HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME SECOND

 

CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Examen de la carrière politique de Napoléon.

 

Après avoir raconté toutes les gloires et tous les revers de l'homme le plus extraordinaire qui ait jamais existé, il devient nécessaire pour être impartial, de dire avec franchise les torts que l'on est en droit de lui reprocher. D'après le caractère de Bonaparte, on est fondé à croire qu'il ne méditait que des résultats d'une haute moralité. Mais il était trop impatient pour ne pas sacrifier tout ce qui le gênait dans l'accomplissement de ses projets ; aussi lui arriva-t-il de commettre les plus grandes injustices, et souvent il foula aux pieds les droits les plus sacrés de l'homme en société, la liberté individuelle, la libre manifestation de la pensée, et la propriété.

On a répété jusqu'à satiété qu'il fut le restaurateur des autels ; pour être plus vrai, il faut dire qu'il restaura seulement tout l'état-major du haut clergé, tous les vicariats généraux, tous les canonicats, enfin tout ce qu'on peut appeler des sinécures, avec une profusion au moins inutile pour le bien de la religion et les intérêts des fidèles. Dans cette réorganisation, il ne fut dirigé que par des vues purement politiques. Il savait bien que le clergé catholique, tel qu'il le constituait, serait le plus puissant auxiliaire du despotisme, dont, n'étant encore que consul, il posait les fondements.

A tous les archevêchés et évêchés auxquels il fut pourvu, Bonaparte prit à tâche de n'appeler presque exclusivement que des hommes qui avaient émigré, et qui professèrent constamment des opinions ultramontaines ; il n'admit dans cette réorganisation qu'un très-petit nombre d'évêques ou d'ecclésiastiques constitutionnels, ce qui était une injustice manifeste ; car parmi ces derniers, il y avait beaucoup d'hommes très-respectables qui, dans les temps de malheur et d'orage, avaient puissamment concouru à maintenir la religion, et ce n'était que dans leurs rangs qu'on pouvait trouver de vrais défenseurs de l'église gallicane. Mais ils avaient aux yeux de Bonaparte, un tort irrémissible : c'était d'avoir professé des principes de liberté et de tolérance, qui ne pouvaient pas s'accorder avec ses projets. Et parmi tant d'exemples que l'on pourrait rapporter, pour montrer quel motif le dirigea dans ses choix, il suffira de citer le cardinal Maury que, dans la suite, il donna pour successeur au vénérable de Belloy. Il ne craignit pas de blesser toutes les lois de la morale et toutes les convenances, en plaçant sur le premier siège de l'empire un homme qui, abjurant les principes qu'il avait antérieurement professés, n'avait d'autre litre à sa faveur qu'une lettre bassement adulatrice qu'il lui avait adressée.

Mais Bonaparte, qui devait bientôt quitter la capitale pour aller se mettre à la tête de son armée, avait besoin, pendant son absence, d'un archevêque déterminé à préconiser ses hauts faits, et à transformer les mandemens en bulletins, et la chaire de vérité en tribune politique.

Bonaparte, si admirable au milieu des périls d'un champ de bataille, manquait absolument de cette qualité qu'on a justement appelée le courage civil ; il le prouva lorsqu'au 18 brumaire il se présenta au corps législatif : il perdit tout-à-fait la tête.

Tout ce qui était assemblée délibérante lui causait de l'ombrage, c'est pourquoi il brisa l'institution du tribunat, et condamna au rôle de muets ses législateurs, dont il faisait présider les séances par son grand juge le duc de Massa. Un jour, dans un comité général, ce président postiche ayant cru devoir dire à un député qui venait de faire une proposition, qu'elle était inconstitutionnelle, M. Flaugergues lui répondit sur-le-champ avec une noble énergie : Monsieur, il n'y a ici d'inconstitutionnelle que votre présence ; et il fut unanimement approuvé.

On a beaucoup loué, et avec juste raison, Bonaparte d'avoir donné à la France un Code civil, mais les monarques les plus despotes n'ont aucun intérêt à refuser à leurs sujets de bonnes lois civiles qui, n'étant destinées qu'à régler des intérêts privés, et n'ayant rien de politique, ne peuvent les gêner dans leurs projets ambitieux ou tyranniques. Ce qui aurait prouvé en faveur de Bonaparte, eût été l'introduction d'un système de pénalité conçu dans des vues de philanthropie. Loin de là, ce fut lui qui présida à la rédaction du monstrueux Code pénal, dans lequel la répression est hors de proportion avec les délits, où la mort, les fers à perpétuité, la flétrissure, la confiscation sont horriblement prodigués.

Bonaparte, qui avait profondément médité sur la forme du gouvernement qu'il voulait établir, avait fait insérer dans la Constitution qu'il imposa à la, France, un article portant que toutes les lois qui seraient présentées à l'acceptation des députés des départements devraient être adoptées ou rejetées en entier, sans qu'il pût y être fait aucun amendement ; et ce fut par suite de cet article que les députés, placés entre ces deux alternatives, eurent l'inexcusable faiblesse d'adopter dans son intégrité ce Code pénal, susceptible de tant de modifications. Ce fut par les mêmes motifs que, dans la suite, ils adoptèrent tant et de si mauvaises lois. Mais ce code de Dracon, inépuisable en sévérité, surtout contre les délits politiques, ne suffisait pas encore à sa volonté despotique ; il lui fallait tout l'arbitraire de la tyrannie. Des milliers d'individus, prévenus de crimes ou de délits communs, dont les uns n'avaient pu être mis en jugement faute de preuves, et les autres avaient été solennellement acquittés, d'après la déclaration des jurés, et qui tous, par conséquent, devaient être rendus à la liberté, furent indéfiniment maintenus en détention ; et lorsque, à l'époque de la première restauration, leurs fers furent brisés, il y en avait beaucoup parmi ces malheureux qui comptaient plus de dix années de prison depuis leur acquittement.

Quant aux prévenus de délits politiques, ils furent tous mis hors du droit commun. Bonaparte fit instituer des tribunaux spéciaux, exclusivement chargés de connaître de ces délits, et les jurés furent écartés de ces tribunaux ; de manière que, tandis qu'il ne laissait jouir de cette bienfaisante institution que les assassins et les voleurs, il en privait ceux-là même auxquels elle était le plus nécessaire, pour les mettre à l'abri des intrigues et des séductions du pouvoir, et pour faire triompher leur innocence. Le procès mémorable, relatif à la conspiration de Georges, Pichegru, Armand et Jules de Polignac, de Rivière et consorts, et dans laquelle se trouva impliqué le général Moreau, fut jugé par un tribunal spécial. Les emprisonnements administratifs, les enrôlements forcés, les exils avaient remplacé les lettres de cachet d'une autre époque. La moindre querelle privée avec le dernier des fonctionnaires publics se vidait par un coup d'autorité ; on se rappelle que sur la demande de Harel, auditeur au conseil d'état, un artiste du Théâtre-Français qui avait eu le malheur de lui envoyer un cartel en réponse à une insolence fut impitoyablement envoyé dans un régiment colonial.

Si l'on porte ses regards sur l'administration intérieure de Bonaparte, l'imagination est encore effrayée de ce despotisme préfectoral qu'il imposa à tous les départements ; de cette centralisation à Paris de toutes les affaires de l'empire, depuis les plus importantes jusqu'aux plus minimes ; de cette multitude de lois et règlements fiscaux qui subsistent encore, qui entravent le commerce, l'industrie, la circulation, et pèsent également sur les propriétaires et les consommateurs ; de cette foule de fonctionnaires publics dont il s'attribua à lui seul la nomination, et dont il autorisait, pour ainsi dire, toutes les vexations, et assurait l'impunité, en ordonnant qu'ils ne pourraient être traduits en jugement, que d'après l'autorisation de son conseil d'état ; il porta la profusion des places jusqu'à créer des sous-préfectures dans tous les chefs-lieux de départements ; c'est qu'il voulait couvrir tout le territoire de son vaste empire de créatures qui lui dussent leur existence, et multiplier à l'infini le nombre d'hommes qui lui fussent dévoués.

La conscription, dont le gouffre sans fond était incessamment ouvert, se trouvait soutenue par un échafaudage de lois des plus tyranniques ? A-t-on pu oublier ces immenses placards qui couvraient les murs de la capitale et qui contenaient la nomenclature de tous les pères de famille, condamnés à des amendes exorbitantes parce que leurs fils n'avaient point obéi à la loi, jugements barbares qui punissaient les pères des fautes de leurs enfants, et refoulaient dans les cœurs le sentiment le plus sacré l'amour paternel !

Mais ce qu'il y eut de plus odieux dans le mode de gouvernement de Bonaparte, ce qui imprime à sa mémoire une tache indélébile, ce fût l'organisation de la haute policé, qui fut, dans toute la force de l'expression, une inquisition politique.

La révolution avait détruit la Bastille ; Bonaparte y substitua le donjon de Vincennes ; et toutes les prisons de Paris, même Bicêtre et l'hospice de Charenton en furent les succursales. Non-seulement il rétablit dans l'empire toutes les prisons d'état qui existaient sous l'ancien régime, il en augmenta encore le nombre ; et jusqu'à l'époque de la première restauration, toutes ces prisons renfermèrent constamment une foule de détenus, dont plusieurs ignoraient même les causes pour lesquelles ils avaient été privés de leur liberté. Pour couvrir d'une apparence de légalité et de justice toutes ces détentions odieuses et arbitraires, Bonaparte fit instituer dans le sein du sénat-conservateur une commission de la liberté individuelle, comme il en avait fait créer une de la liberté de la presse ; tous les prisonniers pouvaient réclamer auprès de celte première commission, et tous les ans, une autre commission, composée de deux conseillers d'état, parcourait tout l'empire, visitait les prisons et les principales maisons de détention, depuis Vincennes et Bicêtre jusques à Fenestrelles, au-delà du Mont-Cenis ; ils examinaient les détenus dont on leur avait remis les états nominatifs, avec les causes vraies ou imaginaires de leur arrestation. Le croirait-on, pendant tout le règne de Bonaparte, ni la commission du sénat, ni les conseillers d'état n'obtinrent l'élargissement d'un seul prisonnier, et quand la restauration vint briser leurs fers, il y en avait qui étaient détenus depuis l'époque du consulat. Ainsi ces commissions ne furent pas seulement inutiles et dérisoires, elles furent encore odieuses, puisqu'elles faisaient naître dans le cœur des malheureux prisonniers des espérances qui ne se réalisaient jamais.

A ce premier moyen d'oppression, Bonaparte en ajouta un autre : ce fut la violation du secret des lettres ; abus atroce qui se perpétua tout le temps de son règne et qui ne pouvait être surpassé que par l'établissement du cabinet noir sous les Bourbons. Bonaparte, ou plutôt l'exécrable duc d'Otrante, qui était le plus perfide et le plus constant instrument de son despotisme, fit encore peser sur la France un genre de persécution inconnue jusqu'alors. Les surveillances spéciales furent imaginées. Le nombre des individus qui furent assujettis à ce genre de vexation, est incalculable. Presque tous les citoyens, connus par leur courage, la noblesse de leur caractère et l'indépendance de leurs opinions, furent victimes de celte odieuse mesure ; beaucoup d'entre eux furent impitoyablement éloignés de leurs foyers, séparés de leurs familles, de tous les objets de leurs affections, et frappés d'un exil qui portait un préjudice irréparable à leur fortune ou à leur industrie.

Bonaparte fit, en même temps, organiser un système d'espionnage, qui s'étendait sur la surface entière de l'empire, et pénétrait partout. Les moyens les plus criminels furent employés, pour connaître ce qui se passait dans l'intérieur des familles. Des hommes et des femmes du haut parage se livraient à l'infâme métier d'espion dans les sociétés les plus brillantes, et toute l'ancienne noblesse était ou dans la police de Fouché, ou dans la partie active des droits réunis. Fouché avait à son service la plupart des émigrés rentrés, qu'il payait chèrement. Alors on ne se faisait aucun scrupule de violer les domiciles, on corrompait les domestiques, on fabriquait de fausses clefs, pour s'introduire dans les maisons et fouiller jusque dans les secrétaires, pour y surprendre les pensées les plus secrètes.

La presse était enchaînée au-delà de toute expression. Bonaparte avait établi une censure telle qu'il n'en exista jamais de pareille. Il commença par limiter et fixer le nombre des journaux. Il attacha à chaque journal un censeur, aux frais des actionnaires ; les Petites Affiches même n'en furent pas exemptes, et tous ces censeurs étaient sous la dépendance d'un chef de la division du ministère de la police, de qui relevait leur chef immédiat, M. Etienne, aujourd'hui député du juste-milieu et l'un des rédacteurs propriétaires du Constitutionnel. On n'a pas oublié avec quel acharnement la plupart de ces journaux, et notamment le Journal de l'Empire, auparavant et depuis le Journal des Débats, dénigraient Voltaire et Rousseau, ainsi que tous les auteurs vivants qui étaient connus par l'indépendance de leurs opinions, et contre lesquels Bonaparte a plus d'une fois manifesté sa haine, en les traitant d'idéologues.

Il y avait des censeurs spéciaux, d'abord pour les pièces de théâtre, et ensuite pour tous les ouvrages de littérature : poésie, morale, philosophie, histoire, rien n'échappait à leur investigation inquisitoriale. Tout ouvrage imprimé, car ils ne les lisaient pas en manuscrit, qui avait le malheur de leur déplaire, était impitoyablement anéanti. Souvent d'après leurs rapports, et en violation de tous les droits de la justice et de la propriété, des éditions entières de plusieurs ouvrages considérables furent saisies et mises au pilon, sans autre forme de procès qu'un ordre de l'empereur ou du directeur Pommereuil, qui traitait les lettres en général d'artillerie. Cette fureur de censure fut portée à un tel degré, qu'il y avait des censeurs même pour les inscriptions des sépultures dans les cimetières de Paris.

Ce qui peut paraître merveilleux, c'est que ce despotisme n'eût rien enlevé à Bonaparte de sa popularité, mais il faut se souvenir que ce despotisme ne pesait que sur de grandes notabilités qui se refusaient à subir le joug, et sur cette classe intermédiaire, la plus instruite, la plus éclairée et qui renferme ces caractères généreux et indépendants, ces grands talents dont Bonaparte redoutait l'influence et comprimait l'énergie. Les habitants des campagnes et toute la classe populeuse' des industriels et des artisans, ne jugeaient Bonaparte que sur sa haute réputation militaire et sur les bienfaits qu'il avait répandus sur eux. Il faisait tuer leurs frères et leurs enfants, mais il leur donnait du travail. Chaque fois qu'il quittait la capitale pour aller se mettre à la tête des armées, il faisait des commandes énormes et en tout genre pour entretenir l'activité des fabriques et des manufactures, surtout à Paris et à Lyon ; il faisait même des avances considérables de fonds aux fabricants et manufacturiers qui pouvaient en avoir besoin. Il soutint le fameux Richard Lenoir, et releva Oberkamp près de faillir. Mais avant de compléter cet examen de l'usage que Bonaparte fit de son pouvoir, peut-être n'est-il pas inutile de passer rapidement en revue les causes qui aplanirent les voies à son élévation.

Les conséquences de la révolution, quelque funestes qu'elles aient pu être d'ailleurs pour quelques intérêts privés, avaient donné à la France les plus brillants résultats ; les armées enfantées par le patriotisme à cette grande époque, furent les plus belles" que l'Europe eût jamais vues. L'élan de gloire et de liberté imprimé à la France entière porta alors sous ses drapeaux tout ce qu'il y avait de bon et de brave dans la jeunesse ; les armées de la révolution ne se recrutèrent pas, comme celles de la plupart des peuples, de gens sans aveu et de l'écume de la nation. Elles se composèrent de l'élite de la France, sous le rapport de la force, des qualités morales et de l'élévation de l'esprit. Avec de pareils hommes, les généraux de la république remportèrent d'incroyables victoires, malheureusement ils n'en purent pas tirer toujours des fruits proportionnés aux efforts et aux succès de la nation ; ces braves généraux étaient en quelque sorte dans la dépendance des chefs de la république à Paris, dépendance expliquée par la nécessité où ils se trouvaient d'avoir recours à eux pour la solde et pour l'entretien de leurs armées.

Du moment que Napoléon eut franchi les Alpes, il intervertit cet ordre de choses, non-seulement il fit défrayer l'armée par les pays conquis, au moyen d'impôts et de contributions régulières, mais même il les fit concourir aux charges de l'état. Ainsi la guerre, qui jusqu'alors avait été un fardeau pour la république, devint entre ses mains une source de revenus ; et le jeune général, venant au secours du gouvernement auquel ses prédécesseurs étaient à charge, put s'assurer l'indépendance, qui fut le premier but de son ambition, et correspondre avec le directoire presque sur le pied de l'égalité. Bientôt ses talents comme militaire, et sa position comme général victorieux, l'élevèrent de l'égalité à la prééminence.

Le vaste esprit de Napoléon n'embrassait pas moins le plan général d'une campagne que les dispositions de détail d'un combat. Dans chacune de ces deux grandes branches de la guerre, Napoléon n'était pas simplement l'émule des maîtres de l'art les plus célèbres, il perfectionnait, il innovait, il inventait.

Dans la stratégie, il appliqua sur une échelle plus étendue les principes du grand Frédéric. Son système était spécialement de concentrer la plus grande partie possible de ses forces sur le point le plus faible de la position des ennemis, de paralyser ainsi les deux tiers de leur armée, tandis qu'il taillait en pièces l'autre tiers, et alors de décider de la victoire en détruisant le reste en détail. Dans ce but, il apprenait aux généraux à diviser leurs corps d'armée pendant la marche, afin que les mouvements fussent plus rapides et les approvisionnements plus faciles, puis à les réunir au moment du combat, sur le point où l'attaque étant moins prévue, la résistance serait plus faible. Par une conséquence naturelle de ce système, il fut le premier à débarrasser l'armée de toute espèce de bagage qui n'était pas strictement nécessaire ; il suppléa au manque de magasins par des contributions levées en masse sur le pays ou sur les particuliers, d'après un système régulier de maraude : il supprima l'usage des tentes, bivouaquant avec ses soldats, couchant à terre au milieu d'eux, lorsqu'il ne se trouvait pas de hameau dans les environs, et qu'on n'avait pas le temps de construire une cabane. C'était là un mode désastreux en ce qu'il multipliait les morts et les maladies, mais les avantages qu'il procurait étaient peut-être plus grands que les inconvénients, et, bien que Moreau appelât Napoléon un conquérant à raison de dix mille hommes par jour, il est certain qu'en définitive sa méthode occasionnait moins de pertes que celle de Moreau, en ce qu'elle était décise, prompte et féconde en résultats propres à dédommager la patrie des sacrifices qu'elle avait faits.

En général, dans ses premières guerres, les ennemis qui étaient restés dans leurs vastes retranchements, se portant les uns d'un côté, les autres d'un autre, à la nouvelle que différentes colonnes approchaient par divers chemins, étaient surpris et taillés en pièces par les forces combinées de l'armée française, qui avait opéré sa jonction au moment et dans l'endroit où on s'y attendait le moins.

Napoléon n'avait pas des idées moins neuves en fait de tactique qu'en fait de stratégie. Ses manœuvres sur le champ de bataille avaient la vivacité de l'éclair. Au moment où il engageait le combat, de même que dans les apprêts qu'il avait faits pour l'amener, son système était d'amuser l'ennemi sur plusieurs points, tandis qu'il tombait sur un seul à l'improviste avec la plus grande partie de ses forces. Cette ligne qu'il venait de rompre, cette position qu'il venait de tourner, il y pensait depuis le commencement de l'action ; mais il avait d'abord caché son plan sous une foule de démonstrations préalables, et il n'en avait tenté l'exécution que lorsque les forces morales et physiques de l'ennemi étaient épuisées par la longueur du combat. C'était alors qu'il faisait avancer ses réserves, qui, attendant depuis longtemps le signal, s'élançaient avec ardeur et renversaient tout devant elles.

Napoléon avait su se concilier l'amour de ses soldats ; son seul aspect enflammait leur courage : dans ses rapports avec eux il était d'une bonté rare, doublant la valeur des récompenses par la manière de les leur accorder ; allant au-devant de leurs désirs, parlant familièrement à chacun d'eux, et maintenant surtout une discipline sévère, et une honorable émulation entre eux. Si l'on considère en outre les espérances que dut faire naître chez ses compagnons d'armes l'ambition d'un homme qui avait une si forte volonté, on ne s'étonnera pas que les troupes se soient montrées prêtes à soutenir leur général dès la révolution du 18 brumaire, et à le placer à la tête des affaires.

Arrivé au pouvoir suprême, Napoléon parut occuper la place pour laquelle il était né, et à laquelle ses talents supérieurs et la brillante carrière de succès qu'il avait parcourue semblaient lui donner un droit irrécusable. Il se mit donc à examiner avec calme et sagesse les moyens de donner de la stabilité à sa puissance, et d'établir une monarchie dont il se proposait d'être le chef. Essayer de faire revivre, en faveur d'un officier de fortune, une forme de gouvernement qui avait été rejetée avec des acclamations universelles par la nation, aurait paru à la plupart des hommes un acte de présomptueuse folie. Les partisans de la république étaient des hommes d'état supérieurs, et il n'était guère présumable que de pareils hommes souffrissent qu'un jeune général, dont les victoires ne pouvaient faire oublier l'âge, effaçât de la pointe de son épée les traces de leurs dix années de travaux.

Mais Napoléon connaissait les hommes du directoire et se connaissait lui-même ; il eut la confiance intime que ceux qui avaient été associés à la puissance par suite des révolutions antérieures s'abaisseraient désormais à n'être que les instruments de son élévation et les agents secondaires de son autorité, contents qu'ils seraient de recevoir une part du butin qu'il venait de recueillir.

A chaque pas qu'il faisait vers le pouvoir, il montrait un génie supérieur, attesté par les succès les plus signalés et il mit sur sa tête la couronne de France en adoptant cette fière devise : Detur dignissimo. Personne n'était tenté de lui contester la validité de ses titres. Le début de Napoléon dans sa nouvelle carrière fut marqué pat' des actions dignes de la confiance dont la nation venait de lui donner un si éclatant témoignage. La bataille de Marengo avec ses grands résultats, la fureur des discordes civiles apaisée, et la révision entière de la jurisprudence nationale, à laquelle il donna une nouvelle vie, étaient des événements de nature à flatter l'imagination, et à gagner l'affection du peuple.

Mais, avec une adresse qui lui était particulière, Napoléon sut, tout en abolissant la république, faire en quelque sorte entrer de force à son service ces principes démocratiques, qui avaient donné naissance à la révolution. Avec sa sagacité habituelle, il n'avait pas manqué de remarquer que l'opposition générale à l'ancien gouvernement provenait d'une profonde aversion pour les privilèges accordés aux nobles et au clergé ; en établissant sa nouvelle forme du gouvernement monarchique il considéra qu'il n'était pas lié, comme les souverains héréditaires, par aucune obligation résultant d'anciens usages, mais que, fondateur lui-même de sa puissance, il était libre de l'organiser comme il le jugerait convenable. En même temps, il s'était élevé si facilement au trône par l'ascendant reconnu de son génie, qu'il n'avait pas eu besoin d'y être porté par une faction ; par conséquent, n'étant lié par aucun engagement antérieur, ni par la nécessité de récompenser d'anciens partisans, ou d'en acquérir de nouveaux, il avait le rare avantage de pouvoir agir avec une liberté entière et illimitée ; il résolut donc de laisser la route des honneurs, dans toutes les branches du gouvernement, ouverte au seul mérite. Telle était la clef sécrète de la politique de Napoléon, et il sut si bien s'en servir, à l'aide du tact exquis avec lequel il jugeait les hommes, que jamais, dans toutes les vicissitudes de sa fortune, il ne laissa échapper une occasion de se concilier la multitude et de lui plaire, en distinguant et récompensant ceux qui avaient rendu des services ou qui étaient capables d'en rendre. Malheureusement, ses prédilections avaient presque toujours pour mobile un principe d'égoïsme politique, auquel il faut rapporter une grande partie de ses succès, comme de ses infortunes et presque toutes ses fautes. Ce fut ce principe qui le porta à détruire jusqu'au moindre vestige de ces institutions libres, acquises au prix de tant de sang et de tant de larmes, et à réduire la France sous le joug le plus pesant. Dépouiller les Français des privilèges auxquels ils avaient droit en leur qualité d'hommes libres, c'était commettre un parricide. La nation perdit, par ses empiètements successifs, ce que l'ancien gouvernement lui avait laissé de liberté. Franchises politiques, intérêts individuels, propriété des communes, éducation, sciences, morale, le gouvernement envahit tout... La France était une immense armée, sous l'autorité absolue d'un commandant militaire, qui n'était soumis à aucun contrôle, à aucune responsabilité. Dans celte nation si récemment agitée par les assemblées nocturnes de milliers de clubs politiques, aucune classe de citoyens, dans quelque circonstance que ce pût être, n'avait le droit de se réunir pour manifester ses opinions. Toutes les associations, seul moyen de progrès, étaient proscrites : une loi barbare et à laquelle la tourbe des intrigants qui ont fait avorter à leur profit la révolution de juillet ont encore l'infamie de recourir, défendait, les réunions dé plus de vingt personnes dans un lieu quelconque. Il ne restait au peuple, ni dans les mœurs, ni dans les lois, aucun moyen de relever les fautes, ou de résister aux abus de l'administration. La France ressemblait au cadavre politique de Constantinople, moins l'insubordination des pachas, la sourde résistance des ulémas, et les fréquentes et tumultueuses révoltes des janissaires. Tandis que Napoléon renversait successivement toutes les barrières des libertés publiques, tandis qu'il bâtissait de nouvelles prisons d'état, et qu'il rétablissait une haute police, couvrant la France d'espions et de geôliers ; tandis qu'il accaparait la presse exclusivement, sa politique, et tout à la fois son égoïsme lui firent entreprendre ces immenses travaux publics, si précieux pour les cités qui les virent élever, mais qui devaient rester comme des monuments de la splendeur de son règne. Il se conciliait ainsi l'affection des classes ouvrières ; mais il savait encore autrement faire tourner au profit de son ambition l'activité des esprits : pour noyer tous les souvenirs pénibles, il fit boire les Français dans la coupe enivrante et funeste de la gloire militaire et de la domination universelle. Mettre tout l'univers aux pieds de la France, tandis que la France, la nation des camps, ne serait elle-même que la première des esclaves de son empereur, était le projet gigantesque auquel il travaillait avec une ardeur infatigable.

Les principaux plans de cette immense entreprise furent ceux qu'il accomplit lorsque son esprit d'ambition était dans toute sa force, personne alors n'osait, même dans ses conseils, combattre les résolutions qu'il avait adoptées. Si le succès eût couronné moins constamment ses armes, peut-être se serait-il arrêté et eût-il préféré la gloire d'assurer à un seul royaume une existence libre et heureuse, fruit d'une douce paix, à un vain orgueil de subjuguer toute l'Europe. Mais le bonheur constant qui a signalé toutes les entreprises de Napoléon, même dans les circonstances les plus délicates, ainsi que la confiance aveugle qu'il avait en son étoile, conspirèrent à le bercer de l'idée qu'il n'avait rien du commun des hommes, et l'engagèrent à hasarder les plus folles entreprises, comme s'il cédait moins à l'impulsion de la raison qu'à l'assurance qu'il avait intérieurement de réussir.

Sous lui, le peuple devait toujours se dévouer en aveugle, car il était interdit à la presse de l'éclairer, et la France ne savait rien que par les bulletins qu'il faisait rédiger. Il ne fut question du désastre de Trafalgar que plusieurs mois après qu'elle avait eu lieu, encore alors la vérité fut tout-à-fait défigurée : le voile qui couvrait les évènements les plus intéressants pour le peuple était si épais, que le soir même où se donna la bataille de Montmartre, le Moniteur, organe de la publicité officielle, ne contenait qu'une discussion sur la nosographie, et une analyse du drame de la Chaste Suzanne.

Dans l'irritabilité de son amour-propre, Napoléon ne redoutait rien autant que l'arme du ridicule ; aussi les sarcasmes des journaux anglais et les caricatures des boutiques de Londres furent les aiguillons secrets qui l'excitèrent, en grande partie, à rompre la paix d'Amiens. On interdit aux Français l'usage de la satire, qui, libre et indépendante du temps de la République, n'était, même sous la monarchie, punie que de quelques jours de prison à la Bastille. Pendant qu'il était consul, Napoléon apprit qu'un opéra-comique de Dupaty fut représenté. On prétendait que, dans cette pièce insolente, trois laquais singeaient les manières, et même le costume des trois consuls, mais que lui surtout n'était pas épargné. Il dit qu'il fallait vérifier les habits, et que, si leur similitude avec les costumes consulaires était reconnue, on en revêtirait les acteurs eu place de Grève, et on les ferait déchirer sur eux par la main du bourreau. Il ordonna en même temps que l'auteur fût envoyé à Saint-Domingue, et mis, comme réquisitionnaire, à la disposition du général en chef. La sentence ne reçut pas son exécution, parce que l'offense n'avait pas eu lieu ; mais l'intention seule suffit pour montrer comment Napoléon entendait la liberté des lettres, et de la scène.

Ni les lumières de la raison ni les conseils de la prudence ne pouvaient rien sur cette ambition personnelle qui faisait désirer à Napoléon que l'administration du monde entier dépendit, d'une manière directe et immédiate, de sa seule volonté. Lorsqu'il distribuait des royaumes à ses frères, il était bien entendu qu'ils devaient se conformer en tout à la ligne de politique qu'il leur tracerait ; en un mot, il semblait ne créer des états dépendants que dans l'intention de les reprendre. Il détrôna son frère Louis, pour avoir refusé de se prêter aux mesures oppressives qu'au nom de la France il imposait à la Hollande et il eut l'idée de retirer Joseph de l'Espagne, quand il vit de quel beau royaume il l'avait déclaré roi.

Le système de gouvernement de Napoléon, système uniquement à son usage, et anomalique à l'état de civilisation, était complètement faux ; il comprenait l'esclavage de la France, et tendait à la conquête du monde mais en ravissant la liberté à la France, il lui donna plus d'un bien en échange ; des écoles, des institutions, des cours de justice et un code de lois, furent ses présents. En Italie son administration ne fut ni moins glorieuse ni moins utile. Les heureux effets qui résultèrent, pour les autres pays, de son règne et de son caractère, commencent aussi à se faire sentir par toute l'Europe. Ses invasions ont contribué à relâcher les liens de la féodalité, à éclairer tout à la fois les princes et les peuples, et à amener un grand nombre de résultats admirables, qui, pour s'être développés lentement et sans secousses, n'en seront ni moins durables, ni moins utiles.

Après ces appréciations du guerrier et de l'homme politique, il ne reste plus qu'à fixer ici l'esquisse de ses traits. L'extérieur de Napoléon n'avait rien d'imposant au premier coup d'œil. Sa taille était d'environ cinq pieds. Maigre dans sa jeunesse, il avait pris de l'embonpoint avec l'âge ; d'une constitution en apparence plus délicate que robuste, personne ne savait mieux que rai supporter les privations et la fatigue. Il n'avait pas bonne grâce à cheval, et il ne maniait pas son coursier avec cette aisance qui distingue un écuyer ; mais il ne craignait rien, se tenait ferme sur la selle, aimait un galop rapide, et soutenait sans fatigue les plus violents et les plus longs exercices ; insensible aux douleurs physiques, il supportait avec indifférence l'intempérie des saisons, les privations et même la faim. Un morceau de pain et un flacon de vin suspendus à l'arçon de sa selle, suffisaient, dans ses premières campagnes, pour l'alimenter pendant plusieurs jours. Durant les dernières guerres il allait plus souvent en voiture, parce qu'il commençait à ressentir quelques effets prématurés de l'âge. Napoléon avait les cheveux d'un brun foncé, il les portait très-courts. Lac forme de sa figure était plus carrée qu'elle ne l'est d'ordinaire dans l'espèce humaine. Ses yeux étaient gris et pleins d'expression ; ses prunelles assez grandes, et ses. sourcils peu marqués. Le front était vaste, tout le haut de la figure avait quelque chose de ferme et d'imposant il avait le nez et la bouche parfaitement faits, sa lèvre supérieure était très-courte, ses dents n'étaient pas belles, mais il les montrait peu en parlant. Son sourire était d'une exquise suavité, son regard avait un attrait irrésistible. Il avait le teint olive clair, mais du reste pas de couleur. Le caractère dominant de sa figure était une expression de gravité, même de mélancolie, mais sans aucune trace de sévérité ni de rudesse.

Le caractère de Napoléon, considéré dans la vie privée, n'avait rien que d'aimable, excepté pourtant dans un seul cas ; c'était lorsqu'il recevait quelque outrage : alors seulement il se montrait emporté et colère ; cependant il était facile, même à ses ennemis, de l'apaiser, pourvu qu'ils s'abandonnassent à sa merci ; sa générosité a toujours respecté le courage d'un brave et loyal adversaire. Jamais souverain ne s'est montré plus judicieusement libéral ; le mérite, la bravoure, ne pouvaient sous lui demeurer obscurs et sans récompense. Il était bon époux, bon parent, et toutes les fois que la raison d'état n'intervenait pas, excellent frère. C'était le meilleur des maîtres cherchant à être utile à ses amis, à ses serviteurs, toutes les fois qu'il en trouvait l'occasion ; faisant beaucoup valoir les qualités qu'ils pouvaient avoir, et leur en attribuant quelquefois qu'ils n'avaient point.

Il avait de la douceur, et même quelque chose de plus tendre encore dans le caractère. Il était vivement affecté lorsqu'il parcourait à cheval les champs de bataille que son ambition avait jonchés de morts, et non-seulement il éprouvait le désir de secourir les victimes, donnant à cet effet des ordres qui trop souvent n'étaient pas exécutés et ne pouvaient pas l'être, mais il paraissait même être sous l'influence de celte espèce de sympathie plus vive qu'on appelle sensibilité. Il racontait lui-même une circonstance qui prouve combien son âme était susceptible d'émotions. En traversant un champ de bataille d'Italie avec quelques-uns de ses généraux, il vit un chien abandonné étendu sur le corps de son maître. Dès qu'il les aperçut, le pauvre animal s'avança vers eux, puis retourna près du cadavre en poussant des cris lamentables, comme pour implorer du secours. Soit disposition du moment, dit l'empereur, soit le lieu, l'heure, le temps, l'acte en lui-même, ou je ne sais quoi, toujours est-il que jamais rien sur aucun champ de bataille ne me causa une impression pareille. Je m'arrêtai involontairement à contempler ce spectacle. Cet homme, me disais-je, a peut-être des amis, et il gît ici abandonné de tous, excepté de son chien. Ce qu'est l'homme, et quel n'est pas le mystère de ses impressions. J'avais sans émotion ordonné des batailles qui devaient décider du sort de l'armée, j'avais vu d'un œil sec exécuter des mouvements qui amenaient la perte d'un grand nombre d'entre nous, et ici je me sentais ému, j'étais remué par les cris et la douleur d'un chien. Ce qu'il y a de bien certain, c'est qu'en ce moment j'eusse été plus traitable pour un ennemi suppliant ; je concevais mieux Achille rendant le corps d'Hector aux larmes de Priam. Cette anecdote montre tout à nu l'âme de Napoléon, tendre, compatissante, mais comprimée par l'ambition, et fléchissant devant les préceptes rigoureux du stoïcisme militaire. Il avait coutume de dire, dans son langage expressif, que le cœur d'un politique devait être dans sa tête.

Calculateur par nature et par habitude, Napoléon aimait l'ordre, et par conséquent les mœurs, qui en sont le plus sûr garant. En vain les libelles du temps ont tenté de le calomnier en lui prêtant quelques aventures scandaleuses, rien n'autorise à croire ces basses assertions. Napoléon se respectait trop lui-même et connaissait trop bien le prix de l'opinion publique pour compromettre obscurément sa gloire. Du règne de Louis XIV, il ne voulut rappeler que le beau côté.

Si Napoléon fût resté dans les limites obscures de la vie privée, et que, chemin faisant, les passions ne lui eussent point offert de trop fortes tentations, il aurait été tel que. la nature l'avait créé, un modèle d'honneur et de loyauté on eût dû sous tous les rapports désirer son amitié ; il aurait fallu craindre sa haine,

Personne ne porta jamais plus loin que lui le sentiment de la reconnaissance : les legs nombreux qu'il a faits dans son testament et dans les codicilles qui le complètent en fournissent la preuve.

 

TESTAMENT ET CODICILLES DE NAPOLÉON.

 

Ce jourd'hui 15 avril 1821, à Longwood, île de Sainte-Hélène.

 

Ceci est mon Testament, ou acte de ma dernière volonté.

I.

1° Je meurs dans la religion apostolique et romaine, dans le sein de laquelle je suis né il y a plus de cinquante ans.

2° Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j'ai tant aimé.

3° J'ai toujours eu à me louer de ma très-chère épouse Marie-Louise. Je lui conserve, jusqu'au dernier moment, les plus tendres sentiments, je la prie de veiller pour garantir mon fils des embûches qui environnent encore son enfance.

4° Je recommande à mon fils de ne jamais oublier qu'il est né prince français, et de ne jamais se prêter à être un instrument entre les mains des triumvirs qui oppriment les peuples de l'Europe. Il ne doit jamais combattre ni nuire en aucune manière à la France : il doit adopter ma devise : Tout pour le peuple français.

5° Je meurs prématurément, assassiné par l'oligarchie anglaise et son sicaire. Le peuple anglais ne tardera pas à me venger.

6° Les deux issues si malheureuses des invasions de la France, lorsqu'elle avait encore tant de ressources, sont dues aux trahisons de Marmont, Augereau, Talleyrand et Lafayette. Je leur pardonne. Puisse la postérité française leur pardonner comme moi !

7° Je remercie ma bonne et très-excellente mère, le cardinal, mes frères Joseph, Lucien, Jérôme, Pauline, Caroline, Julie, Hortense, Catarine, Eugène, de l'intérêt qu'ils m’ont conservé. Je pardonne à Louis le libelle qu'il a publié en 1830. Il est plein d'assertions fausses et de pièces falsifiées.

8° Je désavoue le manuscrit de Sainte-Hélène et autres ouvrages sous le titre de Maximes, Sentences, etc., que l'on s'est plu à publier depuis six ans ; ce ne sont pas là les règles qui ont dirigé ma vie. J'ai fait arrêter et juger le duc d'Enghien, parce que cela était nécessaire à la sûreté, à l'intérêt et à l'honneur du peuple français, lorsque entretenait, de son aveu, 60 assassins à Paris. Dans de semblables circonstances j'agirais de même.

II.

1° Je lègue à mon fils les boites, ordres et autres objets, tels que l'argenterie, lit de camp, armes, selles, éperons, vases de ma chapelle, livres, linge qui a servi à mon corps et à mon usage, conformément à l'état annexé, coté (A). Je désire que ce faible legs lui soit cher, comme lui retraçant le souvenir d'un père dont l'univers l'entretiendra.

2° Je lègue à lady Holland le camée antique que le pape Pie VI m'a donné à Tolentino.

3° Je lègue au comte de Montholon deux millions de francs, comme une preuve de ma satisfaction des soins filials qu'il m'a rendus depuis six ans, et l'indemniser des pertes que son séjour à Sainte-Hélène lui a occasionnées.

4° Je lègue au comte Bertrand cinq cent mille francs.

5° Je lègue à Marchand, mon premier valet de chambre, quatre cent mille francs : les services qu'il m'a rendus sont ceux d'un ami : je désire qu'il épouse une veuve, sœur ou fille d'un officier ou soldat de ma vieille garde.

6° Idem à Saint-Denis, cent mille francs.

7° Idem à Novarre, cent mille francs.

8° Idem à Peyron, cent mille francs.

9° Idem à Archambaud, cinquante mille francs.

10° Idem à Corsor, vingt-cinq mille francs.

11° Idem à Chandell, Idem.

12° A l'abbé Vignale, cent mille francs. Je désire qu'il bâtisse sa maison près de Ponte-Novo de Rostino.

13° Idem au comte de Las-Cases, cent mille francs.

14° Idem au comte Lavalette, cent mille francs.

15° Idem au chirurgien en chef Larrey, cent mille francs. C'est l'homme le plus vertueux que j'aie connu.

16° Idem au général Brayer, cent mille francs.

17° Idem au général Lefèvre Desnouettes, cent mille francs.

18° Idem au général Drouot, cent mille francs.

19° Idem au général Cambronne, cent mille francs.

20° Idem aux enfants du général Mouton-Duvernet, cent mille francs.

21° Idem aux enfants du brave Labédoyère, cent mille francs,

22° Idem aux enfants du général Girard, tué à Ligny, cent mille francs.

23° Idem aux enfants du général Chartrand, cent mille francs.

24° Idem aux enfants du vertueux général Travost, cent mille francs.

25° Idem au général Lallemand, l'ainé, cent mille francs.

26° Idem au comte Réal, cent mille francs.

27° Idem à Costa de Bastillica en Corse, cent mille francs.

28° Idem au général Clausel, cent mille francs.

29° Idem au baron de Meneval, cent mille francs.

30° Idem à Arnault, auteur de Marius, cent mille francs.

31° Idem au colonel Marbot, cent mille francs. Je l'engage à continuer à écrire pour la défense de la gloire des armes françaises, et en confondre les calomniateurs et les apostats.

32° Idem au baron Bignon, cent mille francs. Je l'engage à écrire l'histoire de la diplomatie française, de 1792 à 1815.

33° Idem à Poggi, de Talaro, cent mille francs.

34° Idem au chirurgien Emmery, cent mille francs.

35° Ces sommes seront prises sur les six millions que j'ai placés en partant de Paris, en 1815, et sur les intérêts à raison de 5 p. 100 depuis juillet 1815 ; les comptes en seront arrêtés avec le banquier, par les comtes Montholon, Bertrand et Marchand,

36° Tout ce que ce placement produira au-delà de la somme de 5.600.000 fr., dont il à été disposé ci-dessus, sera distribué en gratifications aux blessés de Waterloo, et aux officiers et soldats du bataillon de l'île d'Elbe, sur un état arrêté par Montholon, Bertrand, Drouot, Cambronne et le chirurgien Larrey.

37° Ces legs, en cas de mort, seront payés aux veuves et enfants, et à défaut de ceux-ci, rentreront à la masse.

III.

1° Mon domaine privé était ma propriété, dont aucune loi française ne m'a privé, que je sache. Le compte en sera demandé au baron de la Bouillerie, qui en était le trésorier. Il doit se monter à plus de 200.000.000 fr., savoir : 1° le portefeuille contenant les économies que j'ai, pendant quatorze ans, faites sur ma liste civile, lesquelles se sont élevées à plus de 12.000.000 par an : j'ai bonne mémoire ; 2° le produit de ce portefeuille ; 3° les meubles de mes palais tels qu'ils étaient en 1814. Les palais de Rome, Florence, Turin, compris tous ces meubles, ont été achetés des deniers des revenus de la liste civile ; 4° la liquidation de mes maisons du royaume d'Italie, tels qu'argent, bijoux, meubles, écuries : les comptes en seront donnés par le prince Eugène, et l'intendant de la couronne Compagnon.

2° Je lègue mon domaine privé, moitié aux officiers et soldats qui restent des armées françaises qui ont combattu depuis 1792 jusqu'à 1815, pour la gloire et l'indépendance de la nation. La répartition en sera faite au prorata des appointements d'activité. Moitié aux villes et campagnes d'Alsace, de Lorraine, de Franche-Comté, de Bourgogne, de l'Ile-de-France, de Champagne, Forez, Dauphiné, qui auraient souffert par l'une ou l'autre invasion. Il sera de cette somme prélevé un million pour la ville de Brienne, et un million pour la ville de Méry.

J'institue les comtes Montholon, Bertrand et Marchand, mes exécuteurs testamentaires.

Ce présent testament, tout écrit de ma propre main, est signé et scellé de mes armes.

Signé, NAPOLÉON.

 

Etat adjoint à mon Testament.

I.

1° Les vases sacrés qui ont servi à ma chapelle à Longwood. 2° Je charge l'abbé Vignal de les garder et de les remettre à mon fils quand il aura seize ans.

II.

1° Mes armes, savoir : mon épée, celle que je portais à Austerlitz, le sabre de Sobieski, mon poignard, mon glaive, mon couteau de chasse, mes deux paires de pistolets de Versailles.

2° Mon nécessaire d'or, celui qui m'a servi le matin d'Ulm, d'Austerlitz, d'Iéna, d'Eylau, de Friedland, de l'île de Lobau, de la Moscowa, de Montmirail. Sous ce point de vue, je désire qu'il soit précieux à mon fils. Le comte Bertrand en est dépositaire depuis 1814.

3° Je charge le comte Bertrand de soigner et conserver ces objets, et de les remettre à mon fils quand il aura seize ans.

III.

1° Trois petites caisses d'acajou contenant, la première, trente-trois tabatières ou bonbonnières ; la deuxième, douze boîtes aux armes impériales, deux petites lunettes et quatre boîtes trouvées sur la table de Louis XVIII, aux Tuileries, le 20 mars 1815 ; la troisième, trois tabatières ornées de médailles d'argent à l'usage de l'empereur, et divers effets de toilette conformément aux états numérotés : I, II, III.

2° Mon lit de camp, dont j'ai fait usage dans toutes mes campagnes.

3° Ma lunette de guerre.

4° Mon nécessaire de toilette. Un de chacun de mes uniformes, une douzaine de chemises, et un objet complet de chacun de mes habillements, et généralement de tout ce qui sert à ma toilette.

5° Mon lavabo.

6° Une petite pendule qui est dans ma chambre à coucher de Longwood.

7° Mes montres, et la chaîne de cheveux de l'impératrice ;

8° Je charge Marchand, mon premier valet de chambre, de garder ces objets et de les remettre à mon fils lorsqu'il aura seize ans.

IV.

1° Mon médaillier.

2° Mon argenterie et ma porcelaine de Sèvres, dont j'ai fait usage à Sainte-Hélène : état b et c.

3° Je charge le comte Montholon de garder ces objets, et de les remettre à mon fils quand il aura seize ans.

V.

1° Mes trois selles et brides, mes éperons qui m'ont servi à Sainte-Hélène.

2° Mes fusils de chasse au nombre de cinq.

3° Je charge mon chasseur Noveras de garder ces objets, et de les remettre à mon fils quand il aura seize ans.

VI.

1° Quatre cents volumes choisis dans ma bibliothèque parmi ceux qui ont le plus servi à mon usage.

2° Je charge Saint-Denis de les garder et de les remettre à mou fils quand il aura seize ans.

Signé, NAPOLÉON.

 

ÉTAT (a).

1° Il ne sera vendu aucun des effets qui m'ont servi. Le surplus sera partagé entre mes exécuteurs testamentaires et mes frères.

2° Marchand conservera mes cheveux, et en fera faire lin bracelet avec un petit cadenas en or pour être envoyé à l'impératrice Marie-Louise, à ma mère et à chacun de mes frères, sœurs, neveux, nièces, au cardinal, et un plus considérable pour mon fils.

3° Marchand enverra une de mes paires de boucles à souliers en or, au prince Joseph.

4° Une petite paire de boucles en or à jarretière, au prince Lucien.

5° Une boucle de col en or, au prince Jérôme.

 

ÉTAT (a).

Inventaire de mes effets que Marchand doit garder pour remettre à mon fils.

1° Mon nécessaire d'argent, celui qui est sur ma table, garni de tous ses ustensiles, rasoirs, etc.

2° Mon réveil-matin. C'est le réveil-matin de Frédéric II, que j'ai pris à Postdam (dans la boite n° III).

3° Mes deux montres avec les chaînes des cheveux de l'impératrice, et une chaîne de mes cheveux pour l'autre montre. Marchand la fera faire à Paris.

4° Mes deux sceaux (un de France enfermé dans la boîte n° III).

5° La petite pendule dorée qui est actuellement dans ma chambre à coucher.

6° Mon lavabo, son pot à eau et son pied.

7° Mes tables de nuit, celles qui me servaient en France, et mon bidet de vermeil.

8° Mes deux lits de fer, mes matelas et mes couvertures, s'ils se peuvent conserver.

9° Mes trois flacons d'argent où l'on menait mon eau-de-vie que portaient mes chasseurs en campagne.

10° Ma lunette en France.

11° Mes éperons, deux paires.

12° Trois boites d'acajou, n° I, II, III, renfermant mes tabatières et autres objets.

13°. Une cassolette en vermeil.

Linge de toilette.

6 chemises ;

6 mouchoirs.

6 cravates,

6 serviettes.

6 paires de bas de soie.

4 cols noirs.

6 paires de chaussettes.

2 paires de draps de batiste.

2 taies d'oreiller.

2 robes de chambre.

2 pantalons de nuit.

1 paire de bretelles.

4 culottes ; vestes de Casimir blanc.

6 madras.

6 gilets de flanelle.

4 caleçons.

6 paires de gants.

1 petite boite pleine de mon tabac.

1 boucle de col en or.

1 paire de boudes de jarretières en or.

1 paire de boucle en or à soulier.[1]

Habillement.

1 uniforme de chasseur.

1 Idem grenadier.

1 Idem garde nationale.

1 capote grise et verte.

1 manteau bleu (celui que j'avais à Marengo).

1 jebeline petite veste.

2 paires de souliers. 2 paires de bottes.

1 paire de pantoufles. 6 ceinturons.

 

ÉTAT (b).

Inventaire des effets que j'ai laissés chez M. le comte de Turenne.

1 sabre de Sobieski[2].

1 grand collier de la Légion-d’Honneur.

1 épée en vermeil.

1 glaive de consul.

1 épée en fer.

1 ceinturon de velours.

1 collier de la Toison-d'Or.

1 petit nécessaire en acier.

1 veilleuse en argent.

1 poignée de sabre antique.

1 chapeau à la Henri IV et une toque ; les dentelles de l'empereur.

1 petit médaillier. a tapis turcs.

2 manteaux de velours cramoisi brodés, avec vestes et culottes.

1° Je donne à mon fils :

Le sabre de Sobieski.

Le collier de la Légion-d’Honneur.

L'épée en vermeil.

Le glaive de consul.

L'épée en fer.

Le collier de la Toison-d'Or.

Le chapeau de Henri IV et la toque.

Le nécessaire d'or pour les dents, resté chez le dentiste.

2° A l'impératrice Marie-Louise, mes dentelles.

A Madame, la veilleuse en argent.

Au cardinal, le petit nécessaire en acier.

Au prince Eugène, le bougeoir en vermeil.

A la princesse Pauline, le petit médaillier.

A la reine de Naples, un petit tapis turc.

A la reine Hortense, un petit tapis turc.

Au prince Jérôme, la poignée de sabre antique.

Au prince Joseph, un manteau brodé, veste et culotte.

Au prince Louis, un manteau brodé, veste et culotte.

Signé, NAPOLÉON.

 

Au dos des feuilles pliées et scellées, renfermant l'ensemble du Testament, se lisait : Ceci est mon testament, écrit tout entier de ma propre main.

NAPOLÉON.

16 avril 1821. Longwood.

 

Ceci est un codicille de mon Testament.

1° Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j'ai tant aimé.

2° Je lègue au comte Bertrand, Montholon et à Marchand, l'argent, bijoux, argenterie, porcelaine, meubles, livres, armes, et généralement tout ce qui m'appartient dans l'île de Sainte-Hélène.

Ce Codicille tout entier, écrit de ma main, est signé et scellé de mes armes.

Signé, NAPOLÉON.

 

Au dos se lisait : Ceci est un Codicille de mon Testament, écrit tout de ma propre main.

NAPOLÉON.

24 avril 1821. Longwood.

 

Ceci est mon Codicille, ou acte de ma dernière volonté.

Sur la liquidation de ma liste civile d'Italie, tels que argent, bijoux, argenterie, linge, meubles, écuries, dont le vice-roi est dépositaire, et qui m'appartenaient, je dispose de deux millions que je lègue à mes plus fidèles serviteurs. J'espère que, sans s'autoriser d'aucune raison, mon fils Eugène Napoléon les acquittera fidèlement. Il ne peut oublier les 40.000.000 que je lui ai donnés, soit en Italie, soit par le partage de la succession de sa mère.

1° Sur ces deux millions je lègue au comte Bertrand 300.000 f. dont il versera 100.000 fr. dans la caisse du trésorier, pour être employés selon mes dispositions à l'acquit de legs de conscience.

2° Au comte Montholon, 200.000 fr., dont il versera 100.000 fr. dans la caisse pour le même usage que ci-dessus.

3° Au comte Las Cases, 200.000 f., dont il versera 100.000 f. dans la caisse pour le même usage que ci-dessus.

4° A Marchand, 100.000 fr., dont il versera 50.000 fr. à la caisse pour le même usage que ci-dessus.

5° Au comte Lavalette, 100.000 fr.

6° Au général Hogendorp, hollandais, mon aide-de-camp, réfugié au Brésil, 50.000 fr.

7° A mon aide-de-camp Corbinau, 50.000 fr.

8° A mon aide-de-camp Cafarelli, 50.000 fr.

9° A mon aide-de-camp Dejean, 50.000 fr.

10° A Perey, chirurgien en chef à Waterloo, 60.000 fr.

11° 50.000 savoir : 10.000 fr. à Peyron, mon maître d'hôtel ; 10.000 fr. à Saint-Denis, mon premier chasseur ; 10.000 f. à Novarre ; 10.000 fr. à Corsor, mon maître d'office ; 10.000 f. à Archambaud, mon piqueur.

12° Au baron Menneval, 50.000 fr.

13° Au duc d'Istrie, fils de Bessière, 50.000 fr.

14° A la fille de Duroc, 50.000 fr.

15° Aux enfants de Labédoyère, 50.000 fr.

16° Aux enfants de Mouton-Duvernet, 50.000 fr.

17° Aux enfants du brave et vertueux général Travots, 50.000 f.

18° Aux enfants de Chartrand, 50.000 fr.

19° Au général Cambronne, 50.000 fr.

20° Au général Lefèvre Desnouettes, 50.000 fr.

21° Pour être répartis entre les proscrits qui errent en pays étrangers, Français ou Italiens, ou Belges, ou Hollandais, ou Espagnols, ou des départements du Rhin, sur ordonnance de mes exécuteurs testamentaires, 100.000 fr.

32° Pour être répartis entre les amputés ou blessés grièvement de Ligny, Waterloo encore vivants, sur des états dressés, par mes exécuteurs testamentaires, auxquels seront joints Cambronne, Larey, Percy et Emmery, il sera donné double à là garde, quadruple à ceux de l'île d'Elbe, 200.000 fr.

Ce Codicille est écrit entièrement de ma propre main, signé et scellé de mes armes.

NAPOLÉON.

 

Au dos était écrit : Ceci est mon Codicille ou acte de ma dernière volonté, dont je recommande l'exacte exécution à mon fils Eugène Napoléon. Il est tout écrit de ma propre main.

NAPOLÉON.

Ce 24 avril 1821. Longwood.

 

Ceci est mon troisième Codicille à mon Testament du 15 avril.

1° Parmi les diamants de la couronne qui furent remis en 1614, il s'en trouvait pour 50.000.000 livres qui n'en étaient pas, et faisaient partie de mon avoir particulier. On les fera rentrer pour acquitter mes legs.

2° J'avais chez le banquier Tortonia, de Rome, 2 à 300.000 livres en lettres de change de mes revenus de l'île d'Elbe ; depuis 1815, le sieur de Peyrusse, quoiqu'il ne fût plus mon trésorier, et n'eût pas de caractère, a tiré à lui cette somme ; on la lui fera restituer.

3° Je lègue au duc d'Istrie 300.000 francs, dont seulement 100.000 fr. réversibles à la veuve, si le duc était mort lors de l'exécution des legs. Je désire, si cela n'a aucun inconvénient, que le duc épouse la fille de Duroc.

4° Je lègue à la duchesse de Frioul, fille de Duroc, 200.000 fr. Si elle était morte avant l'exécution du legs, il ne sera rien donné à la mère.

5° Je lègue au général Rigaud, celui qui a été proscrit, 100.000 fr.

6° Je lègue à Boisnod, commissaire ordonnateur, 100.000 fr.

7° Je lègue aux enfants du général Letort, tué dans la campagne de 1815, 100.000 fr.

8° Ces 800.000 livres de legs seront comme s'ils étaient portés à la suite de l'article 36 de mon testament, ce qui porterait à 6.400.000 livres la somme des legs dont je dispose par mon Testament, sans comprendre les donations faites par mon second codicille.

Ceci est écrit de ma propre main, signé et scellé de mes armes.

NAPOLÉON.

 

Au dos se lisait : Ceci est mon troisième Codicille à mon testament, tout entier écrit de ma main, signé et scellé de mes armes.

Sera ouvert te même jour, et immédiatement après l'ouverture de mon testament.

NAPOLÉON.

Ce 24 avril 1821. Longwood.

 

Ceci est un quatrième Codicille à mon Testament. Par les dispositions que nous avons faites précédemment, nous n'avons pas rempli toutes nos obligations, ce qui nous a décidé à faire ce quatrième Codicille.

1° Nous léguons au fils ou petit-fils du baron Dutheil, lieutenant-général d'artillerie, ancien seigneur de Saint-André, qui a commandé l'école d'Auxonne, avant la révolution, la somme de 100.000 fr., comme souvenir de reconnaissance pour les soins que ce brave général prit de nous, lorsque nous étions comme lieutenant et capitaine sous ses ordres.

2° Idem au fils ou petit-fils du général Dugommier, qui a commandé en chef l'armée de Toulon, la somme de cent mille francs (100.000). Nous avons sous ses ordres dirigé ce siège, commandé l'artillerie. C'est en témoignage de souvenir pour les marques d'estime, d'affection et d'amitié que nous a données ce brave et intrépide général.

3° Idem nous léguons cent mille francs (100.000) aux fils ou petit-fils du député de la Convention, Gasparin, représentant du peuple à l'armée de Toulon, pour avoir protégé, sanctionné de son autorité le plan que nous avons donné, qui a valu la prise de cette ville, et qui était contraire à celui envoyé par le comité de salut public. Gasparin nous a mis par sa protection à l'abri des persécutions de l'ignorance des états-majors qui commandaient l'armée avant l'arrivée de mon ami Dugommier.

4° Idem nous léguons cent mille francs (100.000) à la veuve, fils ou petits-fils de notre aide-de-camp Muiron, tué à nos côtés à Arcole, nous couvrant de son corps.

5° Idem dix mille francs (10.000) au sous-officier Cantillon qui a essuyé un procès, comme prévenu d'avoir voulu assassiner lord Wellington, ce dont il a été déclaré innocent. Cantillon avait autant de droit d'assassiner cet oligarque que celui-ci de m'envoyer, pour y périr, sur le rocher de Sainte-Hélène. Wellington, qui a proposé cet attentat, cherchait à le justifier sur l'intérêt de la Grande-Bretagne. Cantillon, si vraiment il eût assassiné le lord, se serait couvert, et aurait été justifié par les mêmes motifs, l'intérêt de la France, de se défaire d'un général qui d'ailleurs avait violé la capitulation de Paris, et par là s'était rendu responsable du sang des martyrs, Ney, Labédoyère, etc., et du crime d'avoir dépouillé les musées contre le texte des traités.

6° 410.000, quatre cent dix mille francs seront ajoutés aux 6.400.000 fr. dont nous avons disposé, et porteront mes legs à 6.810.000 fr. Ces 410.000 fr. doivent être considérés comme faisant partie de notre Testament, article 37, et suivre en tout le même sort que les autres legs.

7° Les 9.000 livres sterling que nous avons données au comte et à la comtesse de Montholon, doivent, si elles ont été soldées, être déduites et portées en compte sur les legs que nous lui faisons par nos Testaments : si elles n'ont pas été acquittées, nos billets seront annulés.

8° Moyennant le legs fait par notre Testament au comte Montholon, la pension de 20.000 fr. accordée à sa femme, est annulée : le comte Montholon est chargé de la lui payer.

9° L'administration d'une pareille succession, jusqu'à son entière liquidation, exigeant des frais de bureaux, de courses, de missions, de consultations, de plaidoiries, nous entendons que nos exécuteurs testamentaires retiendront trois pour cent, sur tous les legs, soit sur les 6.800.000 fr, soit sur les sommes portées dans les Codicilles, soit sur les 200.000.000 fr. du domaine privé.

10° Les sommes provenant de ces retenues seront déposées dans les mains d'un trésorier, et dépensées sur mandat de nos exécuteurs testamentaires.

11° Si les sommes provenant desdites retenues n'étaient pas suffisantes pour pourvoir aux frais, il y sera pourvu aux dépens des trois exécuteurs testamentaires et du trésorier, chacun dans la proportion du legs que nous leur avons fait dans notre Testament et Codicille.

12° Si les sommes provenant des susdites retenues sont au-dessus des besoins, le restant sera partagé entre nos trois exécuteurs testamentaires et le trésorier, dans le rapport de leurs legs respectifs.

13° Nous nommons le comte de Las Cases, et, à son défaut, son fils, et, à son défaut, le général Drouot, trésorier.

Ce présent Codicille est entièrement écrit de ma main, signé et scellé de mes armes.

Signé, NAPOLÉON.

Ce 24 avril 1821. Longwood.

 

Ceci est mon Codicille, ou acte de ma dernière volonté.

 

Sur les fonds remis en or à l'impératrice Marie-Louise, ma très chère et bien aimée épouse, à Orléans, en 1814, elle reste me devoir deux millions, dont je dispose par le présent Codicille, afin de récompenser mes plus fidèles serviteurs, que je recommande du reste à la protection de ma chère Marie-Louise.

1° Je recommande à l'impératrice de faire restituer au comte Bertrand les 30.000 livres de rentes qu'il possède dans le duché de Parme, et sur le mont Napoléon de Milan, ainsi que les arrérages échus.

2° Je lui fais la même recommandation pour le duc d'Istrie, la fille de Duroc et autres de mes serviteurs qui me sont restés fidèles, et qui me sont toujours chers : elle les connaît.

3° Je lègue sur les deux millions ci-dessus mentionnés, 300.000 f. au comte Bertrand, sur lesquels il versera 100.000 f, dans la caisse du trésorier pour être employés, selon mes dispositions, à des legs de conscience.

4e Je lègue 200.000 fr. au comte Montholon, sur lesquels il versera 100.000 fr. dans la caisse du trésorier pour le même usage que ci-dessus.

5° Idem 200.000 fr. au comte Las Cases, sur lesquels il versera 100.000 fr. dans la caisse du trésorier pour le même usage que ci-dessus.

6° Idem à Marchand, 100.000 francs sur lesquels il versera 50.000 fr. dans la caisse pour le même usage que ci-dessus,

7° Au maire d'Ajaccio, au commencement de la révolution, Jean-Jérôme Lewie ou sa veuve, enfants ou petits-enfants, 100.000 livres.

8° A la fille Duroc, 100.000.

9° Au fils de Bessières, duc d'Istrie, 100.000.

10° Au général Drouot, 100.000.

11° Au comte Lavalette, 100.000.

12° Idem 100.000, savoir : 25.000 à Peyron, mon maître d'hôtel ; 25.000 à Novarre, mon chasseur ; 25.000 à Saint-Denis, le garde de mes livres ; 25.000 à Santini, mon ancien huissier.

13° Idem 100.000, savoir : 40.000 à Planat, mon officier d'ordonnance ; 20.000 à Hébert, dernièrement concierge à Rambouillet, et qui était de ma chambre en Egypte ; à Lavigne, qui était dernièrement concierge d'une de mes écuries, et qui était mon piqueur en Egypte ; à Jeannet Dervieux, qui était piqueur des écuries, et me servait en Egypte.

14° Deux cent mille francs seront distribués en aumônes aux habitans de Brienne-le-Château, qui ont le plus souffert.

15° Les trois cent mille francs restant seront distribués aux officiers et soldats du bataillon de ma garde de l'île d'Elbe actuellement vivants, ou à leurs veuves et enfants, au prorata des appointements, et selon l'état qui sera arrêté par mes exécuteurs testamentaires. Les amputés ou blessés grièvement auront le double. L'état en sera arrêté par Larrey et Emmery.

Ce Codicille est écrit tout de ma propre main, signé et scellé de mes armes.

NAPOLÉON.

 

Au dos était écrit : Ceci est mon Codicille ou acte de ma dernière volonté, dont je recommande l'exécution à ma très-chère épouse l'impératrice Marie Louise.

Signé, NAPOLÉON.

(Certifié par les témoins ci-après) :

MONTHOLON, BERTRAND, MARCHAND, VIGNALI,

Pièce de soie verte.

 

Sixième Codicille.

Monsieur Lafitte, je vous ai remis en 1815, au moment de mon départ de Paris, une somme de près de six millions, dont vous m'avez donné un double reçu ; j'ai annulé un des reçus, et je charge le comte de Montholon de vous présenter l'autre reçu, pour que vous ayez à lui remettre, après ma mort, ladite somme, avec les intérêts, à raison de cinq pour cent, à dater du 1er juillet 1815, en défalquant les paiements dont vous avez été chargé en vertu d'ordres de moi.

Je désire que la liquidation de votre compte soit arrêtée d'accord entre vous, le comte Montholon, le comte Bertrand, et le sieur Marchand ; et, cette liquidation réglée, je vous donne, par la présente, décharge entière et absolue de ladite somme.

Je vous ai également remis une boîte contenant mon médaillier ; je vous prie de la remettre au comte de Montholon.

Cette lettre n'étant à autre fin, je prie Dieu, monsieur Lafitte, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

NAPOLÉON.

Longwood, île Sainte Hélène, ce 25 avril 1821.

 

Septième Codicille.

Monsieur le baron de la Bouillerie, trésorier de mon domaine privé, je vous prie d'en remettre le compte et le montant, après ma mort, au comte de Montholon, que j'ai chargé de l'exécution de mon testament.

Cette lettre n'étant à autre fin, je prie Dieu, monsieur le baron de La Bouillerie, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

Signé, NAPOLÉON.

Longwood, île Sainte Hélène, ce 25 avril 1821.

 

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Ces trois dernières pièces de linge de toilette sont renfermées dans la petite boîte n° III.

[2] C'est par erreur que ce sabre est porté sur l'état A. Celui-là est le sabre que l'empereur portait à Aboukir, et qui est entre les mains de M. le comte Bertrand.