SOMMAIRE : Napoléon aux Briars. — Il
occupe Longwood. — Le gouverneur Hudson Lowe. — Ses actes vexatoires contre
Napoléon. — Insalubrité de la résidence qui lui est assignée. — Vaines
réclamations. — Arrivée des commissaires alliés. — Habitudes de Napoléon. —
Plaintes portées par les généraux Bertrand et Montholon.
1815.
L'île
de Sainte-Hélène est la plus malsaine de toutes les colonies de la
Grande-Bretagne. Son climat meurtrier agit avec une violence et une rapidité
effrayante sur les Européens qui s'y arrêtent quelques jours : la vie la plus
longue des indigènes n'excède pas quarante-cinq ans. Tel était le lieu où
l'Angleterre venait de déporter un ennemi vaincu, qui était venu se placer
sous la protection de sa loyauté et de ses lois. L'île
n'offrait d'ailleurs aucun établissement convenablement disposé pour recevoir
l'illustre prisonnier ; une seule maison de campagne, Plantation-House, était en état d'être habitée ; mais le ministère
anglais, par un raffinement de haine, avait défendu de faire de ce lieu la
résidence de Napoléon ; on le réservait au gouverneur. Une autre habitation,
appelée Longwood, était occupée par le sous-gouverneur de l'île. Longwood est un point éloigné de toute
autre demeure, et à une grande distance des portions du rivage accessible aux
bateaux. Ce fut là que sir Georges Cockburn se proposa d'installer Napoléon,
qui, ayant visité l'endroit, et d'ailleurs résigné à tout souffrir, parut
disposé à s'en accommoder. On fit aussitôt les préparatifs nécessaires pour y
ajouter ce qui manquait, et pour rendre cette demeure, non pas telle qu'elle
aurait dû être, mais au moins à peu près habitable. En attendant que les
réparations les plus urgentes fussent faites, le général Bertrand et les
autres personnes de la suite de Napoléon furent replacés dans une maison de
James Town, tandis que lui-même logea à Briars, espèce de cabane construite
dans un site romantique à quelque distance de la ville. Napoléon n'avait
qu'une seule chambre ; mais du moins la solitude qui régnait à Briars, le
paysage agréable qui l'entourait, lui offraient un genre de plaisirs toujours
vivement senti par ceux qui ont été longtemps enfermés dans un vaisseau, et
dont les yeux ne se sont arrêtés, pendant des mois entiers, que sur l'horizon
du vaste Océan. Pendant
qu'il était à Briars, l'empereur ne recevait presque personne ; il passait
ses matinées dans le jardin, attenant au pavillon dans lequel il n'occupait
qu'une seule chambre, et jouait le soir au whist, avec M. Lacombe, le
propriétaire, et sa famille. Le comte de Las-Cases était le principal
compagnon de ses études et de ses récréations du matin. Le 9
décembre, Longwood reçut Napoléon et une partie de sa maison : le comte et la
comtesse de Montholon avec leurs enfants, le comte de Las-Cases et son fils,
le général Gourgaud, le docteur O’Meara, et les autres personnes de sa suite,
pour lesquelles il n'y avait pas de place dans la maison, couchèrent quelque
temps sous des tentes. Le comte et la comtesse Bertrand se confinèrent dans
une petite chaumière, Hut's-Gate, sur l'extrême limite de ce
qu'on pourrait appeler le territoire de Longwood. Autour
de la maison de Longwood, un espace de douze milles de circonférence fut
laissé libre, pour que Napoléon pût s'y promener sans être suivi de personne.
Une chaine de sentinelles entourait cet espace, qu'il ne pouvait franchir
sans être accompagné d'un officier anglais, chargé d'épier tous ses
mouvements. Cette contrainte était, pour Napoléon, la plus insupportable. Le docteur
O’Meara raconte à quelles persécutions minutieuses on avait recours pour que
Napoléon rut soumis à une perpétuelle vigilance. Une garde subalterne, dit-il, dans ses mémoires, était placée aux approches de Longwood, à environ six
cents pas de la maison, et un cordon de sentinelles formait la limite. A neuf
heures, les sentinelles se rapprochaient et communiquaient entre elles eu
entourant la maison, de façon que personne ne pût entrer ni sortir sans être
aperçu ou observé par elles. A l'entrée de la maison, on plaçait une double
sentinelle, et des patrouilles passaient continuellement devant et derrière. Après neuf heures, Napoléon ne
pouvait plus sortir de la maison, à moins qu'il ne fût accompagné par un
officier anglais, et personne ne pouvait entrer sans un ordre signé. Cet état
de choses durait jusqu'au lendemain matin. Chaque lieu propre au
débarquement, ou qui semblait tel, était occupé par un piquet de soldats, et
des sentinelles étaient placées dans les plus petits sentiers qui conduisent
à la mer, quoiqu’en vérité, les obstacles qu'offre la nature des lieux, dans
presque tous les chemins qui mènent sur la plage, eussent été d'eux-mêmes suffisants
pour une personne aussi peu agile que Napoléon. Les
précautions prises par sir Georges Cockburn, pour tirer avantage de la
localité et des sites de l'île, afin d'empêcher que le nouvel habitant ne pût
s'évader du côté de la mer, étaient si rigoureuses, que, même sans le secours
d'une garde plus près de la personne de Bonaparte, il était impossible que
l'on pût parvenir par la côte à communiquer avec les personnes de sa suite. On
découvre fréquemment de la côte, et jusqu'à vingt-quatre lieues de distance,
les bâtiments qui s'approchent de Sainte-Hélène, et on les voit toujours
longtemps avant qu'ils ne soient près du rivage. Deux vaisseaux de guerre
croisaient sans cesse, l'un sous le vent, l'autre contre le vent, et on leur
faisait des signaux aussitôt qu'on avait découvert, de la côte, un vaisseau
en mer. Chaque bâtiment, excepté les vaisseaux de guerre anglais, était alors
escorté par un des croiseurs, jusqu'à ce qu'il lui fût permis de mettre à
l'ancre, ou qu'il eût doublé l'île. On ne permettait aux bâtiments des autres
nations de mettre à l'ancre que dans des moments de grande détresse ; alors
personne de l'équipage ne pouvait débarquer, et on envoyait à bord un
officier et un détachement de l'un des croiseurs, afin de prendre soin d'eux
tant qu'ils restaient, et d'empêcher en même temps aucune communication avec
l'île. On
comptait les bateaux pêcheurs appartenant à l'île, et chaque soir ils étaient
mis à l'ancre sous la surveillance d'un lieutenant de marine. Aucune chaloupe
ne pouvait être en mer après le coucher du soleil, excepté celles des
vaisseaux de guerre qui rôdaient autour de l'île toute la nuit. L'officier de
garde devait aussi vérifier la présence réelle de Napoléon deux fois chaque
vingt-quatre heures ; pour lui, il supporta tant de vexations inutiles, tant
de mesquines persécutions avec une résignation, une sérénité qui ne lui
avaient pas toujours été familières aux jours de son élévation ; il semblait
que l'infortune eût retrempé sa grande âme. Pendant
les premiers mois du séjour de l'empereur à Sainte-Hélène, son gardien, sir
Georges Cockburn, concilia souvent l'exercice d'un devoir rigoureux avec les
lois de l'honneur et de l'humanité ; mais dans le courant d'avril 1816, sir
Hudson Lowe vint prendre le gouvernement de Sainte-Hélène ; le ministère
anglais fut dès-lors dignement représenté dans l'île. Napoléon éprouva une
horreur involontaire, à l'aspect de son geôlier : jamais,
dit-il, dans toute ma vie, je n'ai vu un
homme aussi repoussant ; il a le crime empreint sur le visage. Le
cabinet anglais s'était appliqué à légaliser la captivité de Napoléon, et à
rendre complices du traitement qu'il lui faisait subir, les puissances
alliées : un acte du parlement interdit toute relation et tout commerce avec
Sainte-Hélène autrement que par les bâtiments de la compagnie des Indes. Les bâtiments
qui n'avaient pas reçu leurs chartes et qui tentaient de trafiquer ou de
mouiller dans l'île, où même de s'arrêter à huit lieues de Sainte-Hélène,
étaient déclarés de bonne prise et confisqués. L'équipage des vaisseaux qui
entraient dans le port, ou les personnes qui visitaient l'île, pouvaient être
renvoyés à bord à la volonté du gouverneur ; et ceux qui' cherchaient à se
cacher dans le pays étaient punissables. Les bâtiments pouvaient approcher de
l'île lorsqu'il y avait du danger à tenir la mer ; mais il fallait qu'ils
prouvassent que le cas était urgent, et, tant qu'ils séjournaient à
Sainte-Hélène, ils étaient surveillés de près. On inséra dans cet acte une
clause qui absolvait le gouverneur et les commissaires de ce qu'ils avaient
pu faire au-delà de l'esprit de cette loi, depuis qu'ils avaient la garde de
Napoléon. Une
autre convention, conclue à Paris le 20 août 1815 entre les principales
puissances de l'Europe, établit en outre : 1° qu'afin de rendre impossible
toute tentative ultérieure de Napoléon Bonaparte contre le repos de l'Europe,
il serait considéré comme le prisonnier des hautes puissances contractantes,
le roi de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, l'empereur d'Autriche,
l'empereur de Russie et le roi de Prusse ; 2° que la garde de sa personne
était confiée au gouvernement anglais, et qu'on s'en remettait à lui de
choisir le lieu le plus sûr, et le meilleur moyen pour le garder prisonnier ;
3° que les cours d'Autriche, de Russie et de Prusse nommeraient des
commissaires qui habiteraient le lieu choisi pour la résidence de Napoléon
Bonaparte, lesquels, sans être responsables de sa personne, certifieraient sa
présence. Sa Majesté très-chrétienne était aussi invitée à y envoyer un
commissaire ; 4° le roi de la Grande-Bretagne s'engageait à remplir
fidèlement les conditions qui lui étaient fixées par cette convention. La
Russie, l'Autriche et la France furent les seules puissances qui envoyèrent
des commissaires à Sainte-Hélène. La Prusse crut qu'elle manquerait à sa
dignité en plaçant en son nom un représentant auprès du geôlier de Napoléon.
Le commissaire russe était le comte de Belmaine, l'autrichien, le baron
Sturmer, et le français, le marquis de Montchenu, qui avait brigué, comme un
honneur, la honte d'une telle mission. Ces trois personnages arrivèrent le 8
juin : on supposa qu'ils venaient pour surveiller les démarches du
gouvernement anglais, non dans l'intérêt du prisonnier, mais dans celui de la
sainte alliance, qui tremblait de voir l'Angleterre, dans les calculs de sa
politique, se servir un jour de Napoléon pour épouvanter encore une fois l'Europe. Le
comte de Belmaine était un homme froid et réservé, qui remplissait sa mission
avec toutes les formes d'un diplomate consommé. L'empereur Alexandre,
disait-il, voulait qu'il traitât Napoléon avec les égards dus au malheur, et
qu'il cherchât à adoucir l'ennui de sa captivité. Le
commissaire russe avait avec lui son épouse, personne extrêmement douce, et à
qui l'empereur adressa par fois quelques-uns de ces compliments courts et
flatteurs qui, dans sa bouche, avaient tant de grâce et d'empire. M. Sturmer,
le commissaire autrichien, s'amusait beaucoup aux dépens de M. de Montchenu,
qui se vantait à tout propos d'être un homme de la vieille roche. Infatué de
sa personne et de sa toilette, se promenant en escarpins noirs et luisants,
lorgnant les demoiselles de James-Town, et portant à l'excès tous les
ridicules de la vieille noblesse, il ne cessait de parler de son ancien
crédit à la cour de Louis XVI, et des campagnes de Brunswick. Coblentz
remplissait tous ses souvenirs ; Napoléon, en parlant de lui, l'honorait
toujours de quelques vives plaisanteries. C'est
une honte pour la France,
dit-il un jour au commissaire autrichien Sturmer, d'avoir envoyé un pareil homme parmi des Anglais. E vergogna. Hudson
Lowe, à qui le cabinet anglais avait confié la garde de son prisonnier, était
peut-être le seul homme capable de seconder ses vues de haine à l'égard de
Napoléon. Parvenu par l'intrigue et la bassesse à un grade élevé, il
paraissait au milieu de l'armée anglaise un vivant témoignage d'une vile politique.
Sa carrière militaire n'était ni longue ni brillante. A son début il avait
été chargé d'organiser dans les Calabres des bandes de brigands, que la seule
approche des Français mit en fuite ; plus tard, employé à l'état-major de
Blücher, il avait rédigé ces bulletins mensongers qui exaltaient les
opérations des armées prusso-anglaises. Hudson
Lowe était mince, grêle, maigre et sec ; son visage rouge, sa chevelure
rousse ; tout dans sa personne était plat et ignoble. Ses yeux louches, ses
sourcils blonds, donnaient à sa physionomie un aspect hideux. Napoléon
dit en le voyant : Il est affreux, c'est une
mine patibulaire. Une
idée profondément enracinée dans l'esprit de Napoléon, c'est qu'on voulait
l'assassiner ; son imagination en était vivement frappée, il vit en Hudson
Lowe le sicaire ou l'empoisonneur dépêché par le ministère anglais pour
accomplir et mettre à exécution ses projets de mort. Un jour
Hudson Lowe s'était rendu à Longwood, il fut admis dans la chambre de
Napoléon ; l'empereur avait devant lui, sur un guéridon, une tasse de café
qu'il allait prendre ; le gouverneur s'assit sur le sofa, en face de cette
table, et tout à côté de Napoléon ; celui-ci poussa la tasse et n'y toucha
plus. De temps en temps il jetait sur Hudson des regards défiants ; son œil embrasé
lançait des éclairs ; on eût dit qu'il voulait interroger la conscience de
son geôlier, le frapper de terreur et lire un funeste dessein sur son visage.
Une idée horrible s'était emparée de Napoléon, et dès que Hudson fut parti,
il jeta lui-même la lasse de café par la fenêtre, en disant : Je ne sais, mais cet homme me paraît capable de tout, mais
de tout ! Il était assis devant la table, et peut-être... vraiment, c'est à ne pas prendre une tasse de café devant
lui. Quels tourments
une si grande âme ne dut-elle pas éprouver avant de descendre à un tel degré
de crainte ? Napoléon s'était joué de la mort sur le champ de bataille ; il
la redoutait de la main d'un vil agent de la politique anglaise. Un
autre jour, comme Hudson le pressait d'accepter les services de son médecin,
il le refusa avec un air de méfiance et un ton de voix qui exprimait
clairement ses soupçons. Mais trouvez bon, au
moins, disait
l'Anglais, que je vous envoie ce médecin :
dans un climat comme celui-ci, dans une contrée aussi meurtrière, ses
conseils vous seront utiles. — Non, monsieur, répondit-il vivement ; je n'accepterai jamais un médecin envoyé par un gouverneur
anglais, je devine trop bien les... là il s'arrêta en se mordant les lèvres et en faisant un
geste significatif. Je sais qu'on veut me tuer, répétait-il : eh bien ! qu'on en finisse le plus tôt possible ; qu'on
m'envoie promptement un bourreau et un linceul, et que ce soit fait. Je sens
que ma vie embarrasse fort les souverains de l'Europe ; qu'ils me l'ôtent
donc, je n'y tiens plus ! Quand on a, comme moi, passé par toutes les
vicissitudes de la fortune et du malheur ; quand on est arrivé de rien à
tout, de la rue sur un trône, et qu'on est tombé sous les coups de l'Europe
entière, quand on a épuisé la gloire, ses bonheurs, et ses tourments,
qu'importe la vie sur un rocher ! C'était
principalement à Wellington que Napoléon devait sa translation sur un rocher
au milieu des mers africaines. Dès 1814, ce général avait proposé au congrès
de Vienne de conduire le souverain de l'île d'Elbe dans ce lieu de captivité,
désignant Ste-Hélène comme le point le plus convenable du monde pour un
emprisonnement perpétuel. Napoléon
n'ignorait pas cette particularité : N'est-ce
pas, disait-il, une chose infâme et bien peu digne d'un général qui
souvent s'est mesuré avec moi, que de m'avoir envoyé prisonnier en cet
horrible séjour. Mais rien ne doit m'étonner de la part de ce Wellington, qui
n'a jamais eu ni grandeur d'âme ni générosité ; j'ai eu en mon pouvoir, moi,
tous les rois de l'Europe, et, je vous le demande, les ai-je confinés et
emprisonnés ainsi ? je les ai laissés dans leurs palais et sur leurs trônes,
il est vrai que j'en porte ici la peine et une peine bien cruelle ; mais
jamais, non jamais, je ne me fusse avili jusqu'à ensevelir une tête couronnée
dans un sépulcre comme celui-ci. L'Angleterre et Wellington étaient seuls
capables de pareille infamie. Au fait, qu'ai-je à m'étonner et à me plaindre,
c'est ici une répétition des pontons ; puisque les soldats ont été si
horriblement tourmentés, pourquoi le général n'aurait-il pas sa part du
martyre ? Mon ponton, mon cachot, mon tombeau, c'est Sainte-Hélène, c'est
Longwood, et c'est Wellington qui m'y a jeté ; cela lui fera un grand honneur
dans la postérité ; on devrait faire graver ce dernier trait de gloire
d'Achille sur le piédestal de sa statue à Hyde-Park. Ainsi
s'exprimait Napoléon sur l'intervention de Wellington dans le choix du lieu
de sa captivité ; il y voyait avec justice une persévérance de haine, une
prévision de vengeance : certes, quand Wellington envoyait Napoléon a
Sainte-Hélène, il savait qu'il n'en reviendrait pas. C'était, en effet, un
horrible séjour. L'habitation
de Longwood offrait à peine un abri. C'était bien moins une maison qu'une
cabane des plus incommodes. Napoléon y avait une chambre à coucher petite et
étroite, au rez-de-chaussée, comme tout son appartement. A côté était un
cabinet d'étude, dont il fit plus tard sa chambre à coucher, et une petite antichambre
où était placée une baignoire. Le cabinet donnait dans une pièce basse et
obscure, qui fut convertie en salle à manger. De celle salle on entrait dans
un salon en bois que l'amiral sir Georges Cockburn avait fait construire.
Cette pièce était la plus grande, la plus élevée et la plus aérée de toutes ;
elle avait trois fenêtres de chaque côté, et un treillage qui conduisait au
jardin. C'était, en un mot, la seule pièce passable, et cependant elle
devenait inhabitable, lorsque, vers le soir, le soleil, lançant ses rayons
avec toute l'ardeur qu'il a sous le tropique, pénétrait les planches
goudronnées dont elle était recouverte. Le
reste du bâtiment était occupé par la suite de Napoléon. Autour était un
jardin entouré d'une double enceinte de murs. Un des inconvénients de cette
habitation était l'immense quantité de rats qui y pullulaient, et qui
détruisaient tout ce qu'ils pouvaient atteindre. Les planchers étaient percés
de tous côtés par ces animaux. Ils se logeaient entre les planches des
cloisons, doubles pour la plupart, et ils y faisaient un bruit insupportable,
surtout pendant la nuit. Napoléon
ne cessait de se plaindre de tous les désagréments de cette misérable
demeure. Il adressa inutilement ses réclamations à Hudson Lowe, par l'organe
de ses officiers. Voici ce qu'il fit écrire un jour, à ce propos, par le
comte de Montholon. J'ai
cru convenable, Monsieur le gouverneur, de répondre à la confiance que vous
avez bien voulu me témoigner en cette occasion, en ne vous déguisant point la
manière dont l'empereur est affecté. Il n'attache que bien peu de prix à tout
ce qui concerne le logement, le mobilier, et autres choses de cette nature.
Votre gouvernement, avec la meilleure intention, ne peut rien faire qui, sur
ce roc, nous empêche de continuer à sentir la privation des objets de première
nécessité. Longwood
est la partie la plus malsaine de l'île. Il n'y a ni eau, ni végétation, ni
ombre. On n'a jamais pu y former un jardin potager ; la terre y est desséchée
par le vent, ce qui fait que cette partie de l'île est inculte et inhabitée.
Si l'empereur avait été mis à Plantation-House, où sont de beaux arbres, de
l'eau et des jardins, il aurait été aussi bien que cette misérable île le
puisse permettre. S'il est dans vos instructions de bâtir, il serait
préférable que cela fût dans un endroit où il y eût des arbres, de l'eau et
de la végétation. L'idée d'ajouter des ailes au mauvais bâtiment de Longwood
aurait toute espèce d'inconvénients. Ce serait augmenter des ruines, et occasionner
pendant cinq ou six mois l'importunité des ouvriers. On ne désire à Longwood
que des réparations. Depuis deux mois il pleut dans les chambres du comte
Las-Cases et du baron Gourgaud, ce qui rend ces chambres très-malsaines. Il
devrait y avoir à Longwood un réservoir d'eau, pour servir en cas d'incendie.
Les toits sont, en grande partie, de papier goudronné. La moindre étincelle
peut brûler la maison. Une grande quantité de linge et d'autres effets ont
été détruits par les rats, et cela faute d'armoires ou de commodes. Les
livres apportés par la frégate Newcastle, ont été exposés aux mêmes dégâts
pendant quinze jours, faute de bibliothèque ou de rayons pour les placer. Le
moyen le plus simple de pourvoir à tous ces petits besoins serait, je pense,
de s'arranger avec un maître ouvrier pour faire toutes les réparations chaque
fois qu'elles deviendraient nécessaires, et avec un tapissier pour veiller
aux meubles dont il aurait la garde. Les gens du métier sont les plus propres
à tous ces détails. La
chambre à coucher de Napoléon n'avait environ que trois mètres et demi de
longueur, sur trois de largeur, sa hauteur était de deux mètres et demi. Cet
appartement d'étroite dimension, et si peu commode pour un homme qu'une
brûlante activité d'esprit obligeait toujours à marcher ou à être debout, ne
recevait le jour que par deux petites croisées ouvertes sur l'emplacement
destiné au camp du 53e. Une toile de nankin, d'un brun sale, et mal tendue,
cachait la nudité des murs de la chambre de Napoléon. Cette dérision de
tapisserie était arrêtée sur les bords par une grossière bordure de papier vert.
A droite de la cheminée on avait appendu le portrait de Marie-Louise, et celui
du jeune Napoléon brodé en or et en soie par sa mère. Celui de l'impératrice
Joséphine, peint en miniature, était plus rapproché de la porte. A gauche
était le réveil-matin du grand Frédéric, pris à Potzdam ; tout près de cette
conquête domestique, Napoléon avait l'habitude d'accrocher sa montre, ornée
de son chiffre B et d'un cordon tressé des cheveux de Marie-Louise. Sur la
cheminée il n'y avait que le buste en marbre du roi de Rome, au-dessus duquel
on avait placé le portrait de Marie-Louise. La pelle, les pincettes et la
grille de cette cheminée délabrée commençaient à s'user, et avaient plus
d'une fois exercé la patience de Napoléon qui, comme toutes les personnes
distraites ou profondément occupées, aimait beaucoup à tisonner. Le lit de
camp de fer, où Napoléon avait dormi ou plutôt reposé la veille de ses plus
heureuses batailles, était appliqué à un coin à droite de la cheminée. Le
plancher était couvert d'un tapis, dont la vétusté ne déparait point la
parcimonie qui avait présidé à l'ameublement de cette chambre, où il n'y
avait pour s'asseoir que cinq chaises à jour vernissées, et un sofa en
calicot blanc. L'excédent de ce tissu avait servi à découper des rideaux
écourtés qui flottaient aux deux croisées. La porte de derrière était masquée
par un paravent doublé en toile peinte. A gauche de l'entrée se trouvait la
bibliothèque de Napoléon, et à quelques pas de sa commode, vieux meuble de
rencontre, un petit guéridon sur lequel il jetait ses notes et s'accoudait
quelquefois. Au milieu de cette simplicité de meubles et d'ornement, il
devait paraître étrange de voir le magnifique lave-main, le bassin et
l'aiguière d'or dont se servait chaque jour l'empereur, mais dont l'usage ne
lui fut pas laissé avant que, par un incroyable raffinement de petitesse, le
misérable Hudson Lowe n'en eut fait disparaître sous son marteau les armes
bombées de l'empire. Tel
était l'asile du grand homme qui avait occupé en vainqueur les palais de tous
les rois de l'Europe, depuis l'Escurial jusqu'au Kremlin. Dans sa
résignation, il dévorait le chagrin et l'outrage, et ce n'était que rarement,
dans ses épanchements intimes, qu'il exhalait ses plaintes contre les
bourreaux qui le torturaient à plaisir. Oui, disait-il, allons à Longwood, c'est un sépulcre où l'on m'enterre
tout vivant, afin de me tuer plus tôt et plus sûrement. C'est pour
m'assassiner qu'on me tient enfermé ici, dans ces épouvantables rochers.
Voyez ces arbres maigres, hideux et rabougris, sans cesse battus par les
orages et courbés par les vents, ces arbres sans verdure et sans ombre ;
voyez ces lieux horribles où l'on a toujours de la pluie et jamais le moindre
courant d'eau ; le soleil me brûle le cerveau, le Brouillard me pénètre, le
vent aigre et poignant me pique et me déchire : je ne puis rester ici ; je ne
suis en ce lieu que pour mourir. Oh ! si on me donnait un peu de verdure et
d'eau, de cette douce verdure de France, de ces eaux limpides et
jaillissantes de l'Italie, un peu de toute cette belle campagne d'Europe qui
ranime et vivifie ; mais non, mon geôlier, mon bourreau ne veut pas. Il veut
ma mort, il l'aura ; je ne bougerai pas de cette place et bientôt tout sera
fini. — S'il voulait me ressusciter, disait-il d'autres fois, Lowe me placerait à Rosemary-Hall, ou dans la propriété
du colonel Smith ; il me donnerait une habitation du côté de Plantation-House. Mais
ces espérances étaient vaines : tout devait rester sur le même pied : les
tortures de l'horrible Longwood ne discontinuaient pas, et pourtant elles
n'étaient pas légitimées par les instructions données à Hudson Lowe, on va en
juger : Downing-Street,
13 septembre 1816. Vous
observerez que le désir du gouvernement de sa majesté est d'accorder au
général Bonaparte tout ce qui peut être compatible avec la sûreté de sa
personne. Votre soin continuel doit être d'empêcher qu'il ne puisse trouver
aucun moyen de s'échapper, ou de communiquer avec qui que ce soit, excepté
par votre canal ; ces points étant assurés, tous les moyens d'amusement ou de
distraction propres à réconcilier Bonaparte avec son exil ; peuvent être
permis. Quelques
semaines après, le secrétaire d'état écrivit, dans le même but : 26
octobre 1816. A
l'égard du général Bonaparte, je crois inutile de vous donner de plus amples
instructions ; je suis persuadé que votre propre penchant vous portera à
prévenir les désirs de son altesse royale le prince régent, et à avoir de
l'indulgence pour les effets qu'un changement si subit ne peut manquer de
produire sur une personne d'un caractère aussi irritable. Toutefois, vous ne
souffrirez pas que votre générosité envers lui change rien aux règlements qui
ont été établis pour prévenir sa fuite, ou que vous pourriez à l'avenir juger
nécessaires pour la plus grande sûreté de sa personne. Certes,
c'était une tâche difficile que de tenir étroitement prisonnier l'homme
peut-être le plus impatient du joug, et en même temps de le traiter avec une
bienveillante délicatesse qui lui déguisât à lui-même sa position. Hudson
Lowe ne se soucia pas de la remplir, sous le seul point de vue qui pût la
rendre honorable ; loin de là, par esprit de vanité et de maligne tyrannie,
il s'appliqua à plaisir à dépasser les bornes de ses pouvoirs et de sa
responsabilité. L'amiral
Cockburn avait réglé d'une manière suffisante et convenable les devoirs et
les droits respectifs des Français et des habitants ; il avait prévu tous les
inconvénients, paré à toutes les difficultés : Hudson Lowe annula le règlement
de l'amiral, et en publia un autre, en vingt-cinq articles, où se trouvent
rassemblées toutes les mesures vexatoires, toutes les précautions
méticuleuses et tyranniques, toutes les exigences fiscales que la haine et la
cupidité peuvent suggérer ; là était écrite cette étrange prescription : Les commandants
de vaisseaux, porteurs de journaux contenant des nouvelles récentes ou dignes
d'intérêt, sont requis de les remettre à la personne chargée de leur
communiquer le présent règlement, pour en être pris connaissance par le
gouverneur, qui les leur fera rendre soigneusement. Déjà
dans une première proclamation, en date du 12 mai 1816, Hudson Lowe avait
défendu à qui que ce fût de recevoir ou de porter aucune lettre ou message du
général Bonaparte, des officiers de sa suite, de leurs femmes, ou domestiques,
quelle que fût la nature de ces lettres ou messages, ni de leur en remettre
aucun, sous peine d'être immédiatement arrêté et puni. Napoléon
s'éleva contre ces mesures arbitraires ; pour toute réponse, Lowe redoubla
ses rigueurs. Le 28 juin, il publia une autre proclamation dans laquelle il
fit savoir, qu'en vertu de deux actes du parlement, la peine capitale serait
infligée à quiconque, soit directement, soit indirectement, aiderait à
l'évasion de Bonaparte : Quiconque,
était-il dit dans celte pièce, enfreindra les règlements relatifs à sa
détention, ou entretiendra quelque
correspondance ou communication avec lui, les individus de sa suite, ou
attachés à son service,
qui sont, de leur propre consentement, soumis aux mêmes restrictions que lui,
ou en recevra, ou remettra soit à lui, soit à eux, des lettres ou
communications sans l'autorisation
expresse du gouverneur,
ou de l'officier commandant en l'île à l'époque présente, donnée par écrit et revêtue de sa signature, tout
infracteur desdits règlements sera considéré comme ayant agi contre le vœu et
le but direct des actes du parlement susmentionnés, et sera poursuivi en
conséquence. Si par suite de l'infraction des règlements portés pour assurer
sa détention, ou par l'effet de toute correspondance ou communication, soit
avec lui, les personnes de sa suite, ou celles attachées à son service, ledit
Napoléon Bonaparte réussissait à s'échapper, tout individu qui, après la
présente proclamation, aura été l'auteur de l'infraction, correspondance ou
communication, sera considéré comme ayant volontairement favorisé et aidé son
évasion, et puni avec toute la rigueur de la loi. Quiconque
aurait connaissance d'une tentative au moyen d'une délivrance ou d'une
évasion, et n'en instruirait pas immédiatement le gouverneur ou l'officier
commandant à l'époque, ou ne ferait pas tous ses efforts pour en empêcher
l'exécution, sera censé fauteur et complice de ladite délivrance ou évasion,
et jugé conformément aux lois. Tout
individu qui recevra des lettres ou communications
pour ledit Napoléon Bonaparte, les personnes de sa suite ou qui sont à son
service, et qui
ne les remettra pas, ou ne les fera pas connaître sur-le-champ au gouverneur
ou à l'officier commandant à l'époque, ou qui fournira audit Napoléon
Bonaparte, aux gens de sa suite ou à son service, de l'argent ou autres
moyens quelconques par lesquels son évasion pourrait s'effectuer, sera également regardé comme y ayant participé, et
poursuivi en conséquence. Toutes
les lettres ou communications reçues par ledit Napoléon, les individus de sa
suite ou à son service, ou qui en viendront, soit cachetées, soit ouvertes,
devront être transmises sans délai au gouverneur dans le même état qu'elles
auront été reçues. En
faisant remettre cette pièce aux captifs de Longwood, Hudson écrivit la
lettre suivante au général Bertrand : Monsieur,
je ne dois pas oublier de mentionner que, comme toute correspondance et
communication avec les personnes qui résident à Longwood, si elles n'ont lieu
à ma connaissance et avec ma sanction, sont positivement interdites par les
instructions que j'ai reçues et publiées, l'emploi de tout individu
quelconque pour porter des communications, soit écrites, soit verbales, excepté
celles qui me sont adressées ou que l'on me fait connaître au moyen de
l'officier d'ordonnance à Longwood, peut avoir les plus sérieuses
conséquences pour ceux qui en seraient les instruments ou les porteurs :
j'espère que ces considérations, avec celles que j'ai déjà présentées, vous
empêcheront de faire usage, à l'avenir, de tout autre canal que de celui
très-simple et très-sûr que je vous ai indiqué, et dont je ne puis prendre
sur moi de souffrir aucune déviation. J'ai
l'honneur, etc. H. LOWE, gouverneur. Le
général se contenta de lui faire cette courte réponse : Monsieur
le gouverneur, dans votre lettre, vous parlez de communications verbales : ce
n'est pas intelligible, si cela s'applique aux personnes de l'île avec
lesquelles nous devons parler, puisque nous les voyons et les rencontrons.
Mais l'âme et l'esprit sont hors de l'atteinte de la justice. J'ai
l'honneur, etc. Le comte BERTRAND. Mais
Hudson Lowe était insatiable en fait de persécutions, il voulait que les
Français ne pussent parler à âme qui vive. Il exigeait qu'on s'éloignât d'eux
comme s'ils étaient infectés d'une contagion mortelle, et, pour atteindre ce
but, il signifia ses prohibitions dans toute l'étendue de l'île : Attendu,
disait-il, qu'il a été constaté qu'on avait remis un présent à un habitant de
cette île, au nom et de la part d'un des étrangers détenus à Longwood,
présent qui fut rendu bientôt après, parce que la personne à qui il avait été
remis s'était aperçue que l'accepter, à l'insu et sans l'autorisation du
gouverneur, c'eût été violer les proclamations en vigueur, le gouverneur
croit qu'il est utile, pour assurer l'exécution des susdites proclamations — par
rapport aussi à l'injonction générale contenue dans l'ordonnance datée du 16 avril
1816 —, d'informer le public, et avis est donné publiquement à tous les officiers, habitants et autres individus quelconques,
résidant ou arrivant dans cette île, qu'il leur est non-seulement défendu — comme
il l'a été par la proclamation du 15 octobre 1815, laquelle interdit toute
correspondance ou communication avec les étrangers ici détenus, à l'exception des personnes
seules qui pourraient être légalement autorisées par lui, et comme il l'a été
encore par l'avis public du 11 mai, et par la proclamation du 28 juin 1816 —,
de recevoir des étrangers détenus, ou de leur remettre aucune communication
quelconque, ou de s'en rendre intermédiaire, sans son autorisation expresse ;
mais encore que, si des communications non autorisées ont lieu, ou peuvent
avoir lieu, ou s'il est fait des tentatives à cet effet, il est enjoint à
quiconque en aura connaissance d'en informer sur-le champ le gouverneur, ou
l'autorité civile ou militaire la plus voisine, si le cas l'exige, afin que
l'on puisse prendre à cet égard toutes les mesures nécessaires, sous peine
d'être considéré comme complice de l'infraction, et d'en être, par
conséquent, tenu responsable. Donné
au château de James-Town, le 16 mai 1818. HUDSON LOWE. Ainsi
Hudson Lowe employait tous les moyens pour empêcher les Français de
communiquer avec qui que ce fût ; il voulait les parquer, les emprisonner, et
convertir leur détestable demeure en un tombeau où ils fussent ensevelis à
tout jamais. Napoléon
s'irritait parfois de tant de honteuses entraves ; mais le plus souvent il se
contentait de parler avec un profond mépris, et de ces mesures, et de celui
qui les ordonnait. Ce gouverneur, disait-il, est un véritable imbécile, un vero imbecille.
N'a-t-il pas la niaise et atroce prétention de nous renfermer ici sans
vouloir nous laisser de communication avec tout ce qui n'est pas prisonnier.
Il nous séquestre du monde entier, il nous condamne au silence et à
l'isolement de la mort. Que n'achève-t-il plus tôt sa besogne. Un bourreau et
un linceul, et que ce soit fini de celui qui les tourmente tant. Ah ! mes
pauvres amis, vous qui m'avez suivi dans mes malheurs et dans mon exil, qui
avez tout quitté et abandonné, combien vous souffrez pour l'amour de moi ;
mais aussi songez que vous acquérez ici une renommée immortelle, et que cette
consolante idée vous rende ces peines supportables. Moi je ne puis rien faire
pour vous que vous lier à jamais à mon nom et vous mener avec moi à la
postérité. Cependant
la santé de Napoléon s'altérait de jour en jour ; ses amis, dans leur
sollicitude, le pressaient en vain de prendre de l'exercice, lui disant qu'il
ne pouvait sans cela espérer de rétablir ses forces délabrées ; mais trop de tourments
l'ulcéraient. A leurs prières, il répondait en énumérant ses chagrins, ses
privations et tous les tourments d'humiliation qu'il souffrait en sa
captivité, et qui la lui rendaient dure par-dessus tout. Mon
geôlier sait bien, leur dit-il un jour qu'ils le sollicitaient plus vivement,
il sait bien que j'ai absolument besoin d'exercice. Le mouvement est
nécessaire à mon corps comme il l'est à mon esprit ; il m'a été nécessaire
depuis que j'existe, et il le sera tant que durera cette misérable machine.
De l'exercice d'esprit, j'en prends presque tous les jours', tant en écrivant
qu'en discutant et devisant sur mes actions passées, sur la politique et sur
mes guerres. Je donnerais bien à mon corps l'exercice dont il a besoin ; je
le lui donnerais même dans cette île ; mais il faudrait que je n'eusse pas ce
boia et ses valets continuellement présents à mon
esprit et à ma vue. Non, jamais je ne me mettrai dans le cas d'être insulté
par ses sentinelles, ou de recevoir une fusillade, si par hasard je
m'écartais du grand chemin qui m'est désigné pour mes courses. Aussi je ne
sortirai d'ici que mort. Je
vous le demande : puis-je m'exposer sottement à être arrêté et insulté par
ses soldats ? Jugez donc du bel effet que produirait une pareille aventure !
Le beau sujet de broder une histoire comique à Londres ; de faire rire John-Bull
aux dépens du pauvre empereur des Français, du malheureux dominateur de
l'Europe, réduit à se débattre contre une recrue. On en ferait, n'en doutez
point, une caricature en forme, et les badauds de la Tamise s'extasieraient
en la voyant placardée contre les carreaux de leurs marchands d'estampes ; et
puis mes ennemis, comme ils s'en délecteraient ! En vérité, il ne manquerait
que cela à mes humiliations. Le général Bonaparte arrêté à la porte de sa
prison par une sentinelle qui lui met la baïonnette sur la poitrine ! ce
serait admirable. Mais les Anglais n'auront pas ce plaisir. Non, tant que les
choses ne seront pas remises en l'état où elles étaient au commencement de
mon séjour dans cette île maudite, je ne bougerai de place, pas plus qu'un
reclus de monastère. Les
restrictions de cette nature imposées sur le moral d'un homme tel que moi
produisent le même effet que l'emprisonnement, les fers et les chaînes mis
aux pieds des forçats de Rochefort et de Toulon. On impose aux voleurs, à la canaglia, aux galériens, des restrictions physiques ; mais aux gens
éclairés, on impose des restrictions morales. Et, au fait, y aurait-il un
petit lieutenant de ce régiment campé là devant mes yeux, qui voulût sortir ;
s'il était assujetti aux mêmes entraves que moi ? Quel
inconvénient résultait donc de mes promenades à cheval ? Craignait-on qu'un
beau jour je ne m'enlevasse au-delà des mers, monté sur mon hippogriffe ?
Mais, je le vois bien, et l'univers entier le verra comme moi, les intentions
de Lowe sont de m'imposer des peines et des humiliations tellement
intolérables, que je sois obligé de m'emprisonner moi-même, à moins de
vouloir dégrader mon caractère et de me rendre un objet de mépris aux yeux du
monde. On veut m'occasionner par là une maladie qui, pour un corps affaibli
et pour une âme souffrante, doit être mortelle ; et ainsi ils espèrent me
faire mourir dans une longue agonie, dans une agonie assez prolongée pour
avoir l'air d'être une œuvre de la nature. C'est leur plan, leur projet.
Pourquoi pas ? n'est-ce pas là une manière d'assassiner tout aussi sûre que
si on employait le pistolet ou le poignard ? Lorsque
Lord Amherst visita Napoléon, celui-ci dit : Mylord,
voudriez-vous sortir, si on vous imposait la loi de ne parler à aucune des
personnes que vous rencontreriez, ou de ne pouvoir leur dire : — Bonjour,
comment vous portez-vous ? à moins que cela n'eût lieu en présence d'un
officier ? Voudriez-vous sortir, à condition de ne vous écarter ni à droite
ni à gauche de la route ? Voudriez-vous sortir sous l'obligation de rentrer à
six heures du soir, ou bien de courir le risque d'être arrêté par les
sentinelles qui sont au poste ? — Non, certes, répondit l'ambassadeur ; je
ferais comme vous, je resterais dans ma chambre. Ainsi
le dominateur du monde était, suivant son expression, assassiné à coups
d'épingles par son atroce geôlier. Chaque jour de misérables difficultés
s'élevaient entre cette bête féroce et les Français ; il lui prit fantaisie
de leur rationner les vivres. Cette fois Napoléon ne put contenir
l'expression de sa méprisante indignation : N'est-ce
pas, s'écria-t-il, une atroce et infâme barbarie que d'en venir jusqu'à
compter les morceaux de pain qu'on me jette dans mon cachot. Eh bien, je me
le fournirai ce pain. Ils m'ont enlevé mes trésors, qu'ils me les rendent,
qu'ils fassent dégorger ces misérables qui se sont enrichis de mes dépouilles
! et dans tous les cas, je trouverai bien encore quelque âme généreuse en
Europe pour venir à mon secours ! il y a là-bas plus d'un vieux soldat qui
partagera sa ration avec moi. Mais non, ils ne veulent pas — ils m'ont forcé
de descendre à d'ignobles et pitoyables détails qui jamais n'eussent dû
entrer dans mon esprit ; ils m'ont fait m'occuper de légumes et d'office,
comme Charlemagne qui tenait le registre des dépenses et des recettes de ses
jardins potagers et de ses fermes —. Ce geôlier lésineux n'a-t-il pas eu la
basse vilainie de venir compter avec moi jusqu'au sel blanc et au sel gris
que l'on a employé dans ma cuisine ? N'a-t-il pas eu l'atroce impudence de me
mesurer une ration de vin, comme on ferait au dernier des soldats ? Pourquoi
donc, si le gouvernement anglais craint de ruiner sa nation en me donnant quelques
livres de viande de plus, pourquoi n'accepte-t-il pas l'offre que l'Autriche
et la Russie ont faite de me nourrir ? oui, de me nourrir ! car je suis
réduit à l'aumône, je suis ici un pauvre soldat mendiant, mendiant comme mes
vieux soldats qui mendient en Europe, qui demandent pour prix de leur sang un
peu de pain à ceux qui m'ont succédé, et on le leur refuse, Je souffrirai
donc, je souffrirai comme eux. Lorsqu'en Egypte ils mouraient de faim, de
soif et de fatigue, n'allai-je pas comme eux à pieds dans les sables dévorants
; enlevai-je jamais à aucun d'eux le bienfait d'une goutte d'eau ? Eh bien !
maintenant qu'ils portent la peine de leur gloire, je veux la porter comme
eux. Que l'Angleterre me fasse mourir ici de faim et de misère ; c'est sur elle,
sur les gouvernements qui me font subir un si long et si douloureux martyre,
que doit retomber l'ignominie. Il
semble qu'il y ait eu dans le grand caractère de Napoléon, dans ses idées
gigantesques, dans la magique souvenance de ses hauts faits, dans son langage
vif, coloré et énergique, enfin, dans les plus minutieux détails de sa vie,
une sorte de puissance surnaturelle et merveilleuse qui pénétrait les âmes.
Une atmosphère d'enthousiasme l'enveloppait, et tout ce qui l'approchait
était entraîné par son ascendant. C'était presque le dévouement religieux que
Napoléon inspirait aux siens ; c'était des hauteurs de la gloire qu'il
apparaissait sans cesse rayonnant à leurs yeux. Aussi combien de braves lui
sacrifièrent sans hésiter leur sang et leur vie, poussés seulement par ce
sentiment d'adoration que son nom inspirait. Sous les yeux de leur empereur,
nos soldats couraient à la mort comme à une fête. Son
intolérable despotisme, son génie remuant, son ardente ambition, ses guerres
continuelles, sa tyrannie militaire, tout cela ne put désenchanter la foule :
même après la chute de l'empereur, elle ne put s'empêcher de voir l'auréole
entourer le front du grand homme. Le retentissement de sa voix continuait de
frapper le monde, alors même que cette voix ne partait plus du trône et
qu'elle avait cessé de proférer des paroles de commandement. La France
s'enorgueillit de Napoléon, même au jour où elle eut sondé l'effrayante
profondeur de l'abîme où son despotisme et ses guerres l'avaient jetée. Si
l'esprit des peuples était resté, malgré tout, imprégné de ces sentiments de
vénération et d'enthousiasme ; si les soldats de toutes les nations et de
toutes les contrées inclinaient respectueusement devant l'image du grand
empereur leur front sillonné par le feu des batailles, que l'on juge de la
force et de la tenace énergie qu'avaient acquis ces sentiments dans l'âme,
dans le cœur des Français, qui pour le suivre dans son exil, avaient sacrifié
à leurs sermons et à leur amour les affections de la terre natale, les jouissances
de l'Europe et tontes les espérances de leur fortuné politique. Aussi
poussaient-ils leur respect et leur attachement pour Napoléon jusqu'à
l'idolâtrie. M. de Las-Cases, dans un entretien avec Hudson Lowe, exprimait
avec énergie la pensée de ses compagnons ; l'Anglais contestait à Napoléon le
litre de souverain ; Que parlez-vous d'idées
de souveraineté, monsieur le gouverneur, répondit Las-Cases, c'est bien plus
encore de notre part, c'est du culte. Oui, c'est un culte que nous
professions pour Napoléon. Nous faisons mieux que l'honorer comme notre
empereur, comme notre maître et seigneur en cette terre ; l'empereur, à nos
yeux et dans nos sentiments, n'est plus de ce monde. Nous le voyons dans les
nuées, dans le firmament, dans le ciel ; et quand vous nous laissez des choix
en opposition avec sa gloire, avec son honneur, avec notre fidélité, c'est le
choix des martyrs auxquels on disait : renoncez à votre culte, ou mourez. Hé
bien, nous ici, nous n'avons qu'à mourir ; nous mourrons, s'il le faut, pour
Napoléon. Tels
étaient les sentiments de toutes les personnes attachées au service de
l'illustre exilé. Nul doute que, si on eût voulu se porter à quelque attentat
contre sa vie, tous lui eussent volontiers fait un rempart de leurs corps. L'existence
de Napoléon à Sainte-Hélène était des plus tristes et des plus monotones ;
sauf les nouvelles tortures qu'imaginait le geôlier, le lendemain ressemblait
à là veille. Napoléon avait pris alors, malgré iui, des habitudes assez
régulières. L'heure de son lever était la seule qui ne fût pas fixe. Comme,
en général, son sommeil était agité et interrompu par de longues insomnies,
tantôt il se levait à trois heures, poussé hors de son lit par le chagrin, les
soucis et les dévorants ennuis de ses veilles ; tantôt il restait couché
jusqu'à sept heures ; mais rarement plus tard. Lorsqu'il se levait dans la
nuit, il se mettait à lire ou à écrire jusqu'à six ou sept heures ; alors, si
le temps était beau, il montait à cheval et allait se promener, suivi de
quelques - uns de ses officiers, ou bien il se recouchait pour quelques
heures ; mais alors il fallait qu'on fît dans sa chambre une obscurité
complète, qu'on bouchât soigneusement toutes les fissures des fenêtres ; la
moindre clarté, le plus petit rayon de lumière lui étaient importuns. Quand
il était malade, son valet de chambre, Marchand, tâchait de l'endormir en lui
faisant la lecture. Il déjeunait tantôt seul, dans sa chambre, et alors on
lui servait son déjeuner entre neuf et dix heures ; tantôt avec ses
officiers, et, dans ce cas, on servait à Onze heures : c'était toujours un
déjeuner à la fourchette. Après
son repas, il se mettait ordinairement à dicter à MM. Montholon, Bertrand,
Gourgaud ou Las-Cases ; et cette occupation le tenait jusqu'à trois heures ;
moment où il recevait les visites des personnes qui avaient obtenu la
permission de se présenter. La réception durait jusqu'à quatre heures ; alors
il montait à cheval ou en calèche, et il se promenait pendant une heure ou
deux avec toute sa suite. A son retour, il dictait ou lisait jusqu'à huit
heures ; quelquefois il faisait une partie d'échecs. Le diner
était ensuite servi ; rarement il durait plus de vingt minutes ou d'une
demi-heure. Napoléon mangeait fort vite, mais, comme toutes les personnes qui
ont beaucoup d'appétit, il avait toujours été sobre ; parfois il parlait de
cette sobriété, qu'il comparait gaîment au raffinement gastronomique de
certains souverains. Il n'aimait que les mets simples et peu épicés : ses
deux plats favoris étaient un gigot de mouton rôti sans ail et des côtelettes
de mouton. Il ne buvait jamais plus d'une demi-bouteille de vin de
Chambertin, encore le mêlait-il avec une forte quantité d'eau. Comme on lui
parlait des maladies de foie ; communes dans l'île, et qu'il en demandait la
cause, on lui dit que c'était à l'abus des spiritueux qu'elles devaient
surtout être attribuées. En ce cas, répondit-il, je ne crains rien. Un des
reproches qu'il adressait ordinairement aux Anglais, c'était de trop aimer à
boire ; il ne concevait pas qu'ils ne pussent pas terminer un diner sans
s'enivrer. Eh bien ! combien de bouteilles ? disait-il toujours à son
médecin, lorsqu'il était arrivé à celui-ci d'avoir assisté à un repas en
compagnie de ses compatriotes. Vos Anglais, lui répétait-il souvent, laissent les plus belles femmes pour un pot de porter,
pour une bouteille de vin d'Espagne, ou de France. Nos Français ne sont point
ainsi ; la gloire, l'amour et le patriotisme se partagent leurs affections. Après
son diner, il prenait une très-petite tasse de café ; alors les domestiques
se retiraient et il se renfermait dans son intérieur avec ses amis.
Quelquefois il faisait la conversation avec mesdames Montholon et Bertrand et
les personnes de sa suite ; mais le plus souvent il allait à la comédie,
comme il disait lui-même, c'est-à-dire qu'il se faisait apporter un volume de
quelque auteur dramatique, et il lisait tout haut pendant une heure ; puis il
congédiait tout le monde, et se retirait, vers les dix ou onze heures, dans
sa chambre à coucher. Les
tragédies de Corneille étaient la lecture favorite de Napoléon : il admirait
ce grand poète par-dessus tous les auteurs français. Souvent il le louait
avec enthousiasme : C'est à Corneille, disait-il, que la France fut redevable de quelques-unes des plus
belles et plus glorieuses actions qui honorent les derniers temps de son
histoire. J'ai remarqué cette influence des nobles et patriotiques sentiments
si poétiquement et si énergiquement mis en action par Corneille. Si Corneille
eût vécu de mon temps, s'écriait-il un jour en s'arrêtant sur le sublime
qu'il mourût des Horaces, je l'aurais fait prince. Napoléon
donnait tous les matins le plus grand soin à sa toilette. Après s'être rasé,
lavé la figure et les dents, il se jetait de l'eau de Cologne sur le corps et
se faisait masser avec une brosse à chair, tenant cette habitude pour
excellente et très-favorable à la santé. Son
costume était presque invariablement le même. Il portait une culotte de
Casimir noir ou do nankin brun, un gilet blanc, des bas de soie, des souliers
à boucles d'or, le frac vert de la petite tenue des guides ou chasseurs à
cheval de la garde impériale, un col noir, et le petit chapeau à trois cornes
avec une cocarde tricolore. Lorsqu'il recevait, il portait toujours le cordon
et la grande croix de la Légion-d'Honneur : c'est bien le moins, disait-il à
ce propos, que celui qui a institué cet ordre de chevalerie, illustré par de
si glorieuses actions, en porte lui-même les insignes. Lorsqu'il
avait passé son habit, il prenait son mouchoir parfumé d'eau de Cologne, une
petite bonbonnière et sa tabatière. Napoléon
avait pris en si grande affection l'uniforme des guides, qu'il ne pouvait se
décider à porter un habit d'une autre couleur. Un jour Santini lui annonça
que son habit de prédilection n'était plus mettable, et qu'il y avait
nécessité de le remplacer. On fit chercher du drap vert chez tous les
marchands de James-Town il ne s'en trouva pas, Santini proposa alors à
l'empereur de lui retourner son habit. — Eh
bien retournez-le,
lui répondit-il, je ferai en sorte qu'il aille
jusqu'à la fin. Accablé
chaque jour de nouveaux tourments, Napoléon se résolut enfin à porter ses
plaintes au ministère anglais ; voici la note qu'il fit tenir à l'amiral Cockburn. L'empereur
désire, par le retour du prochain vaisseau, avoir des nouvelles de sa femme
et de son fils, et savoir si ce dernier vit encore. Il profite de cette
occasion pour réitérer et transmettre au gouvernement anglais les
protestations qu'il a faites contre les étranges mesures qui ont été adoptées
contre lui. 1°
Le gouvernement l'a déclaré prisonnier de guerre. L'empereur n'est point
prisonnier de guerre. Sa lettre au prince régent, écrite et communiquée au
capitaine Maitland, avant de passer à bord du Bellérophon, prouve
suffisamment au monde entier les dispositions et la confiance qui le
conduisirent librement sous le pavillon anglais. Il
était au pouvoir de l'empereur de ne quitter la France que pour des
stipulations qui auraient décidé de tout ce qui était relatif à sa personne ;
mais il dédaigna de mêler ses intérêts personnels aux grands intérêts dont
son esprit avait été constamment occupé. Il aurait pu se mettre à la
disposition de l'empereur Alexandre, qui avait été son ami, ou de l'empereur
François, qui est son beau-père ; mais, dans la confiance qu'il avait en la
nation anglaise, il ne voulut d'autre protection que ses lois, et, renonçant
aux affaires publiques, il ne chercha d'autre pays que celui qui était
gouverné par des lofe fixes, indépendantes de la volonté des individus. 2°
Si l'empereur avait été prisonnier de guerre, les droits des nations
civilisées, sur un prisonnier de guerre, sont limités par le droit des gens,
et finissent d'ailleurs avec la guerre elle-même. 3°
Le gouvernement anglais considérant l'empereur, même arbitrairement, comme
prisonnier de guerre, son droit sur lui était limité par le droit public, ou
bien, comme il n'y avait pas de cartel entre les deux nations dans la guerre
présente, il pouvait suivre envers lui les principes des sauvages qui mettent
à mort leurs prisonniers. Ce droit aurait été plus humain, plus conforme à la
justice, que de le transporter sur ce roc affreux. La mort qu'on aurait pu
lui donner à bord du Bellérophon, dans la rade de Plymouth, aurait été
comparativement un bienfait. Nous
avons voyagé dans les pays les plus misérables de l'Europe : aucun d'eux ne
peut se comparer avec ce roc aride, dépourvu de tout ce qui peut rendre la
vie supportable. Il est fait pour renouveler à tout moment les angoisses de
la mort. Les premiers principes de la morale chrétienne, et ce grand devoir
imposé à l'homme de remplir sa destinée, quelle qu'elle soit, peuvent seuls
l'empêcher ici de terminer, de sa propre main, une si horrible existence.
L'empereur met sa gloire à continuer à lui être supérieur. Mais, si le gouvernement
anglais persiste dans ses actes d'injustice et de violence, il regardera
comme un bienfait l'ordre de le mettre à mort. Cette
note était signée par le comte Bertrand. Déjà le 23 août 1816, le comte
Montholon avait écrit à Hudson Lowe : Monsieur
le général, j'ai reçu le traité du 2 août 1815, conclu entre Sa Majesté
britannique, l'empereur d'Autriche, l'empereur de Russie, et le roi de Prusse,
qui était joint à votre lettre du 25 juillet. L'empereur
Napoléon proteste contre le contenu de ce traité ; il n'est point prisonnier
de l'Angleterre. Après avoir abdiqué entre les mains des représentants de la
nation, au profit de la constitution adoptée par le peuple français, et en
faveur de son fils, il s'est rendu volontairement et librement en Angleterre,
pour y vivre en particulier, dans la retraite, sous la protection des lois
britanniques. La violation de toutes les lois ne peut pas constituer un droit
de fait. La personne de l'empereur Napoléon se trouve au pouvoir de
l'Angleterre ; mais, de fait ni de droit, il n'a été ni n'est au pouvoir de
l'Autriche, de la Russie et de la Prusse, même selon les lois et les coutumes
de l'Angleterre, qui n'a jamais fait entrer, dans la balance des prisonniers,
les Russes, les Autrichiens, les Prussiens, les Espagnols, les Portugais,
quoique unie à ces puissances par des traités d'alliance, et faisant la
guerre conjointement avec elles. La
convention du 2 août, faite quinze jours après que l'empereur Napoléon était
en Angleterre, ne peut avoir en droit, aucun effet ; elle n'offre que le
spectacle de la coalition des quatre plus grandes puissances de l'Europe,
pour l'oppression d'un seul homme, coalition que désavouent l'opinion de tous
les peuples, comme tous les principes de la saine morale. Les
empereurs d'Autriche et de Russie, et le roi de Prusse, n'ayant, de fait ni
de droit, aucune action sur la personne de l'empereur Napoléon, ils n'ont pu
rien statuer relativement à lui. Si
l'empereur Napoléon eût été au pouvoir de l'empereur d'Autriche, ce prince se
fût souvenu des rapports que la religion et la nature ont mis entre un père
et un fils, rapports qu'on ne viole jamais impunément. Il
se fût ressouvenu que quatre fois Napoléon lui a restitué son trône : à Leoben,
en 1799, et à Lunéville, en 1804, lorsque ses armées étaient sous les murs de
Vienne ; à Presbourg, en 1806, et à Vienne, en 1809, lorsque ses armées
étaient maîtresses de la capitale et des trois quarts de la monarchie. Ce
prince se fût ressouvenu des protestations qu'il lui fit au bivouac de
Moravie, en 1806, et à l'entrevue de Dresde, en 1812. Si
la personne de l'empereur Napoléon eût été au pouvoir de l'empereur
Alexandre, il se fût ressouvenu des liens d'amitié contractés à Tilsitt, à
Erfurt, et pendant douze ans d'un commerce journalier. Il
se fût ressouvenu de la conduite de l'empereur Napoléon le lendemain de la
bataille d'Austerlitz, où, pouvant le faire prisonnier avec les débris de son
armée, il se contenta de sa parole, et lui laissa opérer sa retraite. Il se
fût ressouvenu des dangers que, personnellement, l'empereur Napoléon a bravés
pour éteindre l'incendie de Moscow, et lui conserver cette capitale. Certes,
ce prince n'eût pas violé les droits de l'amitié et de la reconnaissance
envers un ennemi dans le malheur. Si
la personne de l'empereur Napoléon eût été même au pouvoir du roi de Prusse,
ce souverain n'eût pas oublié qu'il a dépendu de l'empereur, après la
bataille de Friedland, de placer un autre prince sur le trône de Berlin. Il
n'eût point oublié, devant un ennemi désarmé, les protestations de dévouement
et les sentiments qu'il lui témoigna en 1812, aux entrevues de Dresde. Aussi
voit-on, par les articles 2 et 5 dudit traité du 2 août que, ne pouvant
influer en rien sur le sort de la personne de l'empereur Napoléon, qui n'est
pas en leur pouvoir, ces princes s'en rapportent à ce que fera là-dessus Sa
Majesté Britannique, qui se charge de remplir toutes les obligations. Ces
princes ont reproché à l'empereur Napoléon d'avoir préféré la protection des
lois anglaises à la leur. Les fausses idées que l'empereur Napoléon avait de
la libéralité des lois anglaises, et de l'influence de l'opinion d'un peuple
grand, généreux et libre, sur son gouvernement, l'ont décidé à préférer la
protection de ses lois à celles de son beau-père ou de son ancien ami.
L'empereur Napoléon a toujours été le maître de faire assurer ce qui lui
était personnel, par un traité diplomatique, soit en se remettant à la tête
de l'armée de la Loire, soit en se mettant à la tête de l'armée de la Gironde
que commandait le général Clausel. Mais ne cherchant désormais que la
retraite et la protection des lois d'une nation libre, soit anglaise, soit
américaine, toutes stipulations lui ont paru inutiles. Il a cru le peuple
anglais plus lié par sa démarche franche, noble, et pleine de confiance,
qu'il ne l'eût pu être par les traités les plus solennels. Il s'est trompé ;
mais cette erreur fera à jamais rougir les vrais Bretons ; et, dans la
génération actuelle, comme dans les générations futures, elle sera une preuve
de la déloyauté de l'administration anglaise. Des
commissaires autrichiens et russes sont arrivés à Sainte-Hélène. Si leur
mission a pour but de remplir une partie des devoirs que les empereurs
d'Autriche et de Russie ont contractés par le traité du 2 août, et de
veillera ce que les agents anglais, dans une petite colonie au milieu de
l'Océan, ne manquent pas aux égards dus à un prince lié avec eux par les
liens de parenté et par tant d'autres rapports, on reconnaît, dans cette
démarche, des marques du caractère de ces deux souverains ; mais vous avez,
monsieur, assuré que ces commissaires n'avaient ni le droit ni le pouvoir
d'avoir aucune opinion de ce qui peut se passer sur ce rocher. Le
ministère anglais a fait transporter l'empereur à Sainte-Hélène, à deux mille
lieues de l'Europe. Ce rocher, situé sous le tropique, à cent lieues de tout
continent, est soumis à la chaleur dévorante de cette latitude ; il est
couvert de nuages et de brouillards les trois quarts de l'année ; c'est à la
fois le pays le plus sec et le plus humide du monde ; ce climat est le plus
contraire à la santé de l'empereur. C'est la haine qui a présidé au choix de
ce séjour, comme aux instructions données par le ministère anglais aux
officiers commandant dans ce pays. On
leur a ordonné d'appeler l'empereur Napoléon général, voulant l'obliger de
reconnaître qu'il n'a jamais régné en France, ce qui l'a décidé à ne pas
prendre un nom d'incognito, comme il y était résolu en sortant de France.
Premier magistrat à vie de la république, sous le titre de premier consul, il
a conclu les préliminaires de Londres et le traité d'Amiens avec le roi de la
Grande-Bretagne ; il a reçu pour ambassadeurs, lord Cornwallis, M. Merry,
lord Whitwoorth, qui ont séjourné en cette qualité à sa cour. Il a accrédité,
auprès du roi d'Angleterre, le comte Otto et le général Andréossy, qui ont
résidé comme ambassadeurs à la cour de Windsor. Lorsque, après un échange de
lettres entre les ministres des affaires étrangères des deux monarchies, lord
Lauderdale vint à Paris, muni des pleins-pouvoirs du roi d'Angleterre, il
traita avec les plénipotentiaires munis des pleins-pouvoirs de l'empereur
Napoléon, et séjourna' plusieurs mois à la cour des Tuileries. Lorsque
depuis, à Châtillon, lord Castlereagh signa l'ultimatum que les puissances
alliées présentèrent aux plénipotentiaires de l'empereur Napoléon, il
reconnut par là la quatrième dynastie. Cet
ultimatum était plus avantageux que le traité de Paris ; mais on exigeait que
la France renonçât à la Belgique et à la rive gauche du Rhin, ce qui était
contraire aux propositions de Francfort et aux proclamations des puissances
alliées ; ce qui était contraire au serment par lequel, à son sacre,
l'empereur avait juré l'intégrité de l'empire. L'empereur pensait alors que
les limites naturelles étaient nécessaires à la garantie de la France, comme
à l'équilibre de l'Europe ; il pensait que la nation française, dans les
circonstances où elle se trouvait, devait plutôt courir toutes les chances de
la guerre que de s'en départir. La
France eût obtenu cette intégrité, et, avec elle, conservé son honneur, si la
trahison n'était venue au secours des alliés. Le
traité du 2 août, l'acte du parlement britannique, appellent l'empereur
Napoléon Bonaparte, et ne lui donnent pas le titre de général. Le titre de
général Bonaparte est sans doute éminemment glorieux : l'empereur le portait
à Lodi, à Castiglione, à Rivoli, à Arcole, à Leoben, aux Pyramides, à Aboukir
; mais depuis dix-sept ans, il a porté celui de premier consul et d'empereur
; ne le nommer maintenant que général, ce serait convenir qu'il n'a été ni
premier magistrat de la république, ni souverain de la quatrième dynastie.
Ceux qui pensent que les nations sont des troupeaux qui, de droit divin, appartiennent
à quelques familles, ne sont ni du siècle, ni même dans l'esprit de la
législature anglaise, qui changea plusieurs fois l'ordre de sa dynastie,
parce que de grands changements survenus dans les opinions auxquelles n'avaient
pas participé les princes régnants, les avaient rendus ennemis du bonheur et
de la grande majorité de cette nation ; car les rois ne sont que des
magistrats héréditaires qui n'existent que pour le bonheur des nations, et
non les nations pour la satisfaction des rois. C'est
le même esprit de haine qui a ordonné que l'empereur Napoléon ne pût écrire
ni recevoir aucune lettre sans qu'elle fût ouverte et lue par les ministres
anglais et les officiers de Sainte-Hélène. On
lui a par là interdit la possibilité de recevoir des nouvelles de sa mère, de
sa femme, de son fils, de ses frères ; et lorsque, voulant se soustraire aux inconvénients
de voir ses lettres lues par des officiers subalternes, il a voulu envoyer
des lettres cachetées au prince régent, on a répondu qu'on ne pouvait se
charger que de laisser passer des lettres ouvertes : que telles étaient les
instructions du ministre. Cette mesure n'a pas besoin de réflexion ; elle
donnera d'étranges idées de l'esprit d'administration qui l'a dictée : elle serait
désavouée à Alger. Des lettres sont arrivées pour des officiers-généraux de
la suite de l'empereur, elles étaient décachetées et vous furent remises ;
vous ne les avez pas communiquées parce qu'elles n'avaient pas passé par le
canal du ministère anglais. Il a fallu leur faire refaire quatre mille
lieues, et les officiers eurent la douleur de savoir qu'il existait sur ce
rocher des nouvelles de leurs femmes, de leurs mères, de leurs enfants, et
qu'ils ne pourraient les connaître que dans six mois. Le cœur se soulève ! !
! On n'a pas pu obtenir d'être abonné au Morning Chronicte, au Morning
Post, à quelques journaux français. De temps à autre on fit passer à
Longwood quelques numéros dépareillés du Times. Sur la demandé faite à
bord du Northumberland, on a envoyé quelques livres ; mais tous ceux
relatifs aux affaires des dernières années en ont été soigneusement écartés.
Depuis, on a voulu correspondre avec un libraire de Londres, pour avoir
directement des livres dont oh pourrait avoir besoin, et ceux relatifs aux
évènements du jour ; on l'a empêché. Un auteur anglais ayant fait un ouvrage
en France, et l'ayant imprimé à Londres, prit là peine de vous l'envoyer pour
l'offrir à l'empereur ; mais vous n'avez pas cru pouvoir le lui remettre, parce
qu'il ne vous était pas parvenu par la filière de votre gouvernement. On dit
aussi que d'autres livres, envoyés par leurs auteurs, n'ont pu être remis,
parce qu'il y avait sur l'inscription de quelques-uns : à l'empereur
Napoléon, et sur d'autres : à Napoléon-le-Grand. Le ministère anglais n'est
fondé à employer aucune de ces vexations : la loi, quoique inique, du
parlement britannique, considère l'empereur Napoléon comme prisonnier de
guerre ; or, jamais on n'a défendu aux prisonniers de guerre de s'abonner aux
journaux, de recevoir des livres qui s'impriment : une telle défense n'est
faite que dans les cachots de l'inquisition. L'île
de Sainte-Hélène a dix lieues de tour ; elle est inabordable de toutes parts,
des bricks enveloppent la côte ; des postes placés sur le rivage peuvent se
voir de l'un à l'autre, et rendent impraticables les communications avec la
mer, Il n'y a qu'un seul petit bourg, James-Town, où mouillent et d'où
s'expédient les bâtiments. Pour empêcher un individu de s'en aller de l'île,
il suffit de cerner la côte par terre et par mer. En interdisant l'intérieur
de l'île, on ne peut donc avoir qu'un but, celui de priver d'une promenade de
huit ou dix milles, qu'il serait possible de faire à cheval, et dont, d'après
la consultation des hommes de l'art, la privation abrège les jours de
l'empereur. On
a établi l'empereur dans la position de Longwood, exposé à tous les vents, terrain
stérile, inhabité, sans eau, n'étant susceptible d'aucune culture. Il y a une
enceinte d'environ douze cents toises incultes. A onze ou douze cents toises,
sur un mamelon, on a établi un camp. On vient d'en placer un autre à peu près
à la même distance, dans une direction, opposée, de sorte qu'au milieu de la
chaleur du tropique, de quelque côté qu'on regarde, on ne voit que des camps. L'amiral
Malcolm ayant compris l'utilité dont, dans cette position, une tente serait
pour l'empereur, en a fait établir une par ses matelots, à vingt pas en avant
de la maison ; c'est le seul endroit où l'on puisse trouver de l'ombre.
Toutefois l'empereur n'a lieu que d'être satisfait de l'esprit qui anime les
officiers et soldats du brave 53e, comme il l'avait été de l'équipage du Northumberland.
La maison de Longwood a été construite pour servir de grange à la ferme de la
Compagnie ; depuis, le sous-gouverneur de l'île y a fait établir quelques
chambres ; elle lui servait de maison de campagne, mais elle, n'était en rien
convenable pour une habitation. Depuis un an qu'on y est, on y a toujours
travaillé, et l'empereur a constamment eu l'incommodité et l'insalubrité
d'habiter une maison en construction. La chambre dans laquelle il couche est
trop petite pour contenir un lit d'une dimension ordinaire ; mais toute
bâtisse à Longwood prolongerait l'incommodité des ouvriers. Cependant, dans
cette misérable île, il existe de belles positions, offrant de beaux arbres,
des jardins, et d'assez belles maisons, entre autres Plantation-House
; mais les instructions positives du ministère vous interdisent de donner
cette maison, ce qui eût épargné beaucoup de dépenses à votre trésor, dépenses
employées à bâtir à Longwood des cahuttes couvertes en papier goudronné, et
qui déjà sont hors de service. Vous avez interdit toute correspondance entre
nous et les habitants de l'île ; vous avez mis de fait la maison de Longwood
au secret ; vous avez même entravé les communications avec les officiers de
la garnison. On semble donc s'être étudié à nous priver du peu de ressources
qu'offre ce misérable pays, et nous y sommes comme nous serions sur le rocher
inculte et inhabité de l'Ascension. Depuis
quatre mois que vous êtes à Sainte-Hélène, vous avez, Monsieur, empiré la
position de l'empereur. Le comte Bertrand vous a fait observer que vous
violiez même la loi de votre législature ; que vous fouliez aux : pieds les
droits des officiers-généraux prisonniers de guerre. Vous avez répondu que
vous ne reconnaissiez que la lettre de vos instructions ; qu'elles étaient
pires encore que ne nous paraissait votre conduite. J'ai
l'honneur, etc. J'avais
signé cette lettre, Monsieur, lorsque j'ai reçu la vôtre du 17. Vous y
joignez le compte par aperçu d'une somme annuelle de vingt mille livres
sterling, que vous jugez indispensable pour subvenir aux dépenses de
l'établissement de Longwood, après avoir fait toutes les réductions que vous
avez crues possibles. La discussion de cet aperçu ne peut nous regarder en
aucune manière. La table de l'empereur est à peine le strict nécessaire ;
tous les approvisionnements sont de mauvaise qualité, et quatre fois plus
chers qu'à Paris. Vous demandez à l'empereur un fonds de douze mille livres
sterling, votre gouvernement ne vous allouant que huit mille livres sterling
pour toutes ses dépenses. J'ai eu l'honneur de vous dire que l'empereur
n'avait pas de fonds ; que, depuis un an, il n'avait ni reçu, ni écrit aucune
lettre, et qu'il ignorait complètement tout ce qui se passait ou avait pu se passer
en Europe. Transporté
violemment sur ce rocher, à deux mille lieues, sans pouvoir recevoir ou
écrire aucune lettre, il se trouve aujourd'hui entièrement à la discrétion
des agents anglais. L'empereur
a toujours désiré et désire pourvoir lui-même à toutes ses dépenses
quelconques, et il le fera aussitôt que vous le lui rendrez possible, en
levant l'interdiction faite aux négociants de l'île de servir à sa correspondance,
et en déclarant qu'elle ne sera soumise à aucune inquisition de votre part,
ni d'aucun de vos agents. Dès que l'on connaîtra en Europe les besoins de
l'empereur, les personnes qui s'intéressent à lui enverront les fonds
nécessaires pour y pourvoir. La
lettre de lord Bathurst, que vous m'avez communiquée, fait naître d'étranges
idées. Vos ministres ignoraient-ils donc que le spectacle d'un grand homme
aux prises avec l'adversité est le spectacle le plus sublime ? Ignoraient-ils
donc que Napoléon à Sainte-Hélène, au milieu des persécutions de toute
espèce, auxquelles il n'oppose que de la fermeté, est plus grand, plus sacré,
plus vénérable, que sur le premier trône du monde, où, si longtemps, il fut
l'arbitre des rois ? Ceux
qui, dans cette position, manquent à Napoléon, n'avilissent que leur propre
caractère et la nation qu'ils représentent. Le général, comte de MONTHOLON. |