HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME SECOND

 

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Départ de Paris. — Séjour à Dresde. — Ambassade de Varsovie. — Ouverture de la campagne. — Passage du Niémen. — Occupation de Wilna. — La diète de Varsovie. — Napoléon et les Polonais. — Passage de la Dwina. — Combat d'Ostrowno. — Occupation de Witepsk. — Passage du Dnieper. — Prise de Smolensk.

1812.

 

Napoléon partit de Paris le 9 mai ; quatre jours après, il passa le Rhin, et arriva à Dresde au milieu des feux de joie. Jamais potentat n'étala plus de magnificence qu'il ne fit pendant son séjour dans cette capitale ; sa grandeur était parvenue à un si haut période, que, dédaignant les hommages vulgaires, il lui fallait des rois pour courtisans. Napoléon était le roi des rois, le véritable empereur de l'Europe.

L'empereur d'Autriche et son épouse se rendirent près de leur gendre tout-puissant ; le roi de Prusse vint grossir le cortège qui était des plus brillants. L'empereur vécut quelque temps au milieu des fêtes ; toutefois son esprit actif se lassa bientôt de cette pompe, qui pouvait satisfaire un instant sa vanité, mais qui ne présenta à son imagination que du vide et de la frivolité. Il fit venir l'abbé de Pradt, évêque de Malines, dont 3 désirait employer les talents en qualité d'ambassadeur à Varsovie. Je suis sur le point de vous essayer, lui dit-il ; vous pouvez bien croire que je ne vous ai pas fait venir ici pour y dire la messe ; il faut que vous vous formiez un grand établissement, et que vous ne perdiez pas de vue les femmes ; leur influence est essentielle en ce pays. Vous connaissez la Pologne ; vous avez lu Rulhières. Quant à moi, je vais battre les Russes. Il faut que tout soit fini à la fin de septembre ; peut-être même y a-t-il déjà du temps de perdu. Je m'ennuie ici à la mort ; voilà huit jours que je joue ici le rôle de galant auprès de l'impératrice d'Autriche. Il exprima alors, par quelques allusions indirectes, la menace de forcer l'Autriche à renoncer à la Gallicie, et à accepter une indemnité en Illyrie, ou à s'en passer tout-à-fait. Quant à la Prusse, il avoua son intention de l'anéantir, quand la guerre serait terminée, et de la dépouiller de la Silésie. Je vais à Moscou, ajouta-t-il ; une ou deux batailles en feront la façon. Je brûlerai Toula : l'empereur Alexandre se mettra à genoux, et voilà la Russie désarmée. Tout est prêt, et l'on m'y attend. Moscou est le cœur de l'empire russe. D'ailleurs je ferai la guerre avec du sang polonais. Je laisserai en Pologne cinquante mille Français. Je ferai de Dantzick un second Gibraltar. J'accorderai aux Polonais un subside de cinquante millions par an : je puis faire cette dépense. Si la Russie n'y était comprise, le système continental ne serait qu'une bêtise. L'Espagne me coûte bien cher ; sans elle je serais le maître de l'Europe : mais quand cela sera fait, mon fils n'aura qu'à s'y tenir, et il ne faut pas être bien fin pour cela. Allez prendre vos instructions chez Maret.

Cette confiance complète dans le succès était généralement partagée par tous ceux qui approchaient de la personne de Napoléon. Les jeunes militaires regardaient l'expédition de Russie comme une partie de chasse qui devait durer deux mois. L'armée était remplie d'espoir. Tous les soldats qui n'en faisaient point partie se plaignaient de leur mauvaise étoile et de Napoléon, qui ne les avait point appelés à une entreprise si glorieuse.

Cependant Napoléon fit une dernière tentative de négociation. Le général Lauriston avait été dépêché à Wilna pour avoir une communication définitive avec Alexandre. Le comte de Narbonne fut chargé d'aller inviter le czar à avoir une entrevue avec Napoléon à Dresde, dans l'espoir qu'en traitant personnellement, les deux souverains pourraient reprendre leurs habitudes d'intimité, et aplanir entre eux les difficultés qu'ils n'avaient pu arranger par l'intermédiaire de leurs ambassadeurs. Mais Lauriston ne put obtenir d'audience de l'empereur, et le rapport de Narbonne tendait décidément à la guerre. Il trouva que les Russes n'étaient ni abattus ni exaltés, mais qu'ils étaient arrivés à la conclusion générale que la guerre était inévitable ; il valait mieux s'y résigner que de souscrire à une paix honteuse.

Le 29 mai Napoléon quitta Dresde pour se rendre à Thorn. Pendant qu'il entrait dans cette ville, le vice-roi, ayant devancé son armée, reconnaissait les bords du Bug et de la Narew, et s'occupait à lier par un système de défense la ligne que présente cette dernière rivière avec celle des lacs, qui s'étendent d'Angerburg à Johannisberg. La forteresse de Modlin attira plus particulièrement son attention ; les dispositions qu'il prit firent croire que la Wolhynie serait le théâtre de la guerre.

Napoléon, de son côté, visita la place de Dantzick, dont il avait renforcé la garnison, et qu'il regardait comme la plus importante de son empire. Osterode, Liebstad, Kreustbourg, Kœnigsberg et Pillau le reçurent successivement. Peu de jours après, marchant avec le centre de son armée, il longea la Prégel jusqu'à Gumbinnen. Napoléon s'arrêta quelque temps dans cette ville, où le général de Narbonne, qu'il avait envoyé près d'Alexandre, apporta l'ultimatum de ce souverain. L'empereur des Français, mécontent des conditions qu'on voulait lui prescrire, ne désespéra pas encore de ramener le czar à des sentiments plus pacifiques : il tenta une nouvelle démarche : mais, comme elle fut infructueuse, il continua de s'avancer, et établit, le 22, son quartier général à Wilkowiski, où il mit à l'ordre du jour la proclamation suivante :

SOLDATS,

La seconde guerre de Pologne est commencée, la première s'est terminée à Friedland et à Tilsitt : à Tilsitt, la Russie a juré éternelle alliance à la France, et guerre à l'Angleterre. Elle viole aujourd'hui ses serments ! elle ne veut donner [aucune explication de son étrange conduite, que les aigles françaises n'aient repassé le Rhin, laissant par là nos alliés à sa discrétion.

La Russie est entraînée par la fatalité. Ses destins doivent s'accomplir. Nous croit-elle donc dégénérés ? Ne serions-nous donc plus les soldats d'Austerlitz ? Elle nous place entre le déshonneur et la guerre. Le choix ne saurait être douteux. Marchons donc en avant ! Passons le Niémen, portons la guerre sur son territoire. La seconde guerre de Pologne sera glorieuse aux armées françaises comme la première ; mais la paix que nous conclurons portera avec elle sa garantie, et mettra un terme à la funeste influence que la Russie a exercée depuis cinquante ans sur les affaires de l'Europe.

 

Le 25, toute l'armée, à l'exception du 4e corps, resté en observation, était sur la rive droite du Niémen. Elle avait effectué le passage de ce fleuve sur trois points sans être inquiétée. Quelques partis de Cosaques, qui étaient dans les environs de Kowno, se retirèrent précipitamment. On dit qu'au moment où l'empereur poussait son cheval vers le Niémen, cet animal broncha et lui fit perdre les arçons. Mauvais présage, s'écria une voix, un Roumain retournerait sur ses pas. Mais on ne put distinguer si c'était celle de l'empereur ou de quelqu'un de sa suite.

Les pluies avaient gonflé la Wilia. Les ponts sur cette rivière ayant été rompus, l'empereur ordonna à un escadron polonais de la traverser à la nage. Ces braves gens n'hésitèrent pas à s'y précipiter ; mais avant qu'ils en eussent atteint le milieu, le torrent irrésistible rompit leurs rangs ; ils furent entraînés par les eaux, et périrent jusqu'au dernier sous les yeux de Napoléon. Une vive douleur le saisit lorsqu'il vit ces braves soldats, au moment d'être engloutis, suspendant leurs efforts, tourner la tête vers lui et s'écrier : Vive l'empereur ! Les spectateurs étaient immobiles d'horreur.

Le 27, toute l'armée était passée sur l'autre rive, et une députation vint de Wilna au-devant de Napoléon pour lui remettre les clés de la ville. L'empereur de Russie, ayant abandonné cette résidence deux jours auparavant, avait ordonné la retraite sur la Dwina et le Dnieper. On occupa Wilna sans éprouver d'obstacle : il n'y eut que de légères escarmouches entre notre avant garde et les cosaques ; Les Russes en s'éloignant incendièrent les magasins qu'ils avaient formés autour de la place.

Pendant que la capitale de la Lithuanie devenait le point de concentration de la grande armée, des proclamations annonçaient aux Lithuaniens la régénération de leur ancienne patrie. Une diète générale avait été convoquée à Varsovie, afin de diriger l'élan national, et de prendre toutes les mesures nécessaires pour qu'à l'ombre des aigles françaises la Pologne pût recouvrer son indépendance. Des adresses pleines d'énergie et d'enthousiasme appelèrent bientôt tous les Polonais à se joindre à la cause commune, pour affranchir leur pays et lui rendre le lustre dont il brillait au temps des Ladislas et des Sigismond. La diète, dans une de ses premières séances, arrêta qu'une députation se rendrait auprès de l'empereur des Français pour l'engager à couvrir de sa protection le berceau de la Pologne renaissante. Cette députation, admise le 11 juillet auprès de Napoléon, lui soumit l'acte de confédération dont les dispositions principales avaient pour objet la fusion en un seul royaume de toutes les parties détachées de l'antique héritage des Piast et des Jagellons ; mais le conquérant ne promit que d'une manière évasive. La liberté que la noble nation polonaise semblait demander parut l'inquiéter et le surprendre ; il craignit un moment que cette assemblée, qu'il avait convoquée uniquement pour seconder ses vues, ne fût un jour rebelle à ses volontés. Aussi ne s'engagea-t-il à rien ; il demanda des sacrifices énormes et un dévouement qui ne pouvait résulter d'un vague espoir. Il exigeait que les provinces soumises aux Russes se déclarassent, même avant son arrivée ; enfin ses conclusions furent qu'il fallait renoncer à la Gallicie, puisqu'il en avait garanti la possession à l'Autriche. Cette réponse glaça tous les cœurs. Les Polonais qui croyaient toucher au moment fortuné de leur délivrance, cessèrent de se réjouir : ils n'avaient plus à espérer un gouvernement de leur choix. Déjà ils s'étaient flattés de voir les armes de la Lithuanie reparaître dans leur écusson ; par une illusion touchante et sublime, ils s'étaient persuadés qu'ils entendraient bientôt dans les champs fertiles de la Volhynie, dans les vastes plaines de la Nodolie et de l'Ukraine, ce cri joyeux, vive la Pologne ! vive la patrie ! et maintenant ils acquéraient l'affligeante certitude que le bonheur qu'ils convoitaient ne dépendait plus d'un sentiment généreux, mais des froids calculs de la politique du guerrier dont ils avaient invoqué l'appui. Les Lithuaniens, d'abord prêts à se lever pour marcher avec nous, revinrent subitement de l'impulsion que leur avait donnée la présence au milieu d'eux du monarque dans lequel ils avaient cru voir un libérateur, Dès ce moment, la cordialité fit place à la défiance, et peu s'en fallut que l'affection du peuple pour les Français ne se changeât en haine : nous ne venions plus pour arracher ce peuple à la domination des étrangers que la fraude et le crime lui avaient donnés pour maîtres.

La première rencontre avec les Russes eut lieu le 28 juillet, tout près de Develtovo. La canonnade s'engagea d'une manière assez vive : l'ennemi, quoique renforcé par deux régiments de la garde du czar, ne conserva pas sa position ; culbuté par nos troupes jusque sur la Dwina, il détruisit ses magasins et repassa le pont construit sur ce fleuve avec une si grande précipitation, qu'il n'eut pas le temps de le brûler. Le lendemain, le 4e corps, ayant franchi le Niémen à Pilony, commença son mouvement et se dirigea sur Zismori. Sur ces entrefaites, le roi de Naples, à la tête du 1er et 2e corps de cavalerie, poursuivait les 5e et 4e corps russes, ainsi que la garde d'Alexandre, qui, par Sventsianouï et Vidzouï, se retiraient dans leur Camp retranché de Drissa. Plusieurs fois les cavaliers polonais atteignirent l'arrière-garde de Barclay de Tolly ; toujours ils se montrèrent animés par l'enthousiasme et la passion. Auprès de Sventsianouï, on eut beaucoup de peine à sauver un escadron de hulans, qui tomba entre leurs mains.

Napoléon ayant été informé, pendant son séjour à Wilna, que le 6e corps russe, commandé par Doctorow, s'était mis en route pour joindre Barclay de Tolly, ordonna à la cavalerie d'avant-garde et à une partie du premier corps de se mettre en marche pour s'opposer à cette jonction, et envoya vers Minsk le maréchal Davoust, avec deux divisions de son corps, pour empêcher Bagration de se concentrer sur la Dwina.

Bagration, se voyant à la fois attaqué de front par le roi de Westphalie et par Reynier, qui venait de Slonim : poussé par sa gauche par le prince de Schwarzenberg, nouvellement entré en Volhynie ; enfin menacé à sa droite par le maréchal Davoust, se retira sur le Dnieper, après avoir été battu à Mohilow.

Le centre de notre armée avait suivi la direction de Dunabourg, et harcelait l'ennemi, qui, en se retirant, coupait tous les ponts. La brigade Suhervie, en arrivant auprès de la Dwina, chargea la cavalerie russe avec la plus grande intrépidité, et fit deux cents prisonniers. Les ennemis paraissant déterminés à défendre cette ligne le général Montbrun fit avancer cinq pièces d'artillerie légère, dont le feu les força de s'éloigner. En même temps, le corps de Nansouty passait la Dwina à Pastavouï, où le général de brigade Roussel culbuta plusieurs escadrons russes. Le maréchal Macdonald, après avoir quitté Rossiéna, capitale de la Samogitie, se porta en avant. Deux régiments prussiens marchèrent sur Telch, et le général de brigade Ricard, ainsi qu'une partie de la division Grandjean, entrèrent dans Poneviej, dont elles sauvèrent les magasins. Sur ces entrefaites, le 4e corps manœuvrait sur Minsk, pour couper l'hetmann Platow, qui, avec quatre mille cosaques, cherchait à se rapprocher du gros de l'armée russe. La difficulté des chemins empêcha le succès de cette opération.

Cependant Napoléon se préparait à partir de Wilna, et le quartier-général fut transféré à Gloubokoé. Le 4e corps se portait sur Vileïka ; le roi de Naples, appuyé des 2e et 5e corps, opérait à Drouïa sa jonction avec le maréchal Oudinot, venant de Dunabourg, où il avait fait lever le plan des ouvrages construits par l'ennemi ; ainsi on poussait de position en position la première armée de l'Ouest derrière la Dwina. Le général Sébastiani, commandant l'avant-garde, ayant rejeté les Russes de l'autre côté de celte rivière, les croyait en pleine retraite sur tous les points ; mais cette erreur devint fatale au général Saint-Geniez, qui, surpris par un corps de dix mille ennemis, fut fait prisonnier. Sa brigade ne parvint à se sauver qu'après avoir essuyé des pertes considérables.

A l'extrême gauche de l'armée, le maréchal Macdonald obtenait des avantages signalés, et prenait possession entière de la Courlande, province qui pouvait offrir de grandes ressources, particulièrement pour les remontes de la cavalerie. A la droite, Davoust continuait à poursuivre Bagration et Platow, qu'il ne put parvenir à entamer. Vers cette époque, la cavalerie polonaise du général Rozniecki, s'étant trop inconsidérément engagée, éprouva un échec à Romanow.

L'armée française marcha plusieurs jours sans rencontrer d'obstacles. Parvenue sur les bords de l'Oula, elle s'étonnait d'avoir parcouru un si grand espace presque sans combattre. La tranquillité que lui laissaient ses adversaires paraissait incompréhensible, et chacun, d'après son opinion, formait les conjectures les plus opposées et les plus étranges. La surprise redoubla, quand l'on sut que les généraux Lefebvre Desnouettes et Nansouty, s'étant emparés de Disna et de Polotsk, avaient forcé l'ennemi d'abandonner son camp retranché de Drissa, pour remonter à la hâte la Dwina. La force de cette position et les travaux qu'on y avait exécutés pendant un an avaient fait augurer qu'elle serait bien défendue.

Ce fut à Ostrowno, à six lieues de Witepsk, que se donna le premier combat remarquable de la campagne. Le 26 juillet, on rencontra l'ennemi en position devant cette ville, et on l'attaqua vivement. Il fit tous ses efforts pour résister à l'impétuosité de nos troupes ; mais, en peu de temps, il fut culbuté. Quatorze pièces de canon tombèrent en noire pouvoir ; un grand nombre de morts, laissés sur le champ de bataille, attesta la valeur du 7e et du 8e régiments de hussards, dont les charges brillantes décidèrent du succès. Les Français eurent à déplorer la perte du brave général Roussel, tué par un dragon russe.

Le lendemain, on atteignit encore l'armée ennemie ; postée à une lieue d'Ostrowno, entre des bois qui en rendaient l'approche très-difficile. Après une défense opiniâtre, les Russes furent contraints de céder le champ de bataille. On les poursuivit vivement, mais les chances de cette journée nous eussent peut-être été défavorables, si, au fort de l'action, le 16e régiment de chasseurs à cheval, chargé par plusieurs escadrons de cosaques de la garde, n'eût été dégagé par deux cents voltigeurs, que commandaient les capitaines Guyard et Savary. Dans celte occasion, ces guerriers attirèrent sur eux l'attention de toute l'armée, qui, campée sur un coteau, assistait à leurs exploits, et donnait à leur valeur des applaudissements justement mérités. Napoléon, témoin de ce beau fait d'armes, envoya demander de quel corps étaient ces soldats. Ils répondirent : du 9e régiment, et les trois quarts enfants de Paris !Dites-leur, ajouta l'empereur, que ce sont de braves gens ; ils méritent tous la croix.

Le combat ne fut pas meurtrier. Cependant, dans le petit nombre de morts, on cita le colonel du génie Liédot, homme vraiment digne du corps auquel il appartenait. Durant l'expédition d'Egypte, il s'était fait remarquer par son courage, et avait déployé une rare habileté dans la construction des places d'Italie.

Le 28, l'armée française entra dans Witepsk après une affaire peu sérieuse. Les Russes, en prenant de nouvelles positions, avaient laissé voir des forces considérables tant en cavalerie qu'en infanterie, et l'on s'attendait que la journée suivante serait marquée par une grande bataille. Notre armée s'était, en conséquence, portée en avant ; mais, quand elle s'ébranla, l'ennemi avait continué sa retraite sur Smolensk. Aussitôt qu'on se fût aperçu que les Russes avaient levé leur camp, toutes les divisions se mirent à leur poursuite, à l'exception de la garde impériale, qui alla s'établir à Witepsk, où Napoléon semblait vouloir séjourner. De l'autre côté de la route, les cosaques furent chargés par le général Lefebvre-Desnouettes, commandant la cavalerie légère de la garde. Après celle escarmouche, les Français rétrogradèrent sur le quartier général, et s'étendirent dans les environs, où ils prirent des quartiers de rafraîchissements. Napoléon manifesta alors sa volonté de terminer à Witepsk l'invasion et la guerre. La campagne de 1812 est finie, dit-il, 1813 fera le reste.

Witepsk, chef-lieu du gouvernement de ce nom, était presque désert : toute la population de la ville avait pris la fuite. Le pays, ruiné par des nuées de cosaques, qui, avant de l'abandonner, avaient détruit tout ce qu'ils n'avaient pu emporter, n'offrait que peu de ressources. Depuis plus de deux mois la Pologne et la Lithuanie, dans un espace d'environ trois cents lieues, n'avaient présenté à nos soldats que des villages sans habitans et des campagnes saccagées. L'armée, longtemps assujettie à des privations, se trouvait dans une situation d'autant plus alarmante, qu'éloignée de ses magasins, il lui était impossible de former de nouveaux approvisionnements. Réduite à se suffire à elle-même, elle fut obligée de déployer une grande activité pour se procurer des subsistances. L'enlèvement des convois ennemis était le moyen le plus efficace de sortir de cet état de détresse.

Cependant les Russes, voyant leurs deux ailes réunies, au nombre de cent vingt mille hommes, n'étaient pas disposés à rester dans l'inaction. Ils conçurent le projet de surprendre Napoléon, à Witepsk même, par un mouvement subit, avant qu'il eût pu concentrer ses troupes. Dans cette vue, le général Barclay de Tolly fit marcher une partie considérable de la grande armée sur Rudneia, position à mi-chemin entre Witepsk et Smolensk, et qui formait à peu près le centre des lignes françaises. Cette manœuvre commença le 26 juillet ; mais le lendemain, Barclay de Tolly reçut de ses avant-postes des avis qui le portèrent à croire que Napoléon fortifiait son flanc gauche dans le dessein détourner l'aile droite des Russes et d'attaquer Smolensk sur leurs derrières. Pour prévenir cet accident, Barclay de Tolly suspendit sa marche de front, et, par un mouvement de flanc, commença à étendre son aile droite, afin de couvrir Smolensk. Celle erreur, car c'en était une, mit son avant-garde, qui n'avait pas été informée de ce changement de plan, en danger à Inkowo, place située à environ deux verstes de Rudneia.

Tandis que Barclay de Tolly concevait l'espérance de surprendre Napoléon, celui-ci, forcé de continuer cette guerre qu'il eût voulu suspendre, avait formé un projet digne de son génie élevé, et s'apprêtait à effectuer la surprise dont il avait été lui-même menacé. Sans laisser suspendre l'exécution de son plan par l'escarmouche qui avait eu lieu sur son front, il résolut de changer entièrement sa ligne d'opérations de Witepsk sur la Dwina, de concentrer son armée sur le Dnieper, en faisant d'Oresa le point central de ses opérations : il tournait ainsi la gauche des Russes au lieu de la droite, comme Barclay l'avait cru, et espérait gagner leurs derrières, s'emparer de Smolensk, et agir sur leurs lignes de communication avec Moscou. Dans ce dessein, Napoléon retira ses forces de Witepsk et de la ligne sur la Dwina, avec autant d'habileté que de promptitude, et jetant quatre ponts sur le Dnieper, il le fit traverser par Ney, le vice-roi d'Italie, et Davoust ; le roi de Naples les accompagna à la tête de deux grands corps de cavalerie ; Poniatowski et Junot s'avancèrent par différentes routes pour soutenir ce mouvement. Ney et Murât, qui commandaient l'avant-garde, firent tout plier devant eux jusqu'à leur arrivée, le 14 août, près de Krasnoé, où une action acharnée eut lieu.

Cette manœuvre, qui transporta la ligne d'opérations de Napoléon, de la Dwina au Dnieper, a été admirée par les tacticiens des deux nations.

Dès le 16 au matin, Ney se présenta le premier devant Smolensk. Celte grande et belle cité a pour enceinte une ancienne muraille crénelée, de quatre mille toises de circuit, épaisse de dix pieds, haute de vingt-cinq, et de distance en distance flanquée d'énormes tours, formant des bastions dont la plupart étaient armés de pièces de gros calibres. Dès notre apparition, l'un des faubourgs fut enlevé de vive force par un bataillon du 16e régiment qui, s'étant élancé au pas de charge, rejeta dans leurs retranchements quatre mille hommes protégés par des travaux et de l'artillerie. Le maréchal Ney déclara dans son rapport que celte attaque victorieuse, pendant laquelle il avait été blessé, était le fait d'armes le plus valeureux qu'il eût vu depuis qu'il faisait la guerre.

L'ennemi occupait Smolensk avec trente mille hommes. Aussi le succès de Ney ne pouvait être qu'un prélude. Plus tard, dans la même journée, on vit s'avancer les troupes de Napoléon du côté de l'est, sur une rive du Dnieper, tandis que, presque au même instant, des nuages des poussières enveloppaient de longues colonnes qu'on voyait se mouvoir sur l'autre rive, et arriver de différents points avec une rapidité peu commune. C'était la grande armée russe sous Barclay de Tolly, et les troupes de Bagration, qui s'avançaient à marches forcées pour secourir Smolensk : leur force s'élevait à cent vingt mille hommes.

A cette vue, Napoléon, transporté de joie, bat des mains et s'écrie : Enfin je les tiens ! Il ne doutait pas que le dessein des Russes ne fût de traverser la ville, de se déployer en avant des portes, et de lui offrir sous les murailles cette bataille générale qu'il désirait si ardemment, et de laquelle tant de choses dépendaient. Il prit toutes les mesures nécessaires pour disposer sa ligne. Mais Barclay de Tolly était bien décidé à ne pas mettre en danger le salut de son armée. Il envoya sur Ellnia son collègue plus impatient, le prince Bagration, qui aurait volontiers livré bataille ; et lui-même entra dans Smolensk, mais uniquement pour couvrir la fuite des habitons et évacuer les magasins.

Les derniers regards de Napoléon se portèrent sur les champs encore vides qui séparaient son armée de Smolensk. Rien n'annonçait que l'ennemi se disposât à en sortir. Murât, habitué à voir fuir les Russes depuis l'ouverture de la campagne, assurait qu'ils n'auraient pas envie de combattre ; Davoust fut d'un avis contraire. Lorsque parut, le jour, le terrain sur lequel Napoléon comptait voir l'ennemi était désert comme auparavant. Bientôt on vit la grande route, sur l'autre rive du Dnieper, couverte de troupes et d'artillerie ; la grande armée russe était en pleine retraite. Napoléon, irrité, prit sur-le-champ des mesures pour l'assaut de la ville, voulant s'en emparer le plus tôt possible, afin de profiler du pont qui s'y trouvait pour traverser le Dnieper, et pour suivre les Russes dans leur fuite.

L'attaque de Smolensk commença aussitôt ; cette place se défendit avec la même vigueur que la veille. L'artillerie de campagne ne pouvait suffire contre ses remparts, l'armée éprouva des pertes notables dans cinq assauts successifs. Mais le succès de celte défense ne changea pas la résolution, prise par Barclay de Tolly, d'évacuer la place. Vers le milieu de la nuit, tandis que les Français y jetaient quelques bombes, ils virent des feux qui commençaient à s'allumer avec plus de rapidité et d'étendue que leur bombardement ne pouvait l'occasionner. C'était les troupes russes qui, ayant achevé d'évacuer ou de détruire les magasins, incendiaient la ville, et forçaient les habitais à les suivre dans leur fuite. Les Français entrèrent dans Smolensk le lendemain matin 18 août. La ville presque entière avait été la proie des flammes ; nos régiments traversèrent avec ordre, musique en tête et drapeaux déployés, ces décombres fumants que la haine des Russes leur laissait pour seuls trophées de leur victoire.