HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME SECOND

 

CHAPITRE VINGT-ET-UNIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Entrée dans Moscou. — Incendie. — Napoléon au Kremlin Désorganisation de l'armée. — Proposition de paix. — Armistice accordé à Murat. — Nouvelles et inutiles avances faites par Napoléon à Alexandre. — Reprise des hostilités.

1812.

 

Huit jours après la bataille de la Moskowa, le 15 septembre, au moment où l'armée russe évacuait Moscou, Napoléon rejoignit son avant-garde à une lieue de cette capitale. Arrivé sur une hauteur à laquelle les Russes ont donné le nom de Mont de Salut, parce que là ils s'agenouillent et font le signe de la croix à la première vue de la cité sainte, il s'arrêta un instant. De ce point Moscou lui apparut magnifique et imposante, avec les clochers de ses trois cents églises, ses dômes de cuivre brillant au soleil, ses palais d'architecture orientale, entremêlés d'arbres et entourés de jardins, et son Kremlin, masse énorme de tours, de forme triangulaire, tenant le milieu entre un palais et un château fort, qui s'élevait comme une citadelle au-dessus de tout cet assemblage de bosquets et d'édifices.

Pas une cheminée cependant ne répandait sa fumée dans les airs, pas un être vivant ne se montrait sur les murailles ni aux portes. Napoléon contempla un instant ce spectacle ; il s'attendait à voir arriver une députation de boyards dans l'attitude du respect et de la soumission. Sa première exclamation fut : La voilà enfin cette ville célèbre ! et la seconde : Il était bien temps ! Son armée, s'inquiétant moins du passé que de l'avenir, avait les yeux fixés sur le but de tous ses souhaits : et le cri Moscou ! Moscou ! passait de rang en rang.

L'empereur fut interrompu dans ses contemplations par un message qu'il reçut de Murat. Les escadrons que guidait le roi de Naples avaient poussé en avant, jusque parmi les cosaques qui couvraient l'arrière-garde des Russes, et qui accordèrent volontiers un pourparler au champion chevaleresque qu'ils reconnurent sur-le-champ, l'ayant vu si souvent briller aux premiers rangs de la cavalerie française. Le message qu'il envoyait à l'empereur annonçait que Miloradowitch menaçait de brûler Moscou, si on ne laissait à son arrière-garde le temps de la traverser. C'était un ton de bravade ; cependant Napoléon accorda l'armistice pour sauver une ville où il ne se trouvait plus d'habitans pour bénir sa clémence.

Après deux heures d'attente, quelques habitans français, qui s'étaient cachés pendant l'évacuation, lui apprirent l'étrange nouvelle que Moscou n'était plus qu'une ville déserte. Une population de deux cent cinquante mille âmes s'était exilée de sa ville natale ! Napoléon s'étonnait ; il ne put être convaincu que lorsqu'on fit paraître devant lui quelques individus, rebut de l'humanité, écume de la populace, seuls êtres vivants qu'on eût pu trouver dans la ville. Enfin, il ne put plus douter que Moscou n'eût été complètement abandonné ; il s'écria alors, en souriant amèrement : Les Russes apprendront bientôt à mieux connaître le prix de leur capitale.

Le signal d'avancer fut donné aux troupes, et les colonnes, frappées de surprise de la solitude qu'elles trouvaient partout, entrèrent au milieu de cet assemblage de huttes et de palais, où il semblait que l'indigence habitât porte à porte avec la richesse et la profusion de l'Orient.

Enfin le silence fut rompu par une décharge d'artillerie que quelques misérables fanatiques tirèrent du haut des murs du Kremlin, sur les premières troupes françaises qui approchèrent du palais des czars. La plupart de ces énergumènes étaient ivres ; mais l'obstination avec laquelle ils sacrifièrent leur vie était un nouveau trait de ce patriotisme sauvage dont les Français avaient vu et devaient voir encore trop d'exemples.

L'empereur, quand il fut entré dans Moscou, s'arrêta au commencement du faubourg. L'armée fut logée dans la ville abandonnée. Pendant les premières heures de l'occupation, un bruit sourd, à l'origine duquel on ne put remonter, mais tel que ceux qui se répandent quelquefois à l'approche des évènements funestes, annonça que la ville se trouverait en danger d'être consumée par le feu la nuit suivante. Ce bruit semblait naître de circonstances évidentes qui rendaient probable un tel événement ; on y fit peu d'attention jusqu'à minuit, heure à laquelle les soldats furent réveillés dans leurs quartiers par les cris au feu ! au feu !

Cet incendie mémorable commença par des boutiques et des ateliers de cordonnerie, dans un bazar situé au milieu du quartier le plus riche de la ville. On l'attribua à un accident, et les progrès des flammes furent arrêtés par les soldats français. Napoléon, éveillé par le tumulte, accourut sur les lieux ; et quand l'alarme fut apaisée, au lieu de retourner se loger dans le faubourg, il se rendit au Kremlin, palais héréditaire du seul souverain qu'il eût jamais traité en égal.

Napoléon ne se laissait pas éblouir par l'avantage qu'il avait obtenu ; il profita de la lumière du bazar embrasé pour écrire de sa propre main à l'empereur Alexandre ; il lui faisait des propositions de paix. Cette lettre fut envoyée par un officier russe distingué, qu'une indisposition avait empêché de suivre l'armée ; mais Napoléon ne reçut pas de réponse.

Le lendemain les flammes avaient disparu, et les officiers français s'occupèrent à se choisir des logements dans les palais déserts de Moscou. La nuit suivante le feu se ralluma dans les quartiers du nord et de l'ouest de la ville. Comme la plupart des maisons étaient construites en bois, l'incendie se propagea avec la rapidité la plus alarmante. On l'attribua d'abord aux étincelles et aux tisons enflammés que le vent emportait ; mais enfin on remarqua que toutes les fois que le vent changeait, et il changea trois fois pendant cette nuit terrible, on voyait s'élever de nouvelles flammes, qui partaient toujours du côté d'où le vent pouvait les porter sur le Kremlin. Le danger d'une explosion augmenta encore l'horreur de cette scène. Il y avait dans le Kremlin un magasin à poudre ; les Français l'ignoraient, mais un parc d'artillerie avec toutes ses munitions avait été placé sous la fenêtre de l'empereur.

Le matin l'on apprit que des grenades avaient été trouvées allumées dans des maisons désertes ; qu'on avait vu des hommes occupés à entretenir l'activité des flammes. Plusieurs misérables, convaincus de ce crime, furent affrétés et fusillés sur-le-champ.

Tandis qu'il était presque impossible de débarrasser le toit du Kremlin des charbons ardents que le vent y faisait pleuvoir, Napoléon suivait des yeux, par sa fenêtre, les progrès de l'incendie qui dévorait sa belle conquête ; c'est alors que lui échappa cette exclamation : Ce sont véritablement des Scythes !

Les vents équinoxiaux s'élevèrent de plus en plus pendant la troisième nuit, et propagèrent l'embrasement que nul pouvoir humain ne pouvait plus maîtriser. A minuit le feu prit au Kremlin lui-même ; un soldat de la police russe, accusé d'être incendiaire, tomba sous les coups de la garde impériale. Alors Napoléon, cédant aux prières de tout ce qui l'entourait, se décida à quitter le Kremlin, et même à sortir de la ville. Cette retraite s'effectua au milieu de dangers sans nombre.

L'empereur eut à traverser avec sa suite des rues au-dessus desquelles les flammes formaient une arche, et où l'on courait risque d'être étouffé par la fumée. Enfin il arriva dans la campagne, et il alla se loger à une lieue dans un palais du czar, nommé Pétrowsky. En se retournant pour regarder les flammes, qui s'élevaient en tourbillons des toits du Kremlin, il ne put s'empêcher de s'écrier : Ceci nous présage de grands malheurs. Le feu dura avec la même violence jusqu'au 19 ; alors il commença à diminuer faute d'aliments : les quatre cinquièmes de cette grande ville étaient en cendres.

Le jour suivant, Napoléon rentra au Kremlin ; et, comme pour braver la scène terrible dont il venait d'être le témoin, il prit des mesures qui semblaient indiquer qu'il voulait résider à Moscou ; il fit même disposer un théâtre, où des acteurs venus de Paris donnèrent des représentations : l'empereur montrait ainsi que rien n'avait le pouvoir d'abattre son esprit, et de changer sa manière de vivre habituelle.

Les ruines de Moscou, et ce qui restait encore des principaux édifices, fournirent aux soldats un butin abondant pendant le court intervalle de leur repos ; et avec cette insouciance qui caractérise la vie militaire, ils jouirent du présent sans songer à l'avenir. L'armée, dispersée dans toute la ville, pillait tout ce qu'elle pouvait trouver ; découvrant tantôt de riches marchandises et des objets précieux, qu'on prenait sans en connaître la valeur, tantôt des objets de luxe dont la profusion formait un étrange contraste avec le manque absolu des objets de première nécessité. Il y avait en abondance du thé, du café, du sucre, et l'on manquait de pain ; il n'y avait plus d'autre viande que du cheval. Napoléon eut toutes les peines du monde à empêcher l'armée de se désorganiser. On fit sortir de la ville la plus grande partie des troupes, et on les caserna dans les édifices non brûlés. On n'oublia rien pour protéger les paysans qui apportaient au camp des provisions pour les vendre ; toutefois il n'en vint qu'un petit nombre. Les plus grands efforts ne pouvaient faire de Moscou une place où il fût possible de séjourner long-temps, et la difficulté du choix d'une route pour en sortir devint alors une considération embarrassante.

Il y avait trois partis à prendre en évacuant Moscou, et tous trois furent des sujets de réflexions sérieuses pour Napoléon. D'abord il pouvait marcher sur Saint-Pétersbourg, et traiter la nouvelle capitale de la Russie comme il avait traité l'ancienne. Ce projet était celui qui convenait le mieux au génie entreprenant du chef de notre hasardeuse armée, toujours disposé à adopter le plan qui offrait tout à perdre ou tout à gagner. L'empereur parla même de celte mesure comme d'une chose résolue ; mais Berthier et Bessières parvinrent à le convaincre que la saison avancée, l'état des routes, le manque de provisions, et la situation de l'armée, rendaient cette tentative tout-à-fait désespérée.

Le second parti proposé était de s'avancer vers le sud par la fertile province de Kalouga, et de là de se rendre du côté de l'est à Smolensk, qui était le premier dépôt de l'armée. En suivant cette route, il fallait s'attendre à une attaque générale de Kutuzow, qui avait pris position au sud de Moscou. C'eût été, tous bien des rapports, un motif pour Napoléon de marcher sur Kalouga ; mais une seconde bataille de Borodino, disputée avec le même acharnement, et dont l'issue pouvait paraître douteuse alors aurait été un mauvais commencement de retraite ; ses flancs auraient été certainement inquiétés, quand même l'armée de Moldavie ne l'aurait pas arrêté en front.

Le troisième parti était de reprendre la route par laquelle on était venu, et sur laquelle, par le moyen de quelques places fortifiées à la hâte, on conservait encore une communication précaire avec Smolensk, Witepsk et Wilna. Mais cette ligne traversait un territoire ruiné et dévasté par le premier passage de l'armée ; là tous les villages, tous les hameaux avaient été brûlés ou abandonnés par les Russes.

L'hésitation de Napoléon sur ce point important fut augmenté par l'obstination avec laquelle il s'attachait encore à son premier plan, de terminer la guerre par une paix triomphante conclue avec Alexandre sur les ruines de la capitale. Il repassait dans son esprit les diverses occasions où sa voix, en pareilles circonstances, avait dicté les conditions. D'après l'idée qu'il s'était formée du caractère d'Alexandre, pendant les entrevues qu'il avait eues avec lui à Tilsitt et à Erfurt, il le regardait comme flexible, et disposé à se soumettre à l'influence de son génie dominateur. Mais Alexandre, quoiqu'il n'eût encore éprouvé que des défaites et des désastres, était décidé à ne pas se soumettre, tant que ses immenses ressources lui fourniraient des moyens de résistance, et le peuple russe, suivant toutes les probabilités, n'aurait pas permis à son souverain d'agir autrement, car l'exaltation populaire était alors portée au plus haut degré, et, depuis le palais du czar jusqu'à la hutte de l'esclave, on ne respirait que résistance.

Napoléon, qui ne pouvait croire à de telles dispositions, se détermina à faire de nouvelles avances. Toutefois il ne voulut pas avouer, même à ses conseillers les plus intimes, qu'il désirait la paix pour lui-même, il affecta de n'être inquiet que pour Alexandre. C'est mon ami, leur dit-il ; un prince plein d'excellentes qualités, et s'il cédait à son inclination en proposant la paix, ces barbares, dans leur rage, le détrôneraient, le mettraient à mort, et le remplaceraient par quelque prince moins traitable. Nous enverrons Caulaincourt pour ouvrir les voies à une négociation, afin de prévenir l'odieux qui pourrait s'attacher à Alexandre, s'il était le premier à proposer un traité.

L'empereur tint à cette résolution ; néanmoins il se laissa persuader, non sans quelque difficulté, de charger de cette mission le général Lauriston, son aide-de-camp, de crainte que le rang supérieur de Caulaincourt, grand écuyer, ne pût indiquer que son maître désirait traiter, moins par intérêt pour Alexandre que pour sa propre ; sûreté et celle de son armée. Lauriston, qui connaissait le caractère russe, exprima quelques doutes sur l'opportunité de la mission qui lui était confiée, et qui pouvait faire pressentir à l'ennemi les embarras dans lesquels se trouvait l'armée. Il croyait plus sage, sans perdre un seul jour, de commencer la retraite par la route du midi, en se dirigeant vers Kalouga. Mais Napoléon fit partir Lauriston chargé d'une lettre pour l'empereur Alexandre. Allez, lui dit-il, obtenez de Kutusow un sauf-conduit pour Pétersbourg. Je veux la paix, il me faut la paix, je la veux absolument, sauvez seulement l'honneur.

La grande armée russe, en sortant de Moscou, avait marché deux jours dans la direction de Kalouga. Kutusow ayant ainsi fait croire à Napoléon que son intention était de se ménager une retraite au sud-est, en laissant les provinces de l'est et celles du nord sans défense, exécuta un mouvement habile qui changea toute la disposition de la suite de la campagne. La tâche d'observer la route de Saint-Pétersbourg fut confiée à Winzingerode avec use petite armée. Kutusow lui même, tournant ensuite vers le sud, décrivit un cercle dont. Moscou était le centre, de manière à porter sa grande armée sur la route de Kalouga. Elle marchait plongée dans un morne accablement, car, quelque grande que fût la distance, le vent faisait pleuvoir sur les rangs des soldats les cendres de leur capitale embrasée ; et dans l'obscurité, les flammes furieuses paraissaient un immense océan de feu. Ce mouvement était. certes aventuré, car, quoiqu'il eût lieu à une distance respectueuse des Français, ce fut pendant trois jours une marche de flanc, et par conséquent d'une -nature très-délicate. Cependant les Russes furent assez heureux pour ne pas se voir inquiétés dans leur manœuvre, et tandis que les troupes françaises, qui avaient été envoyées à leur poursuite, suivaient deux régiments de cavalerie qui avaient été laissés sur la route de Kolomna, on apprit avec surprise que la grande armée russe avait pris position du côté sud-est de Moscou, d'où elle pouvait opérer sur la ligne de communication de Napoléon avec Smolensk et la Pologne, la couper peut-être, du moins la harceler, et en même temps couvrir la ville de Kalouga, où l'on avait établi de grands magasins, et celle de Toula, renommée pour la fabrique des armes et la fonte des pièces d'artillerie.

Le bouillant roi de Naples, avec l'avant-garde de l'armée du vice roi, marcha droit à l'ennemi sur la roule de Kalouga, mais il n'y eut guère que des escarmouches, par lesquelles les Russes protégèrent leur arrière-garde, jusqu'à ce qu'ils se fussent définitivement établis dans la forte position de Taroutino, où ils se trouvèrent à portée de couvrir Kalouga.

Trois routes conduisent de Moscou à cette ville, et Taroutino étant situé sur celle du milieu, une armée qui s'y est campé, peut, sans beaucoup de difficulté, occuper à son choix, l'une ou l'autre des deux autres. La rivière de Neva couvrait d'ailleurs le front de la position des Russes. Leur camp était amplement approvisionné par les cantons riches et fertiles qui étaient en arrière ; et les levées arrivaient en foule. L'Ukraine et le Don envoyèrent vingt régiments de cosaques, composés en grande partie d'hommes qui, ayant achevé le terme de leur engagement, n'étaient plus obligés au service militaire, mais qui reprirent volontairement la lance et le sabre dans une crise à laquelle Alexandre avait eu l'habileté ; d'intéresser les passions politiques et les sentiments religieux.

Murat, en même temps, marchait en avant pour s'établir en front du camp des Russes, afin de surveiller leurs mouvements. Chemin faisant, il passa près de ce qui avait été une habitation magnifique appartenant au comte Rostopchin, gouverneur de Moscou. Elle était réduite en cendres, et une lettre du propriétaire informa les Français qu'il l'avait détruite pour qu'un ennemi ne pût y trouver ni abri ni secours.

Le même esprit régnait parmi les paysans ; ils mettaient le feu à leurs hameaux, et menaçaient de mort tous ceux d'entre eux que la crainte ou la cupidité porterait à fournir des provisions à l'ennemi.

Murat avait entrepris de châtier et d'anéantir les bandes de paysans armés qui désolaient la campagne et dévastaient la route en avant de notre armée ; mais sa cavalerie s'affaiblissait graduellement par suite des fatigues et du manque de vivres. Bien que, peu habitué à se décourager ou à s'inquiéter de l'avenir, le roi de Naples écrivit plusieurs fois de sou poste avancé, pour presser Napoléon de ne pas différer plus long temps une retraite qui était devenue absolument nécessaire. Ce fut pendant que les affaires étaient dans cette situation, le 5 octobre à minuit, que le général Lauriston arriva aux avant-postes russes ; il fut aussitôt admis à une entrevue avec Kutusow. Les hostilités furent à l'instant suspendues.

Lauriston proposa d'abord à Kutusow un échange de prisonniers : l'échange fut refusé, par cette raison bien simple que les soldats ne manquaient pas aux Russes, et que les rangs de ceux de Napoléon devaient s'éclaircir de jour en jour. Le négociateur français parla ensuite des bandes franches ; et proposa de mettre fin à ce genre de guerre inusité, et dans lequel tant de cruautés se commet talent. Kutusow répondit que cette espèce de guerre de partisans était, indépendante de ses ordres, et qu'elle était l'effet de l'esprit national qui portait les Russes à regarder l'invasion des Français comme une excursion de Tartares. Enfin, le général Lauriston en vint à l'objet véritable de sa mission, et demanda si cette guerre, qui avait pris, un caractère si inoui, devait toujours durer, en déclarant en même temps que le désir sincère de son maître, l'empereur, était de voir se terminer les hostilités entre deux grandes et généreuses nations.

Le vieux Russe vit dans le désir de la paix affecté par Napoléon, une preuve évidente de la nécessité où il était de la faire, et il résolut sur-le-champ de gagner du temps, ce qui devait augmenter, d'une part, les embarras des Français, et de l'autre, les moyens qu'il aurait lui-même d'en profiter. Il se montra tout disposé à concourir à une pacification ; mais il déclara qu'il lui était positivement défendu de recevoir des propositions à ce sujet, et même de les transmettre à l'empereur. Il refusa, donc d'accorder au général Lauriston le passeport qu'il lui demandait pour se rendre près d'Alexandre ; mais il lui offrit, de dépêcher le général Wolkonsky, aide-de-camp du czar, pour apprendre quel serait son bon plaisir.

Lauriston ne pouvait rien objecter contre cette proposition ; il conçut même l'espoir qu'elle conduirait à la réussite de sa mission, tant le général Kutusow et tous les officiers de son état-major semblaient déplorer les malheurs de la guerre ; ces derniers allèrent jusqu'à dire que l'annonce d'un traité serait accueillie à Pétersbourg par des réjouissances publiques. Ce rapport, transmis à Napoléon, le berça d'une fausse sécurité. Il en revint à sa première opinion, qui avait été ébranlée, mais non déracinée, et annonça à ses généraux, avec grande satisfaction, qu'ils n'avaient qu'une quinzaine de jours à attendre pour obtenir une pacification glorieuse. Il se vanta de connaître mieux que personne le caractère russe, et déclara que lorsque la nouvelle de son ouverture de paix arriverait à Pétersbourg, on n'y verrait plus que des feux de joie.

Cependant Napoléon ne comptait pas assez sur la paix pour approuver une sorte d'armistice que Murat avait conclue avec les Russes. Cet armistice devait être rompu par un simple avertissement donné trois heures d'avance par l'une ou l'autre des deux parties ; et, pendant sa durée, il n'existait que sur le front des deux armées, laissant aux Russes la liberté de continuer sur les flancs leur guerre de partisans avec autant de vivacité que jamais.

Durant cet armistice, un détachement de dragons de la garde impériale fut surpris par les cosaques. Deux convois considérables furent coupés et interceptés sur la route de Mojaïk, principale communication de l'armée française avec ses magasins et ses renforts. Les Français furent encore surpris dans la ville de Véréia, sur le flanc gauche de Murat, et y perdirent un détachement. Ainsi la guerre continuait partout, excepté sur le front des deux armées, où il y avait tant de probabilités qu'elle serait favorable aux Français.

Il ne faut pas accuser de cette fausse politique Napoléon, qui avait refusé d'autoriser l'armistice, mais Murat, pour qui c'était un plaisir de parader sur le terrain neutre entre les deux camps, en présence des soldats des deux armées ; là il se montrait dans tout son éclat, développant son adresse en équitation, son brillant uniforme ; recevant le salut respectueux des patrouilles russes, et les applaudissements des cosaques. Ceux-ci avaient coutume de s'attrouper autour de lui, autant par admiration réelle de sa bonne mine et de son caractère chevaleresque, qui étaient de nature à captiver des soldats formés par la nature, que par un instinct d'astuce qui leur faisait comprendre l'utilité de prolonger son illusion. Ils l'appelaient leur hettmann, et il était tout fier de leurs grossiers hommages.

Cependant les officiers russes des avant-postes commencèrent à tenir un langage de mauvais augure : ils demandaient aux Français s'ils étaient entrés en composition avec l'hiver du Nord, le plus formidable allié de la Russie. Attendez encore quinze jours, disaient-ils, et vos ongles tomberont ; vos doigts se détacheront de vos mains, comme les branches desséchées d'un arbre flétri. Le nombre des cosaques croissait au point de ressembler à une des anciennes migrations des Scythes ; et des figures sauvages et fantastiques, montées sur des chevaux indomptés dont la crinière balayait la terre, semblaient annoncer que les confins les plus reculés des déserts avaient vomi tous leurs habitans. Leurs chefs à barbes grises faisaient quelquefois entendre aux officiers français des remontrances dont le ton était tout différent de celui qui flattait les oreilles de Murat : N'avez-vous pas en France, disaient-ils, assez d'eau, assez d'air, pour subsister pendant toute votre vie, assez de terre pour vous couvrir après votre mort ? Pourquoi êtes-vous venus ici pour engraisser notre sol de vos restes, qui appartenaient de droit au pays sous lequel vous êtes nés.

Enfermé dans les appartenons du Kremlin, Napoléon persistait à attendre une réponse à la lettre dépêchée par Lauriston. Elle avait été envoyée le 6 à Saint-Pétersbourg, et l'on ne pouvait recevoir de réponse avant le 26. Faire un mouvement avant cette époque, c'eut été une mesure qui aurait pu paraître prudente sous le point de vue militaire ; mais, envisagée sous le rapport politique, elle aurait fait grand tort à la réputation de sagacité de l'empereur, et anéanti l'impression de son infaillibilité. Napoléon sentait qu'il avait tort, il en convenait presque, mais il ne persistait pas moins dans le plan qu'il avait adopté, séduit par l'espoir que la fortune, qui ne lui avait jamais manqué, lui serait encore favorable en cette conjoncture.

Le comte Daru proposa alors, dit-on, un projet bien hardi : c'était de faire de Moscou un camp retranché, et de s'y établir en quartier-d'hiver. On pouvait, disait-il, tuer le reste des chevaux et en saler la chair ; la maraude ferait le reste. Napoléon approuvait ce qu'il appelait un conseil de lion. Mais la crainte de ce qui pouvait se passer au sein de la France, dont ce plan l'aurait séparé pour six mois, le décida définitivement à le rejeter. On peut ajouter qu'il était probable qu'il deviendrait de plus en plus difficile de se procurer des vivres par la maraude, à mesure que l'hiver avancerait, et que la disette augmenterait, surtout quand tous les environs de Moscou étaient complètement ruinés. D'ailleurs, si Napoléon se fixait dans cette ville pour tout l'hiver, non seulement sa ligne de communication, mais la Lithuanie et le grand-duché couraient le risque d'être envahis. Au sud-ouest, il n'avait à compter que sur la foi douteuse de l'Autriche pour résister aux armées réunies de Tchitchakoff et de Tormasoff, qui pouvaient s'accroître jusqu'au nombre de cent mille hommes, et s'emparer de Varsovie et de Wilna. A l'extrémité septentrionale de sa ligne d'opération, Macdonald et Saint-Cyr pouvaient se trouver hors d'état de résister à Wittgenstein et à Steingen, et Napoléon avait derrière lui la Prusse, dont il croyait avec raison toute la population prête à prendre les armes contre lui à la première occasion favorable. Le projet de s'établir en quartier-d'hiver à Moscou fut donc rejeté, comme présentant trop de dangers.

Bientôt la chute des neiges rappela à l'empereur la rigueur du climat qu'il bravait, mais alors même il ne fit ses préparatifs de retraite qu'avec lenteur et répugnance ; quelques-unes de ses mesures semblèrent dictées par sa vanité plutôt que par son jugement. Il fit réunir tous les tableaux, tous les ornements des églises qui n'avaient pas été la proie des flammes, et les fit charger sur des chariots pour suivre la ligne de marche, déjà trop encombrée de bagages. Une croix colossale, qui s'élevait sur la tour d'Ivan-le-Grand, le clocher le plus haut de Moscou, en fut descendue, pour être ajoutée à tant de trophées. D'après le même principe, Napoléon se courrouça quand on lui proposa de laisser une partie de son immense train d'artillerie, devenu superflu à une armée décimée par ses victoires et le climat. Il ne voulait laisser aucun objet dont les Russes pussent s'enorgueillir.

Alexandre ne fit attention à la lettre qui lui avait été apportée par Wolkonsky que pour réprimander le prince Kutusow d'être entré en communication avec les généraux français ; il lui rappela combien ses instructions à ce sujet étaient positives ; il lui renouvela avec plus de force que jamais ses ordres précédents.

Le vieux général fit connaître à ses soldats la résolution invariable de l'empereur de n'accorder aucune condition de paix à Napoléon ; et répandant en même temps dans son camp la nouvelle de la victoire de Salamanque : Les Français, dit-il, sont chassés de Madrid. Le bras du Tout-Puissant s'appesantit sur Napoléon. Moscou sera sa prison, son tombeau et celui de sa grande armée. On va prendre la France en Russie.

Pendant qu'il encourage ainsi son armée, Kutusow se dispose à prévenir Napoléon, en mettant fin à l'armistice et en reprenant une vigoureuse offensive. Un cosaque se chargea de dénoncer la reprise des hostilités ; il tira sur Murat et lui fit une blessure légère. Dès lors le roi de Naples ne douta plus que sa faible armée ne fût promptement attaquée ; en effet, les Russes vinrent le surprendre avant qu'il eût eu le temps de faire toutes ses dispositions de défense, et sans la brillante résistance des Polonais, commandés par Poniatowski, son avant-garde eût peut-être été entièrement détruite. Murat, toutefois, éprouva des pertes notables. Son artillerie et douze cents prisonniers restèrent au pouvoir de l'ennemi.

Ce fut le 18 octobre que d'abord le bruit du canon, et bientôt après l'arrivée d'un officier, annoncèrent à Napoléon la nouvelle de cet échec. L'énergie de son caractère, qui, durant le temps qu'il avait passé à Moscou dans une sorte d'irrésolution, avait paru sommeiller, se réveilla tout à coup. Les ordres sortirent comme un torrent de sa bouche, sans qu'il hésitât un instant, et il dirigea la marche de ses troupes pour soutenir Murat à Worodonow. Malgré la multiplicité et la variété de ces ordres, chacun d'eux était clair par lui-même, et se rattachait exactement aux autres, de manière à donner un ensemble parfait à tous les mouvements. Une partie de l'armée se mit en marche cette nuit même, et le reste eut ordre de partir le lendemain matin. On laissa dans le Kremlin, sous les ordres du maréchal Mortier, une garnison en arrière-garde. Napoléon peut-être alors n'avait pas encore l'intention de faire une retraite définitive.