SOMMAIRE. — Persécutions contre les
personnes de la suite de Napoléon. — Actes arbitraires atroces. — Enlèvement
du comte Las-Cases. — Vif attachement de Napoléon pour sa femme et pour son
fils. — Atroce conduite de Hudson Lowe à l'occasion d'un buste du roi de
Rome. — Le docteur O'Meara refuse de servir les projets du gouverneur. — Il
est renvoyé en Europe. — Napoléon le charge d'une mission importante. —
Affaiblissement de la santé de l'empereur. — Motion de lord Holland en faveur
de l'illustre prisonnier. — Lord Bathurst se couvre d'infamie en lui
répondant. — Napoléon réfute les calomnies de ce ministre.
1817.
Ces
justes récriminations fatiguaient Hudson Lowe, qui aurait bien voulu que
Napoléon restât seul à sa discrétion. Alors sa voix eût été complètement
étouffée ; aussi cet impitoyable bourreau commença-t-il à s'acharner sur les
fidèles serviteurs qui, pour suivre le grand homme déchu, avaient tout
quitté, rang, patrie, fortune, espérance. M. de Las Cases fut le premier
qu'il voulut accabler du poids de son ressentiment. Sous le
vain prétexte d'une correspondance qu'il aurait entretenue avec Lucien
Bonaparte et une autre personne de la famille impériale, Hudson Lowe le
déclara coupable d'infraction aux règlements établis dans l'île ; en conséquence,
il le fit arrêter, s'empara de tous ses papiers, et le renvoya de
Sainte-Hélène, après l'avoir tenu quelque temps prisonnier dans sa propre
maison à James-Town. Cet
événement causa une vive affliction à l'empereur. Le profond attachement du comte
de Las-Cases à sa personne ne pouvait être mis en doute, et son âge, son
caractère, le lui rendaient cher ; instruit, ami des lettres, versé dans les
sciences, M. de Las Cases était le plus intime commensal de Napoléon : le
départ de ce dévoué serviteur augmenta cruellement le vide affreux
qu'éprouvait l'exilé de Longwood, et de ce jour Hudson Lowe lui devint plus
odieux encore. Napoléon
s'entretenait fréquemment de Marie-Louise et de son fils. On a prétendu, disait-il, que l'amour et
l'affection s'affaiblissent et s'effacent par l'absence ; c'est une grande
erreur, disait
Napoléon : quand on aime bien, l'amour
acquiert bien plus d'intensité par la privation de l'objet de cet amour.
Alors toutes les pensées se rapportent à lui ; le vide qui nous entoure, nous
le peuplons de ses images, partout nous le voyons, partout nous invoquons son
nom et sa présence ; l'imagination s'en frappe, la mémoire s'en nourrit sans
cesse ; nous le comparons à tout ce qui est devant nous, et, dans cette douce
et continuelle occupation de toutes les puissances de notre âme, au moins
jamais la satiété, la monotonie et l'ennui ne viennent poser leur main de
glace sur notre cœur. Quant à moi, ajoutait-il en soupirant, j'aime ma bonne
Louise, et après cinq ans d'absence je l'aime plus encore que je ne l'eusse
peut-être aimée si nous étions restés ensemble aux Tuileries ; et mon fils,
ah ! mais ceci est une affection que ni le temps, ni la présence, ni
l'éloignement n'affaiblissent, que rien au monde ne peut refroidir, l'amour
d'un père dure comme la vie ; tant qu'il y aura une pulsation dans ce cœur,
elle sera pour mon fils. Puis
déplorant la triste destinée qui attendait cet enfant. Ils l'ont déshérité, ils l'ont dépouillé de tout, même de
ce pauvre duché de Parme, même de la succession de sa mère ; ils lui ont tout
enlevé, et pourtant il est, lui, fils de rois et d'empereurs ; si je ne suis
rien, il est quelque chose, lui ; car enfin il faut bien que la légitimité
d'une dynastie ait un point de départ, elle ne se perd pas dans l'éternité.
Celui qui fut en naissant, salué par l'Europe, roi de la capitale du monde
antique, n'aura pas même un château en propriété, il ne sera pas même
souverain d'un village d'Italie. L'avenir
de son fils était pour lui un sujet de mortelles afflictions ; un mot, un
rien, la plus petite circonstance provoquait des retours de cet amour
paternel qui par de fatales inquiétudes sur celui qui en était l'objet le
couvrait de douleur. Le
maître-canonnier du vaisseau le Baring, arrivé à Sainte-Hélène au mois de
juin 1817, avait apporté un buste en marbre blanc, exécuté par un sculpteur
de Livourne, et représentant le fils de Napoléon. On disait à bord du
vaisseau que ce buste avait été fait par ordre de l'impératrice Marie-Louise,
et qu'elle l'avait envoyé à son époux, comme une preuve muette de sa
constante affection. Napoléon se complaisait dans cette idée, et il se
répandait à ce propos en éloges sur la bonté de cœur de celle qu'il supposait
toujours digne de lui. Le
capitaine de vaisseau, se trouvant à diner, le lendemain de son arrivée, chez
un des principaux habitants de l'île, parla de ce buste et s'informa comment
il pourrait le faire parvenir à Napoléon : sir Thomas Reade, à qui on lui
conseillait de s'adresser, lui demanda comment il avait pu se charger d'une
commission dont il était impossible de s'acquitter sans enfreindre les règlements
de l'île ; puis, il lui recommanda le plus grand secret et le plus profond
silence à l'égard de tout lé monde sur cette affaire. Mais déjà
Napoléon savait que le buste de son fils était arrivé : Hudson Lowe le savait
aussi. Il donna l'ordre de jeter le buste à la mer, de consigner le canonnier
à bord, et de ne pas lui laisser mettre le pied à terre. Une telle petitesse
était faite pour irriter Napoléon, Il
s'emporta plus qu'il ne l'avait fait encore, mais lé gouverneur révoqua son
ordre et il en était encore temps, car on n'avait pas cru devoir lui obéir.
Enfin, quinze jours après l'arrivée du bâtiment, il fit porter le buste à
Longwood. Napoléon, en le recevant, éprouva les plus vifs transports de joie,
il ne se possédait plus de bonheur, son cœur en éclatait. Après cette
délicieuse explosion, il revint sur l'infâme procédé de Hudson Lowe : Je savais, dit-il, depuis plusieurs jours
que le buste était dans l'île ; je le savais, et je me proposais de faire au
parlement et au prince régent une plainte qui eût fait dresser les cheveux à
tout homme. J'eusse dit des choses qui l'eussent fait exécrer, ce Lowe, par
tous les pères comme un monstre à face humaine ; toutes les femmes l'eussent
maudit et abhorré. Ils ont délibéré au sujet de ce buste à Plantation-House ;
ils ont tenu conseil : le premier ministre Reade, le Castlereagh de
Sainte-Hélène, a été d'avis qu'on brisât le buste. Le scélérat ! Mais le
major, le petit Gorrequer s'y est opposé ; il a exposé que ce serait se
couvrir à jamais d'ignominie que d'en agir ainsi envers un père ; ce petit
major, il a encore un peu de bon sens dans les veines. On m'a dit aussi que
lady Lowe lui a fait un sermon sur l'atrocité d'un pareil procédé. Cette
femme est aimable, elle est bonne ; elle était digne d'un autre mari. Quoi qu'il en soit, il en a fait
assez pour se déshonorer en retenant le buste de mon fils aussi longtemps, et
en laissant douter de son envoi. Dans ces cas, quand on a quelque chose qui
bat là, quand on sent un peu de mouvement dans son cœur, on n'hésite pas en
présence de l'amour paternel. Et n'a-t-il pas eu l'impudence de me faire dire
que les cent guinées demandées par l'artiste étaient un prix exorbitant pour
un aussi mauvais buste ; comme si l'on marchandait l'image d'un fils adoré ! Le
buste était en marbre blanc, de grandeur naturelle, assez bien exécuté, et
portant cette inscription : Napoléon-François-Charles-Joseph, etc. Le sculpteur
l'avait décoré de la grande croix de la légion d'honneur. Napoléon
le plaça sur la cheminée du salon, puis il appela ses amis, ses officiers,
toute sa suite, et il leur dit : Regardez
cela, regardez cette figure. N'est-ce pas qu'il faudrait être bien barbare,
bien cruel, bien tigre, pour vouloir briser une aussi belle figure ? L'homme
qui est capable de le faire ou de l'ordonner, est capable de tous les crimes
; celui qui a pu commander de briser cette image plongerait un couteau dans
le cœur de mon enfant, s'il était là : oui, il le ferait, il l'a dit, et en
effet en voyant le buste, Hudson Lowe avait dit : On devrait étrangler le
jeune Bonaparte ; ce serait au moins une affaire terminée avec le père et le
fils, et tout serait tranquille. Napoléon
contemplait le buste avec ravissement ; il ne pouvait le considérer assez :
son visage était rayonnant ; toutes les ineffables sensations de l'amour
paternel venaient s'y peindre ; les mouvements de l'indignation qu'il avait
éprouvée d'abord en pensant à son geôlier disparurent, et il resta absorbé
dans la contemplation de ce portrait qui lui rappelait de si étranges et de
si doux souvenirs. Bientôt
cependant, sortant de cette extase, il dit brusquement : Le sculpteur demande cent guinées, et il est trop modeste ;
s'il savait tout le bonheur, toute la félicité qu'il vient de procurer à mon
âme, il m'aurait demandé une somme énorme. Je ne sais, mais le buste vaut
pour moi plus d'un million, il est inappréciable pour mon cœur. Pauvre enfant
! tu ne verras plus ton père, et tu ne jouiras pas même du fruit de ses
travaux et de ses conquêtes ! Mais il est un héritage que nul au monde ne
peut t'enlever, c'est l'héritage de mon nom, de mes grandes actions, de ma
renommée, de ma gloire ; il n'est donné à aucun roi de la terre de t'en
dépouiller ; et ton lot. est encore assez riche pour faire envie à beaucoup
d'entre eux. Cependant
on s'inquiétait de savoir à Longwood si le buste venait de Marie-Louise, ou
bien si c'était seulement une spéculation particulière faite sur la tendresse
de Napoléon pour son fils. Le canonnier du Baring qui l'avait apporté y fut
donc mandé ; mais Hudson Lowe, avant de permettre à ce soldat de se rendre
près de l'empereur, le fit minutieusement fouiller et interroger sous serment
à Plantation-House. De plus, il chargea le capitaine Poppleton de le suivre,
et de ne le laisser parler à aucun Français, à moins que ce ne fût en sa
présence. Napoléon
s'indigna de ces procédés : il dit hautement qu'ils étaient pour lui une
nouvelle insulte, et il fit congédier le canonnier sans lui avoir parlé. Tout
ce que l'on put savoir, c'est qu'au moment du départ de Plymouth, ce buste
avait été envoyé de la douane sur le Baring, et qu'on l'avait confié à la
garde de ce maître canonnier, qui était un Italien, depuis longtemps au
service de la marine anglaise. Quelques jours après, Napoléon fit adresser à
cet homme, par le général Bertrand, une lettre de change de 300 livres
sterling, dont 100 pour le statuaire, et 200 pour lui à titre d'indemnité
pour les désagréments que cette funeste commission lui avait fait éprouver.
Le souvenir de la conduite d'Hudson Lowe dans cette occasion, ne se
présentait jamais à l'empereur, qu'il ne ranimât sa colère contre lui. Le tigre, disait-il, a peur que je ne
reçoive une ligne de ma femme, une nouvelle de mon fils, qu'il n'ait pas
contrôlées ; en vérité, cet homme est d'une atrocité noire ; il n'est digne
ni d'être époux, ni d'être père. Ah ! que je plains lady Lowe : on la dit
aimable, pleine de grâces et de vertus ; si elle a un bon cœur, elle est bien
malheureuse, car elle est unie là à un cadavre sans cœur et sans âme. L'obligation
imposée à Napoléon de se faire accompagner d'un officier anglais toutes les
fois qu'il voudrait parcourir l'île, lui causait tant de dégoût qu'il finit
par ne plus monter à cheval, et même par ne plus vouloir sortira pied.
Dès-lors le manque total d'exercice acheva de ruiner sa santé ; il se
persuada de plus en plus que le climat de Sainte-Hélène devait lui coûter la
vie, et il fut encore confirmé dans cette idée par un événement imprévu. Ciprioni,
son maître-d'hôtel, fut subitement attaqué d'une inflammation de bas ventre
qui donna, dès le premier instant, les signes les plus alarmants sur le sort
du malade. Une consultation de médecins eut lieu ; on épuisa toutes les
ressources de l'art ; mais ce fut en vain : au bout de quelques jours
Cipriani succomba. Les habitants de Longwood firent inhumer le malheureux
maître-d'hôtel, et toute la maison de Napoléon assista à cette lugubre cérémonie. L'empereur
s'affecta beaucoup de cette mort. Cipriani était dans la vigueur de l'âge, et
il était évident que le climat l'avait tué. L'empereur tirait des
conséquences ; mais en outre il était véritablement affligé. Cipriani était
un homme astucieux, mais vif et spirituel, comme le sont presque tous les
Corses. L'empereur l'affectionnait, d'abord parce qu'il était son
compatriote, et ensuite en retour du plus sincère attachement. En effet,
Cipriani ne s'était jamais montré aussi dévoué à Bonaparte que depuis ses
revers. Le conseil
de l'amirauté avait nommé le docteur Barry O’Meara pour remplacer, dans les
fonctions de chirurgien de Napoléon, le chirurgien français qui n'avait pu
suivre son ancien souverain à Sainte-Hélène. Hudson Lowe, dont l'âme basse ne
supposait d'honneur chez personne, voulut exiger que M. O’Meara, attaché à
l'armée anglaise, lui fournît des rapports sur l'intérieur de Longwood, où H
était admis familièrement, et se fît délateur de Napoléon, qui l'honorait de
toute sa confiance. Le docteur rejeta avec énergie ces honteuses
propositions, et donna sur-le-champ sa démission. Le docteur Baxter le
remplaça ; mais Napoléon refusa obstinément de recevoir ce Baxter, homme
dévoué à Hudson : il resta sans médecin pendant une trentaine de jours. Les
commissaires de la Russie et de l'Autriche, effrayés de la responsabilité qui
se rattachait à leurs fonctions dans ce moment si critique, exigèrent, au nom
de leurs cours, que Napoléon fût pourvu promptement d'un médecin. Le
gouverneur invita donc le vieux docteur Stokoé à aller visiter le prisonnier
; mais il s'y refusa, redoutant, répondit-il, de perdre la confiance du
gouvernement anglais et du gouverneur, dès l'instant où il serait attaché à
la personne de Napoléon. On ne put vaincre sa résistance. Hudson Lowe se vit
donc dans la nécessité de rappeler O’Meara, et de l'engager à reprendre son
service auprès de Napoléon. Mais bientôt de nouvelles exigences, peut-être
plus odieuses encore que la première fois, obligèrent O’Meara à partir.
Napoléon lui fit les plus touchants adieux, et ce fut toujours avec une
expression d'estime et de regret qu'il parla du seul anglais qui lui eût
donné des preuves véritables de loyauté et d'affection. Au
moment de son départ, Napoléon le chargea verbalement de retirer des mains de
son frère Joseph un paquet contenant les lettres confidentielles qu'il avait
reçues pendant son règne des empereurs et des autres souverains de l'Europe. Vous les publierez, lui disait-il, je
vous prie de prendre cette mesure ; et si vous entendez parler de calomnies
répandues contre moi par le ministère anglais, et par les soins de cet
horrible Lowe, sur ce qui a eu lieu pendant le temps que vous avez passé
auprès de moi, et que vous puissiez dire sans mentir à votre conscience :
J'ai vu de mes propres yeux, et je puis dire que cela n'est pas vrai,
dites-le, dites-le courageusement par respect pour ma mémoire[1]. Chaque
fois qu'un des compagnons d'exil de Napoléon s'éloignait pour revenir en
Europe, tous ses regrets et tous ses vœux se reportaient vers cette partie du
monde. Alors il concevait des lueurs d'espérances, qui se dissipaient
bientôt, mais que le raisonnement finissait aussi par reproduire. Alors il
s'arrêtait très-sérieusement à cette idée que sa captivité aurait un terme. Comme
on lui parlait un jour de la nouvelle maison qui devait être construite pour lui,
et qu'on lui demandait quel était le point de l'île qui lui conviendrait le
mieux pour y placer son habitation, il répondit : Si
je croyais devoir rester longtemps ici, je choisirais le côté de Plantation-House
; mais je pense que mon séjour à Sainte-Hélène ne sera pas long : aussitôt
que les affaires seront arrangées en France, que tout y sera tranquille, que
les nations de l'Europe seront façonnées à leurs nouveaux gouvernements, je
n'en ai nul doute ; l'Angleterre me rendra la liberté, et me laissera
retourner dans cette Europe que je regrette tant. Ils
ont craint le retentissement de mon nom, la commotion électrique que les
peuples, et surtout les armées, pouvaient recevoir de mon terrible voisinage,
et c'est pour cela qu'ils m'ont éloigné, poussé au bout du monde, et relégué
en ces horribles lieux. Mais quand les rois se Seront rassurés, qu'ils ne
sentiront plus trembler leur trône sous eux, qu'ils ne verront plus en leurs
effrayantes apparitions ma main puissante prête à leur arracher le sceptre et
la couronne, alors ils me laisseront libre. Voulez-vous
que le gouvernement anglais pousse la folie jusqu'à dépenser huit millions
tous les ans pour garder un fantôme de roi, surtout quand ce fantôme n'épouvantera
plus personne. Alors
il s'étendait longuement sur le plaisir qu'il aurait éprouvé à vivre en
simple particulier dans une province de l'Angleterre, sous la tutelle et
sauvegarde des lois anglaises, et sans aucun des embarras et des inconvénients
de la puissance. J'aurais pris, disait-il, le nom du brave Muiron, tué à mes côtés à Arcole, et
j'aurais mené une vie retirée, sans vouloir en aucune façon me mêler au grand
monde. Je n'aurais jamais été à Londres, car je suis las et ennuyé du bruit,
du désordre et de l'isolement tumultueux qu'on trouve dans toutes les
capitales. Je n'aurais jamais dîné hors de chez moi : je ne me serais lié
avec personne, excepté avec quelques savants, et je serais revenu tout
entier, de cœur et d'âme, à mes livres ; c'est là en effet, même ici, ma
meilleure et ma plus inaltérable consolation ; rien ne peut contre le bonheur
et la suavité de l'étude. L'instant
d'après, son rêve prenait un autre aspect. Ce n'était plus au fond d'une
province éloignée, c'était dans la capitale qu'il aurait voulu vivre
incognito. Mon
plus grand bonheur, disait-il alors, serait de pouvoir me promener incognito
dans Londres ou dans les villes de province ; d'aller dîner en public à une
demi-guinée par tête, et d'entendre chez les restaurateurs ce que le peuple
dirait de moi et de ma puissance et de ma politique, et des évènements qui
ont marqué mon règne. J'entendrais bien du mal, je le sais ; mais enfin
j'entendrais la voix du peuple, j'entendrais sa voix, et non celle de
quelques écrivassiers et libellistes qui se mêlent de me juger, et qui,
aujourd'hui, parce que je n'ai plus d'or à leur donner, m'injurient et me
diffament. Le
temps le plus heureux de ma vie a été depuis seize ans jusqu'à vingt ; c'est
le seul temps que je regrette. Quel charme que celui que j'éprouvais en ma
vie de semestre, lorsque vivant économiquement, couchant dans une chambre à
quinze francs par mois, dînant tantôt chez un restaurateur, tantôt chez un
autre, sans autre souci que celui de mes études et de mes livres, je jouissais
de toutes les délices de l'indépendance. Non, jamais, sur le trône, je n'ai
eu un jour comparable à ces jours de tranquillité et de bonheur. Et
c'est ce temps-là que je voudrais voir renaître ; car le passé ne me
tourmenterait nullement, si j'étais en une pareille position. Le passé, je ne
le regretterais pas ; je ne le regarderais que comme un chapitre d'histoire
fait et composé par moi-même ; et si, de temps en temps, je m'amusais à le
relire, ou à le réciter à l'un ou à l'autre, ce serait sans aucune secrète
douleur, sans aucun désir de recommencer. D'autres
fois, après avoir longuement énuméré les désagréments de Sainte-Hélène, de
son climat, de ses pluies, de ses brouillards, de son affreux aspect, de son
éloignement de l'Europe ; Napoléon disait que, puisqu'il lui fallait
absolument une prison, on aurait dû choisir l'île de Malte. Malte m'aurait assez convenu, disait-il ; je
m'en serais satisfait pendant quelques années. Son climat m'eût rappelé
l'Afrique et l'Italie, deux théâtres de mes victoires ; la langue qu'on y
parle m'eût fait croire que j'étais dans ma patrie, en Corse. Le gouvernement
anglais aurait dû faire avec moi un accord, une convention, quelque espèce de
traité par lequel je me serais engagé à ne pas quitter Malte pendant un
certain temps, et c'eût été la seule manière honorable d'en agir avec moi.
Maintenant même, si l'on avait quelque égard pour moi, pour ma vie, pour les
saintes lois de l'hospitalité, on me transférerait à Malte. Et, d'ailleurs,
il y aurait en cela pour l'Angleterre économie et honneur. Mais
comme un jour il parlait de ses' regrets, de ses projets et de ses désirs
devant l'amiral Malcolm, celui-ci ne répliqua qu'en prononçant le nom de
l'île d'Elbe… Hudson-Lowe, par un raffinement de barbarie qui surpasse tout
ce qu'on peut imaginer de plus cruel, saisit le moment où il se berçait de
ces illusions, pour lui mander qu'il s'était fait beaucoup de tort par ses
plaintes, par ses tracasseries et par les lettres qu'il avait adressées au
ministère ; il lui fit dire que s'il se fût conduit plus paisiblement pendant
quelque temps, le ministère aurait pu croire à sa sincérité et lui permettre
d'aller en Angleterre. De ce jour, Napoléon commença à entrevoir sa destinée,
et à comprendre que l'arrêt de la politique anglaise était irrévocable. Cependant
les plaintes de Napoléon et de ses compagnons d'infortune, provoquèrent enfin
une enquête dans le parlement britannique. La
question fut soumise à la chambre des lords, le 18 mars 1817. Lord Holland,
dans un discours plein de sens et de modération, dit qu'il ne chercherait pas
à convaincre la chambre que le système de politique qu'on suivait à l'égard
de Napoléon dût être changé. Ce système avait été adopté contre son avis,
mais il avait eu la sanction du parlement, et il n'espérait pas obtenir que
la chambre revînt sur sa décision. Mais si la captivité de Napoléon était,
ainsi qu'on l'avait allégué, une mesure de nécessité, il s'ensuivait qu'elle
ne devait pas s'étendre au-delà de ce qui était strictement nécessaire, et
que, par conséquent, il ne fallait déployer contre le prisonnier aucune
rigueur inutile. Lord Holland ne prétendait pas présenter les rapports qui
lui avaient été adressés comme des faits incontestables, mais seulement comme
des bruits qui exigeaient une enquête sur une affaire qui intéressait de si
près l'honneur de l'Angleterre. Il exposa avec franchise les griefs de
l'illustre prisonnier, et finit par demander que les ministres déposassent
sur le bureau les papiers et la correspondance entre Sainte-Hélène et le
gouvernement anglais, qui pouvaient jeter quelque jour sur le traitement
personnel de Napoléon. Mais lord Bathurst, qui lui avait déjà répondu par des
sophismes, des mensonges et d'ignobles plaisanteries, réussit à faire écarter
la motion. Lorsque
lisant les papiers anglais, Napoléon put connaître toute la mauvaise foi du
ministre anglais pendant cette discussion, une vive indignation s'empara de
lui : Non, s'écria-t-il, non,
le règne du mensonge ne durera pas toujours. Bathurst en a menti impudemment
à la face de l'Angleterre et de l'univers. Il a menti quand il a dit que les
changements qui ont eu lieu ici dans la police de l'île de Longwood ont été
faits pour mon bien. Il a menti en disant que la raison pour laquelle on
avait resserré les limites était que j'avais fréquenté et pratiqué les
soldats et les habitants. Il a menti en disant que je n'avais reçu qu'une
lettre, que je voyais librement les officiers et les habitants. Il a menti en
disant que des personnes étaient venues me voir. Il a menti et toujours menti.
Mais je suis content de voir que le ministre de l'Angleterre ait justifié sa
conduite atroce envers moi, devant le parlement, la nation et l'Europe, avec
des mensonges. Je lui répondrai, je vais lui répondre. No, il regno délie
bugie non dura per sempre. Napoléon
rédigea en quelques jours une réponse forte et éloquente dans laquelle il
relevait toutes les impostures débitées par le ministre, et prouvait de la
manière la plus péremptoire que toutes les plaintes portées, soit par lui,
soit par ses compagnons, étaient on ne peut plus fondées. Quand il eut
terminé ce mémoire, il dit à ses officiers : Nous
verrons comment ce Bathurst s'en tirera. Je lui prouve qu'il a dit vingt
faussetés et quatre infâmes calomnies. Quant à ses outrageantes
plaisanteries, je n'y réponds pas, ce serait avilir ma dignité que de
descendre dans l'arène politique, en présence du monde, avec un Pasquin
diplomatique, qui ne rougit pas de prendre la plus grande infortune de
l'époque pour texte à ses ignobles quolibets. Napoléon,
dans ce plaidoyer pour la vérité, descend souvent aux plus petits détails,
car il se voyait réduit à confondre lord Bathurst sur des misères ; mais
quand il aborde les hautes questions de probité et de droit politique
relatives à sa position, il est impossible de s'exprimer avec plus de raison
et de vigueur. Lord Bathurst nie voulait pas que Napoléon considérât les
restrictions mises à sa liberté comme inhumaines et injustifiables. Napoléon
lui répondit : Le
bill du parlement d'Angleterre, du 11 avril 1816, n'est ni une loi, ni un jugement.
Une loi ne statué que sûr des objets généraux ; les Caractères d'un jugement
sont : la compétence du tribunal l'instruction, l'audition, la confrontation
et les débats. Ce bill est un acte de proscription, semblable à ceux de Sylla
et de Marius, aussi nécessaire, aussi juste, mais plus barbare ! mais Sylla
et Marius, comme consuls et dictateurs de leur république, avaient une
juridiction incontestable sur les hommes qu'ils proscrivaient. Le roi
d'Angleterre, ni son peuple, n'en avaient, ni n'en ont aucune sur Napoléon :
ce sont quinze millions d'hommes qui en oppriment un en temps de paix, parce
qu'il a dirigé et commandé des armées contre eux en temps de guerre. Mais
Sylla et Marius signèrent ces actes de proscription avec la pointe encore
sanglante de leurs épées, au milieu du tumulte et de la violence des camps.
Le bill du 11 avril a été signé en temps de paix avec le sceptre d'un grand
peuple, dans le sanctuaire de la loi. De quel droit désormais les membres du
parlement d'Angleterre oseraient-ils blâmer ceux qui ont proscrit Charles Ier
et Louis XVI ? ces princes périrent du moins d'une mort prompte et sans
agonie ! Il
déclare 1° que Napoléon sera traité comme s'il était prisonnier de guerre ; —
2° que le gouvernement anglais aura le droit de faire toutes les restrictions
qu'il jugera nécessaires. Par la première stipulation, on a mis ce prince
sous la protection du droit des gens qui, étant fondé sur le principe de la
réciprocité, n'est pas une garantie en temps de paix ; la seconde stipulation
détruit jusqu'à l'image de la garantie que l'on paraissait avoir voulu donner
par la première. Le droit de restriction n'est assujetti à aucune censure ;
on ne lui a posé aucune limite ; on n'a désigné ni accordé aucun recours. Le
bill anglais, après avoir tout violé pour se saisir de la personne de ce
prince, alors son illustre hôte, le livre aussitôt et avec précipitation à
toute la fureur de ses ennemis personnels, qu'animent les passions les plus
basses. Un sénat législateur qui abandonne un individu, fût-ce le dernier de
l'espèce humaine, à l'arbitraire, se manque à lui-même, et méconnaît son
saint caractère. On
demande quel besoin avaient les ministres d'être investis du droit de faire
des restrictions, puisque le droit des gens devait être leur règle. Un d'eux
répondit, que c'était pour se trouver autorisés à un traitement plus libéral
qu'il n'était en usage envers les prisonniers de guerre. Les observateurs ne
prirent pas le change ; ils pressentirent les vues secrètes du cabinet ; ils
en furent affligés pour l'honneur de leur nation ; les évènements ont
justifié et justifient tous les jours leurs conjectures. Ce grand homme se
meurt sur un rocher, d'une mort assez lente pour qu'elle puisse paraître
naturelle, excès de cruauté inconnu jusqu'à cette heure aux nations. Ce bill
est plus barbare que si, comme celui de Sylla, il eût fait d'un seul coup
tomber la tête de ce fier ennemi ! Le
droit de faire des restrictions a été accordé par le bill au gouvernement, et
celui-ci ne le peut déléguer. Les restrictions doivent être revêtues des formes
d'un acte du gouvernement, votées au conseil, et signées du prince. Un seul
ministre ne peut donc l'exercer. C'est cependant ainsi qu'ont été adoptées et
publiées les quatre restrictions qui furent imprimées dans un journal de
Paris. Lord Bathurst s'empressa d'en faire hommage au petit nombre de
Français qui ont vieilli dans la haine du droit des nations, de
l'indépendance, et de la liberté de leur patrie. C'est par cette voie que
l'Angleterre en a eu connaissance ; elles n'ont été communiquées à Sainte-Hélène
que partiellement dans quelques, articles extraits, de la correspondance du
ministre, et comme un simple acte de son administration. Ces
restrictions sont : 1°
La détention à Sainte-Hélène. 2°
Nom imposé de général Bonaparte. 3°
Prohibition de sortir sur le rocher de Sainte-Hélène autrement qu'accompagné
d'un officier. 4°
Obligation — 1° de n'écrire que des lettres ouvertes, et remises à l'officier
préposé à la garde de Sainte-Hélène ; 2° de ne recevoir que des lettres
ouvertes qui aient passé sous les yeux du ministre. Ces
quatre restrictions sont contraires au droit des gens. Ce n'est donc pas pour
améliorer le sort des détenus que les ministres se sont fait investir du
droit de faire des restrictions. On ne citera aucun exemple, dans l'histoire
de la Grande-Bretagne ou de la France, où des prisonniers de guerre aient été
envoyés pour être détenus dans un autre monde, et sur un rocher isolé au
milieu des mers. Si l'on n'avait en vue que la sûreté de la détention, il ne
manquait pas en Angleterre de châteaux ou de maisons ; mais c'est le climat
dévorant du tropique dont on avait besoin ! La
seconde restriction n'a non plus aucun rapport avec la sûreté de la
détention. Elle a l'effet d'aggraver la position de ce prince. Les
prisonniers de guerre, lorsqu'ils tombent au pouvoir de l'ennemi, sont
légitimés, par le titre qu'ils portaient chez eux. Ainsi, sous ce point de
vue, l'Angleterre n'avait pas le droit de changer le titre de celui qu'elle
voulait considérer comme prisonnier de guerre. Mais les Bourbons n'ont pas
cessé de régner en France ! la république et la quatrième dynastie n'ont pas
été des gouvernements légitimes ! sur quoi se fondent ces nouveaux principes
? Si le gouvernement anglais reconnaît que les Bourbons régnaient en France
lors de la paix d'Amiens en 1802, il reconnaît que le cardinal d'Yorck
régnait en Angleterre au traité de paix de Paris en 1788 ; que Charles XIII
ne règne pas en Suède. Consacrer ces principes, c'est porter le désordre sur
tous les trônes ; c'est propager les germes de la révolution chez tous les
peuples. On
savait bien que l'empereur ne devait, ne pourrait jamais profiter de la
faculté contenue dans la troisième restriction. C'est donc le réduire à ne
jamais sortir. Quel rapport cette restriction peut-elle avoir avec la sûreté
de la détention sur un rocher escarpé, à six cents lieues de tout continent,
autour duquel croisent plusieurs bricks, où il n'y a qu'un seul mouillage, et
dont la circonférence peut, en outre, être gardée par dix ou douze postes
d'infanterie. On
savait également que, pour ne pas se soumettre à l'humiliation prescrite dans
cette quatrième restriction, il ne recevrait, n'écrirait aucune lettre. La
correspondance entre cette île éloignée et l'Europe peut avoir lieu au plus
deux fois par an ; il faut huit ou neuf mois pour avoir une réponse : comment
une correspondance de cette nature peut-elle influer sur la sûreté de la
détention et sur la tranquillité de l'Europe ? Mais elle ôte toute consolation
morale ; elle est à l'âme ce que le climat de cet affreux pays est au corps.
On marche au but que l'on se propose par deux chemins à la fois ! L'officier
commandant à Sainte-Hélène ne pouvait être chargé que de la garde et de
l'exécution des restrictions ; mais il n'en est pas ainsi ; il fait, défait,
refait lui seul les règlements et les restrictions, à sa fantaisie, avec
précipitation, dans, des formes illégales et obscures. Il n'a été posé aucune
limite à l'arbitraire, aucun recevra contre la passion, le caprice et la
folie d'un seul homme. Il n'y a aucun conseil, aucun magistrat, aucun homme
de loi, aucune opinion publique sur ce rocher. Le
ministre croit-il donc qu'il est impossible qu'un officier préposé à la garde
de Sainte-Hélène abuse ? mais quand on le choisit ad hoc, et parmi les hommes
d'un caractère connu par leurs missions précédentes, n'est-il pas probable
qu'il abusera ? et lorsqu'il lui dit : si le détenu s'échappe, votre honneur
et votre fortune sont perdus ; n'est-ce pas lui dire d'abuser ? n'est-ce pas
y intéresser tout ce que l'homme a de plus cher ? Un geôlier, en Europe, ne
peut imposer, même aux criminels, des restrictions selon son degré d'alarme,
son caprice, ou sa passion ; il en réfère à des magistrats dans l'ordre
administratif on judiciaire, qui statuent et mettent sa responsabilité à
couvert : sans quoi il n'y aurait jamais de cachots assez sûrs aux yeux de
l'homme responsable de la détention ; car enfin des prisonniers enfermés dans
des tours, les fers aux pieds et aux mains, sont parvenus à se sauver. Dans
quelque position que se trouvent des hommes vivants, ils ont toujours des
chances plus ou moins nombreuses pour se restituer à la liberté.
Cherchez-vous un lieu pour renfermer un homme où il n'ait aucune chance pour
recouvrer la liberté, pas même une chance sur mille ? vous n'en trouverez
qu'un...., un cercueil ! Si
on propose le problème : indiquer une formule d'instruction à donner à
l'officier chargé de la garde de Sainte-Hélène, pour que les détenus soient
en proie à toute espèce de vexations et de caprices, qui satisfassent à la
haine la plus implacable, sans cependant qu'elle l'oblige, de se démasquer et
de mettre au jour son odieux visage ; après avoir choisi un homme d'un
caractère et d'une opinion bien connus, on lui dira : Prenez toutes les
mesures nécessaires pour assurer la détention ; il n'y aura aucun magistrat
sur les lieux pour recevoir les plaintes qui seraient faites contre vous ;
elles ne pourront arriver que par votre canal et dans des lettres ouvertes à
un ministre éloigné de deux mille lieues ; vous seul, juge et partie, ferez
l'instruction ; cette instruction sera secrète, mais aussi, si le détenu
s'échappe, votre honneur et votre fortune sont perdus. On aura résolu le
problème, mais en faisant abnégation de toute idée de justice, de tout
sentiment humain, mais en déchirant le bill, ou du moins son sens littéral et
public. Les sauvages qui croient avoir le droit de dévorer leurs prisonniers
désavoueraient cet excès de cruauté. Lorsqu'on
a voulu couvrir le but qu'on se proposait dans le choix de Sainte-Hélène, on
a dit : c'est pour que les prisonniers
jouissent de plus de liberté ; mais par les restrictions que l'on a faites, les instructions
que l'on a données, l'homme que l'on a choisi, il est démontré qu'on a voulu
empêcher les cris de l'agonie d'arriver jusqu'au prince et au peuple anglais.
On a craint l'indignation des cœurs généreux et des hommes de bien qui ont
encore quelque influence sur l'opinion, des nations européennes. Lord
Bathurst, dans le discours, déclare deux choses : 1° que sir Hudson Lowe n'a
pris que des mesures d'exécution ; 2° que toutes les communications du gouvernement
a Sainte-Hélène ont été à l'avantagé des détenus. Ces deux assertions sont
également fausses ; voyez la pièce n° IV, page 26 ; elle renferme huit ou
neuf nouvelles restrictions qui seraient considérées comme vexatoires et
déshonorantes à Botany-Bay. On ne connaît que quelques pièces de la
correspondance du ministre. Une lettre, communiquée en octobre par le colonel
chef d'état-major du commandant, était pleine d'expressions impropres. On
ordonnait de faire incontinent prendre trois des douze domestiques qui
avaient suivi Napoléon à Sainte-Hélène, et de les envoyer au cap de
Bonne-Espérance. On ne peut pas joindre ici cette lettre, parce qu'on refusa
de la laisser ou d'en donner même copie : on craignait qu'elle ne fut un jour
publiée ; mais, en conséquence, le chef d'escadron Piontkowsky et trois
domestiques furent envoyés au cap. On insinua que successivement tous les
domestiques français auraient le même sort, et qu'on ne laisserait auprès de
l'empereur que des domestiques du choix du commandant de Sainte-Hélène. On ne
dira pas que ces domestiques avaient donné lieu à des plaintes, car ils ne
furent pas désignés nominativement. On leur a fait faire douze cents lieues
pour aller au cap, et six cents pour revenir à Sainte-Hélène, c'est-à-dire
une traversée égale à celle de Sainte-Hélène en Europe. Ils naviguèrent
trente-cinq jours dans des mers orageuses pour se retrouver au même point
d'où ils étaient partis cinquante jours auparavant, occasionnant sans raison
des embarras et des frais à l'administration de la marine. Si on ne voulait
pas que ces domestiques débarquassent tout d'abord en Angleterre, ne
pouvait-on pas leur faire attendre les ordres du ministère dans une rade ou à
Gibraltar ? le comte Las-Cases a été soumis à cette cruauté. Tous les
Français qui voudront retourner dans leur pays, devront préalablement courir
ces dangers, et essuyer cette excessive fatigue ; c'est un ordre général de
service. Quel mépris de l'homme ! enfin, la conduite toujours plus illibérale
du commandant de ce pays, toutes les fois qu'il est arrivé des bâtiments
d'Europe, ses déclamations réitérées que ses instructions ne sont pas les
mêmes que celles de son prédécesseur, qu'elles sont plus noires encore que sa
conduite ; tout paraît démontrer que la seconde assertion du lord Bathurst, que sa correspondance a été en faveur des détenus, n'est pas plus exacte que la
première, que sir Hudson
Lowe n'a pris que des mesures d'exécution. Lord
Bathurst avait affirmé, contradictoirement à une assertion du général
Montholon, que Napoléon n'avait jamais été privé de la liberté d'écrire à qui
il voulait écrire. Voici comment il est démenti dans le mémoire : On
a demandé au commandant de ce pays l'assurance qu'une lettre au souverain
serait envoyée fermée en Angleterre. On savait bien qu'il ne pouvait pas
répondre de ce que l'on en ferait à Londres. Si le roi d'Angleterre ne
pouvait recevoir de lettres que les ministres ne les eussent vues,
l'Angleterre ne serait pas une monarchie. A Venise, à Raguse, à Lucques, les
doges ou les gonfaloniers n'ont jamais été soumis à une pareille humiliation.
Il est probable que si un ministre ouvrait une lettre adressée au prince,
sans être muni d'une autorisation générale ou spéciale, le prince lui ôterait
sa confiance. La constitution anglaise n'a pas imprimé une pareille
flétrissure sur la couronne d'Edouard et d'Elisabeth ; la nation en eût été
flétrie elle-même. Si les ministres sont responsables envers les tribunaux,
les rois sont responsables envers Dieu et les peuples. Comment le monarque
pourrait-il être instruit du manquement des ministres, les admonester ou les
renvoyer. Ils ne sont pas responsables de ce que le prince connaît, apprend,
ou lit, mais des ordres qu'il donne des mesures qu'il prend ; alors ils
doivent tout connaître pour pouvoir conseiller le trône avec connaissance de
cause. Le
mémoire établit ensuite qu'il n'a jamais été fait aucune tentative d'évasion
; qu'il n'a jamais, été découvert de trace d'aucune correspondance
clandestine, soit au moyen des journaux, soit autrement, et, après avoir
conclu que les rigueurs exercées par Hudson Lowe sont au moins inutiles, il
expose quelques actes du gouvernement de cet homme atroce. Les
premières, démarches de sir Hudson Lowe, dans ce pays, furent des insultes ;
peu après son arrivée, il s'efforça à décider les officiera et les
domestiques de la suite de Napoléon à l'abandonner. Il voulut changer le
médecin de Longwood, et en donner un de son choix ; plus tard, il renvoya une
partie des domestiques français, insinuant l'intention de les renvoyer
successivement, et de ne souffrir, à Longwood, que des domestiques de son
choix pris parmi les habitants de l'île, ou les soldats du bataillon
colonial. Dès le mois d'août, il mit en exécution les restrictions, les
faisant exécuter clandestinement, niant même qu'il eût fait aucun, changement
à l'ordre établi par son prédécesseur. Enfin, au mois d'octobre, il se trouva
contraint de les communiquer ; mais, persistant dans sa marche tortueuse, il
n'en donna pas connaissance aux officiers anglais, rougissant d'avouer de
semblables sentiments devant ses compatriotes, et craignant sans doute
qu'eux-mêmes, à la vue, de pareilles, de si folles restrictions, ne
cherchassent à pressentir quel pouvait être son but secret. Le même mystère
est observé, dans le placement des sentinelles et le changement continuel des
consignes : souvent les, officiers ne les reçoivent pas directement, ne les
apprennent que par les sergents ; et l'officier, d'ordonnance à Longwood,
n'en ayant pas toujours connaissance, ne peut prévenir les Français ; ce qui
les expose à être insultés par les sentinelles. Une de ces étranges,
consignes était, d'arrêter toute personne suspecte ; or, pour un soldat
anglais, quoi de plus suspect qu'un Français ? aussi, plusieurs fois, quoique
dans l'enceinte, le baron Gourgaud, se trouva-t-il arrêté dans sa promenade.
On cherchait à exalter l'esprit anglais parmi le corps d'officiers de la
garnison, et à réveiller tout ce qui pouvait rester de haine, contre cet
ancien ennemi. On lui prêtait des propos méprisants à, l'égard des soldats
anglais ; on avançait que la vue d'un habit rouge excitait sa colère, et
qu'il était convenable que les officiers du camp n'approchassent pas de
Longwood. Il crut devoir faire appeler l'officier d'ordonnance qui se tient à
Longwood, le sieur Poppleton. Comme premier capitaine du 53e, il le chargea
de dire à ses camarades que ce qu'on leur avait dit était une calomnie ;
qu'il aimait les braves soldats ; qu'il était content de la conduite des
officiers et des soldats de ce régiment. Cet officier répondit ce que peut
répondre, dans de telles circonstances, un homme d'honneur. Napoléon
examine si la possibilité : d'une évasion justifie toutes les précautions que
l'on a prises : de l'aveu, dit-il, des militaires de terre et de mer, quand il n'y aurait à
Sainte-Hélène aucune garde de terre, les seuls bricks qui croisent autour de
l'île suffiraient pour rendre toute évasion impossible, c'est-à-dire pour
donner quatre-vingt-dix-neuf chances au gardien, et à peine une aux
prisonniers ; mais la chance augmente pour le gardien, s'il met huit ou dix
postes d'infanterie, de neuf hommes chaque, sur les promontoires ; ce qui,
moyennant les batteries déjà existantes, place les sentinelles à portée de la
vue. Toute garde dans l'intérieur de l'île est de nul effet. Quoique le
premier établissement dans cette île fût lui-même inconvenable, cependant il
conservait quelques égards ; on n'en a fait aucune plainte, on s'est même
contenté, pour les folles restrictions, d'y faire seulement quelques notes.
On n'a répondu à toutes ces insultes qu'en s'isolant, se retirant, et se
privant de tout. Dans
son discours, lord Bathurst avait prétendu que Napoléon possédait d'immenses
trésors. Voulez-vous,
répliqua le mémoire, connaître les trésors, même très-considérables, de
Napoléon ? ils sont publics, ce sont : le beau bassin d'Anvers, celui de
Flessingue, qui peut contenir les plus nombreuses escadres de guerre, et les
mettre à l'abri des glaces et de la mer ; ce sont les travaux hydrauliques de
Dunkerque, du Havre et de Nice ; le bassin gigantesque de Cherbourg ; les
travaux maritimes de Venise ; les belles routes de Wezel à Hambourg, d'Anvers
à Amsterdam, de Mayence à Metz, de Bordeaux à Bayonne ; les chaussées du
Simplon, du mont Cenis, du mont Genève, de la Corniche, qui ouvrent les Alpes
dans quatre directions (là vous trouverez plus de quatre-vingt millions),
chaussées qui surpassent en audace, en grandeur et en travaux d'art, tous les
travaux des Romains ; les chemins des Pyrénées aux Alpes ; de Parme à la
Spezzia, de Savone dans le Piémont ; les ponts d'Iéna, d'Austerlitz, des
Arts, de Sèvres, de Tours, de Rouanne, de Lyon, de Turin, de l'Isère, de la
Durance, de Bordeaux, de Rouen, etc. ; les canaux qui joignent le Rhin ou
Rhône, ou les mers de Hollande à la Méditerranée ; l'Escaut à la Somme,
c'est-à-dire Amsterdam à Paris ; qui joignent la Rance à la Vilaine ; le
canal d'Arles, celui de Pavie, celui du Rhin ; le desséchement des marais de
Bourgoing, du Cotentin, de Rochefort ; la reconstruction de la plupart des
églises démolies dans la révolution ; la construction d'un grand nombre de
nouvelles ; la construction d'un grand nombre de maisons de travail pour
extirper la mendicité ; la construction du Louvre, des greniers d'abondance,
de la Bourse, du canal de l'Ourcq ; la distribution de ses eaux dans la ville
de Paris ; les égouts, les quais, les embellissements et les monuments de cette
grande capitale ; les travaux d'embellissements faits à Rome ; le
rétablissement de Lyon, de ses manufactures ; la création de plusieurs centaines
de manufactures de coton, soit pour la filature, soit pour le tissage, où
sont employés plusieurs millions de bras. Les fonds placés pour créer plus de
quatre cents manufactures de sucre de betteraves, pour la consommation d'une
partie de la France, et qui, encouragées encore quatre ans, eussent ; suffi à
toute la consommation de l'empire, et rendu le sucre au prix des Indes. Les encouragements
donnés aux établissements, pour séparer la fécule du pastel, et en tirer un
indigo aussi bon et aussi parfait que celui des Colonies ; le grand nombre de
manufactures d'objets d'art, etc. ; cinquante millions employés à réparer les
palais de la couronne et à les embellir ; soixante millions de meubles, mis
dans les palais de la couronne de France, de Hollande, de Turin, de Rome ;
seize millions de diamants de la couronne, tous achetés des deniers de
Napoléon, le Régent seul existant de l'ancienne couronne de France, et
celui-là même il l'avait dégagé des Juifs de Berlin, où il était engagé pour
trois millions ; le musée Napoléon, estimé à plus de quatre cents millions,
et ne renfermant que des objets légitimement acquis par l'achat ou par des
conditions de traités de paix publics, et qui avaient tenu lien de cession de
territoire ou de contributions ; plusieurs millions ; placés pour
l'encouragement de l'agriculture, ce premier intérêt de la France ; la
création des races de chevaux, de mérinos, etc... Tout cela forme un trésor
de plusieurs milliards qui existera pendant des siècles, et sera là pour confondre
la calomnie. L'histoire dira que c'est au milieu de grandes guerres, sans
aucun emprunt, en diminuant au contraire la dette publique, et la réduisant à
moins de cinquante millions de rente, que tout cela a été fait. Des sommes
considérables existaient encore dans son trésor particulier, et lui étaient
garanties par le traité de Fontainebleau, comme économies faites sur la liste
civile, et autres revenus particuliers. On se les est partagées, et tout
n'est pas entré dans les trésors publics, ni tout dans celui de France. A ce
résumé que si l'on voulait écouter les
plaintes été Napoléon, les plaintes n'auraient pas de fin, le mémoire oppose cette
récapitulation : On
manque de tout à Sainte-Hélène. Les calculs de Lord Bathurst, sur cet objet,
sont faux de plus de moitié. L'orateur se complaît à agiter publiquement les
matières qui, de leur nature, ont quelque chose de vile, et prêtent au
ridicule. Que de mépris dans le ton, dans toutes les manières de l'honorable
ministre ! C'est de même dans la partie de sa correspondance dont on a eu
communication. Dans quinze ou vingt générations, en lisant le discours et les
ordres de lord Bathurst, ses descendants se défendront d'être du même sang
que celai, qui, par un mélange de haine sauvage et de ridicule pusillanimité,
a flétri le caractère moral du peuple anglais, dans le temps que ses
pavillons triomphants couvrent l'univers ! Le
discours du ministre contient donc vingt fausses assertions, à chacune
desquelles on pourrait appliquer la formule favorite : It was not true ; ce n'était pas vrai. Ce qui laisse présumer que
l'orateur l'a rédigé sur de faux renseignements ; qu'il est trompé par un
mandataire infidèle, et qu'il est tenu à l'obscur sur ce qui se passe sur ce
rocher. Le comte de Montholon, ainsi que le prétend lord Bathurst, n'a pas
porté de plaintes, savoir : 1° de ce qu'on ne pouvait pas envoyer de lettres
ouvertes à ses parents ; 2° de ce qu'on ne pouvait pas recevoir de lettres
ouvertes ; 3° de ce qu'on ne pouvait pas écrire à son banquier. On a prouvé,
savoir : 4° que le ministre a donné des ordres pour empirer la position des
détenus, et, à cet effet, on a cité le départ de trois domestiques français,
renvoyés par ses ordres, et la lettre impropre dont on n'a voulu laisser
aucune copie ; 5° que sir Hudson Lowe a des instructions toutes différentes
de celles de son prédécesseur, ce qui est prouvé par sa propre assertion, publiquement
réitérée ; 6° qu'il a fait des restrictions, et des restrictions les plus
folles, si elles ne contiennent une pensée criminelle ! On a produit à
l'appui la pièce contenant les restrictions qui paraissent inconnues au
ministre ; 7° que le comte de Montholon a répondu à la demande d'explications
qu'a faite Hudson Lowe, sur la partie de sa dépêche du 23 août, qui traite de
lettres venues dans ce pays et renvoyées en Angleterre, parce qu'elles
n'étaient pas arrivées par le canal de la secrétairerie d'état, et à l'appui,
on produit la réponse dont le ministre paraît n'avoir pas connaissance ; 8°
que le comte de Montholon a répondu à l'offre de la maison de bois,
vingt-quatre heures après avoir reçu la lettre de sir Hudson Lowe, et l'on a
joint cette réponse, dont le ministre parait n'avoir pas connaissance ;
depuis, il n'a plus été question, de cette maison ; 9° que le respect dû à la
correspondance privée n'avait pas été observé ; 10° que l'on empêche toute
communication avec les habitants ; 11° que l'on a empêché toute communication
avec les officiers ; 12° que l'on n'a pas proposé de tirer des lettres de
change sur un banquier : c'est une fable, 13° qu'on n'a jamais varié
d'opinion sur l'inconvenance de la maison de Longwood ; 14° que
Plantation-House est plus facile à garder que tout autre lieu de l'île ; 15°
qu'on n'a pas fourni aux besoins de l'établissement de Longwood ; les calculs
qu'on voudrait établir sur cet objet sont erronés ; 16° qu'aucune
correspondance ; n'a été essayée et ne peut être établie par les journaux,
dans un pays aussi éloigné que celui-ci, et où il ne s'imprime rien. On
a prouvé que ce discours contient quatre calomnies insidieuses, savoir : 17°
que l'on a voulu prolonger le séjour de Briars, à raison de la facilité des
communications avec la ville ;— 18° que des hommes ont été découverts en
essayant d'approcher déguisés, et avec de faux caractères ; — 19° que l'on a
resserré l'enceinte parce que des pratiques étaient faites pour séduire les habitants
ou les soldats ; — 20° qu'on a dit qu'on savait que, dans deux ou trois ans,
l'administration anglaise, serait renversée, ou que des changements auraient
lieu dans le gouvernement de France ; que, dans l'un ou l'autre cas, on
serait en liberté. Un autre ministre, dans une réunion en Irlande (si on
croit les journaux), a rapporté que Napoléon a décoré à Sainte-Hélène qu'il
n'avait jamais fait la paix avec l'Angleterre que pour la tromper, la
surprendre et la détruire. Ces calomnies contre un homme qu'ils oppriment
avec tant de barbarie, qu'ils tiennent à la gorge pour l'empêcher de parler,
seront réprouvées par tout homme bien né et dont le cœur bat ! Le
même ministre a dit, dans la chambre des communes, à la session de 1816, que,
si l'armée française était attachée à l'empereur, c'est qu'il mariait les
filles des plus riches familles avec ses soldats. Il serait en peine de citer
un seul exemple. Mais l'on a droit de dire tout ce qu'on veut sur le temps où
Napoléon était placé sur le premier trône du monde ; toute sa conduite était
publique ; elle est du domaine de l'opinion, de l'histoire ; des milliers de
libelles ont paru et paraissent tous les jours ; ils ne sont d'aucun effet.
Soixante millions d'hommes des pays les plus policés de l'univers élèvent la
voix pour les confondre, et cinquante mille Anglais, qui font la navette sur
le continent, rapporteront l'opinion et la vérité parmi les peuples des trois
royaumes, qui rougiront d'avoir été si grossièrement trompés. On
a prouvé que le bill du 11 avril 1816 est un acte de proscription, comme ceux
de Sylla ; qu'il met la main sur un prince illustre, hôte de l'Angleterre,
pour le livrer à l'arbitraire du gouvernement, sans lui donner aucune
garantie législative ; qu'il ne peut y avoir de prisonniers de guerre en
temps de paix ; que le gouvernement a violé le bill même, en déléguant le
choix de faire des restrictions à l'un des ministres, droit dont il est seul
investi ; que ce ministre l'a violé en déléguant à un officier particulier un
pouvoir que le bill n'a accordé qu'au gouvernement ; que le choix de
l'affreux rocher de Sainte-Hélène, celui de Longwood, la privation de tout ce
qui est nécessaire à la vie, au moral et au physique ; les restrictions de
lord Bathurst ; le caractère de l'homme préposé à la garde de Sainte-Hélène ;
les restrictions qu'il a faites et refaites ; sa conduite ignoble et violente
; que tout enfin est coordonné pour faire périr ce grand homme dans les tourments
d'une agonie assez longue pour que sa mort puisse paraître naturelle :
conduite sans exemple dans l'histoire des nations, qui viole tous les
préceptes de la religion et les droits de l'homme, même dans l'état sauvage.
Que le gouvernement anglais eût été plus franc en faisant publiquement
tomber, et d'un seul coup, la tête de cet illustre ennemi ! une mort prompte
et sanglante eût été plus humaine ; le caractère anglais en serait moins
entaché. Les
Romains poursuivirent Annibal jusqu'au fond de la Bithynie ; Flaminius obtint
de Prusias la mort de ce grand homme ; mais, à Rome même, Flaminius fut
accusé d'avoir agi pour satisfaire sa haine propre. C'est en vain qu'il allégua
qu'Annibal, encore dans la force de l'âge, pourrait être dangereux, que sa
perte était utile ; mille voix lui répondirent que ce qui est injuste,
ingénéreux, n'est jamais profitable à une grande nation ; que c'est ainsi
qu'on justifie l'assassinat, le poison et tous les crimes ; que les sociétés
sont fondées sur la morale. Les générations suivantes ont reproché celle
lâcheté à leurs ancêtres ; elles eussent voulu effacer cette tâche de leur histoire.
Depuis la renaissance des lettres parmi les nations modernes, il n'est pas
une génération qui ne se soit associée aux imprécations qu'Annibal, sur le
point d'avaler la ciguë, prononça contre Rome, qui, dans le temps que ses
flottes et ses légions couvraient l'Europe, l'Asie et l'Afrique, s'acharnait
contre un seul homme désarmé, le redoutant ou feignant de le redouter ! Mais
les Romains n'ont jamais violé l'hospitalité. Sylla trouva un refuge dans la
maison de Marius ; avant de proscrire Annibal, Flaminius ne le reçut pas à
son bord ; il ne lui déclara pas qu'il avait ordre de l'accueillir ; la
flotte romaine ne le transporta pas dans le port d'Ostie en lui rendant tous
les honneurs dus à son rang. Loin de recourir à la protection des lois
romaines, Annibal préféra se confier aux rois de l'Asie. Lorsqu'il fut
proscrit, il ne reposait pas sous les étendards de Rome : il était sous les
enseignes des rois ennemis du peuple romain ! ! ! Quand, par les révolutions
des siècles, un roi d'Angleterre sera traduit devant le tribunal redoutable
de sa nation, ses défenseurs allégueront le caractère auguste de roi, le
respect dû au trône, à toute tête couronnée, à l'oint du Seigneur ; mais ses
adversaires ne pourront-ils pas répondre : Un de ses ancêtres proscrivit son
hôte en temps de paix : ne pouvant le faire mourir en présence d'un peuple
qui avait des lois fixes et des forces publiques, il fit exposer sa victime
sur le lieu le plus malsain d'un rocher situé au milieu de l'Océan dans un
autre hémisphère. Cet homme y périt après une pénible agonie, tourmenté par
le climat, par le besoin, par les outrages de toute espèce : supplice sans
exemple chez les nations chrétiennes ! Eh bien ! cet homme était aussi un
grand souverain, élevé sur le pavois par trente-six millions de citoyens ;
qui fut le maître de presque toutes les capitales de l'Europe ; qui vit à sa
cour les plus grands rois. Il fut généreux pour tous, reconnu par tous ; il
fut vingt ans l'arbitre des nations ; sa famille fut alliée avec toutes les
familles souveraines, même avec celle de l'Angleterre. Il fut deux fois
l'oint du Seigneur, deux fois sacré par la religion ! ! ! Je
désire que ces observations soient mises sous les yeux du souverain et des
peuples de l'Angleterre. NAPOLÉON. Longwood, ce 5 octobre 1817. |
[1] O’Meara fit toutes
les démarches nécessaires pour recouvrer les pièces importantes dont il est
question. Le comte de Survillers (Joseph Napoléon) lui fit savoir alors que,
prêt à s'embarquer pour les États-Unis, craignant d'être arrêté, il avait jugé
prudent de remettre le dépôt précieux que lui avait confié son frère entre les
mains d'un tiers sur la probité duquel il croyait pouvoir compter. Mais,
quelques temps après, ces lettres furent apportées à Londres par une seconde
personne, probablement un émissaire du dépositaire infidèle, et qui en demanda
750.000 fr.. à lord Castlereagh. Ce prix parut probablement exorbitant à
mylord, car il se contenta de faire seulement l'acquisition de celles qui
concernaient son gouvernement. Les ministres des autres puissances
s'arrangèrent, chacun de son côté, avec l'escroc qui s'était rendu maître de ce
trésor, et l'on dit que l'ambassadeur d'Alexandre paya 230.000 fr. les seules
lettres de son maître à Napoléon. Il fallait que ces fiers potentats eussent
furieusement compromis leur dignité dans cette correspondance avec l'homme
qu'ils qualifiaient maintenant d'usurpateur.