SOMMAIRE : Réorganisation du
gouvernement impérial. — Négociations. — Napoléon est mis hors de lu loi des
nations. — Préparatifs de guerre. — Intempestive agression de Murat. — Le
Champ-de-Mai. — Promulgation de l'acte additionnel aux constitutions de
l'empire.— Ouverture des chambres. — Napoléon part de Paris. — Force
respective des armées. — Trahison de Bourmont et Clouet. —Bataille de
Fleurus. — De Waterloo— Situation et ressources de la France. — Etrange
conduite des chambres. — Indécents débats à la chambre des pairs. — Nouvelle
abdication de Napoléon. — Il demande à combattre l'ennemi comme général en
chef. — Vaine tentative d'Exelmans. — Capitulation de Paris. — Rentrée de
Louis XVIII. — Stupeur du peuple.
1815.
Dès le
lendemain de son arrivée, Napoléon s'occupa de réorganiser le gouvernement
impérial. Cambacérès, après quelques difficultés, accepta le ministère de la
justice ; le duc de Vicence aurait voulu servir activement dans l'armée, mais
Napoléon le plaça aux affaires étrangères ; le maréchal Davoust fut nommé
ministre de la guerre ; le duc de Gaëte et le comte Mollien reprirent les
portefeuilles des finances et du trésor ; Maret, duc de Bassano, fut replacé
au ministère de la secrétairerie d'état ; Decrès fut rappelé à la marine ;
Fouché fut chargé de la police, parce que Cambacérès, Maret, Lavalette,
Savary même, Real, et toutes les personnes en qui Napoléon pouvait avoir le
plus de confiance, se réunirent pour témoigner de sa conduite en 1814 ; ce
choix déplut à la France ; sous le nom de Fouché ou sous celui de duc
d'Otrante, auquel s'attachait déjà l'infamie, cet homme était également
odieux à la France ; en revanche, la nomination de Carnot au ministère de
l'intérieur produisit un bon effet, seulement on fut choqué de lui voir
donner le titre de comte qu'il ne refusa pas. Le duc de Rovigo fut nommé
commandant général de la gendarmerie ; M. de Montalivet, ancien ministre de
l'intérieur, devint intendant de la liste civile. Le conseil d'état fut
réorganisé sur l'ancien pied et composé à peu près des mêmes membres.
Napoléon rappela auprès de lui ses anciens aides-de-camp, à l'exception du
général Lauriston, et leur nombre fut augmenté des généraux Letort et
Labédoyère. Les généraux Bertrand et Drouot furent maintenus dans leurs
places de grand-maréchal du palais et de major-général de la garde. Napoléon
replaça près de sa personne la plupart des chambellans, des écuyers et des
maîtres de cérémonies qui l'entouraient en 1814. Enfin, il réorganisa la
maison de l'impératrice. Par ses
décrets de Lyon, Napoléon avait renversé la chambre des pairs et celle des
députés, appelé les électeurs au champ de mai, aboli la noblesse féodale et
déclaré que le trône est fait pour la nation, et non point la nation pour le
trône : il avait chassé les émigrés non rayés ; expulsé de l'armée les
étrangers et les émigrés ; rendu à la Légion-d'Honneur ses dotations et ses
prérogatives, et rétabli sur leurs sièges les magistrats qui en avaient été
éloignés. Le 26
mars, tous les grands corps de l'empire furent admis à exprimer les vœux de
la France : Napoléon répondit aux ministres que sa devise était tout à la
nation et tout pour la France. Il dit au conseil d'état qu'il avait renoncé
aux grandes idées, et que désormais le bonheur et la consolidation de
l'empire français seraient l'objet de toutes ses pensées. Napoléon
ne perdit pas de vue la classe ouvrière qui l'avait surnommé le grand
entrepreneur ; les travaux commencés avant 1814 furent repris avec activité
et la capitale redevint un vaste atelier. Le 27
mars, Napoléon annonça aux troupes, en les passant en revue, que le roi, le
comte d'Artois, le duc de Berry et le duc d'Orléans avaient passé la
frontière du Nord et étaient allés chercher un asile chez l'étranger. De
toute la famille des Bourbons, le duc et la duchesse d'Angoulême persistaient
seuls à lutter contre leur mauvaise fortune. La duchesse essaya
d'ensanglanter Bordeaux en y organisant la guerre civile, mais le général
Clausel y mit bon ordre ; le duc, à la tête des volontaires du Languedoc, de
ceux de la Provence et de quatre régiments, composant en tout une armée de
dix à douze mille hommes, s'était avancé vers Lyon : déjà il était entré à
Valence, lorsque la défection d'une partie des troupes de ligne le mit tout à
coup dans la nécessité de faire sa retraite : pressé bientôt par les colonnes
du général Grouchy arrivées de Lyon, et par celles du général Gilly venant de
Nîmes, le duc d'Angoulême, n'ayant plus l'espoir d'être secouru par les
troupes du roi de Sardaigne, consentit à se rendre. Il fut
convenu entre le général Gilly et le baron de Damas que l'armée du prince
serait licenciée, et que le prince s'embarquerait à Cette ; mais le général
Grouchy ne crut pas devoir autoriser l'exécution de la convention, sans avoir
pris les ordres de Napoléon. La nouvelle de cet événement fut transmise à
Paris par le télégraphe. L'empereur, aussitôt, adressa la lettre suivante au
général Grouchy. M. le comte Grouchy, l'ordonnance
du roi, en date du 6 mars, et la déclaration signée à Vienne le 13, par ses
ministres, pourraient m'autoriser à traiter le due d'Angoulême comme cette
ordonnance et cette déclaration voulaient qu'on me traitât, moi et ma famille
; mais, constant dans les dispositions qui m'avaient porté il ordonner que
les membres de la famille des Bourbons pussent sortir librement de la France,
mon intention est que vous donniez des ordres pour que le duc d'Angoulême
soit conduit à Cette, où il sera embarqué, et que vous veillez à sa sûreté et
à écarter de sa personne tout mauvais traitement. L'empereur
demandait seulement que le duc d'Angoulême s'engageât à faire restituer les
diamants de la couronne. Napoléon
voulut alors tenter la voie des négociations auprès des puissances ; mais le
congrès qui, à l'instigation de Talleyrand, s'était déjà prononcé, maintint
sa première résolution. En rompant la convention qui l'avait établi à l'île
d'Elbe, était-il dit dans ce manifeste, Bonaparte a détruit le seul titre
légal d'où dépendait son existence ; et en reparaissant en France avec des
projets de trouble et de désordre, il s'est privé de la protection des lois,
et a prouvé à l'univers qu'il ne peut plus y avoir ni paix ni trêve avec lui. En
conséquence, les puissances déclarèrent que Napoléon Bonaparte s'était placé
en dehors des relations civiles et sociales, et que, ennemi et perturbateur
du repos du monde, il était livré comme tel à la vindicte publique. Elles
ajoutaient que, fermement résolues à maintenir entièrement le traité de Paris
du 30 mai 1814 et les dispositions sanctionnées par ce traité, ainsi que
celles qui avaient été prises depuis, ou qui pourraient l'être à l'avenir,
afin de le consolider et le rendre complet, elles emploieraient tous leurs
moyens pour que la paix générale, objet des désirs de l'Europe et le but
constant de leurs travaux, ne pût plus être troublée, et pour prévenir toute
entreprise qui menacerait de replonger le monde dans les désordres des
révolutions. Ce
manifeste fut suivi immédiatement d'un traité entre la Grande-Bretagne,
l'Autriche, la Prusse et la Russie, qui renouvelait et confirmait l'alliance
formée entre ces puissances, à Chaumont. Chacune des parties contractantes
s'engageait à tenir constamment sur pied une armée de cent cinquante mille
hommes, avec une égale proportion de cavalerie et d'artillerie ; et à ne pas
poser les armes, sans un commun consentement, jusqu'à ce que le but de la
guerre fût atteint, ou qu'on eût rendu Bonaparte incapable de troubler la
paix de l'Europe. Les autres puissances de l'Europe devaient être invitées à
accéder à ce traité. Cet
acte, en mettant Napoléon hors la loi, appelait plutôt contre lui le poignard
des assassins que le glaive de la justice. Mais les alliés semblaient alors
avoir pris pour devise : Si veut la fin, si veut les moyens. En conséquence
de ces résolutions, par lesquelles les puissances ne rougissaient pas
d'appeler à leur aide le poignard des assassins, toute l'Europe accélérait
ses préparatifs de guerre ; et le nombre des troupes avec lesquelles les
alliés se disposaient à rentrer en France, était évalué à un million et onze
mille soldats. C'est
dans ces conjonctures que l'on apprit l'irruption de Murat dans les états du
pape. Napoléon en quittant l'île d'Elbe lui avait expédié un émissaire à Naples,
chargé de l'instruire de son dessein de rentrer en France. Il engageait alors
son beau-frère à dépêcher un courrier à Vienne, et à signifier, en son nom,
aux puissances qu'il était résolu à maintenir le traité de Paris, et qu'il
renonçait spécialement à toute prétention sur l'Italie. Il pensait désarmer
par là les rois de l'Europe, dont les troupes étaient déjà parvenues derrière
l'Inn, l'Oder et le Niémen. Du reste, l'empereur jugeant que, dans tous les
cas, les hostilités ne pourraient commencer avant la fin de juillet, faisait
observer à Murat que la France et Naples auraient le temps nécessaire pour se
concerter. Il lui recommandait donc de renforcer son armée, et surtout, s'il
était attaqué, de se conduire d'après le principe qu'il valait mieux reculer
qu'avancer ; livrer bataille derrière le Tagliamento que derrière le Pô ;
enfin, il l'avertissait de considérer qu'il pouvait beaucoup comme diversion,
et lorsqu'il serait appuyé par une armée française, mais qu'il ne pouvait rien sans cela. Malgré ces conseils, Murat pour
agir n'attendit pas même l'arrivée de Napoléon à Paris. Il crut que la
presqu'île, soulevée à sa voix, allait le proclamer le libérateur de
l'Italie. Il se
mit donc à la tête d'une armée de cinquante mille hommes ; et, sans expliquer
ses intentions, il s'empara de Rome, d'où le pape et les cardinaux avaient
pris la fuite. Il menaçait toute la ligne du Pô, que les forces autrichiennes
ne pouvaient pas maintenir ; et le 31 mars, il adressa une proclamation à
tous les Italiens, les excitant à s'armer pour l'affranchissement de leur
pays. La proclamation était signée Joachim Napoléon. Cette
proclamation ne produisit d'effet que sur la classe élevée, sur les étudiants
surtout de l'université de Bologne ; Murat marcha néanmoins vers le nord. Il défit
le général autrichien Bianchi, et occupa Modène et Florence. L'attitude
de Murat était capable d'alarmer l'Europe. S'il pénétrait plus avant dans la
Lombardie, il pourrait unir ses efforts à ceux de Napoléon, qui venait de se
replacer sur le trône, et ses forces seraient probablement augmentées par des
milliers de vétérans de l'armée du prince Eugène. L'Autriche s'en alarma ; le
congrès fut confirmé par cette folle agression dans sa pensée, que Napoléon
ne reparaissait sur la scène politique que pour bouleverser toute l'Europe,
et les préparatifs de guerre se poursuivirent avec d'autant plus d'ardeur, Ainsi,
dit l'empereur, deux fois en proie aux plus étranges vertiges, le roi de Naples fut deux fois la cause de nos malheurs ;
en 1814, en se déclarant contre la France ; en 1815, en se déclarant contre
l'Autriche. Les
succès de Murat furent de courte durée ; l'Italie restait sourde à sa voix,
ou plutôt s'étonnait de la confiance d'un roi proclamant l'indépendance, et
n'offrant pour caution du succès que sa gloire effacée, et sa bravoure mal
secondée par une nuée de faibles Napolitains. En effet, l'armée autrichienne
passa le Pô, battit Murat, et le poursuivit dans Naples même, où elle entra
victorieuse le 12 mai. La
guerre, dès-lors, pressa la France de tous les côtés à la fois : des renforts
nombreux vinrent grossir les rangs des Autrichiens en Lombardie ; ils
s'avancèrent vers les Alpes, au pied desquelles se rassemblaient les troupes
du roi de Sardaigne. Au nord, les Anglais et les Prussiens se trouvèrent en
ligne dans les premiers jours de juin. Les Russes accouraient ; leurs
premières colonnes avaient passé Nuremberg le 19 mai, elles commençaient à se
former sur les bords du Rhin. L'empereur de Russie et le roi de Prusse
quittèrent Vienne le 26, et l'empereur d'Autriche le 27. Ces souverains
allèrent se mettre à la tête de leurs armées. L'Angleterre jetait sur nos
côtes des hommes, des armes et des munitions pour alimenter nos discordes
civiles, et la Vendée levait l'étendard de la révolte. Napoléon
dut préparer ses moyens de défense avec un redoublement d'activité. A son
retour, l'armée présentait un effectif de cent quarante mille hommes, force à
peine suffisante pour garder les places de guerre et les principaux
établissements maritimes. Toutes les flottés étaient désarmées et les
équipages congédiés, à l'exception d'un vaisseau de ligne et de trois
frégates à Toulon, et de deux frégates à Rochefort. Il fat lait que l'armée
de terre pourvût à la défense des ports militaires. Le matériel de
l'artillerie, malgré les pertes éprouvées, pouvait suffire aux besoins des
plus grandes armées, et réparer les pertes qu'elles pourraient faire dans
plusieurs campagnes. Mais les arsenaux ne contenaient que cent mille fusils
neufs, et trois cent mille à réparer ; cela était très-insuffisant. Toutes
les places fortes étaient désarmées ; les palissades et les approvisionnements
de siège avaient été vendus. Huit
cent mille hommes étaient jugés nécessaires pour combattre l'ennemi à forcés
égales. Napoléon porta ses premiers soins sur le moral de l'armée. Il
restitua aux régiments les numéros qu'ils avaient illustrés par tant de
combats depuis 1793, il créa les cadres des 3e, 4e et 5e bataillons des
régiments d'infanterie, des 4e et 5e escadrons de cavalerie, ceux de trente
bataillons d'artillerie, de vingt régiments de jeune garde, de dix bataillons
d'équipages militaires, et de vingt régiments de marine. Il requit deux cents
bataillons de garde nationale d'élite, forts chacun de cinq cent soixante
hommes. Il rappela sous les drapeaux tous les anciens militaires : tous
quittèrent leurs occupations pour endosser leur vieil uniforme. Cet appel
devait produire deux cent mille hommes. La conscription de 1815 fut rappelée
: elle devait donner cent quarante mille hommes. Un appel de deux cent
cinquante mille hommes devait être proposé aux chambres dans le courant de
juillet : la levée eût été terminée en septembre. Le nombre des officiers,
sous-officiers et soldats en réforme ou en retraite, s'élevait à plus de cent
mille ; trente mille étaient en état de servir ; on les rappela sous les
drapeaux. Mais l'objet le plus important était les armes à feu : l'artillerie
prit les mesures nécessaires, elle parvint à fabriquer en un mois ce qu'en un
temps ordinaire elle n'eût pu faire confectionner en six. Les manufactures de
draps propres à l'habillement des troupes étaient nombreuses en 1812 et 1815
; elles pouvaient fournir à tous les besoins de l'armée ; mais, en 1815,
elles n'existaient plus. Dès le mois d'avril, le trésor avança plusieurs
millions aux fabricants pour les relever. Les
fournisseurs avaient livré vingt mille chevaux de cavalerie avant le 1er juin
; dix mille tout dressés furent achetés et payés comptant aux gendarmes qui
les remplacèrent à leur choix. D'autres ressources portèrent à quarante-six
mille, au 1er juin, le nombre total des chevaux en ligne ou dans les dépôts.
L'artillerie en comptait dix-huit mille à la même époque. Tous
les services ne pouvaient se faire qu'argent comptant ; la plupart des
fournisseurs et entrepreneurs exigeaient même des avances ; cependant, la
dette publique et les pensions étaient servies avec la plus grande exactitude
: toutes les dépenses de l'intérieur, loin d'être diminuées, étaient
augmentées ; le grand système des travaux publics avait repris son activité
dans toute la France. Le trésor négocia quatre millions de rentes de la
caisse d'amortissement à cinquante pour cent, qu'il remplaça en crédit de
bois nationaux ; cela produisit net de tous escomptes, quarante millions
argent comptant, qui rentrèrent avec une incroyable rapidité. L'infatigable
activité de Napoléon, et ses talents prodigieux enfantèrent ces immenses
résultats, comme par enchantement. Il est vrai que l'élan national le
secondait partout. Les contribuables devançaient la plupart les époques du
recouvrement des impositions ; un grand nombre y joignaient des dons
patriotiques. Le 1er
octobre, la France aurait eu un état militaire de huit à neuf cent mille
hommes complètement armés, organisés et habillés ; mais la difficulté
consistait à pouvoir éloigner les hostilités jusqu'à cette époque. Au 1er octobre,
les frontières de l'empire eussent été des frontières inexpugnables que
l'Europe en armes n'eût pas franchies impunément. Pendant
que le général Lamarque et le général Travot étouffaient à sa naissance l'insurrection
vendéenne, alimentée par l'Angleterre, Napoléon fit fortifier Paris et Lyon ;
le général Haxo fut chargé des ouvrages destinés à couvrir Paris ; ceux de la
rive droite de la Seine étaient terminés et armés de sept cents pièces de
canon au 1er juin ; il fallait encore quinze jours pour achever ceux de la
rive gauche. Les travaux de la défense de Lyon, confiés au général Léry,
étaient élevés et armés le 25 juin. Des approvisionnements considérables
avaient été formés dans cette grande ville, dont le patriotisme et le courage
assuraient d'ailleurs la défense. Au 1er
juin, l'effectif des troupes françaises sous les armes était de cinq
cent-cinquante-neuf mille hommes ; ainsi, en deux mois, le ministère de la
guerre avait levé quatre cent quatorze mille hommes : près de sept mille par
jour. Ni Carthage, indignée d'avoir été trompée par Scipion ; ni Rome,
voulant conjurer le danger de Cannes ; ni la législature soulevée par le
manifeste du duc de Brunswick ; ni la Montagne en 1793, n'avaient montré plus
d'énergie, plus d'activité que Napoléon dans ce court espace de temps. Il est
impossible de citer trois mois de l'histoire ancienne ou moderne mieux
employés. L'ordre et l'économie, unis à la plus grande activité,
distinguèrent l'administration de cette époque. Mais le temps était un
élément nécessaire, et le temps manqua à Napoléon. Il eut encore contre lui
sa conduite politique à l'intérieur : en arrivant, il avait parlé le langage
de la liberté, et il s'était empressé de rendre hommage à la souveraineté du
peuple ; il avait proclamé hautement le droit des gouvernés de concourir à
l'établissement du gouvernement fait pour eux ; il s'était engagé à favoriser
la réunion d'une vraie représentation nationale, pour délibérer une
constitution. Déjà même, un décret avait rendu aux communes le droit d'élire
les maires et les officiers municipaux. Enfin la presse était libre. Un
contrat se préparait entre le monarque et la nation, des hommes sages, des
publicistes habiles mûrissaient les éléments de ce grand travail sous les
yeux de l'empereur : la France était dans l'attente. Tout-à-coup, reculant devant
son ouvrage, Napoléon s'épouvante à l'idée de la liberté ; habitué à jouir
sans partage du pouvoir absolu, il craint la France ; ... c'en est assez,
l'empereur révoque toutes ses promesses, il octroie à son tour une ordonnance de réformation ! L'acte additionnel aux
constitutions de l'empire fut publié le 22 avril. Les Français, arrêtés
brusquement dans leur élan vers la liberté, virent avec douleur que Napoléon
ne la leur avait présentée que comme un appât, qu'il s'en était servi comme
moyen, mais qu'elle n'était pas son but. Le mécontentement fut général ;
l'empereur entendit des murmures de funeste présage. Des voix indépendantes
l'avertirent qu'il avait blessé profondément la nation. Il reconnut cette
faute, et s'efforça de la pallier par de nouvelles promesses ; elles furent
sans effet : le coup était porté. Napoléon,
par un décret daté de Lyon le 15 mars, avait pris l'engagement de réunir les
collèges électoraux à Paris, en assemblée extraordinaire du Champ-de-Mai,
afin de modifier et de corriger les constitutions de l'empire, selon
l'intérêt et la volonté de la nation. Les électeurs devaient en même temps
assister au couronnement de Marie-Louise et du roi de Rome. Mais l'acte
additionnel avait paru ; l'impératrice et son fils étaient retenus à Vienne ;
cette grande solennité n'avait plus d'objet ; elle fut pourtant célébrée avec
éclat le 1er juin, au Champ-de-Mars. L'empereur
y fit proclamer l'acceptation par le peuple de sa charte octroyée ; il en
jura sur l'Evangile la religieuse exécution ; des discours furent prononcés,
des aigles distribuées à la troupe. Paris s'émut, comme toujours, à la vue de
cette pompe théâtrale ; la nation en lut les récits avec une profonde
indifférence ; mais son attention fut, au contraire, vivement excitée par
l'ouverture des séances du Corps-Législatif, peu de jours après. Les
élections avaient été libres ; l'opinion de la France y devait enfin être
représentée, la parole lui était rendue. Dès les séances préparatoires,
l'empereur put savoir que les députés, tous patriotes, n'étaient pas disposés
à marcher dans le sens qu'il lui plairait de leur imprimer. Toutefois la
cérémonie de l'ouverture eut lieu le 7 juin, et le discours de Napoléon fut
accueilli par le cri unanime de vive l'empereur ! mais l'adresse de la
chambre, en réponse à ce discours, indiquait que les députés ne regardaient
pas la constitution de l'empire et l'acte additionnel donné par l'empereur,
comme offrant assez de garanties à la liberté et à l'égalité du peuple
français. La constitution est notre point
de ralliement,
répondit Napoléon aux députés ; elle doit
être notre étoile polaire dans les moments d'orage. Toute discussion publique
qui tendrait à diminuer directement ou indirectement la confiance qu'on doit
avoir dans ses dispositions, serait un malheur pour l'état ; nous nous
trouverions au milieu des écueils, sans boussole et sans direction. La crise
où nous sommes engagés est forte. N'imitons pas l'exemple du Bas-Empire, qui,
pressé de tous côtés par les Barbares, se rendit la risée de la postérité, en
s'occupant de discussions abstraites, au moment où le bélier brisait les
portes de la ville. Napoléon,
en déniant au peuple le droit de faire lui-même sa constitution, crut sans
doute se concilier la bienveillance des souverains absolus ; il espérait les
convaincre, que lui seul était capable de comprimer un élan révolutionnaire,
auquel toutes les nations d'Europe ne manqueraient pas de vouloir s'associer
plus ou moins. Peut-être espérait-il leur fournir la démonstration, que sur
le trône de France, if était plus capable de gouverner dans leur intérêt que
les Bourbons. Quoi qu'il en fût, ce changement dans ses dispositions
contribua singulièrement à refroidir les esprits. A Paris, on parvint, à la
vérité, à organiser un corps de fédérés ; mais il n'y eut d'impulsion
prononcée, nationale, de fédération véritablement imposante, que dans une
partie de la Bretagne, et dans les départements qui, l'année précédente,
avaient souffert de l'invasion : l'irritation y était encore violente ; la
défense de Napoléon s'y confondit naturellement avec la défense du
territoire. Nulle part la résolution de repousser le joug de l'étranger ne se
manifesta avec plus d'énergie que dans nos provinces de l'Est. Dès les
premiers jours d'avril, les habitants se portèrent sur les hauteurs qui
dominent les défilés, les routes, les passages, et travaillèrent à y élever
des retranchements. Chacun mettait la main à l'œuvre. On s'égayait, on
s'animait l'un l'autre : partout, dans ces contrées, on remarquait le même
zèle, la même ardeur ; les Vosges entières se hérissèrent de fortifications :
dans les villes, dans les villages, et jusque dans le moindre hameau, on ne
rencontrait que des Français dévoués. En peu de jours, les forts furent
approvisionnés, et les montagnes remplies d'armes, de vivres, de munitions
de" toute espèce. Pour dérober à l'ennemi la connaissance des lieux où
se trouvaient ces objets, on les enferma dans des cavernes dont les officiers
municipaux et les commandants militaires avaient seuls le secret. L'Alsace
entière semblait transformée en un camp. Hommes, femmes, enfants, vieillards,
tous avaient pris les armes ou l’hoyau ; tous voulaient contribuer à la
défense commune ! De tous côtés retentissaient les chants patriotiques et les
cris de vive la liberté ! vive la France ! Il y avait entre toutes les
classes une émulation sans égale. Les uns construisaient des redoutes, les
autres coulaient des balles, remontaient de vieux fusils, confectionnaient
des cartouches ; enfin, tous les bras étaient en mouvement. Une
scène touchante et digne des temps antiques eut lieu à Mulhausen. Les
personnes les plus distinguées delà ville s'étaient réunies pour donner un
bal au général Rapp. L'assemblée était brillante et nombreuse ; vers la fin
de la soirée on parla de guerre : les dames discutaient entre elles et
s'entretenaient des dangers de la patrie ; tout-à-coup une des plus jeunes
demoiselles propose à ses compagnes de jurer qu'elles n'épouseront que des
Français qui aient défendu les frontières. Des cris de joie, des battements
de mains accueillent cette proposition. De toutes les parties de la salle, on
se dirige vers cet essaim de beautés ; on les environne, on se presse autour
d'elles. Le général Rapp lui-même se joint à la foule ; il applaudit à la
motion généreuse qui vient d'être faite, et reçoit le serment que chacune des
jeunes patriotes vient prêter entre ses mains. Ce trait,
qui rappelle les mariages des Samnites, a peut-être quelque chose de plus
admirable encore. Ce qui était une institution chez ce peuple, fut parmi nous
l'effet d'une résolution spontanée ; chez eux le patriotisme était dans la
loi ; chez nous il était dans le cœur des jeunes filles. Les
forces alliées s'étaient, comme on l'a vu, mises en marche dès le
commencement du mois de mai : elles se composaient des troupes de quatorze
puissances, et s'élevaient à six cent mille hommes, qui, dans le courant de juillet,
devaient être prêts à attaquer la France. Le Portugal et la Suède n'avaient
pas fourni de contingent, et l'Espagne ne faisait pas partie de la ligue :
elle devait agir isolément. L'armée anglaise, commandée par Wellington, et
l'armée prussienne, sous les ordres de Blücher, furent les premières en
mesure de se battre : le 1er juin, elles étaient déjà fortes de plus de deux
cent vingt [mille soldats, qui, rassemblés en Belgique, n'attendaient que le
signal de franchir la frontière. Napoléon résolut de les prévenir par une
vigoureuse offensive. Le 12 juin, il quitta Paris, après avoir pris toutes
ses dispositions pour faire de cette capitale et de Lyon deux grands centres
de résistance. Son projet était de dissoudre la coalition par un coup de
tonnerre ; et, s'il échouait dans cette première tentative, de se rabattre
sur les deux principales villes de l'empire, en disputant le terrain pied à
pied, afin de laisser à la guerre le temps de se nationaliser, et de prendre
un caractère interminable. Le 13,
il arriva à Avesnes ; aussitôt il visita les fortifications de la place, et
eut une conférence avec les commandants des corps. Le 14 au soir, son
quartier-général était à Beaumont, et l'armée française, divisée en quatre
corps, et forte de cent quinze mille combattants, était campée, la gauche à
Laire et à Solre-sur-Sambre, le centre à Beaumont et la droite en avant de
Philippeville. Notre cavalerie comptait vingt-un mille cinq cents chevaux, et
nous pouvions mettre en batteries trois cent cinquante pièces de canon. L'armée
prussienne, sous les ordres de Blücher, comptait à elle seule plus de cent
vingt mille hommes, parmi lesquels dix-huit mille cavaliers. Trois cents
bouches à feu composaient le matériel de son artillerie, et elle était divisée
en quatre corps, dont la concentration ne pouvait encore s'effectuer que dans
l'intervalle de quinze heures. Le quartier-général prussien était à Namur, à
seize lieues de Bruxelles, où les Anglais avaient établi le leur. Cent mille combattants,
dont seize mille chevaux, formait l'effectif de l'armée anglo-hollandaise,
commandée par Wellington j qui pouvait mettre en batterie plus de deux cent
cinquante pièces de canon. Ces troupes, réparties en deux grands corps,
étaient tellement dispersées, que, pour les rassembler autour de Charleroi,
il ne fallait pas moins de deux jours. Dans la
nuit du 15 au 15, des espions rapportèrent au quartier-général français que
tout était tranquille à Namur, à Bruxelles et même à Charleroi. La sécurité
des deux armées ennemies donnait l'espoir de les séparer pour les combattre
l'une après l'autre : c'était déjà un véritable succès de leur avoir dérobé
pendant deux jours la connaissance des mouvements que nous avions faits.
Bientôt on eut la certitude que même les hussards de leurs avant-postes
étaient sans défiance. Cependant dès la veille, le général Bourmont, chef
d'état-major du corps de Gérard, le colonel Clouet et l'officier d'état-major
Villontray, étaient passés à l'ennemi : en apprenant cette lâche désertion
qui avait jeté de l'inquiétude dans l'esprit du soldat, Napoléon s'écria : Leurs noms seront en exécration tant que le peuple
français formera une nation. Napoléon
avait calculé que l'armée prussienne serait la première réunie ; il concevait
même l'espérance de l'attaquer avant que tous ses corps se fussent joints. Le 15,
au point du jour, toute l'armée se mit en mouvement sur trois colonnes ; les
avant-gardes prussiennes furent culbutées. Napoléon entra à Charleroi à onze
heures, précédé de la cavalerie du général Pajol, qui sabrait les Prussiens
fuyant devant elle. Cette ville venait d'être évacuée à la hâte par le corps
prussien du général Ziéthen, qui fut également chassé de Gilly. Napoléon
ordonna alors au maréchal Ney de se rendre à Gosselies, d'y prendre le
commandement de toute la gauche de l'armée, de donner tête baissée sur tout
ce qu'il rencontrerait sur la route de Bruxelles, et de prendre position avec
les quarante mille hommes sous ses ordres, au-delà des Quatre-Bras. Les
Prussiens s'étaient retirés sur Fleurus. Après
avoir entamé le corps de Ziéthen, Napoléon revint à Charleroi pour y recevoir
tous les rapports. Dans la nuit du 15 au 16, la gauche de l'armée française,
alors sous les ordres du maréchal Ney, avait son quartier-général à Gosselies.
Le centre bordait le bois vis-à-vis de Fleurus, la droite était en avant du
Châtelet ; la garde, impériale était échelonnée entre Fleurus et Charleroi. L'armée
prussienne avait son premier corps rallié à Fleurus ; les trois autres corps
étaient en mouvement pour se réunir à leurs points de concentration, afin de
se porter ensuite sur Sombref et Ligny. L'armée anglaise venait seulement de
recevoir l'ordre de se rallier. Le 16
au matin, Napoléon donna ordre au général Kellermann de se porter, avec son
corps de cuirassiers, aux Quatre-Bras, pour y renforcer la gauche. Il fit
dire en même temps au maréchal Ney de marcher en avant avec ses troupes, et
de prendre une bonne position au-delà de celle des Quatre-Bras, puisqu'il ne
l'avait pas prise la veille ; et, dans le cas où l'armée prussienne recevrait
la bataille près de Fleurus ou de Gembloux, de faire un détachement sur le
flanc droit des Prussiens. Napoléon marcha sur Fleurus avec tout le centre.
La droite, sous les ordres du général Gérard, joignit le centre à une heure
après midi. Napoléon
ne tarda pas à reconnaître l'armée prussienne, dont la gauche était à
Sombref, le centre à Ligny, la droite à Saint-Amand. Cette position de
bataille était très-forte par elle-même ; mais elle parut extraordinaire, car
les Quatre-Bras se trouvaient sur les derrières des Prussiens, dont la droite
était ainsi tout-à-fait en l'air. L'armée prussienne paraissait forte de
quatre-vingt-dix mille hommes, et semblait attendre l'arrivée du corps de Bülow,
d'une part, et de l'autre, l'arrière-garde de l'armée anglo-hollandaise aux
Quatre-Bras. Napoléon résolut d'attaquer à l'instant. Toute l'armée fit un
changement de front, l'aile droite en avant, en pivotant sur l'extrémité de
la gauche. De nouveaux ordres furent envoyés au maréchal Ney ; il lui était
prescrit d'attaquer avec la plus grande vigueur, et de tomber sur les derrières
de l'ennemi, aussitôt qu'il aurait pris position en avant des Quatre-Bras. Ce
mouvement devait causer la ruine totale de l'armée prussienne. Napoléon en
était si persuadé, qu'il fit dire à ce maréchal que le sort de la France
était entre ses mains. Cependant
à Namur, Blücher, averti du mouvement des Français, en donna sur-le-champ
l'avis à Wellington, et pressa la concentration de ses forces qu'il dirigea
vers le point menacé. L'alarme fut grande à Bruxelles : le courrier du
feld-maréchal surprit Wellington au milieu d'une fête : des ordres furent
expédiés à l'instant même pour rassembler l'armée anglaise. A trois
heures, tous les préparatifs étant terminés, Vandamme aborda la droite de
l'ennemi à Saint-Amand, que la division Gérard devait tourner. Quelques instants
après, Gérard attaqua le centre à Ligny, en même temps que Grouchy rejetait
au-delà du ruisseau de Ligny toute la cavalerie ennemie, et forçait la gauche
des Prussiens à rentrer dans sa position de Sombref. La canonnade et la
fusillade engagées sur toute la ligne, le feu devint très-vif, Le village de
Ligny fut pris et repris plusieurs fois : à cinq heures et demie, le général
Gérard n'en était pas encore maître. Napoléon allait faire une attaque
décisive sur ce point important, avec sa garde et toute la cavalerie, lorsque
le général Vandamme l'envoya prévenir qu'à une lieue sur sa gauche, une
colonne ennemie, d'une vingtaine de mille hommes, débouchait des bois et
tournait les Français, en ayant l'air de se porter sur Fleurus. Ce mouvement
paraissait inexplicable : il fallait que ce corps ennemi eût pénétré entre le
corps du maréchal Ney et la gauche de l'armée : Napoléon fit faire halte à sa
garde, et ordonna diverses dispositions pour recevoir cette colonne. A six
heures et demie, l'aide-de-camp, envoyé par Napoléon pour reconnaître les
mouvements de cette colonne, vint annoncer que c'était le premier corps
d'armée, commandé par le général d'Erlon. L'erreur une fois reconnue, il
fallut une demi-heure pour rappeler les réserves, et ce ne fut qu'à sept
heures que Napoléon put marcher sur Ligny. L'attaque eut lieu comme elle
avait été projetée ; mais celte malheureuse erreur l'avait retardée de deux
heures. Ligny fut emporté ; les Prussiens, battus partout, ayant leur centre
enfoncé, leur droite tournée au-delà de Saint-Amand par la division Gérard,
abandonnèrent précipitamment le champ de bataille, et se mirent en retraite
dans plusieurs directions. Quarante pièces de canon, six drapeaux et un grand
nombre de prisonniers tombèrent au pouvoir des Français. L'obscurité de la
nuit ne permit pas d'obtenir tous les résultats qu'on devait espérer de cette
victoire. Dans
cette journée, l'armée prussienne, forte de quatre-vingt-dix mille hommes — le
corps de Bülow, arrivant de Liège, ne la rejoignit que dans la nuit —, fut
battue par soixante mille Français. Le maréchal Blücher, renversé de son
cheval, fut quelques instants au pouvoir de nos cuirassiers. Blücher
opéra sa retraite en deux colonnes, l'une par Tilly, l'autre par Gembloux.
C'est là que le général Bülow le rejoignit, dans la nuit, avec les trente
mille Prussiens qui n'avaient pas pris part à la bataille. Pendant
que le centre et la droite de l'armée française obtenaient ce succès, de
grandes fautes se commettaient à la gauche : déjà, le 15, Ney s'était arrêté
trop longtemps à Marchiennes, et n'avait pas pris position en avant des
Quatre-Bras, ainsi que Napoléon le lui avait prescrit. Il s'excusa en disant
qu'ayant eu avis que toute l'armée prussienne était à Fleurus, il craignait
de se trouver débordé par sa droite en se portant aux Quatre-Bras. Par la
même raison, le lendemain, 16, il n'exécuta pas l'ordre de se diriger à la
pointe du jour sur les Quatre-Bras, position qui n'était alors occupée que
par des troupes légères, qui ensuite le fut par une division hollandaise
depuis midi jusqu'à l'arrivée des divisions anglaises, à quatre heures : de
sorte que l'occupation de cette position si importante, qui n'offrait aucun
obstacle depuis le jour jusqu'à midi, qui était facile de midi à quatre
heures, devint impossible à l'approche de la nuit. Ce ne fut qu'après avoir
entendu la canonnade du côté de Ligny, que le maréchal Ney se décida à
attaquer la position des Quatre-Bras ; mais, par une autre fatalité
inexplicable, il ne s'y porta qu'avec vingt-deux mille hommes, laissant en
arrière la cavalerie légère de la garde, et le corps entier du général d'Erlon. Les
Anglais avaient alors trente mille hommes aux Quatre-Bras. Il est impossible
de se battre avec plus de courage et d'ardeur que le maréchal Ney et ses
troupes n'en montrèrent aux Quatre-Bras ; et s'il eût employé la cavalerie de
la garde et le corps d'Erlon, cette portion de l'armée entière aurait été
détruite et rejetée au-delà de la Dyle. Mais, à la nuit, deux nouvelles
divisions anglaises vinrent rétablir les affaires des ennemis. Ce renfort
porta leurs forces à cinquante mille hommes ; dès-lors les troupes de Ney
furent réduites à ne se battre que pour conserver leur position. Les
mouvements du corps d'Erlon, sous les ordres de Ney, sont difficiles à
expliquer ; il était resté à tort, la nuit du 15 au 16, échelonné entre
Marchiennes et Julmet : il s'était ensuite dirigé sur Fleurus, par la route
de Charleroi à Bruxelles, et par un autre faux mouvement, le 16 au soir,
lorsqu'il fut instruit que le village de St-Amand était enlevé, il fit une
seconde marche de flanc pour retourner près du maréchal Ney, qu'il ne
rejoignit qu'à neuf heures du soir. Ainsi, durant cette journée, qui pouvait
être décisive, ce corps ne fut utile nulle part. Dans les autres campagnes, dit Napoléon, ce maréchal eût occupé à six heures du matin la position
en avant des Quatre-Bras, eût défait ou pris toute la division belge ; il eût
surpris en marche et détruit les divisions de Brunswick et une division
anglaise sur la route de Bruxelles, et de là, marché contre deux autres qui
accouraient par la chaussée de Nivelles, harassées de fatigue et sans
artillerie. Dans
ces combats, les soldats français se battaient avec la même bravoure et la
même confiance en la victoire, qu'ils avaient montrées dans les plus belles
journées ; mais plusieurs généraux, le maréchal Ney lui-même, n'étaient plus
les mêmes hommes. Ils n'avaient plus cette énergie, celte brillante audace
qu'ils avaient si souvent déployées autrefois, et qui avaient eu tant de part
aux grands succès. Ils étaient devenus craintifs et circonspects dans toutes
leurs opérations ; leur bravoure personnelle seule leur était restée. C'était
à qui se compromettrait le moins. Telle était la situation des esprits, que
les soldats n'avaient réellement de confiance qu'en Napoléon : ils étaient
disposés à se croire trahis à chaque instant. Napoléon
ne rentra à Fleurus, où était son quartier-général, qu'à onze heures du soir.
Il reçut le rapport de ce qui s'était passé aux Quatre-Bras, et expédia tout
de suite l'ordre au maréchal Ney d'avoir ses troupes prêtes à la pointe du
jour, et de poursuivre vivement l'armée anglaise, aussitôt qu'elle
commencerait sa retraite, qui devait être la conséquence de la perte de la
bataille de Ligny par les Prussiens. Le
lendemain matin, Napoléon mit sous les ordres du maréchal Grouchy deux corps
d'armée, et lui donna l'ordre de poursuivre vivement les Prussiens, de
culbuter leur arrière-garde, et de les presser au point de ne pas les perdre
de vue. Il lui prescrivit surtout de déborder l'aile droite des Prussiens, de
manière à être toujours en communication avec le reste de l'armée. Napoléon
avec les autres corps marcha aussitôt sur les Quatre-Bras, où il arriva avant
le maréchal Ney. L'armée française se dirigeait ainsi sur Bruxelles en deux
colonnes, l'une de gauche, commandée par Napoléon, et forte de soixante-six
mille hommes et de deux cent cinquante bouches à feu, y compris les corps du
maréchal Ney, ayant devant elle toute l'armée anglo-hollandaise ; l'autre de
droite, forte de trente-six mille hommes et de cent dix bouches à feu
commandée par le maréchal Grouchy, devait passer la Dyle à Wavres. Le 17,
à dix heures du soir, Napoléon croyant Grouchy à Wavres, lui expédia l'ordre
de diriger sept mille hommes et une batterie du côté de Saint-Lambert, afin
de le seconder dans la bataille qu'il allait livrer à Wellington. Bientôt
après, on reçut des nouvelles de ce maréchal ; il mandait qu'il ignorait la
route prise par Blücher ; la dépêche était datée de Gembloux. L'empereur lui
fit adresser là l'ordre précédemment expédié à Wavres. Enfin, un nouveau
rapport de Grouchy parvint, à deux heures du matin, au quartier-général ; il
savait que Blücher était à Wavres, et s'apprêtait à l'y poursuivre à la
pointe du jour. L'empereur, malgré toutes ces dispositions, ne croyait pas à
la bataille du lendemain ; il était persuadé que les Anglais et les Prussiens
allaient traverser la forêt de Soignes, et opérer leur jonction devant
Bruxelles. C'eût
été beaucoup hasarder alors, que d'aller combattre au-delà de cette forêt,
des forces plus que doubles, formées en position ; et cependant il fallait se
hâter, les Russes, les Autrichiens, les Bavarois allaient passer le Rhin, se
porter sur la Marne ; le corps d'observation en Alsace n'était que de vingt
mille hommes ! Préoccupé de ces pensées, l'empereur sortit à pied, à une
heure du matin, accompagne seulement du grand-maréchal Bertrand. Il parcourut
la ligne des grand'gardes ; la forêt de Soignes apparaissait comme un vaste
incendie ; la campagne à l'entour resplendissait du feu des bivouacs.
Napoléon, agité de la crainte que l'ennemi ne lui échappât, était attentif au
moindre signe qui pouvait trahir la retraite des Anglais. Il crut un moment
distinguer au loin le retentissement des pas d'une colonne en marche ; mais
l'erreur fut courte ; bientôt tout rentra dans le silence, et, malgré la
pluie, qui continuait à tomber avec violence, le camp ennemi restait enseveli
dans un profond sommeil. Vers trois heures et demie, des rapports fidèles
donnèrent à Napoléon la certitude qu'aucun mouvement rétrograde ne s'était
opéré dans l'armée anglaise, et qu'elle se préparait à la bataille pour le
lendemain. Le jour commençait à poindre ; l'empereur rentra plein de
satisfaction à son quartier-général ; sa seule inquiétude était que le
mauvais temps ne mit obstacle à ses projets. Mais déjà l'atmosphère
s'éclaircissait ; Napoléon, à l'aspect des premiers rayons du soleil, espéra
le voir éclairer, avant la fin du jour, la perte de l'armée anglaise et la
gloire de la France, prête à se relever plus puissante et plus grande que
jamais ! Les
Anglo-Hollandais étaient rangés en bataille sur la chaussée de Charleroi à
Bruxelles, en avant de la forêt de Soignes, occupant une ligne de hauteurs à
partir d'un plateau dominant le château de Gomont jusqu'au penchant d'un
autre plateau qui couronne les fermes de la Haye et de la Papelotte. A huit
heures et demie, on venait de servir le déjeuner de l'empereur, le maréchal
Ney se présenta en assurant que les colonnes de Wellington étaient en pleine
retraite, et commençaient à disparaître dans la forêt : Vous avez mal vu, répondit l'empereur ; il n'est plus temps ; il s'exposerait à une perte certaine
; il a jeté les dés, et ils sont pour nous. On vint
alors annoncer à Napoléon que l'artillerie pouvait déjà manœuvrer, mais avec
quelques difficultés, qui dans une heure seraient bien diminuées. Aussitôt il
monte à cheval, reconnaît la ligne ennemie ; après un quart d'heure de
réflexion, il dicte le plan de la bataille, que deux généraux écrivent assis
par terre ; et les aides-de-camp volent dans toutes les directions, portant
des ordres aux divers corps d'armée déjà sous les armes, et pleins d'ardeur
et d'impatience. Peu à
peu l'armée s'ébranla et se mit en marche sur onze colonnes ; jamais de si
grandes masses ne se remuèrent avec tant de facilité ; elle était
complètement rangée en bataille vers dix heures et demie. L'empereur
parcourut les rangs ; il serait difficile d'exprimer l'enthousiasme des
soldats. Les derniers ordres donnés, Napoléon, à la tête de sa garde, se
posta sur les hauteurs de Rossomme ; il découvrait de là les deux armées ; la
vue s'étendait fort au loin à droite et à gauche du champ de bataille. Le
combat s'engagea d'abord sur la gauche, au bois de Gomont, défendu par les
gardes anglaises ; Jérôme Bonaparte l'enleva plusieurs fois, et plusieurs
fois il en fut repoussé. Ces vicissitudes employèrent une partie de la
matinée. Le bois occupé, le château était encore vivement disputé ;
l'empereur fit avancer sur ce point une batterie d'obusiers, qui mit le feu
aux toits ; les Français restèrent maîtres de cette position. Avant
de donner le signal de l'attaque du centre, confiée au maréchal Ney,
l'empereur, jetant un dernier coup-d'œil autour de lui, aperçut du côté de
Saint-Lambert un nuage qui lui parut être des troupes. Il consulta Soult, son
major-général, qui crut distinguer une force de cinq à six mille hommes, et
jugea que ce devait être le détachement demandé à Grouchy. Les avis se
partagèrent dans l'état-major. Napoléon, incertain, ordonna au général
Daumont de diriger vers ce point sa division de cavalerie, pour communiquer
avec ces troupes, si elles appartenaient au corps de Grouchy, ou pour les
contenir, si elles étaient ennemies. Un
quart d'heure après, une lettre interceptée apprit à l'empereur que c'était Bülow
qui s'avançait de ce côté avec trente mille Prussiens, Il était onze heures ;
l'ordre fut expédié à Grouchy de venir prendre à dos ce corps d'armée, et le
comte de Lobau se porta au-devant de Bülow à la tête de dix mille hommes. Par
cette disposition, Napoléon restait avec cinquante-neuf mille combattants
contre quatre-vingt-dix mille. Il fit alors observer à Soult que les chances
favorables étaient bien diminuées pour l'armée française, par l'arrivée des
Prussiens : mais, ajouta-t-il, si Grouchy répare l'horrible faute qu'il a commise de
s'amuser à Gembloux, et envoie son détachement avec rapidité, la victoire en
sera plus décisive, car le corps de Bülow doit être entièrement perdu. A midi,
les tirailleurs étaient engagés sur toute la ligne ; mais il n'y avait encore
eu de combat que sur la gauche, dans le bois et au château de Gomont : Bülow
paraissait stationnaire. L'empereur envoie l'ordre au maréchal Ney d'enlever
la ferme de la Haye-Sainte et le village de la Haye, afin de couper la communication
de Wellington avec Bülow. Alors quatre-vingts bouches à feu vomissaient la
mort sur toute la gauche des Anglais ; une de leurs divisions est détruite.
Cependant une charge de la cavalerie ennemie repousse l'infanterie française,
lui enlève deux aigles, et désorganise sept pièces de canon ; aussitôt
l'empereur lance sur les assaillants une brigade des cuirassiers du général
Milhaud : la cavalerie anglaise est rompue, l'artillerie reprise, l'infanterie
protégée. Le
combat fut terrible sur ce point, et le terrain vaillamment disputé ; mais,
après trois heures d'une lutte opiniâtre, la ferme de la Haye-Sainte était au
pouvoir des Français, malgré la belle résistance des Écossais ; la 2e
division belge, les 5e et 6e anglaises, étaient écrasées et repoussées avec
de grandes pertes, et deux régiments de dragons entièrement détruits : le
général Picton avait été né sur le champ de bataille. Au
milieu de cette horrible mêlée, l'empereur parcourait les rangs parmi les
boulets et la mitraille ; le brave général Devaux tomba mort à ses côtés. A
quatre heures la victoire paraissait décidée : le désordre était dans l'armée
anglaise ; les charrois, les bagages, les blessés pressaient leur retraite
par le principal débouché de la forêt, des milliers de fuyards sabrés par la
cavalerie se précipitaient en foule sur la chaussée de Bruxelles, quand Bülow,
en se rapprochant, opéra sa diversion. An même instant, l'empereur, qui
fondait tant d'espérances sur l'arrivée du corps de Grouchy, fut informé que
ce maréchal n'avait pas encore quitté Gembloux à dix heures du matin ! La
canonnade était vivement engagée entre les troupes de Bülow et celles de
Lobau. Les Prussiens, marchant droit au centre de la ligne d'opération de l'armée
française, s'avancèrent bientôt à tel point, que leur artillerie labourait la
chaussée devant et derrière la Belle-Alliance, où se trouvait l'empereur.
Pour repousser cette attaque, Napoléon ordonne au général Duhesme, commandant
deux divisions de la jeune garde, de se porter en avant, avec vingt-quatre
pièces de canon, formidable batterie, dont le feu, commencé un quart d'heure
après, a bientôt acquis la supériorité sur celui de l'ennemi. La jeune garde
est à peine engagée que les Prussiens s'arrêtent ; on remarque de
l'indécision dans toute leur ligne. Le général Morand s'avance à son tour,
suivi des bataillons de la vieille garde ; Bülow recule alors : il était en
retraite à sept heures du soir. Déjà le
comte d'Erlon s'était emparé des fermes de la Haye et de la Papelotte,
débordant la gauche des Anglais et la droite des Prussiens ; mais vers cinq
heures, pendant l'attaque de Bülow, la cavalerie légère, poursuivant l'ennemi
au-delà du hameau de la Haye-Sainte, sur le plateau qui se prolonge à droite
et à gauche de la chaussée, avait été ramenée par une cavalerie supérieure en
nombre. Alors le général Milhaud, à la tête de ses cuirassiers, et
Lefèvre-Desnouettes avec les chasseurs et les lanciers de la garde,
gravissent les hauteurs et occupent le plateau : les Anglais repoussés
abandonnent tout le champ de bataille entre la Haye-Sainte et
Mont-Saint-Jean. A la
vue de ces charges brillantes, des cris de victoire s'élèvent autour de
l'empereur. Cependant, peu satisfait de cette occupation prématurée du plateau
: C'est trop tôt d'une heure, dit-il, mais il faut soutenir ce qui est commencé. Aussitôt,
il envoie aux trois mille cuirassiers Kellermann l'ordre d'appuyer la
cavalerie dans sa position. Pendant cet instant de crise, tout ce qui se
trouvait à la portée de Napoléon l'observait avec inquiétude. On cherchait à
lire dans ses yeux si l'armée était victorieuse ou en danger ; son regard
plein de calme ranima la confiance. C'était, depuis vingt ans, la
cinquantième bataille rangée qu'il commandait. Cependant
la division de grosse cavalerie de la garde, sous les ordres du général
Guyot, en deuxième ligne derrière les cuirassiers Kellermann, suivait au
grand trot, et se portait aussi sur le plateau. L'empereur s'en aperçut, et
envoya le comte Bertrand pour la rappeler ; mais elle était déjà engagée, et
tout mouvement rétrograde eût été dangereux. Ainsi, dès cinq heures, Napoléon
fut privé de sa réserve de cavalerie, de cette réserve qui, bien employée,
lui avait si souvent donné la victoire. Toutefois,
ces forces réunies enfoncent l'ennemi ; tout est culbuté devant elles. Enfin,
les Anglais et les Prussiens repoussés, écrasés, et cette brave cavalerie
restée maîtresse du plateau qu'elle avait conquis, la bataille était gagnée.
L'armée française, moins forte de moitié, venait de battre cent vingt mille
ennemis qui fuyaient devant elle.... Mais tout-à-coup ils s'arrêtent et se
rallient ; un événement décisif venait de tout changer ; Blücher entrait en
ligne avec trente-un mille Prussiens. Si le
maréchal Grouchy eût couché devant Wavres, comme il le devait et en avait
l'ordre, le soir du 17, Blücher y fût resté en observation avec toutes ses
forces. Si le maréchal, comme il l'avait écrit de Gembloux, à deux heures du
matin, eût pris les armes à la pointe du jour, il fût du moins arrivé à
Wavres assez à temps pour arrêter Blücher ; la victoire était encore
certaine. Mais, parti à dix heures seulement de Gembloux, il se trouva vers
midi à moitié chemin de Wavres ; là, il entendit l'épouvantable canonnade de
Waterloo ; aucun militaire exercé ne pouvait s'y tromper, ni douter un moment
que l'empereur ne fût aux prises avec toute l'armée anglaise. Et cependant,
malgré les vives sollicitations des généraux Exelmans et Gérard, qui le
pressaient de voler au secours de Napoléon, il continua sa marche sur Wavres.
Grouchy n'y trouva plus que le corps de Thielman ; Blücher en était parti le
matin, et à sept heures du soir il débouchait sur le champ de bataille,
ouvrant la communication entre Bülow et Wellington. L'un et
l'autre se croyaient perdus ; ils reprennent courage, et redoublent d'efforts
pour regagner du terrain. A cet instant critique, Napoléon conçut et ordonna
une belle et brillante manœuvre dont la réussite devait, malgré
l'intervention de Blücher, décider en faveur des Français l'issue de la
bataille : c'était un grand changement de front, dans le but de remplacer par
des troupes fraîches les régiments des corps les plus maltraités ; de dégager
et d'appuyer la cavalerie trop aventurée sur le plateau de la Haye-Sainte, et
enfin de faire face à la fois aux deux armées ennemies. La
résolution des chefs, la valeur héroïque des soldats, tout seconde dans les
premiers moments le dessein de l'empereur. Le choc est terrible, Ney,
démonté, marche à la tête des grenadiers ; Napoléon lui-même conduit quatre
bataillons de la garde en avant de la Haye-Sainte, et par son ordre des
aides-de-camp parcourent toute la ligne, annonçant l'arrivée de Grouchy. Il
s'efforçait ainsi d'animer la troupe, tandis que huit autres bataillons de la
garde, restés en arrière, accouraient sur ce point. Il était important qu'elle
s'engageât tout à la fois ; cependant, la cavalerie étant décontenancée avant
d'être immédiatement soutenue par de l'infanterie, l'empereur fait avancer
les quatre premiers bataillons, sous les ordres du général Friant. Ils
attaquent avec impétuosité ; des charges de cavalerie portent la terreur dans
les rangs anglais. Le soleil était couché : le général Friant blessé, passant
auprès de l'empereur, lui dit que tout va bien, que l'ennemi se dispose à la
retraite, et qu'elle sera décidée aussitôt que les huit autres bataillons de
la garde donneront. Ils venaient d'arriver depuis quelques minutes ;
l'empereur les range en bataille, ils allaient déboucher, il fallait encore
un quart d'heure.... Mais tout-à-coup Blücher, parvenu au village de la Haye,
culbute la division chargée de le défendre.... Il faisait déjà nuit : c'est
là que, du sein des ténèbres, s'éleva ce funeste cri de sauve qui peut ! A ce
signal de détresse, à cette annonce d'une irrémédiable défaite, dont l'avis
avait dès cinq heures été répandu sur tous les derrières de notre armée par
des hommes à cheval, courant à toute bride, quelques soldats se troublent et
reculent ; en un clin d'œil l'effroi les saisit, il se propage, on fuit ; la
déroute est complète sur ce point. La trouée faite, la ligne rompue, la
cavalerie ennemie inonde le champ de bataille ; Bülow revient sur ses pas et
attaque de nouveau. Alors la cohue devient telle, qu'il faut ordonner un
changement de front à la garde ; au même instant, de nouvelles divisions de
cavalerie anglaise chargent à leur tour... Le désordre parvient au comble, il
est épouvantable partout à la fois. L'empereur, les maréchaux Soult et Ney,
les généraux Bertrand, Drouot, Flahaut, Labédoyère, Gourgaud, n'eurent que le
temps de se jeter dans le carré de la garde, commandé par Cambronne ; ce
général, atteint d'un éclat d'obus à la tête, est renversé de cheval. La
mitraille porte le ravage et la mort, dans les rangs éclaircis de ce qui'
tient encore, et l'obscurité, ajoutant à l'horreur de ce désastre, ravit à
l'empereur tout moyen d'y porter remède. La nuit
voilà une foule de beaux faits d'armes et de traits glorieux, dont les
récits, recueillis depuis, seront à jamais l'entretien de la France ; ils
charmèrent alors un moment ses douleurs, et toute la nation répéta ces accents
héroïques d'un brave : La garde meurt, et ne
se rend pas ! Napoléon
resta quelques moments encore sur un mamelon, avec les débris de la garde ;
mais le feu de l'ennemi se rapprochant de minute en minute, il fallut se
décider à la retraite. L'empereur la fit à travers champs : cavalerie
infanterie, artillerie, tout était pêle-mêle. L'état-major gagna la petite
ville de Genape. Là, Napoléon se flattait de rallier du moins un corps
d'arrière-garde, il fit de vains efforts, rien n'était plus possible.
Napoléon céda à fa nécessité, il prit la route de Charleroi, après avoir
expédié plusieurs officiers au maréchal Grouchy, pour lui annoncer la perte
de la bataille. Les
pertes que les Français y firent furent très-grandes, dix-neuf mille hommes
restèrent sur le champ de bataille, sept mille furent pris, avec la majeure
partie du matériel ; mais les alliés, malgré leur victoire, y perdirent
encore plus de monde, et leurs propres rapports en font monter le nombre à
trente-trois mille hors de combat. J'aurais dû mourir à Waterloo, a dit Napoléon ; mais le malheur veut que lorsqu'on cherche la mort on ne
puisse la trouver. Il y a eu des hommes tués autour de moi, devant, derrière,
de tous côtés, mais pas un boulet pour moi. Cette
journée était désastreuse, mais elle n'était pas irrémédiable :
indépendamment du pont Sur la Dyle, au village de Genape, il y en avait
plusieurs autres dans les villages voisins ; mais, au milieu de l'extrême confusion
où était l'armée, tous les fuyards se dirigèrent sur Genape, qui, en un
moment, en fut encombré. Tous les corps, toutes les armes étaient confondues
: soldats d'infanterie, de cavalerie, d'artillerie, tous se pressaient,
s'écartaient mutuellement. Beaucoup de charriots et de caissons étaient
renversés, tant sur le pont que dans les rues : plusieurs étaient fixés entre
eux, ce qui était on nouvel indice de la malveillance. Napoléon s'arrêta
quelques instants pour essayer encore de rétablir un peu d'ordre ; mais le
tumulte, augmenté par l'obscurité de la nuit, rendit de nouveau toutes ses
tentatives inutiles. Il continua donc sa route, et arriva à cinq heures du
matin à Charleroi. Il donna ordre aux équipages des ponts et à ceux des
vivres, qui étaient restés en arrière de la ville, de partir sur-le- champ
pour Philippeville et Avesnes, et de là se rendre à Laon. Napoléon
se rendit lui-même à Philippeville, d'où il expédia de nouveau des ordres au
maréchal Grouchy pour faire sa retraite par Rhetel, sur Laon. Pendant ce temps,
les débris de l'armée repassaient la Sambre aux ponts de Marchiennes, de
Charleroi et du Châtelet, opérant ainsi la retraite sur plusieurs points, ce
qui rendit le ralliement encore plus difficile. Après
avoir expédié tous les ordres que les circonstances rendaient nécessaires,
Napoléon quitta Philippeville à deux heures après midi, y laissant le
maréchal Soult pour, rallier le grand quartier-général, et les corps qui se
porteraient sur cette place. Il se mit en marche sur Laon, d'où il expédia
plusieurs de ses aides-de-camp ; il se rendit ensuite en toute hâte à Paris,
afin de prévenir la commotion politique que la nouvelle du désastre pouvait, occasionner,
de prendre les mesures les plus promptes, pour hâter et terminer tous les préparatifs
de défense de la capitale, de préparer les esprits à la grande crise dans
laquelle la France allait se trouver, et faire diriger aussitôt sur Laon
toutes les troupes, tous les renforts qu'on pourrait tirer des dépôts et des
places. On
avait eu des nouvelles du corps de Grouchy ; ce maréchal n'avait reçu, le 18,
l'ordre de marcher sur Saint-Lambert qu'à sept heures du soir ; il était
alors fortement engagé. Maître d'une partie de Wavres, il n'avait pas encore
pu en déboucher. Dans ces circonstances, le maréchal avait envoyé sur Limale
le corps de cavalerie du général Pajol et trois divisions d'infanterie pour y
passer la Dyle et marcher contre Bülow. Ce mouvement avait réussi, et les
hauteurs opposées avaient été enlevées ; mais il était nuit, et la grande
bataille était terminée. Le 19, à la pointe du jour, les Prussiens
attaquèrent à leur tour, mais ils furent repoussés partout. Les hauteurs de
Wavres furent emportées, et le maréchal Grouchy se disposait à marcher sur
Bruxelles, lorsqu'il reçut la nouvelle de là perte de la bataille de
Waterloo, et l'ordre de battre en retraite, ce que le maréchal exécuta
aussitôt en deux colonnes, l'une se dirigeant directement de Temploux à
Namur, et l'autre par la grande route de Charleroi à Namur. Les
Prussiens voulurent attaquer les queues de ces colonnes ; mais ils furent
vigoureusement repousses, et perdirent quelques canons. Le maréchal arriva
ainsi à Namur, d'où il prit la route de Dinant, laissant le corps du général
Vandamme, tant pour détruire le pont de Namur (ce qu'on ne put exécuter), que
pour faire l'arrière-garde, et contenir l'ennemi. Les Prussiens essayèrent de
forcer le passage du pont ; mais, après avoir perdu beaucoup de monde, ils
renoncèrent à cet espoir. Le corps de Vandamme se maintint dans la ville
jusqu'à huit heures du soir, qu'il dut l'abandonner pour continuer le
mouvement de retraite. Le 24, tout le corps du maréchal Grouchy arriva à
Rethel, et le 26 il se réunit à l'armée sous Laon. Toutes
les ressources de la France ne s'étaient pas anéanties à Waterloo. Les débris
de l'armée, après avoir passé la Sambre, et s'être ralliés sur plusieurs points,
s'étaient rendus à Laon, et le 26 juin plus de soixante-cinq mille hommes se
trouvaient rassemblé sous cette ville La désertion avait produit un vide dans
nos rangs ; mais il était facile de le combler, tous les vieux soldats
couraient aux armes, on en avait déjà formé plus de vingt bataillons. Trois
cent mille jeunes gens devaient être appelés sous les drapeaux ; tous les
dépôts des régiments étaient arrivés dans les environs de la capitale ; la
garde nationale soldée, et ses tirailleurs allaient être doublés : peu de
jours suffisaient pour qu'elle formât une masse de plus le cent vingt mille combattants
de bonne volonté ; vingt régiments de marine, des corps de partisans, qui
s'organisaient partout dans les provinces les plus dévouées à la cause
nationale ; l'insurrection des paysans dans l'Alsace, la Lorraine, la
Bourgogne, la Franche-Comté, les Vosges, le Dauphiné, la Picardie,
complétaient un ensemble de forces des plus formidables. Plus de cent cinquante
mille fusils pouvaient être distribués sur-le-champ, et il y en avait plus de
trois cent mille prêts à sortir des arsenaux. A Paris, on en fabriquait plus
de quinze cents par jour, et l'on avait la certitude de pouvoir porter ce
nombre à plus de quatre mille ; tous les ouvriers, serruriers, ciseleurs,
orfèvres, ébénistes, étaient devenus armuriers ; et toutes les manufactures
de France avaient triplé leurs produits. Plusieurs parcs considérables
d'artillerie étaient sur la Loire, et plus de cinq cents pièces de campagne
étaient renfermées dans Vincennes et dans l'enceinte de la capitale. Avant la
fin de juin, Napoléon pouvait manœuvrer sur l'Aisne avec plus de quatre-vingt
mille soldats, et, dix jours plus tard, il en eût opposé plus de cent
cinquante mille à Wellington et à Blücher, qu'il eût forcés à suspendre leur
marche, afin de la combiner avec celle des armées russe et autrichienne, qui
n'avaient pas encore franchi le Rhin. Il eût ainsi gagné du temps pour
multiplier et terminer les préparatifs de défense, et accroître ses forces,
tandis que celles de l'ennemi se seraient affaiblies, soit par la nécessité
de masquer plus de cinquante places fortes, où se trouvaient de nombreuses
garnisons, soit par le besoin d'assurer ses communications, et de contenir la
population des départements, disposée à se révolter contre l'invasion.
L'étranger rencontrant à chaque pas un obstacle et un péril, qu'auraient pu
les six cent mille baïonnettes des rois contre le courage de tant de Français
exaltés par le souvenir des injures récentes, et résolus à vaincre ou à
mourir pour sauver la patrie d'un dernier affront ? Plus les alliés eussent
pénétré avant sur le territoire, plus le danger pour eux eût été grand : les
approches de la capitale se seraient hérissés de difficultés, et, dans la
supposition d'un revers, la capitale elle-même, protégée sur les deux rives
de la Seine par un système continu de fortifications, armée de six cents
bouches à feu, environnée d'une double ligne d'ouvrages, couverte au loin par
les places de Soissons, de Laon, de Château-Thierry, par les positions de
Monttereau, de Nogent et de Meaux, aurait offert à notre armée un point
d'appui central, d'où elle eût été à même de profiter de toutes les fautes
inséparables de la complication des mouvements de ses adversaires. Lyon
présentait un semblable avantage à Suchet ; et si ce maréchal, pour qui la
campagne s'était ouverte par des succès, eût été obligé d'abandonner
Montmélian, dont il s'était emparé, et de se replier devant l'ennemi qu'il
avait rejeté au-delà du Mont-Cenis, son corps, rallié devant la seconde ville
de France à toutes les gardes nationales de la contrée, aurait occupé toute
l'armée autrichienne d'Italie. Tels
étaient encore les moyens militaires qui restaient à la France pour lutter
contre la coalition, et lui arracher une paix glorieuse. C'était pour presser
l'exécution de ces grandes mesures que Napoléon avait précipité son retour.
Mais à peine était-il dans la capitale, d'où il voulait partir sous
quarante-huit heures pour aller de nouveau se mettre à la tête de son armée,
qu'il apprit que les deux chambres, méconnaissant son pouvoir, se
constituaient en permanence, et déclaraient traître à la patrie quiconque
voudrait les dissoudre. Bientôt les nouvelles les plus désastreuses
circulèrent avec une effrayante rapidité. On annonçait que le maréchal
Grouchy n'avait pas même réussi à rallier huit mille soldats, et que toutes
les troupes qui avaient combattu à Mont-Saint-Jean étaient détruites. Les
partisans de l'étranger cherchaient des' prosélytes dans la garde nationale ;
tout se désorganisait autour de Napoléon : il voulut faire tête à l'orage, et
au sein de cette crise, sa première pensée fut de renverser par un coup
d'état la représentation nationale ; mais il ne tarda pas à s'apercevoir que
cet acte de despotisme n'aurait d'autre résultat que de paralyser de plus en
plus son autorité. Dès-lors il se résigna à abdiquer en faveur de son fils,
et dicta à son frère Lucien la déclaration suivante, adressée au peuple
français. En
commençant la guerre pour soutenir l'indépendance nationale, je comptais sur
la réunion de tons les efforts, de toutes les volontés, et le concours de
toutes les autorités nationales. J'étais fondé à en espérer le succès, et
j'avais bravé toutes les déclamations des puissances contre moi. Les
circonstances me paraissent changées ; je m'offre en sacrifice à la haine des
ennemis de la France. Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations, et
n'en avoir voulu réellement qu'à ma personne ! Ma vie politique est terminée,
et je proclame mon fils, sous le titre de Napoléon II, empereur des Français. Les
ministres actuels formeront provisoirement le conseil du gouvernement.
L'intérêt que je porte à mon fils m'engage à inviter les chambres à organiser
sans délai la régence par une loi. Unissez-vous
tous pour le salut public, et pour rester une nation indépendante. NAPOLÉON. Au
Palais de l'Elysée, ce 22 juin 1815. Dans
cette grande crise politique, le parti royaliste était demeuré spectateur :
les patriotes seuls avaient agi. C'était dans l'intérêt de la nation et de la
liberté qu'ils avaient exigé l'abdication de l'empereur : ils se mirent donc
aussitôt à l'œuvre pour recueillir le prix de leur succès inespéré. Une nouvelle
constitution était devenue nécessaire ; on proposa d'en arrêter immédiatement
les bases : mais cette proposition parut un peu prématurée ; il fut résolu
qu'on se bornerait pour le moment à nommer un gouvernement provisoire,
composé de cinq membres chargés d'exercer le pouvoir exécutif : deux,
devaient être pris dans le sénat, et trois dans la chambre des représentants. En même
temps, pour conserver les égards dus à l'empereur, la chambre nomma une
commission chargée de lui présenter une adresse de remercîments. Napoléon,
pour la dernière fois, reçut la commission dans le costume impérial, et
entouré de ses gardes et de ses grands officiers. Il avait l'air pensif, mais
ferme et résigné ; il entendit avec une froide indifférence les éloges que
l'on donnait à son sacrifice patriotique. Dans sa réponse, H recommanda
l'union, insista sur la nécessité de préparer promptement des moyens de
défense ; mais il eut soin, en finissant, de leur rappeler que son abdication
était conditionnelle, et qu'elle conservait à son fils tous ses droits. Lanjuinais,
président de la chambre, répondit que la chambre ne lui avait pas donné
d'instructions à ce sujet. Je vous avais bien
dit, reprit
Napoléon en se tournant du côté de son frère Lucien, qu'ils n'en feraient rien. Dites à l'assemblée ;
ajouta-t-il en s'adressant au président, que je recommande mon fils à sa
justice. C'est en sa faveur, je le répète, que j'ai abdiqué. Dans
cette même journée du 22 juin, une scène étrange se passa au sénat. Le
gouvernement avait reçu la nouvelle que le maréchal Grouchy, ayant habilement
effectué sa retraite, avait ramené sous les murs de Laon ses troupes presque
intactes. Encouragé par ces bonnes nouvelles, Carnot se présenta au sénat, et
fit l'exposé de la situation des affaires militaires, et des ressources que
l'on pouvait tirer encore de nos armées. Le maréchal Grouchy était à la tête
d'une armée intacte de près de soixante mille hommes. Soult rassemblait vingt
mille hommes de la vieille garde à Mézières ; dix mille hommes de nouvelle
levée allaient être dirigés à l'intérieur sur ce point, ainsi que deux cents
pièces de canon. Ce
rapport produisait une vive sensation sur les sénateurs, lorsque Ney, le cœur
ulcéré de l'injustice avec laquelle il avait été traité par Napoléon dans ses
bulletins, se leva tout-à-coup, et contredit vivement les assertions de Carnot.
Dans le discours de Ney, il régnait une colère, une violence, qui tenaient du
désespoir : Ce rapport est faux, s'écriait-il, faux de tous points. Grouchy ne peut avoir sous ses ordres
que vingt à vingt-cinq mille hommes. Si son corps eût été plus nombreux, il
aurait pu couvrir la retraite, et l'empereur aurait encore une armée à
commander sur les frontières. Il n'y a plus un seul homme de sa garde à
rallier, ajouta-t-il ; c'est moi qui la commandais, et je l'ai vu massacrer
toute entière, avant de quitter le champ de bataille : il n'en reste plus
rien. L'ennemi est à Nivelles avec quatre-vingt mille hommes ; il peut être à
Paris dans six jours. Il n'y a d'autre salut pour la France que de faire à
l'instant des propositions de paix. Le général Flahaut veut le contredire ; mais Ney reproduit son
exposé sinistre avec encore plus de véhémence, et enfin, abordant tout d'un
coup le sujet que tous avaient sur les lèvres, mais qu'aucun n'avait osé
entamer, il dit d'une voix basse, mais distincte : Oui, je le répète, vous n'avez d'autre voie que la
négociation. Il faut que vous rappeliez les Bourbons. Quant à moi, je me
retire aux États-Unis. Ces
derniers mots attirèrent sur Ney les reproches les plus amers. Lavalette et
Carnot surtout, témoignèrent leur vive indignation contre ce maréchal, si
intrépide dans les camps, si faible dans le conseil. Mais bientôt une
nouvelle discussion s'engagea entre les sénateurs lors de la lecture de
l'acte d'abdication. Lucien Bonaparte aborda la question de la succession au
trône, et insista pour qu'aux termes de la constitution, Napoléon II lut
reconnu à l'instant. Le comte de Pontécoulant interrompit l'orateur, en
demandant de quel droit Lucien, étranger, prince romain, se permettait de
donner un souverain à la France, lorsque lui-même n'était pas naturalisé
Français. Cette objection, faite par le même homme qui, vingt-deux jours
auparavant, avait prêté serment à une constitution par laquelle Lucien était
reconnu non - seulement comme citoyen, mais même comme prince du sang
impérial, était néanmoins étrange. Lucien répondit qu'il était Français par
ses sentiments et en vertu des lois. Pontécoulant prétendit alors qu'il était
impossible de reconnaître pour souverain un enfant qui résidait dans un
royaume étranger. A ces mots, Labédoyère, le dévoué colonel du 7e de ligne,
se leva ; peu façonné à la versatilité du Sénat, il aborda la question avec
franchise : L'empereur, s'écria-t-il, n'a abdiqué qu'en faveur de son fils. Son abdication est
nulle, si son fils n'est proclamé à l'instant. Et quels sont ceux qui
s'opposent à cette résolution généreuse ? les mêmes hommes qui étaient aux
pieds de l'empereur dans sa prospérité, et qui sont déjà impatiens de porter
le joug des étrangers. Oui, continua-t-il en couvrant de sa voix
retentissante les murmures de l'assemblée, si vous refusez de faire
reconnaître Napoléon II, il faut que l'empereur tire de nouveau l'épée ; il
faut que de nouveau le sang commence à couler. A la tête des braves Français
couverts des blessures qu'ils ont reçues pour sa défense, nous nous
rallierons autour de lui, et malheur aux généraux perfides qui peut-être,
dans ce moment même, méditent de nouvelles trahisons ! Je demande qu'ils
soient poursuivis et condamnés comme déserteurs du drapeau tricolore ; que
leurs noms soient notés d'infamie, leurs maisons rasées, leurs familles
proscrites et exilées. Nous ne souffrirons pas des traîtres parmi nous.
Napoléon, en abdiquant la couronne pour sauver la nation, a fait ce qu'il
devait à lui-même ; mais la nation n'est pas digne de lui, puisqu'elle l'a
une seconde fois forcé à l'abdication, elle qui avait juré de le défendre
dans la prospérité comme dans les revers. Les cris à
l'ordre !
partis de tous les coins de la salle, couvrirent enfin la voix de l'impétueux
Labédoyère, qui cependant ne faisait qu'exprimer les sentiments d'une grande
partie de l'armée française : Jeune homme,
vous vous croyez sans doute au corps-de-garde ! lui cria Masséna. Labédoyère voulut élever
de nouveau la voix, mais elle fut étouffée par de violents murmures. Comme
les sénateurs, les représentants avaient éludé de reconnaître formellement
Napoléon II ; les deux chambres procédèrent à la nomination des membres du
gouvernement provisoire. Ce furent Carnot, Fouché, Caulaincourt, Grenier et
Quinette. Ils annoncèrent dans leur proclamation que Napoléon avait abdiqué,
et que son fils avait été proclamé. Ils invitaient les Français à rester
unis, et à n'épargner ni efforts ni sacrifices pour le triomphe de la cause
nationale, et promettaient une constitution nouvelle. Cette adresse produisit
peu d'effet sur l'armée qui pensait, comme Labédoyère, que l'abdication de Napoléon
ne pouvait être reçue qu'aux conditions qu'il y avait mises lui-même. Paris,
au milieu de ces graves circonstances, demeurait agité d'espérance et
d'inquiétude : la garde nationale, en général patriote, maintenait encore
l'ordre, mais ne contenait qu'avec peine les fédérés, qui parcouraient la
ville aux cris de vive Napoléon II ! Dans la
séance du 24 juin, la question importante de la succession fut décidée, ou
plutôt éludée de cette manière : Manuel, dans un discours logique et
brillant, démontra qu'aux termes de la constitution, Napoléon II se trouvait
déjà en possession du trône, Il fit ressortir ensuite les hautes questions
d'intérêt national qui commandaient le respect des volontés consignées dans
l'abdication de l'empereur. A la voix de Manuel, tous les représentants se
levèrent aux cris de vive Napoléon II ! mais quand on fit la
proposition de prêter serment au nouvel empereur, un cri général : Point de
serment ! point de serment ! se fit entendre de toutes parts, comme si la
chambre eût senti intérieurement qu'elle n'avait été que trop prodigue de ces
serments si souvent violés, et qu'elle répugnât à s'ouvrir une nouvelle
source de parjures. Cette
reconnaissance apparente et en quelque sorte négative des droits du jeune
Napoléon à la couronne ne devait satisfaire que faiblement les partisans
dévoués de l'empereur, mais du moins coupait-elle court aux discussions
périlleuses soulevées depuis deux jours ; en déclarant que le gouvernement
provisoire était nécessaire pour la garantie des intérêts de la nation, elle
empêchait que ni Napoléon ni aucun de ses adhérents ne pût intervenir dans
l'administration du pays. Cependant, malgré le peu de franchise avec lequel
était admise la condition formelle que Napoléon avait mise à son abdication,
la commission du gouvernement et les chambres exigèrent de l'ex-empereur la
stricte exécution du contrat. Ce fut ainsi qu'on arracha une proclamation
adressée en son nom à l'armée, pour lui confirmer le fait de son abdication,
que les troupes ne voulaient croire que s'il le leur assurait lui-même. On
remarqua néanmoins dans cette proclamation quelques expressions qui prouvent
qu'il sentait vivement la contrainte qui lui était imposée. Après avoir
exhorté les soldats à suivre toujours la carrière de l'honneur, et les avoir
assurés qu'il ne cesserait jamais de s'intéresser à leurs exploits, il leur
dit : Vous et moi nous avons été calomniés,
des hommes incapables d'apprécier nos travaux ont vu dans les marques
d'attachement que vous m'avez données, un zèle dont j'étais seul l'objet. Que
vos succès futurs leur apprennent que c'était la patrie avant tout que vous
serviez en m'obéissant, et que si j'avais quelque part à vos affections, je
la devais à mon ardent amour pour la France, notre mère commune. Ces
expressions étaient de nature à blesser vivement la chambre des
représentants, qui, d'ailleurs, regardait en même temps la présence de
Napoléon dans la capitale comme dangereuse pour la tranquillité publique, et
inquiétante pour le maintien de ses prérogatives. L'agitation commençait à
régner parmi les habitants des faubourgs ; et des soldats, tristes débris de
la bataille de Waterloo, se rassemblaient tous les jours dans les murs de
Paris, désireux de venger leur défaite, et demandant à leur empereur de les
conduire de nouveau à la victoire. Napoléon
alors se retira à la Malmaison. Il y était à peine depuis un jour, que déjà,
entouré de la police de ce Fouché, qui, depuis trois mois, trahissait et
servait tour-à-tour Napoléon, Louis XVIII et le duc d'Orléans, qui intriguait
pour monter sur le trône, il s'était aperçu qu'il n'était plus maître de ses
démarches. On épiait, on contrôlait ses moindres actions. Cependant il
semblait se soumettre à son sort, et jamais peut-être à aucune des phases
brillantes de sa carrière, il ne montra plus d'indulgence et d'égalité
d'humeur. La
nouvelle de l'abdication de Napoléon porta la consternation et le désespoir
dans l'armée, en même temps qu'elle inspira de l'audace aux chefs ennemis.
Blücher et Wellington, qui, d'après leur plan de campagne, ne devaient pas
pénétrer en France avant l'arrivée des armées russe et autrichienne,
changèrent tout-à-coup de résolution, et se dirigèrent à tire d'aile sur la
capitale. Sans s'arrêter à la crainte de laisser entre Laon et Soissons notre
armée, déjà forte de plus de soixante-quinze mille hommes, ils pénétrèrent
par Lafère et Compiègne, et marchèrent sur Paris. Mais, quelque diligence
qu'ils fissent, ils y furent devancés par les troupes qu'ils croyaient
laisser sur leurs derrières. Davoust, par ordre du gouvernement provisoire,
se mit à la tête de ces respectables débris ; mais il ne prit aucune
résolution. Les alliés s'enhardirent au point de s'avancer par la vallée de
Montmorency, et d'arriver à Saint-Germain et Versailles, laissant, pendant
tout ce mouvement, leur flanc gauche entièrement découvert et exposé à toutes
les attaques. Napoléon, lorsqu'on vint lui apprendre cette manœuvre
imprudente, fit aussitôt proposer aux chambres et au gouvernement provisoire
de se mettre à la tête des troupes, comme général, de tomber avec toutes les
forces françaises sur le flanc et les derrières de l'ennemi, de l'écraser et
de gagner ainsi, en sauvant Paris, le temps de négocier avec avantage et les
moyens d'obtenir des garanties pour l'indépendance nationale. Cette offre ne
fut pas acceptée. Des
commissaires, pris dans le sein de l'assemblée, se rendirent auprès des chefs
alliés pour faire des ouvertures de paix. Cette démarche n'eut aucun résultat
; les négociateurs revinrent sans avoir pu même faire entendre leur voix. Le
6 juillet, une capitulation qui rassemblait l'armée derrière la Loire, ouvrit
une seconde fois Paris aux alliés ; et les députés, chassés du lieu de leurs
séances par les baïonnettes prussiennes, ne se réunirent plus que chez leur
président, Lanjuinais, pour protester contre cet outragea l'indépendance de
la nation. Le 8 juillet, le roi fit son entrée dans la capitale, et
l'espérance de voir la liberté constitutionnelle revenir avec le prince qui
l'avait donnée à ses sujets, fut la consolation de la France abandonnée pour
la seconde fois. Depuis
que Napoléon était retiré à la Malmaison le général Becker, d'après les
instructions qu'il recevait du gouvernement provisoire, l'obsédait chaque
jour, pour le décider à quitter la Malmaison et à partir pour Rochefort, où
tout était préparé pour son départ de France. L'ordre était donné à deux
frégates de se tenir prêtes à transporter aux États-Unis l'ex-empereur, qui
devait rester sous la surveillance du général Becker et de la police,
jusqu'au moment de son embarquement. Les instructions portaient qu'on devait
prendre toutes les précautions possibles pour la sûreté de Napoléon. Un ordre
semblable fut transmis par Davoust, qui, par un de ces compromis commodes à
l'aide desquels on cherche à concilier ses sentiments avec ses devoirs ou ses
intérêts, refusa de le signer, mais ordonna à son secrétaire de le faire à sa
place, ce qui, dit-il, reviendrait au même. Napoléon
s'était soumis à son sort avec résignation et dignité. Il avait reçu le
général Becker sans embarras, et même avec affabilité ; et celui-ci, par un
sentiment qui lui faisait honneur, trouva la mission dont il était chargé
d'autant plus pénible, qu'il avait éprouvé l'inimitié personnelle de l'homme
qui était alors confié à sa garde. Quarante personnes environ, de tout rang
et toute condition, firent l'offre généreuse d'accompagner dans ses revers
celui qu'elles avaient servi pendant sa prospérité. Cependant,
au milieu de tous ces préparatifs de départ, Napoléon conservait encore un
reste d'espoir. Il entendait le bruit de la canonnade dans l'éloignement. Son
cœur battait à la pensée d'être utile encore à cette France qu'il avait
élevée si haut, il offrit de nouveau de marcher contre Blücher comme simple
volontaire, promettant qu'après avoir repoussé l'invasion, il continuerait sa
route pour s'expatrier. Il comptait tellement que sa demande lui serait
accordée, qu'il faisait tenir ses chevaux tout prêts, afin de partir au
premier avis pour aller rejoindre l'armée ; mais le gouvernement provisoire
se montra de nouveau inflexible. Le 29
juin, Napoléon partit de la Malmaison, accompagné du général Becker ; le 5
juillet, il arriva à Rochefort. Partout les troupes le reçurent au cri de
vive l'empereur ! les habitants respectaient les malheurs d'un grand homme,
et ne pouvant applaudir, ils gardaient le silence. Le
gouvernement provisoire cependant avait envoyé des commissaires auprès du duc
de Wellington, demander des passeports pour Napoléon, afin qu'il pût se
rendre aux Etats-Unis. Le général anglais répondit qu'il n'avait aucune
autorisation de son gouvernement pour en accorder. Les chambres,
qui n'avaient pas bien apprécié toutes les ressources que pouvait offrir le
génie militaire de Napoléon et l'influence de son nom, essayèrent de sauver
elles-mêmes la liberté. Elles envoyèrent des commissaires pour haranguer les
troupes et les préparer au combat ; mais ces députés ne surent pas parler aux
soldats un langage qu'ils pussent comprendre. L'armée n'en déploya pas moins
un grand courage dans deux tentatives qu'elle fit, l'une pour défendre
Versailles, l'autre pour reprendre cette ville dans un coup de main dirigé
par le général Exelmans. Tout
fut inutile, le talisman était brisé. A la suite d'un conseil de guerre, tenu
à Paris dans la nuit du 2 au 5 juillet, un armistice fut conclu, en vertu
duquel la capitale se rendait aux alliés, et l'armée française devait se
retirer derrière la Loire. Les
alliés suspendirent leurs opérations jusqu'à ce qu'on eût pu décider les
troupes françaises à effectuer leur retraite, à laquelle elles ne voulaient
pas consentir. Ils n'osèrent entrer dans Paris que le 7 juillet, jour où la
capitale se trouvait être entièrement évacuée. Les Anglais et les Prussiens
en prirent possession au milieu de la morne consternation des habitants. Le
gouvernement provisoire continua ses fonctions, quoique Fouché, qui en était
le chef, intriguât depuis longtemps pour négocier le second retour des
Bourbons. Le 6 juillet, on reçut la déclaration des souverains alliés, qu'ils
regardaient toute autorité émanant de l'usurpation de Napoléon comme nulle et
de nul effet, et que Louis XVIII, qui était alors à Saint-Denis, ferait le
lendemain son entrée dans la capitale, et reprendrait son autorité royale. Le 7
juillet, la commission du gouvernement cessa ses fonctions. La chambre des
pairs, après avoir entendu la lecture de l'acte de capitulation, se sépara en
silence ; mais celle des représentants continua encore à siéger, à voler et à
discuter. Un bill des droits rédigé et proposé par Garât fut adopté presque
sans amendement. Celui qui voulait régner devait l'agréer et le jurer, comme
base de la constitution. Après la discussion de ce bill, le président, Lanjuinais,
suspendit la séance jusqu'au lendemain huit heures du matin, malgré les
représentations de plusieurs membres, qui prétendaient que la chambre s'étant
déclarée en permanence, on devait exécuter à la lettre cette décision. Le
lendemain matin, les membres qui se rendirent à la chambre trouvèrent dans la
cour un détachement de gardes nationaux qui leur en refusèrent l'entrée. Le 8 juillet, Louis entra dans sa capitale, précédé de volontaires royaux, et des troupes de sa maison. A la suite de ces royalistes venait un nombreux état-major, dans lequel on distinguait les maréchaux Victor, Marmont, Macdonald, Oudinot, Gouvion-Saint-Cyr, Moncey et Lefebvre. La population les vit passer avec dégoût ; mais il fallait se résigner. Ainsi fut close la période des cent-jours, qui accumula autant de maux sur la France qu'elle avait fait naître d'espérances. |