HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME PREMIER

 

CHAPITRE TREIZIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Rupture de la Prusse. — Combats de Schleitz et de Saafeld. — Bataille d'Iéna. — Combats d'Auerstaedt, de Greussen, de Halle. — Napoléon à Postdam, à Berlin. Blocus continental. — Campagne de Pologne. — Entrée à Varsovie. — Bataille d'Eylau. — Siège de Dantzig. — Nouvelles intrigues de l'Angleterre. — L'armée russe. — Bataille de Friedland. — Paix et traité de Tilsitt.

1806 À 1807.

 

L'Angleterre a atteint le grand but qu'elle s'était proposé : les armées de la coalition s'ébranlent. Celle de la Prusse, que doivent bientôt renforcer des levées extraordinaires, s'élève à plus de cent cinquante mille hommes. Guidés par leur généralissime, le duc de Brunswick qui, à l'âge de quatre-vingts ans, n'a abjuré ni la haine, ni l'orgueil qui lui dictèrent le ridicule manifeste de 1793, animés par la présence de leur roi, et plus encore par celle de la reine, dont la beauté et l'ardeur belliqueuse enflamment tous les cœurs, les soldats prussiens s'avancent remplis d'une folle présomption ; ils menacent la Hollande, envahissent la Saxe, violent le territoire de la confédération, et insultent les avant-postes. La nouvelle de cette attaque ne surprit point l'empereur Napoléon, à qui les protestations amicales de Frédéric-Guillaume n'avaient pu en imposer. Sa prévoyance avait pourvu à tout ; et dès les premiers jours de septembre, les princes confédérés étaient avertis de se tenir prêts à seconder son armée, qui n'attendait que ses ordres pour entrer en campagne.

Napoléon médite d'écraser la première puissance militaire de l'Europe ; et, tandis qu'on le croit encore à Paris, occupé à préparer des fêtes triomphales, il arrive le 6 septembre à Bamberg, d'où il adresse à ses soldats une proclamation qui renfermait ces paroles remarquables : .... Les insensés ! qu'ils sachent donc qu'il serait mille fois plus facile de détruire la grande capitale que de flétrir l'honneur des enfants du grand peuple et de ses alliés... Leurs projets furent confondus alors — il est question des victoires remportées sur les Prussiens en 1792 — ; ils trouvèrent dans la Champagne la défaite, la mort et la honte Marchons donc, puisque la modération n'a pu les faire sortir d'une étonnante ivresse : que l'armée prussienne éprouve le même sort qu'elle éprouva il y a quatorze ans.

Le signal des combats est donné ; Murat force le passage de la Saale ; l'ennemi est partout battu, à Hofft, à Schleitz, à Saafeld. Le prince Louis de Prusse, l'un des plus ardents provocateurs de la guerre, périt dans cette dernière action. Il fut tué par un maréchal-des logis de hussards, l'intrépide Gindré, qui vainement l'avait plusieurs fois sommé de se rendre. Ce n'étaient encore là que les actions d'avant-garde ; mais elles étaient importantes par la grandeur des résultats qu'elles faisaient espérer. Le 14 octobre, une bataille générale s'engage sur le plateau d'Iéna ; les maréchaux Soult et Ney s'établissent sur les derrières de l'ennemi ; Murat donne aussitôt avec les dragons et les cuirassiers de sa réserve. Cinq bataillons prussiens sont enfoncés ; artillerie, cavalerie, infanterie, tout est culbuté. L'ennemi, poursuivi pendant l'espace de plus de six lieues, n'arrive à Weimar, sur l'Inn, qu'avec les Français, qui le mènent tambour battant. Pendant cette course victorieuse, le maréchal Davoust triomphe sur un autre point. Chargé de défendre avec vingt-cinq mille hommes les défilés de Kœsen, non-seulement il demeure inébranlable au poste qui lui est assigné, mais encore il défait à Auerstaedt un corps d'élite de cinquante mille combattants. Vingt-cinq mille ennemis restèrent sur les deux champs de bataille ; soixante drapeaux, trois cents pièces de canon, des magasins immenses, plus de trente mille prisonniers, dont trente officiers-généraux, furent les trophées de celte journée. Leduc de Brunswick, commandant en chef, le feld maréchal Mollendorf, les généraux Schmettau et Ruchel, ainsi que le prince Henri de Prusse, étaient au nombre des blessés. Les trois premiers ne survécurent que de quelques jours à ce désastre de leur patrie.

Les Français ont dignement célébré par celte victoire l'anniversaire de la prise d'Ulm. Ils s'élancent à la fois sur toutes les directions, et ne donnent aucune relâche à l'ennemi, pour qui les places fortes même ne sont pas un refuge assuré. Erfurth et sa citadelle renfermant quatorze mille hommes et des approvisionnements de tous genres, capitulent le jour même de leur investissement. Blücher, cerné de toutes parts avec six mille chevaux, n'évite d'être pris qu'en attestant sur son honneur que les hostilités sont suspendues. Kalkreuth, qui voulait se sauver par une semblable imposture, éprouve un nouvel échec au village de Greussen. La reine, vêtue en amazone, et le roi, son époux, qui tous deux partagent les dangers de cette retraite, n'échoppent que par hasard à la dernière des humiliations. En vain le prince Eugène de Wurtemberg, qui se précipite à leur secours avec vingt-cinq mille hommes de troupes fraîches, s'efforce-t-il dé défendre le pont et la ville de Halle ; attaqué par Bernadotte, il y laisse deux mille morts, cinq mille prisonniers, deux drapeaux et trente pièces d'artillerie.

Après tant de revers, le monarque prussien s'était arrêté à Magdebourg pour recueillir et rallier les débris de son armée ; mais à peine s'est-il jeté dans cette place, qu'assailli par le maréchal Soult, il voit ses meilleures troupes, forcées dans cinq engagements successifs, déposer les armes devant la division Legrand, qui emporte le camp retranché où elles avaient cherché un asile. Frédéric-Guillaume se trouvait dans la situation la plus critique ; les plus solides remparts ne le rassurent pas contre les entreprises d'un ennemi, qu'aucun péril ne saurait rebuter ; un faible cordon s'oppose à sa sortie, il le perce à la tête de quelques régiments dévoués ; et, ne songeant plus, dans sa fuite, qu'à placer l'Elbe et l'Oder entre ses vainqueurs et lui, il néglige de prendre des mesures pour mettre sa capitale à l'abri d'une invasion.

Le 26 octobre, la forteresse de Spandau, défendue par douze cents soldats, se rend aux troupes du maréchal Lannes. Napoléon, entré le même jour dans Postdam, visite le tombeau du Grand-Frédéric, et envoie à Paris l'épée de ce prince, le cordon de ses ordres, sa ceinture de général et les drapeaux de sa garde durant la guerre de sept ans. Voilà des trophées, dit-il, en les saisissant avec un noble enthousiasme, que je préfère à vingt millions ! J'en ferai présent à mes vieux soldats des campagnes de Hanovre ; les Invalides les garderont comme un témoignage des victoires de la grande armée et de la vengeance qu'elle a tirée des désastres de Rosback.

Le 26, le quartier général français s'établit à Charlottembourg, sur la Sprée, dans cette ville embellie par les soins de Frédéric II, qui y plaça une partie des richesses composant le cabinet du cardinal de Polignac.

La victoire marque toujours les logements de l'empereur qu'elle précède : le 27, elle l'introduit à Berlin. C'est là qu'il va reproduire aux yeux de l'univers la clémence d'Auguste. Une lettre du prince d'Hatzfeld vient d'être interceptée. Elle prouve sa trahison ; déjà la commission va s'assembler, et l'évidence du crime ne laisse aucun doute sur l'issue du jugement. La princesse, son épouse, n'a plus d'espoir que dans la générosité de Napoléon ; elle tombe à ses genoux : il lui montre la fatale lettre ; elle n'y voit que la condamnation de son mari. Jetez-la au feu, lui dit l'empereur. Elle n'ose croire à ce qu'elle entend ; elle hésite encore ; mais bientôt rassemblant ses forces, elle obéit ; son époux est sauvé : il n'existe plus de preuves.

Cependant les Français ne perdaient pas de temps ; ils ne devaient se reposer qu'après avoir anéanti l'armée prussienne. On va voir comment ils accomplirent celte tâche glorieuse.

Murat, qui s'était mis à la poursuite du prince de Hohenlohe, l'atteignit au moment où il cherchait à gagner le Mecklenbourg, culbuta son arrière-garde à Zedenich et à Wignensdorf ; tourna et attaqua à Prentzlaw le corps qu'il commandait, et le força à mettre bas les armes. Ce combat, l'un des plus remarquables de cette campagne, nous valut quarante-cinq drapeaux ou étendards, soixante canons attelés, et vingt mille prisonniers presque tous de la garde royale prussienne, parmi lesquels le général en chef et un des princes de Mecklenbourg-Schwerin. Six mille hommes, qui s'étaient soustraits à cette capitulation, furent ramassés le lendemain par deux régiments de cavalerie sous les ordres du général Milhaud.

La forteresse de Stettin, munie d'une artillerie formidable, bien approvisionnée et gardée par de nombreuses troupes, était en état de soutenir un long siège ; elle ne résista pas à l'audacieuse sommation du général Lasalle, qui, avec quelques escadrons, se présenta sous ses murs. Stettin, situé sur un coteau près de l'Oder, assurait à notre armée une bonne ligne d'opération.

On touche à la fin d'octobre ; encore quelques jours et il ne reste plus à l'ennemi un seul corps, une seule place forte qui n'aient subi la loi des vainqueurs. Le général Bila, qui, à la tête d'une colonne, se dirigeait vers la Baltique, est culbuté devant Anklam, ville de la Poméranie prussienne, où il laisse quatre mille fantassins et cavaliers entre les mains des dragons du général Becker. Blücher, poussé l'épée dans les reins par Bernadotte, Soult et Murat, voit son infanterie écrasée dans Lubeck, et capitule lui-même à Schwartau sur le territoire danois, dont il a violé la neutralité. Quinze mille prisonniers, quarante canons, plusieurs drapeaux et étendards furent les fruits de la victoire.

La prise de Lubeck est un des plus beaux faits qui aient illustré les armes françaises. Quoique cette ville fût défendue par la Trawe, et entourée de marais profonds, les soldats de la division Drouet l'emportèrent d'assaut aux cris d'en avant. Les Prussiens s'y battirent en désespérés ; il fallut les assiéger dans toutes les rues, et ils ne se rendirent qu'au moment où la division Legrand, accourue par le seul point de retraite qui leur était offert, les eut placés entre deux feux. Le 8e régiment de ligne, qui, électrisé par l'exemple de son colonel, l'intrépide Autier, avait, quelques heures auparavant, enlevé à l'abordage plusieurs chaloupes portant un bataillon de la garde suédoise, mérita de nouveaux éloges dans cette occasion.

Tandis que ces évènements avaient lieu, le général Savary, avec sa cavalerie légère, défaisait les Suédois à Rostoc, les rejetait dans leur Poméranie et s'emparait de cinquante de leurs bâtiments ; le maréchal Davoust, après avoir passé l'Oder à Francfort, recevait les clés de Custrin ; le maréchal Ney faisait défiler devant lui les vingt-deux mille hommes de garnison de l'importante forteresse de Magdebourg qu'il venait de réduire ; enfin, le maréchal Mortier, à la tête de l'armée gallo-batave, soumettait la liesse sans combat, faisait la conquête du Hanovre, se rendait maître des places de Hameln et de Nienburg, occupait Hambourg et Bremen, et plantant l'aigle française dans toutes les villes anséatiques, fermait à l'Angleterre ses grands entrepôts de la Baltique et de la mer du nord. Ainsi le gouvernement britannique était le premier à ressentir le contre-coup du choc qui avait ébranlé la monarchie prussienne.

La Prusse, celte puissance fondée, agrandie par l'épée, et qui naguère était si florissante, si orgueilleuse, l'épée l'a maintenant effacée de la coalition. Son roi, saisi d'épouvante, a fui devant les flots de notre armée, comme un autre Darius à l'approche des phalanges d'Alexandre. La Silésie, quelques lambeaux de la Pologne et vingt mille soldats répartis dans les places fortes de ces provinces, voilà tout ce qui lui reste. Couvert de la malédiction de son peuple, abandonné d'une cour qui s'est éclipsée aussitôt que sa fortune, Frédéric-Guillaume, que six semaines auparavant l'on avait vu afficher les prétentions les plus exagérées, trouve à peine, à l'extrémité orientale de ses états, un coin de terre où il puisse reposer sa tête. Kœnigsberg est la première ville de cette frontière qui soit hors d'un pressant danger ; c'est de là que, déterminé par les conseils de la reine, du général Kalkreuth, et de cinq ou six autres généraux formant toute sa suite, le monarque se résigne à tendre des mains suppliantes, et à solliciter un armistice qui déjà deux fois lui avait été refusé. Cet acte, auquel Napoléon consentit enfin, fut signé à Charlottenbourg, le 16 novembre, peu de jours avant le fameux décret qui, en représailles du blocus maritime, posait les bases du système continental ; système diversement jugé, mais qui, en frappant d'inertie les manufactures anglaises, a cependant concouru avec efficacité au développement de notre industrie.

Ces triomphes rapides remportés sur les prussiens furent peut-être ceux qui flattèrent le plus notre amour-propre national, en France où, malgré leur expulsion honteuse en 1792, il existait un préjugé en faveur de la supériorité de leur tactique et de leurs armées sur celles des autres nations de l'Allemagne.

Le séjour de Napoléon à Berlin au milieu de ses soldats qui étaient sa véritable famille, offre à son historien l'occasion de montrer le guerrier dans les habitudes de sa vie militaire. A l'armée la vie de l'empereur était simple et sans faste. Tout individu, quel que fut son grade, avait le droit de l'approcher et de lui parler de ses intérêts : il écoulait, questionnait et prononçait à l'instant même ; si c'était un refus, il était motivé et de nature à en adoucir l'amertume. On ne pouvait, sans admiration, voir le simple soldat quitter son rang, lorsque son régiment défilait devant l'empereur, s'approcher d'un pas grave, mesuré, et, présentant les armes, venir jusqu'à lui. Napoléon prenait toujours la pétition, la lisait en entier, et faisait droit à toutes les demandes justes. Ce noble privilège qu'il avait accordé à la bravoure et au courage, donnait à chaque soldat le sentiment de sa force et de ses devoirs, en même temps qu'il servait de frein pour contenir ceux des supérieurs qui auraient été tentés d'abuser du commandement.

La simplicité des mœurs et du caractère de Napoléon était surtout remarquable dans ces jours de marche pendant lesquels le canon se reposait ; toujours à cheval au milieu de ses généraux, de ses braves aides-de-camp, des officiers de sa maison, et de la jeune et vaillante élite de ses officiers d'ordonnance, sa gaîté, on peut même dire sa bonhomie, pénétraient dans tous les cœurs. Souvent il ordonnait de faire halte, s'asseyait sous un arbre avec le prince de Neufchâtel. Les provisions de bouche étaient étalées devant lui, et chacun, depuis le page jusqu'au grand officier, trouvait çà et là ce qui lui était nécessaire. Napoléon, en éloignant de ses alentours tout ce qui avait quelque couleur d'intrigue, en décidant toujours par lui-même, avait inspiré aux personnes de sa maison un sentiment d'affection, d'union et d'empressement réciproques. Sa frugalité était telle, que par goût il donnait la préférence aux aliments les plus simples ; aussi sa tête était toujours libre, et son travail facile, même en sortant de table : doué par la nature d'un estomac sain et robuste, ses nuits étaient calmes comme celles d'un homme qui n'aurait eu aucune affaire ; une heure de sommeil réparait chez lui vingt-quatre heures de fatigue. Au milieu des circonstances les plus graves, les plus urgentes, il avait le pouvoir de prendre du sommeil à volonté, et son esprit rentrait dans le calme le plus parfait, dès que les dispositions qu'exigeaient ces mêmes circonstances étaient ordonnées.

Tous les moments de la journée étaient pour Napoléon des moments de travail, même à l'armée. S'il cessait un instant de consulter ses cartes géographiques, de méditer ses plans de bataille, et d'étudier les immenses combinaisons qu'il fallait employer pour faire mouvoir avec une précision mathématique des masses de quatre à cinq cent mille hommes, alors il s'occupait de l'administration intérieure de l'empire. Plusieurs fois dans la semaine, un auditeur au conseil d'état arrivait au quartier-général, chargé du portefeuille de tous les ministres ; jamais ce travail n'était remis au lendemain ; dans la journée tout était examiné, signé et expédié, tout marchait de front. Les jours qui suivaient une action, un combat, une bataille, étaient employés à recevoir les rapports des différons corps de l'armée, à lier ensemble tous les faits isolés, à distribuer à chacun la part de gloire qui lui appartenait, à rédiger en un mot ces bulletins immortels dont la concision, l'ordre et la mâle simplicité présentent un modèle classique de l'éloquence militaire. C'est dans ces archives brillantes que sont à jamais gravés les titres de noblesse de l'armée française.

La cour de Napoléon n'avait peut-être pas d'égale en magnificence ; mais c'était les courtisans riches qui en faisaient les frais. Ceux qui se montraient avares, il les flétrissait par de sanglans sarcasmes. Quant à lui, il n'avait pas quarante millions de liste civile et chacun disait qu'il était grand et généreux. Deux millions trois cent trente-huit mille cent soixante-sept francs suffisaient à la représentation d'un monarque qui avait des rois pour courtisans, et sur cette somme il prélevait encore pour subvenir à l'entretien d'une douzaine de palais impériaux.

On a beaucoup parlé des colères publiques de Napoléon ; mais elles n'étaient la plupart du temps que factices ; les actes de l'empereur, quelque passionnés qu'ils parussent, étaient toujours calculés. Quand un de ses ministres ou quelque autre grand personnage avait fait une faute grave, qu'il y avait vraiment lieu à se fâcher et qu'il devait se mettre en colère, il avait pour règle s'il se décidait à frapper, que le coup devait porter sur tout le monde. Celui qui le recevait ne lui en voulait ni plus ni moins ; et celui qui en était le témoin allait discrètement transmettre au loin ce qu'il avait vu et entendu ; une terreur salutaire circulait de veine en veine dans le corps social, les choses en marchaient mieux ; l'empereur punissait moins, et recueillait infiniment sans avoir fait beaucoup de mal. C'est ainsi que, dans une occasion, ayant adressé une mercuriale très-vive à l'un de ses grands officiers, celui-ci se crut obligé de demander une audience le lendemain, dans le dessein d'offrir sa démission. Cette audience lui fut accordée, et l'empereur l'apercevant, lui dit aussitôt : Mon cher, vous venez pour la conversation d'hier ; elle vous a affligé et moi aussi ; mais c'est un avertissement que j'ai voulu donner à beaucoup de monde ; s'il produit quelque bien, ce sera notre consolation à tous deux ; qu'il n'en soit plus question.

Napoléon exigeait des mœurs dans son entourage ; il regardait l'immoralité comme la disposition la plus funeste qui puisse se trouver dans un souverain, en ce qu'elle devient contagieuse, et infecte promptement toute la société. La morale publique lui paraissait l'auxiliaire et le complément indispensable des lois. Il disait que, sous ce rapport, la révolution avait véritablement régénéré la France en balayant de son sol toutes les ordures qu'y avaient amoncelées les désordres de la régence, et le goût des crapuleuses débauches héréditaires dans les deux. branches de la maison de Bourbon.

Napoléon était toujours à Berlin, d'où il dirigeait toutes les opérations militaires et l'administration intérieure de son vaste empire, lorsqu'il apprit que le roi de Prusse, cédant aux insinuations de la Russie, qui le berçait de l'espoir d'une vengeance prochaine, ne voulait plus ratifier l'armistice qu'il avait lui-même proposé. L'empereur n'eut pas plutôt reçu cette nouvelle, qu'il s'élança vers la Pologne avec une armée plus formidable qu'au moment où s'ouvrit la campagne. Cent soixante mille hommes des conscriptions de 1806, et de celle de 1807, levées par anticipation, lui permettaient de déployer un appareil de forces des plus imposants. L'élan des braves Polonais, qui coururent aux armes pour ressaisir, à l'ombre de nos aigles, la liberté, et l'indépendance de la patrie, ajouta encore à celte masse, dont toutes les parties déjà en mouvement s'étendaient depuis le Mecklenbourg jusque audelà de Posen.

Le monarque russe venait alors d'échouer dans son projet d'envahir quelques provinces de la Turquie d'Europe. Il n'avait pas été plus heureux dans la Dalmatie, d'où, malgré l'appui de dix mille Monténégrins, ses troupes avaient été chassées par Marmont. Ces échecs, d'un sinistre présage, ne l'empêchèrent point de tenter la fortune en faveur d'un allié désormais hors d'état de se défendre par lui-même. Après être arrivé jusqu'à Varsovie, un mois plus tard qu'il ne s'était engagé à le faire, l'empereur Alexandre, qui paraissait résolu à venir au-devant de notre armée, ordonna tout-à-coup à la sienne de se replier sur la Pologne russe. Cette détermination semblait d'autant plus extraordinaire, que ses avant-postes ayant à peine aperçu les nôtres, aucun engagement sérieux n'avait pu le forcer à rétrograder. Mais il voulait ainsi attirer sur ses pas l'armée française, afin de la combattre dans des contrées où elle aurait été assaillie par le climat et par des privations de tout genre. Napoléon ne donna point dans ce piège, elles plaintes du roi de Prusse, justement alarmé d'un système de guerre qui retardait la libération de son territoire, obligèrent Alexandre à se porter en avant pour prendre position sur la Narew et sur le Bug.

Nos soldats, enflammés par le souvenir récent de leurs triomphes et par l'éloquence toute guerrière de leur chef, brûlent de renouveler les prodiges d'Iéna. Concentrés sur la rive droite de la Vistule, qu'ils ont franchie, ils attendent avec impatience le signal de fondre sur un ennemi qu'ils voient avec satisfaction se rapprocher d'eux. Napoléon ne laissa pas refroidir celle ardeur ; le 16, il partit de Posen, arriva le 19 à Varsovie, et visita les ouvrages qu'il faisait construire en avant du faubourg de Praga. Le 23, il passa le Bug, et après avoir reconnu la Wkra et les retranchements construits par les Russes pour couvrir leur position, il fit jeter au confluent des deux rivières un pont que le général d'artillerie Lariboisière termina en deux heures. L'attaque commença aussitôt par le combat de Czarnowo, dans lequel les divisions Morand et Beaumont mirent en déroute quinze mille hommes que défendait une nombreuse artillerie. Cette victoire, complétée simultanément sur deux autres points par les maréchaux Ney et Bessières, fut immédiatement suivie de celles de Karmidjen, de Nazielsk, de Cursomb, de Dziadolw, de Mlwa, de Pulstuck et de Golymin. Partout les Russes opposèrent le plus grand acharnement à l'impétuosité française, et partout ils furent culbutés. En trois jours, ils perdirent quatre-vingt bouches à feu, presque tous leurs caissons, douze cents voitures et plus de douze mille hommes tués, blessés ou prisonniers. Un dégel, qui rendit les routes impraticables, put seul les sauver d'une entière destruction. Ces évènements jetèrent la consternation dans Kœnigsberg. Le roi et la reine de Prusse prirent alors le parti de quitter cette ville pour se rendre à Mémel, que son éloignement et l'état de ses fortifications mettaient plus à l'abri d'un coup de main.

Après l'expérience d'un premier revers, l'empereur Alexandre parut revenir à son projet d'attirer notre armée dans les glaces du nord ; mais Napoléon ne se laissa point abuser par cette tactique. Ses troupes, fatiguées par trois mois de combats et de marches continuelles, avaient besoin de repos ; il leur fit prendre des quartiers d'hiver, et rentra lui-même dans Varsovie, où il établit sa résidence, en attendant le terme d'une suspension d'armes qui n'existait que par les obstacles de la saison et par le grand intervalle que les Russes avaient mis entre eux et lui.

L'élévation de l'électeur Frédéric-Auguste à la royauté, avec la perspective d'un accroissement de puissance, son admission, ainsi que celle des princes de la maison ducale de Saxe, dans la confédération du Rhin, et la déclaration par laquelle les ducs de Brunswick, l'électeur de Hesse-Cassel et le prince de Nassau-Fulde étaient déchus de leurs souverainetés, furent les actes les plus importants qui marquèrent le séjour de l'empereur dans la capitale de la Pologne.

Tandis que tout était tranquille sur les bords de la Vistule, les opérations militaires en arrière de la grande ligne de bataille n'avaient pas été interrompues. Jérôme Bonaparte, à qui son frère avait confié le commandement d'un corps de troupes alliées dans la Silésie, travaillait sans relâche à réduire les places de cette province. La reddition de Plassembourg et du fort de Czenstochau, situés hors des frontières, avaient signalé son début. Ses progrès à l'intérieur n'avaient pas été moins rapides : Glogau, à peine investie, avait livré ses remparts, ses canons et des approvisionnements immenses. Breslau, assiégée par Vandamme et défendue par une garnison de six mille hommes, avait capitulé après cinq sommations et trente jours de tranchée ouverte. Brieg, foyer d'une insurrection considérable fomentée par le prince d'Anhalt-Pleiss, avait succombé à la menace d'un bombardement, et le blocus de Kosel était commencé ainsi que celui de Schweidnits, où, après trois défaites, le chef des insurgés s'était enfermé avec les débris de ses bandes, dans lesquelles on avait compté jusqu'à douze mille paysans armés.

Le rivage de la Baltique offrait le spectacle d'une semblable activité. Le maréchal Mortier, à la tête du petit nombre de troupes que l'occupation du Hanovre lui permettait de mobiliser, avait fait une incursion dans la Poméranie-Suédoise, et y avait préludé par des avantages partiels à des succès plus étendus. L'expédition de l'île prussienne de Wollin, dans laquelle trois compagnies du 2e d'infanterie légère, sous les ordres du chef de bataillon Armand, taillèrent en pièces mille hommes de la garnison de Colberg, sera longtemps citée comme un des plus beaux faits de cette campagne. Quelques autres actions, telles que l'enlèvement des postes fortifiés de Volgast et de Greiswald, dont l'enceinte fut escaladée par un de nos régiments ; la prise de Grimmen et celle des hauteurs de Rheinkenhagen, d'où les Suédois furent débusqués, nous conduisent naturellement à la fin de 1806.

L'année 1807 commence, et avec elle le terrible réveil de la grande armée que les Russes ont provoquée dans ses cantonnements. Le 25 janvier, le maréchal Bernadotte, dont les troupes avaient fait seize lieues dans la journée, atteint, sur les hauteurs de Mohrungen, une division ennemie, la culbute, la met dans une déroute complète, la poursuit pendant quatre lieues et la force de repasser la Passarge : mais l'action avait été vive, et dans le trouble de la mêlée l'aigle du 9e d'infanterie légère avait disparu : ce brave régiment ne peut supporter cet affront, que ni la victoire, ni les lauriers de cent combats ne sauraient effacer : il se précipite au milieu des bataillons russes, avec une impétuosité sans égale, les enfonce au premier choc, et ressaisit le précieux dépôt confié à sa valeur. Tels les Romains virent, aux champs de Bebriacum, la 21e légion de Vitellius perdre et recouvrer son aigle dans la même journée.

Les Russes laissèrent à Mohrungen près de deux milite morts, quatre cents prisonniers et deux pièces d'artillerie. Cet échec, en arrêtant l'ennemi dès ses premiers pas, détruisit en quelque sorte l'espoir conçu parle général en chef Benningsen de surprendre l'armée française. Napoléon n'avait pas attendu jusqu'à ce jour pour imprimer un mouvement général à toute sa ligne : informé que les Busses avaient reçu des renforts considérables, et que la cour de Saint-Pétersbourg envoyait de nouveaux corps en Pologne pour ajouter aux cent soixante mille combattants qu'elle y comptait déjà, il s'était mis en mesure de les prévenir, Le 31 janvier, il arrive à Willemberg avec sa garde, et bientôt des succès partiels à Passenheim, à Bergfried, à Deppen, à Walterdoff et à Hoff, ainsi que l'enlèvement du plateau de Preusch- Eylau et la prise de cette ville, après une action des plus meurtrières, sont les préludes d'une grande bataille. Ce combat, dans lequel les généraux Klein, Legrand et Viviez montrèrent autant d'intrépidité que de sang-froid, s'engagea le 7 février, dans la matinée, et ne cessa qu'à dix heures du soir, après que l'église et le cimetière, où l'arrière-garde ennemie se défendit avec opiniâtreté, furent emportés d'assaut. Le lendemain, au point du jour, l'armée russe, forte dé quatre-vingt mille hommes, parut en colonnes à une demi-portée de canon, ayant sur son front une artillerie formidable dont les foudres, dirigés aussitôt contre Eylau, et contre la division Saint-Hilaire, faisaient d'affreux ravages dans nos rangs. L'empereur, qui, suivant sa coutume, est au fort du danger, oppose à ce feu terrible un feu plus terrible encore, et qui force les masses des ennemis à se porter en avant. Ce mouvement compromet un instant notre gauche, il faut promptement la dégager ; mais à peine a-t-on repoussé les tirailleurs qui s'avancent pour la couper, qu'une neige épaisse, obscurcissant tout-à-coup l'horizon, couvre les deux armées sans arrêter l'ardeur des combattants. Nos colonnes perdent alors le point de direction ; mais le grand duc de Berg, à la tête de sa cavalerie et de celle de la garde impériale que commande Bessières, tombe sur les derrières de l'ennemi et rétablit l'ordre dans notre attaque. Plus de vingt mille hommes d'infanterie sont culbutés par cette charge brillante, dans laquelle deux escadrons des chasseurs de la garde, conduits par l'intrépide colonel Dalhmann, percent deux fois les plus forts bataillons. Sur ces entrefaites, le maréchal Davoust, qui a manœuvré pour tourner la gauche de l'ennemi, arrive sur le plateau en avant du village de Klein-Sausgarten, se place à la droite de la division Saint-Hilaire, et couronne avec elle cette position dont elle avait chassé les Russes, qui vainement jusqu'à trois fois avaient tenté de la reprendre. Dès ce moment, l'ennemi est en pleine retraite ; l'armée française reste maîtresse du champ de bataille, et la victoire, enfin décidée à quatre heures du soir, reçoit un nouvel éclat par la défaite, à Schmoditten, de la division du général prussien Lestocq, et par la dispersion de six bataillons de grenadiers que l'avant-garde du maréchal Ney mène battant jusqu'à la rivière de Frisching. La nuit mit seule un terme à la poursuite.

La bataille d'Eylau, dans laquelle une moitié de notre armée ne donna pas, et l'autre ne parvint à fixer la fortune un instant infidèle à ses aigles, que par des efforts inouïs de courage et par les dispositions qu'improvisa l'empereur, est l'une des plus sanglantes des temps modernes. Sept mille Russes y périrent ; seize mille de leurs blessés entrèrent dans Kœnigsberg, douze mille prisonniers, soixante-cinq pièces de canon, et seize drapeaux, en y comprenant les trophées de Passenheim, de Bergfried, de Deppen, de Hoff, restèrent en notre pouvoir. De notre côté, nous eûmes plus de deux mille morts, parmi lesquels le brave général Corbineau ; le nombre des blessés s'éleva à près de six mille. Un dégel, qui survint après cette mémorable journée, nous ravit, comme à Golymin, les avantages de la victoire. Les Russes, étant parvenus à se rallier, se retranchèrent devant Kœnigsberg et derrière la rivière de Prégel, tandis que nos soldats, prenant pour ligne la Passarge jusqu'à Omulew, rentrèrent dans leurs cantonnements d'hiver. Le 15 février, ils n'y avaient pas encore été inquiétés, lorsqu'un corps de vingt cinq mille hommes commandés par le général Essen s'avança par les deux rives de la Narew, afin d'attaquer notre droite et d'opérer ainsi une diversion que le général en chef Benigsen pût mettre à profit. Napoléon adressa alors celte proclamation à son armée :

SOLDATS !

Nous commencions à prendre un peu de repos dans nos quartiers d'hiver quand l'ennemi a attaqué le premier corps et s'est présenté sur la Basse-Vistule ; nous avons marché à lui, et nous l'avons poursuivi pendant l'espace de quatre-vingts lieues. Il s'est réfugié sous les remparts de ses places et a repassé la Prégel. Nous lui avons enlevé aux combats de Bergfried, de Deppen, de Hoff, à la bataille d'Eylau, soixante-cinq pièces de canon, seize drapeaux, et tué, blessé ou pris plus de quarante mille hommes. Les braves qui, de notre côté, sont restés sur le champ d'honneur, sont morts d'une mort glorieuse ; c'est la mort des vrais soldats ! Leurs familles auront des droits constants à notre sollicitude et à nos bienfaits.

Ayant ainsi déjoué tous les projets de l'ennemi, nous allons nous rapprocher de la Vistule et rentrer dans nos cantonnements. Qui osera en troubler le repos s'en repentira, car au-delà de la Vistule, comme au-delà du Danube, au milieu des frimas de l'hiver, comme au commencement dé l'automne, nous serons toujours les soldats français, et les soldats français de la grande armée.

 

Les Russes ne furent pas heureux dans leur tentative :  battus dans deux engagements, l'un sur la route de Nowogorod contre les troupes du général Gazan, l'autre dans la ville d'Ostrolenka, dont les généraux Ruffin et Campana défendirent les rues avec la plus grande résolution, ils purent se convaincre une seconde fois que l'on ne troubla pas impunément le repos d'un ennemi victorieux : mais, comme si cette leçon était insuffisante, ils ne craignirent pas, quand la prudence leur conseillait une prompte retraite, de se reformer pour ainsi dire sur le terrain où ils venaient d'éprouver un échec. Tant de sécurité leur fut fatale ; à peine prenaient-ils position, que le général Savary, ayant rassemblé les divisions Suchet et Oudinot, se précipita sur eux, les culbuta dans une action des plus vives, les chassa à une distance de plus de trois lieues, et ne s'arrêta qu'au moment où l'obscurité vint protéger les fuyards. Cette affaire, dans laquelle périt le général Soworow, fils du célèbre maréchal de ce nom, coûta à l'ennemi plus de quatre mille des siens, morts, blessés ou prisonniers.

Ce dernier succès fut pour l'armée française le signal de prendre à son tour l'offensive, et de balayer la rive droite de la Passarge. Partout l'ennemi fut forcé à la retraite. Fatigués d'être vaincus dans toutes les rencontres, les Russes, qui semblaient s'être promis d'être plus circonspects à l'avenir, se bornèrent quelques temps à des démonstrations insignifiantes. Sur ces entrefaites, Mortier, ayant réduit le roi de Suède, Gustave IV, à demander merci, accourait de la Poméranie pour se joindre au maréchal Lefebvre, qui, avec dix mille hommes, faisait le siège de Dantzick. Déjà le gouverneur de cette ville, le feld-maréchal Kalkreuth, était réduit à presser l'armement du corps de la place ; le délabrement des ouvrages extérieurs entamés par la sape et par le canon, lui faisait redouter l'approche d'un assaut que rendait plus encore probable le couronnement du chemin couvert, opération qu'il n'avait pu empêcher. Chaque jour, les assiégeants faisaient de nouveaux progrès ; aucun obstacle, aucun péril ne lassaient ni leur persévérance, ni leur courage. Cent combats qu'il leur avait fallu soutenir contre des forces doubles des leurs, n'avaient pas suspendu un instant les travaux. On les avait vus tout affronter : l'inondation qui protégeait les remparts, les glaces que roulait un fleuve furieux, les maladies inséparables de l'intempérie du climat, le feu continuel des batteries, et les sorties meurtrières d'une garnison dont rien ne pouvait égaler l'acharnement ; partout l'intrépidité de l'attaque avait surpassé l'opiniâtreté de la défense. Français, Saxons, Italiens, Polonais, tous, dans l'accomplissement d'un même but, n'avaient aspiré qu'à se montrer dignes les uns des autres ; tous s'étaient illustrés par les mêmes exploits, la même vaillance, la même résolution. Ce mélange de guerriers de diverses nations, loin de nuire à l'accord et à l'ensemble si nécessaires dans les grandes entreprises, entretenait, au contraire celle émulation qui se signale par des prodiges. Le maréchal Lefebvre, chez qui l'audace était toujours compagne du sang-froid, électrisait par son exemple les cœurs de tous ces braves. Presque seul de tous les généraux de la liberté, il avait conservé, sous l'empire, cette franchise et cette popularité républicaines qui sont toute l'éloquence des camps ; aussi les soldats mettaient-ils en ses ordres une confiance sans bornes ; un mot de lui suffisait pour les précipiter au milieu du danger : ils étaient sûrs qu'ils l'y rencontreraient.

Mais ce n'était pas seulement autour de lui qu'il exerçait une semblable influence, et quoique l'immense développement des fortifications et l'irrégularité d'un terrain, tantôt couvert de marais, tantôt traversé par des rivières, ou entrecoupé de canaux, quelquefois encore parsemé de lacs et de collines, l'obligeassent à étendre ses quartiers, à disséminer ses troupes et à multiplier ses postes, l'enthousiasme gagnait de proche en proche, et chacun faisait son devoir. Toutes les expéditions, soit partielles, soit générales, ordonnées par le maréchal, furent marquées par des actes d'une bravoure extraordinaire. Le nom du généreux Fortunas, qui renouvelait, dans le rang de simple chasseur, le beau trait du capitaine d'Assas à Closter Camp ; celui du sergent Chapot, qui, descends dans le chemin couvert, désarma et fit prisonniers douze mineurs ennemis, au moment où ils allaient mettre le feu à la mine, ainsi que l'admirable présence d'esprit d'un artilleur qui, s'étant élancé dans le magasin à poudre de la batterie du Stolzenberg, arracha la mèche d'une bombe prête à faire explosion, demeureront à jamais consignés dans l'histoire.

Au milieu de ce concours unanime des corps composant l'armée de siège, le feld-maréchal Kalkreuth, qui craignait que d'un instant à l'autre une surprise nouvelle, ou quelques coups hardis ne vinssent déconcerter sa vieille expérience, et mettre en défaut ses plus sages dispositions pour la défense de la place, s'empressa de demander des secours. Le général Beningsen, à qui il s'adressa, lui expédia sur le champ vingt-mille hommes, qui, sous le commandement du général Kaminski, se dirigèrent vers le port de Pillau, où des embarcations les attendaient. Pendant que ce mouvement s'exécutait, Beningsen, qui voulait détourner l'attention de l'empereur- Napoléon, et tenir en échec la plus grande partie de ses forces en Pologne, forma des attaques simulées sur les divers points occupés par la grande armée, depuis la Baltique jusqu'à la Narew. La nécessité de donner à ces manœuvres quelque apparence de réalité, tourna constamment au désavantage des Russes ; non-seulement ils forent défaits toutes les fois qu'ils provoquèrent un engagement, mais encore ils furent complètement déçus dans l'espoir de dérober à l'empereur les motifs qui les rendaient si entreprenants. Napoléon, averti de leurs préparatifs pour secourir Dantzick, avait déjà pris toutes les mesures propres à paralyser les efforts qui allaient être tentés en faveur de celle place, et dans le même temps que le général Kaminski, sous la protection du canon de Weichselmundeg débarquait ses troupes au camp retranché de Newfahrwasser, dont heureusement les communications avec la ville avaient été interceptées auparavant, le maréchal Lannes, à la tête de la réserve composée des grenadiers d'Oudinot, se joignit au corps du maréchal Lefebvre. Celle réunion, qui eut lieu le 12 mai, jeta de l'irrésolution dans les plans de l'ennemi. Cependant Kaminski, après trois jours d'hésitation, se décida à attaquer. Le 15 mai, à cinq heures du malin, il déboucha de son camp sur quatre colonnes, et le combat commença aussitôt : trois fois les Russes essayèrent d'enfoncer la ligne française, et trois fois ils furent repoussés avec perle. Ils revenaient à la charge avec de nouvelles forces, se disposant à accabler de leur choc le général Schramm, dont la résistance excitait leur fureur, lorsque le maréchal Lannes parut sur le champ de bataille guidant une colonne de grenadiers. La présence de celle élite redouble à la fois l'énergie des troupes de Schramm, et l'acharnement de leurs adversaires. La lutte devient des plus sanglantes : Oudinot y est démonté : malgré cet accident, il s'élance à la tête de ses bravés ; culbute les Russes, et ne s'arrête qu'au bord de la mer ou, par l'entière destruction d'une de leurs colonnes, il achève de rendre la victoire décisive. Témoins de la défaite de leurs alliés, cinq mille Prussiens qui n'avaient pas encore donné, balancent à venir se mesurer avec nos soldats : mais les généraux Albert et Beaumont ne laissent pas à cette troupe le temps de prendre un parti ; ils se précipitent à sa rencontre, l'atteignent entre Passenwerder et Stege, la combattent, la dispersent, et cueillent à sa poursuite les derniers lauriers d'une journée qui coûtait déjà plus de quatre mille hommes à l'ennemi.

Ainsi battu presqu'en arrivant, Kaminski n'eut pas même la gloire d'avoir interrompu les travaux du siégé ; et le feld-maréchal Kalkreuth, qui avait compté sur te secours de ses valeureux auxiliaires, se trouva, comme auparavant, réduit aux seules forces de la garnison. La détresse de Dantzick allait parvenir à son comble : des ponts élevés comme par enchantement couvrent la Vistule, le canal de Laak, et la Motlau ; les assiégés, resserrés dé plus en plus dans leurs remparts, ne peuvent plus rien recevoir du dehors : dés postes établis sur les deux rives du fleuve en ferment l'accès à tout bâtiment qui entreprendrait de le remonter. Une corvette anglaise, armée de vingt-quatre canons, et défendue par cent-soixante marins ou soldats, la Sans-Peur, qui, en dépit de cette surveillance, cherchait à introduire des munitions dans la place, fut assaillie et prise à l'abordage par les grenadiers de la garde de Paris. Le succès de ce coup audacieux qui enlevait au gouverneur Kalkreuth sa dernière ressource, n'abattit cependant point son courage. L'assaut était imminent : pour le retarder, il résolut de faire une grande sortie et de détruire les ouvrages des assiégeants. Mais l'issue de cette tentative ne servit qu'à prouver la faiblesse et le dénuement des troupes qu'il commandait. A peine se montrèrent-elles, qu'elles furent forcées de rentrer précipitamment dans l'enceinte de leurs fortifications. Sur ces entrefaites, le maréchal Mortier arrivait devant Dantzick avec une portion de son corps d'armée. Ce renfort décida le maréchal Lefebvre à ne plus différer l'assaut ; mais, avant d'en venir à cette extrémité, il adressa une sommation au gouverneur, qui se soumit à capituler. Napoléon était à Finckinstein quand, le 25 mai, on lui présenta l'acte d'après lequel devait s'effectuer la remise de la place : il le ratifia sur-le-champ, et deux jours après, le maréchal Lefebvre qui avait dirigé ce siège, l'un des plus fameux des temps modernes, fil, à la tête du dixième corps d'armée, son entrée triomphale dans la ville que son habileté et sa valeur venait de conquérir. Il avait témoigné au maréchal Lannes et au général Oudinot le désir de leur faire partager les honneurs de cette journée, mais ces deux guerriers s'y refusèrent avec une noble modestie.

En nous rendant maîtres de l'embouchure de la Vistule, la chute de Dantzick privait les alliés d'un appui des plus importants, et délivrait la gauche de notre armée des inquiétudes qu'elle aurait pu concevoir si cette place, la reine de la Baltique, eût fait une plus longue résistance. Cependant, loin d'épouvanter les souverains de la coalition, cet événement ralluma dans leurs cœurs l'espoir de vaincre et la soif de la vengeance. Des négociations de paix, entamées depuis quelques mois, furent brusquement rompues au moment même où la modération de Napoléon et l'avantage de sa position ôtaient tout prétexte à la guerre. L'empereur Alexandre, séduit par le plan d'une agression gigantesque, pour laquelle le cabinet de Saint-James avait promis quarante mille hommes, s'était persuadé que l'Angleterre allait enfin, en faveur de la cause commune, tenter de grands efforts matériels. Mais le plan proposé par cette puissance, ainsi que la promesse de sa participation, n'étaient qu'un appât offert à la crédulité du monarque russe, et un motif pour l'empereur des Français de ne négliger aucune des précautions convenables dans la supposition d'une descente. Déjà un nouveau corps de quatre-vingt mille hommes, sous le commandement du maréchal Brune, formait une ligne qui s'étendait de Magdebourg au littoral, et qui, se réunissant par une chaîne de postes aux troupes du maréchal Mortier en observation sur la Peene, donnait la main de proche en proche aux autres corps de la grande armée. Quoique ces dispositions fissent assez connaître que le vainqueur d'Eylau ne se laisserait pas prendre au dépourvu, le czar, comptant sur l'assistance de la Grande-Bretagne, se flattait de pouvoir bientôt placer les Français entre deux feux, et de reconquérir la Prusse, tandis que leur chef serait occupé dans la Pologne. Une faible démonstration de la part des Anglais, qui débarquèrent devant Stralsund l'avant-garde d'une légion allemande à leur solde, fut pour Alexandre le signal de reprendre la plus vigoureuse offensive. Les Russes quittèrent aussitôt leurs quartiers d'hiver, et l'on courut aux armes.

Les premiers engagements eurent lieu sur la Passarge le 4 juin. L'ennemi débuta par l'attaque de la tête du pont de Spanden : vingt mille hommes, artillerie, cavalerie et infanterie s'avancèrent pour s'emparer d'une redoute, mais ils furent repoussés sept fois par le maréchal Bernadotte, qui, quoique grièvement blessé dès le commencement de l'action, ne consentit à aller se faire panser qu'après que ses savantes dispositions et l'exemple de son intrépidité eurent assuré la victoire. Pendant ce combat, la brigade Ferey culbutait deux divisions à Lomitten, et les troupes du maréchal Ney, disséminées à Guttstadt, à Wolfesdorf, à Amt et à Altkirken, se maintenaient dans ces postes, malgré les efforts combinés du général en chef Beningsen et du grand duc Constantin, qui avaient avec eux toute la garde impériale russe renforcée de trois divisions d'élite. Ce succès de la résistance de Ney, assailli, pour ainsi dire, à l'improviste sur toute sa ligne par des forces doubles des siennes, était si prodigieux, qu'il ne pouvait pas se promettre de le renouveler en gardant les mêmes positions. Il se replia en conséquence sur Deppen, où il concentra son corps, et se prépara à soutenir un second choc. L'ennemi ne se fit pas attendre : dès le lendemain il se présenta devant Deppen, et voulut l'emporter d'assaut. La lutte fut terrible, mais elle ne demeura pas longtemps indécise : les Russes, dispersés et mis en fuite, laissèrent sur le champ de bataille plus de deux mille morts et un grand nombre de blessés.

Cependant Napoléon désirait terminer la guerre par un coup de foudre. Le 7, il coucha au bivouac de Deppen, et le 9 il se porta sur Guttstadt avec sa garde, la cavalerie de réserve et les corps dès maréchaux Ney, Davoust et Lannes. Quinze mille hommes de l'arrière-garde ennemie, commandée par le prince de Bagration, voulurent en vain disputer aux Français le passage de Glottau : Murat les débusqua de leurs positions. Les brigades Pajol, Bruyères, et Durosnel, ainsi que les cuirassiers et carabiniers de la division Nansouty, renversèrent tous les obstacles. Guttstadt, emportée de vive force à huit heures du soir reçut, aussitôt l'empereur dans ses murs. Mâle prisonniers russes ; et la déroute de leurs différents corps, parmi lesquels se trouvait celui de Kaminski, qui, déjà la veille, à Wolfesdorf, avait éprouvé un échec, attestèrent la valeur de nos troupes.

Le lendemain l'armée française, continuant son mouvement en avant, se dirigea vers Heilsberg. A midi, Marat atteignit une seconde fois l'arrière-garde russe : elle était soutenue par de nombreuses lignes d'infanterie ; mais plusieurs charges brillantes la forcèrent d'abandonner un terrain sur lequel elle s'était défendue pendant deux heures avec fureur. Le corps du maréchal Soult arriva sur ces entrefaites, et se forma devant l'ennemi. Les deux divisions Saint-Hilaire et Leval marchèrent sur la droite, et celle du général Legrand s'empara sur la gauche de la pointe d'un bois qui pouvait appuyer notre cavalerie. L'armée russe était en grande partie réunie autour d'Heilsberg. Elle fit des efforts incroyables pour se maintenir en avant de la ville ; mais à dix heures du soir elle fat réduite à chercher un abri dans ses retranchements.

Les deux armées prirent quelque repos. Le lendemain, Napoléon visita le champ de bataille, et disposa ses différends corps pour une affaire décisive. Il s'attendait à voir sortir les Russes de leurs retranchements, mais l'activité avec laquelle ils s'occupaient de fortifier leur camp, dont les ouvrages avaient déjà coûté plus de quatre mois de travail, le convainquit bientôt qu'ils n'accepteraient le combat que dans l'enceinte qui les protégeait. Il fallait donc les attaquer sur le terrain qu'ils avaient eux-mêmes choisi. Le 11 au soir, Napoléon changea son plan ; mais à l'aspect des nouveaux préparatifs, l'ennemi, craignant tout-à-coup d'être forcé et enveloppe, renonça à sa défense, et passa sur là rive droite de l'Alle. Le 12, au point du jour, les colonnes françaises s'ébranlèrent, et Heilsberg, où elles s'étonnèrent d'entrer sans éprouver la moindre résistance, fut immédiatement occupé. Celte ville, dans laquelle les Russes avaient abandonné plus de quatre mille de leurs blessés, renfermait des approvisionnements immenses en vivres et en munitions.

Les brillants avantages remportés par Napoléon sur la Passarge et sur l'Alle, se répétaient en même temps à l'extrême droite de notre armée, sur l'Omulew et sur la Narew, où Masséna battait et repoussait jusqu'à Ostrolenka, un corps de seize mille hommes qui s'étaient présentés pour enlever la tête du pont dé Drewkenow. L'empereur ne s'arrêta pas à Heilsberg ; après avoir donné à Murat, dont la cavalerie était soutenue par les Corps des maréchaux Soult et Davoust, l'ordre de manœuvrer sur Kœnigsberg, afin de déborder l'ennemi et de lui couper la retraite, il porta le soir même son quartier-général à Eylau, et le 14, à trois heures du matin, il parut devant Friedland au moment où l'armée russe, débouchant par le pont de cette ville, était déjà aux prises avec les coups des maréchaux Lannes et Mortier. Aux premiers coups de canon qui se firent entendre, Napoléon s'écria : " C'est un heureux jour, c'est l'anniversaire de Marengo ! Deux heures après, ses troupes étaient rangées en bataille et l'ennemi, qui vainement jusqu'alors avait tenté de s'ouvrir un passage, achevait de déployer ses forces. Toutefois l'action ne s'engagea chaudement qu'à cinq heures et demie du soir.

La gauche des Russes est aussitôt attaquée ; plusieurs de leurs colonnes chargées à la baïonnette et acculées sur l'Alle, y sont précipitées par la division Marchand ; leur garde impériale à pied et à cheval, une partie de leur centre et de leurs réserves, sont enfoncées par les divisions Bisson et Dupont, qui en font un horrible carnage. Notre artillerie, dirigée par le général Sennarmont, emporte des bataillons entiers. Au milieu des dangers qui les environnent de toutes parts, foudroyées, écrasées par un feu continuel, les troupes ennemies se replient en désordre dans Friedland, où elles tâchent de se former de nouveau ; mais toute résistance est inutile, Friedland est enlevé-, et le maréchal Ney, qui a présidé au mouvement, pénètre dans la ville sur les cadavres de ceux qui voulaient en défendre l'entrée,

Ce succès était, pour les armes françaises, le gage d'un éclatant triomphe. Cependant, le général en chef Beningsen, espérant ramener la fortune sous les étendards russes, médite un dernier coup contre le centre de notre armée. A la voix de ce chef, cent bataillons et un égal nombre d'escadrons s'élancent pour rompre les rangs qui leur sont opposes : cavalerie, infanterie, ensemble et tour-à-tour, s'épuisent en charges réitérées afin d'entamer le front de fer de nos soldats. Mais, loin d'en être ébranlés, ces guerriers invincibles, à qui le maréchal Lannes, ainsi que les généraux Oudinot et Verdier, communiquent l'impulsion de leur grand courage, redoublent d'ardeur et de résolution à mesure que les périls se multiplient. Les Russes sont partout repoussés, partout ils fuient, et ceux que les boulets et les balles ont épargnés, trouvent la mort sous les baïonnettes de ces adversaires, dont leur impétuosité et leur dévouement n'ont pu dompter la valeur.

L'aile droite de l'ennemi est seule intacte ; Korsakow, qui la commande, cherche inutilement à lier ses opérations avec le reste de l'armée russe ; il ne peut que partager si défaite. Il a pour lui la supériorité du nombre ; mais cet avantage lui est arraché par la fermeté et le sang-froid du maréchal Mortier, qui conduit la gauche de nos troupes. Korsakow, après avoir échoué dans ses dispositions offensives, est lui-même assailli avec impétuosité ; il dispute d'abord le terrain pied à pied et continue à se maintenir malgré la violence du choc, quand tout-à coup, saisi de la crainte de voir fondre sur lui la plus grande partie de nos forces, il rétrograde dans la direction de Friedland, dont il ignore encore que le général en chef Beningsen a été chassé. Korsakow paya chèrement cette erreur : poursuivi, enveloppé, il fut réduit à la cruelle alternative de mettre bas les armes ou de se jeter dans l'Alle en abandonnant ses bagages et son artillerie ; ce dernier parti lui parut préférable à la honte d'être pris. La découverte d'un gué semblait lui offrir une chance de salut ; il l'indiqua à ses colonnes ; mais elles s'y portèrent avec tant de précipitation, et la confusion fut telle, que des milliers de russes périrent dans les flots.

La victoire, qui n'avait pas été un instant incertaine, lut complète à onze heures du soir. Quinze mille ennemis perdirent la vie sur le champ de bataille. Dix pièces de canon, un grand nombre de caissons, plusieurs drapeaux et quelques milliers de prisonniers tombèrent au pouvoir des Français. Vingt-cinq généraux russes furent pris, tués ou blessés.

Napoléon montra dans cette journée les mêmes talents et la même activité que dans les campagnes précédentes. On le vit, pendant le combat, se transporter au milieu du feu d'une extrémité à l'autre de la ligne, et souvent les soldats remarquèrent avec effroi les boulets qui passaient près de lui, ou qui venaient mourir à ses pieds. L'empereur coucha à Friedland ; le lendemain il marcha sur Welzlau, où les têtes de colonnes des deux armées, arrivèrent presqu'en même temps, et le 16 il passa la Prégel.

La rapidité de cette course triomphale accéléra la chute de Kœnigsberg. Cette ville, ancienne capitale du duché de Prusse, était un des plus vastes entrepôts de guerre des coalisés. Le général prussien Lestocq, qui s'y était en fermé après avoir été battu à Kreutzbourg par les dragons du général Milhaud, avait entrepris de la défendre. Mais un assaut, dont le succès dû en partie à l'audace du général de brigade Buget rendit le maréchal Soult maître des faubourgs sur la rive gauche de la Prégel, et l'enlèvement de quatre mille Russes cernés par la cavalerie de Murat, au moment où, pour échapper aux vainqueur de Friedland, ils tentaient de se jeter dans la place, avertirent l'ennemi qu'il était temps d'abandonner un poste où il ne pouvait que s'attendre à un grand revers. Kœnigsberg, évacué le 16, fut immédiatement occupé par les Français qui y trouvèrent des richesses immenses, trois cents gros navires chargés de toute espèce, des munitions, cent soixante mille fusils que l'Angleterre envoyait au czas, toutes les ambulances de la coalition, ses hôpitaux et plus de vingt mille de ses blessés.

Ce n'était pas seulement sur les bords de la Passarge, de l'Alle et de l'Omulew, que nos armes étaient heureuses ; dans la Silésie, un corps nombreux, conduit par le général Kleist au secours des remparts de Neiss, avait été détruit par les généraux Lefebvre Desnouettes et Du mui. La place de Neiss elle-même, avec une garnison de six mille hommes, venait, après quatre mois de siège, de se rendre au général Vandamme ; celle de Glatz, malgré sa longue résistance, avait fini par être réduite ; la forteresse de Kosel avait aussi succombé ; enfin le roi de Prusse ne possédait plus réellement en Silésie que le fort de Silberberg, qui ne pouvait pas tenir longtemps sur la Vistule, que la place de Graudentz, vivement resserrée, et sur la Baltique, que Colberg qui louchait à l'époque de sa reddition.

Le 19, à deux heures de l'après-midi, Napoléon entra dans Tilsitt, que l'empereur de Russie et le roi de Prusse avaient quitté depuis peu de jours. Ce fut aux approches de cette ville que les Français aperçurent pour la première fois, des Kalmoucks, espèce de sauvages, armés seulement de flèches, qu'ils décochent en fuyant à la manière dus Parthes. L'aspect de ces Tartares, et leur bizarre accoutrement excitèrent la risée de nos soldats, pour qui de tels adversaires n'étaient guère redoutables.

La ville de Tilsitt est située sur le Niemen ; ce fleuve, dont les Russes, qui paraissaient vouloir se retirer vers la Samogitie, avaient incendié le pont, était alors la seule barrière à franchir pour que Napoléon portât la guerre sur leur territoire. La saison était favorable ; nos troupes étaient remplies de confiance et d'ardeur ; celles de la Russie, au contraire, entièrement démoralisées, alliaient, au sentiment de leur faiblesse et de leur impuissance, la persuasion que leurs défaites étaient un châtiment du ciel courroucé par une injuste agression. Le czar trembla de voir nos aigles prendre un nouvel essor : il se résigna pour sauver ses états, à s'humilier une seconde fois, et retrouva à Tilsitt le héros magnanime d'Austerlitz.

Napoléon écouta les premières propositions qui lui furent faites pour le rétablissement de la paix. Un armistice fut conclu le 21 juin. Le lendemain Napoléon, suivant son habitude, récapitula dans une proclamation les travaux de cette guerre.

Soldats, y disait-il, le 4 juin nous avons été attaqués dans nos retranchements par l'armée russe. L'ennemi s'est mépris sur notre inactivité. Il s'est aperçu trop tard que noire repos était celui du lion ; il se repent de l'avoir troublé.

Dans les journées de Gielstadt, de Heislberg, dans celle à jamais mémorable de Friedland, dans dix jours de campagne, enfin, nous avons pris cent vingt pièces de canon, sept drapeaux, tué, blessé ou fait prisonniers soixante mille Russes, enlevé à l'armée ennemie tous ses magasins, ses hôpitaux, ses ambulances, la place de Kœnigsberg, les trois cents bâtiments qui étaient dans ce port, chargés de toute espèce de munitions, cent soixante mille fusils que l'Angleterre envoyait pour armer nos ennemis.

Des bords de la Vistule nous sommes arrivés sur ceux du Niemen avec la rapidité de l'aigle. Vous célébrâtes à Austerlitz l'anniversaire du couronnement ; vous avez cette année dignement célébré celui de Marengo, qui mit fin à la guerre de la seconde coalition.

Français ! vous avez été dignes de vous et de moi ; vous rentrerez en France couverts de tous vos lauriers, et après avoir obtenu une paix glorieuse, qui porte avec elle la garantie de sa durée.

Il est temps que la patrie vive en repos à l'abri de la maligne influence de l'Angleterre ; mes bienfaits vous prouveront ma reconnaissance et toute l'étendue de l'amour, que je vous porte.

 

Le 25, un pavillon, élevé à la hâte au milieu du Niémen, reçut les deux empereurs qui, dans l'effusion de leur joie, s'embrassèrent à la vue des deux armées que séparait le fleuve. Ce fut là que s'établirent des conférences d'où semblaient dépendre les destinées du monde. Jamais entrevue n'offrit un spectacle plus imposant. Le roi de Prusse vint bientôt compléter celte réunion qu'embellit la présence de la reine. Cette princesse, qui joignait aux grâces de son sexe toutes les vertus d'une héroïne, fut l'objet des prévenances de Napoléon : on eût dit que, par une cour assidue, ce monarque cherchait à lui faire oublier les sarcasmes lancés contre elle dans ses bulletins. La paix, si ardemment désirée, fut enfin signée le 9 juillet. Il y eut deux traités, l'un entre la France et la Russie, l'autre avec la Prusse. Le roi Frédéric-Guillaume paya tous les frais de la guerre. Les provinces entre le Rhin et l'Elbe servirent à doter le royaume de Wesphalie, fondé par Napoléon en faveur du prince Jérôme, son frère, qu'il allait unir à la princesse Frédérique-Catherine de Wurtemberg, de même que, deux ans auparavant, il avait uni son fils adoptif, le prince Eugène de Beauharnais, à une princesse de Bavière. La partie de la Pologne, échue à la maison de Brandebourg par le partage de 1772, fut érigée en duché, et donnée au roi de Saxe, ainsi que le cercle de Colbus dans la Basse-Lusace. Les possessions des princes d'Anhalt sur la droite de l'Elbe, la ville de Dantzick et son territoire furent également distraits de la monarchie prussienne. La Russie céda au roi de Hollande la seigneurie de Sever dans l'Ost-Frise, et obtint en échange d'étendre ses frontières aux bords du Bug et de la Narew. La confédération du Rhin et les nouveaux souverains, créés par Napoléon, furent solennellement reconnus.

Aux yeux de l'impartiale postérité les deux traités de Tilsitt seront des témoignages irrécusables de la modération d'un homme que l'on a voulu assimiler à un conquérant en délire. L'histoire dira que, lorsque la conquête lui donnait le droit de dépouiller un prince qui avait faussé ses promesses, et manqué à la foi jurée, il toi restitua sa couronne, et que, vainqueur du premier potentat de l'Europe, il ne lui demanda que son affection, son estime et son alliance. Napoléon eût pu dès-lors, en commandant l'intégrité de l'indépendance polonaise, en relevant l'antique trône des Jagellons et des Sobieski, acquitter la dette de la reconnaissance envers une nation généreuse et brave, en même temps qu'il en aurait fait une barrière formidable contre les invasions hyperboréennes, et un contre-poids à l'Autriche ; mais d'autres vues occupaient sa pensée. La ruine de l'Angleterre était l'unique but qu'il poursuivait, et, pour l'atteindre, il avait résolu de transporter sur le continent les grands foyers de l'industrie et du commerce. L'accomplissement de cette œuvre ne pouvait avoir lieu sans la coopération de la Russie : il ne devait donc pas exiger qu'elle renonçât à ses possessions de la Pologne, surtout si, comme il est vraisemblable, il avait concerté avec l'empereur Alexandre le projet d'établir en Europe deux grandes divisions, celle du midi, dont la France eût été le centre, et celle du nord, sous la domination du czar.

La possibilité de l'adoption d'un pareil plan devait d'autant plus inquiéter le cabinet de Saint-James, que depuis longtemps ce cabinet semblait avoir pris à tâche de mécontenter tous les peuples. Les Anglais craignirent de voir se renouer, à l'ombre des deux premières puissances continentales, la confédération maritime, dissoute par l'assassinat de Paul Ier. Pour conserver l'empire de la Baltique, ils formèrent le dessein de forcer le roi de Danemark à se déclarer en leur faveur, de le réduire sous les lois du vasselage, d'enlever sa flotte, de s'emparer du Sund, et d'en rester maîtres aussi irrévocablement que de la forteresse de Gibraltar. Deux fois, en 1800 et 1801, ils avaient tenté inutilement cette entreprise ; mais ils espéraient qu'au moyen d'une diversion opérée par les forces de la Suède, ils seraient plus heureux la troisième. Gustave IV, vivement sollicité d'attirer sur lui le corps d'observation français qui couvrait le littoral, céda de nouveau au prestige des séductions britanniques.