HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME SECOND

 

CHAPITRE VINGT-SIXIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Départ de l'impératrice et de son fils. — Machinations de Talleyrand. — Bataille sons Paris. — Fuite de Joseph Bonaparte. — Capitulation. — Les royalistes. — Proclamation du conseil municipal. — Napoléon apprend l'entrée des étrangers dans la capitale. — Il se retire à Fontainebleau. — Trahison de Marmont, duc de Raguse. — Irrésolution de Napoléon. — Il abdique. — Ses adieux. — Son départ. — Son voyage. — Son séjour à l'île d'Elbe. — Son retour.

1814 À 1813.

 

Joseph et les ministres n'ignoraient pas qu'une armée innombrable s'avançait, et que pour la contenir, il était urgent de déployer toutes les ressources de la capitale ; mais le conseil de régence, qui ne s'était encore fait connaître que par des actes d'une faiblesse qui décelait sa nullité, n'osa rien prendre sans lui ; et tandis qu'il fallait agir avec promptitude, il perdit son temps à expédier des courriers en Champagne, pour demander des instructions. On fit néanmoins quelques préparatifs ; maison était généralement frappé de leur insuffisance et de l'ineptie qui présidait à leur exécution. Les principales mesures ordonnées par l'empereur, avant son départ, avaient été négligées. Les hommes sur lesquels il comptait le plus avaient oublié ses volontés les plus expresses, et au zèle qu'ils consacraient à sa prospérité, pourtant si fructueuse pour eux, avait succédé une torpeur sans exemple. Rien n'avait été organisé suivant ses intentions ; la garde nationale elle-même, qui aurait pu s'élever à trente mille hommes, en offrait à peine douze mille, dont la moitié seulement avait des fusils de munition ; le reste n'était qu'un véritable corps de parade, plus capable de nuire que de contribuer à la défense. Pour en tirer parti, il eût fallu en exclure tous les hommes coutumiers du repos et de toutes les aisances de la vie, dont la plupart n'avaient revêtu l'uniforme que par cette espèce de coquetterie qui recherche des illusions de jeunesse, ou bien encore par cette étrange vanité qui se complaît dans des apparences martiales. Alors comme aujourd'hui, tous ces boutiquiers, tous ces coulissiers de la Bourse, tous ces employés, qui étaient entrés dans ses rangs, n'étaient que des monteurs de gardes, des faiseurs de patrouilles, ou des soldats de revue. Ce n'était pas à cette classe d'individus que l'on pouvait demander un patriotisme actif et un ardent courage. Tant qu'on leur avait parlé de victoires, ils avaient paru les plus dévoués ; mais dès qu'ils virent refluer vers Paris des milliers de soldats blessés et toute la population des campagnes environnantes, lorsqu'ils virent toutes les routes couvertes de paysans traînant après eux leurs familles éplorées et leurs troupeaux, l'aspect de ces fugitifs et de leur misère les glaça d'effroi. Ces citoyens d'humeur pacifique songèrent qu'ils se devaient à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs occupations, à leur commerce, à leur industrie, et même à leurs plaisirs. Ceux qui n'avaient pas un prétexte à alléguer, annoncèrent qu'ils étaient convaincus do l'impossibilité de la résistance. A les entendre, c'était un million de soldats qui se précipitaient sur Paris. Ces alarmistes, courant aux barrières alimenter leur curiosité et leur peur, revenaient ensuite, le visage effaré, raconter dans les lieux publics quelles étaient leurs appréhensions, et pour les motiver, ils en exagéraient la cause. Bientôt la consternation devint générale ; tous les cœurs furent livrés à l'abattement et au désespoir ; chacun cachait ses marchandises, enfouissait ses richesses. Les banques, les boutiques, les magasins ne s'ouvraient plus ; les maisons de jeu même étaient fermées. Jamais les Parisiens n'avaient été en proie à de plus vives anxiétés. Depuis l'invasion des Normands, ils n'avaient pas vu déployer dans leurs murs l'appareil des combats contre des armées étrangères. Quand pour la première fois, au milieu de la nuit, ils furent éveillés par la marche pesante des canons et le bruit d'un attirail de guerre, ils se crurent perdus ; pour les rassurer, les efforts d'un gouvernement, qui les avait trompés tant de fois par des bulletins mensongers, furent impuissants. La confiance avait fait place à l'incrédulité la plus complète, et le petit nombre de dispositions que l'on faisait pour la défense étaient vues d'un œil dérisoire, tant l'on révoquait eu doute leur succès. Telle était la situation de la capitale, lorsque, le 27 mars, le général Michel, à la tête d'une division de quatre à cinq mille conscrits rassemblés à la hâte par le général Ornano, chef des dépôts de la garde, alla prendre position sur les hauteurs environnantes. Des postes furent également assignés aux six mille gardes nationaux, seuls capables d'entrer en ligne ; et au moyen de leur coopération, le nombre des défenseurs de Paris, en y comprenant les débris des corps des généraux Marmont et Mortier, ainsi que la division Compans, s'éleva à environ trente mille hommes, parmi lesquels étaient cinq mille cavaliers. Joseph, en sa qualité de président de la régence, était le chef de cette armée.

Le 29 mars, au matin, nos troupes ayant abandonné la plaine de Saint-Denis, le corps russe de Rayewski traversa la forêt de Bondy et porta ses avant-postes vers la Villette et le bois de Vincennes, afin d'attaquer les corps français qui se ralliaient sous Paris. On échangea alors les premiers coups de canons. Au bruit de l'artillerie, les ministres, qui forment le conseil de régence, ne doutent plus que l'empire, épuisé par une lutte inégale, ne soit près de sa chute ; ils se rassemblent ; mais, au lieu d'enfanter une de ces résolutions généreuses qui relèvent les empires, ils ne pensèrent qu'à se retirer derrière la Loire. Ce parti pouvait être le résultat du courage et la source du salut ; mais il aurait fallu qu'on eût préparé d'avance tous les moyens de prendre une attitude imposante sur une aussi belle ligne de défense.

Deux jours auparavant, il avait été décidé que ni le gouvernement, ni Marie-Louise ne quitteraient la capitale. Cette princesse avait même conçu le projet, dans le cas où la défense serait épuisée et la reddition inévitable, de se présenter à la tête des douze maires de Paris, pour obtenir des souverains alliés les conditions les plus avantageuses et les plus honorables qu'on pût espérer dans une telle circonstance ; mais, comme il était à craindre qu'Alexandre n'immolât à la fille des Césars les espérances qu'il avait données aux royalistes, Talleyrand proposa par ruse un départ que Cambacérès fit adopter par peur. Il fallut user de violence pour faire abandonner à Marie-Louise le palais des Tuileries. Enfin, pressée par tous ses conseillers, elle monta en voiture, portant son fils qu'elle arrosait de ses larmes. L'impératrice et le roi de Rome, suivis des ministres et dès grands dignitaires, sortirent de Paris à l'instant où une partie de la garde nationale se portait au-devant de l'ennemi.

Talleyrand, en sa qualité de vice-grand-électeur, devait aussi accompagner la régente ; mais à peine eut-il dépassé les barrières, qu'imaginant un prétexte, il revint sur ses pas, afin de préparer tout pour l'accomplissement de ses desseins. Jusqu'à Rambouillet, Marie-Louise ne proféra pas une seule parole. Les réflexions accablantes qui venaient en foule l'assiéger, l'avaient réduite à l'état le plus déplorable.

L'indignation fut générale dans Paris, lorsqu'on y sut que les membres de la régence, au lieu de donner l'exemple du courage et de l'énergie qu'ils recommandaient aux habitons, les abandonnaient au moment du péril. Joseph Bonaparte, pour apaiser les murmures qui s'élevaient contre ce délaissement, fit afficher une proclamation dans laquelle il promettait de rester parmi les défenseurs de la capitale. Malheureusement la connaissance qu'on avait du caractère de ce prince, et surtout le souvenir de sa conduite en Espagne, faisaient présager que, sous un chef aussi inhabile, la valeur française n'éprouverait que des revers.

Le 30 mars, à trois heures du matin, on battit la générale dans tous les quartiers de Paris. A ce bruit, précurseur des batailles, tous les soldats de la ligne et les six mille gardes nationaux, qui avaient, demandé à combattre, se préparent à la plus vigoureuse résistance. Le maréchal Marmont, avec les généraux Compans et Ornano, couronnait les hauteurs de Romainville et de Pantin, et le maréchal Mortier occupait l'intervalle entre le canal et la hauteur de Montmartre, sur laquelle Joseph avait établi son quartier-général. Une partie de la garde parisienne était placée en seconde ligne, pour donner à nos colonnes l'apparence d'une force plus réelle ; le reste devait, avec quelques troupes, défendre les parties de l'enceinte, que l'armée ne couvrait pas. Le soin de repousser les corps légers qui auraient pu se glisser derrière les masses, et venir insulter les faubourgs, était aussi confié à des gardes nationaux, que l'on avait laissés aux barrières.

On aperçut bientôt de grands mouvements dans le camp des alliés. Leurs deux armées se dirigeaient en masse sur les hauteurs de Belleville et de Montmartre, regardées comme le centre et la clé de la position. Avant d'engager l'action, deux parlementaires se présentèrent à nos avant-postes ; mais les maréchaux Mortier et Marmont refusèrent de les entendre. A six heures, les villages de Pantin et de Romain ville sont attaqués par les Russes ; et des corps prussiens, autrichiens et wurtembergeois, menacent à la fois toutes nos positions. L'artillerie et la mousqueterie jouent avec violence ; sur tous les points, de nombreux tirailleurs des deux partis se multiplient, s'écartent, se rapprochent, et se livrent un combat acharné ; l'ennemi montre un instant d'hésitation ; aussitôt on répand le bruit qu'il est repoussé, que Napoléon arrive, qu'on a des canons et des baïonnettes, et que chaque habitant doit sortir de sa maison pour achever la destruction d'une armée, qui trouvera la mort dans les murs ou elle s'était flattée d'obtenir la victoire. A cette nouvelle, tous les citoyens qu'anime la haine d'une domination étrangère se précipitent en foule vers les barrières en demandant des armes : c'était le cri des femmes, des enfants, des vieillards, enfin de tout ce qui portait un cœur généreux et français ; des milliers d'individus de tout âge et de toute condition accouraient offrir leurs bras et leur vie ; mais de tous ces braves gens, un petit nombre seulement reçut des fusils ; les autres revinrent en manifestant leur dépit d'avoir été trompés. Alors, on leur donna des piques ; mais, dans leur désespoir, ils les brisèrent en criant à la trahison. Nos soldats et ceux d'entre les gardes nationaux qui partageaient leur dévouement, redoublaient d'ardeur pour épargner à la France le plus sensible des outrages, lorsqu'un capitaine d'état-major, qui la veille était tombé au pouvoir de l'ennemi, arriva au quartier-général français il était renvoyé par Alexandre, qui, après lui avoir dit que toute résistance de la part de nos troupes était vaine, l'avait chargé d'annoncer à leurs chefs que ce n'était pas seulement un corps de l'armée russe qui se présentait devant Paris, mais bien l'armée européenne toute entière. Cet officier ajoutait que le général Barclay de Tolly recevrait les députés qu'on enverrait pour entrer en négociations ; qu'on le trouverait toujours disposé à traiter ; mais que le czar ne répondait pas de pouvoir empêcher le pillage, si une fois l'enceinte de la ville était forcée. Après avoir entendu ce récit, Joseph Bonaparte s'écria : Il ne nous reste donc plus qu'à parlementer. Pendant qu'il délibérait avec ses officiers, de nombreuses colonnes ennemies se déployaient dans les plaines d'Aubervilliers ; et le maréchal Marmont, assailli de toutes parts, était sur le point de succomber ; il demandait des secours, et il était impossible de lui en envoyer. Dans cette triste situation, Joseph, craignant de n'être bientôt plus à temps de se retirer, abandonna son poste et sortit dé Paris, laissant à ses lieutenants l'autorisation de capituler. Son départ ne fit point cesser le combat. Les pertes étaient énormes ; de part et d'autre, on renouvelait les tirailleurs. Blücher et le prince royal de Wurtemberg venaient à peine de recevoir l'ordre de marcher, l'un sur Montmartre, et l'autre sur Vincennes. Il était probable qu'ils n'entreraient pas en ligne avant la fin du jour. Celle circonstance, jointe aux avantages que nous avions obtenus auprès des villages de Pantin et de Romainville, pouvait changer l'état des affaires, car tout faisait augurer que, si Napoléon, même sans armée, arrivait inopinément, son génie trouverait dans Paris d'invincibles ressources. Les souverains, convaincus que la promptitude pouvait seule leur faire atteindre le terme de leur entreprise, résolurent de tenter un effort extraordinaire. Ils ordonnèrent une attaque générale. Marmont, pour la repousser, se met à la tête d'un bataillon ; mais une batterie russe ouvre son feu, et jette le désordre dans ses rangs. Nos troupes sont partout enfoncées malgré leur valeur, et les hauteurs de Belleville, que protégeaient vingt pièces en batterie, succombent aux assauts réitérés d'innombrables bataillons. Au même instant, les corps prussiens sortent de la Villette au pas de charge, et s'établissent dans les maisons qui touchent aux barrières, tandis que, sur notre droite, les Russes enlèvent Charonne, vaillamment défendu par la 7e légion parisienne, occupent le cimetière du Père Lachaise, et arrivent sous les murs de Paris. Toutes nos batteries étaient réduites au silence, l'artillerie de la butte Saint-Chaumont était la seule qui tirât encore : c'était celle des élèves de l'École Polytechnique, dont le plus âgé n'avait pas vingt ans. Leur feu jonchait de cadavres ennemis les approches de la position qu'ils défendaient ; faiblement soutenus, ces jeunes gens allaient être écrasés ; déjà même plusieurs expiraient sur leurs pièces plutôt que de les abandonner, lorsqu'un escadron des cosaques polonais, envoyé à leur secours par le général Compans et quelques gardes nationaux conduits par le général Sockolniki, parvinrent à les dégager.

Sur ces entrefaites, le maréchal Mortier, dont la contenance ferme avait imposé à Blücher, qui hésitait encore à aborder Montmartre, reçut des dépêches que Napoléon avait expédiées de Doulancourt et par lesquelles il lui prescrivait de préserver Paris d'une occupation étrangère, en donnant avis à Schwarzenberg que des propositions de nature à amener la paix venaient d'être faites à l'empereur d'Autriche. Le maréchal s'empressa d'exécuter cet ordre ; mais le généralissime ayant répondu que son souverain tenait à la coalition par des liens indissolubles et qui ne lui permettaient pas de conclure une paix particulière, Mortier ne songea plus qu'à remplir les intentions de son chef en prolongeant sa défense. En vain le général Orlow le fit sommer de se rendre, il était déterminé à mourir à son poste plutôt que de souscrire à des conditions humiliantes, lorsqu'il reçut l'avis que le maréchal Marmont, après avoir obtenu une trêve de quatre heures pour traiter de la reddition de Paris, allait entrer en négociations. Mortier se rendit aussitôt à la Villette, où étaient les commissaires alliés ; mais pendant son absence, le général Langeron, violant la suspension d'armes, engagea un combat sanglant sur les hauteurs de Montmartre et finit par s'en emparer. Maîtres de cette position, les ennemis lancent des obus jusque vers la Chaussée-d'Antin. En même temps des cosaques pénètrent dans le faubourg Saint-Antoine, tandis qu'une colonne des Wurtembergeois franchit le pont de Saint-Maur, force celui de Charenton, défendu avec une extrême bravoure par les élèves de l'école d'Alfort, et pousse jusque dans Bercy des éclaireurs qui font feu sur les patrouilles de la garde nationale.

Là continuation du combat, lorsqu'on savait qu'un armistice venait d'être conclu, répandit dans Paris une soudaine terreur. On crut qu'il ne s'agissait rien moins que du sac de la ville, et chacun attendait avec effroi l'issue de cette crise déplorable. Au milieu de celle épouvante, les moins timides allaient et venaient à la recherche des nouvelles, et accueillaient, dans leur anxiété, les récits les plus absurdes et les plus contradictoires ; tantôt on annonçait que l'ennemi venait d'être repoussé, que le roi de Prusse était prisonnier et qu'on venait de le conduire à l'état-major ; tantôt pour exciter un soulèvement, les agents du pouvoir impérial renouvelaient le bruit de l'arrivée de Napoléon, trompé et non pas vaincu par les alliés ; son nom inspirait encore une grande confiance ; nul doute que, quoique tardive, l'apparition de ce foudre de guerre n'eût opéré des prodiges et changé en cyprès les lauriers de nos ennemis.

La certitude que la suspension d'armes allait recevoir son exécution, fit enfin cesser ces alternatives d'alarmes et d'espoir, et cette grande cité, que la consternation avait rendue silencieuse et déserte, reprit un aspect animé lorsqu'on connut les bases du traité d'après lequel nos troupes devaient évacuer Paris avec armes et bagages, sous la promesse que les alliés n'y entreraient que le lendemain 3i mars, à sept heures du matin. Par une seconde convention, qui réglait les intérêts civils de la ville, la garde nationale était maintenue et devait conserver la garde des barrières et de tous les postes utiles à la tranquillité publique.

Ainsi finirent les hostilités contre la capitale ; ses défenseurs, par le courage qu'ils déployèrent, étaient dignes de recueillir les palmes de la victoire ; ils, eurent la douleur de succomber ; dans cette fatale circonstance la trahison s'épuisa en efforts pour diminuer les périls des assaillants : les cendres et le son mêlés à la poudre rendaient les cartouches inutiles ; plusieurs batteries, approvisionnées de boulets d'un diamètre supérieur à celui des canons, ne pouvaient faire feu ; malgré tant de coupables précautions, tant d'odieuses manœuvres, la perte des coalisés fut énorme : plus de quinze mille des leurs restèrent sur le carreau. De notre côté, le nombre des morts fut beaucoup moindre ; toutefois sur les six mille gardes nationaux qui firent le service de vrais soldats, plus de cinq cents furent tués ou blessés. Ce dévouement mérite d'autant plus d'être célébré que, parmi les citoyens qui en firent preuve, il n'y en avait qu'un bien petit nombre qui appartinssent à la capitale ; ce n'était donc pas la conservation de leurs propriétés qui leur avait mis les armes à la main, mais bien le noble sentiment de l'orgueil national. Une étrange fatalité avait retenu Napoléon en Champagne : une victoire remportée près de Saint-Dizier sur la cavalerie de Winzingerode et de Czernichew, lui avait d'abord fait perdre cinq jours, et une nuit passée dans Troyes l'avait empêché d'être rendu à Paris dans la matinée du 30 mars. Depuis le 27, il avait reçu la nouvelle que les deux armées alliées s'avançaient vers Meaux ; mais des motifs dont il serait difficile de rendre compte, lui avaient fait croire que, malgré les courriers qui lui faisaient part de la détresse de son frère, le danger n'était pas aussi grand qu'on le supposait. Il accourait néanmoins par la route de Fontainebleau, et à onze heures du soir il était à Morangis, petit village qui n'est qu'à quatre lieues de Paris, lorsqu'il fut joint par le général Belliard, qui lui apprit qu'une capitulation venait de livrer Paris aux étrangers. A ces mots, Napoléon pousse un profond soupir, et dans l'affliction de son âme, il s'écrie : Et toi aussi, mon frère, tu m'as donc trahi ! Son premier mouvement fut de marcher sur la capitale et d'y produire un soulèvement ; mais ses officiers généraux se réunirent pour l'en détourner. Alors il s'emporta contre les maréchaux qui avaient conclu une convention : Ils auraient dû tenir jusqu'à mon arrivée, dit-il avec feu ; il fallait remuer Paris, mettre en action toute la garde nationale et lui confier les hauteurs hérissées d'artillerie, pendant que les troupes de ligne auraient combattu dans la plaine. Sur l'observation que ces hauteurs étaient mal fortifiées, et qu'il ne s'y trouvait pas de pièces de gros calibre, il ajouta : Allons, je vois que tout le monde a perdu la tête ; voilà ce que c'est que d'employer des hommes sans énergie et sans talent. Cependant, Clarcke se croit un grand ministre, et Joseph un bon général. Enfin, cédant aux instances du maréchal Berthier, Napoléon se décida à revenir sur ses pas, pour hâter la marche des premières colonnes de son armée. Jusqu'au point du jour, il s'occupa de réunir les débris des deux corps qui avaient combattu sous Paris, et les dirigea sur Fontainebleau où lui-même se rendit après avoir donné ses pleins pouvoirs au général Caulaincourt pour traiter avec les souverains.

Le 31 mars, les alliés, à la tête desquels se trouvaient Alexandre et le roi de Prusse, firent leur entrée dans Paris. Ils s'étaient fait précéder d'une proclamation dans laquelle le prince de Schwarzenberg, au nom de l'Europe en armes, offrait aux habitants une réconciliation sincère et durable, s'ils cherchaient à accélérer la paix du monde, en imitant la conduite de Bordeaux, qui avait arboré le drapeau des Bourbons. A cette condition, aucun logement militaire ne devait peser sur la capitale. Les chefs du parti royaliste s'emparèrent aussitôt de cet écrit pour opérer un mouvement en leur faveur. Ils le lurent à haute voix en parcourant les rues, en agitant des drapeaux blancs, et en jetant des cocardes blanches avec profusion ; mais le peuple, qui applaudissait à la promesse qu'il n'y aurait plus ni conscription, ni taxes arbitraires, semblait n'écouter encore qu'avec étonnement des acclamations qu'un silence de vingt ans avait frappées de désuétude et livrées à l'oubli. Cependant des femmes, transportées de joie à l'idée d'une révolution, qui, en fermant le Temple de Janus, allait rouvrir celui de l'hymen, demandaient les Bourbons à grands cris, et saluaient du titre de bienfaiteurs les monarques étrangers ; tout Tartare était un libérateur, tout Allemand un héros ; et les citoyens, déjà affligés des malheurs de la patrie, eurent encore la douleur de voir ce sexe qu'émerveillent les exploits guerriers, insulter à la valeur française par des louanges prodiguées à nos ennemis. Depuis la bataille de la Rothière, les soldats de la coalition portaient, pour se reconnaître entre eux une écharpe blanche au bras gauche ; cette circonstance, peu importante en elle-même, facilita le succès des royalistes. Un signe, qui n'avait été adopté que pour éviter sur le champ de bataille les méprises auxquelles pouvait donner lieu la variété des uniformes, fut regardé comme un indice de la volonté des étrangers. Cet indice donna de l'énergie aux partisans des Bourbons, et fit entrevoir aux opposants un obstacle invincible. Ces derniers conservèrent une morne dignité ; les autres s'abandonnant sans réserve à toute l'expansion de la plus vive allégresse, exciteront dans la foule un entraînement qui avait sa source dans l'espérance qu'au milieu de ce grand naufrage, l'ancienne dynastie serait la planche de salut. On entendit alors ces cris : Vive l'empereur ! vive le roi de Prusse ! vivent les alliés ! Alexandre, fatigué des acclamations antinationales dont il était poursuivi, ne put s'empêcher d'en relever l'inconvenance, en disant à ceux qui ne répugnaient pas à un pareil avilissement : Criez plutôt vive la paix ! Quelques-uns de ces misérables osèrent porter une main sacrilège sur l'immortelle colonne d'Austerlitz ; Alexandre fit publier qu'il la prenait sous sa protection.

Aussitôt que les troupes alliées curent pris leurs campements, le czar, à qui le prince de Schwarzenberg, au nom de l'Autriche, avait déjà déclaré qu'il regardait l'existence de] Napoléon comme incompatible avec le repos de l'Europe, et qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de rétablir la dynastie des Bourbons, rassembla un grand conseil afin de connaître les dispositions des Français, et protesta que le vœu de la majorité serait appuyé par toutes les forces de la coalition. L'opinion du prince Talleyrand, qui affirma que la majorité était royaliste, prévalut. Alexandre déclara alors qu'il ne traiterait plus avec Napoléon, ni avec aucun membre de sa famille. Les souverains proclamèrent en même temps qu'ils respecteraient l'intégrité de l'ancienne France, et qu'ils garantissaient la constitution que la nation se donnerait. Sur-le-champ un manifeste, rédigé dans cet esprit, fut imprimé et affiché dans tout Paris.

Le corps municipal fut le premier à exprimer le vœu que la monarchie fut rétablie dans la personne de Louis XVIII. Le 5 avril, le sénat, convoqué par l'empereur Alexandre, pour créer un gouvernement provisoire, et préparer une nouvelle constitution, nomma le prince Talleyrand, le duc d'Alberg, les comtes Beurnouville, Jaucourt et M. de Montesquiou, pour remplacer l'autorité impériale. Il prononça en même temps la déchéance de Napoléon, et délia le peuple et l'armée du serment de fidélité. Mais toutes les âmes généreuses se sentirent révoltées de l'ingratitude de quelques hommes qui insultaient leur bienfaiteur jusque dans l'abime où leurs lâches complaisances l'avaient précipité.

Les royalistes, persuadés que Napoléon ne serait jamais complètement abattu, tant qu'on lui conserverait quelque affection, cherchèrent à le flétrir dans l'opinion publique. il n'y eut pas d'imposture qu'ils ne cherchassent à accréditer pour le rendre odieux, surtout aux Parisiens, ils répandirent le bruit qu'il avait résolu de faire de leur ville une autre Saragosse. Un officier d'artillerie eut la lâcheté de prétendre que l'empereur lui avait donné l'ordre de faire sauter la poudrière de Grenelle. Ce mensonge infâme lui valut les ordres de tous les souverains, et plus tard il en fut récompensé par de l'avancement. Au milieu de ce déluge de calomnies, un écrit abominable de Châteaubriand donna le signal à cette nuée de pamphlétaires qui, ainsi que lui, voulaient oublier les bienfaits que, dans d'autres temps, ils avaient reçus pour prix de leurs éloges.

Le 3 avril, quatre-vingts membres du Corps-Législatif, le tribunal de cassation, le corps des avocats et même plusieurs membres de la Convention, sanctionnèrent par leur adhésion la décision du sénat, et demandèrent le retour de l'ancienne dynastie avec des garanties pour la liberté. Le même jour, la garde nationale parisienne reçut l'ordre de prendre la cocarde blanche.

Cependant Napoléon rassemblait ses troupes à Fontainebleau, où le maréchal Marmont, après avoir pris position sur la petite rivière d'Essonne, ne tarda pas à se rendre. Dans la conférence secrète qu'il eut avec lui, l'empereur lui reprocha, dit-on, de n'avoir pas prolongé d'un jour sa défense ; cette faute paraissait d'autant plus grave à ses yeux, que les nouvelles qu'il recevait de Paris devenaient de plus en plus alarmantes. Les conséquences funestes de ces évènements se faisaient ressentir même dans l'armée où les agents de l'étranger cherchaient h semer l'insubordination et la révolte. Pour s'assurer de l'esprit de ses troupes, Napoléon ordonna, le 3 avril, une grande revue, et, les ayant fait ranger autour de lui, il leur adressa celte harangue, avec un accent plein d'énergie et de sentiment : Soldats ! l'ennemi que vous avez vaincu tant de fois est entré dans Paris. Les émigrés, que j'ai comblés de bienfaits, ont arboré la cocarde blanche, ils se sont jetés dans les bras des Russes. La France, souvent maîtresse chez les autres, l'a toujours été chez elle ; en me bornant à nos anciennes limites, je n'ai pu obtenir la paix. Avant peu nous marcherons sur la capitale, et j'espère la délivrer. Soldats ! puis-je compter sur vous ?... Oui ! oui ! répondirent des milliers de voix.

Napoléon, satisfait de l'impression qu'il avait produite, convoqua les chefs de corps pour leur exposer ses projets, et en concerter avec eux l'exécution, qu'il fixa au 5 avril. Mais la plupart n'envisageant déjà plus leur cause comme liée à celle de l'empereur, se rendirent ensuite chez le maréchal Berthier, et délibérèrent ensemble sur la conduite qu'il fallait tenir. Après une longue discussion, ils ne virent d'autre moyen de salut que l'abdication de leur ancien maître. Le maréchal Berthier se chargea de lui proposer ce sacrifice ; mais il fut repoussé avec aigreur, et le soir même la garde impériale reçut l'ordre de traverser pendant la nuit la forêt de Fontainebleau. De leur côté, les alliés se portaient en avant, et depuis deux jours leur ligne s'étendait de Versailles jusqu'à Longjumeau. Toutefois les soldats de Napoléon étaient disposés à le suivre, et la capitale eût peut-être été reconquise, si l'armée française, petite par le nombre, mais terrible par l'ardeur dont elle était enflammée, et protégée encore par sept cents bouches à feu, fût sortie de Fontainebleau.

Les maréchaux arrêtèrent son élan. Ney, le premier, se présentant à l'empereur, lui demanda hardiment s'il avait connaissance de la révolution qui venait de s'opérer ; et lui présentant les journaux : Vous n'êtes plus empereur, dit-il, vous ne pouvez plus commander, et l'armée ne doit plus vous obéir ; lisez l'acte de votre déchéance. En même temps le maréchal Lefebvre entra, et s'adressant à Napoléon, il lui dit avec feu : Vous êtes perdu ! vous n'avez voulu écouter les conseils d'aucun de vos serviteurs ; le sénat a prononcé votre déposition. Macdonald et Oudinot déclarèrent à leur tour que la révolution était irrésistible ; que tout était perdu si Napoléon ne renonçait pas au trône. L'empereur, accablé par tant de représentations, se soumit à la cruelle nécessité, et parut décidé à souscrire un acte d'abdication, pourvu que la dignité dont il était revêtu fût conservée à son fils. Il écrivit dans ce sens une lettre fort pressante à l'empereur Alexandre, et les maréchaux Ney et Macdonald, ainsi que le général Caulaincourt, partirent aussitôt, chargés des propositions de l'empereur. Sur ces entrefaites, le maréchal Marmont, commandant les postes avancés, venait de conclure, le 4 avril, un traité secret par lequel il s'engageait à amener aux alliés les troupes sous ses ordres[1], si on voulait assurer la vie à Napoléon. En arrivant à Essonne, les députés envoyés à l'empereur de Russie pressèrent Marmont de se joindre à eux. L'embarras évident du maréchal, en recevant celte ouverture, provoqua, entre lui et les négociateurs, une explication dans laquelle il avoua qu'il était en pour parler avec le généralissime Schwartzenberg, alors à Chevilly.

Les plénipotentiaires de Napoléon, arrivés à Paris dans la nuit du 4 au 5, furent admis sans délai en présence d'Alexandre ; les membres du gouvernement provisoire firent partie de ce conseil ; le général Dessolles, commandant de la garde nationale, y fut également appelé, ainsi que le comte Pozzo di Borgo.

Alors furent agitées les questions qui allaient décider du destin de la France. Il s'agissait d'opter entre la régence et le rappel des Bourbons. Ce n'était plus seulement le vœu équivoque de Paris, ni le vœu de la France représentée par trois ecclésiastiques ; c'était aussi le vœu de l'armée qu'il était question d'écouter et de juger. Alexandre voulait connaître la disposition réelle des esprits. La régence et la royauté se trouvèrent donc en présence, et les débats furent animés. L'avantage fut tout entier aux négociateurs de Napoléon. Ils combattirent avec énergie tous les arguments fallacieux de Talleyrand, toutes les pusillanimes terreurs du général Dessolles, et quand le conseil se sépara, les royalistes conservèrent bien peu d'espérance ; Alexandre hésitait : un événement hors de toute probabilité vint changer la face des affaires, et motiver une détermination qui semblait impossible.

Dans une seconde audience, qui eut lieu la même nuit, Ney et Caulaincourt faisaient valoir, de nouveau avec avantage, les considérations déjà favorablement accueillies, Alexandre paraissait entraîné... Un aide-de-camp du généralissime est introduit, et remet au souverain une dépêche qu'il ouvre à l'instant : Messieurs, dit-il aux négociateurs après l'avoir lue, vous vous autorisez du vœu de l'armée, le connaissez-vous bien ? savez-vous ce qui se passe ?

Ils apprirent alors que le corps du maréchal Marinent, qui défendait seul à Essonne la route de Fontainebleau, venait d'ouvrir ce chemin aux troupes alliées, et de leur livrer, pour ainsi dire, la personne de Napoléon, en passant au nombre de douze mille hommes, dans les rangs des Autrichiens et des Russes. Et ainsi, ajouta l'empereur Alexandre, l'armée, à laquelle on prêtait, dans le conseil, des vœux et un langage si favorables à la cause de Napoléon, vient de manifester, par une action éclatante et décisive, les sentiments véritables qui l'animent. Elle abandonne Napoléon sans défense ; elle tourne ses armes contre lui.

Il n'y avait pas de réponse. La trahison de Mannoni avait décidé de la cause de l'empereur. Les maréchaux Ney et Caulaincourt furent chargés d'annoncer à Napoléon qu'il fallait descendre du trône.

Cependant le duc de Raguse avait suivi de près les plénipotentiaires à Paris, et confié le commandement de son corps d'armée au général Souham. Peu d'instants après son départ, Napoléon avait fait appeler ce dernier. Mais Souham, confident de Marmont, et par conséquent son complice, fut alors frappé de l'idée que le mystère de leur défection venait d'être révélé à l'empereur ; et que c'était un juge irrité qui lui commandait de venir rendre compte d'une action criminelle.

Effrayé, ce général assemble ceux des chefs que l'on avait cru pouvoir mettre sans danger dans le secret, on délibéré, et le résultat de cette conférence est de précipiter l'exécution d'un complot découvert. Au milieu de la nuit, le corps se mit en marche en suivant la roule qui conduit à Versailles. Les soldats croyaient aller combattre ; mais le jour venu, ils virent avec surprise que, partout cernés au milieu de l'immense armée ennemie, ils traversaient paisiblement les cantonnements russes ; en même temps, deux régiments de cavalerie wurtembourgeoise, marchant à distance de droite et de gauche dans une direction parallèle à la ligne qu'ils suivaient, semblaient l'escorte qui les conduisait prisonniers.

L'indignation de ces braves gens éclata alors ; le désespoir, l'effroi du déshonneur leur inspirèrent des discours véhéments dont la mâle éloquence étonna les généraux, le soldat ne voulait pas partager leur crime, ils tremblèrent qu'il ne leur fit expier son déshonneur. En arrivant à Versailles, les troupes ne purent plus se contenir, des menaces, des cris douloureux s'élèvent de toutes parts. Bientôt ce sont des transports de fureur ; les officiers arrachent leurs épaulettes et brisent leurs épées, les soldats jettent leurs ormes, les foulent aux pieds avec rage ; de généreuses larmes coulent de tous les yeux. Les généraux s'efforcent en vain de se faire entendre ; des milliers de voix les accusent de trahison ; saisis de frayeur, ils fuient ; on les poursuit ; des coups de feu sont dirigés sur eux.

Dans ce désordre, un seul vœu se manifeste, celui de courir au secours de l'empereur, mais il manque un centre où ces désirs énergiques viennent converger, et ce n'est que le soir que tous se mettent en marche sur Fontainebleau. Dans la nuit, ils arrivent à Mantes.

Dans ces étranges évènements, Napoléon, surpris des retards de Souham, lui avait envoyé un aide-de-camp pour lui réitérer l'ordre de se rendre immédiatement à Fontainebleau. A l'approche du jour, cédant au besoin du repos, il venait de s'enfermer pour s'y livrer quelques instants, quand le général Gourgaud se présente ; il revient d'Essonne ; il rapporte des nouvelles : Marmont a fait son traité particulier, son corps d'armée a quitté ses positions, il a passé tout entier à l'ennemi.... Les atteintes du Sénat n'avaient inspiré que du mépris à Napoléon, les reproches de ses maréchaux l'avaient irrité, ce dernier coup le frappa au cœur.

Le duc de Trévise, averti à temps du mouvement des troupes de Marmont, s'était hâté de remplir le vide que cette grande défection laissait dans la ligne de défense ; il avait couvert Essonne et les autres points abandonnés, avant que l'ennemi s'en fût emparé. On attendit dans cette position le retour des plénipotentiaires ; l'anxiété était générale. En revenant, Ney, Macdonald et le duc de Vicence s'étaient arrêtés à Chevilly, quartier-général de Schwartzenberg, afin de conclure, avec l'autorisation d'Alexandre, une suspension d'armes.

Les alliés occupèrent la rive droite de la Seine, depuis son embouchure, et les limites méridionales des départements de la Seine-Inférieure, de l'Oise, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne, de l'Yonne, de la Côte-d'Or, de Saône-et-Loire, du Rhône et de l'Isère, jusqu'au Mont-Cenis.

Le maréchal Macdonald vint rendre compte à Napoléon du résultat de ses démarches, et lui annonça que le Sénat avait reconnu les Bourbons. Il était impossible désormais de résister à une décision appuyée par un million de baïonnettes : l'empereur déclara que, puisqu'il était le seul obstacle à la paix, il renonçait pour lui et pour ses héritiers à sa double couronne, et acceptait pour retraite l'île d'Elbe, dont on avait offert de lui garantir la souveraineté avec une pension de deux millions. Dès ce moment, chacun se crut libre de s'éloigner de l'homme que la fortune avait abandonné et de faire aussi son traité à part. A l'exemple du maréchal Ney, beaucoup de généraux se rendirent à Paris, et embrassèrent la cause de la restauration.

La défection gagna tous les rangs, depuis Berthier jusqu'au valet de chambre Constant. Depuis Yvan jusqu'au mameluck Roustant : le départ de Berthier doit être remarqué : il demanda la permission de se rendre à Paris, pour quelques affaires, disant qu'il reviendrait le lendemain. Il ne reviendra pas, dit Napoléon avec calme au duc de Bassano. — Comment ! s'écria le ministre, seraient-ce ses adieux ?Je vous dis que oui : il ne reviendra plus.

Ce ne fut que le 7 avril que le gouvernement provisoire considéra l'abdication comme définitive, et déclara nul tout ce que Napoléon avait fait en qualité d'empereur postérieurement à la déchéance prononcée par le Sénat. Le même jour on envoya aux différents corps la convention qui réglait la suspension des hostilités. Cet armistice parvint le soir même à Fontainebleau.

Le 11 avril, veille du jour où le comte d'Artois fit son entrée dans la capitale, le maréchal Macdonald et les autres commissaires présentèrent à Napoléon le traité qui lui conservait sont titre et lui conférait la souveraineté de l'île d’Elbe. Après qu'il se fût recueilli un instant, il dicta au ministre Maret son abdication, conçue en ces termes : Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix de l'Europe ; fidèle à son serment, il renoncé pour lui et ses héritiers aux trônes de France et d'Italie, parce qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt de la France.

Ainsi descendit du premier trône du monde le guerrier le plus étonnant qui ait paru. Son génie et la vigueur de son caractère l'avaient fait monter au rang suprême ; mais l'ivresse du pouvoir lui fit perdre de vue l'influencé qu'il devait exercer sur son siècle. Aveuglé par sa haute fortune, il dédaigna celte force morale, qui, aux beaux jours dé la liberté, avait fait de la France la reine des nations. Aux prestiges des idées qui séduisent les peuples, il substitua le poids de son épée, et méconnut le plus sublime de tous les droits, celui dont la nature a donné la conscience à tous les cœurs, et que la philosophie a proclamé. Tandis qu'il pouvait marcher à la tête de la délivrance humaine, il ne combattit que pour affermir, pour étendre le pouvoir et léguer des exemples au despotisme. Au lieu de présenter à l'Europe une charte d'affranchissement, il prétendait la subjuguer, et l'Europe l'a puni d'avoir préféré le rôle de conquérant à celui de libérateur. Par lui des préjugés ébranlés, des erreurs qu'il pouvait détruire ont repris leur ancienne vigueur, et la lumière qui devait éclairer le globe a dû s'arrêter dans son cours. En fondant le règne de la justice et de la raison, le héros eût acquis des titres à la gratitude universelle ; il ne convoita que cette admiration fugitive qui prend sa source dans l'étonnement, et qui s'éclipse, avec la fortune de celui qui occupait toutes les voix de la renommée. Après avoir trompé tant d'espérances, Napoléon devait être en butte à tous les ressentiments. Les peuples accusèrent son ambition et les rois armèrent contre lui les peuples, en leur promettant ce qu'il leur avait refusé. L'appât de la liberté, l'amour de l'indépendance cimentèrent une ligue formidable, un accord inouï. Au dedans, au dehors, Napoléon eut des ennemis partout ; il dut alors se convaincre qu'il n'avait pas connu les hommes. Ne les jugeant que d'après les opinions d'un maître absolu, le mépris qu'il affectait pour eux le priva du seul appui assez fort pour prévenir sa ruine.

On s'étonna alors que tombant de si haut, il n'eût pas cherché à mettre fin à son existence. Voici ce que l'un de ses secrétaires, le baron Fain, rapporte à ce sujet : Depuis la retraite de Moscou, l'empereur avait toujours porté sur lui un sachet contenant une préparation d'opium ; d'autres disent un anneau dont le chaton renfermait de l'acide prussique. Dans la nuit du 12 au 13 avril, son valet de chambre l'entendit se lever, verser quelque chose dans un verre, boire et se recoucher. Peu de temps après, des gémissements et des sanglots étouffés attirèrent son attention ; l'alarme se répandit dans le château ; on alla réveiller quelques-uns des serviteurs les plus intimes de Napoléon, qui se rendirent dans son appartement. Yvan, le chirurgien qui avait remis le poison, fut aussi appelé ; mais, comme tant d'autres, il s'était sauvé précipitamment de Fontainebleau.

Napoléon tomba dans un long assoupissement pendant lequel il eut une sueur abondante. Il s'éveilla fort épuisé ; surpris de vivre encore, il s'écria : Dieu ne le veut pas ! et depuis il parut résigné à subir sa destinée. Un général qui travailla avec lui dans la matinée du 13 avril, le trouva pâle et abattu comme s'il venait de faire une maladie qui eût miné ses forces. ;

Après cette crise, et lorsqu'il eut ratifié le traité que ses maréchaux avaient fait pour lui ; Napoléon parut soulagé ; il semblait avoir l'esprit plus libre qu'il ne l'avait eu depuis quelque temps, et il se mit à causer familièrement avec ceux qui l'entouraient, Il se livra sur les destinées probables de la France à des réflexions dont l'événement a prouvé plus tard la justesse.

La révolution qui venait de renverser Napoléon avait été si extraordinaire et si soudaine, que chacun la regardait comme un songe : lui-même quelquefois, oubliant sa situation, se surprenait avec des pensées orgueilleuses-, avec des signes de commandement. Le 16 avril, les commissaires nommés par les quatre grandes puissances alliées se rendirent à Fontainebleau pour accompagner Napoléon à l'île d'Elbe. Le départ, dont il avait lui-même réglé les apprêts, devait avoir lieu le 20. Dans la matinée de ce jour, il eut quelque velléité de révoquer son abdication. Si j'ai consenti à déposer la couronne, dit-il au général Koller, ce n'est que pour la gloire et le bonheur de la France. Aujourd'hui, j'ai reçu plus de mille adresses qui toutes me conjurent de reprendre les rênes de l'état ; d'ailleurs n'empêche-t-on pas l'impératrice de m'accompagner jusqu'à Saint-Tropez, comme on en était convenu ? Puis, s'élevant contre d'autres injustices qu'on lui faisait éprouver, il accusa l'empereur d'Autriche d'être un homme sans foi, et de travailler au divorce de sa fille ; il se plaignit aussi d'Alexandre, et surtout du roi de Prusse, contre lequel il manifestait la plus violente haine. On m'a reproché, ajouta-t-il, de ne m'être pas donné la mort ; le vrai courage consiste à savoir supporter un malheur non mérité ; à Arcis-sur-Aube, j'ai assez prouvé que je méprisais la vie. Après quelques instants de réflexion, Napoléon reprit tout-à-coup sa résignation, et annonça qu'il était décidé à partir. Cette âme, si pleine de contrastes, montra alors de l'élévation, du sentiment, de la franchise. Ses adieux à son armée seront peut-être le plus beau monument de son histoire. Vers une heure après-midi, il descendit dans la grande cour du Cheval-Blanc, où la garde impériale sous les armes faisait la haie sur son passage. L'empereur s'avança vers ses compagnons d'armes ; une vive émotion se peignait sur ses traits ; des larmes mouillaient sa paupière ; il s'arrêta au milieu d'eux.

A l'aspect de leur général, qu'ils contemplent avec amour pour la dernière fois, les soldats s'agitent et murmurent sourdement. Un geste de Napoléon indique qu'il va parler ; ils se taisent, et leur profond silence n'est plus interrompu que par leurs soupirs douloureux.

Généraux, officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, leur dit Napoléon d'une voix attendrie, je vous fais mes adieux : depuis vingt ans je suis content de vous ; je vous ai toujours trouvés sur le chemin de la gloire.

Les puissances alliées ont armé toute l'Europe contre moi ; une partie de l'armée a trahi ses devoirs, et la France elle-même a voulu d'autres destinées.

Avec vous et les braves qui me sont restés fidèles, j'aurais pu entretenir la guerre civile pendant trois ans ; mais la France eût été malheureuse, ce qui étais contraire au but que je me suis proposé.

Soyez fidèles au nouveau roi, n'abandonnez pas notre chère patrie, trop longtemps malheureuse. Aimez-la toujours, aimez-la bien, cette chère patrie !

Ne plaignez pas mon sort ; je serai toujours heureux, lorsque je saurai que vous l'êtes.

J'aurais pu mourir ; rien ne m'eût été plus facile ; mais je suivrai sans cesse le chemin de l'honneur. J'ai encore à écrire ce que nous avons fait.

Je ne puis vous embrasser tous ; mais j'embrasserai votre général... Venez, général..... (il serra le général Petit dans ses bras) ; qu'on m'apporte l'aigle... (il la baisa). Chère aigle ! que ces baisers retentissent dans le cœur de tous, les braves !... Adieu, mes enfants !... mes vœux vous accompagneront toujours ; conservez mon souvenir.

 

A ces mots, il s'arrache aux transports de ses officiers, dont les larmes coulaient sur ses mains qu'ils cherchaient à presser, et, montant en voiture, il donne le signal du départ. Un petit nombre d'amis fidèles se disputent l'honneur de l'accompagner.

Il était deux heures quand il quitta Fontainebleau. Partout sur son passage il fut accueilli aux cris de vive l'empereur ! Nulle part les regrets que l'on donnait à son infortune n'éclatèrent plus vivement qu'à Lyon ; mais dans cette même ville il eut à souffrir les insultes du maréchal Augereau ; le reste du voyage ne fut pas exempt de dangers. Ils devinrent plus grands à mesure qu'en avançait vers les provinces méridionales. Napoléon n'entra pas dans Avignon, où une multitude de forcenés, manifestant des intentions féroces, l'attendaient pour le massacrer. A Orgon, l'animosité était encore plus grande : des misérables, rassemblés pour fêter les généraux autrichiens, voulurent l'assassiner.

Napoléon arriva enfin au port de Saint-Raphau, où, quatorze ans auparavant, il était débarqué à son retour d'Egypte. La frégate française la Dryade et le brick l'Inconstant étaient venus de Toulon et se tenaient prêts à le recevoir ; il préféra monter à bord du vaisseau de sa majesté britannique l'Intrépide, mis à la disposition du commissaire anglais.

Le 28, à onze heures du soir, Napoléon s'embarqua ; il fut salué de vingt-un coups de canon. Adieu, César et sa fortune, dit l'envoyé russe. Les commissaires anglais et autrichien l'accompagnèrent dans la traversée.

Elle fut courte et heureuse : le 4 mai on arriva en vue de Porto-Ferrajo. L'empereur, à son débarquement, fut reçu par le préfet, par les magistrats de l'île et par le général Dalesme, commandant français. Général, lui dit l'empereur, j'ai sacrifié mes droits aux intérêts de ma patrie, et je me suis réservé la propriété et la souveraineté de l'île d'Elbe ; faites connaître aux habitants le choix que j'ai fait de leur île pour mon séjour, dites-leur qu'ils seront toujours pour moi l'objet de mon intérêt le plus vif. Le maire présenta les clés de la ville à Napoléon, qui choisit la mairie pour son palais. Le grand-maréchal du palais, Bertrand, le général d'artillerie, Drouot, le général Cambronne et quelques autres braves restés fidèles, formèrent d'abord la cour du nouveau souverain. Bientôt sa mère et sa sœur, la princesse Borghèse, vinrent partager et adoucir sou exil.

Le premier soin de Napoléon fut de visiter son petit empire. Il vit avec intérêt les mines de fer, et ayant appris qu'elles produisaient un revenu annuel de 500.000 francs : Cette somme m'appartient donc ? dit-il. Mais comme on lui rappela qu'il avait donné ce revenu à la Légion-d'Honneur, il s'écria : Qu'elle continue d'en jouir ! Les braves de la France recevront avec joie ce dernier tribut de la reconnaissance de leur empereur.

Dès son arrivée, Napoléon adopta de nouvelles armes et un nouveau pavillon pour l'île d'Elbe : ce pavillon était blanc et amarante, parsemé d'abeilles. Il devint le premier de la Méditerranée et le plus respecté. Il était sacré même pour les barbaresques, habitués à admirer le vainqueur de l'Egypte et à respecter ses couleurs.

Il conçut d'abord le projet d'embellir et de faire prospérer son petit royaume, et dressa lui-même les plans d'importants travaux, dont l'exécution commença immédiatement. Des routes furent percées dans tous les sens ; des quais, des magasins furent construits sur les ports ; plusieurs belles maisons s'élevèrent au milieu et dans les environs de Porto-Ferrajo ; les meilleurs peintres de l'Italie se disputaient l'honneur de les embellir.

Les communications entre le continent et l'île d'Elbe étaient libres et faciles. Dans l'espace de neuf mois, plus de cent officiers français ou italiens étaient arrivés successivement à Porto-Ferrajo, avec leur uniforme et leur épée, ayant des passeports en règle et venant en droite ligne de France, de Corse, de Gênes, de Livourne, de Piombino, de Civitta-Vecchia ou de Naples ; tous avaient causé plus ou moins longtemps avec Napoléon, tous pour s'en faire reconnaître n'avaient eu besoin que de lui citer les traits de bravoure qui les avaient fait distinguer. Napoléon les accueillait tous avec bienveillance, il se plaisait à les interroger, et par eux il savait tout ce qui se passait soit en France, soit en Italie. Dès Fontainebleau, il pensait que, si les Bourbons s'obstinaient à ne pas se séparer de leurs vieilles idées, ainsi que de leur cortège d'émigrés et de prêtres, les Français, qui les avaient déjà accueillis avec répugnance, malgré les magnifiques promesses de liberté qu'ils leur avaient faites, ne tarderaient pas à regretter l'empire. Louis XVIII, avec tout son astuce et son hypocrisie, ne fut pas assez habile pour cacher ses intentions ; il s'était engagé à adopter une constitution libérale, il eut l'insolence d'octroyer une charte aristocratique, et il fut assez absurde pour la dater de la dix-neuvième année de son règne. D'un trait de plume il niait la révolution, et l'esprit de la révolution encore debout le repoussa. Son frère, le comte d'Artois, dès ses premiers pas dans le royaume, avait signé l'abandon de cinquante-trois places fortes, dans lesquelles se trouvaient un matériel immense, de riches dépôts et plus de douze mille bouches à feu. Louis XVIII avait lui-même ratifié cet abandon en y ajoutant trois de nos colonies, Sainte-Lucie, Tabago et l'Ile-de-France, trente et un vaisseaux de haut rang et douze frégates. Cette facilité à dépouiller la nation du prix de vingt années de gloire et de sacrifices, fut regardée comme une trahison. Un discours du chancelier Dambray, plein de menaces de servitudes pour la France, fut un nouveau sujet de mécontentement ; il y était dit que le roi ne voulait être que le chef suprême.

Louis XVIII avait juré l'oubli du passé, et partout bientôt l'esprit de réaction se fit sentir. Les emplois furent retirés dans toutes les administrations aux patriotes ; l'armée fut hautement accusée et vexée en secret ; bientôt la nation entendit son roi déclarer à l'Europe qu'il reconnaissait tenir sa couronne, après Dieu, du prince régent d'Angleterre !

D'odieux pamphlets, des journaux salariés par l'émigration, commencèrent aussi à redire aux peuples les utopies des salons du faubourg Saint-Germain ; ils semaient partout la discorde, et menaçaient sans ménagement les possesseurs des domaines nationaux. Les esprits commencèrent à s'aigrir et les partis à se former. Dans leur ignorance, les absolutistes appelèrent du nom de buonapartistes tout ce qu'il y avait de constitutionnels : la France fut bientôt scindée en deux partis.

Les esprits étaient en cet état de fermentation, lorsque le 12 juillet, l'abbé de Montesquiou lut aux chambres un rapport sur la situation du royaume ; c'était une censure envenimée de la révolution tout entière, depuis 1789 jusqu'à la restauration. Cette diatribe est demeurée un modèle du genre. Le ministre ne faisait grâce à rien. Une foule d'écrits vigoureux répondirent à cette agression de la contre-révolution. Le ministère répliqua par une loi destructive de la liberté de la presse, en opposition directe avec l'esprit et la lettre de la charte ; il établit une censure préalable.

Effrayé de la mâle énergie d'un grand peuple, le gouvernement de Louis XVIII écartait avec soin tout ce qui pouvait contribuer à exalter l'honneur national, à élever l'esprit public : il comprimait l'essor des sentiments généreux ; il fomentait l'esprit de discorde et de haine ; sa marche était tortueuse, rétrograde ; ses mesures, ses actes, ses écrits, ses idées, tout chez lui était marqué du sceau de la petitesse et de la fausseté.

L'armée, découragée, humiliée, en butte aux plus odieuses calomnies, aux soupçons les plus outrageants, dévorait impatiemment ses regrets. Deux noblesses en présence se mesuraient des yeux et se narguaient jusque dans le palais du souverain.

La France alors avait changé d'aspect ; ses habitants, de caractère. Chaque domaine national avait deux propriétaires ; chaque village voyait un seigneur disputer au maire ses droits et l'autorité municipale. La population des campagnes, poussée durement sous le joug du clergé, qui déjà parlait de dîmes, résistait en murmurant. La nation tout entière enfin, trompée dans ses espérances, inquiète, effrayée, soupirait après un changement, et l'appelait de tous ses vœux.

Ainsi, la restauration, corrompue dans sa source, égarée dans sa direction, marchait contre son but ; elle n'était plus que le triomphe d'un parti ! parti faible, odieux, antinational ; sédiment que les flots d'une inondation de cosaques avaient déposé sur le sol de la patrie, comme une trace impure et durable de leur rapide passage.

Depuis que la guerre avait cessé, les représentants des principaux états de l'Europe s'étaient réunis à Vienne pour y régler les intérêts compliqués qui s'étaient élevés pendant les longues vicissitudes de vingt-cinq ans de guerres. On attendait, de cette assemblée européenne, de nobles décisions, d'importantes, mais justes modifications ; on n'y vit qu'égoïsme, avidité, manque de foi. Tout devait être fondé sur le principe de la légitimité ; et par une conséquence de l'obscurité de ce mot talismanique, chacun l'interprétant suivant ses vues, l'Autriche adjugea le trône de Ferdinand de Naples à Murat son allié, et se donna la république de Venise ; la Russie maintint la couronne de Gustave à Bernadotte, et prit la Pologne ; la Prusse demanda les états du roi de Saxe ; l'Angleterre obtint la république de Hollande pour le prince d'Orange ; celle de Gênes échut au roi de Sardaigne : enfin Ferdinand VII fut reconnu roi d'Espagne, malgré les réclamations de son père, détrôné par des factieux à Aranjuez. Tant de prétentions en présence, le choc de si grands intérêts, devaient produire une rupture générale : elle éclata partiellement.

L'attention du congrès se porta sur le royaume de Naples ; et Talleyrand, en particulier, insista sur ce point, que conserver à Murat la souveraineté de ce beau royaume, c'était compromettre la paix future de l'Europe pour consolider un empire fondé sur les principes de Napoléon, et gouverné par son beau- frère. La France, par son organe, demandait à l'Autriche de lui sacrifier Murat ; elle s'offrait même d'aller le détrôner.

Le roi de France, dans le même temps, rappela, par une proclamation, tous les Français qui étaient au service du royaume de Naples, et fit omettre dans l'Almanach royal le nom du roi Joachim. Murat, alarmé de ces démonstrations d'intentions hostiles, se prépara à défendre sa couronne contre les entreprises injustes des souverains alliés.

Au milieu de cette crise, le maréchal Soult fut appelé au ministère de la guerre. Sa nomination au moment où les courtisans se montraient le plus acharnés à flétrir la gloire, et à déprécier les services des guerriers nationaux, produisit en général dans l'armée l'effet d'une défection.

Les appréhensions de l'armée étaient fondées ; l'espoir de l'émigration fut rempli. Le maréchal signala son avènement au pouvoir par l'injustice et l'arbitraire. Pour plaire aux Bourbons, il devint lâchement le persécuteur de ses anciens frères d'armes. Le général Exelmans fut rayé des contrôles de l'armée ; les officiers en demi-solde se virent en butte à mille vexations ; le terme de paiement du faible secours que leur accordait l'état, fut reculé de façon à combler leur ruine.

Dès lors le retour de Napoléon fut le but de toutes les espérances, l'objet de tous les vœux. Le mal était si grand, qu'il y eut même des conjurations pour délivrer la France de la sale tyrannie qui pesait sur elle.

Napoléon, informé de l'agitation des esprits, jugea le moment opportun pour ressaisir la couronne ; il crut que l'intérêt de la France l'y invitait ; il n'ignorait pas d'ailleurs que déjà le congrès de Vienne se disposait à le faire enlever de l'île d'Elbe, pour le transporter à Sainte-Hélène : de plus on ne tenait aucune des conditions du traité qui l'avait exilé ; ainsi, il était entraîné par l'incitation de sa défense personnelle à faire un coup d'éclat. Il fit acheter des felouques à Gênes, des munitions de guerre à Naples et des armes à Alger.

Le dimanche 26 février, tout fut prêt ; alors le bataillon de la vieille garde et tous les fidèles serviteurs qui s'étaient exilés à l'île d'Elbe reçurent l'ordre de s'embarquer. Chacun pensait que l'expédition était dirigée sur Naples ou sur quelqu'autre point de l'Italie. A huit heures du soir, Napoléon mit le pied sur le brick l'Inconstant, et s'écria, comme César : Le sort en est jeté ! Les officiers, les soldats de la flottille entouraient silencieusement Napoléon, tout le monde brûlait d'apprendre où l'on allait. Au bout d'une heure, il rompit le silence : Grenadiers, dit-il, nous allons en France, nous allons à Paris. A ces mots tous les visages s'épanouirent, et les cris de vive la France ! vive l'empereur ! retentirent sur les sept bâtiments composant la flottille.

Le lendemain, on aperçut un brick de guerre français qui venait vent arrière sur l'Inconstant. C'était le Zéphyre, commandé par le capitaine Andrieux.

Le capitaine de l'Inconstant proposa d'aborder ce brick, et de l'enlever ; mais Napoléon repoussa cette idée comme absurde, excepté dans le cas où l'on serait forcé d'en venir aux extrémités. Il ordonna à ses grenadiers de se cacher dans l'entrepont. Les deux bricks furent bientôt à portée de la voix, et se firent les saints d'usage. Le commandant du Zéphyre ayant reconnu le brick de l'Ile d'Elbe, demanda des nouvelles de l'empereur ; et Napoléon lui répondit lui-même, avec un porte-voix, qu'il se portait fort bien.

Avant de quitter l'île d'Elbe, Napoléon avait rédigé deux proclamations ; lorsqu'il fallut les mettre ait net, personne ne put les déchiffrer. Il les jeta dans la mer, et en dicta deux autres, l'une adressée à l'armée, l'autre au peuple français. Tous ceux qui savaient écrire en filent aussitôt des copies : les tambours, les bancs, les bonnets servirent de pupitres, et chacun se mit gaiement à l'ouvrage.

Les généraux, les officiers firent aussi une adresse à l'armée. Elle était à peine achevée que l'on aperçut les côtes d'Antibes.

Le sol sacré de la France fut saluée avec enthousiasme.

Le 1er mars, à trois heures, la flottille mouilla au golfe Juan. Deux heures après, Napoléon mettait pied à terre. Une vive émotion s'empara de son cœur en revoyant cette France, dont il venait faire la pacifique conquête. Le bivouac fut établi dans un champ d'oliviers. Vingt-cinq grenadiers et un capitaine de la garde furent aussitôt envoyés à Antibes pour sonder les dispositions de la garnison, et l'entraîner, dans le cas où elles seraient favorables ; mais emportés par leur ardeur, les grenadiers entrèrent dans la ville aux cris de vive l'empereur ! Le commandant fit lever les pont-levis et les retint prisonniers.

A la nouvelle de cet échec, quelques officiers voulaient marcher sur Antibes, et l'enlever de vive force, pour prévenir le mauvais effet que pouvait produire la résistance de cette place. Mais pour Napoléon les moments étaient précieux, il résolut de remédier à l'événement d'Antibes en marchant plus vite que les nouvelles.

Dans la soirée on amena au bivouac un courrier qui venait de Paris, précédant le prince de Monaco. Napoléon le questionna, et reçut de cet homme l'assurance que son nom était dans toutes les bouches, et que partout on le regrettait hautement. Il interrogea aussi quelques paysans : l'un d'eux, ancien militaire, voulut absolument suivre Napoléon : Bon, dit en riant l'empereur au comte Bertrand, voilà déjà un renfort.

Déjà les proclamations de l'empereur au peuple et à l'armée se répandaient autour de lui et précédaient au loin sa marche. Dans la première, après un tableau rapide de ses dernières victoires, il déclarait qu'à cette époque l'élite de l'armée ennemie allait être perdue sans ressource, quand la double trahison de Marmont et d'Augereau avait changé le destin de la guerre. Il poursuivait : Français, élevé au trône par votre choix, tout ce qui a été fait sans vous est illégitime Un prince qui régnerait sur vous par la force des mêmes armées qui ont ravagé notre territoire, chercherait en vain à s'étayer des principes du droit féodal, il ne pourrait assurer l'honneur et les droits que d'un petit nombre d'individus ennemis du peuple... Français, il n'est aucune nation qui n'ait eu le droit de se soustraire au déshonneur d'obéir à un prince imposé par un ennemi victorieux un moment. Lorsque Charles VII rentra dans Paris et renversa le trône éphémère de Henri VI, il reconnut qu'il tenait son trône de la vaillance de ses braves, et non pas d'un prince régent d'Angleterre.

Son langage à l'armée était encore plus véhément :

Soldats, nous n'avons pas été vaincus. Deux hommes sortis de nos rangs ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur bienfaiteur. Arrachez cette couleur que la nation a proscrite, et qui, pendant vingt-cinq ans, servit de ralliement à tous les ennemis de la France ; arborez cette cocarde tricolore que vous portiez dans nos grandes journées ; reprenez vos aigles.... Pensez-vous que cette poignée de Français, aujourd'hui si arrogants, puissent en soutenir la vue ? ils retourneront d'où ils viennent ; et là, s'ils le veulent, ils régneront comme ils prétendent avoir régné depuis dix-neuf ans !

Soldats, venez-vous ranger sous les drapeaux de votre chef. Ses droits ne sont que ceux du peuple et les vôtres. La victoire marchera au pas de charge. L'aigle avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher jusque sur les tours de Notre-Dame ! Honneur aux braves soldats de la patrie ! honte éternelle aux Français criminels qui combattirent vingt-cinq ans avec l'étranger, pour déchirer le sein de la patrie !

 

Le bivouac fut rompu au lever de la lune, et Napoléon se mit en marche à la tête de cinq cents hommes de sa garde, de deux cents chasseurs corses, et de cent lanciers polonais. Ceux-ci, n'ayant pu embarquer leurs chevaux, en avaient emporté l'équipement, et marchaient gaîment courbés sous ce poids. Napoléon ne s'arrêta pas à Cannes ; il traversa la ville de Grasse le matin, il fit faire halte sur une hauteur un peu au-delà. Il y fut bientôt entouré de la population de cette ville, et il parcourut cette multitude comme il l'eût fait à un cercle des Tuileries : ce furent la même attitude, les mêmes demandes que s'il n'eût jamais quitté la France ; l'un se plaignait à l'empereur de n'avoir pas encore reçu sa pension ; l'autre priait qu'on voulût bien augmenter la sienne ; la croix de celui-ci avait été retenue dans les bureaux : celui-là demandait de l'avancement, et il fallut recevoir une foule de pétitions qu'on venait d'écrire à la hâte, et qu'on lui remettait comme s'il venait de Paris, faisant une tournée départementale.

Tout-à-coup on apprend à Paris que Napoléon a touché le sol français. La nouvelle arrive aux Tuileries le 5 mars : la terreur est générale à la cour ; tous les traîtres qu'elle a fêtés se proposent de la défendre. Le ministre Klarke n'ose plus se débotter ; les gardes-du corps, les mousquetaires, au milieu desquels il s'est réfugié, ne dorment plus que dans leurs manteaux, ne s'éveillent plus que pour se livrer à des fanfaronnades. Le ministère épouvanté se hâte de convoquer les chambres : les Bourbons, qui ne sont pas avares de parjures, viennent dans leur sein prêter le serment à la charte. On placarda sur les murs de Paris cette proclamation : Napoléon est déclaré traître et rebelle, pour s'être introduit à main armée dans le département du Var. Il est enjoint à tous les gouverneurs, aux commandants, aux gardes nationales, aux autorités, aux simples citoyens, etc., de lui courir sus, de l'arrêter, de le faire juger et exécuter immédiatement.... Sont coupables des mêmes crimes et passibles des mêmes peines, tous ceux qui lui porteraient aide et assistance.

Monsieur, comte d'Artois, partit à la hâte pour Lyon. On fit promener dans Paris quelques séminaristes et des fils d'émigrés, que l'on signala comme des volontaires royaux au peuple qui les accueillit avec un rire de pitié, et qui les abreuva de tant de quolibets, que remplis de honte, ils allèrent se cacher. On en vit un jour, le lendemain on n'en vit plus.

Napoléon croyait trouver à Grasse une route qu'il avait ordonnée, elle n'avait pas été exécutée ; il lui fallut se résoudre à laisser dans cette ville sa voiture et les quatre pièces d'artillerie qu'il avait débarquées, et passer pair des défilés difficiles et pleins de neige. Néanmoins il marchait comme l'éclair : le succès devait être dans la célérité. Le soir il coucha au village de Cerenon, après avoir fait vingt lieues. Le 3 mars, il arriva à Barème ; le 4 à Digne, et le 5 à Gap. Ce fut dans cette ville qu'il fit imprimer, pour la première fois, ses proclamations : le 6, Napoléon quitta Gap à midi, et alla à Corps. A mesure qu'il avançait, toutes les populations se prononçaient avec ardeur. Toutefois, l'empereur n'était pas sans de vives inquiétudes : les habitants, il est vrai, accouraient en foule sur sa route ; mais il n'avait encore vu aucun soldat. Ce ne fut qu'entre Mure et Vizile, que le général Cambronne marchant à l'avant-garde avec quarante grenadiers, rencontra un bataillon envoyé de Grenoble pour fermer le, passage. Le chef de ce bataillon refusa de parlementer, : Napoléon n'hésita pas ; il s'avança seul : cent de ses grenadiers le suivaient à quelque distance, les armes renversées. La vue de l'empereur, son chapeau, sa petite redingote grise, firent un effet magique sur les soldats, qui demeurèrent immobiles : arrivé à quelques pas d'eux, il s'arrêta, effaça sa poitrine, et s'écria : S'il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son général, son empereur, il le peut : me voilà. Le cri unanime de vive l'empereur ! fut leur réponse. Napoléon alla droit alors à un vétéran dont le bras était chargé de chevrons, et, le prenant rudement par la moustache, il lui demanda s'il aurait eu le cœur de tuer son empereur. Le soldat, mouillé de larmes, mit la baguette dans son fusil : il n'était pas chargé, Tiens regarde si j'aurais pu te faire beaucoup de mal : tous les autres sont de même. Napoléon commanda au bataillon un demi tour à droite, et l'on marcha sur Grenoble. Tous les paysans du Dauphiné bordaient les routes, ils étaient ivres de joie. Quand le premier bataillon hésitait encore, il se trouvait sur les derrières des milliers d'habitants qui cherchaient à le décider par leurs cris de vive l'empereur ! tandis qu'une foule d'autres suivaient la marche de Napoléon, excitant la petite troupe à s'avancer, l'assurant qu'il ne lui serait fait aucun mal. La vallée du Gévaudan surtout offrit le spectacle le plus touchant qu'on puisse imaginer : c'était la réunion d'un grand nombre de communes ayant avec elles leurs maires et leurs curés. Du milieu de cette foule sort un des plus beaux grenadiers delà garde, qui manquait depuis le débarquement, et sur lequel on avait formé des doutes ; ses yeux étaient remplis de grosses larmes de joie : il tenait dans ses bras un vieillard de quatre-vingt-dix ans. C'était son père qu'il était allé chercher, et qu'il avait conduit au milieu de celte multitude, pour lui procurer le plaisir de voir l'empereur avant de mourir.

Bientôt après, on entendit au loin de nombreuses acclamations : c'était le 7e de ligne, commandé par Labédoyère, qui venait se joindre à Napoléon. Les deux troupes, impatientes de se réunir, rompirent leurs rangs, et coururent s'embrasser aux cris de vive Napoléon ! vive la garde ! vive le septième ! vive la France ! Alors l'impulsion fut décisive.

En continuant sa marche sur Grenoble, Napoléon fut arrêté par un jeune négociant, officier de la garde nationale : Sire, lui dit-il, je viens offrir à V. M. cent mille francs et mon épée. — J'accepte l'un et l'autre, lui répondit Napoléon ; restez avec nous. Un peu plus loin il fut rejoint par un corps entier d'officiers.

Cependant le général Marchand, commandant à Grenoble, et le préfet s'étaient déclarés contre Napoléon. Les remparts étaient couverts par le 3e régiment du génie, composé de deux mille vieux soldats, et par le 4e régiment, d'artillerie, dans lequel Napoléon avait servi ; par les deux derniers bataillons du 5e de ligne, et les hussards du 4e.

Napoléon arriva sous les murs de Grenoble à huit heures du soir : sa célérité avait déjoué toutes les mesures ; on n'avait pas eu le temps de couper les ponts ; mais les portes de la ville étaient fermées, et le commandant de la place refusa de les ouvrir. Dans cette circonstance, les soldats conservèrent, jusqu'à un certain point, l'obéissance envers leurs chefs ; mais ils employèrent, pour leur, compte, la force d'inertie, comme un droit qu'ils croyaient leur appartenir. C'est ainsi qu'on vit un bataillon exécuter, toutes les manœuvres commandées, et ne vouloir pas communiquer avec la troupe de Napoléon ; mais il ne chargea point ses armes : il n'aurait pas tiré. Devant, Grenoble, toute la garnison sur les remparts criait vive l'empereur ! on se donnait les mains par les guichets ; mais on n'ouvrait pas, parce que les supérieurs l'avaient défendu. Il fallut que Napoléon fît enfoncer les portes, ce qui s'exécuta sous la bouchère dix pièces d'artillerie des remparts chargées à mitraille.

Napoléon n'avait jamais paru exposé à un plus grand danger qu'en entrant à Grenoble. Les soldats, les habitants se jetèrent sur lui avec toutes les apparences de la rage ; on frémit un instant, on eût pu croire qu'il allait être mis en pièces ; il fut enlevé lui et son cheval ; mais ce n'était que le délire de la joie. A peine commençait-il à respirer dans l'auberge où il avait été déposé, qu'un redoublement de tumulte se fit entendre : c'étaient les portes de la ville que les habitants venaient lui offrir, au défaut des clés qu'on n'avait pu lui présenter. Le lendemain, le clergé de la ville, l'état-major, la cour impériale, les tribunaux et toutes les autorités civiles et militaires allèrent reconnaître Napoléon, et lui offrir leurs félicitations. L'audience finie, il passa la revue de la garnison, forte de cinq à six mille hommes, qu'il fit partir immédiatement pour Lyon.

Le 9 mars, après avoir rendu trois décrets qui signalèrent le rétablissement du pouvoir impérial, Napoléon se mit en route pour Lyon, et coucha à Bourgoin. La foule et l'enthousiasme allaient en augmentant.

On approchait de Lyon. Napoléon s'était fait précéder par des émissaires qui lui donnèrent avis que le comte d'Artois, le duc d'Orléans et le maréchal Macdonald voulaient défendre la ville, et qu'on allait couper le pont Morand et le pont de la Guillotière. Il rit de ces préparatifs, parce qu'il n'avait aucun doute sur les. dispositions des Lyonnais, encore moins sur celles des soldats. En effet, une reconnaissance du 4e hussards, étant arrivée à la Guillotière, y fut accueillie par l'immense population de ce faubourg patriote, aux cris de vive l'empereur ! Aussitôt Napoléon s'y porta au galop.

Le maréchal Macdonald était parvenu à faire barricader le pont, et y conduisait en personne deux bataillons d'infanterie, lorsque les hussards se présentèrent précédés, entourés et suivis de toute la Jeunesse du faubourg. Le maréchal contint les soldats pendant quelques moments ; mais émus, séduits, entraînés par les provocations du peuple et des hussards, ils se jetèrent sur les barricades, les brisèrent, et furent bientôt dans les bras et dans les rangs des soldats de Napoléon. A cinq heures du soir, la garnison tout entière s'élança au-devant de l'empereur. Une heure après, l'armée impériale prit possession de la ville. Napoléon y fit son entrée à sept heures, seul, en avant de ses troupes, au milieu d'une foule immense, qui faisait retentir l'air de ses acclamations.

Durant les quatre jours que Napoléon demeura à Lyon, il y eut constamment plus de vingt mille âmes sous ses fenêtres, les cris ne discontinuèrent pas. C'était comme un souverain qui n'aurait jamais quitté ses sujets : il signait des décrets, expédiait des ordres, passait des revues, recevait toutes les administrations ; toutes les classes de citoyens s'empressaient de faire preuve de dévouement. Il n'y eut pas jusqu'à la garde nationale à cheval, composée de ce qu'il y avait de plus ardent dans le parti opposé, qui ne sollicitât l'honneur de garder sa personne : Je vous remercie de vos services, leur dit Napoléon, nos institutions ne reconnaissent point de gardes nationales à cheval, et d'ailleurs votre conduite envers le comte d'Artois m'apprend ce que vous feriez si la fortune venait à m'abandonner ; je ne vous soumettrai pas à cette nouvelle épreuve. En effet, en quittant Lyon, M. le comte d'Artois n'avait trouvé qu'un gendarme qui se dévouât à le suivre. Napoléon le fit venir et le décora de l'étoile de la Légion, en lui disant : Je n'ai jamais laissé une belle action sans récompense.

A peine sorti de Lyon, Napoléon fit écrire au maréchal Ney, alors à Lons-le-Saulnier avec son armée, qu'il eût à mettre ses troupes en marche, et à venir le joindre. En partant de Paris, le maréchal Ney avait fait à Louis XVIII des protestations d'un dévouement sans bornes ; mais au milieu de l'entraînement général, abandonné par ses soldats, frappé des proclamations de Napoléon, des adresses du Dauphiné, de la défection des troupes de Lyon, de l'élan des provinces voisines et des populations environnantes, Ney, l'enfant de la révolution, se livra au torrent, et publia son fameux ordre du jour.

Dès ce moment, il correspondit avec le grand-maréchal, faisant fonctions de major-général ; il écrivit à Napoléon que tout ce qu'il venait de faire était principalement en vue de la patrie, et que, sentant qu'il avait dû perdre sa confiance, il allait se retirer chez lui : mais Napoléon lui fit dire de venir le rejoindre, et qu'il le recevrait comme le lendemain de la bataille de la Moskowa.

Napoléon coucha à Mâcon le 15, et le lendemain à Châlons. Il n'avait plus besoin, comme à Grenoble et à Lyon, d'attendre aux portes des villes ; le peuple et les magistrats accouraient à sa rencontre, et se disputaient l'honneur d'être les premiers à lui offrir leurs hommages.

A Châlons, il fut fort étonné de voir de l'artillerie ; on lui apprit alors qu'elle était destinée à agir contre lui, mais qu'on l'avait arrêtée au passage pour la lui présenter.

Napoléon marchait presque en poste ; nulle, part il n'y avait ni combat, ni lutte, ni opposition ; ce n'était à son aspect qu'un changement de décorations théâtrales. Il entra le 17 à Auxerre, où, pour la première fois, il fut reçu par un préfet. Le maréchal Ney arriva à huit heures du soir ; il se montra embarrassé, et ne demanda à Napoléon qu'une place parmi ses grenadiers. Sa conduite, en effet, lors de l'abdication de Fontainebleau, n'avait pas été irréprochable. Napoléon lui sauta au cou, et tout fut oublié.

Napoléon apprit en route que des Vendéens étaient partis de Paris déguisés en femmes et en soldats pour l'assassiner ; les officiers de sa maison redoublèrent de surveillance ; mais il semblait avoir pris à tâche de défier les coups de ses ennemis ; il était sans cesse dans la foule, confondu avec le peuple et les soldats.

Quoique Napoléon dût penser qu'on voudrait lui disputer l'approche de la capitale, il n'en continua pas moins sa marche rapide. S'il l'eût voulu, il aurait pu arriver à Paris avec deux millions de paysans ; mais il se borna à s'entourer des troupes qu'il rencontrait sur son passage. Les généraux Girard et Cambronne marchaient en avant avec quelques centaines de braves ; cette avant-garde avait des cartouches ; l'armée de Napoléon traînait à sa suite une soixantaine de pièces de canon, afin de surmonter toute résistance qui lui serait opposée. Napoléon avait dit au général Cambronne : J'espère que vous ne tirerez pas un seul coup de fusil ; et cette prédiction s'accomplit.

Le 20 mars, à neuf heures du soir, Napoléon arriva à Paris, comme à Grenoble, comme à Lyon, à la fin d'une longue journée de marche, et à la tête des troupes mêmes qui avaient été réunies pour s'opposer à son entrée. Les Bourbons ne l'avaient pas attendu, ils avaient fui emportant avec eux les diamants de la couronne, qui appartiennent à la nation, et traînant à leur suite tous les traîtres que la crainte d'un juste châtiment plutôt qu'un dévouement réel à leur cause engageait à quitter la France. Dès que Napoléon parut dans la cour des Tuileries, on se précipita sur lui, mille bras l'enlevèrent et l'emportèrent en triomphe dans le palais. Les appartements offraient en ce moment la réunion confuse d'une foule immense de généraux, d'officiers, de fonctionnaires qui couraient dans tous les sens, s'embrassaient, et épanchaient sans contrainte leur joie et leur ravissement : les salles semblaient métamorphosées en un champ de bataille, où des frères, des amis échappés inopinément à la mort, se retrouvent après la victoire. L'heure avancée put seule mettre fin à ces scènes attendrissantes. Durant le reste de la soirée, Napoléon s'entretint longuement avec Fouché et les autres ministres et dignitaires de l'état ; tous s'émerveillaient de son retour à Paris. Napoléon leur répétait sans cesse : Ce sont les gens désintéressés qui m'ont ramené dans ma capitale : ce sont les sous-lieutenants et les soldats qui ont tout fait : c'est au peuple, c'est à l'armée que je dois tout.

Le peuple de Paris passa la nuit sur la place du Carrousel et dans les Tuileries ; pendant trois jours l'affluence ne diminua pas. On se portait pour voir l'empereur. Tout le monde était en fête, jamais on n'avait pu être témoin d'un pareil enthousiasme : on ne rencontrait que des figures rayonnantes d'allégresse. Les jeunes gens, formés en groupes, parcouraient les rues en chantant la Marseillaise et l'Hymne de Roland. On était heureux, on était fier, c'est que l'homme de l'époque était revenu ; et s'il se pouvait qu'il revînt une seconde fois, le délire serait plus grand encore ! Quels transports après les lâchetés sans nombre du juste-milieu, les affronts qu'il a laissé faire à la France, les humiliations qu'il a acceptées pour elle, les inutiles combats dans lesquels il a prodigué le sang de ses soldats, dont il ballotte ou réprime le courage au gré de la sainte-alliance !

 

 

 



[1] Voir le Moniteur de 1814, n° 97.