HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME SECOND

 

CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Napoléon aux Briars. — Il occupe Longwood. — Le gouverneur Hudson Lowe. — Ses actes vexatoires contre Napoléon. — Insalubrité de la résidence qui lui est assignée. — Vaines réclamations. — Arrivée des commissaires alliés. — Habitudes de Napoléon. — Plaintes portées par les généraux Bertrand et Montholon.

1815.

 

L'île de Sainte-Hélène est la plus malsaine de toutes les colonies de la Grande-Bretagne. Son climat meurtrier agit avec une violence et une rapidité effrayante sur les Européens qui s'y arrêtent quelques jours : la vie la plus longue des indigènes n'excède pas quarante-cinq ans. Tel était le lieu où l'Angleterre venait de déporter un ennemi vaincu, qui était venu se placer sous la protection de sa loyauté et de ses lois.

L'île n'offrait d'ailleurs aucun établissement convenablement disposé pour recevoir l'illustre prisonnier ; une seule maison de campagne, Plantation-House, était en état d'être habitée ; mais le ministère anglais, par un raffinement de haine, avait défendu de faire de ce lieu la résidence de Napoléon ; on le réservait au gouverneur. Une autre habitation, appelée Longwood, était occupée par le sous-gouverneur de l'île.

Longwood est un point éloigné de toute autre demeure, et à une grande distance des portions du rivage accessible aux bateaux. Ce fut là que sir Georges Cockburn se proposa d'installer Napoléon, qui, ayant visité l'endroit, et d'ailleurs résigné à tout souffrir, parut disposé à s'en accommoder. On fit aussitôt les préparatifs nécessaires pour y ajouter ce qui manquait, et pour rendre cette demeure, non pas telle qu'elle aurait dû être, mais au moins à peu près habitable. En attendant que les réparations les plus urgentes fussent faites, le général Bertrand et les autres personnes de la suite de Napoléon furent replacés dans une maison de James Town, tandis que lui-même logea à Briars, espèce de cabane construite dans un site romantique à quelque distance de la ville. Napoléon n'avait qu'une seule chambre ; mais du moins la solitude qui régnait à Briars, le paysage agréable qui l'entourait, lui offraient un genre de plaisirs toujours vivement senti par ceux qui ont été longtemps enfermés dans un vaisseau, et dont les yeux ne se sont arrêtés, pendant des mois entiers, que sur l'horizon du vaste Océan.

Pendant qu'il était à Briars, l'empereur ne recevait presque personne ; il passait ses matinées dans le jardin, attenant au pavillon dans lequel il n'occupait qu'une seule chambre, et jouait le soir au whist, avec M. Lacombe, le propriétaire, et sa famille. Le comte de Las-Cases était le principal compagnon de ses études et de ses récréations du matin.

Le 9 décembre, Longwood reçut Napoléon et une partie de sa maison : le comte et la comtesse de Montholon avec leurs enfants, le comte de Las-Cases et son fils, le général Gourgaud, le docteur O’Meara, et les autres personnes de sa suite, pour lesquelles il n'y avait pas de place dans la maison, couchèrent quelque temps sous des tentes. Le comte et la comtesse Bertrand se confinèrent dans une petite chaumière, Hut's-Gate, sur l'extrême limite de ce qu'on pourrait appeler le territoire de Longwood.

Autour de la maison de Longwood, un espace de douze milles de circonférence fut laissé libre, pour que Napoléon pût s'y promener sans être suivi de personne. Une chaine de sentinelles entourait cet espace, qu'il ne pouvait franchir sans être accompagné d'un officier anglais, chargé d'épier tous ses mouvements. Cette contrainte était, pour Napoléon, la plus insupportable.

Le docteur O’Meara raconte à quelles persécutions minutieuses on avait recours pour que Napoléon rut soumis à une perpétuelle vigilance. Une garde subalterne, dit-il, dans ses mémoires, était placée aux approches de Longwood, à environ six cents pas de la maison, et un cordon de sentinelles formait la limite. A neuf heures, les sentinelles se rapprochaient et communiquaient entre elles eu entourant la maison, de façon que personne ne pût entrer ni sortir sans être aperçu ou observé par elles. A l'entrée de la maison, on plaçait une double sentinelle, et des patrouilles passaient continuellement devant et derrière.

Après neuf heures, Napoléon ne pouvait plus sortir de la maison, à moins qu'il ne fût accompagné par un officier anglais, et personne ne pouvait entrer sans un ordre signé. Cet état de choses durait jusqu'au lendemain matin. Chaque lieu propre au débarquement, ou qui semblait tel, était occupé par un piquet de soldats, et des sentinelles étaient placées dans les plus petits sentiers qui conduisent à la mer, quoiqu’en vérité, les obstacles qu'offre la nature des lieux, dans presque tous les chemins qui mènent sur la plage, eussent été d'eux-mêmes suffisants pour une personne aussi peu agile que Napoléon.

Les précautions prises par sir Georges Cockburn, pour tirer avantage de la localité et des sites de l'île, afin d'empêcher que le nouvel habitant ne pût s'évader du côté de la mer, étaient si rigoureuses, que, même sans le secours d'une garde plus près de la personne de Bonaparte, il était impossible que l'on pût parvenir par la côte à communiquer avec les personnes de sa suite.

On découvre fréquemment de la côte, et jusqu'à vingt-quatre lieues de distance, les bâtiments qui s'approchent de Sainte-Hélène, et on les voit toujours longtemps avant qu'ils ne soient près du rivage. Deux vaisseaux de guerre croisaient sans cesse, l'un sous le vent, l'autre contre le vent, et on leur faisait des signaux aussitôt qu'on avait découvert, de la côte, un vaisseau en mer. Chaque bâtiment, excepté les vaisseaux de guerre anglais, était alors escorté par un des croiseurs, jusqu'à ce qu'il lui fût permis de mettre à l'ancre, ou qu'il eût doublé l'île. On ne permettait aux bâtiments des autres nations de mettre à l'ancre que dans des moments de grande détresse ; alors personne de l'équipage ne pouvait débarquer, et on envoyait à bord un officier et un détachement de l'un des croiseurs, afin de prendre soin d'eux tant qu'ils restaient, et d'empêcher en même temps aucune communication avec l'île.

On comptait les bateaux pêcheurs appartenant à l'île, et chaque soir ils étaient mis à l'ancre sous la surveillance d'un lieutenant de marine. Aucune chaloupe ne pouvait être en mer après le coucher du soleil, excepté celles des vaisseaux de guerre qui rôdaient autour de l'île toute la nuit. L'officier de garde devait aussi vérifier la présence réelle de Napoléon deux fois chaque vingt-quatre heures ; pour lui, il supporta tant de vexations inutiles, tant de mesquines persécutions avec une résignation, une sérénité qui ne lui avaient pas toujours été familières aux jours de son élévation ; il semblait que l'infortune eût retrempé sa grande âme.

Pendant les premiers mois du séjour de l'empereur à Sainte-Hélène, son gardien, sir Georges Cockburn, concilia souvent l'exercice d'un devoir rigoureux avec les lois de l'honneur et de l'humanité ; mais dans le courant d'avril 1816, sir Hudson Lowe vint prendre le gouvernement de Sainte-Hélène ; le ministère anglais fut dès-lors dignement représenté dans l'île. Napoléon éprouva une horreur involontaire, à l'aspect de son geôlier : jamais, dit-il, dans toute ma vie, je n'ai vu un homme aussi repoussant ; il a le crime empreint sur le visage.

Le cabinet anglais s'était appliqué à légaliser la captivité de Napoléon, et à rendre complices du traitement qu'il lui faisait subir, les puissances alliées : un acte du parlement interdit toute relation et tout commerce avec Sainte-Hélène autrement que par les bâtiments de la compagnie des Indes. Les bâtiments qui n'avaient pas reçu leurs chartes et qui tentaient de trafiquer ou de mouiller dans l'île, où même de s'arrêter à huit lieues de Sainte-Hélène, étaient déclarés de bonne prise et confisqués. L'équipage des vaisseaux qui entraient dans le port, ou les personnes qui visitaient l'île, pouvaient être renvoyés à bord à la volonté du gouverneur ; et ceux qui' cherchaient à se cacher dans le pays étaient punissables. Les bâtiments pouvaient approcher de l'île lorsqu'il y avait du danger à tenir la mer ; mais il fallait qu'ils prouvassent que le cas était urgent, et, tant qu'ils séjournaient à Sainte-Hélène, ils étaient surveillés de près. On inséra dans cet acte une clause qui absolvait le gouverneur et les commissaires de ce qu'ils avaient pu faire au-delà de l'esprit de cette loi, depuis qu'ils avaient la garde de Napoléon.

Une autre convention, conclue à Paris le 20 août 1815 entre les principales puissances de l'Europe, établit en outre : 1° qu'afin de rendre impossible toute tentative ultérieure de Napoléon Bonaparte contre le repos de l'Europe, il serait considéré comme le prisonnier des hautes puissances contractantes, le roi de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, l'empereur d'Autriche, l'empereur de Russie et le roi de Prusse ; 2° que la garde de sa personne était confiée au gouvernement anglais, et qu'on s'en remettait à lui de choisir le lieu le plus sûr, et le meilleur moyen pour le garder prisonnier ; 3° que les cours d'Autriche, de Russie et de Prusse nommeraient des commissaires qui habiteraient le lieu choisi pour la résidence de Napoléon Bonaparte, lesquels, sans être responsables de sa personne, certifieraient sa présence. Sa Majesté très-chrétienne était aussi invitée à y envoyer un commissaire ; 4° le roi de la Grande-Bretagne s'engageait à remplir fidèlement les conditions qui lui étaient fixées par cette convention.

La Russie, l'Autriche et la France furent les seules puissances qui envoyèrent des commissaires à Sainte-Hélène. La Prusse crut qu'elle manquerait à sa dignité en plaçant en son nom un représentant auprès du geôlier de Napoléon. Le commissaire russe était le comte de Belmaine, l'autrichien, le baron Sturmer, et le français, le marquis de Montchenu, qui avait brigué, comme un honneur, la honte d'une telle mission. Ces trois personnages arrivèrent le 8 juin : on supposa qu'ils venaient pour surveiller les démarches du gouvernement anglais, non dans l'intérêt du prisonnier, mais dans celui de la sainte alliance, qui tremblait de voir l'Angleterre, dans les calculs de sa politique, se servir un jour de Napoléon pour épouvanter encore une fois l'Europe.

Le comte de Belmaine était un homme froid et réservé, qui remplissait sa mission avec toutes les formes d'un diplomate consommé. L'empereur Alexandre, disait-il, voulait qu'il traitât Napoléon avec les égards dus au malheur, et qu'il cherchât à adoucir l'ennui de sa captivité.

Le commissaire russe avait avec lui son épouse, personne extrêmement douce, et à qui l'empereur adressa par fois quelques-uns de ces compliments courts et flatteurs qui, dans sa bouche, avaient tant de grâce et d'empire.

M. Sturmer, le commissaire autrichien, s'amusait beaucoup aux dépens de M. de Montchenu, qui se vantait à tout propos d'être un homme de la vieille roche. Infatué de sa personne et de sa toilette, se promenant en escarpins noirs et luisants, lorgnant les demoiselles de James-Town, et portant à l'excès tous les ridicules de la vieille noblesse, il ne cessait de parler de son ancien crédit à la cour de Louis XVI, et des campagnes de Brunswick. Coblentz remplissait tous ses souvenirs ; Napoléon, en parlant de lui, l'honorait toujours de quelques vives plaisanteries. C'est une honte pour la France, dit-il un jour au commissaire autrichien Sturmer, d'avoir envoyé un pareil homme parmi des Anglais. E vergogna.

Hudson Lowe, à qui le cabinet anglais avait confié la garde de son prisonnier, était peut-être le seul homme capable de seconder ses vues de haine à l'égard de Napoléon. Parvenu par l'intrigue et la bassesse à un grade élevé, il paraissait au milieu de l'armée anglaise un vivant témoignage d'une vile politique. Sa carrière militaire n'était ni longue ni brillante. A son début il avait été chargé d'organiser dans les Calabres des bandes de brigands, que la seule approche des Français mit en fuite ; plus tard, employé à l'état-major de Blücher, il avait rédigé ces bulletins mensongers qui exaltaient les opérations des armées prusso-anglaises.

Hudson Lowe était mince, grêle, maigre et sec ; son visage rouge, sa chevelure rousse ; tout dans sa personne était plat et ignoble. Ses yeux louches, ses sourcils blonds, donnaient à sa physionomie un aspect hideux.

Napoléon dit en le voyant : Il est affreux, c'est une mine patibulaire.

Une idée profondément enracinée dans l'esprit de Napoléon, c'est qu'on voulait l'assassiner ; son imagination en était vivement frappée, il vit en Hudson Lowe le sicaire ou l'empoisonneur dépêché par le ministère anglais pour accomplir et mettre à exécution ses projets de mort.

Un jour Hudson Lowe s'était rendu à Longwood, il fut admis dans la chambre de Napoléon ; l'empereur avait devant lui, sur un guéridon, une tasse de café qu'il allait prendre ; le gouverneur s'assit sur le sofa, en face de cette table, et tout à côté de Napoléon ; celui-ci poussa la tasse et n'y toucha plus. De temps en temps il jetait sur Hudson des regards défiants ; son œil embrasé lançait des éclairs ; on eût dit qu'il voulait interroger la conscience de son geôlier, le frapper de terreur et lire un funeste dessein sur son visage. Une idée horrible s'était emparée de Napoléon, et dès que Hudson fut parti, il jeta lui-même la lasse de café par la fenêtre, en disant : Je ne sais, mais cet homme me paraît capable de tout, mais de tout ! Il était assis devant la table, et peut-être... vraiment, c'est à ne pas prendre une tasse de café devant lui.

Quels tourments une si grande âme ne dut-elle pas éprouver avant de descendre à un tel degré de crainte ? Napoléon s'était joué de la mort sur le champ de bataille ; il la redoutait de la main d'un vil agent de la politique anglaise.

Un autre jour, comme Hudson le pressait d'accepter les services de son médecin, il le refusa avec un air de méfiance et un ton de voix qui exprimait clairement ses soupçons. Mais trouvez bon, au moins, disait l'Anglais, que je vous envoie ce médecin : dans un climat comme celui-ci, dans une contrée aussi meurtrière, ses conseils vous seront utiles. — Non, monsieur, répondit-il vivement ; je n'accepterai jamais un médecin envoyé par un gouverneur anglais, je devine trop bien les... là il s'arrêta en se mordant les lèvres et en faisant un geste significatif.

Je sais qu'on veut me tuer, répétait-il : eh bien ! qu'on en finisse le plus tôt possible ; qu'on m'envoie promptement un bourreau et un linceul, et que ce soit fait. Je sens que ma vie embarrasse fort les souverains de l'Europe ; qu'ils me l'ôtent donc, je n'y tiens plus ! Quand on a, comme moi, passé par toutes les vicissitudes de la fortune et du malheur ; quand on est arrivé de rien à tout, de la rue sur un trône, et qu'on est tombé sous les coups de l'Europe entière, quand on a épuisé la gloire, ses bonheurs, et ses tourments, qu'importe la vie sur un rocher !

C'était principalement à Wellington que Napoléon devait sa translation sur un rocher au milieu des mers africaines. Dès 1814, ce général avait proposé au congrès de Vienne de conduire le souverain de l'île d'Elbe dans ce lieu de captivité, désignant Ste-Hélène comme le point le plus convenable du monde pour un emprisonnement perpétuel.

Napoléon n'ignorait pas cette particularité : N'est-ce pas, disait-il, une chose infâme et bien peu digne d'un général qui souvent s'est mesuré avec moi, que de m'avoir envoyé prisonnier en cet horrible séjour. Mais rien ne doit m'étonner de la part de ce Wellington, qui n'a jamais eu ni grandeur d'âme ni générosité ; j'ai eu en mon pouvoir, moi, tous les rois de l'Europe, et, je vous le demande, les ai-je confinés et emprisonnés ainsi ? je les ai laissés dans leurs palais et sur leurs trônes, il est vrai que j'en porte ici la peine et une peine bien cruelle ; mais jamais, non jamais, je ne me fusse avili jusqu'à ensevelir une tête couronnée dans un sépulcre comme celui-ci. L'Angleterre et Wellington étaient seuls capables de pareille infamie. Au fait, qu'ai-je à m'étonner et à me plaindre, c'est ici une répétition des pontons ; puisque les soldats ont été si horriblement tourmentés, pourquoi le général n'aurait-il pas sa part du martyre ? Mon ponton, mon cachot, mon tombeau, c'est Sainte-Hélène, c'est Longwood, et c'est Wellington qui m'y a jeté ; cela lui fera un grand honneur dans la postérité ; on devrait faire graver ce dernier trait de gloire d'Achille sur le piédestal de sa statue à Hyde-Park.

Ainsi s'exprimait Napoléon sur l'intervention de Wellington dans le choix du lieu de sa captivité ; il y voyait avec justice une persévérance de haine, une prévision de vengeance : certes, quand Wellington envoyait Napoléon a Sainte-Hélène, il savait qu'il n'en reviendrait pas. C'était, en effet, un horrible séjour.

L'habitation de Longwood offrait à peine un abri. C'était bien moins une maison qu'une cabane des plus incommodes. Napoléon y avait une chambre à coucher petite et étroite, au rez-de-chaussée, comme tout son appartement. A côté était un cabinet d'étude, dont il fit plus tard sa chambre à coucher, et une petite antichambre où était placée une baignoire. Le cabinet donnait dans une pièce basse et obscure, qui fut convertie en salle à manger. De celle salle on entrait dans un salon en bois que l'amiral sir Georges Cockburn avait fait construire. Cette pièce était la plus grande, la plus élevée et la plus aérée de toutes ; elle avait trois fenêtres de chaque côté, et un treillage qui conduisait au jardin. C'était, en un mot, la seule pièce passable, et cependant elle devenait inhabitable, lorsque, vers le soir, le soleil, lançant ses rayons avec toute l'ardeur qu'il a sous le tropique, pénétrait les planches goudronnées dont elle était recouverte.

Le reste du bâtiment était occupé par la suite de Napoléon. Autour était un jardin entouré d'une double enceinte de murs. Un des inconvénients de cette habitation était l'immense quantité de rats qui y pullulaient, et qui détruisaient tout ce qu'ils pouvaient atteindre. Les planchers étaient percés de tous côtés par ces animaux. Ils se logeaient entre les planches des cloisons, doubles pour la plupart, et ils y faisaient un bruit insupportable, surtout pendant la nuit.

Napoléon ne cessait de se plaindre de tous les désagréments de cette misérable demeure. Il adressa inutilement ses réclamations à Hudson Lowe, par l'organe de ses officiers. Voici ce qu'il fit écrire un jour, à ce propos, par le comte de Montholon.

J'ai cru convenable, Monsieur le gouverneur, de répondre à la confiance que vous avez bien voulu me témoigner en cette occasion, en ne vous déguisant point la manière dont l'empereur est affecté. Il n'attache que bien peu de prix à tout ce qui concerne le logement, le mobilier, et autres choses de cette nature. Votre gouvernement, avec la meilleure intention, ne peut rien faire qui, sur ce roc, nous empêche de continuer à sentir la privation des objets de première nécessité.

Longwood est la partie la plus malsaine de l'île. Il n'y a ni eau, ni végétation, ni ombre. On n'a jamais pu y former un jardin potager ; la terre y est desséchée par le vent, ce qui fait que cette partie de l'île est inculte et inhabitée. Si l'empereur avait été mis à Plantation-House, où sont de beaux arbres, de l'eau et des jardins, il aurait été aussi bien que cette misérable île le puisse permettre. S'il est dans vos instructions de bâtir, il serait préférable que cela fût dans un endroit où il y eût des arbres, de l'eau et de la végétation. L'idée d'ajouter des ailes au mauvais bâtiment de Longwood aurait toute espèce d'inconvénients. Ce serait augmenter des ruines, et occasionner pendant cinq ou six mois l'importunité des ouvriers. On ne désire à Longwood que des réparations. Depuis deux mois il pleut dans les chambres du comte Las-Cases et du baron Gourgaud, ce qui rend ces chambres très-malsaines. Il devrait y avoir à Longwood un réservoir d'eau, pour servir en cas d'incendie. Les toits sont, en grande partie, de papier goudronné. La moindre étincelle peut brûler la maison. Une grande quantité de linge et d'autres effets ont été détruits par les rats, et cela faute d'armoires ou de commodes. Les livres apportés par la frégate Newcastle, ont été exposés aux mêmes dégâts pendant quinze jours, faute de bibliothèque ou de rayons pour les placer. Le moyen le plus simple de pourvoir à tous ces petits besoins serait, je pense, de s'arranger avec un maître ouvrier pour faire toutes les réparations chaque fois qu'elles deviendraient nécessaires, et avec un tapissier pour veiller aux meubles dont il aurait la garde. Les gens du métier sont les plus propres à tous ces détails.

 

La chambre à coucher de Napoléon n'avait environ que trois mètres et demi de longueur, sur trois de largeur, sa hauteur était de deux mètres et demi. Cet appartement d'étroite dimension, et si peu commode pour un homme qu'une brûlante activité d'esprit obligeait toujours à marcher ou à être debout, ne recevait le jour que par deux petites croisées ouvertes sur l'emplacement destiné au camp du 53e. Une toile de nankin, d'un brun sale, et mal tendue, cachait la nudité des murs de la chambre de Napoléon. Cette dérision de tapisserie était arrêtée sur les bords par une grossière bordure de papier vert. A droite de la cheminée on avait appendu le portrait de Marie-Louise, et celui du jeune Napoléon brodé en or et en soie par sa mère. Celui de l'impératrice Joséphine, peint en miniature, était plus rapproché de la porte. A gauche était le réveil-matin du grand Frédéric, pris à Potzdam ; tout près de cette conquête domestique, Napoléon avait l'habitude d'accrocher sa montre, ornée de son chiffre B et d'un cordon tressé des cheveux de Marie-Louise. Sur la cheminée il n'y avait que le buste en marbre du roi de Rome, au-dessus duquel on avait placé le portrait de Marie-Louise. La pelle, les pincettes et la grille de cette cheminée délabrée commençaient à s'user, et avaient plus d'une fois exercé la patience de Napoléon qui, comme toutes les personnes distraites ou profondément occupées, aimait beaucoup à tisonner. Le lit de camp de fer, où Napoléon avait dormi ou plutôt reposé la veille de ses plus heureuses batailles, était appliqué à un coin à droite de la cheminée. Le plancher était couvert d'un tapis, dont la vétusté ne déparait point la parcimonie qui avait présidé à l'ameublement de cette chambre, où il n'y avait pour s'asseoir que cinq chaises à jour vernissées, et un sofa en calicot blanc. L'excédent de ce tissu avait servi à découper des rideaux écourtés qui flottaient aux deux croisées. La porte de derrière était masquée par un paravent doublé en toile peinte. A gauche de l'entrée se trouvait la bibliothèque de Napoléon, et à quelques pas de sa commode, vieux meuble de rencontre, un petit guéridon sur lequel il jetait ses notes et s'accoudait quelquefois. Au milieu de cette simplicité de meubles et d'ornement, il devait paraître étrange de voir le magnifique lave-main, le bassin et l'aiguière d'or dont se servait chaque jour l'empereur, mais dont l'usage ne lui fut pas laissé avant que, par un incroyable raffinement de petitesse, le misérable Hudson Lowe n'en eut fait disparaître sous son marteau les armes bombées de l'empire.

Tel était l'asile du grand homme qui avait occupé en vainqueur les palais de tous les rois de l'Europe, depuis l'Escurial jusqu'au Kremlin.

Dans sa résignation, il dévorait le chagrin et l'outrage, et ce n'était que rarement, dans ses épanchements intimes, qu'il exhalait ses plaintes contre les bourreaux qui le torturaient à plaisir. Oui, disait-il, allons à Longwood, c'est un sépulcre où l'on m'enterre tout vivant, afin de me tuer plus tôt et plus sûrement. C'est pour m'assassiner qu'on me tient enfermé ici, dans ces épouvantables rochers. Voyez ces arbres maigres, hideux et rabougris, sans cesse battus par les orages et courbés par les vents, ces arbres sans verdure et sans ombre ; voyez ces lieux horribles où l'on a toujours de la pluie et jamais le moindre courant d'eau ; le soleil me brûle le cerveau, le Brouillard me pénètre, le vent aigre et poignant me pique et me déchire : je ne puis rester ici ; je ne suis en ce lieu que pour mourir. Oh ! si on me donnait un peu de verdure et d'eau, de cette douce verdure de France, de ces eaux limpides et jaillissantes de l'Italie, un peu de toute cette belle campagne d'Europe qui ranime et vivifie ; mais non, mon geôlier, mon bourreau ne veut pas. Il veut ma mort, il l'aura ; je ne bougerai pas de cette place et bientôt tout sera fini. — S'il voulait me ressusciter, disait-il d'autres fois, Lowe me placerait à Rosemary-Hall, ou dans la propriété du colonel Smith ; il me donnerait une habitation du côté de Plantation-House.

Mais ces espérances étaient vaines : tout devait rester sur le même pied : les tortures de l'horrible Longwood ne discontinuaient pas, et pourtant elles n'étaient pas légitimées par les instructions données à Hudson Lowe, on va en juger :

Downing-Street, 13 septembre 1816.

Vous observerez que le désir du gouvernement de sa majesté est d'accorder au général Bonaparte tout ce qui peut être compatible avec la sûreté de sa personne. Votre soin continuel doit être d'empêcher qu'il ne puisse trouver aucun moyen de s'échapper, ou de communiquer avec qui que ce soit, excepté par votre canal ; ces points étant assurés, tous les moyens d'amusement ou de distraction propres à réconcilier Bonaparte avec son exil ; peuvent être permis.

 

Quelques semaines après, le secrétaire d'état écrivit, dans le même but :

26 octobre 1816.

A l'égard du général Bonaparte, je crois inutile de vous donner de plus amples instructions ; je suis persuadé que votre propre penchant vous portera à prévenir les désirs de son altesse royale le prince régent, et à avoir de l'indulgence pour les effets qu'un changement si subit ne peut manquer de produire sur une personne d'un caractère aussi irritable. Toutefois, vous ne souffrirez pas que votre générosité envers lui change rien aux règlements qui ont été établis pour prévenir sa fuite, ou que vous pourriez à l'avenir juger nécessaires pour la plus grande sûreté de sa personne.

 

Certes, c'était une tâche difficile que de tenir étroitement prisonnier l'homme peut-être le plus impatient du joug, et en même temps de le traiter avec une bienveillante délicatesse qui lui déguisât à lui-même sa position. Hudson Lowe ne se soucia pas de la remplir, sous le seul point de vue qui pût la rendre honorable ; loin de là, par esprit de vanité et de maligne tyrannie, il s'appliqua à plaisir à dépasser les bornes de ses pouvoirs et de sa responsabilité.

L'amiral Cockburn avait réglé d'une manière suffisante et convenable les devoirs et les droits respectifs des Français et des habitants ; il avait prévu tous les inconvénients, paré à toutes les difficultés : Hudson Lowe annula le règlement de l'amiral, et en publia un autre, en vingt-cinq articles, où se trouvent rassemblées toutes les mesures vexatoires, toutes les précautions méticuleuses et tyranniques, toutes les exigences fiscales que la haine et la cupidité peuvent suggérer ; là était écrite cette étrange prescription : Les commandants de vaisseaux, porteurs de journaux contenant des nouvelles récentes ou dignes d'intérêt, sont requis de les remettre à la personne chargée de leur communiquer le présent règlement, pour en être pris connaissance par le gouverneur, qui les leur fera rendre soigneusement.

Déjà dans une première proclamation, en date du 12 mai 1816, Hudson Lowe avait défendu à qui que ce fût de recevoir ou de porter aucune lettre ou message du général Bonaparte, des officiers de sa suite, de leurs femmes, ou domestiques, quelle que fût la nature de ces lettres ou messages, ni de leur en remettre aucun, sous peine d'être immédiatement arrêté et puni.

Napoléon s'éleva contre ces mesures arbitraires ; pour toute réponse, Lowe redoubla ses rigueurs. Le 28 juin, il publia une autre proclamation dans laquelle il fit savoir, qu'en vertu de deux actes du parlement, la peine capitale serait infligée à quiconque, soit directement, soit indirectement, aiderait à l'évasion de Bonaparte :

Quiconque, était-il dit dans celte pièce, enfreindra les règlements relatifs à sa détention, ou entretiendra quelque correspondance ou communication avec lui, les individus de sa suite, ou attachés à son service, qui sont, de leur propre consentement, soumis aux mêmes restrictions que lui, ou en recevra, ou remettra soit à lui, soit à eux, des lettres ou communications sans l'autorisation expresse du gouverneur, ou de l'officier commandant en l'île à l'époque présente, donnée par écrit et revêtue de sa signature, tout infracteur desdits règlements sera considéré comme ayant agi contre le vœu et le but direct des actes du parlement susmentionnés, et sera poursuivi en conséquence. Si par suite de l'infraction des règlements portés pour assurer sa détention, ou par l'effet de toute correspondance ou communication, soit avec lui, les personnes de sa suite, ou celles attachées à son service, ledit Napoléon Bonaparte réussissait à s'échapper, tout individu qui, après la présente proclamation, aura été l'auteur de l'infraction, correspondance ou communication, sera considéré comme ayant volontairement favorisé et aidé son évasion, et puni avec toute la rigueur de la loi.

Quiconque aurait connaissance d'une tentative au moyen d'une délivrance ou d'une évasion, et n'en instruirait pas immédiatement le gouverneur ou l'officier commandant à l'époque, ou ne ferait pas tous ses efforts pour en empêcher l'exécution, sera censé fauteur et complice de ladite délivrance ou évasion, et jugé conformément aux lois.

Tout individu qui recevra des lettres ou communications pour ledit Napoléon Bonaparte, les personnes de sa suite ou qui sont à son service, et qui ne les remettra pas, ou ne les fera pas connaître sur-le-champ au gouverneur ou à l'officier commandant à l'époque, ou qui fournira audit Napoléon Bonaparte, aux gens de sa suite ou à son service, de l'argent ou autres moyens quelconques par lesquels son évasion pourrait s'effectuer, sera également regardé comme y ayant participé, et poursuivi en conséquence.

Toutes les lettres ou communications reçues par ledit Napoléon, les individus de sa suite ou à son service, ou qui en viendront, soit cachetées, soit ouvertes, devront être transmises sans délai au gouverneur dans le même état qu'elles auront été reçues.

 

En faisant remettre cette pièce aux captifs de Longwood, Hudson écrivit la lettre suivante au général Bertrand :

Monsieur, je ne dois pas oublier de mentionner que, comme toute correspondance et communication avec les personnes qui résident à Longwood, si elles n'ont lieu à ma connaissance et avec ma sanction, sont positivement interdites par les instructions que j'ai reçues et publiées, l'emploi de tout individu quelconque pour porter des communications, soit écrites, soit verbales, excepté celles qui me sont adressées ou que l'on me fait connaître au moyen de l'officier d'ordonnance à Longwood, peut avoir les plus sérieuses conséquences pour ceux qui en seraient les instruments ou les porteurs : j'espère que ces considérations, avec celles que j'ai déjà présentées, vous empêcheront de faire usage, à l'avenir, de tout autre canal que de celui très-simple et très-sûr que je vous ai indiqué, et dont je ne puis prendre sur moi de souffrir aucune déviation.

J'ai l'honneur, etc.

H. LOWE, gouverneur.

 

Le général se contenta de lui faire cette courte réponse :

Monsieur le gouverneur, dans votre lettre, vous parlez de communications verbales : ce n'est pas intelligible, si cela s'applique aux personnes de l'île avec lesquelles nous devons parler, puisque nous les voyons et les rencontrons. Mais l'âme et l'esprit sont hors de l'atteinte de la justice.

J'ai l'honneur, etc.

Le comte BERTRAND.

 

Mais Hudson Lowe était insatiable en fait de persécutions, il voulait que les Français ne pussent parler à âme qui vive. Il exigeait qu'on s'éloignât d'eux comme s'ils étaient infectés d'une contagion mortelle, et, pour atteindre ce but, il signifia ses prohibitions dans toute l'étendue de l'île :

Attendu, disait-il, qu'il a été constaté qu'on avait remis un présent à un habitant de cette île, au nom et de la part d'un des étrangers détenus à Longwood, présent qui fut rendu bientôt après, parce que la personne à qui il avait été remis s'était aperçue que l'accepter, à l'insu et sans l'autorisation du gouverneur, c'eût été violer les proclamations en vigueur, le gouverneur croit qu'il est utile, pour assurer l'exécution des susdites proclamations — par rapport aussi à l'injonction générale contenue dans l'ordonnance datée du 16 avril 1816 —, d'informer le public, et avis est donné publiquement à tous les officiers, habitants et autres individus quelconques, résidant ou arrivant dans cette île, qu'il leur est non-seulement défendu — comme il l'a été par la proclamation du 15 octobre 1815, laquelle interdit toute correspondance ou communication avec les étrangers ici détenus, à l'exception des personnes seules qui pourraient être légalement autorisées par lui, et comme il l'a été encore par l'avis public du 11 mai, et par la proclamation du 28 juin 1816 —, de recevoir des étrangers détenus, ou de leur remettre aucune communication quelconque, ou de s'en rendre intermédiaire, sans son autorisation expresse ; mais encore que, si des communications non autorisées ont lieu, ou peuvent avoir lieu, ou s'il est fait des tentatives à cet effet, il est enjoint à quiconque en aura connaissance d'en informer sur-le champ le gouverneur, ou l'autorité civile ou militaire la plus voisine, si le cas l'exige, afin que l'on puisse prendre à cet égard toutes les mesures nécessaires, sous peine d'être considéré comme complice de l'infraction, et d'en être, par conséquent, tenu responsable.

Donné au château de James-Town, le 16 mai 1818.

HUDSON LOWE.

 

Ainsi Hudson Lowe employait tous les moyens pour empêcher les Français de communiquer avec qui que ce fût ; il voulait les parquer, les emprisonner, et convertir leur détestable demeure en un tombeau où ils fussent ensevelis à tout jamais.

Napoléon s'irritait parfois de tant de honteuses entraves ; mais le plus souvent il se contentait de parler avec un profond mépris, et de ces mesures, et de celui qui les ordonnait. Ce gouverneur, disait-il, est un véritable imbécile, un vero imbecille. N'a-t-il pas la niaise et atroce prétention de nous renfermer ici sans vouloir nous laisser de communication avec tout ce qui n'est pas prisonnier. Il nous séquestre du monde entier, il nous condamne au silence et à l'isolement de la mort. Que n'achève-t-il plus tôt sa besogne. Un bourreau et un linceul, et que ce soit fini de celui qui les tourmente tant. Ah ! mes pauvres amis, vous qui m'avez suivi dans mes malheurs et dans mon exil, qui avez tout quitté et abandonné, combien vous souffrez pour l'amour de moi ; mais aussi songez que vous acquérez ici une renommée immortelle, et que cette consolante idée vous rende ces peines supportables. Moi je ne puis rien faire pour vous que vous lier à jamais à mon nom et vous mener avec moi à la postérité.

Cependant la santé de Napoléon s'altérait de jour en jour ; ses amis, dans leur sollicitude, le pressaient en vain de prendre de l'exercice, lui disant qu'il ne pouvait sans cela espérer de rétablir ses forces délabrées ; mais trop de tourments l'ulcéraient. A leurs prières, il répondait en énumérant ses chagrins, ses privations et tous les tourments d'humiliation qu'il souffrait en sa captivité, et qui la lui rendaient dure par-dessus tout.

Mon geôlier sait bien, leur dit-il un jour qu'ils le sollicitaient plus vivement, il sait bien que j'ai absolument besoin d'exercice. Le mouvement est nécessaire à mon corps comme il l'est à mon esprit ; il m'a été nécessaire depuis que j'existe, et il le sera tant que durera cette misérable machine. De l'exercice d'esprit, j'en prends presque tous les jours', tant en écrivant qu'en discutant et devisant sur mes actions passées, sur la politique et sur mes guerres. Je donnerais bien à mon corps l'exercice dont il a besoin ; je le lui donnerais même dans cette île ; mais il faudrait que je n'eusse pas ce boia et ses valets continuellement présents à mon esprit et à ma vue. Non, jamais je ne me mettrai dans le cas d'être insulté par ses sentinelles, ou de recevoir une fusillade, si par hasard je m'écartais du grand chemin qui m'est désigné pour mes courses. Aussi je ne sortirai d'ici que mort.

Je vous le demande : puis-je m'exposer sottement à être arrêté et insulté par ses soldats ? Jugez donc du bel effet que produirait une pareille aventure ! Le beau sujet de broder une histoire comique à Londres ; de faire rire John-Bull aux dépens du pauvre empereur des Français, du malheureux dominateur de l'Europe, réduit à se débattre contre une recrue. On en ferait, n'en doutez point, une caricature en forme, et les badauds de la Tamise s'extasieraient en la voyant placardée contre les carreaux de leurs marchands d'estampes ; et puis mes ennemis, comme ils s'en délecteraient ! En vérité, il ne manquerait que cela à mes humiliations. Le général Bonaparte arrêté à la porte de sa prison par une sentinelle qui lui met la baïonnette sur la poitrine ! ce serait admirable. Mais les Anglais n'auront pas ce plaisir. Non, tant que les choses ne seront pas remises en l'état où elles étaient au commencement de mon séjour dans cette île maudite, je ne bougerai de place, pas plus qu'un reclus de monastère.

Les restrictions de cette nature imposées sur le moral d'un homme tel que moi produisent le même effet que l'emprisonnement, les fers et les chaînes mis aux pieds des forçats de Rochefort et de Toulon. On impose aux voleurs, à la canaglia, aux galériens, des restrictions physiques ; mais aux gens éclairés, on impose des restrictions morales. Et, au fait, y aurait-il un petit lieutenant de ce régiment campé là devant mes yeux, qui voulût sortir ; s'il était assujetti aux mêmes entraves que moi ?

Quel inconvénient résultait donc de mes promenades à cheval ? Craignait-on qu'un beau jour je ne m'enlevasse au-delà des mers, monté sur mon hippogriffe ? Mais, je le vois bien, et l'univers entier le verra comme moi, les intentions de Lowe sont de m'imposer des peines et des humiliations tellement intolérables, que je sois obligé de m'emprisonner moi-même, à moins de vouloir dégrader mon caractère et de me rendre un objet de mépris aux yeux du monde. On veut m'occasionner par là une maladie qui, pour un corps affaibli et pour une âme souffrante, doit être mortelle ; et ainsi ils espèrent me faire mourir dans une longue agonie, dans une agonie assez prolongée pour avoir l'air d'être une œuvre de la nature. C'est leur plan, leur projet. Pourquoi pas ? n'est-ce pas là une manière d'assassiner tout aussi sûre que si on employait le pistolet ou le poignard ?

 

Lorsque Lord Amherst visita Napoléon, celui-ci dit : Mylord, voudriez-vous sortir, si on vous imposait la loi de ne parler à aucune des personnes que vous rencontreriez, ou de ne pouvoir leur dire : — Bonjour, comment vous portez-vous ? à moins que cela n'eût lieu en présence d'un officier ? Voudriez-vous sortir, à condition de ne vous écarter ni à droite ni à gauche de la route ? Voudriez-vous sortir sous l'obligation de rentrer à six heures du soir, ou bien de courir le risque d'être arrêté par les sentinelles qui sont au poste ? — Non, certes, répondit l'ambassadeur ; je ferais comme vous, je resterais dans ma chambre.

Ainsi le dominateur du monde était, suivant son expression, assassiné à coups d'épingles par son atroce geôlier. Chaque jour de misérables difficultés s'élevaient entre cette bête féroce et les Français ; il lui prit fantaisie de leur rationner les vivres. Cette fois Napoléon ne put contenir l'expression de sa méprisante indignation : N'est-ce pas, s'écria-t-il, une atroce et infâme barbarie que d'en venir jusqu'à compter les morceaux de pain qu'on me jette dans mon cachot. Eh bien, je me le fournirai ce pain. Ils m'ont enlevé mes trésors, qu'ils me les rendent, qu'ils fassent dégorger ces misérables qui se sont enrichis de mes dépouilles ! et dans tous les cas, je trouverai bien encore quelque âme généreuse en Europe pour venir à mon secours ! il y a là-bas plus d'un vieux soldat qui partagera sa ration avec moi. Mais non, ils ne veulent pas — ils m'ont forcé de descendre à d'ignobles et pitoyables détails qui jamais n'eussent dû entrer dans mon esprit ; ils m'ont fait m'occuper de légumes et d'office, comme Charlemagne qui tenait le registre des dépenses et des recettes de ses jardins potagers et de ses fermes —. Ce geôlier lésineux n'a-t-il pas eu la basse vilainie de venir compter avec moi jusqu'au sel blanc et au sel gris que l'on a employé dans ma cuisine ? N'a-t-il pas eu l'atroce impudence de me mesurer une ration de vin, comme on ferait au dernier des soldats ? Pourquoi donc, si le gouvernement anglais craint de ruiner sa nation en me donnant quelques livres de viande de plus, pourquoi n'accepte-t-il pas l'offre que l'Autriche et la Russie ont faite de me nourrir ? oui, de me nourrir ! car je suis réduit à l'aumône, je suis ici un pauvre soldat mendiant, mendiant comme mes vieux soldats qui mendient en Europe, qui demandent pour prix de leur sang un peu de pain à ceux qui m'ont succédé, et on le leur refuse, Je souffrirai donc, je souffrirai comme eux. Lorsqu'en Egypte ils mouraient de faim, de soif et de fatigue, n'allai-je pas comme eux à pieds dans les sables dévorants ; enlevai-je jamais à aucun d'eux le bienfait d'une goutte d'eau ? Eh bien ! maintenant qu'ils portent la peine de leur gloire, je veux la porter comme eux. Que l'Angleterre me fasse mourir ici de faim et de misère ; c'est sur elle, sur les gouvernements qui me font subir un si long et si douloureux martyre, que doit retomber l'ignominie.

Il semble qu'il y ait eu dans le grand caractère de Napoléon, dans ses idées gigantesques, dans la magique souvenance de ses hauts faits, dans son langage vif, coloré et énergique, enfin, dans les plus minutieux détails de sa vie, une sorte de puissance surnaturelle et merveilleuse qui pénétrait les âmes. Une atmosphère d'enthousiasme l'enveloppait, et tout ce qui l'approchait était entraîné par son ascendant. C'était presque le dévouement religieux que Napoléon inspirait aux siens ; c'était des hauteurs de la gloire qu'il apparaissait sans cesse rayonnant à leurs yeux. Aussi combien de braves lui sacrifièrent sans hésiter leur sang et leur vie, poussés seulement par ce sentiment d'adoration que son nom inspirait. Sous les yeux de leur empereur, nos soldats couraient à la mort comme à une fête.

Son intolérable despotisme, son génie remuant, son ardente ambition, ses guerres continuelles, sa tyrannie militaire, tout cela ne put désenchanter la foule : même après la chute de l'empereur, elle ne put s'empêcher de voir l'auréole entourer le front du grand homme. Le retentissement de sa voix continuait de frapper le monde, alors même que cette voix ne partait plus du trône et qu'elle avait cessé de proférer des paroles de commandement. La France s'enorgueillit de Napoléon, même au jour où elle eut sondé l'effrayante profondeur de l'abîme où son despotisme et ses guerres l'avaient jetée.

Si l'esprit des peuples était resté, malgré tout, imprégné de ces sentiments de vénération et d'enthousiasme ; si les soldats de toutes les nations et de toutes les contrées inclinaient respectueusement devant l'image du grand empereur leur front sillonné par le feu des batailles, que l'on juge de la force et de la tenace énergie qu'avaient acquis ces sentiments dans l'âme, dans le cœur des Français, qui pour le suivre dans son exil, avaient sacrifié à leurs sermons et à leur amour les affections de la terre natale, les jouissances de l'Europe et tontes les espérances de leur fortuné politique. Aussi poussaient-ils leur respect et leur attachement pour Napoléon jusqu'à l'idolâtrie. M. de Las-Cases, dans un entretien avec Hudson Lowe, exprimait avec énergie la pensée de ses compagnons ; l'Anglais contestait à Napoléon le litre de souverain ; Que parlez-vous d'idées de souveraineté, monsieur le gouverneur, répondit Las-Cases, c'est bien plus encore de notre part, c'est du culte. Oui, c'est un culte que nous professions pour Napoléon. Nous faisons mieux que l'honorer comme notre empereur, comme notre maître et seigneur en cette terre ; l'empereur, à nos yeux et dans nos sentiments, n'est plus de ce monde. Nous le voyons dans les nuées, dans le firmament, dans le ciel ; et quand vous nous laissez des choix en opposition avec sa gloire, avec son honneur, avec notre fidélité, c'est le choix des martyrs auxquels on disait : renoncez à votre culte, ou mourez. Hé bien, nous ici, nous n'avons qu'à mourir ; nous mourrons, s'il le faut, pour Napoléon. Tels étaient les sentiments de toutes les personnes attachées au service de l'illustre exilé. Nul doute que, si on eût voulu se porter à quelque attentat contre sa vie, tous lui eussent volontiers fait un rempart de leurs corps.

L'existence de Napoléon à Sainte-Hélène était des plus tristes et des plus monotones ; sauf les nouvelles tortures qu'imaginait le geôlier, le lendemain ressemblait à là veille. Napoléon avait pris alors, malgré iui, des habitudes assez régulières. L'heure de son lever était la seule qui ne fût pas fixe. Comme, en général, son sommeil était agité et interrompu par de longues insomnies, tantôt il se levait à trois heures, poussé hors de son lit par le chagrin, les soucis et les dévorants ennuis de ses veilles ; tantôt il restait couché jusqu'à sept heures ; mais rarement plus tard. Lorsqu'il se levait dans la nuit, il se mettait à lire ou à écrire jusqu'à six ou sept heures ; alors, si le temps était beau, il montait à cheval et allait se promener, suivi de quelques - uns de ses officiers, ou bien il se recouchait pour quelques heures ; mais alors il fallait qu'on fît dans sa chambre une obscurité complète, qu'on bouchât soigneusement toutes les fissures des fenêtres ; la moindre clarté, le plus petit rayon de lumière lui étaient importuns. Quand il était malade, son valet de chambre, Marchand, tâchait de l'endormir en lui faisant la lecture. Il déjeunait tantôt seul, dans sa chambre, et alors on lui servait son déjeuner entre neuf et dix heures ; tantôt avec ses officiers, et, dans ce cas, on servait à Onze heures : c'était toujours un déjeuner à la fourchette.

Après son repas, il se mettait ordinairement à dicter à MM. Montholon, Bertrand, Gourgaud ou Las-Cases ; et cette occupation le tenait jusqu'à trois heures ; moment où il recevait les visites des personnes qui avaient obtenu la permission de se présenter. La réception durait jusqu'à quatre heures ; alors il montait à cheval ou en calèche, et il se promenait pendant une heure ou deux avec toute sa suite. A son retour, il dictait ou lisait jusqu'à huit heures ; quelquefois il faisait une partie d'échecs.

Le diner était ensuite servi ; rarement il durait plus de vingt minutes ou d'une demi-heure. Napoléon mangeait fort vite, mais, comme toutes les personnes qui ont beaucoup d'appétit, il avait toujours été sobre ; parfois il parlait de cette sobriété, qu'il comparait gaîment au raffinement gastronomique de certains souverains. Il n'aimait que les mets simples et peu épicés : ses deux plats favoris étaient un gigot de mouton rôti sans ail et des côtelettes de mouton. Il ne buvait jamais plus d'une demi-bouteille de vin de Chambertin, encore le mêlait-il avec une forte quantité d'eau. Comme on lui parlait des maladies de foie ; communes dans l'île, et qu'il en demandait la cause, on lui dit que c'était à l'abus des spiritueux qu'elles devaient surtout être attribuées. En ce cas, répondit-il, je ne crains rien. Un des reproches qu'il adressait ordinairement aux Anglais, c'était de trop aimer à boire ; il ne concevait pas qu'ils ne pussent pas terminer un diner sans s'enivrer. Eh bien ! combien de bouteilles ? disait-il toujours à son médecin, lorsqu'il était arrivé à celui-ci d'avoir assisté à un repas en compagnie de ses compatriotes. Vos Anglais, lui répétait-il souvent, laissent les plus belles femmes pour un pot de porter, pour une bouteille de vin d'Espagne, ou de France. Nos Français ne sont point ainsi ; la gloire, l'amour et le patriotisme se partagent leurs affections.

Après son diner, il prenait une très-petite tasse de café ; alors les domestiques se retiraient et il se renfermait dans son intérieur avec ses amis. Quelquefois il faisait la conversation avec mesdames Montholon et Bertrand et les personnes de sa suite ; mais le plus souvent il allait à la comédie, comme il disait lui-même, c'est-à-dire qu'il se faisait apporter un volume de quelque auteur dramatique, et il lisait tout haut pendant une heure ; puis il congédiait tout le monde, et se retirait, vers les dix ou onze heures, dans sa chambre à coucher.

Les tragédies de Corneille étaient la lecture favorite de Napoléon : il admirait ce grand poète par-dessus tous les auteurs français. Souvent il le louait avec enthousiasme : C'est à Corneille, disait-il, que la France fut redevable de quelques-unes des plus belles et plus glorieuses actions qui honorent les derniers temps de son histoire. J'ai remarqué cette influence des nobles et patriotiques sentiments si poétiquement et si énergiquement mis en action par Corneille. Si Corneille eût vécu de mon temps, s'écriait-il un jour en s'arrêtant sur le sublime qu'il mourût des Horaces, je l'aurais fait prince.

Napoléon donnait tous les matins le plus grand soin à sa toilette. Après s'être rasé, lavé la figure et les dents, il se jetait de l'eau de Cologne sur le corps et se faisait masser avec une brosse à chair, tenant cette habitude pour excellente et très-favorable à la santé.

Son costume était presque invariablement le même. Il portait une culotte de Casimir noir ou do nankin brun, un gilet blanc, des bas de soie, des souliers à boucles d'or, le frac vert de la petite tenue des guides ou chasseurs à cheval de la garde impériale, un col noir, et le petit chapeau à trois cornes avec une cocarde tricolore. Lorsqu'il recevait, il portait toujours le cordon et la grande croix de la Légion-d'Honneur : c'est bien le moins, disait-il à ce propos, que celui qui a institué cet ordre de chevalerie, illustré par de si glorieuses actions, en porte lui-même les insignes.

Lorsqu'il avait passé son habit, il prenait son mouchoir parfumé d'eau de Cologne, une petite bonbonnière et sa tabatière.

Napoléon avait pris en si grande affection l'uniforme des guides, qu'il ne pouvait se décider à porter un habit d'une autre couleur. Un jour Santini lui annonça que son habit de prédilection n'était plus mettable, et qu'il y avait nécessité de le remplacer. On fit chercher du drap vert chez tous les marchands de James-Town il ne s'en trouva pas, Santini proposa alors à l'empereur de lui retourner son habit. — Eh bien retournez-le, lui répondit-il, je ferai en sorte qu'il aille jusqu'à la fin.

Accablé chaque jour de nouveaux tourments, Napoléon se résolut enfin à porter ses plaintes au ministère anglais ; voici la note qu'il fit tenir à l'amiral Cockburn.

L'empereur désire, par le retour du prochain vaisseau, avoir des nouvelles de sa femme et de son fils, et savoir si ce dernier vit encore. Il profite de cette occasion pour réitérer et transmettre au gouvernement anglais les protestations qu'il a faites contre les étranges mesures qui ont été adoptées contre lui.

1° Le gouvernement l'a déclaré prisonnier de guerre. L'empereur n'est point prisonnier de guerre. Sa lettre au prince régent, écrite et communiquée au capitaine Maitland, avant de passer à bord du Bellérophon, prouve suffisamment au monde entier les dispositions et la confiance qui le conduisirent librement sous le pavillon anglais.

Il était au pouvoir de l'empereur de ne quitter la France que pour des stipulations qui auraient décidé de tout ce qui était relatif à sa personne ; mais il dédaigna de mêler ses intérêts personnels aux grands intérêts dont son esprit avait été constamment occupé. Il aurait pu se mettre à la disposition de l'empereur Alexandre, qui avait été son ami, ou de l'empereur François, qui est son beau-père ; mais, dans la confiance qu'il avait en la nation anglaise, il ne voulut d'autre protection que ses lois, et, renonçant aux affaires publiques, il ne chercha d'autre pays que celui qui était gouverné par des lofe fixes, indépendantes de la volonté des individus.

2° Si l'empereur avait été prisonnier de guerre, les droits des nations civilisées, sur un prisonnier de guerre, sont limités par le droit des gens, et finissent d'ailleurs avec la guerre elle-même.

3° Le gouvernement anglais considérant l'empereur, même arbitrairement, comme prisonnier de guerre, son droit sur lui était limité par le droit public, ou bien, comme il n'y avait pas de cartel entre les deux nations dans la guerre présente, il pouvait suivre envers lui les principes des sauvages qui mettent à mort leurs prisonniers. Ce droit aurait été plus humain, plus conforme à la justice, que de le transporter sur ce roc affreux. La mort qu'on aurait pu lui donner à bord du Bellérophon, dans la rade de Plymouth, aurait été comparativement un bienfait.

Nous avons voyagé dans les pays les plus misérables de l'Europe : aucun d'eux ne peut se comparer avec ce roc aride, dépourvu de tout ce qui peut rendre la vie supportable. Il est fait pour renouveler à tout moment les angoisses de la mort. Les premiers principes de la morale chrétienne, et ce grand devoir imposé à l'homme de remplir sa destinée, quelle qu'elle soit, peuvent seuls l'empêcher ici de terminer, de sa propre main, une si horrible existence. L'empereur met sa gloire à continuer à lui être supérieur. Mais, si le gouvernement anglais persiste dans ses actes d'injustice et de violence, il regardera comme un bienfait l'ordre de le mettre à mort.

 

Cette note était signée par le comte Bertrand. Déjà le 23 août 1816, le comte Montholon avait écrit à Hudson Lowe :

Monsieur le général, j'ai reçu le traité du 2 août 1815, conclu entre Sa Majesté britannique, l'empereur d'Autriche, l'empereur de Russie, et le roi de Prusse, qui était joint à votre lettre du 25 juillet.

L'empereur Napoléon proteste contre le contenu de ce traité ; il n'est point prisonnier de l'Angleterre. Après avoir abdiqué entre les mains des représentants de la nation, au profit de la constitution adoptée par le peuple français, et en faveur de son fils, il s'est rendu volontairement et librement en Angleterre, pour y vivre en particulier, dans la retraite, sous la protection des lois britanniques. La violation de toutes les lois ne peut pas constituer un droit de fait. La personne de l'empereur Napoléon se trouve au pouvoir de l'Angleterre ; mais, de fait ni de droit, il n'a été ni n'est au pouvoir de l'Autriche, de la Russie et de la Prusse, même selon les lois et les coutumes de l'Angleterre, qui n'a jamais fait entrer, dans la balance des prisonniers, les Russes, les Autrichiens, les Prussiens, les Espagnols, les Portugais, quoique unie à ces puissances par des traités d'alliance, et faisant la guerre conjointement avec elles.

La convention du 2 août, faite quinze jours après que l'empereur Napoléon était en Angleterre, ne peut avoir en droit, aucun effet ; elle n'offre que le spectacle de la coalition des quatre plus grandes puissances de l'Europe, pour l'oppression d'un seul homme, coalition que désavouent l'opinion de tous les peuples, comme tous les principes de la saine morale.

Les empereurs d'Autriche et de Russie, et le roi de Prusse, n'ayant, de fait ni de droit, aucune action sur la personne de l'empereur Napoléon, ils n'ont pu rien statuer relativement à lui.

Si l'empereur Napoléon eût été au pouvoir de l'empereur d'Autriche, ce prince se fût souvenu des rapports que la religion et la nature ont mis entre un père et un fils, rapports qu'on ne viole jamais impunément.

Il se fût ressouvenu que quatre fois Napoléon lui a restitué son trône : à Leoben, en 1799, et à Lunéville, en 1804, lorsque ses armées étaient sous les murs de Vienne ; à Presbourg, en 1806, et à Vienne, en 1809, lorsque ses armées étaient maîtresses de la capitale et des trois quarts de la monarchie. Ce prince se fût ressouvenu des protestations qu'il lui fit au bivouac de Moravie, en 1806, et à l'entrevue de Dresde, en 1812.

Si la personne de l'empereur Napoléon eût été au pouvoir de l'empereur Alexandre, il se fût ressouvenu des liens d'amitié contractés à Tilsitt, à Erfurt, et pendant douze ans d'un commerce journalier.

Il se fût ressouvenu de la conduite de l'empereur Napoléon le lendemain de la bataille d'Austerlitz, où, pouvant le faire prisonnier avec les débris de son armée, il se contenta de sa parole, et lui laissa opérer sa retraite. Il se fût ressouvenu des dangers que, personnellement, l'empereur Napoléon a bravés pour éteindre l'incendie de Moscow, et lui conserver cette capitale. Certes, ce prince n'eût pas violé les droits de l'amitié et de la reconnaissance envers un ennemi dans le malheur.

Si la personne de l'empereur Napoléon eût été même au pouvoir du roi de Prusse, ce souverain n'eût pas oublié qu'il a dépendu de l'empereur, après la bataille de Friedland, de placer un autre prince sur le trône de Berlin. Il n'eût point oublié, devant un ennemi désarmé, les protestations de dévouement et les sentiments qu'il lui témoigna en 1812, aux entrevues de Dresde.

Aussi voit-on, par les articles 2 et 5 dudit traité du 2 août que, ne pouvant influer en rien sur le sort de la personne de l'empereur Napoléon, qui n'est pas en leur pouvoir, ces princes s'en rapportent à ce que fera là-dessus Sa Majesté Britannique, qui se charge de remplir toutes les obligations. Ces princes ont reproché à l'empereur Napoléon d'avoir préféré la protection des lois anglaises à la leur. Les fausses idées que l'empereur Napoléon avait de la libéralité des lois anglaises, et de l'influence de l'opinion d'un peuple grand, généreux et libre, sur son gouvernement, l'ont décidé à préférer la protection de ses lois à celles de son beau-père ou de son ancien ami. L'empereur Napoléon a toujours été le maître de faire assurer ce qui lui était personnel, par un traité diplomatique, soit en se remettant à la tête de l'armée de la Loire, soit en se mettant à la tête de l'armée de la Gironde que commandait le général Clausel. Mais ne cherchant désormais que la retraite et la protection des lois d'une nation libre, soit anglaise, soit américaine, toutes stipulations lui ont paru inutiles. Il a cru le peuple anglais plus lié par sa démarche franche, noble, et pleine de confiance, qu'il ne l'eût pu être par les traités les plus solennels. Il s'est trompé ; mais cette erreur fera à jamais rougir les vrais Bretons ; et, dans la génération actuelle, comme dans les générations futures, elle sera une preuve de la déloyauté de l'administration anglaise.

Des commissaires autrichiens et russes sont arrivés à Sainte-Hélène. Si leur mission a pour but de remplir une partie des devoirs que les empereurs d'Autriche et de Russie ont contractés par le traité du 2 août, et de veillera ce que les agents anglais, dans une petite colonie au milieu de l'Océan, ne manquent pas aux égards dus à un prince lié avec eux par les liens de parenté et par tant d'autres rapports, on reconnaît, dans cette démarche, des marques du caractère de ces deux souverains ; mais vous avez, monsieur, assuré que ces commissaires n'avaient ni le droit ni le pouvoir d'avoir aucune opinion de ce qui peut se passer sur ce rocher.

Le ministère anglais a fait transporter l'empereur à Sainte-Hélène, à deux mille lieues de l'Europe. Ce rocher, situé sous le tropique, à cent lieues de tout continent, est soumis à la chaleur dévorante de cette latitude ; il est couvert de nuages et de brouillards les trois quarts de l'année ; c'est à la fois le pays le plus sec et le plus humide du monde ; ce climat est le plus contraire à la santé de l'empereur. C'est la haine qui a présidé au choix de ce séjour, comme aux instructions données par le ministère anglais aux officiers commandant dans ce pays.

On leur a ordonné d'appeler l'empereur Napoléon général, voulant l'obliger de reconnaître qu'il n'a jamais régné en France, ce qui l'a décidé à ne pas prendre un nom d'incognito, comme il y était résolu en sortant de France. Premier magistrat à vie de la république, sous le titre de premier consul, il a conclu les préliminaires de Londres et le traité d'Amiens avec le roi de la Grande-Bretagne ; il a reçu pour ambassadeurs, lord Cornwallis, M. Merry, lord Whitwoorth, qui ont séjourné en cette qualité à sa cour. Il a accrédité, auprès du roi d'Angleterre, le comte Otto et le général Andréossy, qui ont résidé comme ambassadeurs à la cour de Windsor. Lorsque, après un échange de lettres entre les ministres des affaires étrangères des deux monarchies, lord Lauderdale vint à Paris, muni des pleins-pouvoirs du roi d'Angleterre, il traita avec les plénipotentiaires munis des pleins-pouvoirs de l'empereur Napoléon, et séjourna' plusieurs mois à la cour des Tuileries. Lorsque depuis, à Châtillon, lord Castlereagh signa l'ultimatum que les puissances alliées présentèrent aux plénipotentiaires de l'empereur Napoléon, il reconnut par là la quatrième dynastie.

Cet ultimatum était plus avantageux que le traité de Paris ; mais on exigeait que la France renonçât à la Belgique et à la rive gauche du Rhin, ce qui était contraire aux propositions de Francfort et aux proclamations des puissances alliées ; ce qui était contraire au serment par lequel, à son sacre, l'empereur avait juré l'intégrité de l'empire. L'empereur pensait alors que les limites naturelles étaient nécessaires à la garantie de la France, comme à l'équilibre de l'Europe ; il pensait que la nation française, dans les circonstances où elle se trouvait, devait plutôt courir toutes les chances de la guerre que de s'en départir.

La France eût obtenu cette intégrité, et, avec elle, conservé son honneur, si la trahison n'était venue au secours des alliés.

Le traité du 2 août, l'acte du parlement britannique, appellent l'empereur Napoléon Bonaparte, et ne lui donnent pas le titre de général. Le titre de général Bonaparte est sans doute éminemment glorieux : l'empereur le portait à Lodi, à Castiglione, à Rivoli, à Arcole, à Leoben, aux Pyramides, à Aboukir ; mais depuis dix-sept ans, il a porté celui de premier consul et d'empereur ; ne le nommer maintenant que général, ce serait convenir qu'il n'a été ni premier magistrat de la république, ni souverain de la quatrième dynastie. Ceux qui pensent que les nations sont des troupeaux qui, de droit divin, appartiennent à quelques familles, ne sont ni du siècle, ni même dans l'esprit de la législature anglaise, qui changea plusieurs fois l'ordre de sa dynastie, parce que de grands changements survenus dans les opinions auxquelles n'avaient pas participé les princes régnants, les avaient rendus ennemis du bonheur et de la grande majorité de cette nation ; car les rois ne sont que des magistrats héréditaires qui n'existent que pour le bonheur des nations, et non les nations pour la satisfaction des rois.

C'est le même esprit de haine qui a ordonné que l'empereur Napoléon ne pût écrire ni recevoir aucune lettre sans qu'elle fût ouverte et lue par les ministres anglais et les officiers de Sainte-Hélène.

On lui a par là interdit la possibilité de recevoir des nouvelles de sa mère, de sa femme, de son fils, de ses frères ; et lorsque, voulant se soustraire aux inconvénients de voir ses lettres lues par des officiers subalternes, il a voulu envoyer des lettres cachetées au prince régent, on a répondu qu'on ne pouvait se charger que de laisser passer des lettres ouvertes : que telles étaient les instructions du ministre. Cette mesure n'a pas besoin de réflexion ; elle donnera d'étranges idées de l'esprit d'administration qui l'a dictée : elle serait désavouée à Alger. Des lettres sont arrivées pour des officiers-généraux de la suite de l'empereur, elles étaient décachetées et vous furent remises ; vous ne les avez pas communiquées parce qu'elles n'avaient pas passé par le canal du ministère anglais. Il a fallu leur faire refaire quatre mille lieues, et les officiers eurent la douleur de savoir qu'il existait sur ce rocher des nouvelles de leurs femmes, de leurs mères, de leurs enfants, et qu'ils ne pourraient les connaître que dans six mois. Le cœur se soulève ! ! ! On n'a pas pu obtenir d'être abonné au Morning Chronicte, au Morning Post, à quelques journaux français. De temps à autre on fit passer à Longwood quelques numéros dépareillés du Times. Sur la demandé faite à bord du Northumberland, on a envoyé quelques livres ; mais tous ceux relatifs aux affaires des dernières années en ont été soigneusement écartés. Depuis, on a voulu correspondre avec un libraire de Londres, pour avoir directement des livres dont oh pourrait avoir besoin, et ceux relatifs aux évènements du jour ; on l'a empêché. Un auteur anglais ayant fait un ouvrage en France, et l'ayant imprimé à Londres, prit là peine de vous l'envoyer pour l'offrir à l'empereur ; mais vous n'avez pas cru pouvoir le lui remettre, parce qu'il ne vous était pas parvenu par la filière de votre gouvernement. On dit aussi que d'autres livres, envoyés par leurs auteurs, n'ont pu être remis, parce qu'il y avait sur l'inscription de quelques-uns : à l'empereur Napoléon, et sur d'autres : à Napoléon-le-Grand. Le ministère anglais n'est fondé à employer aucune de ces vexations : la loi, quoique inique, du parlement britannique, considère l'empereur Napoléon comme prisonnier de guerre ; or, jamais on n'a défendu aux prisonniers de guerre de s'abonner aux journaux, de recevoir des livres qui s'impriment : une telle défense n'est faite que dans les cachots de l'inquisition.

L'île de Sainte-Hélène a dix lieues de tour ; elle est inabordable de toutes parts, des bricks enveloppent la côte ; des postes placés sur le rivage peuvent se voir de l'un à l'autre, et rendent impraticables les communications avec la mer, Il n'y a qu'un seul petit bourg, James-Town, où mouillent et d'où s'expédient les bâtiments. Pour empêcher un individu de s'en aller de l'île, il suffit de cerner la côte par terre et par mer. En interdisant l'intérieur de l'île, on ne peut donc avoir qu'un but, celui de priver d'une promenade de huit ou dix milles, qu'il serait possible de faire à cheval, et dont, d'après la consultation des hommes de l'art, la privation abrège les jours de l'empereur.

On a établi l'empereur dans la position de Longwood, exposé à tous les vents, terrain stérile, inhabité, sans eau, n'étant susceptible d'aucune culture. Il y a une enceinte d'environ douze cents toises incultes. A onze ou douze cents toises, sur un mamelon, on a établi un camp. On vient d'en placer un autre à peu près à la même distance, dans une direction, opposée, de sorte qu'au milieu de la chaleur du tropique, de quelque côté qu'on regarde, on ne voit que des camps.

L'amiral Malcolm ayant compris l'utilité dont, dans cette position, une tente serait pour l'empereur, en a fait établir une par ses matelots, à vingt pas en avant de la maison ; c'est le seul endroit où l'on puisse trouver de l'ombre. Toutefois l'empereur n'a lieu que d'être satisfait de l'esprit qui anime les officiers et soldats du brave 53e, comme il l'avait été de l'équipage du Northumberland. La maison de Longwood a été construite pour servir de grange à la ferme de la Compagnie ; depuis, le sous-gouverneur de l'île y a fait établir quelques chambres ; elle lui servait de maison de campagne, mais elle, n'était en rien convenable pour une habitation. Depuis un an qu'on y est, on y a toujours travaillé, et l'empereur a constamment eu l'incommodité et l'insalubrité d'habiter une maison en construction. La chambre dans laquelle il couche est trop petite pour contenir un lit d'une dimension ordinaire ; mais toute bâtisse à Longwood prolongerait l'incommodité des ouvriers. Cependant, dans cette misérable île, il existe de belles positions, offrant de beaux arbres, des jardins, et d'assez belles maisons, entre autres Plantation-House ; mais les instructions positives du ministère vous interdisent de donner cette maison, ce qui eût épargné beaucoup de dépenses à votre trésor, dépenses employées à bâtir à Longwood des cahuttes couvertes en papier goudronné, et qui déjà sont hors de service. Vous avez interdit toute correspondance entre nous et les habitants de l'île ; vous avez mis de fait la maison de Longwood au secret ; vous avez même entravé les communications avec les officiers de la garnison. On semble donc s'être étudié à nous priver du peu de ressources qu'offre ce misérable pays, et nous y sommes comme nous serions sur le rocher inculte et inhabité de l'Ascension.

Depuis quatre mois que vous êtes à Sainte-Hélène, vous avez, Monsieur, empiré la position de l'empereur. Le comte Bertrand vous a fait observer que vous violiez même la loi de votre législature ; que vous fouliez aux : pieds les droits des officiers-généraux prisonniers de guerre. Vous avez répondu que vous ne reconnaissiez que la lettre de vos instructions ; qu'elles étaient pires encore que ne nous paraissait votre conduite.

J'ai l'honneur, etc.

J'avais signé cette lettre, Monsieur, lorsque j'ai reçu la vôtre du 17. Vous y joignez le compte par aperçu d'une somme annuelle de vingt mille livres sterling, que vous jugez indispensable pour subvenir aux dépenses de l'établissement de Longwood, après avoir fait toutes les réductions que vous avez crues possibles. La discussion de cet aperçu ne peut nous regarder en aucune manière. La table de l'empereur est à peine le strict nécessaire ; tous les approvisionnements sont de mauvaise qualité, et quatre fois plus chers qu'à Paris. Vous demandez à l'empereur un fonds de douze mille livres sterling, votre gouvernement ne vous allouant que huit mille livres sterling pour toutes ses dépenses. J'ai eu l'honneur de vous dire que l'empereur n'avait pas de fonds ; que, depuis un an, il n'avait ni reçu, ni écrit aucune lettre, et qu'il ignorait complètement tout ce qui se passait ou avait pu se passer en Europe.

Transporté violemment sur ce rocher, à deux mille lieues, sans pouvoir recevoir ou écrire aucune lettre, il se trouve aujourd'hui entièrement à la discrétion des agents anglais.

L'empereur a toujours désiré et désire pourvoir lui-même à toutes ses dépenses quelconques, et il le fera aussitôt que vous le lui rendrez possible, en levant l'interdiction faite aux négociants de l'île de servir à sa correspondance, et en déclarant qu'elle ne sera soumise à aucune inquisition de votre part, ni d'aucun de vos agents. Dès que l'on connaîtra en Europe les besoins de l'empereur, les personnes qui s'intéressent à lui enverront les fonds nécessaires pour y pourvoir.

La lettre de lord Bathurst, que vous m'avez communiquée, fait naître d'étranges idées. Vos ministres ignoraient-ils donc que le spectacle d'un grand homme aux prises avec l'adversité est le spectacle le plus sublime ? Ignoraient-ils donc que Napoléon à Sainte-Hélène, au milieu des persécutions de toute espèce, auxquelles il n'oppose que de la fermeté, est plus grand, plus sacré, plus vénérable, que sur le premier trône du monde, où, si longtemps, il fut l'arbitre des rois ?

Ceux qui, dans cette position, manquent à Napoléon, n'avilissent que leur propre caractère et la nation qu'ils représentent.

Le général, comte de MONTHOLON.