SOMMAIRE : — La maladie de Napoléon
prend un caractère alarmant. — Il refuse une seconde fois le médecin que veut
lui donner le gouverneur. — Hypocrites témoignages d'intérêt de la part du
ministère anglais. — Arrivée de deux aumôniers demandés au pape et au docteur
Antommarchi. — On propose à Napoléon de se laisser enlever dans une malle. —
Le colonel Latapie. — Tentative de Johnstone. — Indifférence de l'opposition
dans la chambre des communes à l'égard du sort de Napoléon. — Il s'en afflige
vivement. — Lord Bathurst recommande à Hudson de redoubler de vigilance. —
Napoléon de plus en plus malade. — Il refuse de prendre des médicaments. — Dé
pêches de lord Bathurst. — Consultation. — Agonie de Napoléon. — Sa mort. —
Son tombeau.
1820 À 1821.
Napoléon
devenait chaque jour plus sédentaire ; ses traits s'altéraient, il
maigrissait à vue d'œil. Depuis qu'O’Meara n'était plus auprès de lui, il
avait négligé de prendre aucun soin capable d'arrêter les progrès du mal qui
le consumait. L'état de dépérissement dans lequel il était tombé n'échappait
à personne ; il était tel que Hudson lui-même parut s'en effrayer. Il offrit
alors de nouveau d'envoyer à Longwood le docteur Baxter, dont Napoléon
n'avait pas voulu une première fois ; mais l'empereur ne vit dans cette
opiniâtreté du gouverneur à lui présenter son médecin que le désir d'être
plus sûrement maître de sa vie : il repoussa l'offre qui lui était faite ;
car il lui était difficile de croire à la sincérité des témoignages d'intérêt
de la part de ceux qui mettaient tout en œuvre pour abréger ses jours. Aussi
n'était-il pas dupe des démonstrations hypocrites du ministère anglais, qui,
justement à cette époque, donnait ostensiblement l'ordre de ne rien négliger
pour la conservation du prisonnier, tandis que secrètement il faisait des
recommandations contraires. Vous ne sauriez
mieux remplir les désirs du gouvernement de Sa Majesté, écrivait lord
Bathurst, qu'en mettant à exécution toutes les mesures qui pourront vous
paraître propres à ne laisser au général Bonaparte aucun sujet de se plaindre
à tort ou à raison, qu'on ne lui permet pas de recevoir tous les secours de
l'art. L'empereur
déclara qu'il était déterminé, à quelque extrémité qu'il se trouvât réduit, à
ne pas recevoir les visites d'un médecin anglais, et Hudson se vit forcé
d'écrire en Italie pour faire venir un chirurgien de réputation de quelque
université de ce pays. En même temps l'empereur témoigna le désir d'avoir
auprès de lui un prêtre catholique. La demande en fut faite par le cardinal
Fesch au gouvernement papal, qui s'empressa d'envoyer à Sainte Hélène deux
prêtres du couvent des Missions. L'un
d'eux, le père Bonavita, ancien aumônier de la mère de Bonaparte, était un
vieillard accablé sous le faix des infirmités, et usé par un séjour de
vingt-six ans au Mexique. Une attaque d'apoplexie lui avait presque paralysé
la langue. Il avait pour compagnon un jeune abbé nommé Vignani. La tâche de
ces deux ecclésiastiques était facile à remplir. Il n'y avait du reste ni arguments
à combattre ni controverse à soutenir. Napoléon avait déclaré sa résolution
de mourir dans la religion de ses pères. Il n'était, disait-il, ni un
incrédule ni un philosophe. Le même
vaisseau qui amena ces deux ecclésiastiques à Sainte-Hélène, le 18 septembre
1819, amena en même temps le docteur F. Antommarchi, professeur d'anatomie à
l'hôpital de Sainte-Marie-Neuve à Florence, et attaché à l'université de
Pise. Le docteur était appelé à remplacer M. O’Meara. Le
docteur Antommarchi fut d'autant plus favorablement accueilli par Napoléon,
qu'il était né dans l'île de Corse. Il lui apportait aussi des nouvelles de
sa famille. La princesse Pauline Borghèse avait offert de venir le rejoindre.
Qu'elle reste où elle est, dit Napoléon, je ne voudrais pas qu'elle fût témoin de l'état
d'humiliation où je suis réduit, et des insultes auxquelles je suis exposé. Vers ce
temps on parla de divers projets dont le but aurait été la délivrance de
Napoléon. L'Angleterre passait pour en avoir accrédité le bruit afin de
pallier l'infamie de ses mesures restrictives. Toutefois, s'il faut s'en
rapporter aux dires de Santini, l'un des serviteurs de Napoléon, plusieurs de
ces projets avaient de la réalité. Il rapportait même qu'un jour, à l'insu de
Napoléon, on avait tout disposé pour l'enlever dans une malle. Le succès
semblait assuré ; mais quand on le mit dans la confidence du moyen, il ne fut
frappé que du burlesque de la position, et rie voulut plus en entendre
parler. Un jour
on lui raconta qu'un officier distingué de partisans, le colonel Latapie,
venait de se mettre à la tête d'une troupe d'aventuriers américains, et qu'il
se proposait de le délivrer ; mais Napoléon dit qu'il connaissait trop bien
ces sortes d'hommes pour en rien espérer. En effet, cette entreprise n'eut
pas même un commencement d'exécution. Il n'en
fut pas de même de celle de Johnstone, l'un des plus hardis contrebandiers qui aient jamais existé, et dont la vie n'avait été qu'un
tissu d'aventures désespérées ; il s'était évadé de Newgate d'une manière
remarquable, il avait plus tard piloté le vaisseau de lord Nelson à l'attaque
de Copenhague, lorsque les maîtres et les pilotes ordinaires de la flotte se
refusaient à le faire. Johnstone avait aussi, dit-on, médité anciennement un
coup de main pour enlever Napoléon, lorsque celui-ci s'embarqua pour aller
visiter Flessingue. Le
moyen imaginé par cet homme audacieux pour arracher Napoléon à sa captivité,
était un bâtiment sous-marin construit de manière à pouvoir être submergé à
volonté. On espérait que celte machine, s'avançant sous l'eau pendant le
jour, échapperait à la surveillance des croiseurs anglais, et que remise à
flot la nuit, elle approcherait de Sainte-Hélène sans être aperçue. Ce
bâtiment était en construction dans l'un des chantiers de la Tamise, lorsque
la singularité de sa forme ayant éveillé des soupçons, il fut saisi par le
gouvernement anglais. Mais ce
n'était ni dans la ruse, ni dans la violence que Napoléon avait mis son
espoir ; s'il croyait sortir un jour de sa cruelle prison, c'est qu'il
pensait que le ministère anglais finirait par lui en ouvrir les portes.
Cependant, en Angleterre, on paraissait disposé à l'oublier sur son rocher.
Une seule fois depuis la motion de lord Holland, le 12 juillet 1819, il fut
question de lui dans la chambre des communes, mais d'une manière tout-à-fait
accidentelle, Pendant la discussion de la loi des finances, M. Hutchinson
dit, dans son discours, que dépenser un demi-million sterling par an pour
détenir Napoléon à Sainte-Hélène, c'était prodiguer inutilement l'argent
public. M. Jos. Hume parla dans le même sens. Le chancelier de l'échiquier
répondit que la dépense n'excédait pas le cinquième de cette somme, et les
chefs de l'opposition ne parurent prendre aucun intérêt à la question. Napoléon,
en apprenant qu'ils avaient négligé cette occasion de s'entremettre en sa
faveur, fut vivement affligé d'une telle preuve d'indifférence pour son sort.
Dès lors les faibles lueurs d'espérance qu'il entrevoyait encore achevèrent
de se dissiper. Le 30 septembre
1820, lord Bathurst, s'autorisant du silence que l'on avait gardé au sein de
la chambre des communes, écrivit à Hudson Lowe pour lui annoncer cette
disposition des esprits et lui enjoindre de redoubler de vigilance. Le renversement du gouvernement de Naples, lui disait-il,
l'esprit révolutionnaire qui règne plus ou moins dans toute l'Italie, l'état
équivoque de la France elle-même, doivent éveiller l'attention de Bonaparte,
et lui montrer clairement qu'il se prépare une crise, si même elle n'est pas
encore arrivée, où son évasion produirait d'importants résultats. Ses
partisans sont aux aguets, on n'en saurait douter ; et s'il
est jamais disposé à risquer cette tentative, il ne laissera pas
échapper une semblable occasion. Vous redoublerez donc d'attention pour
surveiller ses démarches ; et vous avertirez l'amiral d'exercer la plus
grande vigilance, parce que c'est de la marine que tout dépend en grande
partie. Mais
les alarmes du ministre anglais allaient bientôt cesser ; Napoléon était déjà
penché sur le bord de sa tombe. Chez lui, les symptômes de désorganisation se
manifestaient de plus en plus, et sa répugnance à se soumettre à un
traitement était plus forte que jamais : Docteur,
pas de drogues,
disait-il à Antommarchi, je ne saurais trop
vous le répéter, nous sommés une machine à vivre, nous sommes organisés pour
cela, c'est notre nature. N'entravez pas la vie, laissez-la à son aise ;
qu'elle puisse se défendre, elle fera mieux que vos médicaments. Notre corps
est une montre qui doit aller un certain temps ; l'horloger n'a pas la
faculté de l'ouvrir, il ne peut la manier qu'à tâtons et les yeux bandés ;
pour une fois qu'il l'aide et qu'il la remonte, à force de la tourmenter avec
ses instruments tortus, il l'endommage dix, et finit par la détruire. A
mesure que la santé de l'empereur s'affaiblissait, son esprit prenait une
teinte plus sombre, la moindre circonstance venait redoubler ses ennuis.
Faute d'autres moyens de distractions il avait fait creuser au milieu du
jardin de Longwood un bassin, qu'il peupla de petits poissons. Un mastic à
base de cuivre dont on avait revêtu le bassin corrompit l'eau, et les pauvres
créatures dont il aimait à admirer l'agilité furent saisies de vertige et
périrent l'une après l'autre. Il en fut vivement affecté, et dit avec un
accent de mélancolie profonde : Tout ce que
j'aime, tout ce qui m'attache, est ainsi frappé : le ciel et les hommes se
réunissent pour me poursuivre. Dans d'autres moments il se plaignait de n'avoir plus ni force
ni énergie. Le lit, disait-il, est devenu pour moi un lieu de délices ; je ne
l'échangerais pas pour tous les trônes du monde. Combien je suis déchu ! moi,
dont l'activité était sans bornes, il faut que je fasse un effort lorsque je
veux soulever mes paupières. Il se rappela qu'il dictait souvent à quatre ou cinq
secrétaires à la fois : Mais alors, dit-il, j'étais Napoléon ; aujourd'hui je ne suis plus rien ; mes
forces, mes facultés m'abandonnent ; je végète, je ne vis plus. Vers le
22 janvier 1821, Napoléon parut reprendre quelque énergie et vouloir essayer
de dompter le mal en faisant de l'exercice. Il monta à cheval, et se mit à
galoper autour des limites de Longwood. Il ne fît pas moins de cinq ou six
milles, mais cet effort épuisa la nature. Il se plaignit au retour que ses
forces l'abandonnaient rapidement. Bien
qu'à son grand regret, Hudson Lowe ne pût s'assurer positivement de l'état de
dépérissement de son prisonnier, il n'en faisait pas moins passer en
Angleterre des bulletins sur l'affaiblissement graduel de sa santé. Le malade
ne voulant recevoir la visite d'aucun médecin, ni chirurgien anglais, et ne
permettant pas au docteur Antommarchi de communiquer avec Hudson Lowe,
celui-ci ne pouvait parler de la maladie de Napoléon que comme d'un bruit
dont il ne lui était pas facile de constater la vérité. Quoi qu'il en soit,
les bulletins envoyés par Hudson Lowe provoquèrent le 16 février 1821 une
nouvelle dépêche de lord Bathurst, que les journaux officiels de Londres ne
manquèrent pas de reproduire, afin de montrer que le prince régent et le
ministère anglais ne méritaient pas les reproches de cruauté qui leur étaient
adressés. Je sais, écrivait lord Bathurst, qu'il est très difficile de faire au général une communication
qui ne soit pas sujette à de fausses interprétations ; et cependant, s'il est
réellement malade, ce peut être quelque consolation pour lui de savoir que
les derniers bulletins qui ont été envoyés sur sa santé n'ont pas été reçus
avec indifférence. Vous communiquerez donc au général Bonaparte la grande
part que Sa Majesté a prise à la nouvelle de son indisposition, et le désir
qu'elle éprouve de lui procurer tous les adoucissements dont sa position est
susceptible. Vous assurerez le général Bonaparte qu'il n'est point de
soulagement qu'il ne puisse espérer de nouvelles consultations, point de
demande compatible avec la sûreté de sa personne à Sainte-Hélène — car Sa
Majesté ne peut le flatter de l'espoir d'un changement — que Sa Majesté ne
s'empresse et ne désire de lui accorder. Vous ne réitérerez non seulement
l'offre qui a déjà été faite plusieurs fois de lui procurer tous les secours
de l'art que peut offrir l'île de Sainte-Hélène, mais vous lui proposerez de
faire venir quelque médecin du cap, où il y en a un surtout qui jouit d'une
grande réputation ; et au cas que le général paraisse le désirer, vous êtes
autorisé à écrire au cap et à prendre telle mesure que vous jugerez
convenable pour appeler immédiatement auprès de lui la personne qu'il aura
désignée. D'après
l'opinion d'Antommarchi, Napoléon était attaqué d'une hépatite ou maladie de
foie chronique, alors arrivée à son plus haut période d'intensité. Cette
maladie, selon les docteurs Beatson et Jennings, qui ont particulièrement
étudié la température climatérique de Sainte-Hélène, est presque toujours
mortelle sous cette latitude. Toutefois, Napoléon se croyait attaqué d'un
squirrhe au pylore, maladie héréditaire dans sa famille. Hudson
Lowe, au moment où il restait si peu d'espoir de sauver Napoléon, lui fit
faire l'offre de le faire transférer dans le nouveau bâtiment que l'on avait
construit pour lui, et dont les appartements étaient beaucoup plus aérés,
moins étouffants, et, par conséquent, moins incommodes que ceux de Longwood ;
mais le docteur Antommarchi s'y opposa, en disant que le transport de
l'empereur d'une habitation à l'autre serait fatal. Hudson alors fit aussi
offrir du lait de chèvre, fort rare dans l'île : l'empereur répondit avec
ironie que du lait ne convenait guère à un mourant. En
effet, son état empirait chaque jour. Les fonctions hépatiques ne
s'accomplissaient plus ; l'estomac se refusait à la digestion. Il ne pouvait
absorber que quelques gouttes de liquide, souvent rejetées aussitôt qu'elles
étaient prises. Vers la
fin de février, la maladie prit un caractère encore plus alarmant, et le docteur
Antommarchi témoigna le désir de faire une consultation avec quelques-uns des
médecins anglais. L'aversion de l'empereur pour leurs services fut encore augmentée
par une offre du gouverneur, qui le fit prévenir qu'il était arrivé dans
l'île un médecin célèbre, et qu'il le mettait à la disposition du général
Bonaparte. Cette proposition, comme toutes les avances faites par Hudson
Lowe, fut regardée comme une insulte préméditée : Il veut abuser l'Europe par de faux bulletins, dit Napoléon ; je ne veux pas d'homme qui communique avec lui. A la
fin, cependant, l'empereur consentit que le docteur Antommarchi eût une
consultation avec le docteur Arnott, chirurgien du vingtième régiment ; mais
l'opinion réunie des deux médecins ne put triompher de l'aversion de Napoléon
pour les médicaments, Quod scriptum, scriptum, répondit-il ; tout ce qui arrive est écrit ; notre heure est marquée ;
nul d'entre nous ne peut prendre sur le temps une part que lui refuse la
nature. En effet,
le terme fatal était arrivé. Le général Montholon annonça celte triste
nouvelle à Napoléon. Il l'entendit avec calme., et s'écria : Ah ! puisque je devais périr sur ce misérable rocher d'une
manière si cruelle, pourquoi le canon m'a-t-il si souvent épargné ! De ce
jour, il s'occupa, aidé de Montholon et de Bertrand, à mettre ordre à ses
affaires. Du 15 avril au 25, il consacra une partie de ses journées à régler
ses dispositions testamentaires. Le 25, il parut éprouver une grande fatigue
d'avoir écrit ; et plusieurs symptômes annoncèrent un redoublement de fièvre.
A mesure que les forces du malade s'éteignaient, les symptômes de sa maladie
devenaient moins équivoques. Le 26 avril, les vomissements, qui ne rejetaient
qu'un fluide aqueux et noirâtre, donnèrent de nouvelles lumières sur la
nature du mal. Le docteur Antommarchi persista à l'attribuer au climat ;
c'était sa détention à Sainte-Hélène qui le faisait mourir. Le 28 avril,
Napoléon donna à Antommarchi les instructions suivantes : il voulait qu'après
sa mort on fît l'ouverture de son cadavre, mais qu'aucun médecin anglais ne
portât la main sur lui, à moins qu'Antommarchi n'eût indispensablement besoin
de quelqu'un, auquel cas il lui permettrait d'employer le docteur Arnott. Il
exprima le désir que son cœur fût envoyé à Parme, à Marie-Louise, et
recommanda surtout au docteur de bien examiner son estomac, et d'en faire un
rapport détaillé qu'il enverrait à son fils. Les
vomissements,
dit-il, qui se succèdent presque sans
interruption, me font penser que l'estomac est celui de mes organes qui est
le plus malade ; et je ne suis plus éloigné de croire qu'il est atteint de la
lésion qui conduisit mon père au tombeau, je veux dire d'un squirrhe au
pylore. Le 2 mai,
le malade revint sur ce sujet, recommandant de nouveau à Antommarchi de faire
avec le plus grand soin l'examen de l'estomac : Les médecins de Montpellier, dit-il encore, avaient
annoncé que le squirrhe au pylore serait héréditaire dans ma famille. Leur
rapport est, je crois, dans les mains de Louis ; demandez-le, comparez-le
avec ce que vous aurez observé vous-même ; que je sauve du moins mon fils de
cette cruelle maladie. Dans la
journée du 3 mai, on vit que l'existence de Napoléon allait s'éteindre ; son
corps fléchissait sous la douleur, sa grande âme conservait toute son
énergie. C'est alors que d'intolérables souffrances lui arrachèrent ces
paroles devenues célèbres : C'en est fait ;
le coup est porté, je touche à ma fin ; l'Angleterre réclame mon cadavre, et
l'infâme Hudson-Lowe a été l'exécuteur des hautes-œuvres des ministres anglais
! je lègue l'opprobre et l'horreur de ma mort à la famille régnante
d'Angleterre. Il
régla lui-même avec l'abbé Vignani le détail des cérémonies de ses
funérailles. Il pensait souvent à sa mère dans son exil ; à l'approche de ses
derniers moments, le souvenir des tendres soins qu'elle avait prodigués à son
enfance se représentait plus vivement encore à sa mémoire, et l'attendrissait
jusqu'aux larmes. Touché de l'empressement affectueux de ses amis, il leur en
témoignait la plus vive reconnaissance, et ne pouvait s'empêcher d'ajouter
avec un soupir : Tout cela, cependant, n'est
pas la sollicitude maternelle. Incessamment occupé de ses proches, de sa femme, de son fils
surtout, dont le buste était toujours sous ses yeux, ses regrets étaient tous
pour eux. Napoléon,
durant le cours de sa cruelle et longue agonie, avait dû quelque soulagement
à l'usage d'une eau pure et fraîche puisée à une lieue de Longwood. Il se
rappelait avec délices cette source si limpide, son site si gracieux : près
d'expirer, il dit à ses amis qui l'entouraient, plongés dans un morne
désespoir : Si la destinée voulait que je me
rétablisse, j'élèverais un monument dans le lieu où jaillit cette eau, je
couronnerais la fontaine en mémoire du soulagement qu'elle m'a donné. Si je
meurs, et que l'on proscrive mon cadavre comme on a proscrit ma personne, si
l'on me refuse un peu de terre, je souhaite qu'on m'inhume dans la cathédrale
d'Ajaccio, auprès de mes ancêtres. S'il ne m'est pas permis de reposer dans
le lieu où je naquis, eh bien ! qu'on m'ensevelisse là où coule cette eau si
douce et si pure. L'aurore
du 5 mai 1821 éclaira la fin de la cruelle agonie de l'empereur. Les plus
horribles tourments lui avaient ravi le repos pendant la nuit ; au jour
naissant, dans les agitations d'un délire convulsif, on lui entendit proférer
les mots… tête… armée : ce furent les derniers. Madame Bertrand,
qui, bien que malade, n'avait pas quitté le lit de l'illustre victime, fit
alors approcher ses enfants : leur présence et leurs jeux avaient souvent
effacé, jusque-là, les noires impressions de chagrin, et rappelé la sérénité
dans l'âme de Napoléon ; mais, depuis quelque temps, il avait fallu les
écarter d'un spectacle de mort. A peine entrés dans la chambre, ils
s'arrêtèrent à la vue du noble visage où leurs yeux en pleurs trouvaient
encore l'habituelle expression de grandeur et de bonté ; bientôt cependant
ils s'élancent vers leur ami, saisissent ses mains et les baisent tendrement.
Ils sanglotaient ; l'un d'eux, cédant à sa vive émotion, tomba évanoui au pied
de ce lit funèbre. Tandis qu'on l'emportait, un des domestiques, atteint
lui-même d'une maladie mortelle, instruit du danger de son maître, s'était
levé, et se traînant demi-nu jusqu'à lui, implora la faveur de contempler
encore une fois ses traits. La douleur de ces enfants et l'attachement
passionné de ce serviteur furent sa seule oraison
funèbre. Les
convulsions se prolongèrent jusqu'à la fin de ce jour sinistre ; le soir, à
six heures moins onze minutes, le plus grand homme des temps modernes avait cessé
de vivre. Napoléon,
dans un écrit que l'on ouvrit immédiatement après sa mort, disait : Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la
Seine, au milieu du peuple français que j'ai tant aimé. Sir Hudson Lowe, informé de ce
dernier vœu d'un mourant, le repoussa durement. Ce n'était pas assez de la
mort pour tant de haine, sa fureur aspirait à s'acharner sur un cadavre. Il
le réclama au nom de l'Angleterre, et déclara qu'elle ne s'en dessaisirait
pas. Vainement on s'abaissa jusqu'aux supplications ; rien ne put le fléchir.
Réduits à choisir sur le rocher de Sainte-Hélène la place de la dernière
demeure de Napoléon, ses amis désignèrent les bords de cette source, dont les
eaux avaient du moins calmé quelquefois ses douleurs. C'est là que repose
l'empereur Napoléon. Au
moment de ses funérailles, le manteau qu'il avait porté à Marengo lui servit
de drap mortuaire. Son corps fut exposé pendant trois jours à la curiosité
publique. Le premier jour fut réservé aux gentlemen et aux ladies de
Sainte-Hélène, qui vinrent lui toucher la main ou la baiser en signe d'adieux
; le second fut pour le reste de la population anglaise ; le troisième fut
pour les Chinois, qui sont en grand nombre dans l'île, et qui étaient
enthousiastes de Napoléon. Son
tombeau forme un carré long de dix pieds sur six et demi de large il est
élevé de quinze pouces au-dessus du niveau du sol, et entouré d'une grille en
fer surmontée de piques. Un filet de terre règne superficiellement dans
l'intérieur de la grille, recouvert par trois pierres sans inscription. La
tombe est protégée par une clôture de bois, peinte en noir, qui l'entoure à
17 pieds environ de distance. L'espace qu'elle renferme est semé de gazon et
de petits saules pleureurs. Les trois saules qui prennent racine à la tête du
monument sont anciens et le couvrent entièrement de leur ombrage. Bonaparte
au tombeau est encore gardé militairement par un vieux soldat irlandais qui
protège ses illustres restes, un bâton noir à la main. Il remplit sa lâche
avec une religieuse vénération. La
maison où Bonaparte cessa de vivre est aujourd'hui dégradée et tombe en
ruines. Ses chambres basses sont métamorphosées en écuries, et la chambre de
mort sert de grenier à paille. Un hideux palefrenier chinois commande en
maître dans cette fameuse demeure. Mais
tandis que l'Angleterre achève de se repaître de vengeance sur ce corps
inanimé, l'histoire venge Napoléon, que son génie et ses hauts faits
immortalisent : chaque génération nouvelle se montrera plus enthousiaste de
sa gloire. Napoléon a dit de lui-même : La
postérité me jugera sur les faits. La calomnie a épuisé tout son poison sur
ma personne. Je vais désormais gagner tous les jours dans l'opinion du
siècle. La première fureur une fois passée, je ne conserverai pour ennemis,
que des sots ou des méchants. Quand on ne pourra plus trouver de traces de
tous ces libelles, les grands ouvrages composés sous mon règne, les monuments
que j'ai fait faire et le code des lois que j'ai créées, passeront aux
siècles futurs ; et les historiens à venir me vengeront des injustices
auxquelles j'ai été en butte de mon temps. Le
docteur Antommarchi prit exactement l'empreinte des traits de Napoléon. Il a
rapporté en Europe ce masque où l'on voit encore des cheveux du grand homme.
Il se conforma en tous points au vœu que l'empereur avait exprimé. L'autopsie
faite avec le plus grand soin prouva que l'opinion du malade sur l'existence
d'une affection squirrheuse n'était pas dénuée de fondement. L'estomac, dit Antommarchi, parut d'abord
dans un état des plus sains. Le péritoine se présentait sous les plus
heureuses apparences ; mais en examinant cet organe, je découvris sur la face
intérieure, vers la petite courbure et à trois travers de doigt du pylore, un
léger engorgement comme squirrheux, très-peu étendu et exactement
circonscrit. L'estomac était percé de part en part dans le centre de cette
petite induration. L'adhérence de cette partie au lobe gauche du foie, en
bouchait l'ouverture.
Malgré cette grave lésion d'un organe essentiel, le docteur Antommarchi ne put
s'empêcher de reconnaître que la maladie du foie produite par l'influence du
climat, avait été la cause première et la plus réelle de la mort de
l'empereur. Peu de temps après la mémorable révolution de 1830, il fut question de réclamer auprès de l'Angleterre les cendres de Napoléon pour les placer sous l'immortelle colonne d'Austerlitz. Un vaisseau devait mettre à la voile et une députation aller recueillir ces précieuses dépouilles. Alors on comptait pour quelque chose les affections du peuple ; depuis, l'épée des sergents de ville, le sabre des dragons ou les pompes de Lobeau ont réprimé les hommages religieux que toutes les classes de citoyens venaient offrir à la mémoire du grand empereur, et l'œil du voyageur cherche en vain au haut du monument consacré à la gloire de la grande armée, la statue du guerrier immortel qui le fit ériger. |