment ; il faut que personne n'ignore qu'il n'a rien fait, rien médité pour contrister son beau-père... Cantacuzène avait acquis l'empire contre sa volonté propre ; violemment agité par les armes de ses concitoyens, il a subi différentes chances de fortune ; il a résisté de toutes ses forces avec un esprit et un cœur que rien n'a pu abattre. Après avoir triomphé de tous ses adversaires, il s'est vu contraint, par la malice des siens, à subir encore une fois la nécessité de la guerre civile ; alors il a désespéré des Romains, qui n'ont plus leur antique sagesse et ne savent plus comprendre ce qui leur est bon, et il a abdiqué l'empire[3]. »

Du sein de la retraite où son génie inquiet cherchait le repos, Cantacuzène s'efforça d'entretenir l'union entre son fils Matthieu et Paléologue, qui avait promis de reconnaître ce fils pour son collègue à l'empire. Leur haine, mal comprimée pendant quelque temps, les conduisit enfin sur le champ de bataille, dans les plaines de Philippes, ville de Thrace. Matthieu, vaincu et fait prisonnier, fut conduit et gardé dans l'île de Lesbos. Paléologue offrit de lui rendre la liberté s'il voulait déposer la pourpre et descendre au second rang. Dans cette circonstance, Cantacuzène quitta un instant sa retraite pour engager son fils à céder au vœu de l'empereur. Afin de le guérir de la passion de régner, il lui peignit avec force tous les dangers qui environnent le trône, et la redoutable responsabilité de ceux qui gouvernent. Malgré les prières de son père, Matthieu ne se résigna qu'avec peine à une renonciation formelle.

L'abdication de Cantacuzène, regardé comme le seul homme capable par ses talents et sa sagesse de sauver les débris de l'empire, fut un malheur pour l'État. Cet habile usurpateur avait su ou contenir ou réprimer les ennemis. Par ses derniers conseils, il avait engagé ses compatriotes à éviter une guerre imprudente, et à comparer le nombre, la discipline et l'enthousiasme des Turcs à la faiblesse des Grecs. Mais l'opiniâtre vanité du jeune empereur méprisa ces avis prudents, et dès la première année de son abdication Soliman passa le détroit, soumit toutes les villes qu'il attaqua, s'empara de la Chersonèse et entra dans la Thrace sans éprouver de résistance. Au milieu de ses succès, le héros tomba de cheval dans un exercice militaire, et perdit la vie. Le tombeau du fondateur de la puissance ottomane en Europe, élevé sur la rive de l'Hellespont, sembla inviter les habitants de l'Asie à un pèlerinage de conquérants. Le vieil Orchan succomba, peu de temps après, à la douleur que lui avait causée la perte subite de son grand vizir, de son fils bien-aimé (1360). Son règne, de trente-cinq ans, n'avait été souillé par aucune barbarie, par aucun meurtre. Les institutions politiques de ce prince équitable, en même temps que vaillant guerrier, l'ont fait regarder par les historiens comme le Numa des Ottomans.

Les Grecs n'eurent pas le loisir de se réjouir de la mort de leurs ennemis ; ils en trouvèrent un autre plus redoutable encore dans Amurath Ier fils d'Orchan et frère de Soliman. Parvenu au trône à l'âge de quarante et un ans, Amurath surpassait les plus illustres rois ou chefs d'armées par sa promptitude et son ardeur infatigable dans l'action. Le repos lui était odieux, et quand les ennemis lui manquaient, il exerçait à la chasse son humeur belliqueuse. Dès son avènement il tourna ses regards vers l'Asie, où il était menacé, et signala sa bravoure par la soumission d'Ancyre, ville forte, vaste entrepôt de commerce, que la nature semblait avoir comblée de ses faveurs. Après avoir ramené le calme de ce côté, il résolut de poursuivre les conquêtes de son frère en Europe. Ses habiles lieutenants se rendirent maîtres, presque sans résistance, de Nebetos, Tscharli, Kechan et Didymotique. La place d'Andrinople, renommée par son heureuse situation à la jonction de trois rivières, succomba l'année suivante (1361). Les nombreux avantages dont elle jouissait lui méritèrent dans la suite le haut rang de seconde capitale de l'empire ottoman. Doriscus, Berrhœa, Philippopolis, et un grand nombre de forteresses voisines, bientôt réduites à l'obéissance, ouvrirent la route aux musulmans, à travers la Thrace, vers le nord.

Les succès non interrompus de ses ennemis effrayèrent l'empereue grec : il demanda la paix et l'obtint. Amurath, suivant l'exemple de ses prédécesseurs, s'était dispensé jusque- là d'assister avec le peuple aux prières publiques. Un mufti, pontife et juge tout à la fois, eut la hardiesse de l'en punir par le refus de son témoignage dans une cause civile. Étonné de ce procédé, Amurath lui en demanda la raison : « Que ma conduite ne vous paraisse pas étrange, seigneur, dit le mufti. En qualité d'empereur, votre parole est sacrée ; ou ne peut la révoquer en doute : mais ici elle n'est d'aucune force, et la justice n'admet point le témoignage d'un homme qui ne s'est point encore uni dans les prières publiques au corps des musulmans[4]. » Amurath, touché intérieurement, fait un humble retour sur lui-même ; il se reconnaît coupable, et, afin d'expier sa faute, il ordonne de construire à Andrinople un temple somptueux, vis-à-vis du palais impérial. Cet édifice conserve encore aujourd'hui le nom de son fondateur.

Vers la même époque, Amurath donna une organisation régulière à la milice créée par son père, et qui devait être la terreur des nations et quelquefois des sultans. Il pria un derviche célèbre de la consacrer, de lui donner une bannière et un nom (1362). Placé à la tête des rangs de cette milice, le derviche étendit la manche de sa robe sur la tête du soldat le plus à sa portée, et prononça d'un ton solennel ces paroles : « Qu'on les nomine janissaires (yengi cheri, ou nouveaux soldats). Puisse leur valeur être toujours brillante, leur épée tranchante et leur bras victorieux ! Puisse leur lance être toujours prête à frapper leurs ennemis ! et quelque part qu'ils aillent, puissent-ils en revenir avec mi visage brillant de santé ! »

La paix ne fut pas de longue durée ; le roi de Hongrie, Louis le Grand, et les souverains de Servie, de Bosnie et de Valachie se réunirent pour attaquer en commun les conquérants venus d'Asie, et qui déjà menaçaient leurs frontières. Ils s'avancèrent à marches forcées jusque sur la Maritza, à deux jours d'Andrinople. La victoire des Ottomans fut complète, et la plaine s'appelle encore aujourd'hui Sirf Vindrughi, ou défaite des Serviens (1363). Cet échec des belliqueuses peuplades du Danube inspira les plus vives alarmes à Jean Paléologue. L'empereur, triste reflet de la majesté de Constantin le Grand, quitta sa capitale et alla visiter l'Occident ; il sollicitait des princes chrétiens des secours d'hommes et d'argent ; il protestait de sa soumission à l'Église romaine, abjurait le schisme à Viterbe entre les mains du pape Urbain V, et promettait de faire rentrer tous ses sujets dans la communion latine. Mais il ne ramena pas un soldat en Orient. Privé de tout appui par la mort du vénérable pontife, il se rendit à Venise, où il séjourna quelque temps : au moment de s'embarquer, des négociants de cette ville qui lui avaient prêté une somme considérable l'arrêtèrent, et ne consentirent à rendre la liberté à l'auguste prisonnier que lorsque son fils Manuel eut vendu tout ce qu'il possédait[5].

Amurath marchait de succès en succès ; Ourosch, despote de Servie, ayant péri dans une bataille contre ses nobles (1367), Boulko Lazare se fit proclamer à sa place, mais ne put conserver que la Servie septentrionale ; Woukassowitsch, qui avait occupé la partie méridionale, fut surpris par les Turcs pendant une nuit, et Amurath se rendit maître de 1'Acarnanie et de la Macédoine servienne. Il imposa un tribut à l'empereur grec, et lui enleva Giustendil — d'abord nommée Ulpiana, de Trajan, son fondateur —, ville importante par ses bains, ses monuments, l'or et l'argent qu'on trouve dans le voisinage (1371) ; il soumit avec une égale activité le roi des Bulgares Sisman, dont il épousa la fille, et Boulko Lazare, qui se reconnut tributaire.

Maître des Grecs, et déjà redouté sur les rives du Danube, Amurath crut qu'il pouvait se reposer de ses longues fatigues. Il passa l'hiver dans sa nouvelle résidence, Andrinople, le siège de sou gouvernement en Europe, qu'il préférait à Pruse. Pendant un intervalle de six ans, que ne troubla aucune entreprise guerrière, il s'occupa sans relâche des affaires intérieures, et donna des soins particuliers à l'organisation militaire. Il divisa les terres données aux Spahis en petits fiefs (timar) et grands fiefs (siamet), et donna aux propriétaires des premiers le nom de timarli. Il institua les Voïnaks, troupe composée de chrétiens ses sujets et qui, pendant la guerre, remplissait les fonctions les plus humiliantes. Amurath appela ensuite auprès de lui son tributaire, Jean Paléologue, pour l'accompagner dans sa guerre contre l'Asie-Mineure. L'empereur put voir le roi chrétien d'Arménie, Livon de Lusignan, dépouillé de ses Etats et condamné à l'exil ; l'émir seldjoukide de Kermian donner à Bajazet, le fils aîné du redoutable chef des Ottomans, sa fille en mariage avec la plus belle partie de la Phrygie pour dot ; le prince de Pisidie, Hamid, vendre six de ses villes pour conserver le faible reste de ses domaines ; enfin l'émir de Caramanie, défait près d'Iconium, se soumettre au tribut.

Tandis que par les actes de la plus lâche soumission l'empereur obtenait son pardon d'Amurath, Andronic, l'aîné de ses quatre fils, irrité de ce qu'il lui avait enlevé la direction des affaires de l'empire afin de la confier à Manuel, cherchait les moyens de se venger. Il trouva dans Saoudji, fils d'Amurath, alors revêtu du commandement provisoire de toutes les forces ottomanes en Europe, une conformité de sentiments et de caractère qui établit bientôt entre eux une étroite amitié. Dévorés par une ardente ambition et animés d'une égale haine contre les auteurs de leurs jours, ces deux princes conspirèrent pour leur enlever la couronne, et se promirent une fidélité inviolable lorsqu'ils auraient exécuté leur dessein. A la nouvelle de cet infâme complot, Amurath fit comparaître devant lui le malheureux empereur pour lui rendre compte de la conduite d'Andronic. Jean Paléologue s'humilia, et, afin d'éloigner de lui tout soupçon, il accepta la proposition faite par son allié de marcher contre leurs fils rebelles, de les réduire à l'obéissance et de les punir de leur révolte en les privant de la vue. Amurath se hâta de passer en Europe, et atteignit les princes rebelles non loin d'Apricidion. La nuit venue, il s'avance à cheval jusqu'à leur camp, et leur crie de rentrer dans le devoir s'ils veulent obtenir leur pardon. A la voix puissante de leur souverain, les soldats qui avaient embrassé la cause de Saoudji désertent en foule et implorent la clémence d'Amurath. Le jeune prince, trahi et abandonné, se réfugia dans Didymotique avec un petit nombre de compagnons et les fils des nobles grecs fidèles à sa fortune. Le père ne perdit point sa trace, et mit aussitôt le siège devant la ville. La famine ne tarda pas à se faire sentir, et la garnison fut obligée de se rendre. Amurath, indigné de l'opiniâtre rébellion de Saoudji, lui fit crever les yeux et ensuite trancher la tête. Quant aux nobles grecs, il donna l'ordre de les amener en sa présence et de précipiter du haut des remparts ces malheureux captifs, attachés deux à deux ou trois à trois, dans les flots de la Maritza. Lui-même poussa la cruauté jusqu'à contempler du milieu de son camp le spectacle de cette horrible exécution.

Amurath avait à peine satisfait son atroce sévérité, qu'il envoyait l'ordre à Jean Paléologue de traiter son fils de la même manière que Saoudji. Le Grec obéit : Andronic, condamné à perdre la vue par une injection de vinaigre bouillant, n'échappa à toute la rigueur du supplice que par la maladresse du bourreau. Satisfait de la docilité de l'empereur dans l'exécution de ses ordres, Amurath s'inquiéta peu de savoir que le complice de Saoudji n'avait pas été entièrement privé de l'usage de la lumière. Jean Paléologue fit ensuite enfermer le prince ambitieux dans la tour Anemas, avec sa femme et son fils encore au berceau, et désigna Manuel pour son successeur, à la place de son frère.

Ce prince avait fixé sa résidence à Thessalonique, dont il était gouverneur. Oubliant bientôt l'horrible catastrophe de Didymotique et la dangereuse situation de son père, qui ne se maintenait sur le trône que par la plus servile obéissance, il conçut le projet d'enlever aux Ottomans l'importante ville de Phère. Amurath, instruit de cette perfidie, envoya un de ses meilleurs généraux, Kaïreddin-Pacha, au-delà du Bosphore, avec ordre de prendre Thessalonique et de lui amener Manuel chargé de chaînes. L'ardeur avec laquelle les Ottomans, trois fois plus nombreux que les Grecs, pressèrent le siège, épouvanta les habitants. Toujours enclins à la révolte, ils se soulevèrent contre Manuel, et le menacèrent d'ouvrir les portes à l'ennemi, s'il ne faisait venir des secours de Constantinople. Le prince se hâta d'informer son père de sa triste position : le timide empereur lui répondit que non-seulement il ne pouvait lui accorder des secours, mais qu'il n'oserait même le recevoir à sa cour, dans la crainte d'encourir la colère de son redoutable allié. Privé de tout appui et menacé de tons côtés, Manuel s'échappa la nuit sur une galère, et alla demander au gouverneur génois de Lesbos l'asile que son père lui refusait dans son palais. Mais là aussi régnait la terreur du nom d'Amurath, et le port de l'île lui fut interdit. Il prit alors la courageuse résolution de. se rendre à Pruse, afin d'implorer la clémence de son vainqueur. Cette confiance de son ennemi apaisa le ressentiment d'Amurath. Il alla à sa rencontre, lui reprocha en termes modérés sa coupable conduite, lui accorda généreusement le pardon qu'il sollicitait, et le renvoya chez son père, auquel il enjoignit d'accueillir avec bonté l'héritier de sa couronne. Thessalonique ne tarda pas à tomber au pouvoir des Turcs.

L'empire grec s'affaiblissait chaque jour ; les Ottomans ou leurs alliés l'environnaient de toutes parts ; ils possédaient la Chersonèse ; une partie de la Thessalie leur appartenait ; il ne fallait plus qu'un souffle pour renverser le trône de Constantin. Au milieu de cette décadence, on voyait souvent renaître les discordes civiles. Ainsi le rebelle Andronic, délivré de sa prison par les Génois, reçut des secours de ces nouveaux alliés pour attaquer l'empereur. Il força son père de capituler et de le recevoir dans Constantinople, après avoir juré solennellement qu'il renonçait à ses odieux projets. Mais bientôt, violant ses serments, il osa se porter à des excès plus coupables encore que les premiers. Soutenu de ses anciens partisans, il se fit proclamer empereur, et enferma son père et ses frères dans la maison même dont on l'avait tiré. Ils y demeurèrent deux ans ; un de leurs amis leur procura la liberté et un asile à Scutari. A cette nouvelle, Andronic prit un parti qui jeta les Grecs dans l'étonnement : bien loin de s'engager dans une guerre sacrilège qui pouvait attirer sur l'empire les plus grands désastres, il demanda grâce à Jean Paléologue, en protestant qu'il abandonnait ses vues d'usurpation, et pour l'en convaincre il s'éloigna de Constantinople avec toute sa famille. L'empereur, adouci par les soumissions d'Andronic, traita son fils avec bonté, et lui assigna un petit apanage, où il vécut tranquille.

Tandis que l'empire était déchiré par la discorde, Amurath, qui avait soumis la Macédoine et l'Albanie après une lutte de quatre ans, se voyait menacé d'un nouvel orage du côté de la Servie, et obligé, pour le conjurer, de renoncer aux douceurs du repos. En effet, le despote de Servie, I3oulko Lazare, s'était soulevé et avait réuni contre les Ottomans, dans une même confédération, les Valaques, les Hongrois, les Dalmates et les Triballiens. Cette formidable ligue n'épouvanta point Amurath ; il hâta ses préparatifs pour une nouvelle expédition en Europe. Mais avant de se mettre en campagne il envoya à Lazare un sac de millet, emblème des troupes innombrables qu'il dirigeait contre la Servie ; le despote distribua aussitôt le présent aux volailles de sa basse-cour en présence des ambassadeurs ; puis, se tournant vers eux : « Vous voyez, leur dit-il, comment ces oiseaux ont promptement dévoré votre millet ; rapportez à votre maître que ses hommes, quelques nombreux qu'ils soient, seront dévorés à leur tour par les Serviens. » Il tint parole ; une armée de vingt mille Ottomans, attaquée par les forces des peuples coalisés, fut anéantie. Amurath vint lui-même (1389) ; il dépouilla de ses États le roi de Bulgarie, Sisman, dont il avait épousé la fille, et atteignit les Serviens à Cossova, au champ du Merle, sur les frontières de la Bosnie et de la Servie.

Amurath passa une partie de la nuit en délibération avec les plus habiles de ses généraux et ses deux fils, Bajazet et Yacoub. Il avait confié le commandement de l'aile droite de son armée au premier, et celui de la gauche au second. Le lendemain, il donna le signal du combat. Le choc fut terrible : la fureur qui animait les deux armées tint longtemps la victoire en suspens. L'aile gauche des Ottomans commençait à plier, lorsque Bajazet accourut à son secours, s'ouvrant un large chemin avec sa redoutable massue. Malgré leurs prodiges de valeur, les chrétiens furent défaits ; un grand nombre de leurs chefs restèrent sur le champ de bataille ; Lazare, cerné de tous côtés, tomba avec la plupart des nobles Serviens entre les mains de l'ennemi. Après cette victoire, qui anéantissait la ligue et l'indépendance des tribus esclavonnes, Amurath alla visiter la scène de carnage et reconnaître les morts. « Chose étrange, dit-il en se tournant vers son grand vizir Ali-Pacha, entre tous ces morts je ne vois que des adolescents ! — C'est ce qui nous a donné la victoire, répondit le vizir ; cette jeunesse téméraire n'écoute que l'ardeur qui l'anime, et vient périr à nos pieds ; des hommes d'un âge plus raisonnable n'auraient pas entrepris de s'opposer aux armes invincibles des Ottomans. — Ce qui me paraît encore plus surprenant, ajouta Amurath, c'est que les choses aient tourné de la sorte, après le songe que j'eus la nuit passée ; je me trouve bien agréablement trompé, car il me semblait être percé d'une main ennemie. » A peine avait-il prononcé ces paroles, qu'un soldat triballien, s'élançant plein de rage du milieu des morts, lui plongea son poignard dans le ventre, et vengea la défaite des chrétiens par le meurtre du vainqueur[6]. Les gardes se précipitèrent aussitôt sur ce malheureux et le massacrèrent. Transporté dans sa tente, Amurath expira en prononçant la sentence de mort de Lazare, son ennemi, et des autres nobles de Servie. Ses restes furent transportés à Pruse, et déposés dans la mosquée construite par ses ordres.

Ce prince avait d'heureuses qualités. Malgré la cruauté dont il fit preuve dans l'exécution de Saoudji et sous les murs de Didymotique, on ne peut lui contester de grandes facultés intellectuelles et une rare énergie. Son amour pour la justice et ses mœurs simples l'avaient rendu cher à son peuple.

Le règne de Bajazet Ier., fils aîné et successeur d'Amurath, commença par un fratricide. En présence des restes inanimés de son père, déposés à l'entrée de sa tente, il ordonna l'exécution de l'infortuné Yacoub, qui par sa valeur s'était concilié l'affection d'une partie de ses troupes, et lui était devenu suspect. Ce prince, que les Turcs ont surnommé Ilderim (l'éclair, la foudre) et les Grecs Λαίλαψ (l'ouragan), à cause de la violence de sou âme et de la rapidité de ses courses dévastatrices, surpassa peut- être Amurath lui-même, et inspira certainement plus de terreur au monde chrétien. Il continua la guerre que son père avait commencée contre la Servie, contraignit Étienne, fils de Lazare, à venir lui prêter serment de fidélité, et conclut un traité de paix avec ce prince, qui s'engagea à fournir un contingent dans toutes les guerres des Ottomans, à lui donner sa sœur en mariage et à lui payer un tribut annuel. Il s'occupa ensuite d'humilier les Grecs. Dans la résolution de s'emparer de Philadelphie, la seule ville qu'ils eussent conservée en Asie, -il réclama le secours de ses nouveaux alliés, le prince de Servie et l'empereur de Constantinople. Le commandant de la place ayant refusé de la rendre à un barbare et de recevoir un gouverneur et un juge turcs, Jean Paléologue et Manuel montèrent des premiers à l'assaut de leur propre ville, pour la livrer à Bajazet[7]. Ce prince y fit construire des mosquées, une école et des bains.

Après avoir soumis les émirs d'Aïdin, de Saroukan, de Kermian et de Caramanie (1390), et avoir organisé l'administration dans les pays conquis, le souverain des Ottomans repassa le Bosphore pour diriger toutes ses forces contre les princes de l'Europe. Il mit d'abord en état de défense l'importante ville de Gallipoli, où il fit creuser un port sir pour ses galères ; puis il se décida à tourner ses armes du côté de l'Archipel. Afin que l'empereur grec fût témoin de ses nouveaux triomphes, il le somma le premier, parmi ses vassaux, de lui amener son contingent. Manuel se hâta d'arriver, humble vassal, au camp des Ottomans, à la tête de cent hommes. Bajazet défendit peu après toute exportation de blé de l'Asie dans les îles de Lesbos, Rhodes et Chio. Une flotte de soixante gros vaisseaux, envoyée contre cette dernière, réduisit en cendres ses villes et ses villages, dévasta les autres îles de l'Archipel, l'Eubée et une partie de l'Attique.

Jean Paléologue, alarmé de l'insolence manifeste avec laquelle Bajazet étendait sa tyrannie et menaçait de tout envahir, songea, mais trop tard, à fortifier sa capitale. Comme il manquait de matériaux, on démolit par ses ordres trois des plus belles églises de Constantinople : l'église fondée par Léon le Philosophe en l'honneur de tous les Saints ; celle des Quarante-Martyrs, monument de la piété de l'empereur Marcien ; et celle de Saint-Moccius, élevée sous Constantin le Grand. Ce fut avec les énormes blocs de marbre provenant de ces temples qu'il fit relever près de la porte Dorée deux grandes tours, démantelées jadis par son ordre, où il se promettait de trouver un asile assuré dans les nécessités les plus pressantes. Instruit de ces préparatifs, Bajazet écrivit à l'empereur et lui exprima sa volonté en ces termes : « Tu raseras sans délai ces nouvelles fortifications, ou ton fils Manuel aura les yeux crevés et te sera renvoyé aveugle[8]. » Jean Paléologue, effrayé des dangers qui menaçaient l'héritier de son trône, obéit encore une fois à cet ordre, mais le chagrin que lui causa une si cruelle humiliation, joint aux tourments d'une goutte cruelle, le conduisit peu de temps après au tombeau (1391). Il était âgé de soixante et un ans, faible, indolent, et toujours endormi dans le sein de la mollesse ; ce prince n'eut d'énergie ni pour ces grands crimes qui font les tyrans, ni pour ces grandes vertus qui font les bons princes.

 

 

 



[1] Hammer, Histoire de l'empire ottoman, liv. II.

[2] Cantacuzène, liv. III, chap. 100.

[3] Cantacuzène, liv. IV, chap. 42.

[4] Cantemir, p. 34.

[5] Chalcondyle, liv. I.

[6] Cantemir, Histoire de l'empire ottoman ; Chalcondyle.

[7] Chalcondyle, liv. Ier, page 20.

[8] Ducas, ch. 13.