SOMMAIRE : Départ de Napoléon. —
Ouverture de la campagne. — Bataille de Lutzen.— Mort de Bessières. — Vurtzen
et Bautzen. -- L'empereur et le vice-roi. — Mort de Duroc. — Armistice. —
Bernadotte entre dans la coalition. — Reprise de Hambourg et Lubek. — Le roi
de Danemark fidèle allié de Napoléon. — Revers en Espagne. — Perte de la
bataille de Vittoria. — Rupture de l'armistice. — Retour de Murat à l'armée.
— Désastre de Culm. — Les journées de Leipsick. — Combat de Hanau. —
Situation des places fortes. — Revers en Italie, en Espagne, en Hollande.
1813.
Napoléon
quitta Paris le 15 avril, et quarante-huit heures après, il arriva à Mayence,
où se trouvait réunie une immense quantité de recrues. Le sentiment de
l'honneur animait ces jeunes gens, et leur faisait supporter les fatigues
d'une marche précipitée. Tous brûlaient de mériter le titre glorieux de
soldats français, tous couraient avec empressement vers ces champs de
bataille qu'avaient illustrés leurs aînés. Les
confédérés du Rhin, qui devaient contribuer à la recomposition de notre
armée, n'obéissaient qu'avec lenteur. Le roi de Wurtemberg et le grand-duc de
Bade agissaient seuls avec un zèle véritable ; et la Bavière, qui devait le
plus à Napoléon, ne montrait qu'une froide indifférence à sa cause ; elle
cherchait encore à se rattacher à la maison d'Autriche, son ennemie naturelle,
et retirait de nos rangs une division qui y comptait encore. Malgré
tant d'obstacles dans la levée des troupes, malgré la mauvaise volonté la
plus manifeste de la part de ses alliés, Napoléon, au moment de rentrer en
compagne, pouvait disposer de cent cinquante mille hommes d'infanterie. La
cavalerie, plus difficile à former, ne comptait guère que quatre mille
chevaux. L'artillerie, toute remise à neuf, était sur le pied le plus
imposant. Les canonnières de marine, appelés au service de terre, n'avaient
pas été longtemps à acquérir l'expérience qui leur manquait ; ils apportaient
ce courage et ce sang-froid qui, dans les combats sur mer, fait braver la
fureur de tous les éléments. Parmi les immenses convois d'artillerie, on
remarquait celui de la jeune garde, composé de soixante pièces. Le total des
bouches à feu ne s'élevait encore qu'à trois cent cinquante ; mais ce nombre
croissait de jour en jour, à mesure qu'on recevait des attelages. L'empereur,
après avoir passé en revue les régiments de toutes armes, partit de Mayence
le 24 avril, et se rendit successivement à Francfort, à Erfurth et à Weimar.
A partir de cette dernière ville, il abandonna sa voiture pour ne plus
voyager qu'à cheval, et justifier ce qu'il avait promis en passant le Rhin,
de faire la campagne comme général Bonaparte, et non comme empereur. Alexandre
et Frédéric-Guillaume étaient à Dresde depuis le 24 avril ; leur armée
occupant une étendue de plus de cent lieues, la nôtre put d'autant plus
facilement reprendre l'offensive, que le vice-roi, instruit de l'arrivée
prochaine de Napoléon, commençait à menacer le flanc droit et les derrières
de l'ennemi. Cette
circonstance força les coalisés à repasser la Saalé. L'avant-garde du
maréchal Ney, toute composée de conscrits aux ordres du général Souham,
enleva à la baïonnette la position de Weissenfels et culbuta la division
russe du général Lanskoï. Le maréchal Macdonald, commandant le 11e corps,
s'empara de Mersburg et fit deux cents prisonniers prussiens. Le 1er
jour de mai, Napoléon se porta en avant de Weissenfels. Les éclaireurs ayant
signalé l'ennemi, la division Souham et la cavalerie du général Kellermann
s'avancèrent aussitôt pour forcer le défilé de Rippach. Le combat s'engagea
avec beaucoup d'acharnement. Le maréchal Bessières, voulant donner aux
soldats un nouvel élan, quitta le commandement en chef de la cavalerie de la
garde, pour se mettre à la tête des fantassins. A peine arrivait-il sur le
flanc de la hauteur occupé par les Russes, qu'un boulet le frappa dans la
poitrine. La mort de ce guerrier, l'un des plus fidèles amis de Napoléon, et
qui, pendant dix-huit ans, avait partagé ses travaux et sa gloire, fut pour
l'armée l'objet d'une vive douleur, mais elle ne ralentit pas son courage.
L'ennemi, enfoncé de toutes parts, nous laissa maîtres de ses positions. Le
vice-roi, qui le matin même avait reçu l'ordre de joindre l'empereur,
déboucha dans la plaine de Lutzen, au moment où l'affaire était déjà décidée.
Ce prince, après une longue absence, revit Napoléon dans le lieu même où
périt autrefois Gustave-Adolphe, et sous les peupliers qui marquent la tombe
de ce libérateur de l'Allemagne, il reçut les éloges du premier général du
monde. Napoléon allait bientôt par une grande bataille renouveler les
héroïques souvenirs de cette plaine si souvent arrosée du sang des braves.
Persuadé que l'armée alliée n'était point encore réunie, il pensa qu'il
pourrait arriver s Leipsick avant elle, et résolut de passer l'Elster auprès
de cette ville pour prendre l'ennemi à revers. Wittgenstein, qui, depuis la
mort récente de Kutusow, commandait en chef l'armée russe, voulut signaler
son début par un plan hardi, et dont le succès repesait sur l'espoir de
surprendre Napoléon. Il feignit de se retirer derrière l'Elster, et s'étant
réuni pendant la nuit au corps de Tormasow, il repassa le fleuve par Zwenkaw
et Pegau. Le but de cette manœuvre était de lancer derrière nous vingt-cinq
mille chevaux, de reprendre Naumburg, Weissenfels, Mersburg, et de nous
renfermer entre la Saale et l'Elster pendant que nous marchions sur Leipsick.
Le maréchal Macdonald et le général Lauriston ayant pris cette direction le 2
mai, et la canonnade ayant commencé contre le petit village de Listenau,
Wittgenstein jugea que le moment était venu de profiter de l'extension de
notre ligne peur enfoncer notre centre. Il déboucha en conséquence sur
plusieurs colonnes, auprès de Raya. Napoléon ordonna aussitôt au prince
Eugène d'appuyer la gauche du maréchal Ney, dont les troupes étaient déjà
engagées, tandis que lui-même, à la tête de toute la garde, se tint en
réserve derrière le centre où se dirigeaient les plus grands efforts de
l'ennemi, Résolu à tout prix de remporter là victoire, il s'exposa à plus de
dangers qu'il ne l'avait fait encore depuis qu'il portait la couronne. Sa
présence fit éclater l'enthousiasme, et ses nouveaux soldats, pleins du désir
de surpasser en bravoure ceux qui les avaient devancés dans la carrière,
puisèrent dans ce sentiment une énergie plus puissante que l'habitude des
combats. Le champ de bataille présentait une ligne de deux lieues, indiquée
dans toute son étendue par de noirs tourbillons de fumée et de poussière. Le
maréchal Ney se portait avec ardeur au fort de la mêlée ; atteint de
plusieurs blessures, il refusa de quitter son poste ; car, pour tous les
Français qui ont du cœur, disait-il, le moment est venu de vaincre ou de
mourir. Cependant les Russes, comme s'ils eussent été certains du succès,
marchaient pour déborder notre droite du côté de Weissenfels. Peut-être
auraient-ils réussi dans cette entreprise sans la généreuse résolution du
général Compans, qui les attaqua à la tête de la première division du corps
du maréchal Marmont. Les régiments de la marine, chargés par l'élite de la
cavalerie des alliés, la repoussèrent plusieurs fois ; ils avaient couvert de
morts le terrain qu'ils défendaient, lorsqu'on aperçut les premiers feux du
général Bertrand, débouchant sur les derrières de l'ennemi. Le prince Eugène
se montrait aussi sur la gauche, et le maréchal Macdonald attaquait la
réserve des Russes, qui, redoublant leurs efforts contre notre centre,
finirent par emporter le village de Kaya. Il y eut un instant de désordre,
Napoléon, jugeant que la crise allait se décider, ordonna au maréchal Mortier
de fondre tête baissée sur l'ennemi, tandis que le général Drouot, réunissant
quatre-vingts pièces de canon, les formait en batterie en avant de la vieille
garde disposée en échelons ; toute la cavalerie était rangée en arrière de
cette masse, qui s'ébranla aussitôt. Ecrasés par le feu de notre artillerie,
les Russes abandonnent Kaya, et se retirent précipitamment devant le maréchal
Mortier, qui, avec la jeune garde, les poursuit au pas de charge : au même
instant, le général Bonnet, faisant un mouvement de la gauche sur le centre,
culbute plusieurs escadrons. Le général Bertrand n'est pas moins heureux :
tout ce qui s'oppose à son passage est renversé ; il s'avance pour joindre ses
forces à celles dont le choc a déterminé un premier espoir de succès : il est
impatient d'arriver, lorsque Napoléon, pour hâter cette manœuvre, fait
pivoter sa droite, sur Kaya, la retraite des Russes était devenue inévitable
: ils l'effectuèrent en toute hâte, plusieurs corps se débandèrent. Les
Français victorieux poursuivirent les coalisés avec vigueur pendant une lieue
et demie ; mais comme notre cavalerie n'était pas nombreuse, et que Napoléon
voulait la ménager, les ennemis ne laissèrent que peu de prisonniers : sans
cette circonstance fatale, la bataille de Lutzen eût amené des résultats
semblables à ceux d'Austerlitz et d'Iéna ; trois cent mille hommes venaient
de combattre avec un égal acharnement ; trente mille ennemis jonchaient le
champ de bataille, et les destinées de l'Europe restaient incertaines. Des torrents
de sang devaient encore couler. Cette
journée prouva qu'aucune force humaine ne peut triompher des Français lorsqu'ils
n'ont point à lutter contre la fureur des éléments ou contre la trahison. Nos jeunes soldats, disait Napoléon, ont
relevé toute la noblesse du sang français. Notre perte fut de dix mille hommes morts ou mis
hors de combat. Après
quelques affaires peu importantes à Borna, à Gersdorf, à Nossen et à Colditz,
l'armée française entra dans la capitale de la Saxe, d'où l'empereur de
Russie et le roi de Prusse étaient sortis le matin même. Les ponts de l'Elbe,
qui avaient été détruits, ayant été rétablis sous le feu de l'artillerie
ennemie que la nôtre plus nombreuse força au silence, tous les corps
défilèrent successivement sur la rive droite. Sur ces entrefaites, le roi de
Saxe, rappelé à Dresde par Napoléon, y fit son entrée le 12 mai au milieu des
acclamations de son peuple. Ce souverain, qui d'abord avait paru obéir à la
politique de l'Autriche, cimenta bientôt par de puissants renforts sa
nouvelle alliance à la cause de son libérateur. Napoléon,
après avoir donné ses ordres pour la direction des troupes, envoya le prince
Eugène en Italie, pour veiller à la sûreté du royaume, et hâter
l'organisation d'une armée sur les bords de l'Adige. Le 18
mai, Napoléon quitta Dresde, et rejoignit ses troupes devant Bautzen. Le
lendemain, il reconnut sur les bords de la Sprée la position des ennemis. Les
immenses travaux qu'ils avaient exécutés pour établir des redoutes,
démontraient assez qu'ils étaient décidés à accepter la bataille. Napoléon
résolut de rendre inutiles leurs préparatifs, et chargea le maréchal Ney,
avec les généraux Reynier et Lauriston, de tourner la droite des alliés. Ceux-ci,
informés de l'approche des Français, mais supposant qu'ils n'avaient devant
eux qu'une colonne de vingt mille hommes, détachèrent contre elle les
généraux Yorck et Barclay de Tolly. Le premier se posta au village de Weissig
; le second au village de Kila : le général Péri, qui y avait été envoyé par
le général Bertrand pour maintenir les communications du maréchal Ney, se
laissa surprendre par les cosaques, sa division fut mise en déroute ; mais,
dans le même moment, le général Lauriston, se présentant à Weissig, culbutait
le corps d'Yorck, qui, chassé de sa position, se jeta sur la rive droite de
la Sprée. La droite des Russes étant ainsi débordée, Napoléon se porta le
jour suivant sur la hauteur en arrière de Bautzen, et donna l'ordre au
maréchal Oudinot d'attaquer les montagnes qui appuyaient la gauche de l'armée
alliée, tandis que le maréchal Macdonald passerait la Sprée entre ces
montagnes et la ville de Bautzen. Le maréchal Marmont suivait la même
direction, et le maréchal Soult, qui avait le commandement du centre, devait
inquiéter la droite des Russes. A midi, la canonnade, s'engagea, et les
mouvements prescrits s'exécutèrent avec succès, malgré la plus opiniâtre
résistance : le général Compans enleva Bautzen, et le général Bonnet se
rendit maître du plateau que garnissait le centre de l'armée ennemie ; mais
il fut impossible d'emporter les hauteurs qui protégeaient sa droite ; et
malgré tous les efforts, elle se maintint entre le corps du maréchal Ney et
le reste de l'armée française. Cette
action sanglante n'était que le prélude d'une bataille plus terrible. Le 21,
Napoléon se porta en avant de Bautzen, sur des hauteurs, d'où il pouvait
observer ses troupes dans la nouvelle attaque qu'il préparait. Les maréchaux
Oudinot et Macdonald commencèrent un feu violent de mousqueterie sur la
gauche de l'ennemi, et le maréchal Ney, culbutant les troupes russes et
prussiennes au village de Klix, passa la Sprée, et enleva le village de
Preilitz. Les alliés, comprenant alors que le véritable point d'attaque serait
sur leur droite, y portèrent toutes leurs réserves. Napoléon, pour paralyser
ce mouvement, fit avancer la vieille garde, la cavalerie du général Latour-Maubourg
et une nombreuse artillerie. Le maréchal Morutier, avec deux divisions, de la
jeune garde, coupa le chemin de Wurschen à Bautzen, et cette puissante
diversion fournit au maréchal Ney le moyen d'enlever Preïsig, et de déborder
les alliés, qui, effrayés d'un tel échec, battirent aussitôt en retraite :
les Français s'élancèrent à leur poursuite, et la déroute devint générale. La
journée de Wurschen coûta à l'ennemi près de vingt mille hommes. Notre perte,
dans trois journées de combat, s'éleva à douze mille soldats tués ou blessés. A peine
le soleil paraissait-il à l'horizon, que, le 22 mai, toute l'armée se mit en
marche, à l'exception du corps d'Oudinot, qui demeura campé sur le champ de
bataille. Les Russes et les Prussiens disputaient le terrain avec vigueur,
mais n'en étaient pas moins chassés de position eu position. A Reichenbach,
leur artillerie s'étant formée sur les hauteurs, tonna quelque temps sur nos
colonnes. Leur droite fut tournée par l'infanterie, tandis que la cavalerie
de la garde se disposait à culbuter leur gauche. Les alliés, n'apercevant
d'abord que les lanciers conduits par le général Lefebvre-Desnouettes,
crurent l'écraser facilement en faisant avancer contre lui une division de
leur grosse cavalerie : mais aussitôt la nôtre prit part à l'action, et le
général Latour-Maubourg, accourant à la tête des cuirassiers, détermina la
retraite de l'ennemi, étonné de trouver devant lui près de dix-huit mille
cavaliers. La
position de Markersdorf arrêta aussi notre poursuite : Napoléon, impatienté
de celte série de combats meurtriers, voulut lui-même commander l'avant-garde
; on le vit, électrisant les soldats par sa présence, pousser le courage
jusqu'à la témérité, et toujours à la tête des colonnes, s'exposer au milieu
des balles, qui autour de lui portaient la mort dans les rangs. Ce fut après
cette action qu'un boulet passant entre l'empereur et le maréchal Mortier,
enleva le général du génie Kirgener, et frappa dans le bas-ventre le grand
maréchal Duroc. Cette catastrophe plongea Napoléon dans la plus profonde
douleur. Il se retira dans sa tente et se livra tout entier aux pensées tristes
qui l'agitaient. Que d'évènements malheureux venaient de se succéder ! Quelle
incertitude menaçait l'avenir ! Déjà depuis l'ouverture de la campagne,
Napoléon avait perdu deux de ses amis les plus fidèles, et ce jouir était
l'anniversaire de celui où, dans les plaines d'Aspern, avait péri le maréchal
Lannes. Cependant
les souverains alliés, mécontents des combinaisons de Wittgenstein, lui
avaient retiré le commandement en chef de leurs troupes, pour le confier à
Barelay-de-Tolly. Celui-ci continua son mouvement rétrograde avec moins de
fermeté peut-être que son prédécesseur, et nous eûmes peu de combats à
livrer. Le maréchal Oudinot avait été dirigé par la route de Luckau, pour
attaquer les troupes de Bulow, de Thumen et de Woronzow. Il avait en même temps
l'ordre de dissiper les corps nombreux de partisans qui infestaient la
Basse-Lusace et de couvrir la Silésie, où nous avions déjà pénétré depuis le
25 mai. Ce pays offrait à l'armée d'abondantes ressources, et l'empereur, en
y portant la guerre, saisissait avec plaisir cette occasion de se venger du
roi de Prusse. Les campagnes de Frédéric II, dans ces contrées qu'il avait rendues
si célèbres, se retraçaient à sa mémoire ; aussi s'informait-il des moindres
particularités relatives à cet illustre capitaine. Liegnitz avait été le
théâtre d'une de ses plus grandes victoires ; Napoléon, persuadé que les
Prussiens disputeraient cette ville, dit en souriant : C'est là que nous
renouvellerons d'anciennes connaissances. Mais, en arrivant, les Français
trouvèrent Liegnitz abandonnée. L'empereur y était encore, lorsque, le 29
mai, au moment où la garde allait partir, on apprit qu'un parlementaire se
présentait aux avant-postes. Il était porteur d'une dépêche de M. Stadion,
ministre autrichien, résidant au quartier-général d'Alexandre. Elle annonçait
que les alliés acceptaient l'armistice, qu'à son départ de Dresde Napoléon
leur avait proposé pour se préparer à un congrès. Aussitôt, que le maréchal
Berthier eut donné cette nouvelle à l'empereur, le général Caulaincourt
partit pour Walstadt, où il eut un entretien avec le comte Schouwalow et le
général Kleist. En peu de jours, les conditions de la trêve furent réglées et
exécutées, et Napoléon revint à Dresde pour y attendre l'issue des
conférences qui allaient bientôt s'ouvrir. L'Europe
entière crut voir dans ce rapprochement les gages d'une paix prochaine, et
sans doute tel en eût été le résultat, si les souverains, moins enorgueillis
de leur pouvoir et plus dignes d'en faire usage, n'eussent alors consulté que
le besoin des peuples. Mais ce n'était point par de tels motifs que la Russie
et la Prusse avaient demandé la suspension des hostilités ; tant que la
guerre leur avait été favorable, elles en avaient prolongé le cours ; et
leurs cœurs ne parurent sensibles que par l'atteinte des revers. Les
victoires de Lutzen et de Wurschen semblaient démontrer que Napoléon ne
succomberait pas aux attaques de ses ennemis tant de fois terrassés. La
nouvelle armée française apparaissait comme un de ces météores célestes, qui
par la rapidité de leur marche échappent à tous les calculs, et dont le
retour prophétique est aux yeux du vulgaire le signe certain d'une prochaine
catastrophe. Frédéric-Guillaume, épouvanté, se repentit d'avoir attiré sur
ses états les premiers coups d'une juste vengeance ; Alexandre lui-même
désespéra de sa cause, et tous deux sans doute auraient dès-lors renoncé aux
espérances que leur avait fait concevoir la retraite de Moscou, s'ils
n'eussent trouvé dans les routes tortueuses de la diplomatie les moyens de
parvenir au but qu'ils se proposaient. L'alliance
de l'Autriche, quelque puissante diversion qu'elle dût opérer, ne les
rassurait pas encore ; ils devaient redouter que les circonstances
n'amenassent des changes mens dans la politique de François II, et ce
monarque ne leur présentait pas de suffisantes garanties pour l'entière
exécution de leurs projets. Il fallait donc se créer d'autres auxiliaires, en
les associant à de nouveaux intérêts. Les vastes dépouilles de Napoléon
furent offertes en appât aux princes de l'Europe, et dans l'illusion de cette
justice distributive, chacun put s'enrichir en idée du territoire de ses
voisins. Aux impulsions de la cupidité se joignirent les séductions de
l'amour-propre. Accomplir le grand œuvre d'une régénération philanthropique,
se placer au rang des grands souverains, et régner indépendant de toute autre
puissance, tels étaient les plus modestes fruits d'une participation à la
guerre ; et que n'avait-on pas à craindre, si les liens de la foi jurée,
fragiles comme la fortune, ne se brisaient pas à ce premier appel d'une ligue
que le succès a sanctifiée ? L'infortuné
Christiern fournit le premier exemple des persécutions odieuses qu'auraient à
subir les rois qui, comme lui, voudraient rester fidèles à la France. Les
Anglais menacèrent Copenhague d'un nouveau bombardement, et l'empereur
Alexandre, détachant de son plein pouvoir la Norvège du Danemark, en accorda
l'investiture au prince royal de Suède, qu'il lui importait d'acheter. Déjà
le czar avait été sauvé d'une ruine inévitable par le refus des Suédois de
participer avec Napoléon à la guerre de 1812 ; mais dans l'état actuel des
choses, une neutralité ne suffisait plus à la Russie ; le cabinet de
Pétersbourg cherchait un général capable, par ses savantes combinaisons, d'arrêter
les progrès de nos armes : il le trouva dans un enfant de nos révolutions,
qui, au milieu des rangs français, avait appris le grand art de vaincre, et qui,
placé sur un des trônes du Nord, ne connaissait plus d'autre patrie que celle
qui lui donnait une cour et des flatteurs. Bernadette, à peine entré dans la
coalition, en devint en quelque sorte le régulateur : il fournit un plan de
Campagne dont le but tendait à renverser son ancien maître ; et persuadé,
comme l'Europe entière, que la France ne pouvait être vaincue que par des
Français, il fit reposer le succès de l'entreprise sur le rappel de Moreau.
Le ministère anglais accueillit avec empressement le projet de détruire son
ennemi le plus redoutable, et, pour en témoigner sa reconnaissance au prince
royal, il souscrivit, le 5 mars 1813, un traité d'alliance et de subsides,
par lequel il garantit à la Suède la cession de la Norvège, lui donna la
Guadeloupe, dans l'espoir sans doute de rendre la Suède irréconciliable avec
la France, et lui assura vingt-quatre millions payables par cinquièmes, de
mois en mois, à compter du jour où trente mille Suédois, commandés par
Charles-Jean, se seraient joints aux troupes de la Russie ou à celles de la
Prusse. Le roi
de Danemark, à qui l'on offrait pour indemnité de la Norvège quelques
provinces comprises encore dans l'empire français, se trouva dans la cruelle
nécessité de dissimuler son mécontentement jusqu'au moment où la nouvelle des
victoires de Napoléon lui rendit l'espoir de se soustraire à tant d'humiliations
: il fit alors passer en Norvège le prince Chrétien-Frédéric, qui, arrivé à
Christiana le 22 mai, publia une proclamation énergique, pour exciter les habitants
à défendre leur indépendance : en même temps les Corps danois opérèrent de
concert avec le corps de Vandamme ; et pendant que celui-ci s'emparait de
Haarburg et des îles voisines, ils sommèrent Tettenborn d'évacuer Hambourg.
Nos troupes occupèrent cette place le 1er juin : le lendemain, une brigade
danoise entra dans Lubeck. Ainsi, au moment de l'armistice, l'immense
territoire de l'empire était tout entier au pouvoir de Napoléon. Le général
Vandamme, ayant reçu l'ordre de se rendre à Magdebourg, le maréchal Davoust
prit le gouvernement des villes hanséatiques, et le général Haxo fut envoyé
près de lui pour faire exécuter de vastes fortifications. Cependant
François II reprenait sa politique incertaine et n'annonçait que vaguement
les concessions qu'il exigeait ; mais Napoléon lui déclara qu'il le laissait
maître de rejeter son alliance, et qu'il serait moins blessé d'une
déclaration hostile que de cette attitude vacillante, ressource ordinaire des
traîtres et des lâches. L'Autriche, qui jusqu'alors n'avait fait flotter son
étendard entre les deux partis que pour l'offrir au dernier enchérisseur, le
fit pencher vers la Russie, dont les promesses plus réelles déterminèrent son
choix. Elle refusa de souscrire au démembrement de la Prusse, dont
l'existence lui paraissait liée à la sienne, et l'empereur François II se
rendit en Bohême, pour se rapprocher du quartier-général d'Alexandre ; avec
lequel il eut plusieurs conférences secrètes. Entouré d'officiers russes et
prussiens, le chef de la maison de Lorraine vit l'intrigue s'exercer autour
de lui sur ses courtisans et même sur son armée ; il souffrit que nos ennemis
reconnussent les positions du pays, visitassent les montagnes, les défilés et
les places, tandis qu'au mépris de tous les usages on refusait l'entrée de la
Bohême aux voyageurs français. Cette conduite constituait un véritable état
d'agression, et prouvait assez que l'armistice n'avait été demandé que pour
se préparer plus efficacement à la guerre. Dans les relations des
ambassadeurs, on retrouvait les mêmes intentions ; et, dès le principe, il
fut évident que les négociations n'amèneraient aucun heureux résultat.
Cependant les rois coalisés, redoutant l'issue de la lutte terrible et
inévitable qui allait s'engager de nouveau, employèrent le temps des
conférences à se ménager par la ruse et par la séduction un triomphe qu'ils
n'osaient point encore espérer de la réunion de leurs forces. Les
peuples de l'Allemagne, fatigués des sacrifices sans cesse renouvelés que
leur imposait la politique de leurs princes, aspiraient à secouer à la fois
le joug de la suprématie étrangère et des tyrannies domestiques. A aucune
autre époque et chez aucune nation peut-être, le domaine de la pensée n'avait
acquis un aussi grand développement que dans la patrie et dans le siècle des
Fichts, des Wagner et des Jacoby. L'esprit d'indépendance, puisé dans la
connaissance approfondie des devoirs moraux, s'était répandu sur tout le
peuple germanique, et formait une masse d'opinions d'autant plus redoutable,
qu'elle avait plus d'obstacles à vaincre. Une révolution allait jaillir du
sein des écoles, et les restes honteux de la féodalité touchaient au moment
de leur entière ruine. Attirés par le sentiment de leurs dangers vers l'appui
tutélaire d'une force que jusque-là ils paraissaient avoir méconnue, les rois
conçurent l'idée de la faire servir à leur propre cause, en détournant toute
son activité pour la diriger contre l'ennemi commun. Les nations du Nord,
appelées pour la première fois sur la scène politique, s'y précipitèrent en
foule, pour conquérir la liberté qui leur était promise, mais qui n'exista
jamais sincèrement dans le cœur des souverains. Ainsi ces mêmes hommes qui
naguère avaient cru trouver en nous les libérateurs du mondé, n'attendent plus
désormais leur délivrance que de notre chute. Ils accueillent avec avidité
les écrits énergiques qui en provoquent le signal : ils saisissent les armes,
et s'apprêtent aux combats. Aveugles dans leur élan ils oublient les leçons
de l'histoire, les conseils de la prudence la plus vulgaire, et vont
s'immoler aux passions quelques hommes, quand ils pensent n'agir que pour les
intérêts de l'humanité. Il faut le dire, des écrivains trop fameux vendirent
aux monarques l'enthousiasme des sujets, et, dirigeant au gré de leurs
maîtres les généreux sentiments qu'ils, feignaient de partager, ils avilirent
auprès de leurs concitoyens l'influence des talents, et lui imprimèrent la
flétrissure de leur corruption. C'était principalement auprès des sœurs
d'Alexandre qu'on voyait réunis, par l'appât des récompenses, ces vils
adorateurs du pouvoir. La
grande duchesse d'Oldembourg et la princesse, de Weimar étaient pour la
coalition des auxiliaires puissants. La première surtout portait à Napoléon
toute la haine dont est susceptible une femme blessée dans son amour-propre ;
dès longtemps elle méditait la ruine de celui qui, dit-on, l'avait refusée
pour épouse, et lorsque les chances de la guerre lui offrirent l'occasionne
réaliser Les vœux de son ressentiment, elle se dévoua pour les faire
accomplir. L'attrait de sa beauté, les séductions de son esprit, les
promesses et les faveurs, tout fut mis en usage pour former autour d'elle une
cour nombreuse et prête à servir sa vengeance ; comme une autre Armide, elle
étendit ses enchantements dans le camp même de son ennemi, et fit sortir des
rangs français plusieurs généraux de la confédération. Bientôt, sous prétexte
d'aller aux eaux de Tœplitz, elle se rendit avec sa sœur à Prague et à
Gitschin, où elle eut encore plusieurs entretiens secrets avec l'empereur
d'Autrichien dont la politique fut également soumise à l'empire de ses
charmes. De
funestes évènements survenus en Espagne depuis la perte de la bataille de
Vittoria influèrent aussi d'une manière puissante sur les résolutions de
François II. Les Anglais en profitèrent pour ranimer le zèle de leurs alliés
et pour ébranler la confiance de ceux de Napoléon, qui, obligé de renvoyer le
maréchal Soult vers les Pyrénées, se trouva ainsi privé de la coopération
d'un de ses plus habiles lieutenants. Sur ces
entrefaites, Metternich se rendit à Dresde, afin d'engager Napoléon à se
soumettre aux circonstances ; mais Napoléon refusa constamment de laisser
prendre sur la France les indemnités réclamées par l'Autriche. Il accepta
néanmoins son beau-père comme médiateur, et consentit à une prolongation
d'armistice, que le ministre d'Autriche se chargea de faire adopter. Par
cette démonstration pacifique, le cabinet de Vienne n'avait d'autre but que
de gagner le temps nécessaire pour rassembler ses armées. L'armistice fut
prolongé jusqu'au 10 août. Si nos ennemis travaillaient avec ardeur à
rassembler des forces, de son côté, Napoléon ne négligeait rien de ce qui
pouvait lui donner une attitude imposante. Tous les jours, on voyait arriver
de France des troupes nouvelles : un grand nombre de canons et de beaux
attelages, équipés et harnachés à neuf, avaient renforcé notre artillerie.
Des détachements, venus de toutes les parties de l'empire, avaient relevé
notre cavalerie, qui compta bientôt plus de trente mille chevaux. Les gardes
d'honneur, que Napoléon avait créés, étaient déjà organisés, et leurs
premiers escadrons se trouvaient à Mayence. En même temps l'empereur
parcourut la rive gauche de l'Elbe depuis Dresde, qu'il avait transformée en
une grande forteresse, jusqu'à Magdebourg, qu'occupait le général Vandamme :
il inspecta Torgau et Wittemberg, où il fit entrer d'immenses approvisionnements
; il se porta ensuite, le 20 juillet, à Luckau et à Lubben, examinant par lui-même
la situation des troupes, et s'assurant des points de défense que
présentaient ces contrées, destinées à devenir le théâtre des combats.
Napoléon profita aussi de la prolongation de la trêve pour avoir une entrevue
avec Marie-Louise, qui l'attendait à Mayence. On crut alors que cette
princesse se rendrait à Prague, pour concilier les intérêts de son père et de
son époux ; mais de tels moyens de rapprochement étaient indignes d'un homme
qui commandait à des Français, et qui, à leur tête, avait imposé des lois à
l'Europe. Les
plénipotentiaires, assemblés à Prague, après s'être livrés à de violents
débats, presque toujours étrangers au véritable but de leur mission, avaient
fini par se séparer sans rien conclure. Napoléon, qui jusque-là s'était
flatté que l'Autriche se déterminerait en sa faveur, reconnut alors qu'elle
avait toujours été sa plus dangereuse ennemie, et qu'il aurait dû la détruire
avant de marcher au Kremlin ; aussi s'écria-t-il dans sa colère qu'il aurait
fait la paix avec la Russie, sans la funeste influence d'un cabinet qui avait
prostitué ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes : un médiateur, un
congrès, et le nom de la paix. Immédiatement
après la rupture des négociations, les souverains coalisés publièrent un
manifeste pour annoncer que la voie des armes était la seule qui pût amener
le rétablissement de l'équilibre européen ; vaine chimère, prétexte
dérisoire, qui, après tant de sang versé, ne devait produire que
l'accroissement gigantesque de la Russie, de la Prusse et de l'Autriche. Napoléon,
prévoyant la reprise des hostilités, avait fait célébrer sa fête le 10 août,
afin que les troupes rassemblées à Dresde fussent prêtes à partir le 15. Ce
jour arrivé, les équipages furent dirigés vers la Silésie. Au moment où l'empereur
se disposait à monter en voiture, on lui annonça l'arrivée du roi de Naples.
Après s'être entretenu quelques instants avec lui, Napoléon suivit la route
de Pirna, et Murat se rendit à Bautzen, où, au grand étonnement de toute
l'armée, il reprit le commandement de la cavalerie. Au moment d'ouvrir la
campagne, la totalité de nos forces s'élevait à trois cent mille fantassins
et trente-deux mille cavaliers ; mais, sur ce nombre, cent mille hommes se
trouvaient dispersés ; les places fortes en renfermaient quarante mille ; le
reste était réparti entre le corps d'Augereau, destiné à former à Wurtzbourg
une armée d'observation, et celui de Davoust, placé dans les environs de
Hambourg. La Bavière avait levé vingt-cinq mille hommes que le général de
Wrède dirigeait sur l'Inn ; mais l'on ne pouvait pas compter les Bavarois
parmi nos auxiliaires. Ce peuple ingrat, qui devait son existence à Napoléon,
paraissait se rapprocher de la puissance dont les dépouilles l'avaient
enrichi, et quoique l'Autriche eût établi un corps de troupes sur sa
frontière, les deux armées rangées en présence l'une de l'autre, sous des
bannières opposées, ne se regardaient plus comme ennemies. Une semblable
politique animait les Napolitains ; quoique leur roi servît dans nos rangs,
ses soldats, vainement attendus, ne se ralliaient pas au prince Eugène, qui
se disposait à tenter sur Vienne une puissante diversion. Depuis
que l'Autriche avait fourni son contingent de cent cinquante, mille hommes,
l'armée coalisée, y compris les vingt mille Suédois qu'amenait le prince
royal, était double de la nôtre. C'était avec une masse de forces si
imposante, que, dans l'espoir de cerner Napoléon à Dresde, les alliés avaient
choisi la Bohême pour point d'appui de leurs opérations, et s'apprêtaient à
porter les premiers coups sur les derrières de notre armée : tel était le
plan, adopté d'après les avis de Moreau. L'arrivée récente de ce général au
quartier - général du czar avait excité la plus vive allégresse dans toute
l'Allemagne : nos ennemis regardaient sa présence comme un renfort de cent
mille combattants, et les souverains lui accordaient d'avance les témoignages
de leur gratitude. Enivré de l'encens que les rois et leurs flatteurs
prodiguent volontiers aux hommes dont ils ont besoin, Moreau accourait plein
de l'espoir de succéder à Napoléon, et d'épouser la grande duchesse
d'Oldembourg ; mais si le prestige de la gloire et des services éminents
avaient enchaîné la France au char de l'empereur, jamais elle n'aurait
reconnu pour souverain un soldat qui n'était plus pour elle qu'un traître
qu'elle méprisait. Les alliés, ayant dénoncé l'armistice du 10 août, ne
devaient, au terme du traité, commencer les hostilités que le 16. Cependant,
dès le 12, ils traversèrent le territoire neutre de la Silésie, et nous
attaquèrent le 14. Cette violation avait pour but de nous prévenir dans
l'occupation de Breslau, que les Prussiens tenaient à cœur de conserver.
Napoléon, résolu à repousser l'armée de Silésie. se rendit le 20 août à
Lœwenberg, où il fit jeter des ponts sur le Bober. La division Maison
effectua la première le passage, et chassa les alliés jusqu'à Goldierg : un
combat violent s'engagea auprès de cette ville. En vain le prince de
Mecklenbourg saisit un drapeau pour rallier ses bataillons, leur dérouta fut
complète. En même temps le maréchal Ney se portait contre Sacken en avant de
Buntzlau, et le maréchal Marmont contre Yorck, ces attaques eurent un plein
succès, et forcèrent Blücher à rentrer dans ses anciennes positions. La Saxe
étant le pivot de nos opérations, Napoléon ne Voulut pas passer plus loin.
Instruit d'ailleurs que la grande armée alliée marchait sur Dresde, il ne lui
restait pas un, instant à perdre pour préserver cette capitale, qu'il
regardait comme le centre de son camp retranché, et qui, malgré les
forteresses de Torgau et de Wittemberg, restait à découvert par sa gauche
tant que nous ne serions pas maîtres de Berlin. Afin d'être tranquille sur ce
point, Napoléon avait dirigé sur cette capitale les trois corps formant
l'armée du maréchal Oudinot, qui, avancé jusqu'à Trebbin, y avait pris
position le 21 août. Le 22, Oudinot battit complètement le corps prussien du
général Thumen ; mais la journée suivante nous devint funeste, et, dans une
seconde affaire à Gross-Beeren, le prince royal de Suède eut la triste gloire
de triompher de son ancien compagnon d'armes. Sur ces
entrefaites, la grande armée alliée pénétrait dans la Saxe. Sa droite
attaqua, le 24 août, le maréchal Gouvion-St.-Cyr, qui, pour donner à nos
renforts le temps d'arriver, disputa le terrain pied à pied. Le 25, les
quatre grandes colonnes ennemies étaient réunies sous les murs de Dresde,
dont il se disposait à défendre le camp retranché. Le maréchal, n'ayant que
peu de monde avec lui, craignait d'être réduit à accepter sur-le-champ le com
- bat : mais le généralissime Schwarzenberg, n'osant pas brusquer une
attaque, suspendit l'action jusqu'au lendemain. Le 26, Napoléon, qui la
veille s'était arrêté à Slatpen, où sa garde devait le joindre, entendant une
vive canonnade, accourut aussitôt, reconnut la position des alliés, et revint
au galop pour faire avancer ses colonnes. Les habitants et la famille royale
attendaient, dans la plus cruelle anxiété, l'issue de la lutte qui allait
s'engager, lorsque l'empereur parut devant le palais, à la tête de son armée
qui, pour voler à la rencontre de l'ennemi, traversa Dresde avec la rapidité
d'un torrent. Déjà la vieille ville était totalement cernée ; les redoutes de
Mocsinsky et du Faucon étaient enlevées, et un corps nombreux menaçait
Frédéric Stadt. Napoléon dirigea sur ce point son artillerie de réserve, et
ordonna à la jeune garde de se porter sur les deux flancs de l'attaque. La
moitié de ce corps, commandé par le maréchal Ney, déboucha par la porte de
Plauen, tandis que le maréchal Mortier sortait avec l'autre moitié par la
porte de Pirna. Il est impossible de se faire une idée de l'ardeur et de
l'enthousiasme qui animaient alors tous les soldats ; en peu d'instants,
l'ennemi fut culbuté. Les Prussiens, délogés du grand jardin, abandonnèrent
également la redoute de Mocsinsky, et toute l'armée combinée se trouva
rejetée en arrière des collines dont elle s'était emparée. La nuit qui
survint empêcha Napoléon de compléter sa victoire. Les coalisés, étonnés de
la résistance d'une ville qu'ils avaient cru surprendre, renoncèrent à leur
premier dessein, et, se confiant dans l'innombrable quantité de leurs masses,
ils résolurent de nous attirer en rase campagne, en se portant sur les
hauteurs voisines. Au point du jour, Napoléon se rendit dans le faubourg de
Plauen pour observer les positions qu'ils avaient choisies : malgré
l'obscurité de l'atmosphère et la pluie qui tombait par torrents, il aperçut
que leur extrême gauche, placée entré la vallée de Plauen et Priesnitz, ne
communiquait point avec leur centre. En conséquence, il ordonna au roi de
Naples de faire filer notre droite le long du ravin de Plauen, et fit en même
temps manœuvrer sur l'extrême droite ennemie les corps du maréchal Mortier et
du général Nansouty, tandis que lui-même attaqua le centre avec les corps des
maréchaux Marmont et Gouvion-Saint-Cyr. Murat, à la tête des cuirassiers de
Latour-Maubourg, chargea les Autrichiens, que commandait le général Ignace
Giulay, les rompit et les tailla en pièces ; et le maréchal Victor, avec un
corps de conscrits, s'emparant du village et du vallon de Plauen, coupa les
communications de l'aile gauche, qui, malgré le secours qu'on essaya de lui
porter, fut forcé de se rendre par bataillons avec ses drapeaux et son
artillerie. Schwarzenberg,
au lieu de changer son ordre de bataille pour renforcer sa gauche, acheva de
la sacrifier en ordonnant la retraite. Cette résolution timide fut pour
Napoléon le plus beau résultat de ses combinaisons. La perte de l'ennemi
s'élevait à quarante mille hommes, dont quinze mille prisonniers presque tous
Autrichiens. Vingt-six pièces de canon, cent trente caissons et dix-huit
drapeaux furent les trophées de cette victoire, l'une des plus étonnantes
qu'on eut encore remportées. Pendant que l'empereur parcourait sa ligne au
milieu des applaudissements et des cris de joie de l'armée, on vint lui
annoncer la mort de Moreau. Cette nouvelle, apportée par un paysan, fut
recueillie avec une sorte de recueillement superstitieux, et parut attacher
une croyance religieuse aux destinées de Napoléon. Moreau, qui n'avait jamais
été blessé en servant sa patrie, fut tué à la première affaire où il prit les
armes contre elle ; et ce vainqueur de Hohenlinden, devenu l'allié des
Autrichiens, rendit le dernier soupir sur un brancard que les cosaques lui
firent de leurs lances. Napoléon,
après cette brillante journée, retourna à Dresde. Il était resté à cheval
depuis la pointe du jour ; l'eau ruisselait de sa capote grise et de son
chapeau. Le vénérable roi de Saxe reçut son libérateur avec transport.
Napoléon fit distribuer de l'argent aux citoyens de Dresde, qui avaient
souffert de la canonnade, et fit prendre le plus grand soin des blessas et
des prisonniers appartenant aux alliés. Au
point du jour, l'empereur, dont rien n'endormait la vigilance, était encore à
cheval, menant ses troupes victorieuses à la poursuite de l'ennemi. Il les
divisa en différentes colonnes, afin de ne laisser aux alliés ni repos ni refuge
dans les routes de traverse par lesquelles ils étaient obligés de se retirer. Mais
tout-à-coup, au moment où Napoléon venait de rentrer à Dresde, pour se
remettre un peu des fatigues que sa rare énergie avait pu seule lui faire
supporter, la fortune nous devint contraire. Le 29
août, les Français continuaient à profiter de leurs avantages. Le roi de Naples,
Marmont et Saint-Cyr pressaient la poursuite des colonnes alliées. Un corps
d'armée d'environ trente mille hommes avait été confié à Vendamme. C'était
par ce bravé général que devaient Commencer les revers des armes françaises
dans cette malheureuse campagne. Vandamme s'était avancé jusqu'à Péterswald,
chassant devant lui un corps de Russes, qui se retirait sur Tœplitz. Cette
ville était le point sur lequel se portaient toutes les divisions en fuite. Dans la
matinée du 29, Vandamme eut la témérité de descendre la hauteur depuis
Péterswald jusqu'au village de Culm, situé dans une profonde vallée entre
cette ville et Tœplitz. Comme il s'avançait vers Tœplitz, son plan faillit
être couronné de succès. L'empereur de Russie et le roi de Prusse, les
membres de leur cabinet et tout le quartier-général des alliés étaient sur le
point de tomber entre ses mains. Si Vandamme eût réussi, il aurait totalement
désorganisé l'armée alliée, que les Français auraient pu poursuivre jusqu'aux
portes de Prague ou de Vienne même. L'avant-garde française était à une
demi-lieue de Tœplitz, quand le Comte Ostermann, qui s'était jusque-là retiré
lentement, fit halte tout-à-coup, et commença la plus opiniâtre résistance,
Vendamme multiplia ses attaques furieuses, il fut forcé d'avoir enfin recours
à ses dernières réserves qu'il fit descendre des hauteurs de Péterswald dans
la profonde vallée, entre Culm et Tœplitz. Ostermann perdit un bras, et ses
grenadiers souffrirent beaucoup ; mais ils avaient gagné le temps nécessaire.
Barclay de Tolly, qui s'approchait alors du lieu de l'action, amenait les
premières colonnes des Russes. Schwartzenberg envoya d'autres secours, et
Vandamme, accablé à son tour par le nombre, se retira à Culm aux approches de
la nuit. Le 3,
au point du jour, Vandamme se vit attaqué par plus de cent mille hommes. Il
résista vaillamment, et se mit en retraite pour regagner les hauteurs de
Péterswald. Mais tandis que sa troupe gravissait, elle aperçut le sommet
qu'elle se proposait d'atteindre occupé par des soldats prussiens, dans un
état de désordre qui annonçait qu'ils échappaient à quelque danger pressant,
ou qu'ils couraient à quelque attaque précipitée. C'était le corps du général
Kleist, qui, poursuivi par Saint-Cyr, était parvenu à s'échapper en se jetant
dans le bois de Schœnwald, d'où il débouchait. Quand
les Prussiens découvrirent les Français, ils crurent qu'ils étaient là pour
leur couper le chemin, et au lieu de prendre position pour intercepter la
retraite à Vandamme, ils résolurent de se frayer un passage à travers ses
troupes, et de les repousser, sur Tœplitz, De leur côté, les Français, se
voyant fermer le passage, prirent la même résolution à l'égard du corps de
Kleist. Les Prussiens s'élancèrent dé la colline tandis que les Français la
gravissaient avec un courage que balançait l'avantage du terrain. Les
deux armées étaient ainsi l'une sur l'autre comme une foule tumultueuse dans
un chemin étroit et creux. L'attaque de la cavalerie française, sous
Corbineau, fut si terrible, qu'elle passa outre, quoique la pente qu'elle
gravissait n'eût pas été facile à monter au trot dans d'autres circonstances
; et les canons des Prussiens furent un moment entre les mains des Français,
qui leur tuèrent beaucoup d'artilleurs. Cependant les Prussiens se rallièrent
bientôt, et les combattants se mêlèrent encore, moins pour la victoire ou le
carnage, que pour s'ouvrir une route à travers les rangs les uns des autres.
Tout était en confusion : les généraux prussiens au milieu des Français, les
officiers français au centre des Prussiens. Mais l'armée russe, qui était à
la poursuite de Vandamme, mit fin à ce singulier combat. Les généraux
Vandamme, Haxo ; et Guyot, furent pris avec deux aigles et sept mille
soldats, outre un grand nombre de tués et de blessés. La
nouvelle du désastre de Vandamme ralentit les généraux français dans l'ardeur
de leur poursuite. Le roi de Naples fit halte à Sayda, Marmont à Zinnwalde,
et Saint-Cyr à Liébenau. Le quartier général de l'empereur Alexandre resta à
Tœplitz. Napoléon
apprit cette calamité inattendue avec le calme imperturbable qui était une de
ses qualités distinctives. Le général Corbineau, qui commandait dans
l'admirable charge de cavalerie, sur la colline de Péterswald, se présenta
devant l'empereur dans l'état où il était en sortant du combat, couvert de
son sang et de celui de l'ennemi, et tenant à la main un sabre prussien que,
dans la mêlée, il avait échangé contre le sien. Napoléon écouta
tranquillement tous les détails qu'il lui donnait. On devrait, dit il, faire un pont d'or pour
un ennemi en fuite, quand il est impossible, comme dans le cas de Vandamme,
de lui opposer un rempart d'acier. Ce
désastre de Vandamme commença pour l'empereur une série de revers qui ne fut
plus interrompue. L'armée de Silésie, commandée par Macdonald, éprouva une
perle de vingt-cinq mille hommes contre Blücher, et fut refoulée en Lusace ;
celle qui marchait sur Berlin sous les ordres de Ney, lut battue par
Bernadotte ; la fortune semblait se complaire à faire pencher sa balance en
faveur de nos ennemis. Cependant
Napoléon, résolu de ne pas quitter la ligne de l'Elbe, jugea que la Bohème
était le seul point sur lequel il pût se porter avec vigueur, sans se
compromettre : il prit en conséquence la route de Tœplitz, et s'avança avec
circonspection jusqu'à Ebersdorf, premier village de la frontière. Parvenu au
lieu même où Vandamme avait succombé, Napoléon aperçut devant lui l'armée des
souverains alliés, qui se présentait pour l'arrêter. Deux routes s'offraient
: celle de Péterswalde ayant été reconnue la plus praticable, il se décida à
la suivre. Un parti de cavalerie ennemie l'attendait au débouché d'Hollendorf
; il fit avancer la sienne, et, à la suite d'un léger combat, le premier
corps arriva à la montagne de Nollendorf. Cette position importante lui
ouvrait ; le passage du défilé ; mais Napoléon, craignant de s'y engager, se
rabattit sur Pirna. Les alliés profitèrent de son absence pour faire de nouveaux
progrès ; l'empereur revint le 15 septembre avec sa garde, reprit la position
qu'il avait quittée, et livra un violent combat en avant de Culm. Cette
seconde tentative l'ayant convaincu de l'impossibilité de pénétrer en Bohême,
où se trouvait une armée plus que double de la sienne, il se jeta dans la
Silésie, afin d'empêcher la jonction de Blücher et du prince royal de Suède. Mais
l'approche de Sacken, dont le corps liait les opérations des deux corps, ne
permit de rien entreprendre à cet égard, et les alliés s'avancèrent simultanément
pour nous écraser d'un seul coup. Napoléon vit le danger, et se détermina à
changer de terrain. Il espérait que, dans la complication des manœuvres
exécutées autour de lui, il pourrait profiter d'une faute, ou du moins qu'en
rassemblant ses forces sur un seul point, il réduirait la lutte à une seule
bataille, et qu'alors il opposerait à la multitude des assaillants la valeur
française et son génie. Mais tant d'évènements se pressaient qu'il dut
changer toutes ses résolutions. La défection de la Bavière, dont le roi
s'était engagé à fournir un contingent de trente mille hommes commandés par
le comte de Wrède, lui fit sentir la nécessité de se rapprocher du Rhin. En
recevant cette nouvelle, il se montra plus magnanime que ses alliés n'étaient
faibles et perfides : il fit sortir des rangs français tous les Bavarois qui
s'y trouvaient encore, et les renvoya avec dignité. Le 15
octobre, l'empereur arriva près de Leipsick, où il vit la plus grande partie
des forces de l'ennemi disposée à lui présenter la bataille. Le 16,
trois immenses colonnes, précédées d'une formidable artillerie, s'avancèrent
à la fois sur Dœlitz, Waçhau et Liebert-Wohvitz. Bientôt une effroyable
canonnade se fit entendre sur toute la ligne : aux ébranlements de la terre,
on eût dit que du sein de ses entrailles allait jaillir un volcan ; les feux
rapides et croisés de l'artillerie, plus éclatants que ceux de la foudre, ne
retentissaient pas avec moins de fracas, et jetaient dans tous les cœurs un
sentiment profond d'étonnement et d'inquiétude : l'ennemi, s'élançant contre,
nos positions, gagna d'abord du terrain ; mais après quelques alternatives de
succès, ses efforts parurent épuisés. Napoléon, pour décider la victoire en
sa faveur, ordonna à la vieille et à la jeune garde de marcher, la première
sur Dœlitz, et la seconde sur Wachau, pendant que deux autres divisions,
précédées de soixante pièces, se portaient sur Holzhauzen. Ces dispositions
vigoureuses firent plier le centre des alliés ; alors lé général Kellerman, à
la tête de six mille chevaux, fondit sur leurs escadrons et les culbuta : il
les eût écharpés, si leurs réserves, ne fussent promptement accourues. La
colonne de Schwarzenberg fut la plus maltraitée. Séparée du champ de bataille
par la Pleiss, elle essaya d'en forcer le passage pour prendre part à
l'action ; mais le corps de Poniatowski, précipita dans le fleuve tous les
Autrichiens qui osèrent se présenter. Dans cette journées la perte des
alliés, plus que triple de la nôtre, s'éleva à vingt-cinq mille hommes ; nous
restions maîtres du champ de bataille, et la guerre eût été terminée, si la
France n'avait eu à combattre qu'une seule puissance ; mais des revers
partagés en commun, étaient peu sensibles à chacun des coalisés, dont
l'armée, déjà innombrable, s'augmentait sans cesse. Napoléon,
dans la supposition qu'une nouvelle bataille ne tarderait pas à lui être
offerte, voulut choisir une position plus favorable. Il se rapprocha donc de
Leipsick, et fit garder le passage de la Saale : les alliés voyant que les
Français reliraient leurs postes, pensèrent qu'ils se disposaient à la
retraite, et se préparèrent à l'attaque. Le 18
octobre, à huit heures du matin, trois colonnes se portèrent en même temps
sur Dœlitz, Probstheide et Slolteritz, qui formaient comme les trois n'oints
d'appui de notre armée. Nos phalanges étaient rangées en une ligne
demi-circulaire, dont Probstheide était le centre et l'angle saillant. Les
flancs de ce village, dont la défense était confiée au maréchal Victor,
étaient hérissés de canons. Les Prussiens tentèrent deux fois d'enlever celte
position formidable, et deux fois ils en furent repoussés avec des pertes
énormes. Le courage et la résolution de nos troupes étonnaient les assaillants
; ils désespéraient de la victoire. Tout-à-coup ils suspendirent leur action,
et recourant à des dispositions nouvelles, ils dirigèrent contre les Français
le feu de toutes leurs batteries. Nos guerriers, écrasés sous une grêle de
boulets, aimèrent mieux affronter la mort que de l'attendre ; ils débouchèrent
de Probstheide, et s'avancèrent à leur tour ; mais leurs rangs foudroyés de
plus près furent bientôt éclaircis ; en vain redoublèrent-ils d'héroïsme pour
entamer un ennemi qu'ils s'étonnaient de trouver invincible, ils durent
renoncer à leur généreuse entreprise. Pendant
que l'armée de Napoléon paralysait les efforts de celle de Schwarzenberg, le
maréchal Ney, sur les bords de la Partha, luttait contre les corps de Blücher
et du prince royal de Suède. Ce dernier avait débouché par la route de Taucha,
qu'occupait un bataillon Saxon ; mais les lâches qui le composaient ayant mis
bas les armes sans combattre, le maréchal Ney fut contraint de rétrograder et
d'appuyer sa droite à la gauche de l'empereur avec laquelle il était lié par
le corps du général Reynier. L'armée entière se trouva ainsi former autour de
Leipsick une demi-circonférence dont toutes les parties paraissaient
invulnérables. On était dans cette position lorsqu'une brigade saxonne,
abandonnant le poste qu'on lui avait assigné, s'avança vers les Russes, et
leur servit d'avant-garde. Immédiatement après, sept bataillons et trois
batteries commandés par le général de Russel, ainsi qu'une brigade
wurtembergeoise, suivirent cet exemple, et menacèrent de tourner leurs canons
contre la division Durutte, qui voulait s'opposer à leur défection. A ce
spectacle, nos cuirassiers, transportés d'indignation, résolurent de punir
une aussi atroce perfidie ; mais ils ne purent résister à l'immense cavalerie
de Platow. La trahison des Saxons nous fit perdre la position de Paunsdorfet
le village de Schœnfeld, qui, longtemps disputé, coûta au corps de Langeron
deux généraux et quatre mille soldats. La division Durutte, restant isolée,
soutint seule les efforts de trente mille Suédois ; le général Delmas, accouru
pour la soutenir, périt au milieu de la mêlée. Napoléon, qui venait d'arriver
avec un corps de cuirassiers et de grenadiers à cheval, ralentit les progrès
de l'ennemi, et le chassa de Reudnitz, dont il s'était emparé. Après avoir
rempli avec la vieille garde le vide que les Saxons avaient laissé dans notre
ligne, il ordonna au général Nansouty de se porter entre l'armée de
Bennengsen et celle de Charles-Jean. Cette manœuvre aurait eu un plein
succès, si les Suédois, qui manquaient d'artillerie, n'eussent emprunté le
secours de celle des Saxons. Nos troupes, malgré la plus opiniâtre
résistance, perdirent Stuntz et Sellerchausen ; mais Blücher et Sacken échouèrent
contre le faubourg de Rosenthal. Ainsi finit cette journée, dans laquelle,
malgré leurs revers, les Français ajoutèrent à la gloire de tant de
triomphes. Les coalisés n'avaient rompu notre ligne que sur un point ;
partout où l'empereur commandait, ses soldats étaient demeurés inébranlables
; la trahison des Saxons pouvait seule les empêcher de cueillir des lauriers
disputés avec tant de fermeté et de constance. Napoléon
était dans l'intention de continuer sa défense le lendemain, mais les
généraux d'artillerie, Sorbier et Dulauloi, lui ayant annoncé que deux cent
vingt mille coups de canon, tirés depuis cinq jours, avaient épuisé les
munitions, il ordonna la retraite à neuf heures du soir, et rentra dans
Leipsick, Cette ville pouvait servir de tété de pont pour protéger le départ
des troupes ; Napoléon, ne voulant pas que le roi de Saxe, qui, depuis son
départ de Dresde, ne l'avait pas quitté un seul jour, eût à déplorer la ruine
d'une des plus belles cités de son royaume, se contenta d'en défendre les
approches pendant la journée du 19. Nos fantassins occupant les débouchés des
faubourgs, et retranchés dans les maisons, écrasèrent les deux corps de
Langeron et de Sacken, qui s'y précipitaient avec une sorte de fureur.
Cependant les attaques réitérées de toute l'armée ennemie et une nouvelle
trahison de la part des Saxons, qui, du haut des remparts de Leipsick,
tirèrent sur nos soldats, les obligèrent à accélérer la retraite. Le défilé
de Lindenau était obstrué par les bagages, l'artillerie et la foule entassée,
qui cherchait à se faire jour ; au milieu de ces embarras, Napoléon lui-même
ne parvint qu'avec beaucoup de peine à se frayer Un passage. La fusillade
continuait encore dans plusieurs faubourgs ; mais les alliés, certains d'être
bientôt maîtres de la ville, ne paraissaient pas vouloir sacrifier leurs
soldats : tout faisait croire que notre arrière-garde pourrait se sauver sans
être inquiétée, quand, à l'apparition de quelques tirailleurs russes, le chef
des sapeurs qui avaient miné le pont de Lindenau pensa qu'il était temps de
le faire sauter. Par cette explosion, près de vingt mille hommes et soixante
canons, restés en deçà de Leipsick, se trouvèrent séparés de l'armée : cet
accident les livra au plus affreux désespoir. Les uns jurèrent de mourir plus
tôt que de se rendre ; d'autres, voyant que toute résistance est inutile, se
jettent dans la Pleiss, qu'ils franchissent sans difficulté ; mais, pour le
plus grand nombre, les eaux bourbeuses de l'Elster deviennent un gouffre dans
lequel ils disparaissent à jamais. Depuis
le matin, le général Poniatowski se battait dans le faubourg de Borna avec sa
vaillance accoutumée. Lorsqu'il apprit que tout espoir de salut lui était
ravi, il se tourna vers ses officiers, et leur dit avec noblesse : C'est ici
qu'il faut succomber avec honneur. A ces mots, il s'élance avec quelques
cavaliers au milieu des colonnes ennemies ; atteint de plusieurs blessures,
entouré de tous côtés, et voyant qu'il ne peut se faire jour, il traverse la
Pleiss, et s'avance vers l'Elster déjà garni de tirailleurs russes et saxons.
Poniatowski a pressenti que sa dernière heure est venue ; il s'abandonne à
son fougueux coursier, et se précipite dans le fleuve, heureux d'arracher, au
prix de sa vie, un trophée de plus aux barbares dominateurs de la Pologne. Un
deuil universel honora les mânes de ce noble guerrier, qui, dans les rigueurs
de l'exil, était devenu le père de tous ses compatriotes. Digne par son grand
cœur du sceptre qu'avaient porté ses aïeux, il cueillit au milieu des rangs
français les lauriers du champ de bataille, et mille rois sans gloire se
seront succédés que cette couronne immortelle brillera encore sur sa tombe.
Le maréchal Macdonalcl, qui faisait aussi partie de l'arrière-garde, ne
trouvant aucune issue pour sa retraite, se jeta clans l'Elster qu'il eut le
bonheur de traverser à la nage. Le général Dumoutier se noya ; les généraux
Lauriston, Reynier, Aubri, Dorsènne, Bertrand et quinze autres, la plupart
Polonais, tombèrent au pouvoir de l'ennemi. Outre vingt mille hommes tués
sous les murs de Leipsick, dans celte bataille de trois jours, trente mille
soldats blessés ou malades, restèrent prisonniers ; enfin, pour compléter
celte nomenclature de nos désastres, deux cent cinquante canons et huit cents
charriots furent perdus ; mais, il faut le dire à l'honneur de la France,
cette ruine fut pour l'armée un nouveau litre de gloire ; jamais la valeur de
ses soldats n'avait resplendi d'autant d'éclat ; jamais un ennemi vainqueur
n'eut moins à s'enorgueillir de sa victoire. Napoléon
s'arrêta, le 19, dans la plaine de Lulzen, pour y recueillir les débris de
ses troupes. En arrivant sous les murs de Hanau, une dernière victoire marqua
les derniers pas des Français dans cette contrée. Le général de Wrède,
accouru en poste dans l'intention de s'emparer de Napoléon, avait rangé son
armée en bataille en avant de cette ville : soixante pièces en batterie
couvraient son front, et toute sa cavalerie, liée à un corps nombreux de
cosaques, protégeait ses ailes. Dans cette position, il croyait facile
d'exécuter le grand coup que Tschitchagow avait manqué sur la Bérézina ; mais
dans ses combinaisons, le présomptueux Bavarois n'avait compté parmi les
obstacles ni la fureur d'un ennemi au désespoir, ni l'indignation des
Français justement irrités contre un allié perfide, ni leur indomptable
courage. A midi, deux mille tirailleurs sous les ordres du général Dubreton
engagèrent une vive fusillade qui se prolongea pendant trois heures sans
aucun résultat décisif. Dès que Napoléon eut rassemblé ses forces, il fit
attaquer la gauche de l'ennemi pendant que le général Curial, avec deux
bataillons de la garde, que soutenaient cinquante bouches à feu sous la
direction du général Drouot, forçait le défilé qui nous fermait l'accès de la
plaine. Aussitôt notre cavalerie se précipite sur les escadrons qui
s'opposent à notre marche. Les cosaques prennent la fuite et laissent écraser
les Austro-Bavarois qui, chargés tour-à-tour par les dragons de la garde, par
les cuirassiers de Saint-Germain et par les gardes d'honneur, se dispersent
enfin, et nous livrent le champ de bataille. Le général de Wrède, qui naguère
encore se flattait qu'aucun de nos soldats ne repasserait le Rhin, eut toutes
les peines du monde à rallier ses troupes derrière le Kinsing, sous la
protection de Hanau. Notre
armée, campée sur la grande route, attendait avec anxiété le résultat de ces
évènements ; on ignorait la force et les intentions de l'ennemi ; le moindre
retard pouvait livrer Napoléon aux alliés qui le suivaient de près ; il était
important de s'assurer si, à la faveur des ténèbres, on ne pourrait pas
joindre la route de Hochstadt à Francfort. L'empereur lui-même, à la tête de
son état-major, s'avança à travers les bois, jusque sous les murs de Hanau.
Une torche portée par le duc de Vicence éclairait sa marche ; les pas des
chevaux troublaient seuls le profond silence de la nuit. Au moment où
Napoléon arrivait sur le bord de la rivière, une décharge soudaine de mousqueterie
vint l'assaillir : aussitôt la lumière s'éteint, le Cortège s'égare, et après
avoir erré pendant plus d'une heure, se retrouve au point d'où il était parti
: les domestiques allumèrent un grand feu, et Napoléon, au milieu de ses
généraux qui, l'épée à la main, se formèrent en cercle autour de lui,
s'assied d'un air calme, mais triste. Ses mains étaient jointes, ses jambes
allongées vers le feu et sa tête inclinée sur sa poitrine : on eût cru qu'il
dormait. Pendant cette situation, la plus étrange peut-être d'une vie dont
toutes les circonstances furent extraordinaires. le général Curial arrive, et
frappant sur l'épaule de l'empereur, lui présente un officier qui, ayant
pénétré, par le trou d'un moulin, dans les premières maisons de Hanau, avait
appris des habitants que l'ennemi allait évacuer la ville. A cette nouvelle,
Napoléon bondit sur sa chaise, et appelant son secrétaire, il lui dicte ces
mots : Le duo de Raguse se portera à
l'instant sur Hanau ; il fera jouer tous ses obusiers, et si l'incendie de la
ville est nécessaire, il la brûlera sans pitié. Le maréchal, ayant reçu cet ordre, fit ses
dispositions pour l'exécuter ; et déjà les obus tombaient dans les murs de Hanau,
lorsque le préfet, accompagné des autres autorités, fit ouvrir les portes et
vint trouver Napoléon dans la forêt pour implorer sa clémence. Les habitants de Hanau, lui dit l'empereur,
ont reçu avec enthousiasme les Autrichiens et les Bavarois ; mais ils seront
assez punis ; je les laisse sous le joug des cosaques. Le
général de Wrède, s'apercevant de notre retraite, essaya de reprendre Hanau.
Ses tentatives n'eurent pas plus de succès que celles de la veille ; douze
cents Autrichiens, reçus à coups de baïonnettes, furent tous tués, noyés ou
pris ; les grenadiers bavarois ne résistèrent pas aux Italiens qui
défendaient le pont ; et le général de Wrède fut lui-même atteint d'une balle
qui lui traversa le bas-ventre. Ainsi les Bavarois reçurent, sous les murs de
Hanau, le châtiment de leur déloyauté. Le 2
novembre, Napoléon passa le Rhin à Mayence avec les restes de son armée. Quoique
la retraite de Leipsick à Mayence se fût opérée à travers des villes riches
et sous un climat tempéré, l'imprévoyance produisit le désordre,
l'insubordination et lé désespoir. Dans tous les lieux où passa l'armée, dès
que les premières colonnes eurent défilé, il n'y eut plus ni aliments, ni
aucune espèce de secours pour les blessés ou les malades dont le nombre
augmentait chaque jour d'une manière effrayante. Les habitants, manquant eux-mêmes
de subsistances, fuyaient devant ce torrent débordé, et, dans les cités
désertes, l'on ne voyait que les tristes vestiges de nos désastres : accablés
par la misère, couverts de blessures, ces fiers guerriers dont le monde
entier célèbre les exploits, allaient, dans les hôpitaux, expirer d'inanition
ou de douleur. Après
la bataille de Hanau, des souffrances plus cruelles encore affligèrent nos
légions ; impatientes de toucher le sol de la France, elles s'éparpillèrent
sur toutes les routes qui conduisent aux bords du Rhin ; pendant quinze jours
des milliers de soldats affluèrent sur la rive gauche du fleuve. Les habitants
de Francfort, dans cette occasion, donnèrent les preuves de la plus touchante
humanité en transportant sur le Mein beaucoup de ces infortunés. Néanmoins
leur nombre devint si considérable, qu'une multitude d'entre eux, exténués et
mourant de faim, se traînèrent à pied jusqu'à Mayence, dont les murs en
renfermèrent bientôt plus de quinze mille. Malgré
l'hiver, un affreux typhus ne tarda pas à se déclarer dans les hôpitaux, et à
se répandre dans la ville ; militaire ou bourgeois, presque tout le monde en
fut atteint. Les maisons étaient remplies de pestiférés et d'agonisants, Pendant
deux semaines il mourait jusqu'à cinq cents individus par jour, les
cimetières n'étaient plus assez vastes, et le tertre des tombes y excédait la
hauteur des murs d'enceinte. Bientôt on n'inhuma plus, et les cadavres
n'eurent d'autre sépulture que le Rhin. Les
alliés, campés sur la rive droite, étaient spectateurs attentifs de
l'attitude qu'allait tenir la France. Pendant ce temps, leurs ministres,
convaincus que Napoléon était trop irrité de ses défaites, pour jamais
accepter une paix humiliante, lui firent proposer des conditions qui devaient
effacer la trace de ses conquêtes. Le Rhin, les Alpes et les Pyrénées
devaient être les limites naturelles de l'empire français. L'indépendance de
l'Allemagne et le rétablissement de l'ancienne dynastie espagnole étaient
exigés ; enfin l'Italie devait être libre, et gouvernée selon ses lois
particulières. D'après
ces bases, les ministres assurèrent que l'Angleterre ferait de grands
sacrifices, ajoutant que, si elles étaient adoptées par Napoléon, on pourrait
neutraliser, sur la rive droite du Rhin, un lieu où, sans néanmoins suspendre
les opérations militaires, les plénipotentiaires des puissances belligérantes
se rendraient pour négocier. Le conseil des souverains pensait que l'empereur
des Français rejetterait avec obstination les ouvertures qui lui étaient
faites. Il trompa leur attente ; alors on fit naître de nouvelles difficultés
: il les leva, et Manheim fut la ville fixée pour l'ouverture d'un nouveau
congrès ; mais les coalisés étaient loin de vouloir un rapprochement, et,
s'ils renouaient les fils de la diplomatie, ce n'était que pour organiser, au
sein de la France, des intrigues, des complots et des trahisons, qui, à
défaut de victoires, devaient livrer à leurs caprices et à leurs intérêts
l'indépendance de notre patrie. Des manifestes fallacieux, des proclamations
mensongères, des promesses, des séductions, des menaces, tout fut mis en
usage pour tromper la nation ; les grands principes de la morale et du droit
des gens furent pompeusement proclamés par des hommes pour qui le despotisme
est le premier besoin, et la morale une dérision. En attendant que nous
arrivions au dénouement de ces trames insidieuses, faisons connaître les
dangers qui, de toutes parts, menaçaient la France. Le sort
des garnisons que Napoléon avait laissées en Allemagne l'inquiétait vivement.
Gouvion-Saint-Cyr, à Dresde, capitula le 11 novembre. Il devait évacuer la
place et rentrer en France avec sa garnison forte de 55.000 hommes ; mais
cette convention fut indignement violée, et le général français ainsi que ses
soldats furent emmenés prisonniers. Dix jours
après, Stetin, bloquée depuis huit mois, se rendit ; Dantzick capitula aussi
après quarante jours de tranchée ouverte. De même qu'à Dresde, les alliés
refusèrent de ratifier le traité qui garantissait le retour de la garnison en
France ; elle fut envoyée en Russie. Zamosc, Modlin et Torgau succombèrent
également vers les derniers jours de décembre et à la fin de 1813, les seules
places situées en arrière des alliés, qui restassent aux Français, étaient
Hambourg, Magdebourg, Wittimberg, Custrin, Glogau et les citadelles
d'Erfurthet de Wurtybourg, dont les villes avaient été évacuées. L'Italie,
si longtemps le théâtre des triomphes de Napoléon, s'échappait alors
rapidement de ses mains. Au commencement de la campagne, le vice-roi Eugène,
avec quarante-cinq mille hommes environ, l'avait défendue avec beaucoup d'habileté
et de valeur contre le général autrichien Hiller, qui lui opposait des forces
triples ; mais il avait enfin été obligé de se retirer derrière l'Adige. La
péninsule espagnole offrait une perspective encore plus alarmante.
L'évacuation s'achevait, et Wellington menaçait déjà le midi de la France, où
plusieurs individus influents par leur fortune et par la considération dont
ils étaient revêtus, avaient préparé les voies à l'étranger. La
révolution delà Hollande, où, à l'approche des Prussiens, on avait arboré
l'ancien pavillon de la maison d'Orange, vint aussi augmenter les embarras de
Napoléon, dont le frère Jérôme venait d'être renversé du trône de Westphalie. Ainsi Napoléon perdait toutes ces belles contrées, dont il avait, au prix de tant de sacrifices, agrandi son empire ; et la victoire ayant changé son cours, se retirait alors comme une vaste inondation de tous ces états que sa marche puissante avait envahis et changés d'aspect. |