HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME PREMIER

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Insurrection de la garde nationale. — Bonaparte chargé de la comprimer. — Le Directoire. — Mariage de Bonaparte. — Il est nommé général en chef de l'armée d'Italie. — Bataille de Montenotte. — Entrée à Milan, — Le roi de Naples demande un armistice. — Wurmser. — Campagne de cinq jours. — Victoire de Castiglione. — Blocus de Mantoue.

1795 À 1797.

 

La population de Paris, et peut-être celle de la France, présentent ce singulier caractère qu'elles ne s'exaltent jamais dans un sentiment ou dans une opinion, sans obéir bientôt après à une impulsion directement contraire. De cette fatale disposition résultent la permanence des partis politiques, et, pour eux, la possibilité constante de se réveiller plus forts et plus énergiques dans l'essor d'une réaction. Ainsi, à chaque vicissitude de notre révolution, on voit presque toujours la nation passer, par lassitude ou par dégoût, plutôt que par inconstance, d'un extrême à l'extrême opposé. Vers la fin de 1795, les royalistes, que la terreur semblait avoir anéantis, exploitèrent avec tant d'habileté les souvenirs sanglants des temps orageux de la république, que la garde nationale parisienne, la même qui avait fait la haie au pied de l'échafaud, sur lequel la justice populaire avait fait monter Louis XVI, se laissa aller tout-à-coup à des séductions contre-révolutionnaires. Les sections montraient les dispositions les plus hostiles à l'égard de la Convention, dont l'attitude équivoque et la conduite vacillante excitaient au plus haut degré le mécontentement général : toutes les passions étaient soulevées ; elles fermentaient toutes à la fois : les monarchiens conspiraient et intriguaient ; les républicains véritables, les patriotes à principes étaient indignés contre un gouvernement qui, par sa faiblesse et sa lâcheté, préparait les voies à la tyrannie. La situation était si critique que, de toutes parts, il n'y avait qu'à souffler le feu de la révolte pour la faire éclater. Les bourboniens, décidés à profiter des circonstances qui, depuis la chute du trône, n'avaient pas encore été aussi favorables, ne se montraient pas à face découverte, mais, selon leur coutume, ils s'emparaient des plaintes du peuple ; ils les répétaient avec hypocrisie, ils les reproduisaient sans cesse et à tout propos ; ils demandaient vengeance pour les libertés violées ; l'anéantissement des libertés électorales, détruites par la constitution proposée, étaient surtout le puissant levier dont ils se servaient pour remuer la garde nationale, qu'ils travaillaient dans tous les sens, afin de l'exaspérer et de la porter à l'une de ces résistances qui changent en un jour les destinées d'un peuple. Sur quarante-huit sections dont se composait la milice citoyenne dans Paris ; quarante-cinq se formèrent en assemblée délibérante et résolurent de repousser les nouveaux décrets. Le 23 septembre, la Convention n'en proclama pas moins la constitution, comme acceptée par les assemblées primaires, et dès le lendemain, des troubles graves se manifestèrent, l'irritation devint croissante, et le 2 octobre (10 vendémiaire), la section Lepelletier, qui se réunissait dans le couvent des Filles-Saint-Thomas, donna le signal de la guerre civile. La Convention ordonna la clôture du lieu d'assemblée, et le désarmement de la section : les gardes nationaux répondirent en se rangeant en bataille au haut de la rue Vivienne, et en occupant les maisons. Le général Menou se présente avec des forces imposantes ; on lui résiste. Les représentants tentent alors les voies de conciliation auprès du comité des sectionnaires ; mais ils n'obtiennent aucun résultat de leur démarche, et la section Lepelletier, devant laquelle la garnison se retire sans avoir combattu, persiste dans son attitude hostile.

Bonaparte était alors avec ses amis au théâtre Feydeau. A la nouvelle des événements, il quitte précipitamment la salle et arrive sur le théâtre de l'action, pour être témoin de la retraite des troupes de la Convention. Il court aussitôt aux tribunes de l'assemblée : les représentants qui avaient accompagné Menou dans son expédition dénonçaient sa pusillanimité, et obtenaient son arrestation provisoire.

Dans cette nuit d'agitation, mille projets divers furent exposés à la tribune ; le péril était imminent, le parti à prendre décisif. Les orateurs signalaient le danger, mais ils ne pouvaient tomber d'accord sur le choix d'un chef militaire en qui l'on pût se confier avec assurance. Bonaparte, caché dans la foule, attendait avec anxiété le résultat de cette délibération, lorsque plusieurs représentants qui l'avaient connu à l'armée, le proposent à l'assemblée ; les membres du comité de la guerre le désignent aussi ; il est alors nommé d'une voix unanime.

Bonaparte s'est armé pour la Convention, il en a reçu l'ordre de marcher contre les sectionnaires, et il exécute cet ordre ; c'est un chef militaire qui marche contre ses Concitoyens, et qui se résigne aux tristes conséquences de l'obéissance passive. Il oublie qu'au sein d'un gouvernement issu de la souveraineté du peuple, le soldat ne peut que se conformer au vœu de ce peuple qui le paie, le nourrit et l'habille. Dans cette grave conjoncture, la conduite de Bonaparte ne fut pas irréprochable. Ses amis même ne purent pas s'empêcher de la blâmer, et tous ceux qui étaient sincèrement attachés à la liberté lui imputèrent à crime la mission terrible qu'il s'était chargé d'accomplir. Quoi qu'il en soit, il paraît que Bonaparte en jugeait autrement, et qu'il crut alors combattre la contrerévolution et sauver la république.

Au sortir de la Convention, il se rendit au comité de salut public, où il était attendu. Il déclara qu'il acceptait le commandement, mais à cette condition seulement qu'il ne recevrait pas comme Menou les ordres des commissaires. Pour trancher la difficulté, le comité délégua à Barras les fonctions des trois commissaires, avec le titre de commandant en chef ; Bonaparte ne devait commander qu'en second, mais au même instant Barras lui remit tous ses pouvoirs.

Quarante pièces d'artillerie étaient parquées à la plaine des Sablons ; le chef d'escadron Murat alla les chercher pendant la nuit, et au point du jour elles furent placées en batterie à la tête du pont de la Révolution, au pont Royal, à l'angle de la rue de Rohan, au cul-de-sac Dauphin, dans la rue Saint-Honoré et au Pont-Tournant. L'armée de la Convention était forte de huit mille cinq cents hommes.

Les sections, sous les ordres de Danican, occupaient les postes de Saint-Roch, du Théâtre- Français, et les hauteurs de la butte des Moulins ; plusieurs de leurs colonnes avaient pris position sur le Pont-Neuf. Danican envoya un parlementaire à la Convention, pour la sommer de retirer ses troupes ; la Convention refusa ; Bonaparte envoya huit cents fusils pour armer ceux d'entre les citoyens qui étaient venus offrir aux députés le secours de leurs bras, et pour en former une réserve.

A quatre heures du matin, une forte colonne de sectionnaires déboucha au pas de charge par le Pont-Royal ; le feu commença, et, malgré la vivacité de leur attaque et leur intrépide défense, les sections, foudroyées par l'artillerie, qu'elles tentèrent vainement d'enlever, furent mises en déroute. Le Pont-Royal, la rue Saint-Honoré, le parvis de Saint-Roch surtout, furent jonchés de morts et de blessés. La Convention décréta que Bonaparte avait sauvé la patrie.

Peu de temps après, la Convention, qui voyait arriver le terme de sa session, ordonna le désarmement général des sections, et la réorganisation de la garde nationale : Bonaparte fut chargé de ces deux opérations, et c'est par lui que furent nommés les officiers et les adjudants de cette garde bourgeoise qui n'eut plus aucun caractère national du moment qu'elle se laissa donner des chefs. Le 16 octobre, Bonaparte, qui était pourvu du commandement suprême dans Paris, fut nommé général de division.

La Convention avait fixé l'époque de sa dissolution au 26 octobre : elle voulut marquer le dernier jour de sa puissance par de nobles résolutions, par de grands bienfaits : la veille, le 25, elle réunit solennellement la Belgique à la France, et pour compléter l'entreprise qu'elle avait formée, en créant quelques mois auparavant l'école polytechnique, elle décréta la formation de l'institut des sciences et des arts. Le 26, avant de se séparer, les conventionnels amnistièrent tous les délits révolutionnaires, et décrétèrent en principe la nécessité d'abolir la peine de mort, qui ne devait être maintenue que jusqu'à la paix générale. Ils terminèrent leurs opérations en se formant en corps électoral, pour compléter par un nouveau tiers la députation nationale.

En quelques jours le gouvernement est réorganisé : les trois tiers réunis se constituent en corps législatif, pour effectuer leur division en deux conseils. Le conseil des anciens siège aux Tuileries, celui des cinq cents à la salle du Manège ; la quatrième législature proclamée nomme, sous le titre de Directoire, un conseil exécutif formé de cinq membres : Larévellière-Lepaux, Letourneur de la Manche, Rewbel, Barras et Carnot. Les directeurs s'établissent au Luxembourg. Un de leurs premiers actes fut la nomination de Bonaparte au commandement en chef de l'armée de l'intérieur, que les nouvelles fonctions dont était revêtu Barras laissaient vacant ; peu de jours après il épousa madame Beauharnais, bientôt enfin on le nomma général en chef de l'armée d'Italie.

Il partit de Paris pour Nice, où le quartier-général était établi, et y arriva le 27 mars. Là, mille obstacles l'attendaient. Placé à 26 ans à la tête d'une armée qui jusqu'alors n'avait obéi qu'à des chefs expérimentés, il doit redouter des préventions défavorables à son âge. Les généraux appelés à servir sous lui se sont illustrés dans vingt batailles : c'est Masséna, qui a toujours vaincu ; c'est Augereau, Victor, Laharpe, Serrurier, Joubert, Cervoni. Donneront-ils aisément leur confiance à un chef qu'ils ont devancé dans la carrière de la gloire ? Et Kellermann, le vainqueur de Valmy, qui commande l'armée des Alpes, n'est-il pas pour lui un dangereux sujet de comparaison ?

Ce n'est pas tout, Carnot, qui est à la tête de l'administration de la guerre, lui a donné des états d'après lesquels l'effectif de l'armée serait de cent mille hommes, et il trouve à peine sous les armes trente mille combattais et trente pièces de canon, tandis que l'armée austro-sarde, qui lui est opposée, compte quatre vingt mille hommes et deux cents pièces de canon.

Avec d'aussi faibles ressources, sans argent, sans munitions, presque sans armes, Bonaparte semble encore assuré de la victoire. Un seul point pour lui est important, c'est d'avoir la confiance du soldat : il prend par lui-même connaissance de l'état des divers corps, met à l'ordre du jour la translation du quartier-général à Albergo ; réunit l'armée, parcourt ses rangs, et lui adresse ces mots :

SOLDATS !

Vous êtes nus, mal nourris ; le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers sont admirables, mais ils ne vous procurent aucune gloire ; aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde : de riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie, manqueriez-vous de courage ou de constance ?

 

L'armée répond par des acclamations unanimes, et se met en marche au cri de : Vive Bonaparte ! Dès ce jour s'établissent entre le général et le soldat une fraternité d'armes, une solidarité de succès. Bonaparte avait trouvé le secret de parler à des Français, et de faire pénétrer dans leur cœur cette étincelle électrique qui produit les énergiques spontanéités de l'enthousiasme, c'est à celte sympathie constante, qui, même au sein des revers, subsista entre lui et le dernier tambour de son armée, qu'il a dû ces triomphes qui étonnèrent le monde, et que les siècles futurs rangeront parmi les récits fabuleux.

La campagne allait commencer avec les premiers jours d'avril. L'armée ennemie se compose de cinquante-cinq mille Autrichiens, commandés par les généraux Argenteau, Mélas, Wukassowich, Lyptay, Sibattendorf ; et de vingt-cinq mille Sardes, commandés par les généraux Provera et Leton, qui eux-mêmes sont sous les ordres du général autrichien Colli. Le premier corps compte cent quarante pièces de canon, et le second soixante. Le général en chef est Beaulieu.

L'armée française n'est forte que de trente mille 'hommes, répartis en quatre divisions d'infanterie, commandées par Masséna, Augereau, Laharpe et Serrurier ; les généraux Stengel et Kilmaine ont sous leurs ordres deux mille cinq cents hommes de cavalerie ; trente pièces de canon, et deux mille cinq cents hommes d'artillerie et du génie, commandés par le général Dujard, complètent l'effectif de l'armée que guide Bonaparte. Parmi les généraux de brigade on distingue Cervoni, Miollis, Rusca ; Berthier est chef d'état-major, et le général en chef a choisi pour aides-de-camp Murat, Junot, Duroc, Muiron et Marmont.

L'infériorité numérique de ses troupes fit sentir à Bonaparte la nécessité de diviser ses ennemis, afin de les battre partiellement : il fit donc observer le camp des Piémontais par Serrurier, et donna ordre à Laharpe de menacer Gênes, tandis que Masséna et Augereau se dirigeraient sur Loano, Final et Savone. Beaulieu, alarmé de ces mouvements, répartit, comme Bonaparte l'avait prévu, son armée en trois corps ; Colli se porta à Leva, Argenteau à Sacello ; Beaulieu lui-même, se mettant à la tête de l'aile gauche, marcha par la Bocabette sur Valtri. Ce dernier, secondé par la croisière anglaise, qui canonnait vivement les positions de Cervoni, remporta le 10 quelques avantages sur ce général, et le força de se replier sur le corps commandé par Laharpe.

Le 11, Argenteau s'avança, à travers Montenotte supérieur, sur Madone de Savone pour écraser Laharpe : deux redoutes étaient tombées en son pouvoir ; une troisième, située à Montelegino, restait seule à emporter pour mettre à découvert toute l'aile droite des Français. L'intrépidité du colonel Rampon, et les efforts héroïques de ses soldais, qui se défendent deux jours et repoussent dix fois l'ennemi, donnent le temps à Bonaparte d'arriver avec des munitions et des renforts, et de jeter la terreur dans les rangs autrichiens. La résistance de Rampon dans cette position difficile est un des plus beaux faits d'armes que l'histoire ait rapportés. Le même jour, Masséna atteignait les hauteurs d'Altare, et Bonaparte débordait l'aile droite d'Argenteau.

Les impériaux, assaillis de tous côtés, firent une belle défense ; mais leurs généraux Argenteau et Roccavina, blessés tous deux, tentèrent vainement de rétablir l'ordre dans leurs rangs ; une fois que Masséna, entrant en ligne avec ses troupes victorieuses, vint décider du sort de la journée, la déroute fut complète : quinze cents morts, deux mille prisonniers, des drapeaux, des canons, furent !e résultat de la bataille de Montenotte. Ce succès redoubla l'ardeur de nos soldats et leur ouvrit l'entrée du Piémont.

Les deux armées battues se replièrent, l'une sur Millesimo, l'autre sur Dégo. Augereau et Masséna y arrivèrent aussitôt qu'elles. Les défilés de Millesimo furent forcés, Dégo fut enlevé, et ces deux affaires brillantes eurent pour résultat la séparation de Beaulieu et de Colli : le premier alla couvrir le Milanais, le second se plaça en avant de Turin.

L'armée piémontaise put se regarder comme perdue à dater de ce jour. Mais le 19, à trois heures du matin, les grenadiers de Wukassowich débusquent de Dégo quelques bataillons français ; Bonaparte arrive, reprend Dégo et détruit le corps ennemi ; Serrurier alors attaqua Colli dans son camp retranché de Leva, l'en chassa et s'empara de toute son artillerie.

Les Alpes étaient tournées, le plan de Bonaparte se trouvait ainsi accompli ; il porta son quartier-général à Lesagno, château voisin du confluent du Tanaro et de la Corsaglia.

Serrurier, toujours attaché à la poursuite de Colli, et secondé par Masséna, parvient à acculer l'armée piémontaise devant Mondovi et à la forcer d'accepter le combat : le succès n'est pas long-temps douteux ; les Piémontais perdent deux mille cinq cents hommes, huit pièces de canon, dix drapeaux et cinq cents prisonniers.

Bonaparte marche sur Chérasco, qu'il met en état de défense ; les communications se trouvent établies avec Nice, par la jonction de Serrurier et d'Augereau ; l'armée d'Italie a changé d'aspect en quelques jours, la discipline et l'abondance y règnent, les renforts arrivent de toutes parts. Bonaparte alors félicite par cet ordre du jour ses compagnons de gloire :

SOLDATS !

Vous avez remporté en quinze jours six victoires, pris vingt-un drapeaux, cinquante cinq pièces de canon, plusieurs places fortes, et conquis la partie la plus riche du Piémont. Vous avez fait quinze mille prisonniers, tué ou blessé plus de dix mille hommes. Vous vous étiez jusqu'ici battus pour des rochers stériles illustrés par votre courage, mais inutiles à la patrie. Vous égalez aujourd'hui par vos services l'armée de Hollande et celle du Rhin. Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canon, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté, étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert. Grâces vous en soient rendues, soldats ! La patrie reconnaissante vous devra sa prospérité ; et si, vainqueurs de Toulon, vous présageâtes l'immortelle campagne de quatre-vingt-treize, vos victoires actuelles en présagent une plus belle encore.

Les deux armées qui naguère vous attaquaient avec audace fuient aujourd'hui devant vous. Les hommes pervers qui riaient de votre misère et se réjouissaient dans leur pensée du triomphe de vos ennemis sont confondus et tremblans. Mais, soldats, il ne faut pas vous le dissimuler ; vous n'avez rien fait, tant qu'il vous reste à faire : ni Turin ni Milan ne sont à vous ; les cendres des vainqueurs de Tarquin sont encore foulées par les assassins de Basseville.

Vous étiez dénués de tout au commencement de la campagne ; vous êtes aujourd'hui abondamment pourvus : les magasins pris à vos ennemis sont nombreux ; l'artillerie de siège et de campagne est arrivée. Soldats ! la patrie a droit d'attendre de vous de grandes choses ; justifierez-vous son attente ? Les plus grands obstacles sont franchis sans doute, mais vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer ! En est-il d'entre vous dont le courage s'amollisse ? En est-il qui préféreraient de retourner sur le sommet de l'Apennin ou des Alpes essuyer patiemment les injures de cette soldatesque esclave ? Non, il n'en est pas parmi les vainqueurs de Montenotte, de Millesimo, de Dégo et de Mondovi ; tous brûlent de porter au loin la gloire du peuple français ; tous veulent humilier ces rois orgueilleux qui osaient méditer de vous donner des fers ; tous veulent dicter une paix glorieuse et qui indemnise la patrie des sacrifices immenses qu'elle a faits ; tous veulent, en rentrant dans leurs villages, pouvoir dire avec fierté : J'étais de l'armée conquérante de l'Italie.

Amis, je vous la promets cette conquête, mais il est une condition qu'il faut que vous juriez de remplir : c'est de respecter les peuples que vous délivrez, c'est de réprimer les pillages horribles auxquels se livrent les scélérats suscités par vos ennemis. Sans cela vous ne seriez pas les libérateurs des peuples, vous en seriez les fléaux ; vous ne seriez pas l'honneur du peuple français ; il vous désavouerait ; vos victoires, votre courage, vos succès, le sang de vos frères morts au combat, tout serait perdu, même l'honneur et la gloire. Quant à moi, et aux généraux qui ont votre confiance, nous rougirions de commander une armée sans discipline, sans frein, qui ne connaîtrait de loi que la force. Mais, investi de l'autorité nationale, fort par la justice, et par la loi, je saurai faire respecter à ce petit nombre d'hommes sans courage et sans cœur les lois de l'humanité et de l'honneur qu'ils foulent aux, pieds. Je ne souffrirai pas que des brigands souillent vos lauriers. Je ferai exécuter à la rigueur le règlement que, j'ai fait mettre à l'ordre : Les pillards seront impitoyablement fusillés ; plusieurs déjà l'ont été. J'ai eu lieu de remarquer avec plaisir l'empressement avec lequel les bons soldats de l'armée se sont portés pour faire exécuter les ordres.

Peuples de l'Italie ! l'armée française vient pour rompre vos chaînes : le peuple français est l'ami de tous les peuplés. Venez avec confiance au -devant de lui : vos propriétés, votre religion et vos usages seront respectés.

Nous ferons la guerre en ennemis généreux, et nous n'en voulons qu'aux tyrans qui vous asservissent.

 

Cette proclamation, si bien faite pour augmenter l'enthousiasme du soldat, devait aussi répandre la confiance parmi les peuples de l'Italie, sur qui depuis long-temps pesait le joug de l'Autriche. Son premier résultat fut d'engager la cour de Turin à solliciter. un armistice ; des conférences curent lieu à Chérasco même, et le prince, terrifié à la fin par nos succès et par les progrès que faisaient en Piémont les doctrines révolutionnaires, s'engagea à rompre avec la coalition, et à envoyer un plénipotentiaire à Paris pour traiter de la paix définitive. Les citadelles de Leva, Coni, Tortone, ou à son défaut Alexandrie, devaient être remises immédiatement à l'armée française, avec leur artillerie et leurs magasins ; et les troupes devaient continuer d'occuper tout le terrain qu'elles avaient conquis. Les routes restaient ouvertes dans toutes les directions entre la France et l'armée ; l'évacuation de. la place de Valenza par les Napolitains et sa remise aux Français avaient été stipulées. Enfin les milices seraient licenciées, et les troupes régulières disséminées dans les garnisons éloignées des places occupées par nos troupes.

On voit par ces conditions, que le roi s'empressa d'accepter, combien rapidement la face des affaires avait changé entre la France et le Piémont. Murat partit, porteur du traité, de vingt-et-un drapeaux et d'une lettre où Bonaparte disait au directoire :

..... Je marche demain sur Beaulieu, je l'oblige à repasser le Pô, je le passe immédiatement après lui, je m'empare de toute la Lombardie ; et avant un mois j'espère être sur les montagnes du Tyrol, trouver l'armée du Rhin, et porter de concert avec elle la guerre dans la Bavière. Ce projet est digne de vous, de l'armée et des destinées de la France. Si vous n'accordez pas la paix au roi de Sardaigne, vous m'en préviendrez d'avance, afin que, si je suis en Lombardie, je puisse me replier et prendre des mesures. Quant aux conditions de la paix avec la Sardaigne, vous pouvez dicter ce qui vous convient, puisque j'ai en mon pouvoir les principales places. Ordonnez que quinze mille hommes de l'armée des Alpes viennent me joindre ; cela me fera une armée de quarante-cinq mille hommes, dont il sera possible que j'envoie une partie à Rome. Si vous me continuez votre confiance, et que vous approuviez ces projets, je suis sûr de la réussite ; l'Italie est à vous. Vous ne devez pas compter sur une révolution en Piémont ; cela viendra.....

 

La paix fut signée avec la Sardaigne le 15 mai. Conformément au traité, l'armée d'Italie occupa les places de Coni et d'Alexandrie ; celles de Suze, de la Brunella, d'Exilles, furent démolies. Les deux armées d'Italie et des Alpes se trouvèrent dès lors presque sur la même ligne, et l'Autriche, qui tremblait d'être bientôt attaquée jusque sur son territoire, réunit tous ses efforts pour défendre Mantoue, véritable clé de l'Italie.

Beaulieu passe le Pô à Valenza le 6 ; il croit que les Français, à qui le traité de Pavie cède le pont de Valenza, tenteront de ce côté le passage ; les mouvements que Bonaparte ordonne à Masséna d'exécuter en avant d'Alexandrie l'entretiennent dans son erreur ; il fait sauter le pont et prépare ses moyens de défense. Pendant ce temps, Bonaparte sort de Tortone avec dix bataillons de grenadiers, sa cavalerie et vingt-quatre pièces de canon ; le 7 mai, il arrive à Plaisance à marches forcées, afin de chercher un autre passage sur le Pô. Un pont est jeté, il a deux cent cinquante toises de longueur, et sur cette construction improvisée toute l'armée franchit le fleuve.

Bonaparte écrit alors à Carnot : Nous avons passé le Pô ; la seconde campagne est commencée. Beaulieu est déconcerté, il donne constamment dans les pièges qu'on lui tend : peut-être voudra-t-il donner une bataille. Cet homme a l'audace de la fureur, et non celle du génie. Encore une victoire, et nous sommes maîtres de l'Italie. Je vous fais passer vingt tableaux des premiers maîtres, du Corrège et de Michel-Ange. J'espère que les choses vont bien, pouvant vous envoyer une douzaine de millions h Paris. Cela ne vous fera pas de mal pour l'armée du Rhin.

Le même jour, un armistice est signé à Plaisance avec le duc de Parme, qui livre aux vainqueurs, outre une foule d'objets d'art précieux et ses trésors que Bonaparte dirige sur Paris, seize cents chevaux, des magasins de blé et de fourrage. Le duc de Modène suivit de près l'exemple du duc de Parme ; et son frère, le commandeur d'Est, achète la paix moyennant dix millions, payables, deux millions cinq cent mille livres en denrées et munitions de guerre, et sept millions et demi en vingt tableaux de maîtres.

Beaulieu cependant, pour tenter de couvrir Plaisance, avait fait occuper Fombiero par huit mille Autrichiens ; le général Lannes enlève la place à l'ennemi qui se retire à Pizzighitone et se retranche près de Lodi ; c'est en le poursuivant que le brave général Laharpe périt par suite d'une fatale méprise. Il était jeune encore, et la patrie fondait sur. lui les plus hautes espérances.

Le 10, l'armée marcha contre Beaulieu. Ses grenadiers défendirent vaillamment la chaussée de Lodi, mais culbutés, ils se retirèrent en désordre dans la ville, où les Français entrèrent pêle-mêle avec eux. Beaulieu avait formé sa ligne de bataille de l'autre côté de l'Adda ; les fuyards le rejoignent, et au moment où les Français vont passer le pont, Beaulieu démasque vingt pièces de canon. Bonaparte oppose un égal nombre de bouches à feu. Cependant on apprend au quartier-général français que dix mille hommes, commandés par Colli, s'avancent sur Cassano pour y passer l'Adda : Bonaparte se résout aussitôt à traverser le fleuve et à couper le corps autrichien, La cavalerie passe la rivière au-dessus du pont, et, soutenue par une batterie d'artillerie légère, engage l'action sur le flanc droit. Les grenadiers, franchissant le pont au pas de course, se précipitent sur les canons autrichiens dont ils s'emparent. Rompu sur sa ligne, l'ennemi se réfugie à Créma, laissant au pouvoir des Français son artillerie, ses drapeaux et trois mille prisonniers.

Beaulieu, désespéré, abandonne le Milanais, et Bonaparte reçoit à Lodi une députation qui lui apporte les clefs de Milan.

Sur le champ de bataille où il vient de conquérir toute la Lombardie à la République, Bonaparte conçoit de plus vastes projets, et il écrit le 11 à Carnot, directeur de la guerre :

..... Bientôt il est possible que j'attaque Mantoue. Si j'enlève cette place, rien ne m'arrête plus pour pénétrer dans la Bavière ; dans deux décades je puis être au cœur de l'Allemagne. Ne pourriez-vous pas combiner mes mouvements avec l'opération de vos deux armées ? Je m'imagine qu'à l'heure qu'il est, on se bat sur le Rhin ; si l'armistice continuait, l'armée d'Italie serait écrasée. Si les deux armées du Rhin entrent en campagne, je vous prie de me faire part de leur position et de ce que vous espérez qu'elles pourront faire, afin que cela puisse me servir de règle pour entrer dans le Tyrol, ou me borner à l'Adige. Il serait digne de la République d'aller signer le traité de paix, les trois armées réunies, dans le cœur de la Bavière ou de l'Autriche étonnée. Quant à moi, s'il entre dans vos projets que les deux armées du Rhin fassent des mouvements en avant, je franchirai le Tyrol avant que l'empereur s'en soit seulement douté.

 

Ce plan hardi ne fut pas accueilli du directoire : il semblait même que Carnot vît avec crainte Bonaparte concevoir de si vastes projets. De leur cabinet de Paris, les directeurs étaient accoutumés à faire mouvoir les généraux. Une dépêche du 7, adressée au vainqueur de Lodi, était conçue de façon à lui faire comprendre que si ses talents et ses triomphes honoraient la république, ses projets pouvaient en compromettre l'existence. Le directoire annonçait aussi l'intention de diviser en deux l'armée d'Italie, et de confier à Kellermann la garde du Milanais, tandis que Bonaparte agirait sur les côtes de la Méditerranée, à Livourne, à Naples, à Rome. Les pouvoirs confiés aux commissaires Garrau et Salicetti étaient maintenus par la dépêche, qui recommandait la prompte occupation de Livourne.

La réponse de Bonaparte ne se fit pas long-temps attendre, et prenant le ton d'un homme qui a la conscience de sa supériorité et de ses bonnes intentions, il écrivit de Lodi :

Au directoire exécutif.

Je reçois à l'instant le courrier parti le 18 de Paris. Vos espérances sont réalisées, puisqu'à l'heure qu'il est, toute la Lombardie est à la république. Hier j'ai fait partir une division pour cerner le château de Milan. Beaulieu est à Mantoue avec son armée ; il a inondé tout le pays environnant ; il y trouvera la mort, car c'est le plus malsain de l'Italie.

Beaulieu a encore une armée nombreuse : il a commencé la campagne avec des forces supérieures ; l'empereur lui envoie dix mille hommes de renfort, qui sont en marche. Je crois très-impolitique de diviser en deux l'armée d'Italie ; il est également contraire aux intérêts de la république d'y mettre deux généraux différons.

L'expédition sur Livourne, Rome et Naples, est très-peu de chose : elle doit être faite par des divisions en échelons, de sorte que l'on puisse, par une marche rétrograde, se trouver en force contre les Autrichiens, et menacer de les envelopper au moindre mouvement qu'ils feraient. Il faudra pour cela, non-seulement un seul général, mais encore que rien ne le gêne dans sa marche et dans ses opérations. J'ai fait la campagne sans consulter personnel je n'eusse rien fait de bon s'il eût fallu me concilier avec, la manière de voir d'un autre. J'ai remporté quelques avantages sur des forces supérieures, et dans un dénuement absolu de tout, parce que, persuadé que votre confiance se reposait sur moi, ma marche a été aussi prompte que ma pensée.

Si vous m'imposez des entraves de toutes, espèces, s'il faut que je réfère de tous mes pas aux commissaires du gouvernement, s'ils ont droit de changer mes mouvements, de m'ôter ou de m'envoyer des troupes, n'attendez plus rien de bon. Si vous affaiblissez vos moyens, en partageant vos, forces, si vous rompez en Italie l'unité de la pensée militaire, je vous le dis avec douleur, vous aurez perdu la plus belle occasion d'imposer des lois à l'Italie.

Dans la position des affaires de la république en Italie, il est indispensable que vous ayez un général qui ait entièrement votre confiance : si ce n'était pas moi, je ne m'en plaindrais pas, mais je m'emploierais à redoubler de zèle pour mériter votre estime dans le poste que vous me confieriez. Chacun a sa manière de faire la guerre. Le général Kellermann a plus d'expérience et la fera mieux que moi ; mais tous les deux ensemble nous la ferons fort mal.

Je ne puis rendre à la patrie des services essentiels, qu'investi entièrement et absolument de votre confiance. Je sens qu'il faut beaucoup de courage pour vous écrire cette lettre ; il serait si facile de m'accuser d'ambition et d'orgueil ! mais je vous dois l'expression de tous mes sentiments, à vous qui m'avez donné dans tous les temps des témoignages d'estime que je ne dois pas oublier.

Les différentes divisions d'Italie prennent possession de la Lombardie. Lorsque vous recevrez cette lettre, nous serons déjà en route, et votre réponse nous trouvera probablement près de Livourne. Le parti que vous prendrez dans cette circonstance est plus décisif pour les opérations de la campagne que quinze mille hommes de renfort que l'empereur enverrait à Beaulieu.

BONAPARTE.

 

Cette lettre est datée du 14 mai, et le 15 il faisait à Milan son entrée triomphale. Il vient de parler au directoire le langage d'un politique, il adresse à ses compagnons le discours d'un guerrier qui sait vaincre et régulariser sa conquête :

SOLDATS !

Vous vous êtes précipités, comme un torrent, du haut de l'Apennin ; vous avez culbuté, dispersé tout Ce qui s'opposait à votre marche.

Le Piémont, délivré de la tyrannie autrichienne, s'est livré à ses sentiments naturels de paix et d'amitié pour la France.

Milan est à vous, et le pavillon républicain flotte dans toute la Lombardie. Les ducs de Parme et de Modène ne doivent leur existence politique qu'à votre générosité.

L'armée qui vous menaçait avec tant d'orgueil ne trouve plus de barrière qui la rassure contre votre courage. Le Pô, le Tésin, l'Adda, n'ont pu vous arrêter un seul jour ; ces boulevards vantés de l'Italie ont été insuffisants, vous les avez franchis aussi rapidement que l'Apennin.

Tant de succès ont porté la joie dans le sein de la patrie ; vos représentants ont ordonné une fête dédiée à vos, victoires, célébrée dans toutes les communes de la république. Là, vos pères, vos mères, vos épouses, vos sœurs, vos amantes, se réjouissent de vos succès, et se vantent avec orgueil de vous appartenir.

Oui, Soldats ! vous avez beaucoup fait.... ; mais ne vous reste-t-il rien à faire ?.... Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous n'avons pas su profiter de la victoire ? La postérité nous reprochera-t-elle d'avoir trouvé Capoue dans la Lombardie ?.... Mais je vous vois déjà courir aux armes ; un lâche repos vous fatigue ; les journées perdues pour la gloire le sont pour votre bonheur.... Hé bien ! partons : nous avons encore des marches forcées à faire, des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger.

Que ceux qui ont aiguisé les poignards de la guerre civile en France, qui ont lâchement assassiné nos ministres, incendié nos vaisseaux à Toulon, tremblent !.... l'heure de la vengeance a sonné.

Mais que les peuples soient sans inquiétude ; nous sommes amis de tous les peuples, et plus particulièrement des descendants des Brutus, des Scipion, et des grands hommes que nous avons pris pour modèles.

Rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui le rendirent célèbre, réveiller le peuple romain, engourdi par plusieurs siècles d'esclavage : tel est le fruit de vos victoires ; elles feront époque dans la postérité : vous aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de l'Europe.

Le peuple français, libre, respecté du monde entier, donnera à l'Europe une paix glorieuse, qui l'indemnisera des sacrifices de toute espèce qu'il a faits depuis six ans : vous rentrerez alors dans vos foyers ; et vos concitoyens diront, en vous montrant : Il était de l'armée d'Italie.

BONAPARTE.

 

L'armée prit quelque repos à Milan. Bonaparte s'occupa avec son activité ordinaire d'organiser l'administration, d'établir des dépôts pour les hommes fatigués et les convalescents : les gardes nationales dans toutes les villes de la Lombardie furent mises sur pied, les autorités furent renouvelées, et la domination française se trouva affermie.

Les populations, séduites par la gloire de nos armes, par la justice et la modération du général en chef, montraient à notre armée les dispositions les plus favorables, principalement dans le Piémont et la Lombardie ; mais les prêtres et les partisans de la maison d'Autriche continuaient à exercer une funeste influence sur les paysans et la population pauvre des villes ; c'est ce qui explique un événement qui, à celte époque, pensa avoir de graves conséquences.

Bonaparte était à peine de retour à son quartier-général à Lodi, d'où il se disposait à poursuivre Beaulieu, lorsqu'il apprit qu'il venait d'éclater à Pavie une insurrection dont le contre-coup se faisait sentir à Milan. Aussitôt il part à la tête d'une faible division : il arrive le soir même à Milan ; le calme y était rétabli. Il continue en hâte sa roule sur Pavie. Huit à dix mille paysans s'y étaient réunis ; et, dans l'espoir de se joindre à la garnison autrichienne du château de Milan, une avant-garde s'était avancée jusqu'à Binasco. Lannes l'attaque : Binasco est pris, pillé, brûlé. On espérait par là intimider les insurgés de Pavie ; mais au lieu de poser les armes, ils se barricadent dans là ville, et font sonner le tocsin dans tous les villages environnants. Bonaparte n'avait avec lui que quinze cents hommes et six pièces de campagne : les circonstances lui prescrivaient la témérité : il brusqua l'attaque contre une ville de trente mille âmes ; les portes furent enfoncées à coups de canon, et les grenadiers entrèrent au pas de charge.

Les paysans gagnèrent là campagne ; la cavalerie en sabra un grand nombre. Le désordre était extrême dans la ville, le pillage dura quelques heures ; le sort de Pavie, réduite avec cette promptitude, fut une leçon sévère pour l'Italie. Bonaparte s'assura de quelques otages, et fit opérer un désarmement général dans la campagne.

La révolte de Pavie, si heureusement réprimée, servit à ouvrir les yeux au Directoire sur la position vraie de l'armée d'Italie. En effet, le plan conçu par le comité de la guerre entraînait après lui la perte de la conquête. Kellermann, avec un faible corps de vingt mille hommes, eût été bientôt contraint, soit par la rupture de la paix de la part de la Sardaigne, soit par un soulèvement des habitans, soit par une irruption de l'Autriche, de repasser les Alpes. Bonaparte, de son côté, aventuré dans la péninsule italique, entre Rome et Naples, se fût trouvé entre l'insurrection fanatique de la haute Italie, et le feu des flottes anglaises. Ces puissantes considérations déterminèrent enfin le directoire à lui écrire le 21 : Vous paraissez désireux, citoyen général, de continuer à conduire toute la suite des opérations de la campagne actuelle en Italie. Le directoire a mûrement réfléchi sur cette proposition, et la confiance qu'il a dans vos talents et dans Votre zèle républicain a décidé cette question en faveur de l'affirmative. Le général Kellermann restera à Chambéry, etc.

L'armée, tandis que Bonaparte écrasait les insurgés de Pavie, opérait, par les soins de Berthier, un grand mouvement vers le Mincio, et le quartier-général était à Soncino, où l'on n'attendait plus que le général en chef. Dès son arrivée, il fit afficher dans Brescia : C'est pour délivrer la plus belle contrée de l'Europe, que l'armée française a bravé les obstacles les plus difficiles à surmonter. La victoire, d'accord avec la justice, a couronné ses efforts. Les débris de l'armée ennemie se sont retirés au-delà du Mincio. L'armée française passe, pour les poursuivre, sur le territoire de Venise ; mais elle n'oubliera pas qu'une longue amitié unit les deux républiques. La religion, le gouvernement, les propriétés, les usages seront respectés Tout ce qui sera fourni à l'armée sera payé en argent, etc.

Le sénat vénitien protesta de sa neutralité ; mais la perfidie autrichienne le mit dans la plus cruelle position. Beaulieu demanda le passage par Peschiera pour cinquante mille hommes, et s'empara de la place. Bonaparte rendit Venise responsable de son peu de prévision et de sa faiblesse.

Le point capital pour Beaulieu était de conserver Mantoue ; il en avait augmenté les fortifications et approvisionné les magasins ; retranché derrière le Mincio, il couvrait la place, et les Français devaient courir de grands dangers en passant le fleuve en présence d'une armée formidable. Cependant le passage s'effectua et donna lieu à une des plus brillantes affaires de la campagne. Voici comment Bonaparte la raconte dans sa dépêche au directoire :

Au quartier-général de Peschiera, le 13 prairial an IV (1er juin 1796).

Après la bataille de Lodi, Beaulieu passa l'Adige et le Mincio. Il appuya sa droite au lac Garda, sa gauche sur la ville de Mantoue, et plaça des batteries sur tous les points de cette ligne, afin de défendre le passage du Mincio.

Le quartier-général arriva le 9 à Brescia ; j'ordonnai au général de division Kilmaine de se rendre, avec quinze cents hommes de cavalerie et huit bataillons de grenadiers, à Dezenzano. J'ordonnai au général Rusca de se rendre, avec une demi-brigade d'infanterie légère, à Salo. Il s'agissait de faire croire au général Beaulieu que je voulais le tourner par le haut du lac, pour lui couper le chemin du Tyrol, en passant par Riva. Je lins toutes les divisions de l'armée en arrière, en sorte que la droite, par laquelle je voulais effectivement attaquer, se trouvait à une journée et demie de marche de l'ennemi. Je la plaçai derrière la rivière de Chenisa, où elle avait l'air d'être sur la défensive, tandis que le général Kilmaine allait aux portes de Peschiera, et avait tous les jours, avec les avant-postes ennemis, des escarmouches, dans une desquelles fut tué le général autrichien Liptay.

Le 10, la division du général Augereau remplaça à Dezenzano celle du général Kilmaine, qui rétrograda à Lonado, et arriva, la nuit, à Castiglione. Le général Masséna se trouvait à Monte-Chiaro, et le général Serrurier à Montze. A deux heures après minuit, toutes les divisions se mirent en mouvement, toutes dirigeant leur marche sur Borghetto, où j'avais résolu de passer le Mincio.

L'avant-garde ennemie, forte de trois à quatre mille hommes et de dix-huit cents chevaux, défendait l'approche de Borghello. Notre cavalerie, flanquée par nos carabiniers et nos grenadiers qui, rangés en bataille, la suivaient au petit trot, chargea avec beaucoup de bravoure, mit en déroute la cavalerie ennemie, et lui enleva une pièce de canon. L'ennemi s'empressa de passer le pont et d'en couper une arche : l'artillerie légère engagea aussitôt la canonnade. L'on raccommodait avec peine le pont sous le feu de l'ennemi, lorsqu'une cinquantaine de grenadiers, impatiens, se jettent à l'eau, tenant leurs fusils sur leur tête, ayant de l'eau jusqu'au menton : le général Gardanne, grenadier pour la taille et le courage, était à la tête. Les soldats ennemis croient revoir la fameuse colonne du pont de Lodi : les plus avancés lâchent pied ; on raccommode alors le pont avec facilité, nos grenadiers, en un instant, passent le Mincio, et s'emparent de Valeggio, quartier-général de Beaulieu, qui venait seulement d'en sortir.

Cependant les ennemis, en partie en déroute, étaient rangés en bataille entre Valeggio et Villa-Franca. Nous nous gardons bien de les suivre ; ils paraissent se rallier et prendre confiance, et déjà leurs batteries se multiplient et se rapprochent de nous ; c'était justement ce que je voulais ; j'avais peine à contenir l'impatience, ou, pour mieux dire, la fureur des grenadiers.

Le général Augereau passa, sur ces entrefaites, avec sa division ; il avait ordre de se porter, en suivant le Mincio, droit sur Peschiera, d'envelopper cette place, et de couper les gorges du Tyrol : Beaulieu et les débris de son armée se seraient trouvés sans retraite.

Pour empêcher les ennemis de s'apercevoir du mouvement du général Augereau, je les fis vivement canonner du village de Valeggio ; mais instruit par leurs 1 patrouilles de cavalerie du mouvement du général Augereau ils se mirent aussitôt en route pour gagner le chemin de Castel-Nuovo : un renfort de cavalerie qui leur arriva les mit à même de protéger leur retraite. Notre cavalerie ; commandée par le général Murat, fit des prodiges de valeur ; ce général dégagea lui-même plusieurs chasseurs 1 que l'ennemi était sur le point de faire prisonniers. Le chef de brigade du 1 o° régiment de chasseurs, Leclerc, s'est également distingué. Le général Augereau, arrivé à Peschiera, trouva la place évacuée par l'ennemi.

Le 12, à la pointe du jour, nous nous portâmes a Rivoli ; mais déjà l'ennemi avait passé l'Adige et enlevé presque tous les ponts, dont nous ne pûmes prendre qu'une partie. On évalue la perte de l'ennemi, dans cette journée, à quinze cents hommes et cinq cents chevaux ; tant tués que prisonniers. Parmi les prisonniers se trouvé le prince de Couffa, lieutenant-général des armées du roi de Naples, et commandant en chef de la cavalerie napolitaine. Nous avons pris également cinq pièces de canon, dont deux de 12 et trois de 6, avec sept ou huit caissons chargés de munitions de guerre. Nous avons trouvé à CastelNuovo des magasins, dont une partie était déjà consumée par les flammes. Le général de divison Kilmaine a eu son cheval blessé sous lui.

Voilà donc les Autrichiens entièrement expulsés de l'Italie. Nos avant-postes sont sur les montagnes de l'Allemagne. Je ne vous citerai pas tous les hommes qui se sont illustrés par des traits de bravoure ; il faudrait nommer tous les grenadiers et carabiniers de l'avant-garde ; ils jouent et rient avec la mort. Ils sont aujourd'hui parfaitement accoutumés avec la cavalerie dont ils se moquent. Rien n'égale leur intrépidité, si ce n'est la gaîté avec laquelle ils font les marches les plus forcées. Ils servent tour à tour la patrie et l'amour.

Vous croiriez qu'arrivés au bivouac ils doivent au moins dormir. Point du tout : chacun fait son compte ou son plan d'opérations du lendemain, et souvent on en voit qui rencontrent très-juste. L'autre jour, je voyais défiler une demi-brigade ; un chasseur s'approcha de mon cheval : Général, me dit-il, il faudrait faire cela. Malheureux ! lui dis-je, veux-tu bien te taire. Il disparaît à l'instant. Je l'ai fait en vain chercher : c'était justement ce que j'avais ordonné que l'on fit.

BONAPARTE.

 

Un de ces évènemens qui échappent à toutes les prévisions de la guerre faillit ravir Bonaparte à son armée au moment même de cette victoire, et enlever à la France l'Italie à moitié conquise.

Au bruit du canon, le général autrichien Sebottendorf accourait de Puzzuolo par la rive gauche ; sans rencontrer d'obstacles, il arriva à Valeggio. Le général en chef venait de s'y établir. L'escorte n'eut que le temps de fermer la porte du château dans lequel il s'était logé, et de crier aux armes. Bonaparte sauta en hâte sur un cheval et se sauva par les jardins. Masséna arriva alors, et tomba sur cette avant-garde, ainsi que sur la division à laquelle elle appartenait.

Cette échauffourée fit sentir la nécessité d'instituer une garde d'hommes d'élite, chargés de veiller spécialement à la sûreté du général. Le corps des guides fut alors créé : Bessière l'organisa et en eut le commandement. Leur uniforme était celui que, à peu de chose près, prirent plus tard les chasseurs de la garde, dont les guides formèrent le noyau. Bonaparte affectionnait singulièrement cet habit ; il le portait encore au moment de sa mort.

Mantoue cependant était toujours au pouvoir de l'Autriche ; et là était pour nous la possession de l'Italie. : la prise de cette place était donc naturellement le but vers lequel devaient tendre tous les efforts de Bonaparte. Pour en protéger le siège, Masséna occupe, dès le 3 juin, Vérone, qui commande l'Adige ; l'armée était maîtresse des défilés du Tyrol, et le 4 on attaqua les dehors de la place. Ils furent bientôt enlevés. Le général en chef s'empara de Saint-Georges ; Augereau de la porte de Cérès ;'Serrurier se rendit maître de Roverbella et de Pradella ; à la tête de huit mille hommes il eut la garde des positions, observa la citadelle de la Favorite, et tint en échec dans la ville quatorze mille Autrichiens.

Le 5 juin, on vit arriver au quartier-général le prince de Belmonte, qui venait demander un armistice pour le roi de Naples. Cet armistice fut signé le même jour. La division de cavalerie napolitaine, composée de deux mille quatre cents chevaux, quitta aussitôt l'armée autrichienne. Un plénipotentiaire napolitain fut envoyé à Paris pour y traiter de la paix définitive ; et quoique le directoire eût formé le projet de révolutionner Naples, Rome et la Toscane, il adopta la politique de son général, et ratifia le traité.

A cette époque, Beaulieu, qui venait d'éprouver tant de revers, tomba dans la disgrâce, et fut rappelé par la cour de Vienne. Le feld-maréchal Mélas prit par intérim le commandement de l'armée battue, en attendant que le général Wurmser, nommé à la place de Beaulieu, arrivât en Italie. Le quartier-général de Mêlas fut porté à Trente. Ainsi finit cette campagne si mémorable, durant laquelle un général consommé dans l'art de la guerre ne put un seul instant contrebalancer, par sa vieille expérience et par l'assurance que donnent des succès antérieurs, le génie d'un guerrier de vingt-six ans, dont les débuts effaçaient la gloire des plus grands capitaines.

Tandis que le général Mêlas s'occupait de rassembler dans les environs de Trente les débris de l'armée de Beaulieu, Bonaparte plaçait les divisions françaises sur la ligne de l'Adige, de manière à couvrir le siège de Mantoue, ainsi que la basse et la moyenne Italie.

Il apprit alors que le ministre d'Autriche à Gênes avait organisé des bandes qui infestaient les routes de la Corniche et du col de Tende. Déjà plusieurs détachements français avaient été assassinés par les Barbets, et des bataillons entiers avaient dû se battre plusieurs fois pour rejoindre l'armée : le mal n'était plus tolérable.

Bonaparte résolut d'appliquer un remède prompt à ces insurrections : le succès lui semblait facile. Pour le moment il n'avait rien à craindre de l'armée autrichienne, puisque le général Wurmser, qui devait en venir prendre le commandement et y amener un renfort de trente mille hommes, ne pouvait être arrivé sur l'Adige que dans trente ou quarante jours.

En conséquence, le général en chef se rendit d'abord à Milan, et y fit ouvrir la tranchée devant la citadelle ; il se porta ensuite à Tortone, d'où il dirigea une colonne, sous les ordres de Lannes, contre les insurgés. Lannes, entré de vive force dans Arquata, où un détachement français avait été massacré, passa par les armes tous les Barbets réunis, et fit raser le château du marquis Spinola, sénateur génois, principal moteur de tous ces rassemblements. En même temps, l'aide-de-camp Murat se rendit à Gênes, et exigea du sénat l'expulsion des agents de l'Autriche, et spécialement celle de l'ambassadeur Gérola : ces demandes furent accordées, et l'on organisa immédiatement des colonnes génoises pour purger les routes et escorter les convois français.

D'un autre côté, Augereau passait le Pô, et se rendait à Ferrare et à Bologne. Vaubois réunissait sa division à Modène. La présence des troupes françaises électrisait les habitans de ces contrées, qui appelaient à grands cris la liberté : Bologne surtout se fit remarquer par son enthousiasme ; tout ce qui n'était pas prêtre endossa l'habit militaire. Partout les troupes françaises recevaient un accueil fraternel. Bonaparte, accompagné de Joséphine, qui l'était venue joindre, et dont les grâces et la bonté gagnaient tous les cœurs, traversa au milieu d'une population électrisée Plaisance, Parme, Reggio, Modène, et s'arrêta à Bologne.

La cour de Rome était dans les plus vives alarmes ; elle s'empressa d'envoyer un plénipotentiaire pour solliciter un armistice. Les intentions de Bonaparte n'étaient pas de marcher sur Rome, il accéda aux propositions du pape, et l'armistice fut signé le 25 juin. Le pape s'engagea à envoyer un ministre à Paris, pour y traiter de la paix définitive. Bologne, Ferrare et Ancône restèrent provisoirement entre les mains des Français, et le trésor de Rome versa dans celui de l'armée vingt-un millions ; il fut en outre convenu que la munificence papale doterait ; nos musées de cent objets d'arts, au choix des commissaires français. Il fut facile de faire sentir aux peuples, qui n'aimaient pas la domination théocratique, que. la paix ne se ferait pas sans que la liberté leur fût garantie. Dès qu'ils en eurent la promesse, les gardes nationales s'armèrent.

Après avoir terminé cette importante opération, qui assurait les flancs de son armée, Bonaparte passa l'Apennin et rejoignit à Pistoia la division Vaubois. Le bruit de la marche des Français sur la Toscane alarma le grand-duc Manfredi, qui dépêcha son premier ministre au quartier-général. Il fut bientôt tranquillisé par l'assurance que l'armée ne passerait sur son territoire que pour se rendre à Sienne.

Murat commandait l'avant-garde ; il reçut l'ordre, le 29 juin, de tourner brusquement Livourne, et d'y entrer. Il y arriva en huit heures de marches forcées. On espérait y surprendre les négociants anglais, qui avaient dans le port cent bâtiments chargés ; mais prévenus à temps, ils avaient mis à la voile. L'occupation de Livourne et la destruction de la factorerie anglaise porla toutefois un coup sensible au commerce de la Grande-Bretagne.

Le directoire avait enjoint à Bonaparte de prendre des mesures pour arracher la Corse aux Anglais ; il s'empressa de réunir à Livourne tous les réfugiés Corses, et les organisa en un corps de sept cents hommes, qui partirent pour Bastia, précédés par des proclamations. La population guerrière des montagnes se souleva contre les Anglais, et après plusieurs affaires sanglantes, ils furent contraints d'abandonner l'île.

Les troupes françaises ne tardèrent pas à repasser l'Apennin et le Pô, pour se rassembler sur l'Adige. Deux fois elles traversèrent le grand-duché de Toscane, mais elles observèrent la plus exacte discipline, et dans leur marche elles se tinrent éloignées de Florence. Bonaparte, invité par le grand-duc à se rendre dans cette ville, y alla sans escorte.

C'est à Florence qu'il reçut, au milieu d'un dîner chez le grand-duc, l'importante nouvelle de la prise du château de Milan. Il se trouva alors muni d'assez de bouches à feu pour suivre activement le siège de Mantoue.

Bientôt Bonaparte retourna à Bologne pour y mettre a profit les heureuses dispositions des habitans. Il dut encore réprimer les excès auxquels s'étaient portés les paysans de Lugo, révoltés contre des détachements français. Le général Beyrand, envoyé sur les lieux, y trouva un ; résistance organisée par quatre à cinq mille paysans qui s'étaient enfermés dans la ville. Pris de vive force, Lugo fut livré au pillage.

Cependant le moment approchait où les Autrichiens allaient se trouver en mesure de reprendre l'offensive. Bonaparte n'avait cessé de demander au directoire que les armées françaises entrassent en campagne sans délai, afin d'empêcher la diversion que Wurmser pourrait faire en Italie, si on le laissait tranquille sur le Rhin ; le directoire, après avoir promis de faire opérer ce mouvement vers le 15 avril, l'avait différé de plus de deux mois ; et lorsque les armées du Rhin commencèrent à s'ébranler, Wurmser était en marche pour l'Italie, emmenant avec lui trente mille hommes de troupes d'élite. On ne parlait partent que des grands préparatifs de l'Autriche, et ses partisans faisaient circuler les bruits les plus alarmants pour l'armée française. Bonaparte suivait tout de l'œil, non sans quelque inquiétude ; pour assurer ses derrières, il se rendit à Milan, et donna une nouvelle activité à l'organisation in4téripure de la Lombardie.

Le général Wurmser arriva enfin auprès de Milan : les deux armées réunies formaient, y compris la garnison de Mantoue, un total de quatre-vingt mille hommes, tandis que Bonaparte n'avait que quarante mille soldats à leur opposer. Les Autrichiens et leurs partisans ne doutaient pas que l'Italie ne fût délivrée de l'occupation française avant la fin du mois d'août.

L'armée française se réunit sur l'Adige et sur la Chiesa ; le moment d'agir était arrivé : Joséphine, en envisageant les dangers que son époux allait affronter, ne put s'empêcher de répandre des larmes ; Bonaparte, au moment de se séparer d'elle, lui adressa ces paroles prophétiques : Wurmser va payer cher les pleurs qu'il te fait répandre.

Wurmser, instruit de la prise du camp retranché de Mantoue, et voyant combien il était urgent de secourir celte place, précipita son mouvement offensif. Divisant son armée en trois corps, il dirigea la droite, forte de trente-cinq mille hommes, par la chaussée de la Chiesa ; le centre, composé de quarante mille hommes, déboucha par Montebaldo et occupa tout le pays entre l'Adige et le lac de Guarda ; enfin la gauche, forte de dix à douze mille hommes, ayant avec elle toute l'artillerie, la cavalerie et les bagages, défila sur la chaussée de Roveredo à Vérone, pour y passer l'Adige et se réunir au centre de l'armée. Wurmser voulait cerner l'armée française, qui, d'après ses suppositions, devait se concentrer vers Mantoue.

La position de Bonaparte devenait à chaque instant plus critique. Son armée, si elle avait à lutter contre les forces autrichiennes réunies, ne pouvait résister, à peine était-on un contre trois ; mais réunie contre chacun des trois corps ennemis, elle pouvait obtenir des succès. Il fallait par une prompte et habile manœuvre amener un tel résultat : le général en chef prit son parti sur-le-champ, il résolut dé déconcerter tous les plans de l'ennemi en prenant lui-même l'initiative.

Serrurier, qui commandait le blocus de Mantoue, reçut l'ordre de brûler ses affûts, de jeter ses poudres à l'eau, d'enclouer ses pièces, d'enterrer ses projectiles, et de venir en toute hâte rejoindre l'armée. Dans la nuit du3i juillet, il avait obéi, et ses troupes arrivaient au quartier-général à Castelnovo.

Ici commence cette suite de victoires que nos soldats nommèrent la campagne de cinq jours : Bonaparte lui-même, dans une dépêche admirable de concision et de clarté, rend compte au directoire de ces glorieux combats :

Au quartier-général à Castiglione, le 19 thermidor an IV (6 août 1796).

Les évértemens militaires se sont succédés avec une telle rapidité depuis le 11, qu'il m'a été impossible de vous en rendre compte plus tôt.

Depuis plusieurs jours, les vingt mille hommes de renfort que l'armée autrichienne du Rhin avait envoyés à l'armée d'Italie étaient arrivés ; ce qui, joint à un nombre considérable de recrues et à un grand nombre de bataillons venus de l'intérieur de l'Autriche, rendait cette armée extrêmement redoutable : l'opinion générale était que bientôt les Autrichiens seraient dans Milan.

Le 11, à trois heures du matin, la division du général Masséna est attaquée par des forées nombreuses ; elle est obligée de céder l'intéressant poste de la Corona. Au même instant une division de quinze mille Autrichiens surprend la division du général Soret à Salo, et s'empare de ce poste important.

Le général de brigade Guieux, avec six cents hommes de la quinzième demi-brigade d'infanterie légère, se renferme dans une grande maison de Salo, et là brave tous les efforts de l'ennemi, qui le cernait de tous côtés. Le général de brigade Rusca a été blessé.

Tandis qu'une partie de celte division cernait le général Guieux à Salo, une autre partie descendit sur Brescia, surprit les factionnaires qui s'y trouvaient, fit prisonnières quatre compagnies que j'y avais laissées, quatre-vingts hommes du vingt-cinquième régiment de chasseurs, deux généraux et quelques officiers supérieurs qui étaient restés malades.

La division du général Soret, qui aurait dû couvrir Brescia, fit sa retraite sur Dozenzano. Dans cette circonstance difficile, percé par une armée nombreuse que ces avantages devaient nécessairement enhardir, je sentis qu'il fallait adopter un plan vaste.

L'ennemi, en descendant du Tyrol par Brescia et l'Adige, me mettait au milieu. Si l'armée républicaine était trop faible pour faire face aux divisions de l'ennemi, elle pouvait battre chacune d'elles séparément, et par ma position je me trouvais entre elles. Il m'était donc possible, en rétrogradant rapidement, d'envelopper la division ennemie descendue de Brescia, de la prendre prisonnière, de la battre complètement, et, de là, de revenir sur le Mincio, attaquer Wurmser et l'obliger à repasser dans le Tyrol ; mais 1, pour exécuter ce projet, il fallait dans vingt-quatre heures lever le siège de Mantoue, qui était sur le point d'être pris ; car il n'y avait pas moyen de retarder six heures. Il fallait, pour l'exécution de ce projet, repasser sur-le-champ le Mincio, et ne pas donner le temps aux divisions ennemies de m'envelopper. La fortune A souri à ce projet, et le combat de Dezenzano, les deux combats de Salo, la bataille de Lonado, celle de Castiglione en sont les résultats.

Le 12 au soir, toutes les divisions se mirent en marche sur Brescia ; cependant la division autrichienne qui s'était emparée de Brescia était déjà arrivée à Lonado.

Le 13, j'ordonnai au général Soret de se rendre â Salo pour délivrer le général Guieux, et au général Dallemagne d'attaquer et de reprendre Lonado, à quelque prix que ce fût. Soret réussit complètement à délivrer le général Guieux à Salo, après avoir battu l'ennemi, lui avoir pris deux drapeaux, deux pièces de canon et deux cents prisonniers.

Le général Guieux et les troupes sous ses ordres sont restés quarante-huit heures sans pain, et se battant toujours contre les ennemis.

Le général Dallemagne n'eut pas le temps d'attaquer les ennemis ; il fut attaqué lui même. Un combat opiniâtre, long-temps indécis, s'engagea ; mais j'étais tranquille, la brave trente deuxième demi-brigade était là. En effet, l'ennemi fut complètement battu ; il laissa six cents morts sur le champ de bataille, et six cents prisonniers.

Le 14, à midi, Augereau entra dans Brescia, nous y trouvâmes tous nos magasins, que l'ennemi n'avait pas encore eu le temps de prendre, et les malades qu'il n'avait pas eu le temps d'évacuer.

Le 15, ta division du général Augereau retourna à Monte-Chiaro ; Masséna prit position à Lonado et à Ponte San-Marco. J'avais laissé à Castiglione le général Valette avec dix-huit cents hommes ; il devait défendre cette position importante, et par là tenir toujours la division du général Wurmser loin de moi. Cependant le 15 au soir, le général Valette abandonna ce village avec la moitié de ses troupes, et vint à Monte-Chiaro porter l'alarme, en annonçant que le reste de sa troupe était prisonnier ; mais, abandonnés de leur général, ces braves gens trouvèrent des ressources dans leur courage, et opérèrent leur retraite sur Ponte San-Marco. J'ai sur-le-champ, et devant sa troupe, suspendu de ses fonctions ce général, qui déjà avait montré très-peu de courage à l'attaque de la Corona.

Le général Soret avait abandonné Salo ; j'ordonnai au brave général Guieux d'aller reprendre ce poste essentiel.

Le 16, à la pointe du jour, nous nous trouvâmes en présence : le général Guieux, qui était à notre gauche, devait attaquer Salo ; le général Masséna était au centre et devait attaquer Lonado ; le général Augereau, qui était à la droite, devait attaquer par Castiglione. L'ennemi, au lieu d'être attaqué, attaqua l'avant-garde de Masséna, qui était à Lonado ; déjà elle était enveloppée, et le général Pigeon prisonnier : l'ennemi nous avait enlevé trois pièces d'artillerie à cheval. Je fis aussitôt former la dix-huitième demi-brigade et la trente-deuxième en colonne serrée, par bataillon ; et pendant le temps qu'au pas de charge, nous cherchions à percer l'ennemi, celui-ci s'étendait davantage pour chercher à nous envelopper : sa manœuvre me parut un sûr garant de la victoire. Masséna envoya seulement quelques tirailleurs sur les ailes des ennemis, pour retarder leur marche ; la première colonne arrivée à Lonado força les ennemis. Le 15e régiment de dragons chargea les houlans et reprit nos pièces.

Dans un instant l'ennemi se trouva éparpillé et disséminé. Il voulait opérer sa retraite sur le Mincio ; j'ordonnai à mon aide-de-camp, chef de brigade, Junot, de se mettre à la tête de ma compagnie des guides, de poursuivre l'ennemi, de le gagner de vitesse à Dezenzano, et de l'obliger par là de se retirer sur Salo. Arrivé à Dezenzano, il rencontra le colonel Bender avec une partie de son régiment de houlans, qu'il chargea ; mais Junot, ne voulant pas s'amuser à charger la queue, fit un détour par la droite, prit en front le régiment, blessa le colonel qu'il voulait prendre prisonnier, lorsqu'il fut lui-même entouré ; et après en avoir tué six de sa propre main, il fut culbuté, renversé dans un fossé, et blessé de six coups de sabre, dont on me fait espérer qu'aucun ne sera mortel.

L'ennemi opérait sa retraite sur Salo : Salo se trouvant à nous, celte division errante dans les montagnes a été presque toute prisonnière. Pendant ce temps Augereau marchait sur Castiglione, s'emparait de ce village ; toute la journée il livra et soutint des combats opiniâtres contre des forces doubles des siennes : artillerie, infanterie, cavalerie, tout a fait parfaitement son devoir, et l'ennemi, dans celte journée mémorable, a été complètement battu de tous les côtés.

Il a perdu dans celle journée vingt pièces de canon, deux à trois mille hommes tués ou blessés et quatre mille prisonniers, parmi lesquels trois généraux.

Nous avons perdu le général Beyrand. Cette perte, très-sensible à l'armée, l'a été plus particulièrement pour moi : je faisais le plus grand cas des qualités guerrières et morales de ce brave homme.

Le chef de la 4e demi-brigade, Pourailler ; le chef de brigade du premier régiment d'hussards, Bourgon ; le chef de brigade du vingt-deuxième régiment de chasseurs, Marmet, ont également été tués.

La 4e demi-brigade, à la tête de laquelle a chargé l'adjudant-général Verdier, s'est comblée de gloire.

Le général Donmartin, commandant l'artillerie, a montré autant de courage que de talent.

Le 17, j'avais ordonné au général Despinois de pénétrer dans le Tyrol par le chemin de Chieso ; il devait auparavant culbuter cinq à six mille ennemis qui se trouvaient à Gavardo. L'adjudant-général Herbin eut de grands succès, culbuta les ennemis, en fit un grand nombre prisonniers ; mais n'ayant pas été soutenu par le reste de la division, il fut entouré, et ne put opérer sa retraite qu'en se faisant jour au trarers des ennemis.

J'envoyai le général Saint-Hilaire à Salo pour se concerter avec le général Guieux et attaquer la colonne ennemie qui était à Gavardo, pour avoir le chemin du Tyrol libre. Après une fusillade assez vive, nous défîmes les ennemis, et nous leur fîmes dix-huit cents prisonniers.

Pendant toute la journée du 17, Wurmser s'occupa à rassembler les débris de son armée, à faire arriver sa réserve, à tirer de Mantoue tout ce qui était possible, à les ranger en bataille dans la plaine, entre le village de Scanello, où il appuya sa droite, et la Chiesa, où il appuya sa gauche.

Le sort de l'Italie n'était pas encore décidé. Il réunit un corps dé vingt-cinq mille hommes, une cavalerie nombreuse, et sentit pouvoir encore balancer le destin. De mon côté, je donnai des ordres pour réunir toutes les colonnes de l'armée.

Je me rendis moi-même à Lonado pour voir les troupes que je pouvais en tirer ; mais quelle fut ma surprise, en entrant dans cette place, d'y recevoir un parlementaire qui sommait le commandant de Lonado de se rendre, parce que, disait-il, il était cerné de tous côtés ! Effectivement, les différentes vedettes de cavalerie m'annonçaient que plusieurs colonnes touchaient nos grandes-gardes, et que déjà la route de Brescia à Lonado était interceptée au pont San-Marco. Je sentis alors que ce ne pouvait être que les débris delà division coupée qui, après avoir erré et s'être réunis, cherchaient à se faire passage.

La circonstance était assez embarrassante : je n'avais à Lonado qu'à peu près douze cents hommes ; je fis venir le parlementaire : je lui fis débander les yeux ; je lui dis que si son général avait la présomption de prendre le général en chef de l'armée d'Italie, il n'avait qu'à avancer ; qu'il devait savoir que j'étais à Lonado, puisque tout le monde savait que l'armée républicaine y était ; que tous les officiers-généraux et officiers supérieurs de la division seraient responsables de l'insulte personnelle qu'il m'avait faite ; je lui déclarai que si sous huit minutes toute sa division n'avait pas posé les armes, je ne ferais grâce à aucun.

Le parlementaire parut fort étonné de me voir là, et un instant après toute cette colonne posa les armes. Elle était forte de quatre mille hommes, deux pièces de canon, et cinquante hommes de cavalerie : elle venait de Gavardo, et cherchait une issue pour se sauver ; n'ayant pas pu se faire jour le malin par Salo, elle cherchait à le faire par Lonado.

Le 18, à la pointe du jour, nous nous trouvâmes en présence ; cependant il était six heures du matin, et rien ne bougeait encore. Je fis faire un mouvement rétrograde à toute l'armée, pour attirer l'ennemi à nous, du temps que le général Serrurier, que j'attendais à chaque instant, venait de Marcario, et dès-lors tournait toute la gauche de Wurmser. Ce mouvement eut en partie l'effet qu'on en attendait. Wurmser se prolongeait sur sa droite pour observer nos derrières.

Dès l'instant que nous aperçûmes la division du général Serrurier, commandée par le général Fiorclla, qui attaquait la gauche, j'ordonnai à l'adjudant-général Verdière d'attaquer une redoute qu'avaient faite les ennemis dans le milieu de la plaine pour soutenir leur gauche. Je chargeai mon aide-de-camp chef de bataillon, Marmont, de diriger vingt pièces d'artillerie légère, et d'obliger par ce seul feu l'ennemi à nous abandonner ce poste intéressant. Après une vive canonnade, la gauche de l'ennemi se mit en pleine retraite.

Augereau attaqua le centre de l'ennemi, appuyé à la tour de Solferino ; Masséna attaqua la droite ; l'adjudant-général Leclerc, à la tête de la 5e demi-brigade, marcha au secours de la 4e demi-brigade.

Toute la cavalerie, aux ordres du général Beaumont, marcha sur la droite, pour soutenir l'artillerie légère et l'infanterie ; nous fûmes partout victorieux ; partout nous obtînmes les succès les plus complets.

Nous avons pris à l'ennemi dix-huit pièces de canon, cent vingt caissons de munitions. Sa perte va à deux mille hommes, tant tués que prisonniers. Il a été dans une déroute complète ; mais nos troupes, harassées de fatigue, n'ont pu le poursuivre que l'espace de trois lieues. L'adjudant-général Frontin a été tué ; ce brave homme est mort en face de l'ennemi.

Voilà donc en cinq jours une autre campagne finie. Wurmser a perdu dans ces cinq jours soixante-dix pièces de canon de campagne, tous ses caissons d'infanterie, douze à quinze mille prisonniers, six mille hommes tués ou blessés, et presque toutes les troupes venant du Rhin. Indépendamment de cela, une grande partie est encore éparpillée, et nous les ramassons en poursuivant l'ennemi. Tous les officiers, soldats et généraux ont déployé dans celle circonstance un grand caractère de bravoure.

BONAPARTE.

 

La garnison de Mantoue s'était hâtée, aussitôt la levée du siège, de détruire les travaux qui environnaient la pince : mais les revers de Wurmser ramenèrent bientôt les Français sous ses murs. Celle fois on se borna à un simple blocus dont le général Sahuguet eut la conduite. Quelques engagemens eurent lieu, et la garnison fut refoulée dans l'enceinte de la ville.

Wurmser, retiré dans le Tyrol, s'y était recruté de vingt mille hommes, et s'apprêtait à marcher au secours de Mantoue en traversant les gorges de la Brenta et le Bassanais ; mais Bonaparte, qui avait pénétré son projet, s'empressa de prendre l'offensive, pour battre eu détail l'armée autrichienne.

Le quartier-général de Wurmser était encore, au 1er septembre à Trente, tandis que Davidowich, à la tête de vingt-cinq mille hommes, était à Roveredo : Bonaparte lança dans la direction de Trente, la gauche de l'armée, commandée par le général Vaubois, tandis que lui-même, à la tête de la réserve de la cavalerie et des divisions Masséna et Augereau, passa l'Adige au pont de Pola, pour remonter la chaussée de la rive gauche.

L'avant-garde de Vaubois trouva le pont de la Farça défendu parle prince de Reuss. Les Autrichiens furent culbutés et poussés jusqu'à leur camp de Mori. Au même instant Masséna chassait devant lui l'avant-garde de Wurmser.

Le 4 septembre, à la pointe du jour, les armées étaient en présence. L'attaque fut terrible, la résistance opiniâtre. Napoléon cependant, apercevant quelque hésitation dans la ligne ennemie, commande une charge heureuse qui met les Autrichiens en déroute. Français, Autrichiens entrèrent bientôt pêle-mêle dans Roveredo, et ce ne fut que dans un défilé, où le général Davidowich se trouvait en position avec une réserve, que les troupes de Wurmser purent se rallier. Neuf bataillons, se précipitant en colonne serré dans ce défilé, abordèrent si impétueusement l'ennemi, que tout fut culbuté, artillerie, infanterie, cavalerie : sept drapeaux, vingt-cinq pièces de canon et sept mille prisonniers furent le résultat de cette action brillante.

Vaubois, de son côté, avait forcé le camp de Mori : l'armée marcha toute la nuit, et le 5, à la pointe du jour, fit son entrée à Trente. Wurmser se trouva ainsi coupé du Trentin et du Tyrol.

Un seul espoir de salut restait alors au vieux maréchal : il se résolut à sortir promptement des gorges pour réunir toutes ses forces et s'avancer sur Vérone, afin de fermer tous les passages de la Brenta. Mais Bonaparte devine ce projet, et prend sur-le-champ le parti d'aller, à marches forcées, arrêter Wurmser.

Le 6, dès le matin, l'armée française se met en roule : il y a vingt lieues de Trente à Bassano ; le 7, les deux avant-gardes se trouvent en présence. Les Autrichiens étaient en position derrière Primolano ; il paraissait impossible de les en déposter ; mais rien ne pouvait plus résister à l'armée d'Italie. : en un instant Primolano fut emporté, ainsi que le fort de Covolo : la double ligne autrichienne fut enfoncée, et la cavalerie lui coupa la chaussée. Cette avant-garde presque entière posa les armes, Bonaparte fit quatre mille prisonniers, prit douze pièces de canon et une grande quantité de caissons. A la nuit l'armée française bivouaqua au village de Cismone ; Bonaparte y arriva sans suite, sans bagages, épuisé de lassitude et de faim : il partagea la ration d'un soldat.

Wurmser cependant réunissait ses forces à Bassano ; le général Mezasby, commandant la colonne dirigée sur Manr toue, n'avait pu toutefois le rejoindre encore, lorsque le 8 septembre Bonaparte attaqua la ligne autrichienne. Elle fut enfoncée sur tous les points. A trois heures les Français entraient dans Bassano : on y prit six mille hommes, trente-deux pièces de canon, les drapeaux, les bagages et les équipages de pont.

Wurmser était aux abois : toute communication lui était désormais fermée avec les états héréditaires. Privé de ses équipages de pont, il se trouvait dans l'impossibilité de repasser l'Adige. Il ne peut éviter d'être pris avec sa petite armée : mais il apprend que le détachement qui gardait Legnano a évacué celte place et n'a même pas coupé le pont qui s'y trouve. Il s'y porte rapidement, passe l'Adige sans coup férir, et échappe ainsi, par la négligence ou la lâcheté du commandant de Legnano, à Bonaparte, qui arrivait à Arcole pour le cerner complètement.

Wurmser n'imagina plus d'autre moyen d'échapper aux Français, que démarcher sur Mantoue. On ne pouvait lui opposer dans cette direction que de faibles colonnes ; il n'eut pas de peine à obtenir quelques avantages sur elles : le 11 et le 12 sa cavalerie battit deux de nos divisions ; la garnison de Mantoue sortit alors de la place pour aller au-devant de lui, et toutes ces troupes réunies, au nombre d'environ trente-trois mille hommes, campèrent entre Saint-George et la citadelle, espérant trouver l'occasion de repasser l'Adige et de tenir de nouveau la campagne.

Le 18 l'armée française arriva devant Saint-George. Sa force numérique était à peu près égale à celle de l'ennemi. Le 19 le combat s'engagea vivement ; le général Bon, commandant la division d'Augereau qu'une maladie grave retenait en arrière, fut chargé par la réserve autrichienne et perdit du terrain ; toute la ligne était aux prises, et la victoire flottait incertaine, lorsque Masséna déboucha sur le centre ennemi. Cette manœuvre mit le désordre dans l'armée autrichienne, qui se jeta en toute hâte dans Mantoue, après avoir perdu trois mille hommes, et onze pièces de canon.

Quarante-huit heures après, Wurmser, maître du Séraglio, jeta un pont sur le Pô, et ravitailla la place. Il se maintint quelques jours dans ses positions ; mais enfin le 1er octobre le général Kilmaine entra dans le Séraglio, reprit les postes de Pradella et de Cérèse, et compléta le blocus.

L'armée d'Italie n'avait plus d'ennemis à combattre : la troisième armée autrichienne était détruite ; de soixante-dix mille hommes qui la composaient au 1er juin, il n'en restait plus que seize mille enfermés dans Mantoue avec leur général en chef, et dix mille errants dans le Tyrol sous les ordres de Davidowich et Quasdanowich. Celle armée avait perdu soixante-quinze pièces de canon, trente généraux et vingt-deux drapeaux. Aussi Bonaparte écrivait-il alors au directoire :

L'armée autrichienne a disparu comme on songe, et l'Italie est aujourd'hui tranquille.

Les peuples de Bologne, de Ferrare, mais surtout de Milan, ont, pendant notre retraite, montré le plus grand courage et le plus grand attachement à la liberté. A Milan, tandis que l'on disait que les ennemis étaient à Cassano, et que nous étions en déroute, le peuple demandait des armes, et l'on entendait dans les rues, sur les places, dans les spectacles, l'air martial : Allons, enfans de la patrie.