SOMMAIRE : Arrivée à Paris. — Situation des partis. — Le 18 brumaire. — Renversement du Directoire. — Création d'une commission consulaire. — Nouvelle organisation administrative. — Travaux législatifs. — Bonaparte premier consul. — Il cherche à conclure la paix avec l'Angleterre. — Situation des armées de la République, — Préparatifs secrets. — Formation d'une armée dé réserve. — Étrange conduite de Moreau. — Il refuse d'exécuter lès plans du premier consul.1799 À 1800.Le retour de Bonaparte fit renaître l'espoir dans le cœur de tous les Français, livrés au découragement par la mollesse du Directoire : on salua le triomphateur de l'Italie et le vainqueur d'Aboukir, comme s'il ramenait avec lui la fortune dé la France : tous les regards et tous les vœux se tournèrent vers lui. Bonaparte put se convaincre dès-lors qu'il était l'homme de la nation, qui l'avait adopté dans sofa enthousiasme. De toutes parts on le proclamait le libérateur de la patrie. Au milieu des transports et dés acclamations qui l'accueillaient de toutes parts, il put déjà découvrir la vaste carrière qui s'ouvrait à son ambition ; mais mille écueils se présentaient, contre lesquels il devait craindre de se briser : pour marcher à son but à travers les partis, il lui fallait étudier le terrain et connaître la position vraie de la République, menacée au-dedans par des dissensions de toutes espèces, et au-dehors par de nombreux ennemis. A cette époque les chouans désolaient la Bretagne ; la guerre civile, rallumée dans l'Ouest avec fureur, se propageait par le département de l'Eure jusqu'aux portes de Paris ; Bordeaux, Toulon étaient en armes ; l'Italie gémissait, soumise au joug des Austro-Russes ; Joubert venait de mourir en combattant à Novi. A peine quelques succès dus aux talents de Masséna et de Brune compensaient-ils en Suisse et en Hollande les revers de nos armes. Du rivage où il était débarqué jusqu'aux bords de la Seine, Bonaparte ne vit que des arcs de triomphe se dresser sur son passage : Aix, Avignon, Valence, Vienne, et surtout Lyon, se signalèrent dans l'accueil qu'ils lui firent. Il arriva le 16 à Paris, où Moreau, après s'être illustré par une éclatante victoire, était de retour depuis quelque temps. Sieyès et ses amis avaient des vues sur ce général. Mais à l'approche de Bonaparte, Moreau, sentant qu'en présence d'un tel homme, il soutiendrait mal le rôle qu'on lui destinait, y renonça de lui-même. Le Directoire, aveuglé comme l'est toujours le pouvoir, semblait seul ignorer dans Paris qu'un parti nouveau se présentait pour dominer tous les autres : c'était le parti de l'armée, qui, n'ayant paru sur la scène politique qu'au 18 fructidor, allait profiter de l'ascendant qu'on lui avait donné en implorant ses dangereux secours contre une portion des conseils du gouvernement. Le vainqueur de Toulon, de vendémiaire, d'Italie et d'Egypte, représentait ce parti, le seul redoutable désormais. Dès le lendemain de son arrivée, il se rendit au Luxembourg ; reconnu par les soldats, il fut salué par des cris d'allégresse ; il exposa en séance particulière la situation de l'Egypte ; il déclara qu'instruit des malheurs de la France, il n'était revenu que pour la défendre. Il jura sur son épée qu'il n'avait point d'autre intention. Les directeurs le crurent, ou feignirent du moins de le croire. Après cette démarche, qui dut toute sa solennité à son importance, Bonaparte affecta de ne se montrer que rarement en public : il vivait, en quelque sorte, dans la retraite, n'admettant chez lui que quelques savants, les généraux de sa suite, et des amis particuliers : il n'allait au théâtre qu'en loge grillée. Il ne put cependant refuser le banquet que lui offrirent les deux conseils dans le temple de la Victoire (l'église Saint-Sulpice) ; mais il ne fit que paraître à cette espèce de fête, et sortit avec Moreau. Bonaparte visait à ce qu'on ne lui supposât pas des projets ; mais il n'en travaillait pas moins activement à s'initier aux affaires de l'intérieur : car il ne voulait rien risquer, et il était bien convaincu que le succès de l'entreprise qu'il se proposait de mettre à exécution dépendait plus encore de la disposition des esprits que de la hardiesse et de la force des moyens d'accomplissement : il reçut de précieux documents à cet égard des gens placés à portée d'apprécier les évènements et les hommes : Cambacérès, Rœderer, Réal, Regnault de Saint-Jean-d'Angély, Boulay de la Meurthe, Daunou, Chénier, Maret, Sémonville, Murat, Bruix, Talleyrand, Fouché de Nantes, se rangèrent de son parti. Tous sollicitaient également le général Bonaparte de se mettre à la tête non pas d'un mouvement, mais d'une révolution. Il s'en fallait cependant que tous eussent les mêmes vues, et Bonaparte, qui devait être le principal acteur dans le changement médité, pouvait hésiter encore entre les partis qu'il lui conviendrait d'embrasser ou de combattre. Jourdan, Augereau et Bernadette figuraient au premier rang de la faction démocratique du Manège. Cette faction, qui se ralliait aux directeurs Moulins et Gohier, alors président, se composait des révolutionnaires républicains. Elle fit ses confidences à Bonaparte ; il les accepta, et tenait ostensiblement pour Gohier et Moulins. Sieyès dirigeait les modérés qui siégeaient dans le Conseil des Anciens. Il proposait à Bonaparte d'exécuter un coup d'état médité dès longtemps, et lui soumettait une constitution qu'il avait silencieusement élaborée ; Barras, placé à la tête des spéculateurs et des hommes de loisir, flottait entre les deux partis, et aurait voulu s'en débarrasser pour gouverner seul à sa guise : tel était le motif de l'accueil qu'il avait fait à Bonaparte, qui l'appelait le chef des pourris. Un quatrième parti se formait des conseillers de Bonaparte, qui ne se souciaient ni de la démagogie de Gohier, ni de la métaphysique de Sieyès, ni de la corruption doctrinaire de Barras. Fouché, ministre de la police du Directoire, était l'âme de ce parti. Cet ancien jacobin avait rompu avec les républicains qui méprisaient sa versatilité. Au retour de Bonaparte, il se hâta de commencer vis-à-vis du Directoire le rôle qu'il n'a cessé de jouer depuis sous les divers gouvernements de la France. Fouché, bien qu'on ne dût pas entièrement se fier à lui, était une excellente acquisition ; son émule, ou plutôt son maître en perfidie Talleyrand de Périgord, se joignit à lui : il avait à se plaindre du Directoire, et il prévoyait que le parti de Bonaparte serait le plus fort. Sieyès croyait que le moment était venu de réaliser son utopie. Il voulait remplacer la constitution de l'an mi, qu'il jugeait mauvaise, par des institutions et une constitution de sa façon. Bonaparte, de son côté voulait dissoudre le Directoire ; il était dans ces dispositions lorsque Barras, Moulins et Gohier vinrent lui proposer de reprendre le commandement de l'armée d'Italie et de rétablir, la république cisalpine. Moulins et Gohier croyaient que tout irait, bien dès l'instant que Bonaparte aurait donné de nouveaux succès aux armées. Barras était loin de partager cette idée ; il pensait que la République ne pouvait plus être sauvée : mais à cette époque il négociait avec le prétendant, et, s'abusant sur ce qui lui était possible, il espérait se maintenir à le tête des affaires, afin de lui livrer la France, Barras trahissait, et la preuve manifeste de sa connivence avec les Bourbons s'est retrouvée à sa mort dans une correspondance qui a été vendue à Charles X, Barras eut le tort d'imaginer que Bonaparte pourrait souscrire à son infamie : il s'ouvrit à lui dans une conversation qui eut lieu entre eux, après un dîner que Bonaparte avait accepté chez le directeur. Ce fut cette confidence qui décida le général à précipiter le renversement du gouvernement directorial. Cependant les factions s'agitaient ; les officiers de la garnison, les quarante adjudans de la garde nationale de Paris n'avaient pu être encore présentés à Bonaparte. Les divers corps de la garnison avaient vainement sollicité d'être passés en revue par lui ; les citoyens de Paris se plaignaient de l'espèce d'inertie dans laquelle il s'obstinait à rester ; on ne concevait pas une telle conduite ; on murmurait contre Bonaparte : Voilà quinze jours qu'il est arrivé, disait-on, et il n'a encore rien fait. Prétend-il se comporter comme à son retour d'Italie, et laisser périr la République dans l'agonie des factions qui la déchirent ? Le 16 brumaire, Sieyès et Napoléon eurent une entrevue dans laquelle ils arrêtèrent toutes les dispositions pour la journée du 18. Il fut convenu que le Conseil des Anciens, dirigé par Sieyès, profitant de l'article 102 de la constitution, décréterait la translation du Corps-Législatif à Saint-Cloud, et nommerait Bonaparte commandant en chef de la garde du Corps-Législatif et de toutes les forces militaires dans Paris. Bonaparte devait ensuite établir son état major aux Tuileries. Le 17, sous le prétexte d'un voyage qu'il allait entre- ; prendre, il fit dire à tous les officiers qu'il les recevrait, le lendemain à six heures, et aux régiments qu'il les passerait en revue le même jour à sept heures du matin aux Champs-Elysées. Il prévint en même temps tous les généraux qui étaient revenus d'Egypte avec lui, et tous ceux dont il connaissait les sentiments qu'il serait bien aise de les voir de bonne heure. Moreau, averti par le bruit public qu'il se préparait un changement, fit dire à Bonaparte qu'il se mettait à sa disposition. Bonaparte fit prévenir le général Lefèvre, qui commandait la division militaire, et qui était tout dévoué au Directoire, de se rendre chez lui à six heures du matin. Quant aux troupes, Murat, Leclerc et Sébastiani se chargèrent de les disposer favorablement. Dubois-Crancé, ministre de la guerre, n'avait pu ignorer le mouvement qui se préparait. Résolu de s'y opposer, il courut le 17 chez Gohier, président du Directoire, et après lui avoir révélé ce dont la police militaire l'avait instruit, il proposa d'arrêter Bonaparte ; mais Gohier ne parla que du respect qui était dû à la constitution, et pour ne pas violer cette constitution, qui allait être détruite, s'il ne la violait pas, il rejeta la mesure que lui proposait Dubois-Crancé. Sur ces entrefaites, et au moment où la maison de Bonaparte était remplie de tout ce que Paris comptait de militaires influents, le député Cornet fut introduit dans le salon, où, en présence de toutes les personnes qui y étaient réunies, il fit lecture du décret suivant : Le conseil des Anciens, en vertu des articles 102, 103 et 104 de la constitution, décrète ce qui suit : 1° Le Corps-Législatif est transféré dans la commune de Saint-Cloud. Les deux Conseils y siégeront dans les deux ailes du palais. 2° Ils y seront rendus demain 19 brumaire, à midi. Toute continuation de fonction et de délibération est interdite ailleurs avant ce terme. 3° Le général Bonaparte est chargé de l'exécution du présent décret : il prendra les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. Le général commandant la 17e division, la garde du Corps-Législatif, les gardes nationales sédentaires, les troupes de ligne qui se trouvent dans la commune de Paris, dans l'arrondissement constitutionnel et dans toute l'étendue de la 17e division sont mis immédiatement sous ses ordres, et tenus de le reconnaître en cette qualité. Tous les citoyens lui prêteront main forte à la première réquisition. 4° Le général Bonaparte est appelé dans le sein du conseil, pour y recevoir une expédition du présent décret et prêter serment. 5° Le présent décret sera de suite transmis par un message au conseil des Cinq-Cents et au Directoire exécutif : il sera imprimé, affiché, promulgué et envoyé dans toutes les communes de la République par des courriers extraordinaires. Aussitôt Bonaparte ordonna aux adjudants de faire battre la générale, et de proclamer le décret dans tous les quartiers de Paris ; lui même, à cheval, se rendit au château des Tuileries par le Pont-Tournant : introduit dans la salle des séances du Conseil des Anciens, avec son état-major, Citoyens, dit-il, la république périssait ; vous l'avez su, et votre décret vient de la sauver. Malheur à ceux qui voudraient le trouble et le désordre ! Je les arrêterai, aidé des généraux Berthier, Lefebvre et de tous mes compagnons d'armes. Qu'on ne cherche pas dans le passé des exemples qui pourraient retarder votre marche. Rien dans l'histoire ne ressemble à la fin du XVIIIe siècle : rien dans la fin du XVIIIe siècle ne ressemble au moment actuel. Votre, sagesse a rendu ce décret, nos bras sauront l'exécuter. Nous voulons une république fondée sur la liberté civile, sur la représentation nationale ; nous l'aurons, je le jure. Je le jure en mon nom et en celui de mes compagnons d'armes. Le bruit se répandit bientôt dans toute la capitale que Bonaparte était aux Tuileries, et qu'il ne fallait plus obéir qu'à lui seul. Le peuple y courut en foule. En ce moment Bonaparte envoya un aide-de-camp à la garde du Directoire pour lui communiquer le décret, et lui prescrire de ne recevoir d'ordre que de lui. Cette garde monta à cheval pour aller rejoindre les autres troupes, et abandonna ainsi Barras et ses collègues. Les directeurs protestèrent contre le décret du Conseil des Anciens ; Moulins donna sa démission ; Bonaparte fit reprocher à Barras les dilapidations qui avaient perdu la République, et insista pour qu'il donnât aussi sa démission : Talleyrand alla chez ce directeur et la rapporta. Sieyès et Roger-Ducos avaient déjà donné la leur. Dès ce moment le Directoire se trouva dissous, et Bonaparte fut seul chargé du pouvoir exécutif de la République. Dans cette grave conjoncture, le Conseil des Cinq-cents s'était assemblé sous la présidence de Lucien Bonaparte ; il fut question de protester, mais la constitution était précise ; le décret du Conseil des Anciens était dans ses attributions. Les Cinq-Cents se résignèrent à la nécessité, et ajournèrent la séance pour le lendemain à Saint-Cloud. En traversant les rues de Paris et les Tuileries, ils furent témoins de l'enthousiasme du peuple poulie nouvel ordre de choses qui allait surgir par l'ascendant de Bonaparte. Jourdan et Augereau, que ce dernier n'avait point appelés à le seconder, no tardèrent pas à se rendre auprès de lui. Augereau l'assura de son dévouement. Bonaparte, qui se déliait d'eux, leur conseilla de ne pas se montrer à Saint-Cloud à la séance du lendemain, il les engagea à ne pas compromettre les services qu'ils avaient rendus à la patrie, car aucun effort ne pouvait s'opposer au mouvement qui était commencé. Cambacérès, ministre de la justice, Fouché, ministre de la police, et tous les autres ministres se rendirent aux Tuileries, et reconnurent la nouvelle autorité. A sept heures du soir. Bonaparte eut un conseil aux Tuileries ; Sieyès proposa d'arrêter les quarante principaux meneurs opposants : mais Bonaparte se croyait trop fort pour recourir à cette précaution brutale : il repoussa l'avis de Sieyès, et rien ne put vaincre son obstination fondée sur un sentiment de justice et de confiance. C'est dans cette réunion que l'on arrêta la création d'une commission consulaire composée de trois membres et l'ajournement dos conseils à trois mois. Los membres de la majorité des Cinq-Cents, de la minorité dos Anciens, et les principaux du Manège, passèrent toute la nuit on conciliabules. Quoique l'on ont travaillé sans relâche à disposer les salles du palais de Saint-Cloud, à deux heures après midi, l'orangerie, destinée au Conseil des Cinq-cents, n'était pas encore prête. Go retard de quelques heures eut de très-graves conséquences : les députés, arrivés depuis midi, se formèrent en groupes dans le jardin, lés esprits s'échauffèrent, ils se sondèrent réciproquement, se communiquèrent et organisèrent leur opposition. Ils demandèrent au Conseil des Anciens ce qu'il voulait ; pourquoi il les avait fait venir à Saint-Cloud. Le petit nombre d'individus qui étaient dans le secret laissaient alors percer l'intention de régénérer l'État, en améliorant la constitution, et d'ajourner les conseils. Mais ces insinuations furent en général mal accueillies, et une hésitation ne tarda pas à se manifester parmi les membres sur lesquels on comptait le plus. La séance s'ouvrit enfin : Emile Gaudin monta à la tribune, peignit vivement les dangers de la patrie, et proposa de nommer une commission pour faire un rapport sur la situation de la république. Les vents renfermés dans les outres d'Eole, en s'échappant avec furie, n'excitèrent jamais une plus grande tempête. De toutes parts s'élevèrent les cris à bas le dictateur ! L'orateur fut violemment arraché de la tribune. L'agitation devint extrême. Delbrel demanda que les membres prêtassent de nouveau le serment, la constitution ou la mort ! Lucien, Boulay et leurs amis pâlirent ; l'appel nominal eut lieu. L'assemblée semblait se prononcer avec tant d'unanimité aux cris de vive la République, qu'aucun député n'osa refuser de prêter ce serment ; Lucien lui-même y fut contraint. Tous les esprits étaient en suspens ; les zélés devenaient neutres, les timides avaient déjà changé de bannière. Il n'y avait pas un instant à perdre ; Bonaparte entra au Conseil des Anciens, et se plaçant à la barre vis-à-vis du président : Vous êtes sur un volcan, dit-il ; la république n'a plus de gouvernement : le Directoire est dissous, les factions s'agitent ; l'heure de prendre un parti est arrivée. Vous avez appelé mon bras et celui de mes compagnons d'armes au secours de votre sagesse ; mais les instants sont précieux, il faut se prononcer. On parle d'un César, d'un nouveau Cromwell ; on répand que je veux établir un gouvernement militaire.... Si j'avais voulu usurper l'autorité suprême, je n'aurais pas eu besoin de recevoir cette autorité du Sénat. Plus d'une fois, et dans des circonstances extrêmement favorables, j'ai été appelé par le vœu de la nation, par le vœu de mes camarades, par le vœu de ces soldats qu'on a tant maltraités depuis qu'ils ne sont plus sous mes ordres.... Le Conseil des Anciens est investi d'un grand pouvoir, mais il est encore animé d'une plus grande sagesse : ne consultez qu'elle ; prévenez les déchirements ; évitons de perdre ces deux choses pour lesquelles nous avons fait tant de sacrifices, la liberté et l'égalité. — Et la Constitution ? s'écria le député Linglet, la Constitution de l'an III, qui peut seule maintenir la république. Jurez-lui obéissance avec nous ! — La Constitution, reprit Bonaparte, osez-vous l'invoquer ? vous l'avez violée au 18 fructidor, au 22 floréal, au 30 prairial ; vous avez en son nom violé tous les droits du peuple.... Nous fonderons malgré vous la liberté et la république. Aussitôt que les dangers qui m'ont fait conférer des pouvoirs extraordinaires seront passés, j'abdiquerai ces pouvoirs. — Et quels sont ces dangers ? lui cria-t-on ; que Bonaparte s'explique ! — S'il faut s'expliquer tout-à-fait, répondit-il, s'il faut nommer les hommes, je les nommerai. Je dirai que les directeurs Barras et Moulins m'ont proposé eux-mêmes de renverser le gouvernement. Je n'ai compté que sur le Conseil des Anciens : je n'ai point compté sur le Conseil des Cinq-cents, où se trouvent des hommes qui voudraient nous rendre la Convention, les échafauds, les comités révolutionnaires.... Je vais m'y rendre ; et si quelque orateur payé par l'étranger parlait de fine mettre hors la loi, qu'il prenne garde de porter cet arrêt contre lui-même. S'il parlait de me mettre hors la loi, j'en appelle à vous, mes braves compagnons d'armes ! avons, mes braves soldats, que j'ai menés tant de fois à la victoire ! à vous, braves défenseurs de la République, avec lesquels j'ai partagé tant de périls pour affermir la liberté et l'égalité ! je m'en remettrai, mes vrais amis, à votre courage et à ma fortune ! Le général parlait avec véhémence, les grenadiers répondirent par le cri de vive Bonaparte, en agitant en l'air leurs bonnets et leurs armes, En ce moment on vint prévenir Bonaparte que dans le Conseil des Cinq-Cents l'appel nominal était terminé, et que l'on discutait sur sa mise hors la loi. Il court aussitôt aux Cinq-Cents, et entre dans la salle, chapeau bas. A la vue de Bonaparte et de ses soldats, des imprécations remplirent la salle : Ici des hommes armés ! s'écrièrent les députés, à bas le dictateur ! à bas le tyran ! Hors la loi le nouveau Cromwell ! C'est donc pour cela que ta as vaincu ! s'écria Destrem. Bigonnet s'avance et dit à Bonaparte : Que faites-vous, téméraire ? Retirez-vous ! Vous violez le sanctuaire des lois ! Cependant Bonaparte parvient à la tribune malgré la plus ardente opposition ; il veut parler, mais sa voix est étouffée par les cris mille fois répétés de vive la Constitution ! vive la République ! Hors la loi le dictateur ! Aréna s'avance vers lui, et s'écrie avec indignation : Tu feras donc la guerre à ta patrie ! En cet instant, une sorte de terreur s'empara de Bonaparte ; il crut qu'on en voulait à sa vie, et ne put proférer une parole. Aussitôt les grenadiers s'avancent précipitamment jusqu'à la tribune, en s'écriant : Sauvons notre général ! et ils l'entraînent hors de la salle. Fouché et ses agents semèrent alors le bruit qu'on avait voulu poignarder Bonaparte : on dota même d'une pension un grenadier qui, selon ces bruits mensongers, avait été blessé en faisant au général un rempart de sa poitrine : l'opinion a fait justice de cette accusation infâme, et plus tard, un des témoins et acteur de cette scène, le véridique Dupont de l'Eure, a démontré jusqu'à l'évidence que, parmi les députés qui assistaient à la séance, il n'y en avait pas un seul qui fût armé. Les républicains détestaient l'ambition de Bonaparte ; dans l'intérêt de la patrie et de la liberté ils étaient résolus à le mettre hors la loi, mais la tentative d'assassinat n'était qu'une invention atroce. Alors ce moyen de police n'était pas usé, et la France pouvait être dupe d'une telle mystification. Au fort de l'orage, Lucien, qui présidait, s'efforça en vain de défendre son frère. Tous les députés se levèrent et s'écrièrent à la fois : Hors la loi ! Aux voix la mise hors la loi contre le général Bonaparte ! Lucien même est sommé d'obéir à l'assemblée, et de mettre aux voix la mise hors la loi. Indigné, il refuse/abdique la présidence et quitte le fauteuil. Cependant Bonaparte était monté à cheval. Il avait harangué les soldats, et il attendait Lucien pour dissoudre la législature. Celui-ci arrive, monte à cheval à côté de son frère, requiert le concours de la force pour dissoudre l'assemblée, et adresse aux troupes cette allocution : Soldats, vous ne reconnaîtrez pour législateurs de la France, que ceux qui vont se rendre auprès de moi. Quant à ceux qui resteraient dans l'orangerie, que la force les expulse ! Ces brigands ne sont plus les représentants du peuple, ce sont les représentants du poignard. Au milieu de l'agitation que vient de produire cette scène, Murat entre dans la salle à la tête des grenadiers, et, baïonnette en avant, il la fait évacuer au pas de charge ; les députés se sauvèrent en désordre par les fenêtres de l'orangerie. La révolution qui avait mis Bonaparte à la tête de la République était consommée. Il avait violé toutes les lois du pays, il avait flétri le grand principe de la représentation nationale, le sanctuaire de la législature avait été transformé en une arène, et la dictature militaire allait nécessairement succéder au régime directorial. Les vrais républicains jetèrent un regard d'effroi sur l'avenir, et prévirent le funeste résultat de cette invasion de l'armée dans les affaires civiles. Après la dispersion des députés, Lucien se rendit au Conseil des Anciens, et là on recomposa à la hâte un Conseil des Cinq-Cents, en n'y conservant d'autres membres que ceux du parti de Bonaparte qui étaient restés dans le palais. Cette tourbe de parjures décrète alors que le général Bonaparte, les généraux et les soldats qui ont mis les représentants dans l'impossibilité de remplir leur mandat, ont bien mérité de la patrie. Un second décret déclara le Directoire déchu, et désigna comme membres de la commission consulaire Sieyès, Roger-Ducos et Bonaparte. Après ces actes les législateurs ajournèrent leur session au premier vendémiaire. Une proclamation que Bonaparte fit lire aux flambeaux dans les divers quartiers de Paris, instruisit les habitants de ce qui venait de se passer. Depuis la chute du trône, c'était la dixième fois qu'ils étaient témoins d'un changement politique de cette importance. Celui-là s'était effectué sans commotion ; les Parisiens s'en félicitèrent : la tranquillité n'avait pas été troublée : peu leur importait, selon leur coutume, que la liberté eût péri. A cinq heures du matin les trois consuls quittèrent Saint-Cloud, et vinrent tenir leur première séance au Luxembourg. Il est inutile de débattre entre nous la présidence, dit Roger-Ducos a Bonaparte, elle vous appartient de droit. Sieyès, qui avait espéré que le général se renfermerait dans sa spécialité, et lui laisserait la conduite des affaires civiles, fut très étonné lorsqu'il reconnut qu'il avait des opinions arrêtées sur la politique, sur les finances, sur la justice, même sur la jurisprudence, enfin sur toutes les branches dé l'administration. Aussi, le soir, en rentrant chez lui, dit-il en présence de Chazal, Talleyrand, Boulay, Cabanis, conseillers privés de Bonaparte : Nous avons un maître ; Bonaparte veut tout faire, sait tout faire et peut tout faire. Dans la position déplorable où nous sommes, il vaut mieux nous soumettre que d'exciter des divisions qui nous mèneraient à une perte certaine. Bonaparte composa le ministère de ses amis les plus dévoués : Berthier fut nommé ministre de la guerre à la place de Dubois-Crancé ; Gaudin succéda à Rober-Lindet aux finances ; Cambacérès conserva la justice ; Reinhart fut maintenu provisoirement aux affaires étrangères ; Forfait remplaça Bourdon à la marine ; Laplace eut le ministère de l'intérieur ; Fouché, malgré l'opinion unanime des consuls sur son immoralité, resta à la police, et Maret fut nommé secrétaire-général de la commission. La France se trouvait à cette époque dans une position critique ; toutes ses ressources semblaient épuisées ; les caisses étaient vides ; le crédit était anéanti ; la renie était tombée à six francs ; il n'y avait plus ni industrie, ni commerce. A l'intérieur les troupes étaient mal vêtues et nourries au moyen des réquisitions ; les armées du Rhin et d'Helvétie souffraient beaucoup ; celle d'Italie, dénuée de tout, sans subsistances, sans solde, sans discipline, était dans une complète insubordination. Le mal était grand, et il ne fallait pas moins que le génie de Bonaparte pour concevoir la possibilité de le réparer. Bonaparte voulut améliorer à la fois tous les services ; son infatigable activité, et l'excellence des mesures qu'il adopta eurent promptement ramené la confiance. L'administration changea de face ; la discipline fut rétablie : Gaudin créa là caisse d'amortissement, et assura la rentrée des contributions au moyen du système des obligations des receveurs-généraux. Afin de remonter le moral des armées, Bonaparte rappela dans leur sein les généraux qui les avaient guidées le plus souvent à la victoire. Moreau prit le commandement sur le Rhin ; Masséna retourna en Italie ; des négociations s'ouvrirent avec l'Angleterre, relativement à l'échange des prisonniers ; les naufragés de Calais furent rendus à la liberté, une amnistie générale fut proclamée en faveur des conscrits et des réquisitionnaires qui n'avaient pas rejoint ; la loi des otages fut rapportée. Enfin, pour rendre à jamais mémorable l'époque du consulat, Bonaparte créa et mit sous sa direction spéciale une commission composée des plus célèbres jurisconsultes, dont la noble tâche devait être de créer le livre de nos lois civiles. Les choix qu'il fit lui même indiquaient quel esprit il voulait faire présider à son gouvernement. Il n'employa que les talents : les opinions ne furent comptées pour rien, et le défenseur de Louis XVI, Tronchet, siégea à côté du conventionnel Merlin. Il semblait qu'à force de soins et de sollicitude pour le bonheur de la France, Bonaparte voulût se faire pardonner la violence du coup d'état qui l'en avait rendu maître. Sieyès, cependant, n'avait prêté son appui aux entreprises du général Bonaparte que dans l'espoir d'établir de concert avec lui une forme de gouvernement que depuis longtemps il avait méditée. Dès que les deux commissions législatives tirées des deux conseils se réunirent pour conférer en présence des consuls sur un plan de constitution, il développa ses théories, qui obtinrent d'abord un assentiment général. Un corps législatif, dont les membres étaient élus par les assemblées primaires, devait voter les lois ; un sénat à vie avait mission de veiller au maintien de la constitution et des lois ; le gouvernement avait l'initiative et choisissait le conseil d'état. Jusque-là, Sieyès n'avait éprouvé aucune contradiction : il arriva enfin à la composition du gouvernement. Il proposa la nomination par le sénat d'un grand électeur à vie, qui choisirait ensuite deux conseils, l'un de la paix, l'autre de la guerre. Bonaparte vit aussitôt le plan de Sieyès : il prit la plume, et sans faire la moindre observation, il biffa tout ce qui concernait le grand électeur. En même temps des amis qui avaient reçu de lui le mot d'ordre mirent en avant la nomination à vie d'un premier consul, chef suprême de l'État, secondé par deux consuls ayant voix consultative seulement. Il était aisé de voir où ils en voulaient venir. Une vive opposition se manifesta aussitôt de la part de ce qu'il y avait de républicains dans le conseil. Daunou, Chénier, Chazal, Tourton, combattirent cette proposition. Toutefois elle finit par l'emporter, modifiée seulement en ce sens, que le premier consul ne serait nommé que pour dix ans, et rééligible. Bonaparte était de plein droit premier consul ; Sieyès ne voulut pas consentir à remplir la seconde place. Il fut nommé sénateur, contribua à organiser un sénat, et en fut le premier président. Bonaparte choisit pour deuxième consul Cambacérès, et pour troisième Lebrun. C'étaient deux hommes de mérite, deux personnages distingués ; tous deux sages, modérés, capables, mais d'une nuance tout-à-fait opposée : Cambacérès était l'avocat des abus, des préjugés, des anciennes institutions, du retour déshonneurs, des distinctions ; Lebrun était froid, sévère, insensible aux honneurs, combattant tous les privilèges, et y cédant sans illusion. Cambacérès jouissait, à juste titre, de la réputation d'un des premiers jurisconsultes de la République ; Lebrun s'était fait remarquer, lors des discussions du conseil, par la justesse de ses vues et la rectitude de ses jugements en politique et en administration. Les idées de Bonaparte étaient fixes et arrêtées, mais il lui fallait, pour les réaliser, le concours du temps et des circonstances. L'organisation du consulat n'avait rien de contradictoire avec elles : il accoutumait à l'unité, et c'était un premier pas. Ce pas fait, Bonaparte allait désormais marcher vers son but sans se donner la peine de cacher ses desseins. Le 24 décembre le gouvernement se trouva constitué d'une manière définitive. Cependant la faction de l'étranger, qui voyait anéantir
toutes ses espérances, voulut donner le change à l'opinion, en cherchant à
persuader que Bonaparte travaillait pour les Bourbons. Un des principaux agents
du corps diplomatique demanda et obtint du premier consul une audience, dans
laquelle il lui avoua qu'il connaissait le comité des agents des Bourbons, à
Paris ; il en présenta même deux au premier consul : c'étaient Hyde de
Neuville et Dandigné. Bonaparte les reçut à dix heures du soir, dans un des
petits appartements du Luxembourg. Vous êtes en
position de rétablir le trône, et de le rendre à son maître légitime, lui
dirent ces deux agents : dites-nous ce que vous voulez faire, comment vous
voulez marcher, et si vos intentions s'accordent avec les nôtres ; nous et
tous les chefs de la Vendée, avec lesquels nous agissons d'accord,
nous-serons à votre disposition. Bonaparte répondit qu'il y aurait
folie à songer au rétablissement du trône des Bourbons en France ; qu'ils n'y
pourraient arriver qu'en marchant sur cinq cent mille cadavres ; que son
intention était d'oublier le passé, et de recevoir les soumissions de ceux
qui voudraient marcher dans le sens de la nation ; qu'il traiterait
volontiers avec les chefs vendéens, mais à condition que ces chefs seraient
désormais fidèles au gouvernement national, et cesseraient toute intelligence
avec les Bourbons et l'étranger. J'oublie le passé
et j'ouvre un vaste champ à l'avenir, ajouta-t-il ; quiconque marchera droit devant lui sera protégé sans
distinction ; quiconque s'écartera à droite ou à gauche sera frappé de la
foudre. Cette singulière conférence dura une demi-heure, et les agents
se retirèrent convaincus que Bonaparte n'était pas homme à accueillir leurs
propositions. Les nouveaux principes adoptés par les consuls firent heureusement cesser les troubles de Toulouse et de la Belgique. Des négociations furent ouvertes avec des chefs de la Vendée, en même temps que des forces considérables étaient dirigées contre eux. Il fut question que Bonaparte irait en personne achever l'œuvre que Hoche avait si heureusement commencée. Les chefs craignirent qu'à l'approche d'un général qui avait une si grande renommée, l'opinion du pays ne les abandonnât. Chatillon, Suzannet, d'Autichamp, l'abbé Bernier, qui soutenaient l'insurrection de la rive gauche de la Loire, se soumirent le 17 janvier 1800. Sur la rive droite, Georges, la Prévalaye, Bourment et Frotté commandaient les bandes de la Bretagne et du Maine. La Prévalaye et Bourmont se soumirent, séduits par les promesses de Fouché, et vinrent à Taris ; Frotté fut pris par les colonnes mobiles et passé par les armes, avant que le général Brune eût eu le temps d'apprendre son arrestation et de lui faire parvenir sa grâce. George se soutenait dans le Morbihan, au moyen des secours que lui fournissaient les Anglais : attaqué, battu, cerné par Brune, il capitula, et demanda l'honneur d'être présenté au premier consul. La guerre de l'Ouest se trouva ainsi terminée ; une amnistie générale fut proclamée, et nos soldats n'eurent plus à accomplir cette tâche cruelle de combattre des Français. Un des premiers soins de Bonaparte fut de tenter de conclure la paix avec notre constante ennemie, l'Angleterre. Accoutumé à traiter les affaires militairement, et peu soucieux des formes méticuleuses de la diplomatie, il écrivit directement au roi George, et lui proposa de mettre un terme à cette guerre cruelle, qui depuis huit ans divisait les deux peuples les plus éclairés de l'Europe. La réponse de l'Angleterre ne se fit pas attendre : c'était un. refus. Lord Grenville enveloppa sous toutes les formes de la politique la pensée de son cabinet, que Pitt avait exprimée plus nettement, en disant que l'Angleterre ne pourrait signer la paix que quand la France serait rentrée dans ses anciennes limites. Il fallait donc continuer à faire la guerre. Les relations des républiques française et américaine avaient cessé d'être amicales sons le Directoire, qui après le 18 fructidor avait fermé les ports aux bâtiments neutres. Le premier consul s'empressa de les rétablir ; ses démarches auprès du congrès de l'Union furent accueillies, malgré les nombreux griefs allégués par les Américains : des plénipotentiaires passèrent les mers pour se rendre à Paris, où ils furent témoins des honneurs décernés à la mémoire de Washington, dont Fontanes et le général Lannes prononcèrent l'éloge dans une cérémonie brillante. Les deux républiques cessèrent dès-lors ces représailles qui n'avaient fait que les aigrir mutuellement, et vécurent dans la meilleure intelligence. Bonaparte réorganisa les tribunaux et les administrations départementales ; il plaça dans la magistrature, ainsi que dans tous les emplois civils, un grand nombre d'hommes que les évènements avaient éloignés des affaires publiques ; et, s'il ne voulut pas faire le procès au dix-huit fructidor, en rappelant en masse les proscrits de cette époque, il trouva le moyen de les faire assimiler aux émigrés. : le gouvernement pouvait dès-lors rayer et faire rentrer en France ceux qu'il ne regardait pas comme dangereux. La plupart d'entre eux furent autorisés à revenir. Portalis, Carnot, Barbé-Marbois et quelques autres, furent de nouveau appelés à remplir des fonctions publiques. Le genre de vie adopté par le premier consul excitait dans Paris un vif étonnement : actif, tempérant, simple, il avait fait succéder au costume antique des directeurs l'habit national. Ses journées étaient remplies par le travail, et il dérobait encore des heures au sommeil pour que rien d'important ne se fit sans lui être soumis. Son influence commençait à se faire sentir à l'extérieur, et tout présageait de prochains évènements d'une haute importance. Au mois de janvier 1800, la France avait quatre armées sur pied : celle du nord, commandée par Brune ; celle du Danube, sous les ordres de Jourdan ; celle d'Helvétie, conduite par Masséna ; et enfin celle d'Italie. Bonaparte, obligé de continuer la guerre, voulut mettre ses forces sur un pied respectable. Il commença par faire connaître à la nation que le ministère anglais avait repoussé la paix, et que pour la commander il fallait de l'argent, du fer et des soldats. Il appelait aux armes toute la jeunesse, lui présageait la victoire, et jurait de ne combattre que pour le bonheur de la France et le repos du monde. Une paix glorieuse, achetée par de non- - veaux efforts, était le vœu de la nation entière. Mais pour que ces efforts fussent les derniers, il fallait qu'ils fussent unanimes : telle était la persuasion générale ; aussi, loin d'éprouver la moindre difficulté pour les levées, Bonaparte fut-il secondé avec ardeur, et obéi sans murmures. La première classe de la conscription, c'est-à-dire tous les jeunes gens ayant atteint leur vingtième année, sans distinction de rang et de fortune, furent mis à la disposition du ministre de la guerre. L'armée du Nord avait forcé le duc d'York de se rembarquer : elle n'était plus en réalité qu'une armée d'observation destinée à s'opposer aux tentatives que l'Angleterre pourrait faire encore pour jeter des troupes en Hollande. L'armée du Danube, battue à Stockach, avait été obligée de repasser le Rhin. L'armée d'Helvétie avait d'abord évacué une partie de la Suisse ; mais Masséna y avait ramené la victoire, et après avoir battu les Russes à Zurich, il avait de nouveau conquis toute cette République. Enfin l'armée d'Italie, battue à Génola, se ralliait en désordre sur les cols des Apennins. Paul Ier, mécontent de la politique de l'Autriche et de l'Angleterre, et affligé de la perte de l'élite de son armée, avait ordonné à ses troupes de quitter le champ de bataille et de repasser la Vistule. Tout présageait qu'il ne tarderait pas à se détacher de la coalition. L'abandon de l'armée russe ne découragea pas l'Autriche ; elle déploya tous ses moyens, et mit deux grandes armées sur pied : l'une en Italie, forte de cent quarante mille hommes, sous les ordres du feld-maréchal Mélas ; et l'autre en Allemagne, commandée par le feld-maréchal Kray, composée de cent vingt mille hommes. Cette dernière était destinée à couvrir l'Allemagne. Mais le général Mélas avait ordre de s'emparer de Gênes, de Nice et de Toulon, où il devait être joint par l'armée napolitaine, et par les corps français que Villot et Pichegru devaient insurger dans le Midi. Le cabinet de Vienne comptait que ses armées seraient, au milieu de l'été, maîtresses de la Provence. La France n'avait à opposer aux troupes de Mélas que trente-cinq à quarante mille hommes, qui gardaient l'Apennin et les hauteurs de Gênes ; ces débris de l'armée d'Italie étaient acculés sur un pays pauvre, bloqués depuis longtemps par mer, et sans communication avec la vallée du Pô. La cavalerie, les charrois périssaient de misère ; les maladies contagieuses et les désertions désorganisaient l'armée : le mal était arrivé au point que des corps entiers, tambours battant, drapeaux déployés, avaient abandonné leurs positions et repassé le Var. Masséna fut alors envoyé à Gènes pour prendre le commandement de cette armée. Le premier consul arrêta le mal par des ordres du jour, d'un effet magique sur les soldats : l'armée se réorganisa, les subsistances furent assurées, les déserteurs rejoignirent. L'armée d'Italie vit avec enthousiasme à sa tête le général qui marchait toujours à l'avant-garde, et sous qui elle s'était couverte d'une gloire immortelle. En même temps qu'il envoya Masséna à Gênes, le premier consul avait ordonné la réunion des armées du Rhin et d'Helvétie en une seule armée du Rhin ; cette armée réunie était une des plus belles qu'ait jamais eues la République ; elle comptait cent cinquante mille hommes, et était formée de toutes les vieilles troupes. Bonaparte en avait donné le commandement à Moreau, qui lui avait montré le dévouement le plus absolu dans la journée du 18 brumaire. Lecourbe commandait en second, et Dessoles était chef d'état-major. Tout l'hiver avait été employé à recruter, habiller et solder cette armée, naguère dans un dénuement extrême, et elle se préparait à passer le Rhin pour la quatrième fois depuis l'ouverture de là campagne. Le général Moreau dut prendre l'offensive et rentrer en Allemagne, afin d'arrêter le mouvement dé l'armée autrichienne d'Italie, qui déjà était arrivée sur Gênes. L'ordre envoyé à Moreau par lé premier consul, renfermait en peu de mots un plan de campagne tel, qu'en six à sept jours l'armée du Rhin devait être devant Ulm ; Mm-, après avoir culbuté là gauche de l'ennemi, et rejeté le reste en Bohême. Ce plan d'opération devait donner lieu à des événemens plus ou moins décisifs, selon les chances de la fortune, l'audace et la rapidité des mouvements du général français. Mais Moreau était incapable d'exécuter un pareil mouvement ; il avait d'ailleurs conçu un plan tout différent. Il résista aux instructions du premier consul, et envoya le général Dessoles à Paris présenter un autre projet au ministre de la guerre. Bonaparte, fortement contrarié, pensa un moment à aller lui-même se mettre à la tête de cette armée ; il calculait qu'il serait sous les murs de Vienne avant que l'armée autrichienne d'Italie fût devant Nice ; mais l'agitation intérieure de la République s'opposa à ce qu'il quittât la capitale. Le projet de Moreau fut modifié, et on l'autorisa à exécuter un plan mitoyen. Moreau entra en campagne sans résolution ; ses troupes se battirent presque toujours en détail, et, malgré leur supériorité sur celles du maréchal Kray, malgré lès succès remportés par Lecourbe à Stockach, il fallut à Moreau quarante jours pour faire ce qui aurait pu être exécuté en huit ou dix jours. Son armée se distingua par une ardeur incroyable : à Neubourg surtout, où elle se battit pendant trois heures à l'arme blanche. C'est là que périt le brave Latour-d'Auvergne : véritable preux, modèle de valeur et de vertu guerrière, blanchi dans les camps, et qui n'avait voulu accepter dans les armées d'autre titre que celui de premier grenadier. Il fut frappé au premier rang des grenadiers dé là 46e demi-brigade : c'était le poste qu'il avait choisi. L'armée pleura sa perte et lui rendit des honneurs aussi brillans, mais plus sincères, que ceux qui suivent le trépas d'un général. Du côté d'Italie, où se trouvaient les plus grandes forces de l'Autriche, le général Mélas avait levé ses cantonnements dès le commencement de mars. Laissant ses parcs de réserve et sa cavalerie dans lés belles plaines qu'il occupait, ce général s'approcha dé l'Apennin avec soixante-dix à quatre-vingt mille hommes. Le quartier-général de Masséna était à Gênes. Suchet commandait la gauche de l'armée française, forte de douze mille hommes ; Soult avait reçu le commandement du centre, et Miollis barrait la rivière du levant avec la droite, forte de cinq mille hommes. Une réserve de cinq à six mille hommes était dans la ville. La situation de l'armée française était délicate ; elle exigeait beaucoup de diligence ; l'arrivée des convois de blé était entravée par terre et par mer, le vice amiral Keith ayant déclaré en état de blocus tous les ports de la rivière de Gênes, depuis Vintimille jusqu'à Sarzanne. Les grandes opérations ne commencèrent que le 6 avril ; les Autrichiens se présentèrent en force devant les retranchements des Français, qui durent se retirer pour couvrir Gênes ; Masséna sortit le lendemain de la ville, prit les Autrichiens à revers, et les précipita dans les ravins. Malgré plusieurs succès partiels, l'armée française se trouva coupée ; et toutes les tentatives faites par Masséna pour rétablir ses communications avec Suchet furent inutiles. Ce général dut se retirer, avec la gauche de l'armée, derrière le Var, et Masséna se concentra dans Gênes. Cette ville fut bientôt étroitement bloquée par le général autrichien Ott. Mélas arriva à Nice avec trente mille hommes le 11 du mois de mai : L'Autriche crut nous avoir abattus cette fois, et son armée se disposa à pénétrer jusqu'au cœur de la France. Cependant dès le mois de janvier, Bonaparte avait ordonné la formation d'une armée de réserve. Un appel fait à tous les anciens soldats avait été entendu. Le général Berthier partit de Paris, et se rendit à Dijon, pour prendre le commandement de celle armée de réserve, que l'on rassemblait sur un point central, à distance égale de Bâle, de Martigny et de Chambéry, afin de laisser plus d'incertitude sur les opérations auxquelles on la destinait. Cette armée de réserve devait déboucher sur les derrières de Mélas, enlever ses magasins, ses parcs, ses hôpitaux, et enfin lui présenter la bataille, après l'avoir coupé de l'Autriche. La perte d'une seule bataille devait entraîner la perte totale de l'armée autrichienne, et opérer la con - quête de toute l'Italie. Un pareil plan exigeait, pour son exécution, de la célérité, un profond secret et beaucoup d'audace : le secret était difficile à garder au milieu des nombreux espions par lesquels l'Angleterre et l'Autriche faisaient épier les mouvements de l'armée. Le premier consul imagina que ce qu'il y avait de mieux, était de divulguer lui-même ce secret, d'y mettre une telle ostentation qu'il devînt un objet de raillerie pour l'ennemi, et de faire en sorte que celui-ci considérât toutes ces pompeuses annonces comme un moyen de faire une diversion aux opérations de l'armée autrichienne qui bloquait Gênes. On déclara donc, par des messages au sénat, que le point de réunion de l'armée de réserve était Dijon ; que le premier consul passerait la revue des troupes, et en dirigerait les opérations ultérieures. Aussitôt tous les espions se dirigent sur cette ville : ils y virent, dans les premiers jours d'avril, un grand état-major sans armée ; et lorsque, le 6 mai, le premier consul passa lui-même la revue de la prétendue armée de réserve, on fut étonné de n'y compter que sept à huit mille conscrits ou vétérans, dont la plupart n'étaient pas même habillés. Les rapports des espions furent faits en conséquence à Londres et à Vienne. Bonaparte pendant ce temps poursuivait le plan le plus hardi qu'eût jamais conçu homme de guerre. La véritable armée de réserve s'était formée en route ; la pacification de la Vendée avait permis de tirer de bonnes troupes de ce pays, ainsi que de Paris. Le parc d'artillerie s'était garni avec des pièces et des caissons envoyés partiellement de plusieurs arsenaux. Pour cacher le mouvement des vivres, on avait fait confectionner, à Lyon, deux millions de rations de biscuit, qui furent dirigées sur Genève ; et tandis que l'Europe croit le premier consul occupé à Paris des soins du gouvernement, il arrive à Genève, et le 8 mai il prend le commandement de l'armée. |