SOMMAIRE : Napoléon à Bayonne. — Sa lettre à Ferdinand. — Réponse de ce prince. — Preuve de sa duplicité. — Les Bourbons d'Espagne en France. — Insurrection de Madrid. — Abdication de Ferdinand et de.son père. — Joseph Bonaparte est envoyé en possession de leur couronne. — Retour de Napoléon à Paris. — Il se rend à Erfurt. — Le congrès. — Mutuelles protestations d'amitié d'Alexandre et de Napoléon.1808.Napoléon, résolu comme il l'était à ruiner la puissance de l'Angleterre partout où son influence se faisait ressens tir, devait nécessairement avoir des vues sur la péninsule hispanique. Sans doute il lui importait peu d'étendre, par un des membres de sa famille, sa domination sur ce pays, et, dans ses projets, il y avait moins de l'ambition d'homme que du dessein de nuire à un ennemi qu'il désirait expulser du continent européen. Les événements d'Aranjuez semblaient favorables à de telles intentions ; Napoléon résolut d'en profiter pour enlever aux Bourbons le seul trône sur lequel cette maison régnât encore. L'entreprise pouvait être injuste ; à ce titre elle a été blâmée, mais on ne niera pas qu'elle fut conforme à la saine politique ; car parmi les princes qui, clans l'ordre ordinaire, pouvaient être appelés à régner sur l'Espagne, il n'y en avait aucun sur l'alliance duquel il pût compter. Charles IV n'avait point de volonté, et rétablir son autorité, c'était relever Godoy, et irriter la nation. Reconnaître le fils, c'était donner un ami à l'Angleterre. Toutefois l'empereur n'avait pas encore de plan déterminé lorsqu'il se rendit à Bayonne, où il arriva dans la nuit du 14 au 15 avril 1808. Le lendemain, il écrivit à Ferdinand cette lettre où l'on remarque un mélange de sévérité et de bienveillance : Mon frère, j'ai reçu la lettre de V. A. R. ; elle doit avoir acquis la preuve dans les papiers qu'elle a eus du roi son père, de l'intérêt que je lui ai toujours porté. Elle me permettra, dans la circonstance actuelle, de lui parler avec franchise et loyauté. En arrivant à Madrid, j'espérais porter mon illustre ami à quelques réformes nécessaires dans ses états, et à donner quelques satisfactions à l'opinion publique. Le renvoi du prince de la Paix me paraissait nécessaire pour son bonheur et celui de ses sujets. Les affaires du Nord ont retardé mon voyage. Les événements d'Aranjuez ont eu lieu. Je ne suis point juge de ce qui s'est passé et de la conduite du prince de la Paix ; mais ce que je sais bien, c'est qu'il est dangereux pour les rois d'accoutumer les peuples à répandre du sang, et à se faire justice eux-mêmes. Je prie Dieu que V. A. R. n'en fasse pas elle-même un jour l'expérience. Il n'est pas de l'inté rêt de l'Espagne de faire du mal à un prince qui a épousé une princesse du sang royal, et qui a longtemps régi le royaume. Il n'a plus d'amis ; V. A. R. n'en aura plus, si jamais elle est malheureuse. Les peuples se vengent volontiers des hommages qu'ils nous rendent. Comment, d'ailleurs, pourrait-on faire le procès au prince de la Paix sans le faire à la reine et au roi votre père ? Ce procès alimentera les haines et les passions factieuses. Le résultat sera funeste pour votre couronne ; V. A. R, n'y a des droits que ceux que lui a transmis sa mère. Si le procès la déshonore, V. A. R. déchire par là ses droits, Qu'elle ferme l'oreille à des conseillers faibles et perfides ; elle n'a pas le droit de juger le prince de la Paix. Ses crimes, si on lui en reproche, se perdent dans les droits du trône,. J'ai souvent manifesté le désir que le prince de la Paix fût éloigné des affaires. L'amitié du roi Charles m'a porté souvent à me taire, et à détourner les yeux des faiblesses de son attachement. Misérables hommes que nous sommes ! Faiblesse et erreur, c'est notre devise. Mais, tout cela peut se concilier : que le prince de la Paix soit exilé de l'Espagne, et je lui offre un refuge en France. Quant à l'abdication de Charles IV, elle a eu lieu dans un moment où nos armées couvraient les Espagnes, et aux yeux de l'Europe et de la postérité, je paraîtrais n'avoir envoyé tant de troupes en Espagne que pour précipiter du trône mon ami et mon allié. Comme souverain voisin, il m'est permis de vouloir connaître, avant de reconnaître cette abdication.. Je le dis à V. A. R... aux Espagnols, au monde entier, si l'abdication du roi Charles est de pur mouvement, s'il n'a pas été forcé par l'insurrection et l'émeute d'Aranjuez, je ne fais aucune difficulté de l'admettre, et reconnais V. A. R. comme roi d'Espagne : je désire donc causer avec elle sur cet objet. La circonspection que je porte depuis un mois dans cette affaire doit lui être un sûr garant de l'appui qu'elle trouvera en moi, si, à son tour, des factions, de quelque nature quelles fussent, venaient, à l'inquiéter sur son trône. Quand le roi Charles me fit part de l'événement du mois d'octobre dernier, j'en fus douloureusement affecté, et je pense avoir contribué par les insinuations que j'ai faites, à la bonne issue de l'affaire de l'Escurial. V. A. R. avait bien des torts, je n'en veux pour preuve que la lettre qu'elle m'a écrite, et que j'ai constamment voulu ignorer. Roi à son tour, elle saura combien les droits du trône sont sacrés. Toute démarche près d'un souverain étranger de la part d'un prince héréditaire est criminelle. Le mariage d'une princesse française avec V. A. R., je le tiens conforme aux intérêts de mon peuple, et surtout comme une circonstance qui m'attacherait par de nouveaux liens à une maison dont je n'ai eu qu'à me louer depuis que je suis monté sur le trône. V. A. R. doit se méfier des écarts, des émotions populaires. On pourra commettre quelques meurtres sur mes soldats isolés, mais la ruine de l'Espagne en serait le résultat. J'ai vu déjà avec peine qu'à Madrid on ait répandu des lettres du capitaine-général de la Catalogne, et fait tout ce qui pouvait donner du mouvement aux têtes. V. A. R. connaît ma pensée tout entière ; elle voit que je flotte entre diverses idées qui ont besoin d'être fixées ; elle peut être certaine que, dans tous les cas, je me comporterai avec elle comme envers le roi son père ; qu'elle croie à mon désir de tout concilier, et de trouver des occasions de lui donner des preuves de mon affection et de ma parfaite estime. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, mon frère, en sa sainte garde. NAPOLÉON. Pendant que Napoléon accourait vers la frontière du midi, Murat faisait répandre à Madrid le bruit de son arrivée prochaine en Espagne, et toute la cour se disposait à aller au-devant de lui. Le départ du jeune roi éprouva une vive opposition. Les gens prévoyants auguraient mal de ce voyage. Ferdinand publia une proclamation pour rassurer ses sujets ; mais l'inquiétude redoubla lorsqu'on vit le prince de la Paix prendre en même temps la route de Bayonne. C'est à l'intervention puissante dé Napoléon que le prisonnier avait dû sa délivrance ; cette complaisance acheva de perdre l'empereur aux yeux des Espagnols. Soit pressentiment, soit crainte de déplaire à son peuple, Ferdinand s'arrêta quelque temps à Vittoria. Ce fut dans cette ville qu'il reçut la lettre de l'empereur. Les insinuations de Savary, qui lui avait été dépêché, le tirèrent de son indécision : il se détermina à poursuivre sa route. Il y eut une espèce d'émeute pour l'en empêcher. Les habitants de Vittoria coupèrent les traits de sa voiture, et le conjurèrent de ne pas s'éloigner. Mais le jeune prince était environné de courtisans qui avaient intérêt à ménager l'empereur, et qui craignaient que le vieux roi ne reprit son autorité. Leurs conseils l'emportèrent sur les vœux d'une immense population. Ferdinand assura à son peuple que l'amitié la plus tendre existait entre lui et l'empereur, et que, dans quatre ou cinq jours, on remercierait Dieu de cette courte absence qui devait avoir de si heureux résultats pour l'Espagne. Le 19 avril, il s'arrêta à Iran, à quelques pas de la France. De là, il écrivit à l'empereur : Monsieur mon frère, je viens d'arriver à Irun, et je me propose d'en partir demain malin à huit heures pour avoir l'avantage de faire la connaissance de V. M. impériale et royale, en la maison de Marrac, ce que j'ambitionne depuis longtemps, si toutefois elle veut bien le permettre. Ainsi Ferdinand venait de son propre mouvement. Napoléon, ne pouvant en croire à cet égard le rapport de son aide-de-camp, s'écria : Comment ! il vient ? Non, cela n'est pas possible. Ferdinand entra le 20 à Bayonne, et dès le lendemain ses ministres et ceux de l'empereur entamèrent la discussion des affaires : il fut question de lui donner la couronné d'Etrurie en faveur d'une renonciation pleine et entière à tous ses droits sur celle d'Espagne ; mais on ne termina rien, attendu que la présence du roi Charles était indispensable au dénouement de ce singulier drame. Sur ces entrefaites, on intercepta une lettre du prince à son frère Antonio. Si l'empereur eût conservé la moindre bienveillance pour Ferdinand, on verra par quelques fragments de cette lettre qu'elle était de nature à la faire évanouir : .... Cher ami, j'ai reçu ta lettre du 24, et j'ai lu les copies des deux autres qu'elle renferme, celle de Murat et ta réponse ; j'en suis satisfait, je n'ai jamais douté dé ta prudence ni de ton amitié pour moi. L'impératrice (Joséphine) est arrivée ici hier au soir à sept heures, il n'y eut que quelques petits enfants qui crièrent vive l'impératrice ! encore ces cris étaient-ils bien froids ; elle passa sans s'arrêter, et fut de suite à Marrac, où j'irai lui rendre visite aujourd'hui. Cevallos a eu hier un entretien fort vif avec l'empereur, qui l'a appelé traître, parce qu'ayant été ministre de mon père il s'est attaché à moi... Je n'avais pas bien connu jusqu'à ce jour Cevallos : je vois que c'est un homme de bien, qui règle ses sentiments sur les véritables intérêts de son pays, et qu'il est d'un caractère ferme et vigoureux, tel qu'il en faut dans de semblables circonstances. Je t'avertis que Marie-Louise (reine d'Etrurie) a écrit à l'empereur qu'elle fut témoin de l'abdication de mon père, et qu'elle assure que cette abdication ne fut pas volontaire. Gouverne bien, et prends des précautions pour que ces maudits français n'en agissent pas mal avec toi, etc. Le 30 avril, arrivèrent d'un côté, le roi Charles et son épouse, de l'autre, l'indigne favori, première cause de leurs malheurs. Les carrosses de la cour offrirent le singulier spectacle de lourdes machines fabriquées sur le modèle de celles qui, du temps de Louis XIV, avaient servi à l'entrée de Philippe V dans Madrid. Dans une entrevue qu'ils eurent, Charles reprocha au prince des Asturies d'avoir outragé ses cheveux blancs : Ferdinand, qui se berçait encore de l'espoir de se voir confirmé dans la possession du trône, cherchait vainement à concilier ce qu'il devait à sa dignité avec ce qu'il devait à son père. Muets et incertains, les courtisans attendaient en silence qu'il plût à Napoléon d'imprimer une direction à leur dévouement eu faisant un roi. Pendant un dîner auquel l'empereur avait convié Charles et son épouse, la conversation roula sur la différence fies étiquettes et des habitudes. Charles rendit compte, avec une singulière bonhomie, du genre de vie qu'il avait mené sur le trône. Tous les jours, dit-il, quelque temps qu'il fit, je partais après mon déjeuner, et après avoir entendu la messe, je chassais jusqu'à une heure, et j'y revenais immédiatement après mon dîner, jusqu'à la chute du jour. Le soir, Manuel avait le soin de me dire que les affaires allaient bien ou mal, et j'allais me coucher pour recommencer le lendemain, à moins que quelque importante cérémonie ne me contraignit à rester. On conviendra qu'en de telles mains les destinées d'une nation étaient bien placées ! Quoi qu'il en soit, les Espagnols ne pouvant se persuader que leurs princes les abandonnassent volontairement, coururent aux armes pour les venger. Les Espagnols se seraient donnés, mais ils ne pouvaient souffrir qu'on leur imposât un maître ; cette atteinte portée à leur indépendance réveilla dans leurs âmes un sentiment d'énergie patriotique, qui se manifesta avec violence. A cette occasion, Murat adressa la lettre suivante à don Antonio, président de la junte de régence : MONSIEUR MON COUSIN, Je viens d'être informé qu'il y avait eu des troubles à Burgos et à Tolède. La populace, excitée par nos communs ennemis et par des intrigans qui ne veulent que le pillage, s'est livrée à des excès coupables : l'intendant général de Burgos, qui est espagnol, a failli être la victime de son zèle. Il a dû la vie à un officier français qui l'a arraché tout couvert de sang des mains de ces furieux. Son crime était de remplir son devoir avec honneur et fidélité. Pour dissiper ces attroupements, le général Merle a été obligé de faire tirer quelques coups de fusil. Ce moyen a rétabli l'ordre, contenu la populace, et préservé du pillage les maisons des habitants. A Tolède le désordre continue. Plusieurs maisons ont été incendiées, et, pour la seconde fois, les troupes espagnoles sont restées spectatrices tranquilles de ces épouvantables scènes. L'annonce d'une gazette extraordinaire pour dix heures du soir a causé un attroupement nombreux dans cette capitale. Les sages habitants de Madrid ont vigoureusement blâmé l'annonce et l'heure indue qui était choisie. Si l'en ne connaissait pas aussi bien la pureté des intentions de tous les membres de la junte d'état, on serait autorisé à penser que son projet était de livrer, cette ville au pillage. Je le déclare à votre altesse royale ; l'Espagne ne peut rester plus longtemps dans cet état d'anarchie. L'armée que je commande ne peut, sans se déshonorer, laisser subsister de pareils désordres. Je dois sûreté et protection ; à tous les bons Espagnols, principalement à la ville de Madrid, qui a acquis des droits éternels à notre reconnaissance pour le bon accueil qu'elle nous a fait à notre entrée dans ses murs. Il est temps que vous mettiez un terme aux inquiétudes et aux alarmes des riches habitants, des négociants et des particuliers de toute classe. Je dois enfin vous déclarer, pour la dernière fois, que je ne puis permettre aucun rassemblement ; je ne verrai que des séditieux et des ennemis de la France et de l'Espagne dans ceux qui formeraient ces rassemblements, ou qui sèmeraient des nouvelles fausses et alarmantes. Faites connaître, je vous prie, ma ferme résolution à la capitale et à toute l'Espagne, et si vous n'êtes pas assez fort pour maintenir la tranquillité publique, je m'en chargerai moi-même. Je me flatte que votre altesse royale, le gouvernement et toute la nation espagnole approuveront tout ce que je viens de vous proposer, et qu'ils n'y verront qu'une nouvelle preuve de mon estime et du désir sincère que j'ai de contribuer au bonheur de ce royaume ; que les agents de l'Angleterre, que nos communs ennemis perdent l'espérance d'armer l'une contre l'autre deux nations amies et essentiellement unies par des intérêts réciproques. Les bons Espagnols ont dû voir que je ne m'alarme pas facilement, je garderai constamment la même altitude ; ils ont dû surtout s'apercevoir que mon armée, loin de se laisser entraîner par de perfides insinuations, n'a jamais confondu la partie saine de la nation avec de misérables et vils intrigants. Sur ce, je prie Dieu, monsieur mon cousin, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. JOACHIM. Madrid, 28 avril 1808. Les plaintes de Murat n'étaient que trop fondées ; l'agitation était extrême dans Madrid. Le 2 mai les rassemblements dans les murs de cette capitale eurent un tel caractère de gravité qu'il se vit dans la nécessité de faire prendre les armes à la garnison. Ces démonstrations ne firent qu'irriter l'audace du peuple : les outrages envers les soldats français furent portés à un tel degré, qu'ils eussent spontanément fait feu sur les assaillants lors même qu'ils n'en auraient pas reçu l'ordre. Les mutins ne se dispersèrent que pour se mettre en mesure de combattre. Réfugiés dans les maisons, ils firent un feu continuel et meurtrier sur les Français. Le carnage ne cessa que le 3 au point du jour, les Espagnols ayant épuisé toutes leurs munitions. Une centaine de ces malheureux, pris les armes à la main, furent immédiatement fusillés. A la suite de cet événement, la reine d'Etrurie, l'infant, son fils et don Antonio se décidèrent à partir pour Bayonne, de sorte que toute la famille royale d'Espagne se trouva sous la main de Napoléon. Dès que l'empereur eut appris ces tristes nouvelles, il s'empressa d'aller les communiquer au roi Charles, qui en fut très-douloureusement affecté : Lisez, dit-il à son fils, en lui présentant le rapport d'un air irrité ; voilà le résultat horrible des infâmes conseils qui vous ont été donnés par de perfides amis, et auxquels vous avez cédé avec un empressement coupable, en oubliant le respect que vous devez à votre père, à votre roi. Vous avez excité la révolte ; mais s'il est facile d'allumer un incendie populaire, il faut un autre homme que vous pour l'éteindre. — Mon père, répondit Ferdinand, je n'ai jamais conspiré contre V. M. Si je suis roi, c'est par vous que je l'ai été ; mais si votre bonheur et celui de la nation dépendent de mon abdication, je suis prêt à remplir vos désirs. — Faites donc ! s'écria son père. Le jour même, 6 mai, Ferdinand signa l'acte de son abdication, conçu en ces termes : SIRE, Mon vénérable père et seigneur, pour donner à V. M. une preuve de mon amour, de mon obéissance et de ma soumission, et pour céder à ses désirs répétés, je renonce à ma couronne en faveur de V. M., désirant qu'elle en jouisse de longues années, et que par cette fin les choses restent dans le même état où elles se trouvaient avant l'abdication de la couronne, faite par V. M. en ma faveur, le 19 mars dernier. Quant aux sujets qui m'ont suivi, il n'y a aucune difficulté, ni de mon côté ni du leur, de reconnaître V. M. comme leur roi et leur seigneur naturel, ne doutant pas que V. M. ne garantisse leurs personnes, leurs propriétés, et la liberté de rentrer au sein de leur famille. J'espère que V. M. accordera une protection égale à tous ceux qui m'ont reconnu pour roi, en conséquence de son abdication du 19 mars. Je demande à Dieu de conserver à V. M. des jours longs et heureux. Je mets aux pieds de V. M. Le plus humble de ses fils, FERDINAND. Fait à Bayonne, le 6 mai 1808. En vertu de la renonciation que je fais à mon père bien-aimé, les pouvoirs que j'avais accordés avant mon départ de Madrid à la junte (conseil de gouvernement), à l'effet de diriger les affaires importantes et urgentes qui pouvaient se présenter pendant mon absence, lui sont retirés ; la junte se le tiendra pour dit, et cessera l'exercice de ses fonctions. Le roi Charles, rentré dans tous ses droits, par la renonciation de Ferdinand, s'empressa d'en faire la rétrocession à l'empereur des Français, par un acte en date du 8 mars 1808 ; et Napoléon, croyant n'avoir plus d'obstacles à vaincre pour placer Joseph sur le trône d'Espagne, voulut dès le même jour lui montrer ses nouveaux sujets. Il improvisa une audience de présentation. Les députations des grands d'Espagne, du conseil de Castille, de l'inquisition, des Indes, des finances et de l'armée, furent invitées à se rendre sur-le-champ au château de Marrac, pour complimenter le nouveau roi. Elles eurent à peine le temps de régler entre elles le choix de l'orateur qui devait parler en leur nom. Ce fut M. d'Azanza qui prononça le discours. Le duc de l'Infantado en avait préparé un qui ne contenait pas la reconnaissance formelle de Joseph ; mais après une discussion orageuse, ce discours fut écarté. On conte qu'à ce sujet l'empereur dit au duc de l'Infantado : Vous êtes gentilhomme, monsieur, conduisez-vous en gentilhomme, et au lieu de batailler sur les termes d'un serment que votre intention est de violer au premier moment, allez vous mettre à la tête de votre parti en Espagne, battez-vous franchement et loyalement. Je vais vous faire délivrer un passeport, et je vous donne ma parole d'honneur que les avant-postes de mon armée vous laisseront passer librement et sans vous inquiéter : voilà ce qui convient à un homme d'honneur. Le duc se confondit en excuses et en protestations de fidélité. Une junte fut formée à Bayonne. Ses délibérations se succédèrent rapidement. L'acte constitutionnel fut voté et signé à l'unanimité. Joseph se choisit un ministère parmi ses nouveaux sujets, et partit le 10 juillet pour se rendre à Madrid. Mais déjà toute l'Espagne était en feu ; le nouveau souverain ne traversa que des provinces révoltées. Ferdinand, qui lui avait cédé sa place d'assez mauvaise grâce, se dirigea vers l'intérieur de la France, où l'empereur lui assigna pour résidence le château de Valençay. C'était là que ce prince s'amusait à broder des robes pour la Vierge et des drapeaux pour les dragons de la garde impériale. Charles IV donna la préférence au séjour de Marseille : sa nouvelle condition ne paraissait pas l'affliger ; sur le trône même il avait toujours mené la vie d'un simple particulier. Le prince de la Paix suivit Charles et son épouse. Napoléon revint à Paris, après avoir fait une tournée dans plusieurs départements méridionaux. Il supposait que l'incendie allumé en Espagne serait éteint promptement, et il ne croyait plus avoir qu'à se concerter avec les puissances du nord pour assurer la réalité du système continental au moyen duquel il se flattait de réduire aux abois le gouvernement anglais. C'est dans cette vue qu'il proposa un congrès. Avant de se séparer à Tilsitt, Napoléon et Alexandre s'étaient promis de se revoir, afin de resserrer, dans une nouvelle entrevue, les liens d'amitié que la première avait formés. Napoléon rappela à l'autocrate la promesse qu'ils s'étaient faite mutuellement, et il fut convenu que l'un et l'autre se rendraient à Erfurt, où viendraient les rejoindre tous les princes des autres états. Napoléon dit à cette occasion à Talma, qu'il se proposait d'emmener avec lui : Je vous ferai un parterre de rois. Qu'il était puissant alors ! Cette brillante réunion eut lieu le 27 septembre 1808. La garnison de la ville était composée de régiments choisis dans l'élite de l'armée. Tout ce que les magasins du garde-meuble de la couronne renfermaient d'objets précieux avait été employé à l'embellissement des deux palais impériaux. Les premiers artistes du Théâtre-Français devaient jouer en présence des deux empereurs. Les princes de la confédération du Rhin étaient accourus à ce rendez-vous pour former à leur illustre chef une cour digne du rang auquel ses exploits l'avaient élevé. Rien n'avait été négligé pour imprimer à cette solennité un caractère de grandeur. Le roi de Saxe, qui était le plus dévoué à la France, et qui gardait envers Napoléon une véritable reconnaissance, arriva le premier. L'empereur Alexandre trouva le maréchal Lannes à Bromberg, ville frontière de la confédération du Rhin : il fut accueilli aux cris de vive l'empereur Alexandre ! mêlés aux salves de l'artillerie. Ce prince ayant témoigné le désir de voir manœuvrer la garnison de cette ville, on lui donna ce plaisir, et il exprima son admiration de la belle tenue de nos troupes, en disant qu'il était heureux de se trouver parmi de si braves gens et de si beaux militaires. L'empereur Napoléon arriva à Erfurt dans la matinée du 27, et monta aussitôt à cheval pour aller au-devant d'Alexandre, qu'il rencontra à une lieue et demie de la ville. Les deux souverains s'embrassèrent avec la plus grande cordialité. Les tambours battirent aux champs ; le peuple et les soldats confondirent dans leurs acclamations les noms des deux monarques. Le bruit des cloches se mêlait aux détonations de l'artillerie. Alexandre portait sur son habit la grande décoration de la Légion-d'Honneur, et Napoléon celle de Saint-André de Russie. La suite de l'empereur des Français se composait de soldats de la république, devenus ducs ou princes, mêlés en nombre égal à des notabilités de l'ancien régime. Le nom de Berthier se trouvait en tête de cette liste, que fermaient huit pages et un menin. Napoléon fit à Alexandre la politesse de le prier de donner ce soir là le mot d'ordre à la place, et les deux souverains le donnèrent alternativement pendant toute la durée du séjour à Erfurt. Le grand-duc Constantin accompagnait son frère, et prit part à tous les honneurs qui lui furent rendus. Alexandre dîna avec Napoléon ; le soir leurs majestés allèrent ensemble au spectacle. On jouait Cinna : l'empereur Napoléon ayant cru s'apercevoir que, de sa loge, située au centre des premières, Alexandre entendait difficilement les acteurs à cause de la faiblesse de son ouïe, fit élever une estrade sur l'emplacement destiné à l'orchestre : des fauteuils y furent placés pour les deux empereurs, et les autres souverains s'installèrent à droite et à gauche, sur des chaises. On joua ainsi, sur le théâtre d'Erfurt, les principaux chefs-d'œuvre de la scène française. La représentation d'Œdipe fut marquée par un incident dont le souvenir mérite d'être conservé. Au moment où Philoctète, parlant d'Hercule, dit à son confident : L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux, Alexandre se pencha vers Napoléon, et lui présenta la main en disant : Je compte sur la votre ! ! ! Le séjour à Erfurt fut chaque jour marqué par de nouvelles
fêtes ; les deux princes russes ne se lassaient pas d'admirer la belle tenue
de nos troupes et la précision de leurs mouvements. Mais au milieu de ces
plaisirs, Napoléon ne perdait pas de vue ses projets ultérieurs, et chaque
jour il s'attachait davantage à rendre plus intime le lien qui, en l'unissant
à Alexandre, eût dû consolider une alliance devant laquelle eût fléchi
l'orgueil de l'Angleterre. C'est là qu'il fut question de certaine charte,
dite Bulle d'or, qui, jusqu'à l'établissement de la confédération du
Rhin, avait servi de règlement pour l'élection des empereurs et pour
déterminer les titres des électeurs. Le prince primat assignait l'année 1409
à la création de cette bulle. Napoléon lui fit observer qu'il était dans
l'erreur, et qu'elle avait été faite en 1336, sous le règne de Charles IV. C'est vrai, Sire, répondit le primat, je me trompais ; mais comment se fait-il que votre majesté
sache ces choses-là mieux que moi ? — Quand
j'étais simple lieutenant d'artillerie, répondit Napoléon. Que
l'on juge de l'étonnement des illustres convives à ce début. Quand j'avais l'honneur d'être simple lieutenant
d'artillerie, reprit Napoléon en souriant,
je restai trois années en garnison à Valence. J'aimais peu le monde et vivais
très-retiré. Un hasard heureux m'avait logé près d'un libraire instruit et
des plus complaisants... J'ai lu et relu sa
bibliothèque pendant ces trois années de garnison, et n'ai rien oublié, pas
même des matières qui n'avaient aucun rapport avec mon état. A cette époque,
le texte de la bulle me tomba sous la main, et depuis j'en ai retenu la date.
La nature m'a d'ailleurs, doué de la mémoire des chiffres ; il m'arrive
très-souvent, avec mes ministres, de leur citer le détail et l'ensemble
numérique de leurs comptes les plus anciens. En sortant de table, Alexandre
s'aperçut qu'il avait oublié son épée chez lui. Napoléon lui offrit la
sienne, qui fut acceptée avec empressement. L'empereur de Russie dit à cette
occasion : Je l'accepte comme un gage d'amitié : V.
M. est bien certaine que je ne la tirerai jamais contre elle !.... Une
autre fois, Alexandre ayant quelque désordre à réparer dans sa toilette,
passa dans l'intérieur des appartements de Napoléon, et fut servi par des
valets qui lui présentèrent deux nécessaires en vermeil dont il admira la
beauté. Le même soir, ils furent portés chez lui. Napoléon fit de magnifiques présents aux principaux officiers de l'empereur Alexandre, et il conféra à plusieurs d'entre eux l'ordre de la Légion-d'Honneur. Il saisissait avec empressement toutes les occasions de s'assurer l'amitié de ce prince, qui, de son côté, s'efforçait de répondre à ses prévenances. Au milieu des fêtes, les deux empereurs avaient de fréquentes conférences politiques desquelles résulta un arrangement qui demeura verbal, tant ils croyaient pouvoir compter sur leur parole mutuelle. Napoléon promit de ne s'immiscer en rien dans les affaires de la Turquie, et Alexandre prit rengagement de demeurer étranger à tout ce qui se ferait en Italie ou en Espagne. Afin de donner toute garantie de son amour pour la paix, et d'ôter à l'Autriche, dont les deux alliés soupçonnaient les intentions, tout prétexte de la rompre, Napoléon décréta la dissolution de la grande armée française, et nos soldats évacuèrent l'Allemagne. Enfin, avant de quitter Erfurt, les deux princes adressèrent une lettre collective au roi d'Angleterre. Il est temps, disaient-ils, d'écouter la voix de l'humanité, en faisant taire celle des passions ; de chercher, avec l'intention d'y parvenir, à concilier tous les intérêts, et par là garantir toutes les puissances qui existent, et assurer le bonheur de l'Europe. Le 14 octobre, Alexandre et Napoléon se séparèrent après s'être embrassés et donné de nouveaux gages des sentiments qui les unissaient. Le 18, Napoléon était de re tour à Saint-Cloud, et dès ce moment personne en France ne douta plus que de tous les trônes existants le sien ne fût le plus solidement établi. |