HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME SECOND

 

CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Évacuation de Moscou. — Combat de Malo-Yarowslavetz. — Indécision de l'empereur. — Retraite simultanée des Russes et des Français. — Arrivée à Smolensk. — Invasion du froid. — Prodigieuse retraite du prince vice-roi. — Le maréchal Ney. — Horribles souffrances des Français. — Le Dnieper. — La Bérézina.

1812.

 

Le 19 octobre, avant la pointe du jour, l'empereur quitta Moscou, où il était resté trente-quatre jours. Marchons à Kalouga, dit-il ; et malheur à ceux qui s'opposeraient à notre passage ! Ce peu de mots annonçait tout le plan de sa retraite, qui consistait à défaire l'armée de Kutusow, ou à la forcer à se retirer, pour retourner sur les frontières de la Pologne par Kalouga, Medyn, Ynkowno, Elnia et Smolensk, roule qui n'avait pas souffert des dévastations de la guerre.

L'armée française, qui défilait hors des portes de Moscou, et qui, comme une masse vivante, continua à se mouvoir ainsi pendant plusieurs heures, se composait d'environ cent vingt mille hommes bien équipés et marchant en bon ordre. Ils avaient à leur suite cinq cent cinquante pièces de canon et deux mille chariots d'artillerie. Cette armée avait un aspect martial et imposant : mais elle était suivie d'une foule confuse, s'élevant à plusieurs milliers d'hommes, les uns marchant à la suite du camp, les autres traîneurs, qui avaient rejoint l'armée ; puis des prisonniers, dont la plupart étaient employés à porter le butin des vainqueurs.

L'armée traînait à sa suite les familles françaises habitant autrefois Moscou, et qui y composaient ce qu'on appelait la colonie française. Ne pouvant plus regarder cette ville comme un lieu de sûreté pour elles, elles avaient saisi cette occasion pour se retirer avec leurs compatriotes. Il y avait d'ailleurs une confusion de voitures de toutes les espèces, chargées des bagages de l'armée, du butin individuel des soldats, et des trophées que Napoléon avait enlevés aux édifices de Moscou.

Entre les trois routes qui conduisent à Kalouga, l'empereur choisit celle du milieu sur laquelle les Russes étaient campés dans leur grande position de Taroutino, en front de laquelle était celle de Worodonow, ou Ynkowno, où ils venaient d'attaquer Murat. Napoléon suivit cette route pendant une journée pour faire croire à Kutusow qu'il avait dessein d'aborder son armée en front ; mais ce n'était qu'une feinte, car, le lendemain, il prit des. chemins de traverse, tourna du côté de l'orient, et entra dans la nouvelle route de Kalouga, dans le dessein de la suivre jusqu'à ce qu'il fût en delà du camp des Russes à Taroutino, sur leur flanc droit ; de là, revenant de la nouvelle routé dans l'ancienne, il se serait emparé de Borowsk et de Malo-Yarowslavetz, villes situées sur la même direction, au sud de Taroutino. Il aurait ainsi tourné et évité la position russe, tandis que son principal corps se serait trouvé entre Kutusow et Kalonga ; alors les fertiles provinces du midi lui eussent été ouvertes pour approvisionner son armée.

Le 23, l'empereur, avec son principal corps d'armée, arriva à Borowsk, et apprit que la division de Delzons, qui formait son avant-garde, avait occupé Malo-Yarowslavetz sans opposition. Jusque-là tout semblait avoir réussi au gré des désirs de l'empereur.

Mais Kutusow, dès qu'il eut appris le danger où il se trouvait d'être coupé de Kalouga, résolut d'employer contre Napoléon sa propre manœuvre, II détacha vers le sud les généraux Doktoroff et Raefskoi avec une forte division, pour prévenir les Français par une marche forcée, et occuper la position de Malo-Yarowslavetz, ou la reprendre, s'ils s'en étaient déjà emparés. Lui-même, levant son camp de Taroutino, il les suivit avec toute son armée par la route de Lectazowo, et marcha si rapidement qu'il devança l'armée française, gagna le sud de Malo-Yarowslavetz, et par conséquent se plaça de nouveau entre Napoléon et Kalouga.

Malo-Yarowslavetz offre une forte position. La ville est bâtie sur une pente rapide, entrecoupée de vallées, dont le fond est arrosé par la Louja. Au nord de cette rivière est une petite plaine couverte de quelques chaumières, et attachée à la ville par un pont. C'était là que bivouaquait l'armée de Delzons, qui avait posté deux bataillons pour défendre la ville et surveiller les mouvements de l'ennemi. Vers quatre heures du matin, quand tout dormait, excepté quelques sentinelles, les Russes, se précipitant dans la ville avec des cris épouvantables, en chassèrent les deux bataillons, et les forcèrent à descendre la hauteur, à passer la Louja, et à rejoindre leur corps d'aimée. Le bruit des décharges d'artillerie attira l'attention du prince Eugène, qui, n'étant qu'à environ trois lieues de l'endroit où se passait l'action, y arriva vers le point du jour, et vit les soldats de Delzons faisant des efforts désespérés pour regagner la rive méridionale sur laquelle la ville est située. Encouragé par l'approche d'Eugène, Delzons se précipite sur le pont, repousse les Russes, et parvient au milieu de la ville ; là ce brave général tombe frappé d'un coup mortel ; son frère se précipite sur son corps, veut le rappeler à la vie ; il est lui- même atteint de plusieurs balles et expire en le pressant sur son cœur. Le général Guilleminot prit alors le commandement, et jeta un fort détachement de Français dans l'église. Les Russes firent une nouvelle charge, et repoussèrent Guilleminot jusqu'au pont. Mais il fut secouru par le prince Eugène, qui parvint enfin à faire avancer une division entière.

Malo-Yarowslavetz fut alors repris par les Français ; mais, en poussant une reconnaissance un peu plus loin, On vit toute l'armée de Kutusow dans la plaine qui était au-delà ; cette armée montait à plus de cent mille hommes, déjà placés dans une bonne position, et la fortifiant encore par des retranchements. Des renforts tirés des rangs russes attaquèrent sur-le-champ les Français, qui repoussés dans la ville, dont les maisons, construites en bois, étaient alors en flammes, se virent contraints de l'abandonner de nouveau. Les misérables ruines de cette place avaient été cinq fois prises et reprises.

Au bruit du canon, Napoléon s'était mis en marche à la hâte. A mesure qu'il se rapprochait, son inquiétude allait croissant. Est-ce donc une bataille ? s'écria-t-il. Il arriva enfin avec le corps principal de la grande armée, et il trouva les Français encore en possession de la ville disputée et de la colline. Mais par derrière était l'armée russe campée, retranchée et soutenue par un train d'artillerie très-nombreux ; tout démontrait la nécessité d'une bataille pour la déloger de la position qu'elle avait prise ; et des retranchements dont elle s'était entourée.

Un conseil de guerre fut tenu au quartier-général de l'empereur ; c'était dans la chaumière d'un pauvre tisserand, divisée par un paravent, qui en formait la seule cloison ; Là, il reçut et examina les rapports de ses généraux, écouta leurs avis, et vit avec douleur que Bessières et d'autres habiles officiers pensaient que la position occupée par Kutusow était inattaquable. Il résolut d'en juger par ses propres yeux le lendemain, et de se déterminer d'après l'imminence du danger, ou la possibilité de la victoire.

A quatre heures du matin, Napoléon monte à cheval pour faire une reconnaissance. Le jour commençait à paraître quand, suivi de son état-major et de ses officiers d'ordonnance, il traversa la petite plaine située au nord de Louja pour gagner le pont. Tout-à-coup elle fut couverte de fuyards, derrière lesquels on voyait se mouvoir quelques masses noires. D'abord on crut que les cris qu'on entendait étaient ceux de vive l'empereur ! mais les accents sauvages des cosaques et la rapidité de leur course firent bientôt reconnaître les enfants du désert. Ce sont les cosaques, s'écria Rapp en saisissant les rênes du cheval de l'empereur, il faut que vous retourniez au camp, Napoléon s'y refusa ; il tira son épée, sa suite en fit autant, et ils se placèrent sur un côté de la route. Le cheval de Rapp fut blessé et renversé par un de ces lanciers ; mais l'empereur et sa suite conservèrent leur liberté en maintenant leur terrain. Cette nuée de cosaques, plus empressés de faire du butin que des prisonniers, passa près d'eux à la distance de la longueur de la lance, puis courut se jeter sur quelques chariots. L'arrivée de la cavalerie de la garde chassa de la plaine ces misérables ennemis.

Lorsqu'il eut atteint la plaine, Napoléon reconnut, sur la route de Kalouga, Kutuzow fortement campé avec plus de cent mille hommes, et sur la droite Platoff et six mille cosaques avec de l'artillerie. C'était à ce corps qu'appartenaient ces maraudeurs qu'il venait de rencontrer. De retour à son quartier-général, l'empereur tint un. second conseil ; Murat était d'avis d'attaquer Kutusow ; Davoust regardait la position du général russe comme pouvant être défendue pouce à pouce, attendu qu'elle couvrait une longue suite de défilés ; il opinait pour la retraite. Napoléon se trouva obligé de décider entre ces deux chefs ; et, avec un effort qui attestait sa douleur, il donna l'ordre d'une retraite. Il s'était convaincu par son expérience personnelle, qu'inévitablement, s'il marchait en avant, ses flancs seraient exposés aux attaques de l'hetman et de ses cosaques, qui s'étaient montrés en grande force dans les environs de Medyn.

Sur ces entrefaites, il apprit que son arrière garde avait été attaquée par un nouveau corps de cosaques venant de la Twer, et qui n'appartenaient pas à l'armée de Kutusow, mais à une autre division russe sous les ordres de Winzingerode, qui s'avançait du nord pour se remettre en possession de Moscou. Cette circonstance prouvait que les communications des Français étaient à la merci de l'ennemi à l'ouest et au nord, en flanc et en arrière ; c'est elle qui semble avoir déterminé l'empereur à donner en- fin, bien qu'à contre-cœur, l'ordre de commencer une retraite, pour regagner les frontières par Vereia et Wiazma, route par laquelle il était arrivé.

Par une fatalité extraordinaire, au moment même où Napoléon donnait à ses troupes l'ordre de la retraite, là grande armée russe exécutait la sienne, et quittait une position que Davoust avait jugée inattaquable. La raison de ce mouvement rétrograde, qui exposait les Russes aux risques les plus sérieux, et qui, si Napoléon en eût été informé, lui eût ouvert l'entrée des provinces les plus fertiles et les moins dévastées de la Russie, fut, dit-on, la crainte que conçut Kutusow, que les Français, par un mouvement sur leur flanc droit, ne tournassent l'armée russe par la route de Medyn. Ainsi, pendant que l'empereur se retirait vers Borowsk et Vereia, route par laquelle il était venu, les Russes laissaient libre devant lui celle de Kalouga, qu'il avait voulu s'ouvrir en livrant en vain le combat sanglant de Malo-Yarowslavetz. Favorisé pourtant par leurs nombreux essaims de cavalerie légère, les Russes furent informés du mouvement rétrograde de Napoléon longtemps avant qu'il pût avoir une connaissance certaine du leur. En conséquence, ils manœuvrèrent sur leur gauche de manière à s'approcher de Wiazma et de Gjatz, points par lesquels il fallait nécessairement que les Français passassent, s'ils voulaient marcher sur Smolensk.

Le 27 octobre, Napoléon établit son quartier-général à Vereia : c'est là qu'il fut rejoint par Mortier et la partie de la jeune garde qu'il avait laissée en garnison au Kremlin, et qui, d'après ses ordres, avait fait sauter ce palais.

Tous les rapports que Napoléon recevait tendaient à le confirmer dans l'opinion que l'armée russe était en mouvement sur Medyn, dans le dessein évident de couper l'armée française, ou du moins d'inquiéter son passage à Wiasma ou à Gjatz. Il ordonna donc que l'armée s'avançât sans perdre de temps vers cette dernière ville. Elle marchait divisée en trois corps. Napoléon était avec le premier ; le second était commandé par le prince Eugène ; le troisième, destiné à servir d'arrière-garde, était sous les ordres de Davoust, qui, par son amour de l'ordre et de la discipline militaire, devait réprimer la licence et le désordre inséparables d'une retraite. Il fut décidé qu'il y aurait un intervalle d'une journée de marche entre les mouvements de ces trois corps, afin d'éviter la confusion, et de faciliter les moyens de se procurer des subsistances, ce qui mettait un délai de deux jours, ou de trois tout au plus, entre les opérations du premier corps et celles de l'arrière-garde.

Le 28 octobre, l'armée française revit Mojaïk. Cette ville était encore remplie de blessés ; la plus grande partie fut emmenée ; Napoléon dépassa cette ville de quelques wersts, et l'hiver commença. Dès le 29, quelques soldats succombèrent au froid, à la fatigue, à la faim.

Chacun marchait absorbé dans l'inquiétude et la douleur, quand quelques soldats, levant les yeux, jetèrent un cri. L'armée foulait le sol de Borodino, théâtre d'une grande bataille, qui offrait tant de souvenirs de la valeur des Français et de la perte qu'ils avaient faite. Au couvent de Kolotskoi, qui avait été le plus grand hôpital des Français après cette action, la plus sanglante des temps modernes, il se trouvait encore un grand nombre de blessés, quoiqu'il en eût péri des milliers faute de moyens pour les traiter, et par le manque d'une nourriture convenable ; les survivants se traînèrent à la porte, et tendirent des mains suppliantes à leurs camarades, qui continuaient leur pénible retraite. Par ordre de Napoléon, ceux qui étaient en état de supporter le transport furent mis sur les chariots des cantiniers ; les autres furent laissés dans le couvent avec quelques prisonniers russes blessés, dont on espérait que la présence leur servirait de sauvegarde.

Plusieurs de ceux qui avaient été placés dans les chariots ne firent pas un bien long voyage. Les misérables à qui appartenaient ces voitures, chargées du pillage de Moscou, se débarrassèrent plus d'une fois du surcroît de fardeau qui leur avait été imposé, en s'arrêtant derrière la colonne de marche, dans quelque endroit désert.

Napoléon, avec sa première division de la grande armée, arriva à Gjatz. De Gjatz, il s'avança en deux marches jusqu'à Wiasma, où il fit une halte, afin de donner au prince Eugène et au maréchal Davoust le temps d'arriver : ce dernier était en arrière de cinq journées au lieu de trois seulement, comme on l'avait calculé. Le 1er novembre, l'empereur recommença sa pénible retraite, laissant cependant à Wiasma le corps de Ney pour renforcer et relever l'arrière-garde de Davoust, qu'il supposait devoir être épuisée par la fatigue. Il reprit avec sa vieille garde le chemin de Dorogobouje, ville vers laquelle il croyait que les Russes pouvaient se diriger pour le couper, et où il était très-important de les prévenir.

Les dépouilles de Moscou, les anciennes armures, les canons et la grande croix d'Ivan, embarrassaient inutilement la marche de l'armée ; on les jeta dans le lac de Semelin, comme des trophées qu'on ne voulait pas rendre, et qu'on ne pouvait plus emporter. On fut aussi obligé alors de laisser en arrière une partie de l'artillerie, que les chevaux, manquant de fourrages, n'étaient plus en état de traîner.

L'empereur et l'avant-garde do son armée avaient marché jusqu'alors sans rencontrer aucune opposition. Les corps du centre et de l'arrière-garde n'avaient pas eu le même bonheur ; ces deux divisions furent harcelées continuellement par des nuées de cosaques ayant avec eux une espèce d'artillerie légère, qui, montée sur des traîneaux, et accompagnant tous leurs mouvements, faisait pleuvoir les boulets sur les colonnes françaises, tandis que les charges de cette cavalerie irrégulière les forçaient, souvent à faire une halte pour se défendre en ligne ou se former en bataillon carré. Cependant ces deux divisions n'ayant pas encore aperçu de troupes russes régulières, passèrent la nuit du 2 novembre, à deux lieues de Wiazma, où Ney les attendait pour se joindre à elles.

Pendant cette nuit, Miloradowich, un des plus entreprenants et des plus actifs généraux d'Alexandre, et que les Français avaient surnommé le Murat russe, arriva avec l'avant-garde des troupes régulières : soutenu par Platoff et par plusieurs milliers de cosaques, il précédait Kutusow et toute la grande armée russe.

Kutusow, en apprenant que le plan de l'empereur était de se retirer par Gjatz et Wiazma, imprima sur-le-champ à sa propre retraite un mouvement sur la gauche, et arriva de Malo Yarowslavetz par des routes de traverse. Les Russes atteignirent le lieu de l'action au lever de l'aurore, traversèrent la ligne de marche du prince Eugène, et isolèrent son avant-garde, pendant que les cosaques, fondant sur les traîneurs et les bagages de l'armée, les dispersaient dans la plaine.

Le vice-roi fut secouru par un régiment que Ney, quoi que vivement pressé lui-même, lui envoya de Wiazma, et son arrière-garde fut dégagée par les efforts de Davoust, qui s'avança à la hâte. L'artillerie russe, supérieure en calibre à la nôtre, et portant plus loin, manœuvra avec rapidité, en nourrissant une canonnade épouvantable à laquelle il était impossible de répondre aussi vivement. Eugène et Davoust se défendirent avec bravoure et habileté ; cependant ils n'auraient pas été en état de maintenir leur terrain, si Kutusow, comme on s'y attendait, se fût avancé en personne, ou eût envoyé un fort détachement pour soutenir son avant-garde.

Cette bataille, commencée à la pointe du jour, dura jusqu'à la nuit. Eugène et Davoust traversèrent alors rapidement Wiazma, et, après avoir passé la rivière, s'établirent à la faveur de l'obscurité sur la rive gauche.

Cette journée avait été terrible. Soldats, officiers, généraux, tous avaient également payé de leur personne. Foudroyés par quatre-vingts pièces de canon, nos rangs avaient été éclaircis à un point effrayant : lorsque les bivouacs furent établis, on se compta ; on était quatre mille de moins, mais on avait sauvé l'honneur.

Si Kutusow eût envoyé des renforts à Miloradowitch, ou qu'il eût enlevé Wiazma, ce que le nombre de ses troupes lui permettait, les divisions du centre et de l'arrière garde de Napoléon, comme probablement aussi les troupes commandées par Ney, auraient été coupées. Mais le vieux guerrier, déterminé à éviter une action générale, et à maintenir seulement son avantage par ses manœuvres, transporta son quartier général à Krasnœ, laissant à Miloradowitch le soin de harceler l'arrière-garde des Français, pendant que Platoff les prenait en flanc avec ses cosaques.

C'est alors que le vice-roi reçut de Napoléon l'ordre de quitter la route directe de Smolensk, qui était celle que devaient suivre les corps de Davoust et de Ney, et de se porter vers le nord sur Dowkhowtchina et Poreczie, pour appuyer Je maréchal Oudinot, qu'on savait serré de très-près par Vittgenstein, qui avait repris la supériorité dans le nord de la Russie. Obéissant à cet ordre, le vice roi marcha sur Zasselie, poursuivi, surveillé et harcelé par son cortège ordinaire. Il fut obligé de laisser derrière lui soixante-quatre pièces de canon, dont les ennemis s'emparèrent. Il perdit aussi un grand nombre de traîneaux. Quiconque s'écartait de la colonne était inévitablement fait prisonnier. Eugène passa une nuit à Zasselie sans avoir éprouvé aucun échec ; mais en s'avançant jusqu'à Dowkhowtchina, il fallait traverser le Wop, rivière que les pluies avaient enflée, et dont les rives escarpées étaient couvertes de verglas. Le vice-roi y fit passer son infanterie avec la plus grande difficulté, mais il fut obligé d'abandonner encore aux cosaques vingt-trois pièces de canon. Les malheureux Italiens, mouillés de la tête aux pieds, furent contraints de rester toute la nuit au bivouac sur l'autre rive ; plusieurs y périrent. Le lendemain, la colonne arriva à Dowkhowtchina, où l'on espérait trouver quelque soulagement : mais elle y fut accueillie par une nouvelle nuée de cosaques, qui s'élancèrent de la ville avec de l'artillerie. C'était l'avant-garde des troupes qui avaient occupé Moscou, et qui se portaient alors vers l'orient.

Eugène attaqua vivement l'ennemi, et, malgré l'infériorité de ses forces, il le culbuta, et s'empara de la ville, où il s'établit pour la nuit. Mais, ayant perdu ses bagages et la plus grande partie de son artillerie, sa cavalerie étant entièrement détruite, il se trouva hors d'état de marcher sur Witepsk pour soutenir Oudinot. Dans cette situation désespérée, il résolut de rejoindre la grande armée. Il marcha donc sur Wlodimerowâ, et de là suivit, à travers mille périls, la direction de Smolensk. L'empereur avait fait halte à Stakawo, les 3 et 4 novembre, et il passa la nuit du 5 à Dorogobouje.

Le 6 novembre fut le jour fatal où l'hiver de Russie se déclara dans toute sa rigueur. Le soleil ne se montra plus, et le brouillard noir et épais, suspendu sur la colonne en marche, se changea bientôt en un déluge de neige qui, tombant par gros flocons, glaçait et aveuglait en même temps. Toutefois, la marche continua tant bien que mal ; les soldats, encouragés par l'exemple des chefs, redoublaient d'efforts ; beaucoup s'engloutissaient cependant dans les ravins, qui leur étaient cachés par la nouvelle face que prenait la nature. Ceux qui se conformaient à la discipline, et qui gardaient leurs rangs, avaient quelque chance d'être secourus ; mais dans la masse des traîneurs chacun ne songeait qu'à sa propre conservation ; les cœurs étaient endurcis et fermés à ce doux sentiment de pitié que l'égoïsme de la prospérité fait oublier quelquefois, mais qui est bien plus sûrement étouffée par celui d'une grande infortune.

L'espoir d'atteindre Smolensk soutenait seul le courage de nos malheureux soldats : le nom de cette ville, répété de rang en rang, ranimait quelque peu leur ardeur ; il semblait que là ils dussent retrouver l'abondance et le repos.

Ce fut dans la matinée du 6 novembre, au moment où ces nuées chargées de frimas crevaient sur nos colonnes en marche, que Napoléon reçut la nouvelle de deux évènements de la plus haute importance : l'un était la singulière conspiration de Malet, si remarquable par le succès momentané qu'elle obtint, et par la manière également soudaine dont elle fut déjouée. La pensée de l'empereur se reporta naturellement vers Paris. Son œil brilla d'un éclair d'étonnement et de colère ; mais bientôt il fut rappelé à sa situation présente par la nouvelle fâcheuse que Wittgenstein avait pris l'offensive, battu Saint-Cyr, occupé Polotsk et Witepsk, et reconquis toute la ligne delà Dwina. C'était un obstacle qu'il n'avait pas prévu ; afin de l'écarter, il ordonna à Victor de partir de Smolensk avec sa division forte de trente mille hommes, et de repousser sur-le-champ Wittgenstein au-delà de la Dwina.

Le même jour, un convoi de vivres, envoyé de Smolensk par le général Charpentier, arriva au quartier-général. Bessières voulait s'en emparer, mais l'empereur le fit passer sur-le-champ au maréchal Ney. C'est à ceux qui se battent, dit-il, à manger avant les autres. Il fit en même temps recommander à Ney de se battre assez de temps pour lui permettre de séjourner à Smolensk, où l'armée mangerait, reposerait et se réorganiserait.

Enfin, on aperçut Smolensk tant désiré. A la vue de ses fortes murailles et de ses tours élevées, tous les traîneurs de l'armée, trois fois plus nombreux alors que ceux qui gardaient leurs rangs, se précipitèrent vers cette ville. Mais, au lieu de voler au-devant d'eux, les Français, qui y étaient en garnison, leur en fermèrent les portes avec effroi, car leur état de confusion et de désordre, leur attitude, leur aspect, leurs cris d'impatience, les faisaient ressembler à des bandits plutôt qu'à des soldats. Enfin, la garde impériale arriva : les portes lui furent ouvertes, et la foule entra à sa suite. On délivra des rations à la garde et au petit nombre de soldats qui avaient marché avec ordre ; mais parmi cette multitude de traîneurs, qui ne pouvaient rendre aucun compte ni d'eux-mêmes ni de leurs régiments, qui n'avaient avec eux aucun officier responsable, plusieurs périrent, tandis qu'ils assiégeaient en vain les portes des magasins. Telle fut la distribution des vivres qu'on s'était promise. Quant au refuge, il n'en existait point. Il ne restait à Smolensk, pour se mettre à l'abri, que de misérables hangars, appuyés sur des murs noircis par l'incendie. Mais c'était encore là un asile et un lieu de repos, comparé au long bivouac de neige de l'armée depuis Moscou. La faim fit a l'égard des traîneurs ce que n'avait pu faire la discipline, elle les ramena sous leurs drapeaux, et une espèce d'ordre commença à se rétablir dans la première division de la grande armée.

Les nouvelles que l'empereur avait reçues à Semlewo l'engageaient à précipiter sa retraite : il savait que les armées de Moldavie et de Wolhynie s'avançaient sur la Bérézina, qu'un corps ennemi marchait pour reprendre Witepsk, et que Polotsk avait été enlevé de vive force. Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr s'y était défendu pendant dix heures : il avait disputé le terrain pied à pied ; mais, quoique vaillamment secondé par les généraux de Wrède, Legrand, Merle, Maison, Laurencey, Aubry et Dode, il avait été contraint d'évacuer la ville ; toutefois il ne s'était décidé qu'après que ses bagages et cent quarante pièces d'artillerie eurent achevé de repasser la Dwina.

Polotsk étant abandonné vers les trois heures du matin, le général russe Cazanova en prit possession. Il n'y trouva que des blessés recueillis sur le champ de bataille. Leur grand nombre attesta la valeur de nos soldats, dont la retraite forcée était encore glorieuse, puisque dans une position si critique, ils firent éprouver à l'ennemi une perte triple de la leur, et ne lui laissèrent pour trophée qu'une seule pièce de canon. Le même jour, l'état-major russe ayant donné un grand dîner dans le couvent des jésuites, vers la fin du repas, Wittgenstein, après avoir loué la bravoure des soldats français, se leva, et, par un mouvement spontané, qui honorait à la fois le vainqueur et le vaincu, il porta la santé du brave Gouvion-Saint-Cyr. Ce maréchal avait été dangereusement blessé dans cette action.

Ces évènements montrèrent à l'empereur qu'il lui serait désormais impossible de se maintenir dans un pays où il s'était flatté de prendre ses quartiers d'hiver : il renonça donc à un plan, d'après lequel, faisant prendre à son armée des cantonnements entre Smolensk et Witepsk, il aurait facilement réparé les pertes qu'il avait éprouvées. Ainsi, les malheurs dont les Français étaient accablés devinrent plus grands à l'endroit même où ils en attendaient la fin.

Au moment où le gros de l'armée entrait dans Smolensk, le prince vice-roi en était encore à plusieurs journées de marche. Vivement poursuivi par plusieurs milliers de cosaques, il traversait à gué le Wop, et abandonnait, avec le reste de ses provisions, cent pièces de canon sur le bord de cette rivière, l'armée en avait déjà perdu cent. Napoléon apprit encore à cette époque que le général Baraguey d'Hilliers, envoyé sur la route d'Eluia avec le général Augereau, pour arrêter le comte Orloff-Denisoff, avait échoué dans cette tentative. Le général Augereau avait capitulé. L'expédition du général Baraguay-d'Hilliers avait pour but d'ouvrir une meilleure roule par Mistislavl et Mohilow. On lui fit alors un crime de n'avoir pas réussi : mais il n'avait avec lui que trois mille hommes, et il est aisé de concevoir que quelques bataillons ne pouvaient pas arrêter une armée entière.

Napoléon, ne sachant comment faire face à tant de disgrâces, tint, le 14 novembre, un grand conseil, auquel assistèrent les maréchaux de l'empire et tous les autres chefs de corps. Peu d'instants après, il fit brûler une portion de ses équipages, et partit en voiture, accompagné de ses chasseurs et des lanciers polonais de la garde. A la suite du conseil, les troupes, qui n'étaient restées que deux jours à Smolensk, évacuèrent cette ville après avoir dévoré en un instant tout ce qui se trouvait dans les magasins. Le cinquième et le troisième corps, qui, réunis sous le commandement du maréchal Ney, étaient destinés à former l'arrière-garde, ne devaient partir qu'après avoir fait sauteries fortifications ; mais l'Hetmann Platow, étant entré brusquement dans la place, empêcha l'exécution de cet ordre. On eut le regret de lui abandonner un immense parc d'artillerie. Dans l'espace de plus de trois lieues, la route était couverte de canons ; des attelages entiers, succombant à leurs fatigues, tombaient à-la-fois l'un sur l'autre. Plus de trente mille chevaux moururent en peu de jours. Tous les défilés que les voitures ne pouvaient pas franchir étaient encombrés d'armes, de casques, de schakos et de cuirasses. De distance en distance, on apercevait quelque tronc d'arbre au pied duquel des soldats avaient tenté de faire du feu, mais presque tous ces malheureux étaient morts : on les voyait étendus autour de quelques branches vertes, qu'ils avaient vainement essayé d'allumer.

L'empereur n'avait pas encore fait quinze lieues, quand il fut attaqué par une colonne ennemie, qui, ayant filé par la gauche de Smolensk, s'était portée sur Krasnoé, et avait débordé l'armée française. Napoléon, à qui les Russes voulaient fermer le passage, déploya aussitôt toutes ses forces. La garde et les débris de quelques corps se mirent en bataille, et chargeant intrépidement à la baïonnette, se firent jour à travers les niasses les plus formidables. Le général Roguet, à la tête des fusiliers, enleva un village, où les assaillants s'étaient concentrés. L'empereur, pendant ce combat, courut les plus grands dangers, et ne dut son salut qu'au dévouement de ses soldats. Le lendemain, 16 novembre, le prince vice-roi, parvenu à deux lieues de Krasnoé, se trouva dans la même situation que les troupes qui avaient combattu la veille. Les généraux Poitevin et Guyon, qui marchaient en avant, virent s'approcher d'eux un officier russe, qui, se présentant comme parlementaire, leur annonça que le général Millodarowitch, après avoir défait Napoléon, le cernait avec vingt mille hommes ; que le vice-roi ne pouvait échapper ; que cependant, s'il consentait à se rendre, on lui offrait des conditions honorables : Retournez promptement d'où vous êtes venu, répondit le général Guyon à cet officier, et annoncez à ceux qui vous ont envoyé, que, si vous avez vingt mille hommes, nous en avons ici quatre-vingt mille. Cette assurance interdit à un tel point le parlementaire, qu'il partit sur-le-champ.

Bien résolu à succomber plutôt que d'accepter une capitulation, le vice-roi ordonna aux débris de là quatorzième division de faire front à l'ennemi, et d'emmener les deux pièces de canon qui composaient toute son artillerie. Cette division formait à peine mille hommes armés. Les Russes, en la voyant déboucher, rétrogradèrent jusqu'au pied d'un plateau, sur lequel le gros de leurs forces était campé : parvenus à ce point et démasquant leur artillerie qu'ils avaient placée sur des traîneaux pour la transporter avec plus d'agilité, ils commencèrent leur feu, tandis que leurs cavaliers descendaient dans la plaine pour charger nos carrés. Mais ils furent reçus avec cette valeur qui anime à un si haut degré le soldat français. Le général Ornano fit des prodiges : toutefois les efforts les plus héroïques furent impuissants, et déjà le colonel Delfanti, le major Oreilli, les capitaines Bordini et Mastini, l'aidede-camp Fromage, l'auditeur au conseil-d'état de Villeblanche, qui s'était mêlé aux combattants, ainsi qu'une foule d'officiers du premier mérite, avaient succombé, lorsque le vice-roi, affligé de tant de pertes et voyant l'opiniâtreté de l'ennemi à lui fermer le passage, feignit, par un mouvement habile, de vouloir prolonger le combat sur sa gauche : mais tandis que les Russes dirigeaient sur ce point la majeure partie de leurs forces, le prince ordonna à tout ce qui restait encore de profiter de l'approche de là nuit pour filer sur la droite avec la garde royale, qui n'était point engagée. Dans cette marche, le colonel Kliski donna une preuve remarquable de sa présence d'esprit. Il allait en avant de la colonne, lorsqu'il fut arrêté par le qui vive d'une vedette ennemie. Kliski, à qui la langue russe était familière, ne fut point troublé par une rencontre si fâcheuse, il s'avança aussitôt vers le factionnaire, et lui dit, dans sa langue : Tais toi, malheureux ; ne vois-tu pas que nous sommes du corps d'Ouwarow, et que nous allons en expédition secrète ? Le soldat se tut et le laissa passer.

La quinzième division, qui, restée en arrière-garde sous le commandement du général Triaire, devait attendre, pour se mettre en marche, que le vice-roi eût effectué sa manœuvre, sut par sa contenance ferme, imposer à des nuées de cosaques, dont les hourras réitérés menaçaient à la fois ses flancs et ses derrières. Le général Triaire s'arrêta plusieurs fois pour combattre ; mais il fut assez heureux pour n'être pas entamé, et pour ramener cette petite troupe devant Krasnoé, ou le vice-roi venait de faire sa jonction avec le gros de l'armée. La garde impériale, la cavalerie, les 4e et le 8e corps étaient dans cette ville, où l'encombrement devint extrême.

Le 17 novembre, Napoléon et le vice-roi, à la tête de la garde, marchèrent sur la position qu'occupaient les Russes, afin de frayer un passage aux 1er, 5e et 5e corps réunis sous les ordres du maréchal Ney, qui, n'ayant que trois mille hommes en armes, traînait avec lui plus de quatre mille malades ou blessés ; ces trois corps fermaient la marche. Une nouvelle affaire s'engagea, l'action fut opiniâtre et sanglante ; le corps du maréchal Davoust fut fortement compromis, il déploya une grande bravoure, et son chef une rare habileté, mais le courage et la sagesse des dispositions ne purent conduire au but qu'on s'était proposé. Le maréchal Ney, n'ayant pu vaincre la résistance de Kutusow, fut séparé du reste de l'armée, et l'empereur, s'apercevant que l'ennemi filait sur ses derrières, dut s'éloigner avec le regret de ne pouvoir secourir le plus vaillant des maréchaux de France. Ney, loin d'accepter les propositions de ses adversaires, se jeta de l'autre côté du Dnieper avec le reste de ses troupes, luttant sans cesse contre les Russes, qui, ne pouvant croire à l'heureuse issue d'une résolution si hardie, le comptaient déjà parmi leurs prisonniers, et redoublaient d'efforts pour le réduire à mettre bas les armes.

Vingt-cinq canons et plusieurs milliers de prisonniers furent le fruit que les Russes retirèrent de quatre combats consécutifs, où nous n'avions pu opposer à une armée complète que quelques soldats harassés par des marches inouïes, et qui étaient sans vivres, sans munitions et sans artillerie. A cette époque, on nous avait déjà pris trente mille fantassins ou cavaliers, vingt-sept généraux, cinq cents pièces de canon, trente et un drapeaux, une grande partie de nos bagages, toutes les dépouilles de Moscou. Depuis le commencement de la retraite, c'est-à-dire, dans l'intervalle d'un mois, plus de quarante mille Français étaient morts de misère, ou avaient été tués. Tant de pertes réduisaient l'armée à trente mille hommes, parmi lesquels, en y comprenant même la garde, on ne comptait plus que huit mille combattants. C'était cependant avec cette poignée de braves qu'il fallait résister au choc terrible de tous les bataillons du Nord. Malheureusement on était à peine à moitié chemin du Niémen, et il restait encore deux montagnes à gravir, et trois fleuves à traverser.

A peine parti de Krasnoé, Napoléon apprit que les Autrichiens, après avoir battu à Slonim le corps de Saken, s'étaient tout-à-coup retirés en arrière du Bug, et avaient, par cette manœuvre perfide, livré aux Russes la place de Minsk, qui renfermait des approvisionnements immenses. L'armée y eût trouvé des ressources pour tout l'hiver. Cette trahison, consommée par Schwarzenberg, qui la couvrait du voile d'une insigne prudence, donna de vives inquiétudes à l'empereur. D'un autre côté, il n'ignorait pas que tous les corps russes tendaient à se rapprocher de Borisow, et à l'y devancer. En conséquence, il redoubla de vitesse pour atteindre la Bérézina.

Le 17 novembre, toute l'armée se mit en mouvement vers les onze heures du matin pour aller à Liadouï. On fit une fausse attaque, afin de contenir les cosaques, et de donner aux bagages et aux convois de blessés le temps de poursuivre leur route. Mais les Russes, sans cesser de s'avancer, continuèrent leur épouvantable canonnade, et refusèrent de s'engager. Napoléon, ne pouvant se résoudre à abandonner le maréchal Ney, s'arrêtait souvent, et à chaque halte, il était forcé de livrer plusieurs combats. Les soldats de la jeune garde, se battant toujours avec un courage admirable, et supportant avec résignation leurs souffrances, se montrèrent les dignes émules de leurs aînés.

Au déclin du jour, l'armée arriva à Liadouï : c'était le premier bourg où elle rencontrait des habitans et quelques secours en vivres. La cavalerie étant totalement démontée, et Napoléon ayant besoin d'une escorte, on réunit à Liadouï tous les officiers qui avaient un cheval, pour en former quatre compagnies de cent cinquante hommes chacune. Les généraux Defrance, Saint-Germain, Sébastiani et quelques autres faisaient les fonctions de capitaines, les colonels y tenaient lieu de sous-officiers. Cet escadron, auquel on donna le surnom de SACRÉ, était commandé par le général Grouchy, sous les ordres du roi de Naples. Cette élite de braves suivait partout l'empereur, veillait autour de lui, et éclairait sa marche.

Napoléon allant souvent à pied, suivi de son état-major, voyait, sans s'émouvoir, défiler devant lui les tristes restes d'une armée naguère si formidable : sa présence ranimait les plus timides, ses paroles excitaient encore l'enthousiasme, et il n'y avait pas un soldat qui, dans l'occasion, ne lui eût fait un bouclier de son corps. A Doubrowna, où l'armée s'arrêta, les juifs procurèrent aux soldats de la farine, de l'eau-de-vie et de l'hydromel ; dès lors, il leur sembla que l'abondance allait renaître. Cependant il était encore éloigné ce fortuné moment, où ils ne feraient plus entendre des cris de détresse.

Le 19 novembre, on toucha au Dnieper, sans avoir été inquiété même par les cosaques. On avait construit sur ce fleuve deux ponts, dont la gendarmerie faisait la police. Comme chacun voulait passer des premiers, le concours était immense ; toutefois il ne survint point d'accident. L'armée se reposa le 20 dans Orcha ; quelques provisions réservées pour son passage par le général Jomini, gouverneur de la ville, furent reparties entre les différents corps qui jusque là n'avaient pas reçu de distributions régulières. La journée fut très-paisible ; mais l'absence des restes du troisième et du cinquième corps, dont la perle ne paraissait que trop certaine, était pour l'armée un sujet de vive douleur. Au milieu de la nuit, une grande rumeur se fit entendre ; elle était causée par l'arrivée du maréchal Ney, qui, durant trois jours, n'avait pas cessé de combattre et de faire usage de tout ce que le talent et la bravoure peuvent déployer de plus extraordinaire ; traversant des pays inconnus, il marchait en carré, repoussant avec succès les attaques de six mille cosaques, qui chaque jour fondaient sur lui pour le forcer à capituler. Cette résistance héroïque mit le comble à sa brillante réputation. Tant de fermeté dans le péril fut secondée par le mouvement généreux du prince vice-roi, qui alla au devant du maréchal pour le dégager, et dont les secours achevèrent sa délivrance.

Cette retraite, par sa difficulté, fut une des plus belles opérations de la campagne, et celle qui peut-être honora le plus le caractère français. On raconte qu'au moment de passer le Dniéper à moitié gelé, tout le monde était dans le désespoir, et se croyait perdu, chacun cherchait le maréchal pour savoir ce qu'il ordonnerait. Mais on fut bien surpris de le trouver couché sur la neige, et, la carte à la main, examinant la direction qui serait la moins dangereuse. Tant de calme, au milieu d'un si grand péril, ranima le courage des soldats, et les tira de l'abattement où ils étaient plongés.

Le 21 novembre, l'armée sortit d'Orcha, et une heure après l'arrière-garde était déjà aux prises avec les cosaques. Napoléon, prévoyant qu'il se trouverait bientôt dans une situation plus critique, fit tous ses efforts pour rallier ses troupes. Il fit publier au bruit du tambour, et par trois colonels, que les traîneurs seraient punis de mort, et que les généraux ou autres officiers qui abandonneraient leurs postes seraient destitués. Il prit les mesures les plus sévères pour empêcher le désordre de se glisser dans sa garde ; il veillait surtout avec un soin extrême à ce qu'elle marchât réunie et en colonne serrée ; il mettait toute sa sollicitude à la ménager, et pendant toute la route, il lui consacra exclusivement les ressources qu'offraient les localités. En partant d'Orcha, plusieurs corps furent envoyés dans la direction de Witepsk, afin d'inquiéter les derrières de l'armée de Wittgenstein ; mais ces mouvements n'eurent que de fâcheux résultats. Ces corps s'étant égarés éprouvèrent de nouvelles pertes : ainsi, tous les jours l'armée se fondait par les évènements de la guerre et par l'effet des privations et des maladies.

Napoléon continua sa retraite par Dombrowna, Tolokzin et Bobr. A quelque distance de Borisow, le bruit se répandit tout-à-coup que l'ennemi avait coupé là route de Wilna, et des reconnaissances annoncèrent bientôt que, pour franchir la Bérézina, il fallait passer sur le ventre à une armée considérable. Cette armée était celle de Moldavie, commandée par l'amiral Tschitchagow, qui s'était emparé de Borizow, malgré la vigoureuse défense des Polonais. Le général Dombrowski les commandait, et ce guerrier intrépide n'avait évacué son camp retranché et ne s'était retiré qu'après dix heures de combat contre les divisions Langeron et Lambert.

Le maréchal Oudinot, qui était à Tschéreïa, ayant appris par le général Pampelune la perte de la ville et du pont de Borisow, se porta au secours du général Dombrowski, afin d'assurer à l'armée le passage de la rivière. Le 24 novembre, il rencontra une division russe, l'attaqua et la battit ; en même temps le général Berkheim, chargeant à la tête du 4e de cuirassiers, fit sept cents prisonniers, enleva une grande quantité de bagages, et força l'ennemi à repasser la Bérézina.

Les corps de la Dwina venaient d'opérer leur jonction avec la grande armée ; les renforts, l'artillerie, les munitions et les approvisionnements qu'ils amenaient devaient être d'un puissant secours ; mais ils étaient eux-mêmes suivis par Wittgenstein, devant qui ils se retiraient, et l'on était effrayé en songeant que cette masse d'hommes réunis dans un vaste désert ne ferait que redoubler les maux des troupes dont elle accroissait le nombre.

L'armée de Moldavie, ayant dans sa fuite coupé le grand pont de Borisow, gardait toute la rive droite, et ses quatre divisions occupaient les points principaux par où les Français pouvaient déboucher. Pendant la journée du 25, Napoléon manœuvra pour tromper la vigilance de l'ennemi : afin de persuader à l'amiral Tschitchagow qu'il était dans l'intention de forcer à Borisow même le passage de la Bérézina, il ordonna au général Partouneaux de faire un grand mouvement d'artillerie, et parvint, à force de stratagèmes, à s'établir au village de Weselowo placé sur une éminence. Cet endroit était le même, où, en 1708, Charles XII, avait traversé la rivière lorsqu'il marchait sur Moscou. Napoléon y fit construire en sa présence, et malgré l'opposition des Russes, deux ponts sur lesquels Oudinot s'avança le premier avec la 6e division. Les troupes du général Tschaptitz, qui gardaient la rive droite, furent aussitôt attaquées et poursuivies sans relâche jusqu'à la tête du pont de Borisow. Les généraux Legrand et Dombrowski furent grièvement blessés dans cette affaire, qui eut pour résultat principal de faire connaître à Napoléon que l'armée de Wittgenstein ne s'était pas encore réunie à celle de l'amiral.

Le 27, à deux heures après midi, Napoléon, au milieu de sa garde, alla établir son quartier-général à Zembin, sur la rive droite, laissant derrière lui, sur l'autre rive, une foule immense, dont les continuelles fluctuations présentaient l'image animée, mais effrayante, de ces ombres malheureuses qui, selon la fable, errent sur les bords du Styx et se pressent en tumulte pour approcher de la barque fatale. La neige tombait à gros flocons, l'obscurité était horrible, un vent affreux, soufflant avec violence, rendait encore le froid plus aigu. Pour comble de disgrâce, on manquait de bois, et, pour éviter d'être gelés, les soldats et les officiers, transis et morfondus, n'avaient d'autre moyen de se réchauffer qu'une agitation perpétuelle. L'armée ne passait que lentement. Quoique l'un des ponts fût réservé pour les voitures et l'autre pour les fantassins, l'affluence était si grande et les approches si dangereuses, qu'il était impossible de se mouvoir. Malgré ces difficultés, les gens à pied, à force de persévérance, parvenaient à se sauver ; mais le 28, vers les huit heures du malin, le pont réservé pour les voitures et les chevaux s'étant rompu, les bagages et l'artillerie s'avancèrent vers l'autre pont et tentèrent de forcer le passage. Alors s'engagea une terrible lutte entre les fantassins et les cavaliers, tous voulaient s'élancer à la fois, entassés les uns sur les autres, ils se pressaient, se froissaient, se culbutaient avec le plus grand acharnement ; bientôt ce ne fut plus qu'un véritable carnage et les cadavres des hommes et des chevaux obstruèrent à tel point les avenues, qu'il fallait monter sur le corps de ceux qu'on avait écrasés.

Le maréchal Victor, laissé sur la rive gauche, se mit en position sur les hauteurs de Wesclowo, avec les deux divisions Girard et Daendels, pour couvrir le passage et le protéger au milieu de celte effroyable confusion, contre le corps de Wittgenstein, dont l'avant-garde avait paru la veille. Cependant, le général Partouneaux, après avoir repoussé les attaques de Platow et de Tschitchagow, cherchait à regagner le gros de l'armée, lorsque sa division fut arrêtée par des partis ennemis. Quoiqu'il n'eût que trois mille hommes avec lui, il chercha à se faire jour et soutint pendant plus de quatre heures un combat où furent blessés les généraux Blamont et Delaitre. Cette troupe, formée en carré, resta sur pied toute la nuit sans avoir rien à manger, sans même oser allumer du feu, dans la crainte de faire connaître sa position. Cet état cruel dura jusqu'au lendemain, où la division se vit entourée par le corps entier de Witgenstein, fort d'environ quarante-cinq mille combattants ; alors, perdant l'espoir d'échapper, elle se rendit prisonnière : elle ne comptait plus que douze cents hommes et deux faibles escadrons, tant les horreurs de la faim, la rigueur du froid et le feu de l'ennemi avaient diminué le nombre de ces braves, qui prouvèrent que les soldats français, jusque dans leur défaite, savent trouver des occasions de gloire !

Borisow ayant été évacuée, les trois armées russes firent leur jonction, et le même jour, 28 novembre, Victorfut attaqué sur la rive gauche par Wittgenstein, en même temps que le maréchal Oudinot l'était sur la rive droite par Tschitchagow, qui était venu fondre sur lui avec toutes ses forces. L'affaire s'engageait avec chaleur sur ce dernier point, lorsque Oudinot, blessé au commencement de l'action, remit son commandement au maréchal Ney, qui, ayant ranimé les troupes, leur inspira une nouvelle ardeur. Au moment où le général Claparède, à la tête de la légion de la Vistule, enfonçait le centre de l'ennemi, le général Doumerc fit une charge brillante avec sa division de cuirassiers. Ces braves, exténués par l'excès des fatigues et des privations prolongées, firent néanmoins des prodiges de valeur, ils enfoncèrent des carrés, enlevèrent des canons et trois à quatre mille prisonniers qu'ils ne purent conserver.

Malgré la bravoure de nos soldats, et les efforts de leurs chefs, Wittgenstein pressait vivement le 9e corps, qui formait l'arrière-garde. La position qu'occupait le maréchal Victor n'était pas avantageuse ; cependant il s'y maintint plus longtemps qu'on ne pouvait l'espérer. Le courage héroïque des troupes et l'intrépidité des généraux Girard, Dumas et Fournier, qui, quoique blessés, n'abandonnèrent pas le champ de bataille, apprirent aux ennemis que la victoire ne trahit jamais les Français sans avoir été longtemps indécise : enfin le courage dut céder au nombre, et le 9e corps, accablé par tant de forces réunies, se replia.

L'ennemi arriva vers le soir à portée de canon de la Bérézina, et fit pleuvoir une grêle de mitraille, de boulets et d'obus sur celte multitude qui, depuis trois jours, se pressait à l'entrée du pont ; la terreur et le désespoir s'emparèrent de toutes les âmes ; l'instinct de la conservation troubla toutes les têtes. Les Russes, toujours renforcés par des troupes nouvelles, chargèrent en masse, et chassèrent devant eux la division polonaise du général Girard, qui jusqu'alors les avait contenus. A la vue de l'ennemi, ceux qui n'avaient pas encore passé, se mêlant avec les Polonais, se précipitèrent vers le pont. Artillerie, bagages, cavaliers, fantassins", c'était à qui traverserait le premier. Le plus fort jetait dans l'eau le plus faible, qui l'empêchait d'avancer, et foulait aux pieds les malades et les blessés, qui se trouvaient sur son passage. Plusieurs centaines d'hommes furent broyés sous les roues du canon ; d'autres, espérant se sauver à la nage, se gelèrent au milieu de la rivière, ou périrent en s'abandonnant sur des glaçons, bientôt après submergés par la vague en furie. Des milliers de soldais, malgré ce triste exemple, se jetèrent pêle-mêle dans la Bérézina ; presque tous y moururent dans les convulsions de la douleur et du désespoir.

La division Girard, par la force des armes, vint à bout de se faire jour à travers tant d'obstacles, et rejoignit l'autre rive, où les Russes l'auraient peut-être suivie, si, dans l'instant, on ne se fût hâté de brûler le pont ; alors, les malheureux qui n'avaient pu arriver assez tôt, n'eurent plus autour d'eux que l'image de la mort la plus horrible. Quelques uns, pour s'y soustraire, se précipitèrent au milieu des flammes : mais les débris sur lesquels ils s'étaient hasardés s'écroulant sous eux, ils disparaissaient dans les flots.

Les Russes s'étant rendus maîtres du champ de bataille, nos troupes se retirèrent ; et au fracas le plus épouvantable succéda le plus morne silence. Tel fut le terrible passage de la Bérézina ; plus de sept mille Français furent tués sur ses bords, vingt mille tombèrent au pouvoir de l'ennemi. Deux cents pièces de canons, d'immenses bagages devinrent en outre la proie des Russes. La nuit du 28 ou 29 fut une des plus funestes à notre armée. Le terrain sur lequel elle avait établi ses bivouacs, resta jonché de soldats qui avaient succombé à la rigueur de la température, ou qui étaient morts d'inanition.

Ces désastres et les journées qui les précédèrent firent éclater tout ce qu'il y a de grand, tout ce qu'il y a d'admirable dans le caractère français. Napoléon fut sublime au milieu de ces revers, Ney qu'il surnommait le brave des braves, Eugène qui était la fleur des preux de cette malheureuse et vaillante armée acquirent pendant celte marche périlleuse une gloire qui ne sera peut-être jamais égalée. Napoléon marchait en tête des restes de la vieille garde ; dans tous les engagements c'était lui qui la guidait. — Il y a assez longtemps que je fais l'empereur, disait-il en tirant son épée, il est temps que je fasse le général.

La retraite de Napoléon sembla rompre le charme qui avait engourdi les Russes et ranimé les français ; Mortier et, Davoust furent assaillis avec fureur ; dans un combat terrible, ils perdirent la moitié des leurs, et ne parvinrent qu'après des peines incroyables et des prodiges de valeur à gagner Liady. Les Français laissèrent sur ce fatal champ de bataille quarante-cinq pièces de canon, plus de six mille prisonniers, un grand nombre de morts, et plus encore de blessés. Pour compléter le désastre, la division de Ney, par suite de la marche des autres colonnes sur Liady, eut toute l'armée russe entre elle et Napoléon. La résolution de Ney et son audace dans cette circonstance sont un épisode si prodigieux de cette guerre, qu'avant de clore la série des évènements postérieurs, il est besoin d'y revenir et d'en parler avec quelques détails.

Ney s'étant égaré dans sa marche, au milieu d'un brouillard épais arrive tout-à-coup, sans s'en douter, sous les batteries des Russes : un officier de Kutusow s'avance alors au nom de son général. Il arrive auprès de Ney :

Le feld-maréchal, lui dit-il, n'oserait sommer de se rendre un guerrier si renommé, s'il lui restait une seule chance de salut ; mais quatre-vingt mille Russes l'entourent ; s'il en doute, Kutusow lui offre d'envoyer parcourir les rangs et compter ses forces.

L'envoyé n'avait pas achevé, que quarante décharges de mitraille, partant de son armée, viennent déchirer les rangs français. Ney s'écrie : Un maréchal de France ne se rend jamais ; on ne parlemente pas sous le feu. Les batteries russes continuèrent un feu de mitraille, à la distance seulement d'environ cent vingt-cinq toises. L'ébranlement de l'atmosphère dissipa le brouillard, et fit voir la malheureuse colonne française ayant en face un ravin couronné par les ennemis, et exposée de toutes parts au feu des artilleurs, tandis que les hauteurs étaient couvertes de soldats russes postés pour soutenir les batteries. Loin de perdre courage dans cette horrible crise, Ney s'exalte, et ses intrépides soldats se frayant un chemin à travers le ravin de la Losima, se jettent avec fureur sur les batteries ; mais ils sont à leur tour chargés à la baïonnette, et ceux qui ont passé par la rivière souffrent cruellement. Cependant Ney, sans s'étonner, s'élance à la tête des grenadiers : en un instant, la première ligne ennemie est renversée ; ils courent à la seconde, mais une pluie de balles et de mitraille les arrête : tous sont blessés.

Ney, alors encore, prouve son grand courage : avec deux mille hommes il se défend contre quatre-vingt mille ; avec six pièces de canon il répond au feu de deux cents pièces et persiste à vouloir s'ouvrir un passage à travers ce corps ennemi, qui lui est opposé en front. Les Français se précipitent de nouveau sur les batteries, perdant des rangs entiers.

Enfin la nuit vint faire trêve à ce carnage. Ney l'attendait ; il profite de son ombre pour faire un mouvement en arrière, comme s'il avait eu dessein de retourner à Smolensk. C'était dans le fait la seule route qui lui fût ouverte ; bientôt il se trou va sur le bord d'un ravin, qui lui parut être le lit d'une rivière. Il fait écarter la neige, brise la glace, observe la direction du courant : C'est un affluent du Dniéper, s'écrie-t-il ; voilà notre guide. Il suit dès lors cette indication ; et après d'incroyables efforts, il arrive sur les bords du fleuve, près du village de Syrokovenia. Là, la surface de l'eau n'était complète ment gelée que sur un point, mais la glace était si mince qu'on l'entendait craquer sous les pieds des soldats.

On fit une halte de trois heures pour donner aux traîneurs qui s'étaient écartés, le temps de se rallier en cet endroit, s'ils étaient assez heureux pour le trouver. Ney passa ces trois heures dans un profond sommeil, couché sur le bord du fleuve, et enveloppé de son manteau. A son réveil il ordonna le passage, qui fut effectué sans interruption ; le mouvement de la glace et ses effroyables craquements faisaient cependant hésiter plus d'un soldat ; elle se rompit sous les chariots, dont quelques-uns étaient chargés de malades et de blessés : le bruit qu'ils firent en s'engloutissant, et les gémissements étouffés des malheureux qui se noyaient, arrachèrent un cri douloureux à leurs camarades. Les cosaques parurent alors à l'arrière-garde, glanèrent quelques centaines de prisonniers, et s'emparèrent de l'artillerie et des bagages.

Depuis la veille quatre mille traîneurs et trois mille soldats étaient morts ou égarés ; il restait à peine à Ney trois mille hommes ; mais, par une retraite qui n'a pas sa pareille dans l'histoire, il avait placé le Dniéper entre lui et les corps réguliers de l'armée russe.

Napoléon échappait aux Russes ; il restait debout au milieu de tant de ruines et de trépas ; s'ils avaient pu réfléchir, il y avait là un miracle capable de les faire douter que le ciel lui eût retiré sa protection pour toujours ! !

Le village de Brelowau, où on fit halle la nuit qui suivit le passage, fut entièrement détruit pour faire servir les bois dont les maisons étaient construites à alimenter les feux du camp. Une partie considérable du quartier-général de Napoléon subit le même sort ; les soldats, mourant de froid et de fatigue, venaient enlever jusqu'aux solives du plafond de la misérable cabane où leur empereur trouvait un abri.

Le 29 novembre, Napoléon quitta les rives fatales de la Bérézina, à la tête d'une armée plus désorganisée que jamais ; à peine quelques soldats du corps d'Oudinot et de celui de Victor furent-ils à l'épreuve de la contagion du désordre général. Tous les corps marchaient sans aucune disposition régulière, n'ayant plus ni avant garde, ni centre, ni arrière-garde. Les soldats n'avaient d'autre désir que de gagner de vitesse sur les Russes, et cependant les cosaques en surprenaient tous les jours un grand nombre. La nuit et le froid étaient en outre de cruels ennemis ; et, au retour de la lumière, chaque bivouac était marqué par un large cercle de morts. Heureusement l'empereur avait eu la précaution d'envoyer, vers les bords de la Bérézina, une division de Français commandée par le général Maison ; elle put suffire pour protéger celte masse de fuyards sans défense. Ils arrivèrent ainsi le 3 décembre à Maledeczno, où l'armée se reposa pendant vingt-quatre heures. Ce fut dans cette ville que Napoléon traça en caractère de sang ce fatal vingt-neuvième bulletin, qui mit en deuil la France et tous ceux de ses alliés qui lui étaient encore attachés.

Jusque là, Napoléon semblait n'avoir pas conçu le dessein de quitter son armée, et de se rendre à Paris. Vers le milieu du jour il annonça sa résolution à Duroc et à Daru. La conspiration récente de Malet l'avait convaincu que sa présence y était nécessaire, et d'ailleurs, après des revers tels que ceux qu'il Venait d'éprouver, il avait besoin de se concerter avec la nation pour de grandes me sures.

Le cinq décembre, Napoléon était à Smorgoni, où il reçut un renfort qui arrivait fort à propos. C'était le général Loison, qui, à la tête de la garnison de Wilna, s'était avancé pour protéger sa retraite dans cette ville ; secours heureux, qui fournit une nouvelle arrière-garde pour remplacer celle que commandait Maison, et que le froid et la fatigue avaient mise hors de service. Loison reçut ordre de se charger à son tour de ce devoir périlleux ; il resta donc à une journée de distance des débris de ce qui avait été la grande armée. Ce fut à Smorgoni que le froid commença à se faire sentir avec une violence jusqu'alors inconnue. Dans les journées des 6, 7 et 8 décembre, le thermomètre descendit jusqu'à vingt-six et vingt-sept degrés au-dessous de glace ; les nuits devenaient de plus en plus meurtrières, et les marches étaient affreuses. Pourtant une sorte de discipline s'établit alors parmi les traîneurs ; ils se divisèrent en petites bandes, dont quelques-unes avaient le secours d'un misérable cheval ; si l'animal succombait sous le poids du fardeau dont il était chargé, il était mis en pièces, et dévoré pendant que la vie palpitait encore dans ses veines. Ces bandes avaient des chefs qu'elles se choisissaient dans leurs rangs. Mais cette espèce d'union, quoique avantageuse en général, avait aussi ses inconvénients. Ceux qui étaient affiliés à quelqu'une de ces confréries, n'auraient donné à aucun de ceux qui n'en faisaient point partie une bouchée de pâle de farine de seigle, qui, relevée par un peu de poudre à canon au lieu de sel, formait, avec la chair de cheval, leur seule nourriture. Ils permettaient à peine à un étranger de venir se réchauffer à leur feu ; et quand on trouvait quelque parcelle de vivres, on voyait souvent deux de ces compagnies, surtout si elles étaient de pays différents, se les disputer les armes à la main.

Sous les coups d'une température mortelle, les uns expiraient en silence ; le sang des autres se portant vers la tête faute de circulation, leur sortait par les yeux et la bouche, et les malheureux tombaient sur la neige ensanglantée, où ils trouvaient dans la mort la fin de leurs souffrances. La nuit, dans leurs bivouacs, les soldats approchaient leurs membres engourdis si près du feu, que, s'endormant dans cette position, leurs pieds étaient brûlés jusqu'aux os, tandis que la gelée attachait leurs cheveux à terre. C'était dans cette situation que les cosaques les trouvaient souvent : heureux ceux dont les ennemis terminaient la misère d'un coup de lance ! Dans cette horrible retraite, vingt mille recrues avaient rejoint l'armée depuis qu'elle avait passé la Bérézina, où, en y comprenant les corps d'Oudinot et de Victor, elle se fut montée à quatre-vingt mille hommes, mais de ce nombre moitié avait péri dans la Bérézina.

L'ordre de la marche sur Wilna étant réglé, Napoléon se détermina à partir. On avait préparé trois traîneaux, sur l'un desquels il devait se placer avec Caulaincourt, dont l'empereur avait dessein de prendre le nom, en voyageant incognito. Dans une audience générale, à laquelle étaient présents le roi de Naples, le vice-roi d'Italie, Berthier et les maréchaux, Napoléon annonça qu'il laissait à Murat le commandement de l'armée comme généralissime. Il parla le langage de l'espérance et de la confiance. Il promit de contenir les dispositions hostiles des Autrichiens et des Prussiens, en se présentant à eux à la tête de la nation française et de douze cent mille hommes. Il dit qu'il avait ordonné à Ney de se rendre à Wilna, de réorganiser l'armée, et de frapper un coup capable d'ôter aux Russes l'envie d'aller plus loin. Enfin il les assura qu'ils trouveraient des quartiers d'hi ver derrière le Niémen. Il fit alors des adieux touchants à chacun de ses généraux, les embrassa l'un après l'autre avec une vive émotion, et, montant sur son traîneau, il partit de Smorgoni à dix heures du soir.

Ce fut le cœur navré que Napoléon dut s'éloigner dés débris de cette armée qu'il laissait dans une si cruelle position. Toutefois ses sentiments de douleur ne se trahissaient pas, et de même qu'il avait fait durant toute cette période d'une détresse extrême, il affecta la plus grande fermeté ; les expressions de chagrin ou d'irritation qui lui échappaient étaient recueillies comme des exceptions curieuses à son état de calme ordinaire ; toutefois, il ne souffrait qu'impatiemment qu'on lui représentât la misère et les besoins dont il était environné. Ainsi, quand le colonel d'Albignac lui apporta la nouvelle de la fatale position de Ney, après la bataille de Wisma, il lui ferma la bouche en lui disant avec vivacité qu'il n'avait pas besoin de détails. Après que les deux tiers de l'armée avaient été moissonnés, et lorsque ce qui en restait n'était plus qu'une multitude indisciplinée, il donnait toujours ses ordres comme si toutes les divisions en eussent encore existé. Voulez-vous donc m'ôter mon repos ? dit-il avec courroux à un officier qui croyait nécessaire de lui faire remarquer que les divisions dont il parlait étaient détruites. Avant d'arriver à Varsovie, Napoléon courut les plus grands dangers ; il fut même sur le point d'être pris par le partisan russe Seslawin, dans un village nommé Youpranoui. De là, il continua son voyage avec la plus grande célérité. En traversant la Silésie, il faillit être arrêté, mais heureusement pour lui les Prussiens passèrent à délibérer le temps qu'ils auraient dû employer à agir. Ils se conduisirent comme les Saxons, dont Charles XII disait gaîment, en quittant Dresde : Ils délibéreront aujourd'hui s'ils auraient dû me faire arrêter hier.

Le 14 décembre Napoléon était à Dresde, où il eut une conférence particulière avec le bon vieux roi, dont la reconnaissance qu'il avait pour l'empereur, son bienfaiteur, ne s'était point refroidie. Le 18, il arriva à Paris, qu'il trouva plongé dans la consternation ; le Moniteur y avait jeté la nouvelle du terrible dénouement d'une entreprise qui dès le principe avait fait naître de gigantesques illusions. Le retour imprévu de Napoléon aux Tuileries au milieu de la nuit, excita une extrême surprise. L'impératrice s'était retirée dans son appartement ; deux hommes enveloppés de fourrures entrèrent dans l'antichambre, et l'un d'eux s'avança vers la porte de la chambre à coucher de Marie-Louise. La dame de service se jeta à la hâte au-devant de la porte ; mais, reconnaissant l'empereur, elle poussa un grand cri, et l'impératrice alarmée entra dans l'antichambre. Leur entrevue fut des plus affectueuse, et Napoléon, au moment où le sort l'accablait, put, du moins, espérer de trouver des consolations dans son intérieur. Ah, si Marie-Louise eût été digne de lui !