SOMMAIRE : Incendie de Copenhague. — Napoléon supprime le tribunat. — Expédition de Portugal. — Intrigues à la cour de Madrid. — Murat envoyé en Espagne. — Napoléon à Venise. — Il désigne Beauharnais pour son successeur à la couronne.1808.Les Anglais, irrités d'avoir vu s'éteindre dans le nord le dernier foyer d'une guerre qu'ils avaient allumée, résolurent de se venger de leurs désappointements sur le roi de Danemark, le plus fidèle allié des Français. Dans les premiers jours de septembre 1807, une de leurs
escadres se présenta inopinément devant Copenhague, et contre toutes les lois
de la neutralité, sons déclaration de guerre, après un bombardement de trois
jours, l'incendie de six cents maisons et la ruine de plusieurs milliers de
familles, la capitale du Danemark devint la proie de ces spoliateurs ;
vingt-huit vaisseaux de ligne, seize frégates, vingt-sept bricks, un grand
nombre de chaloupes et plus de deux mille quatre cents bouches à feu furent
conduits dans les ports de l'Angleterre. Vous pouvez
nous tuer, car vous êtes les plus forts, disait le général Peyman, qui
commandait la ville de Copenhague ; la vie nous est
odieuse s'il faut la tenir de vous. Cette violation atroce du droit des gens était une continuation de la tyrannie que l'Angleterre prétendait exercer sur tout le genre humain. Napoléon eut le malheur de ne pas comprendre que cet esprit illibéral de ses ennemis les plus acharnés, lui commandait d'adopter un système qui fût tout le contraire du leur. Ainsi, quand il ne devait se montrer animé que de ces pensées libératrices qui séduisent les peuples, son génie, ennemi déclaré de tout affranchissement, semblait ne se complaire que dans les rêves du despotisme. Le sceptre impérial s'appesantissait à chaque victoire, et la France triomphante, mais veuve de ses libertés, se présentait au monde, non plus comme une bienfaitrice qui allait répandre sur la terre les principes de la grande régénération philanthropique, mais comme le docile instrument d'un dominateur redoutable. Fidèle à sa propension vers le pouvoir absolu, Napoléon, de retour dans sa capitale, depuis le 24 juillet, achevait de faire disparaître de son gouvernement ce qui restait encore des institutions républicaines. Le tribunat, qu'il avait d'abord conservé, n'était pas assez monarchique : le tribunat fut effacé de l'acte des constitutions de l'empire. Les Français ne ressentirent pas alors combien était funeste celte atteinte portée aux prérogatives de la nation ; trop d'enthousiasme enflammait tous les cœurs. La paix comblait tous les vœux, et la publique admiration, qui s'attachait au char du conquérant, absorbait jusqu'à la faculté de réfléchir à de plus chers intérêts. Au milieu des transports de l'allégresse universelle, du concert de louanges prodiguées à l'empereur par les grands corps de l'état, de l'éclat des fêtes par lesquelles la France célébrait les exploits de son invincible armée, personne n'entendit la voix du sénat prononçant là suppression de la seule chambre législative qui eût gardé quelques formes démocratiques. Pendant que les Français, ainsi subjugués par la gloire militaire de leur chef, se montraient indifférons à la perte de leurs droits, les autres peuples, se reposant dans le calme après lequel ils soupiraient depuis longtemps, fermaient les yeux sur l'extension que Napoléon donnait à son empire. La tranquillité était générale, Naples même commençait à en goûter les bienfaits, et ce royaume touchait au terme d'une guerre, qui, allumée avec la troisième coalition, s'était prolongée au-delà de la quatrième. Napoléon pouvait maintenant appliquer sou régime prohibitif depuis les côtes du Holstein jusqu'au détroit de Messine ; mais sur d'autres rivages dont il n'avait pas la surveillance immédiate, cette interdiction était fréquemment éludée. Le Portugal surtout, malgré l'apparente soumission de la maison de Bragance, n'était plus qu'une colonie de l'Angleterre, dont les marchandises se répandaient de Lisbonne dans toute la Péninsule. L'empereur résolut de le ranger sous sa domination ; et, pour s'en ménager les moyens, il conclut avec la cour de Madrid un traité qui fut signé à Fontainebleau le 87 octobre 1807. Cet acte portait en substance que le prince espagnol qui régnait sur la Toscane, renoncerait à la souveraineté de ce pays, et en serait indemnisé par la province d'Entre-Duero-et-Minho, et par la ville d'Oporto ; que l'Alentejo et les Algarves seraient donnés en toute propriété à Manoël Godoï, prince de la paix ; que le reste en Portugal demeurerait en dépôt jusqu'à la paix générale, et qu'à celle époque, ou au plus tard dans trois années, Napoléon reconnaîtrait Charles IV comme empereur des deux Amériques. Les principautés accordées au roi d'Étrurie et à Manoël Godoï, étaient, en cas d'extinction de leurs progénitures, réversibles à la couronne d'Espagne. Une convention, arrêtée le même jour, réglait que l'expédition projetée s'effectuerait de concert par un corps de troupes françaises et par trois divisions castillanes. Le général Junot devait diriger les mouvements militaires ; le 17 octobre, il franchit les Pyrénées à la tête de vingt-six mille hommes, prit en route une partie du contingent espagnol commandé par le général Caraffa, pénétra le 19 novembre sur le territoire portugais, et entra le 22 dans Abrantès. Cette marche de trois jours, à travers des montagnes incultes, hérissées de rochers, coupées par de profonds ravins, sillonnées par des torrents furieux, interrompues par d'horribles précipices, était déjà, par la nature seule du terrain, une des plus pénibles que pût entreprendre une armée s'avançant pour combattre ; elle devint affreuse par la négligence de nos alliés qui n'avaient rien préparé pour nous aider à en surmonter les obstacles. Un grand nombre de soldats périt de fatigue et de misère dans les épouvantables gorges du Beira ; et il n'est pas douteux que dans cette situation où nous manquions de tout, deux mille ennemis, qui auraient occupé la formidable position de Las-Tailladas, ne nous eussent forcés à rétrograder. Mais il était trop tard quand les Portugais songèrent à défendre ces Thermopyles de leur pays : leurs milices ne purent pas être rassemblées à temps, pour nous en fermer le passage, et Junot était le 29 à une lieue de la capitale, avant que le gouvernement fût parvenu à organiser la moindre résistance. Plusieurs députations vinrent alors annoncer que le, prince régent, et lotit ce qui tenait à la cour, s'était embarqué pour le Brésil, que les habitants étaient dans la plus grande stupeur, et qu'une flotte anglaise établie à la barre du Tage, semblait vouloir s'introduire dans le port. Junot n'avait avec lui que son avant-garde, et il n'était pas sans inquiétude sur les autres corps qui se trouvaient en arrière : il ne se dissimulait pas combien il y avait de témérité à se risquer avec des forces si peu imposantes, au milieu d'une population de trois cent cinquante mille âmes, dans une ville qui renfermait plus de quatorze mille hommes de troupes réglées, que pouvait enhardir la proximité des Anglais ; toutefois il crut encore plus dangereux de laisser à cette multitude le temps de la réflexion, et dès le lendemain il fit son entrée dans Lisbonne à la tête de quinze cents hommes seulement, sans escorte de cavalerie, sans une pièce de canon et presque sans une cartouche. Les colonnes qu'il attendait arrivèrent successivement, mais dans un état si déplorable, qu'il leur eût été impossible d'aller plus loin. Des compagnies entières n'avaient plus ni armes, ni vêtements, ni chaussure ; un grand nombre de soldats étaient méconnaissables et presque moribonds. Le général en chef s'occupa d'abord de pourvoir aux premiers besoins de ces malheureux ; la nécessité de réparer son matériel, qui se trouvait dans un délabrement extrême, fut le second objet de sa sollicitude ; il le renouvela presqu'en totalité, prit ensuite des mesures administratives propres à calmer ou à contenir les esprits violemment agités, régularisa l'invasion qui en peu de jours s'étendit à toutes les provinces, et substitua sur les édifices publics, sur les forts, sur la flotte portugaise, le pavillon tricolore à l'étendard révéré que les crédules habitons de la Lusitanie disaient tenir du fils de Dieu lui-même. Ce dernier acte, en révoltant le sentiment national, faillit aiguiser les poignards du fanatisme ; il n'y eut sortes d'impostures employées par les prêtres pour exciter le peuple à la révolte : des miracles se faisaient dans toutes les églises ; des prophètes parcouraient les rues, annonçant que le fameux roi don Sébastien, mort depuis cinq cents ans à la bataille d'Alcala, allait enfin reparaître pour exterminer les Français ; la statue équestre de Joseph Ier venait, suivant d'autres, de tourner deux fois sur elle-même. A ces signes, dont la superstition ne pouvait nier l'évidence, de nombreux attroupements se formèrent, des vociférations et des menaces se firent entendre, c'était le signal de l'insurrection générale ; mais ce mouvement, qui avait été prévu, n'eut aucun résultat : la populace fut sur-le-champ dispersée, les instigateurs arrêtés et le calme rétabli. Nous étions maîtres du Portugal. Pour en conserver la possession, il était indispensable de régner sur l'Espagne ; Napoléon avait plus d'un motif pour déclarer la guerre à celte puissance : plusieurs fois il avait eu à se plaindre de l'instabilité du cabinet de Madrid, et il avait pu se convaincre que la crainte seule d'encourir la vengeance des Français, l'avait empêché de se donner ouvertement à l'Angleterre ; deux proclamations lancées par Godoy pendant la guerre de Prusse, avaient assez fait connaître,' malgré le ton ambigu dont elles étaient écrites, que le gouvernement espagnol n'attendait que l'occasion d'un revers pour se ranger parmi nos ennemis. A la vérité, le traité de Fontainebleau avait paru l'effet d'une franche réconciliation, mais comme il n'était que la suite des protestations d'amitié, qu'à chaque nouveau triomphe de Napoléon, le prince de la Paix ne manquait jamais de dicter à son roi, on ne pouvait guère compter sur une alliance qui n'avait d'autres fondements que la peur. D'ailleurs plusieurs conditions de ce même traité avaient été éludées, mal remplies ou faussement interprétées. Cette mauvaise foi était encore plus manifeste, depuis que l'abdication forcée de Charles IV avait fait monter Ferdinand VII sur le trône de son père. Personne n'ignorait que ce prince, en apparence si soumis aux volontés de l'empereur, était entièrement dévoué au cabinet de Saint-James, dont les émissaires étaient seuls admis dans son intimité. Ici se nouent les fils d'une intrigue qu'il importe de dérouler, parce que les événements qu'elle a produits ont exercé la plus grande influence sur les destinées du monde, en faisant naître dans l'esprit de Napoléon la première pensée de l'extorsion du trône des Espagnes. Longtemps avant son abdication Charles IV ne régnait que de nom. Le gouvernement était entre les mains de don Manuel Godoy, qui, de simple garde-du-corps, était parvenu aux plus hautes dignités du royaume, sans posséder aucune des qualités qui auraient pu justifier une fortune aussi rapide. Le luxe effréné de ce favori, ses manières hautaines, avaient blessé au vif l'orgueil de la nation ; les grands et le peuple ne portaient qu'avec-impatience son joug humiliant ; mais il bravait leur haine, assuré qu'il était de la confiance du roi, et de celle plus intime encore de la reine. Les mécontents avaient mis leurs espérances dans le jeune prince des Asturies, objet de l'oppression la plus insidieuse de la part du prince de la Paix, et de l'indifférence la plus complète de la part de ses parents. Sans les soins du chanoine Escoïquez, son précepteur, le prince Ferdinand, héritier de grandes monarchies dans les deux mondes, aurait été privé de l'instruction que l'enfant du particulier le plus obscur reçoit dans le foyer paternel : tel était, dit-on, le plan formé par Godoy, afin de s'assurer pour l'avenir sur le fils l'ascendant absolu qu'il exerçait sur le père. L'infortune du prince des Asturies attacha à sa personne des amis imprudents qui lui communiquèrent leur irritation. Des conférences fréquentes eurent lieu ; divers plans furent discutés pour échapper à l'oppression du favori. Mais celui-ci était instruit de toutes ces menées par les espions qu'il soudoyait, et peut-être dirigeait-il lui-même les fils de la conspiration, en attendant l'occasion de faire éclater le vieux monarque qu'il impressionnait à son gré. L'époque de la signature du traité secret de Fontainebleau lui parut favorable. Vers la fin d'octobre, Charles IV, par un rescrit royal, fulmina un acte d'accusation contre son fils aîné, le fit arrêter, garder prisonnier dans l'appartement qu'il occupait au palais de l'Escurial, et le signala à la vindicte publique comme chef d'une conspiration qui tendait à priver son père du trône et de la vie. L'original de ce rescrit était écrit de la main du prince de la Paix. Toute la fermeté de Ferdinand s'évanouit aussitôt que ses projets furent éventés. Il poussa la faiblesse jusqu'à révéler les noms des amis qui s'étaient dévoués à sa cause. Ces lettres, qu'il avait écrites, furent rendues publiques. 5 novembre 1807. SIRE ET MON PÈRE, Je me suis rendu coupable ; en manquant à votre majesté, j'ai manqué à mon père et à mon roi. Mais je m'en repens et je promets à votre majesté la plus humble obéissance. Je ne devais rien faire sans le consentement de votre majesté ; mais j'ai été surpris. J'ai dénoncé les coupables, et je prie votre majesté de me pardonner, et de permettre de baiser vos pieds à votre fils reconnaissant. MADAME ET MA MÈRE, Je me repens bien de la grande faute que j'ai commise contre le roi et contre vous, mes père et mère. Aussi je vous demande pardon avec la plus grande soumission, ainsi que de mon opiniâtreté à vous nier la vérité l'autre soir. En même temps le roi Charles IV dénonçait à l'empereur la
conduite de son fils : Monsieur mon frère, écrivait-il,
je vois avec une horreur qui me fait frémir, que
l'esprit d'intrigue a pénétré jusque dans le sein de mon palais. Hélas ! mon
cœur saigne en faisant le récit d'un attentat si affreux ! Mon fils aîné,
l'héritier présomptif de ma couronne, avait formé le complot horrible de me
détrôner ; il s'était porté jusqu'à l'excès d'attenter contre la vie de sa
mère. Un attentat pareil mérite d'être puni avec la rigueur la plus
exemplaire. La loi qui l'appelait à la succession doit être révoquée : un de
ses frères sera plus digne de le remplacer, et dans mon cœur et sur le trône. Sans doute, de si noirs attentats n'étaient pas entrés dans les plans du prince des Asturies, et l'aveu ne lui en fut arraché que par les menaces de Godoy ; mais il est un reproche dont il ne pourra jamais se laver ; prévoyant que le roi se refuserait à l'éloignement de son favori, Ferdinand avait pris la précaution de donner au duc de l'Infantado un écrit de sa main, avec la date en blanc, et scellé d'un cachet noir, pour l'autoriser à prendre le commandement des troupes dans la Nouvelle-Castille, dans le cas où son auguste père viendrait à mourir. Du reste, le prince de la Paix sentit lui-même que l'accusation de parricide manquait de base, et son ressentiment n'osa pas aller plus loin. Après avoir reçu la lettre de soumission de Ferdinand, le roi Charles publia l'acte qui suit : La voix de la nature désarme le bras de la vengeance, et lorsque l'inadvertance réclame la pitié, un père tendre ne peut s'y refuser. Mon fils a déjà déclaré les auteurs du plan horrible que lui avaient fait concevoir des malveillants. Il a tout démontré en forme de droit, et tout constaté avec l'exactitude requise par la loi pour de telles preuves. Son repentir et son étonnement lui ont dicté les remontrances qu'il m'a adressées. En conséquence, et à la prière de notre épouse bien aimée, je pardonne à mon fils, et il rentrera dans ma bonne grâce dès que sa conduite me donnera des preuves d'un véritable amendement. Telle était l'ambition de Godoy, qu'il avait songé à marier une de ses sœurs avec l'héritier présomptif de la couronne ; et ce projet extravagant n'avait trouvé aucune opposition dans la faiblesse du roi et de la reine. Autant par haine de cette alliance que pour se faire un appui de l'empereur, Ferdinand, cédant à des conseils irréfléchis, avait écrit à Napoléon pour lui demander en mariage une princesse de sa famille. Cette lettre avait précédé de quelques jours la découverte du complot. La crainte, y était-il dit, d'incommoder votre majesté impériale et royale au milieu de ses exploits et des affaires majeures qui l'entourent sans cesse, m'a empêché jusqu'ici de satisfaire directement le plus vif de mes désirs, celui d'exprimer au moins par écrit les sentiments de respect, d'estime et d'attachement que j'ai voués à un héros qui efface tous ceux qui l'ont précédé, et qui a été envoyé par la Providence pour sauver l'Europe du bouleversement total qui la menaçait, pour affermir ses trônes ébranlés, et pour rendre aux nations la paix et le bonheur. Les vertus de votre majesté impériale et royale, sa modération, sa bonté même, envers ses plus implacables ennemis, tout me faisait espérer que l'expression de ces sentiments en serait accueillie comme l'effusion d'un cœur rempli d'admiration et de l'amitié la plus sincère. L'état où je me trouve depuis longtemps, et qui ne peut échapper à la vue perçante de votre majesté impériale et royale, a été jusqu'à présent un second obstacle qui a arrêté ma plume prête à lui adresser mes vœux : mais, plein d'espérance de trouver dans la magnanime générosité de votre majesté impériale et royale la protection la plus puissante, je me suis déterminé non-seulement a lui témoigner les sentiments de mon cœur envers son auguste personne, mais à l'épancher dans son sein comme dans celui d'un père le plus tendre. Je suis bien malheureux d'être obligé, par les circonstances, à cacher comme un crime une action si juste et si louable ; mais telles sont les conséquences funestes de l'extrême bonté des meilleurs rois. Rempli de respect et d'amour filial pour celui à qui je dois le jour, et qui est doué du cœur le plus droit et le plus généreux, je n'oserais jamais dire à votre majesté impériale et royale que ces mêmes qualités, si estimables,. ne servent que trop souvent d'instrument aux personnes artificieuses et méchantes, pour obscurcir la vérité aux yeux du souverain, quoique si analogues à des caractères comme celui de mon respectable père. Si ces mêmes hommes, qui par malheur existent ici, lui laissaient connaître à fond celui de votre majesté impériale et royale, comme je le connais, avec quelle ardeur ne souhaiterait-il pas de serrer des nœuds qui doivent unir nos deux maisons ! et quel moyen plus propre pour cet objet que de demander à votre majesté impériale et royale l'honneur de m'allier à une princesse de son auguste famille ? C'est le vœu unanime de tous les sujets de mon père : ce sera aussi le sien, je n'en doute pas, malgré les efforts d'un petit nombre de malveillants, aussitôt qu'il aura connu les intentions de votre majesté impériale et royale. C'est tout ce que mon cœur désire : mais ce n'est pas le compte de ces égoïstes perfides qui l'assiègent, et ils peuvent, dans un premier moment, le surprendre : tel est le motif de mes craintes. Il n'y a que le respect de votre majesté impériale et royale qui puisse déjouer leurs complots, ouvrir les yeux à mes bien-aimés parents, les rendre heureux et faire en même temps le bonheur de ma nation et le mien. Le monde entier admirera de plus en plus la bonté de votre majesté impériale et royale, et elle aura toujours en moi un fils le plus reconnaissant et le plus dévoué. J'implore donc, avec la plus grande confiance, la protection paternelle de votre majesté, afin que non seulement elle daigne m'accorder l'honneur de m'allier à sa famille, mais qu'elle aplanisse toutes les difficultés et fasse disparaître tous les obstacles qui peuvent s'opposer à cet objet de mes vœux. Cet effort de bonté de la part de votre majesté impériale et royale m'est d'autant plus nécessaire que je ne puis pas, de mon côté, en faire le moindre, puisqu'on le ferait passer pour une insulte faite à l'autorité paternelle, et que je suis réduit à un seul moyen, à celui de me refuser, comme je le fais, à m'allier à toute personne que ce soit sans le consentement et l'approbation de votre majesté impériale et royale, de qui j'attends uniquement le choix d'une épouse. C'est un bonheur que j'espère de la bonté de votre majesté impériale et royale, en priant Dieu de conserver sa vie précieuse pendant de longues années. Ecrit et signé de ma propre main, et scellé de mon sceau, à l'Escurial, le 11 octobre 1807. De votre majesté impériale et royale le très-affectionné serviteur et frère, FERDINAND. Lorsque l'examen des papiers de Ferdinand eut mis au jour les démarches qu'il avait faites pour obtenir la main d'une nièce de Napoléon, Godoy conçut les plus vives alarmes en voyant une affaire aussi importante négociée sans son intervention. Il n'eut pas de peine à engager le vieux roi à s'emparer de cette idée et à écrire à l'empereur afin de lui demander directement une de ses nièces pour le prince des Asturies. Izquierdo, qui venait de conclure le traité de Fontainebleau, fut chargé de remettre la lettre de Charles IV. L'empereur ne crut pas devoir s'expliquer ni s'engager par une réponse écrite ; le besoin de se tirer d'embarras fut peut être une des causes qui déterminèrent son voyage en Italie. Il alla visiter le pays vénitien, dont il était devenu souverain par le traité de Presbourg. Sa présence excita l'enthousiasme dans l'Italie entière. Le 20 décembre, il était à Milan. C'est dans cette ville que fut publié un statut constitutionnel, par lequel, à défaut d'enfants mâles et légitimes dans sa descendance directe, il désignait le prince Eugène Beauharnais pour son successeur à la couronne d'Italie. On voit par cet acte combien Napoléon était sérieusement préoccupé de l'avenir de son trône. L'effet que produisit en Espagne l'arrestation de Ferdinand fut loin de répondre au but que s'était proposé Godoy. La position fâcheuse du prince des Asturies inspira un intérêt général. L'attachement à la victime, et la haine contre l'oppresseur, augmentèrent dans une proportion qui présageait des événements orageux. Le prince de la Paix ne pouvait se dissimuler les sentiments de la nation à son égard, et les dangers dont une explosion inévitable le menaçait. On assure qu'afin de se mettre en sûreté, il aurait déterminé Charles IV à imiter la maison de Bragance et à se retirer avec la famille royale dans ses états d'Amérique. Mais il fallut renoncer à ce projet. A la seule annonce d'un voyage de la cour en Andalousie, l'Espagne entière sembla prête à se lever pour empêcher le roi de se diriger vers les côtes de l'Océan. Dans ces perplexités, Godoy mit tout son espoir dans la présence des troupes françaises. Il appelait leur général à Madrid, et hâtait son arrivée par des émissaires. Murat était à Vittoria depuis, le 20 janvier ; le gouvernement espagnol avait fait publier qu'il ne fallait voir dans l'armée impériale qu'une alliée fidèle qui devait achever la conquête du Portugal, et défendre contre les tentatives des Anglais les côtes de la Péninsule. On avait cru d'abord à cette assurance ? mais lorsqu'un mois après on vit le grand duc de Berg se diriger sur la capitales l'inquiétude se manifesta de nouveau avec les symptômes les plus alarmants. Une mesure imprudente du prince dé la Paix mit le comble à l'exaspération des esprits. Le 18 mars, les Français n'étaient plus qu'à quelques marches de Madrid, lorsque les différents corps de la garnison espagnole reçurent l'ordre de quitter cette capitale pour se rendre à la résidence d'Aranjuez, où se trouvait alors la famille royale. Pour colorer un mouvement si extraordinaire de troupes, on publia que le roi, tranquille sur les sentiments de la France ; ne prenait cette précaution que pour n'être pas exposé aux insultes des partisans, dans une habitation non fortifiée. Ce prétexte ne fut pas accueilli. Les troupes partirent, mais avec des cris de rage. Une grande partie de la population de Madrid les suivit en les animant par des vociférations. Mort ou favori ! tel était le mot d'ordre de cette multitude effrénée. Au premier avis de la marche insurrectionnelle, l'alarme fut grande dans le palais d'Aranjuez. Le roi, croyant que la révolte avait pour but de s'opposer à son départ présumé, fit publier qu'il n'avait pas l'intention, de s'éloigner dosa banne ville de Madrid, ni de sa résidence d'Aranjuez, et qu'au contraire sa volonté bien prononcée était de rester au milieu de ses fidèles sujets. Les insurgés n'eurent aucun égard à cette déclaration, et continuèrent leur marche en mêlant à l'expression de leur haine de nouvelles clameurs contre l'approche de l'armée française. Le roi répondit par une seconde proclamation, dans laquelle il se portait garant des intentions bienveillantes de ses alliés. Mais le mouvement était donné, et ce n'était plus par des protestations qu'il était possible de l'arrêter. Lorsque les insurgés arrivèrent aux portes du château, la garde royale se réunit à eux et leur en livra toutes les issues. L’infortuné monarque, se voyant à la discrétion de ses sujets, espéra de conjurer l'orage par un sacrifice qui déchirait son cœur ; une troisième proclamation annonça que le roi donnait au prince de la Paix la démission de toutes ses fonctions, et qu'il se chargeait lui-même du commandement général des troupes. Cette concession ne satisfit pas la révolte, et l'on vit alors qu'elle avait un but plus criminel. Ferdinand, jusque là calme, silencieux, et comme étranger aux mouvements qui l'environnaient, n'hésita plus à se mettre à la tête de son parti. Charles IV abdiqua, le 19, en sa faveur ; il n'exigea de son successeur, pour prix d'une couronne, que la promesse de protéger les jours de son favori. Cette condition fut remplie. Godoy, après avoir passé trente-six heures sous des nattes de paille, en proie à tous les tourments de la faim et de la soif, contraint, par la nécessité, de quitter sa retraite, tomba entre les mains de la multitude rugissante-, qui l'accabla de coups et d'outrages, et qui allait le massacrer impitoyablement lorsque Ferdinand vint l'arracher à ces furieux en prenant l'engagement de le livrer à la justice. Godoy fut enfermé au château de Villa-Viciosa, sous la garde du marquis de Castellar ; la confiscation de tous ses biens signala l'avènement du nouveau pouvoir. Pendant ces scènes presque scandaleuses, le grand-duc de Berg s'approchait de Madrid, où il fit son entrée le 25 mars. La présence de l'armée française n'y causa aucun trouble. Les Espagnols étaient en ce moment tout entiers, au plaisir de leur triomphe sur un ennemi dont ils avaient si longtemps porté avec horreur le joug humiliant. A peine arrivé, Murât reçut de la reine une lettre confidentielle, qui avait pour but de dénoncer la violence faite au roi, et surtout d'intéresser les Français au sort du pauvre prince de la paix. De son côté, Charles IV avait rédigé une protestation secrète contre l'acte qui le dépouillait du trône ; il n'attendait qu'une occasion pour la rendre publique. Murat fit passer à l'empereur ces divers écrits avec le détail des événements qui venaient de s'accomplir. Des circonstances extraordinaires exigeaient de nouveaux ordres ; en attendant, il évita de prendre parti entre le père et le fils ; il se renferma dans une prudente réserve. Napoléon ne tarda point à lui envoyer les instructions qui devaient régler sa conduite. Celte pièce appartient à cette histoire ; elle prouve que l'empereur avait su parfaitement apprécier le caractère espagnol. La voici fidèlement reproduite. 29 mars 1808. Monsieur le grand-duc de Berg, je crains que vous ne me trompiez sur la situation de l'Espagne et que vous ne vous trompiez vous-même. L'affaire du 20 mars a singulièrement compliqué les événements : je reste dans une grande perplexité. Ne croyez pas que vous attaquiez une nation désarmée et que vous n'ayez que des troupes à montrer pour soumettre l'Espagne. La révolution du 20 mars prouve qu'il y a de l'énergie chez les Espagnols. Vous avez affaire à un peuple neuf, il aura tout le courage, il aura tout l'enthousiasme que l'on rencontre chez des hommes que n'ont point usés les passions politiques. L'aristocratie et le clergé sont les maîtres de l'Espagne ; s'ils craignent pour leurs privilégies et pour leur existence, ils feront contre nous des levées en masse qui pourraient éterniser la guerre. J'ai des partisans ; si je me présente en conquérant, je n'en aurai plus. Le prince de la Paix est détesté, parce qu'on l'accuse d'avoir livré l'Espagne à la France ; voilà le grief qui a servi à l'usurpation de Ferdinand : le parti populaire est le plus faible. Le prince des Asturies n'a aucune des qualités qui sont nécessaires au chef d'une nation ; cela n'empêchera pas que pour nous l'opposer on en fasse un héros. Je ne veux pas que l'on use de violence envers les personnages de celte famille : il n'est jamais utile de se rendre odieux et d'enflammer les haines. L'Espagne a plus de cent mille hommes sous les armes. C'est plus qu'il n'en faut pour soutenir avec avantage une guerre intérieure : divisés sur plusieurs points, ils peuvent servir de soulèvement total à la monarchie entière. Je vous présente l'ensemble des obstacles qui sont inévitables, il en est d'autres que vous sentirez : l'Angleterre ne laissera pas échapper cette occasion de multiplier nos embarras ; elle expédie journellement des avis aux forces qu'elle tient sur les côtes du Portugal et dans la Méditerranée ; elle fait des enrôlements de Siciliens et de Portugais. La famille royale n'ayant point quitté l'Espagne pour aller s'établir aux Indes, il n'y a qu'une révolution qui puisse changer l'état de ce pays : c'est peut-être celui de l'Europe qui y est lé moins préparé ; les gens qui voient les vices monstrueux de ce gouvernement et l'anarchie qui a pris la place de l'autorité légale, font le plus petit nombre : le plus grand nombre profite de ces vices et de cette anarchie. Dans l'intérêt de mon empire, je puis faire beaucoup de bien à l'Espagne : quels sont les meilleurs moyens à prendre ? Irai-je à Madrid ? Exercerai-je l'acte d'un grand protectorat en prononçant entre le père et le fils ? Il me semble difficile de faire régner Charles IV. Son gouvernement et son favori sont tellement dépopularisés qu'ils ne se soutiendraient pas trois mois. Ferdinand est l'ennemi de la France, c'est pour cela qu'on l'a fait roi. Le placer sur le trône sera servir les factions qui depuis vingt-cinq ans veulent l'anéantissement de la France. Une alliance de famille serait un faible lien : la reine Elisabeth et d'autres princesses françaises ont péri misérablement, lorsqu'on a pu les immoler impunément à d'autres vengeances. Je pense qu'il ne faut rien précipiter, qu’il convient de prendre conseil des événements qui vont suivre. Il faudra fortifier les corps d'armées qui se tiendront sur les frontières du Portugal et attendre. Je n'approuve pas le parti qu'a pris voire altesse impériale de s'emparer aussi précipitamment de Madrid ; il fallait tenir l'armée à dix lieues de la capitale. Vous n'aviez pas l'assurance que le peuple et la magistrature allaient reconnaître Ferdinand sans contestations. Le prince de la Paix doit avoir dans les emplois publics des partisans ; il y a d'ailleurs un attachement d'habitude au vieux roi, qui pourrait produire des résultats. Votre entrée à Madrid, en inquiétant les Espagnols, a puissamment servi Ferdinand. J'ai donné ordre à Savary d'aller auprès du vieux roi voir ce qui s'y passe : il se concertera avec votre altesse impériale. J'aviserai ultérieurement au parti qui sera à prendre ; en attendant voici ce que je juge convenable de vous prescrire. Vous ne m'engagerez à une entrevue en Espagne avec Ferdinand que si vous jugez la situation des choses telle que je doive le reconnaître comme roi d'Espagne. Vous userez de bons procédés envers le roi, la reine et le prince Godoy ; vous exigerez pour eux et vous leur rendrez les mêmes honneurs qu'autrefois. Vous ferez en sorte que les Espagnols ne puissent pas soupçonner le parti que je pendrai : cela ne sera pas difficile, je n'en sais rien moi-même. Vous ferez entendre à la noblesse et au clergé que si la France doit intervenir dans les affaires d'Espagne, leurs privilèges et leurs immunités seront respectés. Vous leur direz.que l'empereur désire le perfectionnement des institutions politiques de l'Espagne, pour la mettre en rapport avec l'état de la civilisation de l'Europe, pour la soustraire au régime des favoris.... Vous direz aux magistrats et aux bourgeois des villes, aux gens éclairés, que l'Espagne a besoin de recréer la machine de son gouvernement, et qu'il lui faut des lois qui garantissent les citoyens de l'arbitraire et des usurpations de la féodalité, des institutions qui raniment l'industrie, l'agriculture et les arts ; vous leur peindrez l'état de tranquillité et d'aisance dont jouit la France, malgré les guerres où elle s'est toujours engagée ; la splendeur de la religion, qui doit son établissement au concordat que j'ai signé avec le pape. Vous leur démontrerez les avantages qu'ils peuvent tirer d'une régénération politique. L'ordre et la paix dans l'intérieur, la considération et la puissance à l'extérieur ? tel doit être l'esprit de vos discours et de vos écrits. Ne brusquez aucune démarche ; je puis attendre à Bayonne, je puis passer les Pyrénées, et, me fortifiant vers le Portugal, aller conduire la guerre de ce côté. Je songerai à vos intérêts particuliers, n'y songez pas vous-même.... Le Portugal restera à ma disposition.... Qu'aucun projet personnel ne vous occupe et ne dirige votre conduite : cela me nuirait et vous nuirait encore plus qu'à moi. Vous allez trop vite dans vos instructions du 14 : la marche que vous prescrivez au général Dupont est trop rapide, à cause de l'événement du 19 mars ; il y a des changements à faire : vous ordonnerez de nouvelles dispositions, vous recevrez des instructions de mon ministre des affaires étrangères. J'ordonne que la discipline soit maintenue de la manière la plus sévère : point de grâces pour les plus petites fautes. L'on aura pour l'habitant les plus grands égards ; l'on respectera principalement les églises et les couvents. L'armée évitera toute rencontre, soit avec des corps de l'armée espagnole, soit avec des détachements : il ne faut pas que, d'aucun côté, il soit brûlé une amorce. Laissez Solano dépasser Badajoz, faites-le observer ; donnez vous-même l'indication des marches de mon armée, pour la tenir toujours à une distance de plusieurs lieues des corps espagnols : Si la guerre s'allumait tout serait perdu. C'est à la politique et aux négociations qu'il appartient de décider des destinées de l'Espagne. Je vous recommande d'éviter des explications avec Solano, comme avec les autres généraux et les gouverneurs espagnols. Vous m'enverrez deux estafettes par jour ; en cas d'événements majeurs, vous m'expédierez des officiers d'ordonnance ; vous me renverrez sur-le -champ le chambellan de Tournon qui vous porte celte dépêche ; vous lui remettrez un rapport détaillé. Sur ce, etc. NAPOLÉON. Si Murat se fût conformé scrupuleusement à ce que lui prescrivait Napoléon, peut-être les affaires eussent pris une tournure moins défavorable ; mais Murat, avec son caractère impétueux, n'était propre qu'à conduire une charge de cavalerie, et l'on ne pouvait pas compter sur lui dans une conjoncture qui exigeait de la prudence et de la portée politique. |