L'AFFAIRE LAFARGE

 

PAR MARCELLE TINAYRE

PARIS - FLAMMARION - 1934.

 

 

I

 

La voiture, attelée en poste, descendit la pente d'un chemin creux. La pluie d'orage avait comblé les ornières, et l'eau boueuse qui giclait sous les roues criblait de taches la capote rabattue du briska. Enfoncé dans son manteau à pèlerine, le postillon retenait péniblement ses chevaux.

Ce jour de plein été — 15 août 1839 — était brumeux et blanc, avec l'odeur automnale qui sort des bruyères mouillées. Toute l'humidité du pays corrézien, où le sol granitique fait sourdre tant de fontaines, semblait s'exhaler en vapeurs moites dans l'étroit vallon du Glandier.

Au fond du briska, deux femmes étaient assises, coiffées de larges capotes qui masquaient leur profil. La plus âgée, Mme Joseph Pontier, quadragénaire au nez busqué, aux vifs yeux bruns, se consolait du silence de sa voisine en caressant un affreux petit chien jaunâtre, de l'espèce levrette, blotti dans son vaste giron. La plus jeune, hier Mlle Cappelle, aujourd'hui Mme Charles Lafarge, brune pâle aux grands yeux fiévreux, aux bandeaux noirs mi-cachés par le voile de gaze tombant de son chapeau cabriolet, était recrue de fatigue et de tristesse, à la dernière étape d'un dur voyage, qui était, ô dérision ! son voyage de noces.

En face d'elle, se tenait son mari, Charles Pouch-Lafarge, maître de forges au Glandier et maire de Beyssac, épais garçon de vingt-huit ans, d'une laideur camuse, éclairée de belles dents quand il riait de son gros rire. Mais il ne riait pas en approchant de sa maison, le château du Glandier, où sa mère et sa sœur attendaient la nouvelle épouse. Son air soucieux n'était pas l'air qui convient à un homme heureux, dans les premiers jours de la lune de miel. Il paraissait embarrassé et préoccupé.

Sa jeune femme évitait de le regarder. Depuis qu'ils s'étaient arrêtés à Châteauroux pour y prendre leur tante, Mme Joseph Pontier, qui les accompagnait jusqu'au Glandier, Mme Lafarge avait laissé la parole à cette personne autoritaire. L'imposante dame s'était fort intéressée d'abord à la nièce de Paris. Tous ceux qui connaissaient Charles Lafarge glosaient sur son mariage, contracté loin de son pays, bâclé en une semaine. Certes, la seconde femme ne ressemblait pas à la précédente, cette pauvre Félicie Coinchon-Beaufort, morte dans la première année de ses noces. Marie était d'une autre sorte. Fille du colonel Cappelle, petite-fille du riche Collard — qui avait épousé une fille naturelle de Mme de Genlis et de Philippe Égalité — nièce de M. Garat, régent de la Banque de France, et de M. de Martens, diplomate prussien, elle fréquentait la bonne société ; elle jouait du forte-piano, et elle aurait pu écrire des vers ou des romans, si ce talent avait été compatible avec les devoirs d'une honnête épouse.

Mais pourquoi donc Charles Lafarge était-il allé se marier à Paris, presque clandestinement, au lieu d'épouser une demoiselle du pays et de faire une belle noce, une noce à grands repas, à grands fracas, une vraie noce limousine ?

***

Elle espérait mieux de la vie, la petite Marie Cappelle, lorsqu'elle courait sous les beaux ombrages de Villers-Hellon avec sa sœur Antonine ; lorsque, dans les garnisons de Douai, de Saverne, de Strasbourg, où commandait le colonel Cappelle, les officiers la traitaient en princesse ; lorsque sa tante Garat l'emmenait chez M. Cuvier ou chez Mlle Mars ; lorsqu'elle jouait aux Tuileries avec le jeune duc de Nemours. A dix ans, elle est une enfant chétive et spirituelle, terriblement indépendante. Pour la discipliner, on la met à Saint-Denis, et il lui faut revêtir — avec quel désespoir ! — la robe noire d'uniforme, le bonnet, les gros bas, les gros souliers. Cette épreuve ne dure pas longtemps. Marie tombe malade. Ses parents la reprennent. Et tout à coup, c'est une grande douleur : la mort du colonel Cappelle. Une autre douleur : le remariage de la veuve avec Eugène de Coëhorn. Le foyer ainsi reconstruit garde des traces du choc qui l'a brisé. La fillette assiste, moins triste que troublée, au nouveau bonheur de sa mère. Eugène de Coëhorn n'est pas du tout un second père : c'est un frère aîné pour les enfants de sa femme, qui finissent par l'aimer. Bientôt, Marie connaît le plaisir d'étudier et, au delà, le plaisir de rêver. Tout un long été, elle se nourrit, s'abreuve, s'enivre de littérature. Elle a découvert Walter Scott !

Elle a le goût du danger. Elle le cherche. Elle le crée. A cheval, elle saute les haies, franchit les ruisseaux pour le seul plaisir, dit-elle, de protester contre l'obstacle. L'amour du beau est plus vif en elle que l'amour du bien. Elle accepte qu'on la trouve laide, et ne consent pas qu'on la trouve sotte. Mais, si elle n'est pas sotte, elle n'est pas laide non plus, ou bien c'est une jolie laide. Elle a l'élégante maigreur de la jeunesse, de beaux cheveux noirs, de beaux yeux noirs, et ce son de voix qui touche le cœur. Son imagination est en elle comme une fièvre douloureuse et délicieuse. Elle déforme la réalité pour l'embellir. Elle joue un rôle, qu'elle change à son gré, et finit par ne plus le distinguer de la vie. Ses tantes ne comprennent pas sa nervosité, ses larmes subites, ses appétits dépravés pour des nourritures nuisibles, ses mensonges. Qui connaîtra jamais Marie Cappelle ? Elle-même ne se connaît pas.

Un malheur nouveau la frappe. Elle perd sa mère. Son grand-père est trop vieux pour qu'elle vive près de lui, et la voici donc, ballottée de foyer en foyer, des Martens aux Garat, des Montbreton aux Nicolaï. Eugène de Coëhorn s'est remarié. Antonine est mise en pension par les soins de Mademoiselle, sœur de Louis-Philippe. La fortune des orphelines est bien diminuée. Alors, les tantes songent à marier leur grande nièce, autant par affection pour elle que pour se décharger d'une responsabilité qui les inquiète.

Mais elle commence à sentir qu'il n'est pas facile à une jeune personne sans grande naissance, sans grande fortune, redoutablement spirituelle et faisant profession d'indépendance, de se marier dans le monde aristocratique où elle vit. N'ayant pas d'amour, elle s'intéresse aux amours des autres. Elle a une amie de son âge, Marie de Nicolaï, très gâtée par ses parents, et qui passe pour inconséquente. Son inconséquence est bien innocente, car Mlle de Nicolaï, romanesque comme toutes les filles de son temps, est surveillée par une duègne, Mlle Delvaux. Elles rêvent, les deux Marie, à un beau ténébreux qui les suit aux Champs-Elysées, à Saint-Philippe-du-Roule. Il est distingué, original et mélancolique. C'est un héros de roman. Il aime Marie de Nicolaï. Est-ce un noble seigneur exilé ? Non. Marie Cappelle, fine mouche, parvient à connaître le nom et l'état du personnage. Il s'appelle Félix Clavé. Il est d'origine espagnole et il écrit des vers sous le pseudonyme d'E. C. de Villanova. Son père, ancien professeur au collège de Tarbes, tient un pensionnat de jeunes gens.

Vraiment, Mlle de Nicolaï ne peut songer à devenir Mme Clavé et elle n'y songe pas, mais il ne lui déplaît point d'être aimée en secret. Marie Cappelle, qui a pris sur l'autre Marie un ascendant extraordinaire, s'amuse à tresser les fils d'une intrigue. C'est elle qui écrit à Félix ; c'est elle qui lui donne des rendez-vous au jardin de Monceau, propriété particulière de la famille royale où la petite-fille d'Hermine Collard a ses entrées. Enfin, un soir de mai, à Tivoli, dans un bal de charité, Clavé, prévenu par Marie Cappelle, rencontre Mlle de Nicolaï. Il danse avec elle une contre-danse et lui parle pour la première fois de sa vie, et pour la dernière fois. Bientôt, par un étrange revirement, Marie Cappelle déclare à Marie de Nicolaï qu'elle ne veut pas être seule à se compromettre, et que toutes deux doivent supporter également la responsabilité de leur imprudence. La faible Marie de Nicolaï se laisse convaincre. Elle écrit quelques lignes qui sont des excuses, des regrets, un adieu.

Excuses et regrets d'avoir joué, par enfantillage, avec le cœur d'un honnête homme, adieu définitif. La comédie est terminée. Marie Cappelle la reprend pour son compte. Elle continue de voir Félix Clavé, de lui écrire, de recevoir ses lettres, d'encourager ses espérances et aussi d'entretenir une obscure inquiétude dans l'esprit de Marie de Nicolaï. Mlle Delvaux intervient alors dans l'aventure. Elle avertit la tante Garat et fait réclamer à Marie Cappelle toutes les lettres où son amie, trop confiante, lui parlait, par badinage, de M. Clavé. Marie Cappelle se fait prier. Elle cède pourtant, et rend les lettres... Pas toutes.

Colère de la tante Garat. Elle reproche violemment à Marie son goût malsain du mensonge, son art de flatter les gens, de les étourdir, de les duper, et de se dérober aux suites de ses petites machinations. Elle lui interdit de revoir Marie de Nicolaï, de revoir Félix Clavé. Or, le 10 octobre 1836, Félix a quitté la France. Il est allé s'établir en Algérie, d'où il écrira encore, tristement, à sa chère confidente.

Dépit, chagrin, rancune, tout passe. Marie suit une piste nouvelle. Elle a rencontré, à Villers-Hellon, un aimable mauvais sujet, spirituel et cynique : Charles Charpentier. L'épousera-t-elle ? Il se récuse, n'étant pas libre. Eh bien, elle épousera le bel inconnu qu'elle voit aux Tuileries, grand, pâle, élancé, sans doute poitrinaire. Elle lui écrit, comme elle écrivait à M. Clavé. Hélas ! le bel inconnu est le fils d'un droguiste de Montmédy. Une personne romanesque n'épouse pas un droguiste. Alors, sur le conseil de Marie de Nicolaï, devenue Mme de Léautaud, acceptera-t-elle un sous-préfet un peu mûr et sans fortune, le propre frère de Mlle Delvaux, la gouvernante ? L'orgueilleuse fille, enragée de son célibat, ne refuserait pas ce parti médiocre... qui se dérobe, au dernier moment.

Pour lier connaissance, on les avait invités ensemble à la campagne.

C'est vers ce temps que M. de Léautaud, mari jaloux d'une femme qui fut une fille imprudente, — mais bien moins imprudente que Marie Cappelle — s'aperçoit que les diamants de la vicomtesse ont disparu. Il soupçonne tout le monde, fait venir les gendarmes, exige une perquisition et ne trouve rien. L'atmosphère du château devient orageuse. Marie Cappelle est enchantée de s'en aller à Corcy, chez la sœur de Marie de Léautaud, Mme de Montbreton, une aimable extravagante qui joue la comédie de salon et qui croit au magnétisme.

Les bonnes tantes s'inquiètent de plus en plus. Elle a vingt-trois ans et demi, leur grande nièce, et il faut la marier coûte que coûte, la marier très vite. Il y a un mari tout prêt pour elle, un industriel limousin, M. Pouch-Lafarge, qui cherche femme.

Où l'a-t-on déniché ? Marie préfère ne pas le savoir. Elle a soupçonné l'intervention d'une agence matrimoniale. Ce maître de forges n'est pas du même monde que les Martens et les Cappelle. C'est un provincial mal décrassé, de la figure la plus ingrate. Hélas ! Marie se rappelle la fable du héron. Elle entend l'éloge du prétendant ressassé par les Martens. Tous vantent les qualités sérieuses de Lafarge, l'honorabilité de sa famille, la solidité de sa fortune. Lafarge essaie de plaire, gauchement. Il décrit le beau pays qu'il habite et l'heureuse vie que sa femme mènera dans le délicieux Glandier. Il montre le plan colorié de cette demeure : d'un côté de la rivière, l'usine où l'on transforme le fer ; de l'autre côté, le château, coiffé d'ardoises bleues, entouré de blanches terrasses et de jardins à la française. On y accède par une avenue de peupliers. Sur d'immenses pelouses, s'élèvent les ruines gothiques d'une Chartreuse. Avec un intérêt toujours accru, Marie Cappelle écoute Charles Lafarge lui dépeindre le salon aux meubles de velours rouge, la salle à manger qui ouvre sur les terrasses, les écuries qui abritent de vigoureux chevaux de trait et une élégante jument noire. Trois domestiques mâles assurent le service. La jeune Mme Lafarge pourra emmener une femme de chambre de son choix. On installera un cabinet de bains dans son appartement. Elle aura un forte-piano, un briska pour le voyage et cinquante louis dans sa corbeille de noces. Enfin, elle trouvera au Glandier une belle-mère qui sera une vraie mère pour elle, une belle-sœur et un beau-frère qui la chériront. Elle a vu M. Lafarge, un mercredi. Les bans sont publiés le dimanche et le samedi suivant, 10 août, le contrat est signé, le mariage civil est conclu. Mais Lafarge est impatient. Avant même la bénédiction nuptiale, il entre brusquement dans la chambre de sa femme, prend Marie par la taille et l'embrasse de force... Elle se débat, s'enfuit et pleure. Il sollicite un pardon qu'on lui accorde à contre-cœur. La caresse imposée a révolté la jeune femme, et quand, au retour de l'église, elle dépouille la robe blanche et le voile virginal, elle est saisie d'une frayeur épouvantable. Il faut décommander les chevaux, remettre le départ au lendemain.

 

Ah ! ce voyage ! ce terrible voyage !

On est parti de grand matin. Clémentine est sur le siège du cocher. Madame est assise auprès de Monsieur, qui dort et qui ronfle. Et Madame se met à rêver, tandis que le briska roule sur la route d'Orléans. L'incorrigible romanesque tâche de se tromper elle-même pour se rassurer. Elle invente un Lafarge sentimental et une lente conquête amoureuse : un premier baiser sur le front, un second, un troisième qu'elle rendra peut-être ; puis un bras qui soutiendra sa taille ; une voix qui dira : Je vous aime, et, plus tard, sous les premières étoiles de la nuit, murmurera : Mon ange, m'aimes-tu ?

A ce moment, un cahot réveille le Lafarge réel. Il étend les bras, bâille d'un bâillement sonore et prolongé, se tourne vers sa femme, lui plante deux gros baisers sur les deux joues et s'écrie :

Allons ! ma petite femme, déjeunons !

Jamais Roméo n'eût ainsi parlé à Juliette, au début d'un voyage nuptial. Il n'eût pas, comme Charles Lafarge, saisi à pleines mains un poulet froid. Il ne l'eût pas déchiré en deux, d'un coup sec, pour en offrir la moitié à sa bien-aimée. Et même sans être un Roméo, aucun homme bien élevé n'eût dégoûté une femme par ces façons de paysan. Marie Cappelle en perd l'appétit, mais Charles dévore pour deux. Il a les doigts, le menton et les lèvres luisants de graisse. Pour se rafraîchir, il boit, à même le goulot, tout le vin d'une bouteille. L'odeur de la mangeaille écœure Marie. Elle va remplacer Clémentine sur le siège du cocher, et c'est dans l'après-midi seulement qu'elle se rassied à côté de Lafarge.

Le soleil, la fatigue et la peur ont donné à Marie Cappelle une migraine violente. A l'hôtel, elle demande un bain. A peine est-elle dans l'eau, que Lafarge frappe à la porte.

— Madame est au bain, dit Clémentine.

— Je le sais. Ouvrez-moi.

— Mais, Monsieur, la baignoire est découverte. Madame ne peut vous recevoir.

— Madame est ma femme. Que le diable emporte les cérémonies !

Marie intervient :

— Je vous en prie ! Attendez un instant. Dans un quart d'heure je serai habillée.

— C'est précisément parce que vous n'êtes pas habillée que je veux entrer. Me prenez-vous pour un imbécile ? Croyez-vous que je me laisserai jouer plus longtemps par une bégueule de Parisienne ?

Marie a peur, nue dans la baignoire, et voyant la porte s'ébranler sous la poussée de l'homme affolé de désir.

— Marie, je t'ordonne d'ouvrir la porte ou je vais l'enfoncer, entends-tu ?

— Vous êtes le maître d'enfoncer la porte, mais je ne l'ouvrirai pas.

Un tonnerre de jurons éclate, puis des pas s'éloignent. Lafarge est parti. Les deux femmes, épouvantées, se regardent. Quel mari ! Quel début dans l'intimité conjugale !... Marie Cappelle se met à pleurer.

Clémentine est allée toute seule affronter le furieux.

— Madame est souffrante ; vous la tuerez avec des scènes de ce genre.

Lafarge finit par céder. Il grommelle :

— Bon pour cette fois, mais, arrivés au Glandier, je saurai bien la mettre à la raison.

Et, quand il revoit sa femme au moment de repartir, il demande :

Est-ce que c'est fini, ces singeries ?

Le lendemain, à Châteauroux, ils trouvent les Pontier, et la tante Philippine profite de leur voiture pour se rendre, avec eux, en Limousin. Si prétentieuse que soit cette dame, Marie préfère l'avoir en tiers pour le dernier jour et la dernière nuit de voyage.

Mais le voyage s'achève, hélas !

 

II

 

Lafarge montra des bâtiments noirâtres dans le brouillard.

L'usine... Le haut fourneau...

La voiture tourna dans une allée de peupliers et s'arrêta. Mme Pontier s'extrayait déjà, de dessous la capote. Marie la suivit comme en rêve. Elle fut saisie, embrassée, questionnée, entraînée par une vieille dame très laide, qui était Adélaïde Lafarge, sa belle-mère, et une jeune dame blonde qui était Aména Buffière, sa belle-sœur. Presque sans forces, elle se laissa conduire.

Le chemin était noir de boue. Les quatre femmes montèrent un escalier gluant. Des gouttes de pluie tombaient d'un toit délabré. Marie n'eut pas le temps de poser une question. Assourdie par les paroles dont on l'accablait, étouffée d'embrassades et toujours dans le demi-étourdissement où elle croyait sentir encore le mouvement de la voiture, elle se trouva dans une vaste pièce à deux fenêtres, tapissée d'un vilain papier jaune et décorée de rideaux en calicot rouge. Une chambre à coucher, sans doute, puisqu'il y avait une alcôve. Mme Buffière, qui était extraordinairement agitée, vive et bavarde, en fit les honneurs à la nouvelle venue.

Voici le salon de compagnie.

Marie Cappelle considéra la pièce au nom pompeux où elle s'était assise, hébétée. C'est cela qu'on appelait un salon, le grand salon de compagnie du château ! Le parquet, rugueux et fendillé, semblait n'avoir jamais été ciré. Quelques chaises de paille, deux fauteuils en velours d'Utrecht rouge étaient rangés le long des murs. Il n'y avait pas d'autres meubles qu'une commode en noyer et une table. Sur la cheminée en boiserie, haute et peu saillante, étaient alignés cinq grosses oranges artificielles, deux chandeliers garnis de chandelles neuves et une lampe-veilleuse en porcelaine. Des cadres misérables, de vulgaires imageries en papier peint, étaient les objets d'art offerts à l'admiration des visiteurs.

Dans cette pièce triste, mal éclairée par le jour brouillé, imprégnée d'une odeur de moisi, la vieille Adélaïde Lafarge était bien chez elle, avec sa figure de buis, son bonnet, son châle de veuve. Elle avait pris les blanches et nerveuses mains de sa belle-fille, et elle contemplait Marie, tandis que le bavardage d'Aména bourdonnait autour d'elles comme un vol de mouches.

Lafarge entrait. Il alla vers sa femme.

Elle est timide, dit Aména.

Charles voulut s'asseoir sur les genoux de Marie, qui le repoussa. Il se mit à rire :

Oui, elle est timide. Elle ne veut me câliner que dans le tête-à-tête... Maman, tu ne saurais croire comme elle m'aime, cette petite cane !... Allons, ma biche ! avoue que tu m'aimes diablement !

Il serra la taille de Marie, qui se débattait, lui pinça le bout du nez et l'embrassa. Mais elle devint si pâle que la belle-mère et la belle-sœur s'en effrayèrent. On persuada Charles que ce n'était pas l'instant de faire le plaisantin, et Mme Léon Buffière, prenant le bras de Marie qui défaillait, l'emmena dans sa chambre.

 

III

 

Ferme la porte au verrou, dit Mme Lafarge à Clémentine qui s'empressait autour d'elle.

Elle enleva son chapeau. Ses yeux noirs, secs et fiévreux, considérèrent la chambre que Lafarge lui avait dépeinte comme un nid d'amour. Le brouillard fondait sur les vitres nues, çà et là raccommodées par des carrés de papier. Une alcôve en boiserie, flanquée de deux cabinets aux portes vitrées, contenait deux lits et il n'y avait pas d'autres meubles qu'une table et quatre chaises.

Une servante paysanne apporta l'encrier que Madame avait demandé. C'était un pot à confitures cassé, où nageait un morceau de coton dans une eau grisâtre. On y avait joint une vieille plume et du papier bleu de ciel.

Mme Lafarge s'étendit sur un des lits et voulut que Clémentine s'étendît sur l'autre. Bientôt la pauvre fille s'endormit.

Mon Dieu ! songeait Marie, que vais-je devenir ? Elle avait la sensation d'être tombée dans une fosse profonde et noire dont elle ne s'évaderait jamais, et elle mesurait, à cette heure, la folie qu'elle avait faite en se mariant. Cet industriel, mal élevé, mal tenu, qu'elle n'aimait pas, qui la dégoûtait avec sa grosse faconde et ses sales désirs, elle avait cru qu'elle pourrait au moins l'estimer, qu'il était un homme loyal !... Maintenant qu'elle était à lui, irrévocablement à lui, elle découvrait qu'il avait menti, qu'il n'avait pas cessé de mentir. Son château, c'était une masure ; ses jardins, un marécage ; ses meubles de velours et d'ébène, un misérable mobilier dépareillé. Et sans doute, tout ce qu'il avait annoncé de sa fortune, de son usine magnifique, de ses domestiques, de ses chevaux, de ses chasses, tout n'était que mensonges, duperie froidement combinée ou vantardise de provincial. Lafarge avait voulu la dot de Marie et la femme qu'il n'aurait jamais prise sans la dot. Il tenait l'une et l'autre. Il ne les lâcherait pas. Demain, ce soir, il recommencerait la scène d'Orléans.

Mme Lafarge savait maintenant ce qu'elle allait faire. Doucement, pour ne pas réveiller Clémentine, elle s'installa devant la table ; elle trempa la mauvaise plume dans l'encre grise du pot à confitures, et elle écrivit tout d'un trait :

Charles, je viens vous demander pardon. Je vous ai indignement trompé. Je ne vous aime pas et j'en aime un autre.

C'était net, vraisemblable et pathétique. Dès la première phrase, Charles serait proprement assommé.

Il s'appelle Charles... Il est beau. Il est noble. Il a été élevé près de moi... Nous nous sommes aimés depuis que nous pouvons nous aimer... Il y a deux ans, une autre femme m'enleva son amour. Je crus que j'allais en mourir : par dépit, je voulus me marier... Hélas! je vous vis. J'ignorais les mystères du mariage...

J'avais tressailli en serrant ta main. Malheureuse ! Je crus qu'un baiser sur le front seul te serait dû, que vous seriez bon comme un père.

Comprenez-vous ce que j'ai souffert dans ces trois jours ! Comprenez-vous que si vous ne me sauvez pas il faut que je meure ! Tenez, je vais vous avouer tout. Je vous estime de toute mon âme. Je vous vénère... Mais les habitudes, l'éducation ont mis entre nous une barrière immense.

A la place de ces doux mots d'amour, de triviales douceurs ; de ces épanchements d'esprit, rien que les sens qui parlent en vous, qui se révoltent en moi... Et puis, il se repent ; je l'ai vu à Orléans ; vous dîniez. Il était sur un balcon... Ici même, il est caché à Uzerche. Mais je serai adultère, malgré moi, malgré vous, si vous ne me sauvez pas.

Charles, que j'offense si terriblement, arrachez-moi à vous et à lui. Ce soir, dites-moi que vous y consentez, ayez-moi deux chevaux, dites le chemin de Brive. Je prendrai le courrier de Bordeaux. Je m'embarquerai pour Smyrne... Je vous laisserai ma fortune.

 

Les idées, les mots se précipitaient, roulaient en tourbillon. Et comme les somnambules qui écrivent sous la dictée de leur instinct, Marie continua sa lettre, songe morbide, réminiscences décousues, reliées pourtant par le fil d'une volonté qui ne cassait pas en se jouant, en se perdant parmi les inventions demi-délirantes.

... Je vivrai des produits de mon travail ou de mes leçons. Je vous prie de ne laisser jamais soupçonner que j'existe ! Si vous le voulez, je jetterai mon manteau dans l'un de vos précipices, et tout sera fini. Si vous le voulez, je prendrai de l'arsenic. J'en ai. Tout sera dit. Vous avez été si bon que je puis, en vous refusant mon affection, vous donner ma vie, mais recevoir vos caresses, jamais. Au nom de l'honneur de votre mère, ne me refusez pas. Au nom de Dieu, pardonnez-moi. J'attends votre réponse comme un criminel attend son arrêt. Oh ! hélas ! si je ne l'aimais pas plus que la vie, j'aurais pu vous aimer à force de vous estimer ; comme cela, vos caresses me dégoûtent. Tuez-moi. Je le mérite : cependant, j'espère en vous. Faites passer un papier sous ma porte ce soir ; sinon, demain, je serai morte. Ne vous occupez pas de moi ; j'irai à pied jusqu'à Brive s'il le faut. Rester ici, jamais. Je n'emporterai que quelques bijoux de mes amies comme souvenir ; du reste, de ce que j'ai, vous m'enverrez à Smyrne ce que vous permettez que je conserve de votre main. Tout est à vous.

Ne m'accusez pas de fausseté. Depuis lundi, depuis l'heure où je sus que je serais autre chose qu'une sœur, où mes tantes m'apprirent ce que c'était que se donner à un homme, je jurai de mourir. Je pris du poison à trop petite dose ; encore à Orléans, je le vomis.

Hier, ce pistolet armé, c'est moi qui le gardai sur ma tempe pendant les cahots, et j'eus peur. Aujourd'hui tout dépend de vous. Je ne reculerai plus.

Sauvez-moi. Soyez le bon ange de la pauvre orpheline ; ou bien, tuez-la, dites-lui de se tuer. Écrivez-moi, car, sans votre parole d'honneur — et je crois en vous — sans cet écrit, je n'ouvrirai pas ma porte.

 

Madame !... on vous attend. Ne voulez-vous pas dîner ? La servante des Lafarge frappait à la porte. Clémentine se réveilla. Il faisait presque nuit.

— Je viens, cria Mme Lafarge.

Elle plia la lettre et la glissa dans sa ceinture.

***

Le jour mourant éclairait la salle à manger, aussi froide, aussi mal meublée que les autres pièces du vieux logis. Toute la famille entourait la table ronde, où la soupière était placée devant le maître, selon l'antique usage français.

Le dîner terminé, l'on retourna au salon. Les hommes continuèrent leur conversation et les femmes essayèrent de se tirer, l'une à l'autre, quelques paroles. Mme Pontier caressait sa chère Zéphirine. Marie Cappelle s'efforçait de sourire poliment. Elle pensait :

Demain, je serai loin d'ici. Je ne verrai plus cet affreux salon, ces gens, cet homme...

Gauche dans son émotion, Lafarge aurait peut-être voulu dire à Marie, tout bas, de ces paroles qui persuadent les femmes, mais il n'avait pas appris ce dialecte-là et, son naturel l'emportant, il fit ce qu'il aurait fait avec Félicie Coinchon. Il prit Marie par la ceinture et, devant toute la famille, il s'écria :

Viens, ma femme ! Allons nous coucher !

Ni Adélaïde Lafarge, ni les Buffière ne furent choqués par cette élégante apostrophe, mais la réponse de Marie Cappelle les stupéfia.

— Je vous en supplie, permettez-moi de rester quelques minutes seule dans ma chambre... Je vous parle très sérieusement.

Lafarge se montra bon prince.

— Encore une simagrée !... Je te la passe, pour la dernière fois.

Quelqu'un frappe à la porte. C'est Clémentine, cette servante qui est mieux habillée que Mme Buffière.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Une lettre de Madame.

Et la fille se sauve comme si Lafarge allait la mordre.

Silence réprobateur de la famille, qui prévoit de nouvelles extravagances, et, tout à coup, le cri de Lafarge !... Il a déchiré l'enveloppe, lu la lettre et, jurant, sacrant, il court à la chambre de sa femme. Les autres suivent, et s'arrêtent dans le vestibule. La porte de Marie est fermée au verrou. Du pied, du poing, Charles l'ébranle. Tout le Glandier retentit de ses clameurs et de ses coups... Et la porte cède.

Elle a été ouverte de l'intérieur par Clémentine, qui reçoit le choc du furieux et manque d'être renversée. La grande chambre où palpite au vent de la fenêtre la flamme fumeuse d'une chandelle, paraît vide. Vociférant d'ignobles injures, Lafarge cherche sa femme. Où est-elle ? Partie ?... Enlevée par son séducteur ?... Non. Elle est là, debout dans l'embrasure d'une fenêtre, ayant derrière elle la nuit noire et la rivière qui coule parmi les rochers. Lafarge veut se jeter sur elle. Il crie qu'il la veut et qu'il l'aura ; qu'il a besoin d'une femme et qu'il n'est pas assez riche pour entretenir une maîtresse. La loi est pour lui...

Marie l'arrête par une menace :

Si vous m'approchez, je saute en bas !

Lafarge recule. Il imagine la femme étendue en bas, fracassée, et sa colère hésite.

Elle le regarde fixement.

— Je vous permets de me tuer, non de me souiller. Charles Lafarge n'est plus que ce qu'il est réellement, sous ses formes brutales : un faible. Comme un enfant désespéré, il appelle sa mère et sa sœur. Qu'elles viennent, qu'elles parlent à Marie puisque lui ne sait pas, ne peut pas... Elles accourent à son appel. Elles supplient.

— Marie !... Marie !... Grâce pour le pauvre Charles ! Ne brisez pas sa vie ! Voyez : il pleure...

Charles sanglote :

— Ah ! pauvre maman ! je suis bien à plaindre ! Moi, si disposé à l'aimer ! Moi qui l'aimais tant !... Marie, écoutez... Je ne veux pas que vous partiez... Restez ici un mois, rien qu'un mois. Vous vous habituerez peut-être à la maison... Si ça vous est impossible, Marie, je vous ramènerai moi-même à votre famille. Mais, une séparation, si vite...

— Vous l'aurez voulue, la séparation ! Vous l'aurez ! dit Marie en criant à se rompre la poitrine. Vous avez fait tout ce qu'il fallait pour cela...

Elle lui jette au visage ses griefs, ses reproches comme des cailloux. Il l'a trompée. Il l'a conduite dans un désert, dans une masure, et il prétend l'y retenir ! Jamais. Elle partira. Ou bien elle se tuera. Elle a déjà voulu se tuer, pendant le voyage. Avec ce pistolet qui était sur le siège de la voiture et, à Orléans, avec du poison...

Adélaïde Lafarge essaie d'intervenir, tandis qu'Aména tire son frère à part, l'oblige à s'expliquer et se fait montrer la lettre. La pauvre vieille mère n'a rien compris aux griefs de Marie, aux torts de Charles. Elle a seulement compris que Mlle Cappelle n'aime pas beaucoup Lafarge et pas du tout le Glandier, — ce qui est bien extraordinaire, parce que Charles est un très bon garçon et que tout le monde, dans le pays, admire le Glandier. Pour Adélaïde qui n'a jamais quitté sa Corrèze, la déception de sa bru est inexplicable.

— Écoutez, Marie, dit Aména...

Elle écarte son frère et emmène la jeune femme dans ce coin de la chambre où elle a confessé Charles.

— Cette lettre... qu'y a-t-il de vrai ?

Elle flaire le mensonge.

Marie Cappelle répond volubilement, avec une surabondance de détails. Charles était à Uzerche le matin même, fête de la sainte Marie ; il guettait son passage, et, comme il faisait tous les 15 août, il avait apporté un bouquet de roses blanches, qu'il tenait à la main.

— C'est tout ?

— C'est tout.

C'était bien assez, pense Mme Buffière, pour justifier la colère du Charles légitime. Maintenant, Marie revient sur la scène d'Orléans. Elle répète :

— J'ai voulu m'empoisonner, ce soir-là. Oui. Avec de l'arsenic. J'en ai pris. La dose était insuffisante.

— Une femme qui a des principes religieux n'a pas. toujours à la bouche ce mot de poison, fait Aména, sceptique et secrètement agacée.

Un sourire passe sur les lèvres minces.

— C'est une manie de famille. J'ai toujours de l'arsenic sur moi.

Charles s'est encore précipité aux pieds de sa femme. Il couvre de baisers les mains qui ne se défendent plus. Il promet d'obéir à Marie, d'être un frère pour elle jusqu'à ce qu'elle lui permette d'être un époux, le plus tendre des époux.

Et Marie se trouve mal. On appelle la bonne Clé. On déshabille la malade. On la met au lit. La crise nerveuse dure jusqu'à deux heures du matin, tandis que Charles, retiré dans la chambre rouge, est pris lui aussi de convulsions.

Adélaïde Lafarge et les Buffière ne dormirent pas de la nuit. Ils croyaient Marie Cappelle empoisonnée. Elle avait tant parlé d'arsenic que dès ce premier soir de leur vie commune les pauvres gens en voyaient partout.

 

IV

 

Le lendemain, Charles était au lit, malade, et Marie paraissait bien portante — un peu jaune seulement. La famille Lafarge avait déjà préparé une réconciliation qu'elle jugeait, pour bien des raisons, indispensable. On fit venir un vieillard solennel et verbeux, l'avocat Chauveron, de Voutezac, l'un des répondants de Lafarge. Il vit Charles, dans la sombre alcôve de la chambre rouge, lut la confession de Marie, et fut d'avis de temporiser. Une séparation ruinerait le bonheur de Lafarge, ce qui était quelque chose, et son crédit d'industriel, ce qui était beaucoup. Au déjeuner, M. de Chauveron fut très aimable pour Marie. Il venait de partir quand arriva un autre visiteur, appelé pour la même cause. C'était l'oncle Pontier, d'Uzerche, chirurgien militaire qui avait fait les guerres de l'Empire. Encore jeune, avec des yeux sombres et des cheveux blancs, il était aussi distingué que la vieille Mme Lafarge, sa sœur, était primitive. Dès le premier regard, Marie Cappelle devina qu'il serait un ami. Lui-même eut pitié d'elle. Il prit sa lettre pour l'invention délirante d'une imagination hypersensible. Tous les médecins ont observé des cas analogues. En se promenant avec la jeune femme parmi les ruines romantiques de la Chartreuse, il s'adressa doucement à sa raison, et à son cœur. Il lui présenta Charles comme un sauvage à civiliser, amoureux à sa façon et qui n'était pas incapable de perfectionnement. Il parla de la poésie du devoir. Et Marie, vaincue, lui fit promettre d'être son ami et son défenseur.

 

V

 

Lafarge obéit aux hommes de bon conseil. On lui avait dit de patienter : il patienta. On lui avait dit : Ayez des égards pour votre femme... Il se rasa tous les jours, se nettoya les ongles et mit au rancart ses vieux habits tachés. Il promena sa femme en bateau sur la rivière ; lui fit visiter la forge où les ouvriers lui offrirent des bouquets. Il lui laissa installer comme elle voulut son forte-piano arrivé de Paris. Et quand elle reçut les amis qu'il lui ramena des courses de Pompadour, combien il la trouva belle, gracieuse, spirituelle en comparaison des Limousines ! Un déjeuner sur l'herbe provoqua des incidents — prévus — que les bonnes gens trouvèrent très drôles. Un aimable plaisant cacha un limaçon dans le beignet de sa belle ; un autre se mit une tarte sur la tête. Gros rires, gros baisers et propos grivois. Lafarge ne comprit pas le dégoût secret que Marie dissimulait. Il était enivré d'orgueil. Il triomphait... Il triompha jusqu'au seuil de la chambre nuptiale — exclusivement.

Les jours passèrent et les nuits. La porte de Marie ne s'ouvrit pas. Le pauvre Charles tâcha d'être poétique. Un soir, il emmena Marie voir la coulée de la fonte, et la ramena par le bateau. Cette promenade nocturne fut l'occasion de quelques coquetteries de Madame, de quelques tentatives amoureuses de Monsieur, et d'un contrat, signé de trois baisers.

— Promettez-moi, dit Marie, de me laisser beaucoup votre sœur et très peu votre femme.

— Mais... quelquefois... ne pourrai-je vous aimer comme ma femme ?

Un peu, c'est mieux que rien. Lafarge promit tout ce que Marie exigeait. Alors, de son propre aveu, elle accepta ses nouveaux devoirs. Qu'entendait-elle par ces mots lorsqu'elle les rapportait, dans ses Mémoires, bien longtemps après cette promenade au clair de lune et cette conversation ? Un temps devait venir où elle se poserait en martyre — et même en vierge ! — et prétendrait que jamais Charles Lafarge n'avait obtenu d'elle que les plus chastes baisers. Mais Charles Lafarge n'était pas homme à se contenter de la petite oie. Ses lettres, publiées lors du procès, attestent l'intimité complète des époux. On peut croire que cette intimité commença dès la belle nuit brillante d'étoiles, où Marie accepta ses nouveaux devoirs. Il est certain que le 22 août les Lafarge occupèrent la même chambre à deux lits lorsqu'ils rendirent visite à leurs parents d'Uzerche. Et l'espace entre les deux lits n'est pas infranchissable.

Ces parents d'Uzerche, c'étaient le cher docteur Pontier, ses fils, sa fille Emma ; c'étaient M. Materre, chef de bataillon en retraite, Mme Materre qui ressemblait à un vieux pastel déteint, et Mlle Materre qui ressemblait à un pruneau. C'était M. Brugère qui passait pour méchant parce qu'il avait de l'esprit, et Mme Panzani, inoffensive et grotesque, occupée de botanique et de littérature (!) et toujours coiffée d'un énorme chapeau, jaune et vert comme une omelette aux fines herbes.

Marie Cappelle dut aimer la vieille cité romantique, dressée dans une boucle de la Vézère, et le Château-Pontier, aux quatre tourelles de granit, aux grands toits d'ardoise sombre. Mais les gens, les femmes surtout, lui parurent ennuyeux et ridicules, à l'exception de M. Brugère, du docteur et d'Emma. La petite cousine de dix-sept ans, pieuse et sentimentale, fut conquise par la Parisienne. De ce moment, Marie domina Emma Pontier qui voyait en elle l'oiseau bleu des contes, perdu dans une basse-cour. Charles Lafarge avait rêvé d'éblouir sa famille par la beauté, l'esprit, les hautes relations de sa petite cane. Il fut si content que, dans l'alcôve conjugale, il bavarda toute la nuit.

Le lendemain et le surlendemain, le couple fit ses visites de noces. En revenant de la Grenerie, — où Marie vit un château qui ne ressemblait pas au Glandier et un maître de forges qui ne ressemblait pas à Charles — la jeune femme fut reprise par son invincible tristesse. Elle avait pris froid. Incapable de dîner et de veiller, elle alla se coucher, et il fut décidé que Clémentine la soignerait et que Charles prendrait la chambre de Clémentine. Il consentit, en maugréant. Ayant bu avec excès, il était nerveux et irritable.

Vers onze heures, toute la maison dormait, et aussi toute la ville, car, en province, on ne veille guère. Soudain des cris réveillèrent les voisins. Quelqu'un courait chercher le docteur Pontier... Celui-ci, accouru chez son beau-frère, apprit sans trop de surprise, hélas ! ce qui s'était passé. Ce butor de Charles avait voulu forcer la porte de sa femme malade. Armé d'une vrille, il avait essayé de démonter la serrure. Le bruit de cette opération avait réveillé Marie et Clémentine. Mme Lafarge, se précipitant hors du lit, avait ouvert la porte et s'était réfugiée dans un cabinet qui servait d'antichambre, pendant que Lafarge criait :

Je suis le maître. Je veux entrer. Ce n'est pas vous que je demande, c'est ma chambre. Rendez-la-moi et allez au diable si cela vous plaît !

Il s'était jeté sur le lit, saisi par une de ces crises où il se tordait en hurlant. Les deux femmes avaient essayé de sortir. L'antichambre était fermée à clé. Alors, elles avaient crié par la fenêtre et Mme Materre, réveillée, avait alerté toute la famille. On avait fait quérir le docteur et aussi un serrurier.

Le serrurier venait de faire son office quand le docteur entra dans le cabinet où Marie Lafarge était assise sur une chaise, calme, froide, tenant un livre qu'elle lisait ou feignait de lire, comme pour bien montrer qu'elle était indifférente au drame ridicule qui se jouait. Un châle couvrait à peine son vêtement de nuit. Elle avait les pieds nus. Ses épais cheveux noirs, défaits, tombaient sur son cou.

Derrière le docteur, les deux tantes et la jeune Amélie, diversement affublées de bonnets, de papillotes, de robes de chambre, de pantoufles et de fichus, avaient pénétré dans le cabinet.

On entendait toujours les cris et les plaintes de Lafarge. La pâle, lente et compassée Mme Materre suppliait aussi sa nièce, et Clémentine, qui était allée voir Monsieur, revenait épouvantée :

Ah ! Madame ! C'est affreux... Ces cris... N'allez pas auprès de Monsieur surtout. Il vous ferait mourir de peur.

Le docteur rejoignit sa nièce dans l'appartement.

— Rien de grave, dit le docteur. Charles a bu un peu trop de champagne. Il est sobre, d'habitude. C'est une attaque de nerfs. Il est sujet à ces crises, malheureusement. Il se repent déjà... Il voudrait vous voir.

— Et moi, je ne veux pas le voir. Je suis profondément blessée. Vraiment, ce serait trop commode s'il suffisait de quelques mots de repentir pour faire pardonner des colères aussi injustes que brutales.

Charles fut humble le lendemain. Il pleura. Il se jeta aux pieds de sa femme. Il lui baisa les mains follement. Et il fut convenu qu'on ne parlerait plus jamais de cette triste nuit,

Finies les visites, achevé le séjour à Uzerche, il fallait revenir au Glandier. Auparavant, des affaires appelaient M. Lafarge à Tulle. Il y conduisit sa femme, et l'oncle Pontier, de plus en plus fasciné par Marie, les accompagna.

Lafarge voulut présenter sa jeune femme à la préfète de Tulle, à quelques amis qu'elle trouva spirituels sans bonté ou méchants sans esprit, à quelques dames qu'elle déclara sottes et laides. En une phrase elle définit les Tullistes :

Ils sont presque tous, dit-elle, avocats, avoués, médecins et républicains.

Le Dr Pontier était médecin et républicain ; il était même franc-maçon par tradition de famille. La boutade de Marie aurait pu l'offenser, mais d'elle il acceptait tout. Il pensait qu'il était doux de conduire, à travers les rues escarpées de Tulle, cette femme incomparable qui parlait de tout et si bien, tour à tour philosophe et enfant, sensible et capricieuse, coquette et simple, variable comme le feu, le nuage, l'eau, l'ombre et la lumière. Et quels yeux extraordinaires, d'une douceur veloutée, prenante, enveloppante, et quelquefois, comme à la dérobée, si étrangement durs.

Avec son cavalier à cheveux blancs, elle traversa le pont de la Corrèze, devant le Palais de justice où la cour d'assises siégeait. Elle eut même la fantaisie d'assister à l'audience.

On jugeait une fille accusée d'infanticide. La salle était pleine d'un public populaire. Les jurés avaient l'air de s'ennuyer. Les magistrats, en robe rouge, n'étaient même pas terribles. Mme Lafarge regarda la salle aux fenêtres poussiéreuses, les gens assis sur des bancs, les juges, l'accusée hébétée entre les gendarmes indifférents.

Au banc de la défense, l'avocat de la prévenue s'était levé. Dès les premiers mots qu'il prononça, Marie Cappelle s'arrêta, retenue par cette voix qui s'élevait dans un grand silence.

Celui qui parlait était un très jeune homme, un débutant, court d'encolure, trapu, la face ronde, les yeux un peu saillants, le nez large. Pas beau, certes, mais quelle âme brûlante enflammait son regard, son geste, sa voix et toute la salle autour de lui !

Mme Lafarge demanda tout bas à Raymond Pontier :

— Quel est ce jeune avocat ? Il a un merveilleux talent...

— Il est de Treignac, dit le docteur. Il débute et je suis sûr qu'il ira loin. Il s'appelle Charles Lachaud.

 

VI

 

Les Buffière quittèrent le Glandier pour retourner à Fayes où ils avaient loué une forge. Ils emmenaient un ancien commis de Lafarge, devenu leur associé, M. Philippe Magnaud. Bien que cet homme fût peu séduisant — il était borgne et il aimait la plaisanterie grasse, — Marie Cappelle a insinué dans ses Mémoires qu'il était l'amant de la blonde Aména. C'est l'hypothèse classique que fait une femme lorsqu'elle déteste une autre femme : elle lui attribue des relations coupables avec tel ou tel, ne se soucie pas de justifier une accusation hasardeuse. En réalité, Mme Lafarge exécrait sa belle-sœur et Philippe Magnaud, comme elle exécrait tous ceux qui avaient assisté à la scène du 15 août, tous ceux à qui Lafarge avait lu, dans sa folie de colère et de chagrin l'extravagante lettre de sa femme. Elle sentait aussi que, malgré leurs amabilités réciproques, Aména se méfiait d'elle. Aména savait voir et entendre. Aména pouvait être un témoin gênant, puisqu'elle n'était pas, comme Emma, une aveugle admiratrice.

Deux femmes restaient face à face : la belle-mère et la bru. La belle-mère ne voyait pas sans tristesse le nouveau règne qui commençait. Ce Glandier qui avait contenu toute sa vie, elle ne savait pas s'il était beau ou s'il était affreux : c'était le Glandier, sa maison. Et cependant, pour flatter la fantaisie de sa Parisienne, Charles allait bouleverser l'ordre sacré des choses. Le Glandier ne serait plus le Glandier.

Est-ce que Marie ne parlait pas de transformer l'entrée en galerie gothique, en y perçant des fenêtres ogivales ! Est-ce qu'elle n'avait pas déjà mis au grenier les belles tentures rouges du salon ? Est-ce qu'elle ne proposait pas de changer ce même salon en chambre à coucher, avec des cabinets de bains, de toilette, de décharge ? Est-ce qu'elle ne prétendait pas convertir en salle à manger plusieurs petites pièces réunies ? Et même — ah ! comment supporter l'idée d'un pareil sacrilège ! — faire de la cuisine, de la vénérable cuisine, un salon !

Toucher à la cuisine ! Quel coup pour Adélaïde Lafarge ! Et, cependant, la révolution se préparait. La terreur s'annonçait, et cette diablesse de femme de chambre, la Clémentine, était le premier agent du bourreau. Sous prétexte de propreté, elle secouait les matelas, les rideaux, le beau tapis de pied qui avait orné la commode et qui était rendu à sa destination première. Elle lavait, empesait, repassait toute la journée, aidée par Jeanneton. Et l'autre domestique, cet Alfred Montadier qu'on avait fait venir de Paris, un garçon de dix-neuf ans, poltron comme un lapin, on en avait fait un valet de chambre, un groom, à la mode anglaise !

Des pionniers mis par Charles à la disposition de sa chère Marie nivelaient le terrain de la cour, dégageaient les arceaux rompus de la chartreuse. Madame les commandait, prenant elle-même le piédroit et le niveau.

Elle était bien fière, déjà, de ce qu'elle avait exécuté. Sa chambre n'était plus une chambre. C'était un salon.

Pour y arriver, il fallait, en haut de l'escalier, traverser un vestibule. Là, juste en face de l'escalier, il y avait une antichambre fermée, et dans cette antichambre ouvraient la porte de la chambre rouge, qui était celle de Charles, et la porte de la chambre de Marie, qui était ce fameux salon. Quand les rideaux de l'alcôve étaient tirés, on ne voyait plus les lits. On ne voyait que le piano, une belle commode, le métier à tapisserie de Mme Charles, ses livres sur des étagères, et une table couverte de papiers — car c'était encore une des originalités de cette personne, que d'écrire des lettres et des lettres à des gens de sa connaissance, et d'en recevoir aussi qu'elle lisait toute seule au lieu de les communiquer à toute sa famille.

Elle savait si bien prendre Charles ! Elle le flattait dans son amour-propre. Elle se mêlait des affaires de la forge. Heureusement que, pour la conduite des affaires, Charles n'était pas seul. Il avait fait venir de Paris même un commis qui n'était pas du métier, mais qui était un de ces hommes capables, sérieux, bons à tout, un véritable homme de confiance. On l'avait installé au Glandier, dans une petite maison, avec sa jeune femme, culottière de son état. Il s'appelait Jean Denis. Un homme tout à fait bien, plein de respect pour les vieilles gens et particulièrement pour la mère de son patron.

Denis n'avait pas eu le bonheur de plaire à Mme Charles. Il avait été reçu plusieurs fois à la table des Lafarge. Eh bien, Mme Charles l'avait mortifié par des airs dédaigneux, sous prétexte que c'était un grossier personnage, insolemment familier, dont le langage, la tenue, la figure lui étaient désagréables.

Denis avait senti ce mépris et il le rendait à Marie en inimitié. N'était-il pas excusable ? Pour réparer l'injustice de sa belle-fille, Mme Lafarge avait invité le commis dans le seul endroit du Glandier où elle fût encore maîtresse, dans sa chambre. La bru n'y entrait jamais parce que cela ne lui plaisait pas d'y voir de jeunes dindons dans un coin — couvée fragile ! — quelques fromages qui mûrissaient sur une claie, et, devant le foyer, des casseroles et des cafetières. Marie se moquait de cette arche de Noé, de ce capharnaüm ! Elle racontait que sa belle-mère refusait de balayer, de laisser faire son lit où elle couchait tout habillée, mettant seulement pour la nuit son châle à l'envers, et le retournant à l'endroit le matin.

Adélaïde Lafarge savait que sa belle-fille ne l'aimait pas, qu'elle n'aimait pas Aména Buffière, qu'elle n'aimait ni la tante Pontier, ni la tante Panzani. Elle n'aimait que l'oncle Raymond et Emma, tellement assortis d'elle qu'ils semblaient ensorcelés.

Et Charles ? Elle était charmante pour lui, depuis qu'il lui avait parlé d'une invention encore secrète. Elle espérait qu'il ferait fortune...

***

Lafarge se croyait sur le chemin de la richesse.

Bon maître de forges, ayant appliqué son intelligence aux choses de son métier — exclusivement — il cherchait depuis longtemps un moyen de traiter le fer plus simple et moins coûteux que le système ordinaire. Au Glandier, comme dans toutes les forges, le minerai fondu au feu était coulé dans des rigoles de sable et formait en se refroidissant les barres ou gueuses de fonte, qui devaient subir une seconde fusion pour se délivrer des gaz impurs et devenir du fer brut. Ces deux opérations compliquaient beaucoup le travail. Charles Lafarge chercha donc et trouva une méthode nouvelle qui permettait de couler directement le minerai dans les fourneaux d'affinage, économisant ainsi le temps, le charbon et la main-d'œuvre.

Le succès serait consacré par un brevet. Le brevet serait la garantie de bénéfices considérables, et Lafarge sortirait enfin de ces embarras terribles dont sa mère, son beau-frère, sa sœur mesuraient à peine la gravité ; embarras que Marie ne soupçonnait pas et qu'un seul homme connaissait réellement : Denis, étrange individu qui avait seul la confiance de son maître. Cette confiance inexplicable, la jeune Mme Lafarge y voyait-elle un danger ? Elle était très jalouse de son influence sur son mari, dont elle partageait les ambitions. Elle se passionnait pour les recherches qu'il faisait et le soir elle écrivait sous sa dictée le résumé de ses études. Son écriture, fine, penchée, emmêlée, hésitait parfois sur les mots techniques. Charles lui en expliquait le sens. Cela se passait dans la chambre rouge, qui servait de bureau à Lafarge. Entre les deux fenêtres, il y avait un placard pratiqué dans l'épaisseur du mur, et ce placard renfermait un secrétaire en noyer. Double cachette pour les papiers importants et les objets précieux. Lafarge y serrait ses documents et sa correspondance.

***

Un soir, Charles Lafarge apporta un échantillon de fer qu'il remit à sa femme.

L'épreuve est faite, dit-il en exultant de joie. Marie l'embrassa et, désormais, elle le tutoya comme il la tutoyait. Il avait bien mérité cette récompense.

A présent il s'agissait d'exploiter l'invention, d'en tirer des profits réels et palpables. Pour appliquer la méthode qui allait bouleverser la métallurgie, des capitaux étaient nécessaires.

Lafarge manquait d'argent disponible. Il dut l'avouer à sa femme, sans aller jusqu'au bout de son aveu, sans lui dire que ses affaires étaient en très mauvais point ; qu'il avait des dettes ; que les terres qui entouraient le Glandier et qu'il prétendait siennes, ne lui appartenaient pas plus que les domaines du marquis de Carabas. Il recula devant cet aveu qui en eût entraîné d'autres plus graves.

Marie comprenait bien qu'il lui fallait de l'argent et que cet argent, Charles ne le trouverait pas dans un pays pauvre, sans relations directes avec les banquiers de Paris. Elle songea donc à ses amis, à sa famille, qui seraient trop heureux de lui rendre un service tout en faisant — croyait-elle — une bonne affaire.

Vers cette époque, elle fut prise d'un malaise — réel ou simulé, nul ne le sut jamais. Charles s'effraya, pleura, et, quand le médecin arriva au Glandier, on lui dit que la jeune Mme Lafarge avait eu une congestion cérébrale, que son mari l'avait sauvée en lui plaçant des sinapismes aux pieds, de l'eau glacée sur la tête et en lui baignant les mains dans de l'eau bouillante. Le Dr Bardon écouta poliment ce récit tragique et déclara que la jeune femme n'avait jamais couru le moindre danger. La malade lui sut très mauvais gré de ce diagnostic rassurant. Elle voulait absolument avoir été en péril de mort et sauvée par son Charles, par son bien-aimé Charles. Elle manifesta même l'intention de faire un testament en faveur de son mari. Clémentine, qui savait tout, connut ce noble projet et se hâta d'en informer M. Lafarge. Comme dans Corneille, les deux époux rivalisèrent de générosité. Lafarge voulut, lui aussi, faire son testament en faveur de sa bonne Marie et il l'écrivit, le même soir, en ces termes :

Aujourd'hui, 28 octobre 1839, je soussigné Charles-Joseph-Dorothée Pouch-Lafarge ai fait mon testament olographe comme suit :

Je donne et lègue à Marie-Fortunée Cappelle, ma chère épouse, tout ce dont la loi me permet de disposer, c'est-à-dire la totalité des biens que je possède en propriété, créances, successions échues ou à venir. Je ne fais ici aucun legs pour ma mère, ni pour ma sœur, mais, si cependant les affaires de mon épouse lui laissaient la facilité de pouvoir en disposer après sa mort, sans trop nuire à ceux à qui elle désire faire du bien, cela rentrerait au nombre de mes bonnes pensées pour ma mère et pour ma sœur, à qui je désirerais que ça revînt, sans que cependant on puisse voir dans cette dernière clause rien d'obligatoire pour mon héritière, m'en rapportant en tout aux bons sentiments que je lui connais. Je prie, en outre, ma bonne Marie de ne jamais oublier ma mère que j'aime tant ; surtout de ne point la quitter, la consoler de tous ses chagrins, la distraire et ne la laisser manquer de rien : aider ma sœur de ses bons conseils et de ses moyens pécuniaires si l'aisance et la fortune de ma chère Marie le permettent ; faire des aumônes aux pauvres qu'elle jugera convenables ; enfin se faire enterrer près de moi lorsqu'elle mourir (sic) ou faire transporter mes restes partout où elle devra être afin de les déposer dans le même tombeau, promesse nous étant faite de ne jamais nous quitter ici-bas pour nous retrouver un jour ensemble tous les deux dans le ciel.

Mon testament ainsi fait, qui contient toute ma volonté expresse, a été signé, daté et écrit en entier de ma main.

Aujourd'hui, à Glandier, le 28 octobre 1839.

CH. POUCH-LAFARGE.

 

Ce document fut remis à Marie Cappelle, qui versa des larmes de reconnaissance et qui fit aussitôt un testament où elle donnait à son mari l'usufruit de tous ses biens, le principal devant revenir, après le décès de Lafarge, à Antonine de Violaine.

Le testament fut confié à Mme Lafarge mère et celui de Lafarge fut expédié à Me Legris, notaire à Soissons.

Mais, quelques semaines plus tard, à la veille de partir pour Paris, Lafarge écrivit un autre testament qui annulait le premier. Il léguait tous ses biens à sa mère et à sa sœur. Avait-il senti la profonde mésintelligence entre ces trois femmes, et, sachant que Marie Cappelle était riche, avait-il voulu assurer directement l'avenir de sa vieille mère et de sa sœur Aména tout en gardant le bénéfice moral d'un beau geste ?

C'était son secret, entre bien d'autres, car Lafarge ignorait tout de la vraie Marie, et Marie ne connaissait pas tout du vrai Charles.

***

Cependant, si Lafarge avait eu quelque expérience du tempérament féminin, dans ce qu'il a de complexe et de morbide, un incident singulier aurait pu lui donner à réfléchir.

Cela se passa dans le même mois que la comédie des testaments.

En jonglant avec des pommes, Charles brisa un carreau. Il se fût contenté autrefois de coller sur les restes de la vitre un morceau de papier blanc, mais Marie avait proscrit ces raccommodages économiques. On envoya quérir le vitrier à Uzerche ; il était malade ; celui de Lubersac faisait ses vendanges et, par le trou de la fenêtre, le vent et la pluie d'octobre entraient librement dans la chambre déjà saturée d'humidité.

Il y a une feuille de verre dans une armoire, dit Marie ; elle pourra remplacer la vitre cassée.

La feuille de verre trouvée, on la mesura. Elle était trop grande. Charles se désola.

— Comment la découper ? Il faudrait un diamant et nous n'en avons pas.

— Eh ! qui sait ?

— Tu as un diamant ?

Il savait bien que tous les bijoux de la corbeille étaient composés d'or, d'émaux et de perles.

Charles était donc tout penaud devant la feuille de verre inutilisable. Mais, déjà, Marie était montée dans sa chambre. Elle revint, le visage éclairé d'une enfantine et joyeuse malice. Elle apportait un sachet ouaté en satin rouge dont l'extrémité était décousue. Sur la paume de sa main, elle secoua ce sachet d'où tomba une pierre brillante. D'autres glissaient, gouttes lumineuses qui remplirent la petite main. Il y en avait bien une centaine.

Lafarge, ébloui, s'écria :

— C'est un trésor, c'est tout un trésor ? D'où tenez-vous ces richesses ?

Marie hésitait à répondre. Elle dit enfin :

— J'ai ces diamants depuis l'âge de huit ans. Ils avaient été confiés à une vieille bonne par mon ancêtre paternel. Cette bonne les a gardés jusqu'à ce que j'aie l'âge de raison et alors on me les a donnés, à l'exclusion de ma sœur, parce que, dans notre famille, les diamants appartiennent toujours à l'aînée... Maintenant, Charles, je vous les abandonne.

Lafarge, attendri, voulut refuser. Marie insista.

Quand l'affaire de votre brevet sera terminée, vous gagnerez un million. Alors, vous m'achèterez pour soixante mille francs de diamants.

Lafarge ne put se tenir de parler à M. Magnaud des superbes bijoux de sa femme.

J'ai, lui confia-t-il, éprouvé une heureuse surprise...

Et à Jean Denis, il avoua un peu cyniquement :

On a bien des avantages à épouser une Parisienne. On trouve des richesses qu'on n'attendait pas...

 

VII

 

Lafarge préparait son départ lorsque le jeune ménage Sabatié, allant de Toulouse à Paris, s'arrêta pour quelques jours au Glandier.

Mme de Sabatié était une demoiselle Garat et la propre cousine germaine de Marie Cappelle. Mariée depuis deux ans, elle commençait une grossesse, et elle arriva si fatiguée par les secousses de la voiture, qu'elle craignit un accident et fut obligée au repos. Dans la chambre où elle passa de longues heures, il y eut, à défaut de luxe, un feu joyeux et des fleurs d'arrière-saison. Marie ne se lassait pas de causer avec cette jeune femme heureuse, très éprise de son Edouard, très fière de sa première maternité. C'était quelque chose du passé le plus doux qui ressuscitait pour l'exilée du Glandier ; c'était une créature de sa race qui lui parlait un langage oublié.

Leurs maris avaient causé entre eux, pendant qu'elles bavardaient, et Lafarge savait maintenant que M. de Sabatié possédait une terre près de Toulouse ; qu'il voulait vendre cette propriété estimée trois cent mille francs et placer les capitaux de manière à grossir ses revenus. Le maître de forges comprit que ce cousin lui était envoyé par la Providence des industriels en détresse. Un geste de Sabatié pouvait le sauver. Il lui exposa donc sa découverte, ses projets, ses futurs bénéfices.

J'ai besoin, lui dit-il, avec cette rude simplicité qui joue si bien la franchise, j'ai besoin d'une première avance de fonds assez considérable, et nécessaire dans un pays où tous les marchés avantageux se font argent comptant. Je pourrais emprunter à Paris, avec des hypothèques, mais je préférerais faire participer quelqu'un de ma famille aux avantages d'un tel placement.

Edouard de Sabatié ne disait ni oui ni non.

Alors, Lafarge lui présenta un relevé de sa fortune, le même qui avait servi de base à son contrat de mariage. Il lui montra le domaine du Glandier et les terres d'alentour dont il s'attribuait la possession. Il proposa enfin à son cousin un placement en première hypothèque sur son usine. Il prendrait deux cent mille francs à cinq pour cent. Sabatié, associé aux frais et bénéfices d'exploitation du brevet, recevrait une indemnité annuelle de dix mille francs pour surveiller les opérations faites à Paris par les commis de la forge.

Les femmes poussaient à la conclusion de l'affaire. Elles y voyaient leur agrément personnel. Mme de Sabatié passerait les étés au Glandier et Mme Lafarge les hivers à Paris. Un seul ménage. Dépenses et plaisirs en commun. Tout le rêve de Marie devenu réalité.

Jamais les Lafarge ne furent plus unis que dans ces jours qui allaient décider de leur avenir. Le nœud puissant de l'intérêt les accouplait plus fortement que les liens encore lâches de l'habitude. C'est le secret de bien des ménages désassortis et qui durent. Les inimités cachées s'abolissent quand l'avarice ou l'ambition commandent. Les adversaires se retrouvent complices. Tout en s'exécrant on peut s'aider.

Fausse franchise d'un brutal, grâces caressantes d'une jeune cousine, prières d'une petite épouse très aimée, tout fut employé pour convaincre Edouard de Sabatié. Il donna son consentement. Grande joie !

S'il ne pouvait vendre sa terre immédiatement, il emprunterait sur la dot de sa femme. Lafarge étant pressé d'obtenir son brevet, de conclure l'association, les Sabatié proposèrent de l'emmener à Paris. A la grande surprise de ses cousins, Marie refusa de les suivre. Elle devait rester, dit-elle, pour diriger les travaux qu'elle avait entrepris et les affaires de la forge.

En réalité, elle ne voulait pas se montrer dans le monde — dans son monde — avec un mari sans culture, sans conversation, sans manières. Pour qu'elle n'eût pas honte de lui, il fallait d'abord à Lafarge ce qui remplace l'esprit et la vertu : le souverain prestige de la fortune.

 

VIII

 

Charles Lafarge à Marie Lafarge.

Limoges, lundi soir, 20 novembre 1839.

Il est dix heures, bonne petite Marie, et tu sais que c'est l'instant de ne songer à rien qu'à l'amour que nous avons l'un pour l'autre ; je suis éloigné de seize lieues de toi et cette nuit va me laisser bien de la tristesse lorsque, cherchant à mes côtés, ma main ne rencontrera plus l'objet de mes rêves et de mes pensées. Oui, mon ange, je te le répète, c'est un bien grand sacrifice pour moi que celui de ne pas t'avoir ; penser à toi, la récréation en est douce et suave ; penser que je t'aime, que je t'adore rend mon cœur content, mais tu me manques... Me dire à moi-même qu'à l'heure où je t'écris tu m'aimes, que tu es toute à moi, ah ! chère Marie, que cette pensée me rend heureux ! Dans deux heures d'ici, tu m'appartiendras pendant mon sommeil. Comme je vais t'embrasser, te serrer dans mes bras !

CH. LAFARGE.

 

Le 22 novembre, Lafarge débarquait à Paris et s'installait 9, rue Sainte-Anne, à l'hôtel de l'Univers, chambre n° 7. Un garçon, Jean-Baptiste Parant, porta ses bagages dans cette chambre où le voyageur allait passer beaucoup plus de temps qu'il ne croyait — environ six semaines.

Lafarge, sans perdre de temps, commença ses visites aux parents de sa femme et ses démarches dans les ministères. Être le neveu par alliance du baron Garat, régent de la Banque de France, cela pouvait le servir. Il fut bien reçu par Mme Garat, non moins bien par Mme de Martens, très affectueusement par sa belle-sœur Antonine de Violaine qui ne fit que traverser Paris, allant de Villers-Hellon à Dourdan ; mais ni les Garat, ni les Martens ne lui offrirent autre chose que d'excellents conseils.

Obtenir le brevet, l'obtenir assez rapidement, cela n'était pas impossible, surtout si la bonne Marie assurait à son Charles des protecteurs puissants. Elle le pouvait. Il suffisait qu'elle envoyât de charmantes petites lettres, comme elle savait les tourner, au maréchal Gérard par exemple, à Mme de Valence.

Hélas ! Tous les espoirs que Lafarge avait fondés sur Edouard de Sabatié s'écroulaient. La propriété n'était pas vendue ; la dot de Mme de Sabatié était défendue par contrat, et sans doute le baron Garat avait-il mis en garde sa fille et son gendre contre les risques d'une association avec leur cousin.

Quand Lafarge rentrait à l'hôtel de l'Univers, après une journée de courses et de quémandages stériles, il éprouvait un découragement qui devenait parfois de l'angoisse. Il était seul, avec Denis, à connaître l'état de ses affaires. Marie l'ignorait. Il voulait qu'elle l'ignorât toujours.

Il lui écrivait, et il relisait les lettres qu'il avait reçues, ces jolies lettres d'une écriture un peu tombante et emmêlée. Marie lui racontait le séjour qu'elle avait fait à Uzerche, chez les Pontier, à Vigeois, chez les Fleyniat. Elle avait ramené sa chère Emma pour lui faire compagnie.

... Samedi soir je revenais au Glandier. Je dormis peu et je pensais beaucoup à toi, mon bon Charles ; tu vois que nos cœurs se comprennent et qu'ils défient la distance. Repose-toi toujours sur celui de ta Marie ; il renferme en lui d'intimes affections, inaltérables, dévouées, qui, pour ne pas être exprimées en caresses et en paroles, n'en sont que plus concentrées et plus tiennes. Tout ce qui est mystérieux est beau et la parole a sa modestie pour garder les plus doux mystères de l'âme. Ce que tu me dis me fait plaisir et espoir...

 

Elle lui offrait de vendre ses biens de Villers-Hellon. Elle lui dépeignait une réception à Vigeois, où elle avait une jolie toilette, et elle terminait ainsi :

Adieu, mon cher seigneur et maître ; je dépose mes petits succès à vos pieds. Aimez-moi, car je vous aime ; regrettez-moi, car je vous regrette ; embrassez-moi, car je vous embrasse de toute mon âme. Bonsoir ! Je baisse ma tête pour que tu me donnes un tendre baiser sur mes yeux. En voici deux pour les tiens.

MARIE.

***

L'estomac est parfois le chemin du cœur, et un envoi de belles truffes périgourdines devait stimuler la bonne volonté des amis et des parents trop peu zélés. L'idée était de Marie. Elle n'avait que des idées charmantes et bien utiles à son pauvre Charles. Donc, les amis et parents — et aussi les députés de la Corrèze — reçurent des paniers de truffes. Ils s'en régalèrent ; ils remercièrent, et quelques-uns se remuèrent un peu, trop peu.

Ah ! si le baron Garat avait voulu affirmer bien haut la moralité, la compétence, la prudence de son neveu Lafarge ! S'il avait dit que son gendre Sabatié, ayant passé dix-sept jours au Glandier, avait trouvé la propriété très belle et très bonne, parfaitement située, ainsi que les bâtiments des usines... quelle force pour Lafarge, quel argument auprès des banquiers ! Mais, malgré les belles épîtres de Marie, l'oncle Paul résistait à l'éloquence de sa nièce comme à la séduction des truffes.

A bout de patience et de courage, le maître de forges eut recours à l'homme qui savait tout, à Denis.

Il lui adressa en secret cette lettre mystérieuse, répondant à une lettre qui n'a pas été retrouvée :

Je viens, mon cher monsieur Denis, de recevoir votre lettre ; je vous y reconnais en toute chose ; quand je vous avais attiré près de moi, j'avais bien reconnu vos bonnes qualités. J'ai toujours espéré être celui qui vous récompenserait, en vous faisant couler à l'avenir des jours plus heureux que par le passé. Vous êtes un homme à bons conseils, je vous y reconnais de plus en plus, mais il faut que vous soyez plus près de moi. Hâtez-vous donc d'y arriver, car je n'entreprendrai rien sans vous. Arrivez donc vite et très vite ; personne que votre femme, ma mère et mon beau-frère ne doit connaître votre voyage à Paris. Partez du Glandier comme pour aller à Guéret... J'écris à ma femme que vous avez besoin d'aller à Guéret pour les forges... Arrivé là, continuez votre route avec rapidité, c'est important.

Laissez-vous en quelque sorte influencer par Mme Charles pour partir, afin que ça vienne d'elle. Il ne faudrait pas descendre au même hôtel que moi. Brûlez cette lettre comme j'ai brûlé la vôtre, ainsi que vous me l'aviez recommandé. C'est une mesure de prudence dont je vous loue.

 

IX

 

Pendant que Lafarge cabalait contre l'âge d'or pour faire régner l'âge de fer, la vie au Glandier se faisait plus morne pour Marie.

Il fallait rester dans la maison, dans la grande chambre que le feu dansant égayait à peine ; rester toute seule à lire, ou à broder, ou à contempler derrière les vitres, la prairie mouillée, le jardin sans fleurs, la rivière assombrie par le ciel sombre, la pluie qui battait les ardoises des toits et glougloutait dans les chéneaux.

Comment se fût-elle résignée à la demi-réclusion du Glandier et au tête-à-tête avec sa belle-mère ?

D'abord, la griserie de l'espérance l'avait soutenue. Elle avait attendu les lettres de son mari dans une anxiété qui ressemblait à l'impatience de l'amour. Elle s'était construit un Charles grandi, presque à la taille de son rêve, un Charles qui défiait Paris comme Rastignac, et disait à la ville monstrueuse : A nous deux, maintenant !

Cependant, à mesure que les jours s'écoulaient, et que les nouvelles de Paris se répétaient décevantes, la figure de l'époux imaginaire devenait plus vague et la figure de Charles reprenait ses lignes, qui n'étaient pas belles, avec l'expression piteuse du solliciteur éconduit, du provincial importun, de tout ce que Marie avait détesté en lui.

Et puis, elle avait honte d'écrire ces lettres de mendiante qu'il lui imposait de rédiger, dont il lui traçait le sommaire : Écris à M. de Sahune... Écris à Mme de Valence... Écris à Édouard... Écris à ton oncle Paul...

Elle écrivait. Elle occupait toutes ses soirées à écrire et elle déchirait des lettres qui lui avaient donné bien de la peine. L'une était trop humble, l'autre, trop orgueilleuse ; une autre trop négligée. Elle pensait qu'elle allait ennuyer beaucoup ses grands amis, et qu'elle était la victime expiatoire de l'ennui qu'elle leur procurait.

Et Lafarge insistait pour qu'elle écrivît encore. Elle essayait de le maintenir devant elle, dans cette posture d'homme supérieur qu'elle lui avait prêtée. Elle harcelait son imagination ainsi qu'un poète épuisé fouette la sienne, et elle en tirait des émotions artificielles, quelquefois si fortes qu'elle les éprouvait, un instant, comme véritables.

... Le temps me semble un siècle loin de toi. Je t'aime, mon Charles, je te le dis parce que je le sens de tout mon cœur... Pour t'écrire, ce soir, j'ai fait ta toilette : mes cheveux flottent, mes yeux brillent de souvenirs qui se rapportent tous à toi. Tu m'aimeras. Mon miroir me le dit, et je t'en remercie, car il est doux d'espérer être aimé de ce qu'on aime...

... M. Denis n'est pas encore de retour. La forge va bien, mais on craint une pénurie prochaine de charbon... Je t'en prie, ne reviens pas sans avoir tranché d'une manière ou d'une autre la difficulté d'argent.

Quoique je ne sois pas malade, j'ai ce soir une petite migraine qui me fait fermer les yeux et qui m'empêche de t'écrire plus longuement sans faire que je t'aime moins. Je vais me coucher et me soigner pour toi. Il faut que j'aie cette raison pour que je te quitte si vite quand je t'aime si bien. Adieu trois fois du fond de l'âme...

 

Elle cachetait la lettre. Elle inscrivait sur le pli le nom du destinataire et l'adresse. Mais le lendemain, après que le domestique avait emporté à Uzerche la lettre qui allait partir par la malle-poste, Mme Lafarge en avait oublié déjà les termes. Et rendue soudain à elle-même, elle découvrait avec effroi qu'elle commençait à mépriser son mari.

Il lui apparaissait bas et ridicule, avec de petites idées et de petits moyens misérables dans sa manière de solliciter ; platement empressé auprès des banquiers, prêt à plier les genoux pour avoir un peu d'or.

Elle apercevait les impossibilités morales qui s'opposaient à sa volonté, d'aimer, de respecter celui auquel on avait rivé sa vie. Son âme se révoltait contre l'infériorité de cet homme qui était son guide et son seigneur.

Et elle plongeait, désespérée, dans l'immensité d'un malheur irréparable.

***

Ce fut vers ce temps qu'il lui arriva une grande joie et une grande peine.

La grande joie, Emma Pontier l'apporta par sa seule présence, lorsqu'elle s'installa au Glandier pour quelques jours. La solitude de Marie en fut tout éclairée et réchauffée.

Cette tendre Emma de dix-neuf ans, c'était une sœur bien plus qu'une cousine, une petite cadette, toute docile, que Marie faisait, à sa guise, rire ou pleurer. C'était un miroir où passait le reflet de Marie, un écho où Marie entendait sa voix, plus jeune et plus pure.

La peine vint après la joie, quand Raymond Pontier fit ses adieux à sa chère nièce Marie.

Il avait échoué aux élections du conseil général, et depuis il était triste et pessimiste, mal résigné à l'encroûtement provincial, à cette léthargie intellectuelle qui engourdit l'esprit dans une existence monotone et sans horizon. Il était né pour agir et pour servir. Repoussé de l'arène politique, il retournait à la vie militaire. Il allait reprendre du service en Algérie.

Quel coup pour Mme Lafarge !

Si Charles perdait la partie qu'il jouait, elle serait à jamais confinée au Glandier, entourée de gens hostiles comme les Buffière, comme les cousines d'Uzerche. Emma se marierait un jour, et l'oncle Raymond ne serait plus là pour la consoler et la fortifier, l'oncle Raymond, son unique ami.

Elle pleura beaucoup, après que le père et la fille l'eurent quittée. Elle pleura toute seule, secouée de sanglots, tordant ses mains, révulsée comme devant un abîme. Alors elle reçut une lettre de Charles.

Il lui demandait encore d'écrire à M. Garat. Il se plaignait des lenteurs administratives. Il continuait sa vaine course à l'argent. Il racontait comment les Martens le soupçonnaient d'être imprudent, léger, aimant à se lancer dans le nouveau sans réfléchir. Mme de Martens lui avait dit nettement qu'une jeune femme ne calcule pas toujours, que le mari amoureux cède et se laisse influencer ; que l'on se promet d'économiser avant d'avoir des fonds, mais qu'on est bien vite ébloui dès qu'on les possède et que l'on grossit ses dépenses.

Il ajoutait en manière d'avertissement :

J'ai reconnu que nos projets de capitale pour plus tard, dont tu dois avoir fait part à quelqu'un, ont porté le trouble dans les imaginations.

 

Marie reçut ce nouveau choc, mais, cette fois, elle réagit. Elle ne comptait plus sur Charles maintenant. Elle ne comptait plus que sur elle-même.

***

Une femme de ce caractère, toute faite de contradictions, capable de vouloir avec force et persévérance, instable cependant, et dominée par une imagination malade, une créature que ses nerfs soutiennent, — et, brusquement, trahissent — le type même de la déséquilibrée supérieure, comment va-t-elle sortir du piège où elle est tombée ?

Des issues vers la liberté ? Elle n'en peut trouver que trois.

Il y a la séparation volontaire, à l'amiable, qui crée à la femme, dans la société de ce temps, une situation équivoque, gênée, souvent humiliante, et la laisse à la merci des caprices et des désirs d'un mari, seul propriétaire légal.

Il y a la séparation judiciaire, après le scandale d'un procès qui salira, par éclaboussement, deux familles. Le résultat de ce débat, devant les juges de 1839, n'est pas assuré. Malgré les torts de Lafarge, la loi peut lui donner raison contre sa femme. Marie reprochera-t-elle à son conjoint de posséder une masure au lieu d'un château ? On lui répondra qu'elle a bien accepté, de son propre aveu, la vie que son mari lui a faite, au Glandier. Et quant aux griefs d'ordre intime, les lettres passionnées que Lafarge a reçues, qu'il produira, si on l'y oblige, suffiront à le justifier.

Il n'y a qu'une porte de secours et c'est le veuvage. Un veuvage opportun sauverait Marie, et jetterait, sur son passé conjugal, un grand voile noir, bien opaque, bien respectable. La jeune femme, dans les insomnies de ces nuits d'hiver, où elle entend hurler les vents et les loups autour de son château ruiné, a dû repousser, avant de l'accueillir, cette image d'elle-même : la Veuve ! Elle a fini par l'accueillir, pourtant. L'image est devenue familière, comme un double, une préfiguration de la future Marie Lafarge en robe noire, si touchante, si intéressante, et maîtresse enfin de sa destinée. Toutes les circonstances de la disparition possible du mari qu'elle a recommencé de haïr, la prisonnière du Glandier les a imaginées, arrangées, corrigées comme le texte d'un roman. Elle a supposé la maladie, l'accident, et, qui sait, le suicide. Elle en a vécu les surprises, les horreurs, le bienfait final qui est sa délivrance, et elle s'est accoutumée ainsi à regarder en face la mort... la mort de Charles Lafarge.

Charles est bâti en hercule. Il a vingt-huit ans. Ses crises nerveuses ne le tueront pas de sitôt. Aucun exercice périlleux ne met son existence en danger. Il n'est pas de ceux qui meurent de leur propre main, car il aime vivre, et ses croyances religieuses, au besoin, le retiendraient s'il était tenté par le démon du suicide.

Il vivra donc, il vivra peut-être jusqu'à l'extrême vieillesse. Il vivra plus longtemps que la frêle Marie. C'est elle qui mourra la première, très probablement. Il la fera enterrer dans le cimetière de Meyssac, à côté de Rosalie Coinchon, et, du tempérament dont il est, il se remariera.

A moins que... Marie n'ose achever sa pensée. Mais, dans le secret de son esprit, la décision qu'elle ne veut pas connaître est déjà prise.

***

Le 12 décembre, Mme Lafarge s'avisa que son habit de cheval était offensé par les rats et qu'elle devrait en remplacer tous les boutons. Cet habit était placé dans un des réduits à porte vitrée qui encadraient l'alcôve de la chambre-salon et servaient de cabinet de toilette, de garde-robe ou de débarras.

Il y avait beaucoup de rats dans les greniers du Glandier, et plusieurs chats leur faisaient la guerre. On n'avait pas tenté d'autres moyens de destruction, depuis longtemps. Personne ne s'étonna que Mme Charles voulût supprimer la gent ratière. Elle envoya son domestique, Jean Bardon, à Uzerche, avec une lettre pour Eyssartier, le pharmacien.

Je suis dévorée par les rats, Monsieur. Déjà j'ai essayé du plâtre, de la noix vomique pour m'en débarrasser, mais rien n'y a fait. Voulez-vous me confier un peu d'arsenic ?

Vous pouvez compter sur ma prudence. C'est pour mettre dans un cabinet où il n'y a que du linge.

Je voudrais bien avoir quelque peu de tilleul et de fleur d'oranger.

MARIE LAFARGE (de Glandier).

Je voudrais un quart d'amandes douces.

 

Mme Eyssartier était seule dans la pharmacie, quand le porteur de cette missive arriva, après deux heures de marche. Elle lut la lettre et ne crut point mal faire en remettant à Jean Bardon un paquet d'arsenic cacheté, pesant trente et un grammes. Puis elle inscrivit sur le livre-journal la nature, la quantité et le prix de la marchandise vendue, avec le nom de l'acquéreur et la date.

Jean Bardou s'en retourna au Glandier.

***

Emma Pontier était encore chez sa cousine, et une autre personne, invitée par Mme Charles, s'y trouvait depuis le 2 décembre. C'était une demoiselle Anna Brun, qu'on traitait de vieille fille parce qu'elle avait vingt-quatre ans, un visage sans beauté, un corps sans grâce. Elle habitait à Flomond, près de Beyssac, et se disait artiste parce qu'elle barbouillait des miniatures. Dans une époque où le travail déclassait une femme, Mlle Brun, obligée de gagner sa vie, semblait vouée au célibat et à cette position subalterne qui comporte une attitude humble ou humiliée. Bonne ? Méchante ? Qui le sait ?

Le maître de forges désirait que Marie fît tirer son portrait. Elle ne savait à qui s'adresser. On lui conseilla Mlle Brun qui travaillait à domicile. Mlle Brun fut convoquée au Glandier. Elle s'y rendit. Après quinze jours de pose, la miniature fut terminée.

Il ne restait plus qu'à expédier le portrait.

Le portrait tout seul ? Non. Puisqu'il fallait l'emballer dans une caisse, on ferait la caisse assez grande pour y mettre d'autres objets : des socques, des souliers, des cahiers de musique, la montre de Mlle Brun qui serait réparée à Paris mieux qu'à Uzerche. Et aussi des châtaignes, de bonnes châtaignes limousines. Et pourquoi pas des gâteaux ? Charles aimait les gâteaux que sa mère fabriquait à la maison, pâtisseries de ménage dont le robuste estomac du Corrézien ne craignait pas la pesanteur. Adélaïde Lafarge était une des gloires culinaires du canton. Ses pâtés, ses clafoutis, ses confits étaient célèbres. Mais son triomphe, c'étaient les choux ou casse-museaux.

Marie Cappelle ne pouvait pas égaler aux choux de sa belle-mère les galettes picardes dont elle avait donné la recette à Maria Comby, la cuisinière, ces galettes larges comme une petite assiette, en pâte feuilletée, dorées au jaune d'œuf et garnies au dedans de marmelade. On en mangeait quelquefois, pour rappeler à la jeune femme les desserts de Villers-Hellon. Mais cela ne valait pas les choux.

Eh bien, la bonne mère préparerait des choux qu'on enverrait à Paris, et le même soir où Charles les recevrait, à une heure dont on conviendrait avec lui par une lettre, tous les Lafarge communieraient sous l'espèce des choux, Charles dans sa chambre d'hôtel, et les autres au Glandier. Ce serait une attendrissante fête de famille.

Et qui avait eu cette idée charmante ? Marie. Elle était si ingénieuse dans sa tendresse ! Et elle voulait que Charles rendît justice à la chère maman. Elle voulait que la chère maman écrivît un billet de sa main, certifiant l'authenticité des choux, et elle écrirait aussi, pour charger son mari d'inviter au souper symbolique une personne très aimée, Antonine de Violaine. Dans son ardeur à réunir ainsi ceux qu'elle chérissait, Marie semblait oublier qu'Antonine était très rarement à Paris, qu'une grossesse avancée l'obligeait à des ménagements extrêmes, et qu'il n'était ni vraisemblable ni convenable qu'une jeune femme du monde, enceinte de huit mois, allât manger des gâteaux avec son beau-frère, à onze heures du soir, dans une chambre d'hôtel.

***

Tout fut prêt le 14 décembre : le portrait, les châtaignes, les socques, les souliers, la musique, la montre, et les choux.

Mme Lafarge mère les fit selon l'antique tradition. Maria Comby avait préparé trois crêpes très épaisses, cuites à moitié, que la vieille dame pétrit, roula et sépara en vingt ou vingt-cinq parties grandes comme des soucoupes. Mis au four sur une tôle, par le domestique Jean Bardon, les choux levèrent, prirent une belle couleur brune et répandirent un parfum alléchant. Une fillette était là, qui écarquillait les yeux d'admiration : c'était l'enfant d'Aména Buffière, Adélaïde, âgée de huit ans, que ses parents avaient laissée au Glandier parce qu'on attendait un petit frère.

Les gâteaux cuits à point, Jean les sortit du four et Maria Comby en garda une douzaine pour la fête du soir, mais Bardon en voulut goûter, et aussi Marie Valade. Maria en eut sa part. Les choux qui restaient furent disposés sur un plat que la petite Buffière, toute glorieuse, emporta dans la chambre de sa tante Marie. L'escalier, les couloirs étaient sombres. Clémentine portait une chandelle pour éclairer l'enfant.

La tante Marie et Mlle Brun furent ravies de voir de si jolis gâteaux. Chacune en prit un ; la petite Adélaïde en eut un, et Clémentine aussi, pour leur peine. Il en resta quatre ou cinq.

Marie Lafarge se tenait près de la cheminée. Sur un guéridon, à côté du métier à tapisserie, une caisse plus haute que longue, était placée, et il y avait au fond les cahiers de musique, la montre, le portrait bien empaquetés.

Mme Charles pensa que les choux pourraient s'abîmer et qu'ils seraient mieux protégés dans une boîte. Elle alla dans son cabinet de toilette et chercha quelque temps cette boîte, qu'elle rapporta et qu'elle mit rapidement dans la caisse. Par-dessus, elle entassa les châtaignes.

Dans la cuisine, un paysan, Jean Montézin, attendait. Il devait porter la caisse à Uzerche. Clémentine descendit à six heures du soir et lui donna le colis, attaché par une ficelle en croix. Sur l'étiquette fixée à la cire, était inscrite l'adresse de Charles Lafarge. Jean Montézin reçut aussi deux lettres que Mme Charles envoyait, l'une à son mari, l'autre à Mme Chassaing, directrice du bureau des diligences d'Uzerche. Il partit, monté sur Arabska, la jument grise de Madame, emportant, dans un panier, une bouteille et un tonnelet destinés à contenir de l'huile et, dans un autre panier, la caisse.

La diligence de Toulouse passa vers quatre heures du matin à Uzerche. Elle y prit des voyageurs et des colis et elle repartit, lourde machine dont le roulement réveillait les gens endormis lorsqu'elle traversait les villages.

 

X

 

Léon Buffière avait un frère, Félix, commis en nouveautés dans un magasin de Paris. Ce jeune homme fut très surpris, le soir du 19 décembre, lorsqu'un garçon d'hôtel se présenta chez lui :

M. Pouch-Lafarge vous prie de venir le voir. Il vient d'être très malade.

Rue Sainte-Anne, Félix trouva Lafarge couché. La chambre était en désordre. Une odeur fétide imprégnait l'air, qu'on n'avait pas renouvelé depuis la veille. Une bougie brûlait sur la table de nuit. Les rideaux du lit s'évasaient sur le pied et sur le chevet, et cela faisait une niche d'ombre où la tête de Lafarge se dessinait, livide et vieillie.

— Hé, pauvre Charles, qu'avez-vous ?

— Une espèce d'indigestion. Depuis hier soir, figurez-vous, je n'ai pas cessé de rendre... Et des coliques !... J'en ai encore.

— Vous avez mangé quelque chose qui vous a fait mal...

— Ça doit être une portion de foie de veau à l'italienne que j'ai prise, hier, au restaurant. Ça tombe bien fâcheusement. Ma femme m'avait envoyé un gâteau. Je n'en ai goûté qu'une bouchée. Cette bonne Marie m'écrivait qu'à la même heure où je mangerais ce gâteau ici, on en mangerait un autre, tout pareil, au Glandier. Je vais vous lire sa lettre.

Félix Buffière écouta la lecture et il remarqua le portrait que Lafarge tenait contre son cœur.

Puis Lafarge, par gentillesse, invita Félix à goûter aussi du gâteau.

Il est là, sur la commode.

Félix prit la bougie pour examiner le gâteau limousin.

***

La veille, la lettre de Marie était arrivée avant la caisse. Elle annonçait l'envoi des socques et des souliers qui serviraient de modèles au cordonnier parisien, fournisseur de Mlle Cappelle. Elle mentionnait les autres objets contenus dans la caisse, et elle expliquait aussi comment les deux époux séparés feraient leur souper symbolique. Plus tard, Félix Buffière, qui fut le seul, avec Lafarge, à connaître cette douce lettre inspirée par l'amour conjugal, se souvint très bien qu'il y était question d'un gâteau et non de plusieurs, et il se souvint aussi que l'on n'y parlait pas de Mme de Violaine. Marie Lafarge, sans doute trop pressée en écrivant, avait oublié sa petite sœur.

Après avoir lu et relu les pages envoyées par sa bien-aimée, Charles était allé au bureau des diligences Laffitte et Gaillard. Il apprit que la voiture de Toulouse était attendue pour huit heures et demie. Il revint à l'heure indiquée. La diligence était dans la cour. Il demanda la précieuse caisse, et n'ayant pas ses papiers d'identité, il dut aller chercher son passeport rue Sainte-Anne, et s'en retourner une troisième fois rue Saint-Honoré. Revenu à l'hôtel un peu avant onze heures, il appela le garçon et le pria d'ouvrir la caisse qu'il avait rapportée. Parant fit sauter les ficelles et les crochets, enleva le couvercle et retira de la caisse les souliers, le portrait, des papiers, un gâteau enfermé dans une boîte. Il laissa au fond les cahiers de musique et les châtaignes.

Lafarge s'écria joyeusement :

C'est un envoi de ma femme.

Il sortit le gâteau de la boîte, et cassa un petit morceau de la croûte, qu'il mangea en pensant à sa chère Marie. Elle mangeait un gâteau tout semblable, à la même heure, au Glandier. Mais Charles n'avait pas faim et il se contenta de cette bouchée.

Le billet de sa mère était parmi les papiers, un billet très bref qui commençait ainsi :

Marie veut que je t'écrive. Il faut que ce soit son bon génie qui lui ait inspiré l'idée de ces gâteaux...

 

Ces gâteaux. Ce pluriel s'appliquait évidemment au gâteau que la vieille dame avait préparé pour le souper du Glandier, et à celui que sa belle-fille envoyait à Charles. Deux gâteaux tout pareils.

Lafarge mit le sien sur la cheminée, en songeant qu'il le finirait le lendemain, et il se coucha, en serrant sur sa poitrine la miniature où Marie, étonnamment rose et blanche, lui souriait du fond d'un ciel gros bleu.

Toute cette nuit-là et toute la journée du lendemain, il fut secoué par des tranchées et des vomissements épouvantables. En pénétrant chez lui, le matin du 19, Parant recula devant les souillures et l'odeur infecte. Tant bien que mal, le brave homme soigna son malheureux client. Il lui donna du thé, une limonade cuite, et, le soir, il alla chercher Félix Buffière.

***

Celui-ci, la bougie à la main, considérait le gâteau entamé, posé sur la commode. Ce n'était pas un chou à la mode corrézienne. C'était une galette à la mode picarde. La croûte était dure comme une croûte de pâté. L'intérieur était garni d'une sorte de marmelade.

Félix trouva ce chef-d'œuvre de pâtisserie médiocrement appétissant. Il s'excusa de n'y pas goûter, étant fatigué par un rhume.

Charles n'insista pas. Il dit même en patois :

Né pas gaïré bon !

Le lendemain, 20 décembre, il se sentit mieux et se leva pour recevoir le baron de Montbreton. La chambre n'avait pu être nettoyée à fond et elle était encore en désordre. Lafarge raconta sa courte et brutale maladie. Il commençait à croire que le gâteau pouvait en être la cause. Cette bonne Marie ne s'en doutait pas.

Elle m'a envoyé, dit-il au baron, son portrait et un gâteau qu'elle m'a dit de manger à la même heure où elle ferait collation là-bas. J'ai obéi et voilà, je crois, d'où mon indisposition est venue.

Eugène de Montbreton lui remit un bibelot que Mme de Montbreton destinait à sa jeune amie du Glandier, et il le laissa se reposer.

Charles était encore bien faible. Les nausées lui revenaient encore, à plus longs intervalles, et une migraine cruelle lui serrait les tempes. Dans cet état, il pensait à Marie, sa bonne Marie, avec le remords de ne pas l'avoir encore remerciée. Il fit effort pour lui écrire. Il lui exprima combien l'idée de ces deux petits gâteaux de leur mère l'enchantait, et encore plus le génie de Marie, de le faire dîner avec elle en l'engageant à manger, à minuit précis, le délicieux gâteau. Il lui faisait les recommandations ordinaires pour qu'elle suivît son régime et terminait par cet aveu :

Au moment où je t'écris, moi je suis un peu souffrant ; j'éprouve une très forte migraine. Je ne puis plus écrire, malgré ma bonne volonté. Adieu.

 

Il ne voulait pas inquiéter sa femme. Ce fut seulement le vendredi 20 qu'il lui dit une partie de la vérité, sans faire allusion au malencontreux gâteau, par délicatesse.

Vite, vite, je t'écris, ma chère petite femme, afin que tu ne portes pas peine de moi : hier, je te disais que j'étais souffrant en t'écrivant ; en effet, depuis les onze heures du soir, avant-hier, j'avais eu continuellement de forts vomissements et une migraine affreuse.

 

Et le lendemain, samedi, il envoyait à sa femme une lettre délirante :

Oh ! Marie, ma bien-aimée, que tu me surprends agréablement ! Quoi ! tu m'es rendue tout entière ! Comme je t'aime ! Je te retrouve dans ce doux portrait que je ne cesse d'appuyer sur mes lèvres et sur mon cœur, ressemblante au jour où, pour la première fois, je te vis si belle. Tu caches encore quelque chose sous un voile de modestie ; mais mes yeux y pénètrent, entrevoient tout ce qui ne peut se voir...

Je te dirai, chère et bonne petite femme, que les affaires du brevet vont grand train ; la commission a déjà examiné et n'a pas soufflé le mot, ce qui prouve que je suis le seul inventeur, on va soumettre les pièces à la signature et j'espère être quitte bientôt de cet embarras. Il en est encore un autre, l'ouverture d'un crédit, qui fait l'objet de ma sollicitude. Je suis à même d'entrer en négociations avec un des trois banquiers dont je t'ai parlé. Prie Dieu que je réussisse, puis, après, je serai bien vite près de toi.

... En fait de plaisir, je n'en ai pas d'autre ici que celui de m'entretenir avec toi, mais aussi celui-là était-il bien doux et il remplaçait pour moi fous les autres. J'ai donc dû renoncer à tous spectacles et opéras. Avec moi, les affaires avant tout ; et le peu de temps qui me restait, j'aimais mieux l'employer à te dire et à te répéter que je t'aimais par-dessus tout, excepté le procédé, car c'est pour toi, et à cause de toi, que je veux en garder le privilège, parce que ton âme a passé dans la mienne, que ton cœur est venu se confondre avec mon cœur, tes pensées ont exprimé la même chose que moi ; enfin, ta vie a fait et fera la mienne dans ce monde et dans l'autre. Tu sais que je te l'ai promis... Je te le jure, écrit de mon sang... Je n'ai trouvé rien dans mon imagination qui pût mieux te le confirmer ; je me suis fait une petite blessure et je m'en ferais une bien plus grande, par amour pour toi, s'il le fallait...

Ne doute donc jamais pas plus de la force de caractère et d'une résolution bien prise par ton mari que de l'amour et de l'inviolable amitié qu'il a conçus pour toi et qu'il gardera toujours, comptant sur ta félicité à venir que lui seul veut te procurer, gardant pour otage ton amour et cette fidélité si belle, à toute épreuve, que tu m'as promise devant Dieu et devant les hommes...

 

Il avait écrit le serment avec son sang. Cela ne suffisait pas à son besoin passionné de se donner, de loin, à cette femme dont le souvenir lui brûlait la chair et l'âme. Il coupa une petite mèche de ses cheveux, la plaça, scellée à la cire rouge, dans un carré dessiné à la plume.

Tiens, tes cheveux sont sur mon cœur. Je les couvre de mes baisers. Je veux t'en envoyer des miens, car tu n'as rien gardé de moi. Tu ne penserais peut-être plus à ton Charles...

 

C'était le même homme qui avait voulu forcer la porte de sa femme, à Orléans, en la traitant de s... bégueule de Parisienne.

La Parisienne avait pris sa revanche.

Pas toute. Après la tragi-comédie des débuts, et cette touchante idylle conjugale, le véritable drame commençait.

 

XI

 

Le 31 décembre 1839, Mme Lafarge adressa ses vœux les plus tendrement fraternels à Mme de Violaine, sa chère petite sœur, son Tonin chéri. Elle ne lui envoyait pas un gâteau — chou limousin transformé en galette picarde — mais elle lui souhaitait un beau garçon et elle lui annonçait une heureuse nouvelle.

Elle aussi attendait un enfant !

La veille, elle avait écrit dans le même sens à Mme de Valence, tout en avouant qu'elle avait mille raisons de ne pas espérer une gentille petite cause à sa mauvaise santé, et qu'elle ne fondait son calcul que sur le dégoût de la nourriture et des maux de cœur continuels.

Une maternité, dans un ménage normal, peut être désirée ou redoutée, mais elle est toujours prévisible. Adélaïde Lafarge reconnut chez sa bru quelques symptômes, incomplets et fugaces, qui pouvaient tenir à un début de grossesse, ou simplement à un trouble organique. Elle crut si peu à la réalité de cette position intéressante qu'elle n'en dit rien à son fils, et ne se comporta jamais, dans les semaines qui suivirent, comme si elle espérait un nouveau petit-enfant, fils ou fille de son bien-aimé Charles. Ses doutes justifiaient son silence, et ils eussent justifié celui de Marie, si la jeune femme avait gardé la même réserve, mais Marie, qui faisait part à tout le monde de son bonheur maternel, n'en fit point part au principal intéressé.

A l'en croire, ce serait la vieille mère qui, après une scène dramatique, aurait arrêté la juste colère de sa bru par ces mots :

Je vous le dis, vous êtes grosse.

Et dans cette page de ses Mémoires, où le mensonge pathologique se mêle à l'artifice calculé, Marie Cappelle, oubliant la tendre et significative correspondance échangée avec son mari, se pose en vierge-épouse, devenue vierge-mère par un miracle du bon Dieu !

***

Denis avait feint de partir pour Limoges et pour Guéret, selon les ordres de cet étrange patron qui le traitait en ami, ou en complice. Il était allé à Paris, il avait donné les conseils et l'aide qu'on attendait de lui, et, secrètement, comme il était venu, il était reparti avant la soirée du 18 décembre où Charles Lafarge avait été si malade.

Le mystérieux trafic du commis et du maître, la famille Lafarge en connaissait bien quelque chose, sauf Marie ; car la jeune femme ignorait tout, par la volonté de Charles, et pour des raisons qu'on devait découvrir plus tard. Ces raisons-là faisaient la force de M. Denis, et lui permettaient d'être insolent, sans risques, avec une personne qui l'avait cruellement humilié. Marie sentait la haine de cet individu sorti de bas, de très bas. L'odeur du crime émanait de lui ; mais lui aussi, Denis, peut-être par expérience personnelle, savait percevoir l'odeur du crime. Quelquefois le voleur et l'assassin ont une vocation de policier.

Entre les deux dames Lafarge, il avait choisi. Puisque la jeune le méprisait, il s'était mis du parti de la vieille.

L'année 1839 s'acheva, et l'année 1840 commença par un temps très doux, pâlement ensoleillé. Les habitants du Glandier échangèrent des vœux, des présents et des baisers. L'absence de Lafarge était pénible à sa mère et à ses serviteurs, et sans doute à sa bonne Marie, qui était fort triste.

La tristesse la faisait même extravaguer. Elle avait craint de recevoir une lettre cachetée de noir, et son inquiétude superstitieuse lui avait fait quitter la table du déjeuner, pour courir dans l'avenue au-devant du facteur. Une autre fois, elle avait demandé à sa belle-mère combien de temps les veuves portaient le grand deuil en Limousin. Petits incidents qui montraient le trouble et la fatigue morale de cette pauvre femme, lasse d'attendre le mari qu'elle aimait.

Lafarge écrivit enfin qu'il avait obtenu son brevet et qu'il avait réussi à emprunter vingt-cinq mille francs. Il était loin des deux cent mille francs de son cousin Sabatié. Les Garat n'avaient rien fait pour lui. Il avait vu et sollicité inutilement cent quatre-vingt-dix-sept banquiers !

***

Le matin de janvier 1840, un homme traversa la petite rivière qui coulait au bas du jardin. Il franchit par une brèche le mur du cloître et entra, sans être vu de personne, dans la maison. La couturière Jeanneton, levée tôt, travaillait dans le vestibule qui précédait les chambres. Elle fut stupéfaite en voyant M. Lafarge, que l'on n'attendait pas avant le 15 janvier. Il lui dit qu'il avait été souffrant à Paris, qu'il s'était, par malchance, foulé la cheville et qu'il était content d'être revenu chez lui. Ce serait une bonne surprise pour Madame. Il voulait la voir, elle, la première. Madame dormait encore, et Clémentine avait couché près d'elle. Lafarge n'eut pas de scrupule à les réveiller.

Il resta deux heures enfermé avec sa femme.

Sa mère ignorait sa présence. Elle l'apprit avec un mouvement de tristesse jalouse. Quoi, Charles, son fils unique, pénétrait au Glandier comme un voleur et, après avoir embrassé Marie, il ne se hâtait pas d'aller embrasser sa maman ? Elle conta sa peine à ses cousins Fleyniat, qui étaient ses hôtes, et à Mlle Brun, qui n'était pas encore partie, et ne désirait guère s'en retourner à Flomond. M. Fleyniat consolait la vieille dame lorsque vers midi Mme Charles vint leur dire :

Je vais vous montrer mon mari, qui est arrivé ! Lafarge s'était couché, pour se reposer, dans le lit de sa femme, et il venait de se lever. On échangea des exclamations de surprise, des baisers, des vœux de bonne année, et l'on s'entre-regarda.

Qu'avait donc ce pauvre Charles ? Il paraissait sortir d'une grave maladie, les yeux creux, les traits tirés, l'air vieilli. Voilà comment Paris vous rend les gaillards solides qu'on lui prête !

— Tu as donc été malade, là-bas ?

— Diable, oui ! J'ai eu des vomissements épouvantables. Et l'autre jour, en descendant de voiture, une entorse !... Je suis resté cinq jours sans ôter ma botte... Mais, enfin, j'ai mon brevet !

Dans l'après-midi, les Fleyniat s'en retournèrent à Vigeois, et Charles, toujours dolent, garda la chambre. Marie demeura près de lui. Ils avaient tant de choses à se dire, et ces choses n'étaient pas toutes bien agréables. Lafarge rapportait son brevet et quelques milliers de francs. Maigre butin.

Le soir, il ne voulut pas que Marie descendît, pour dîner avec sa belle-mère et Mlle Brun. Elle fit la dînette à côté de lui, sur une petite table. On lui servit une aile d'un poulet truffé, chef-d'œuvre d'Adélaïde Lafarge, et le parfum de cette volaille excita un peu l'appétit engourdi de Charles. Il prit une truffe du bout d'une fourchette et la savoura, ce qui était bien imprudent parce que la truffe n'est pas clémente aux estomacs fatigués. Les vomissements reparurent dans la nuit et dans la journée du lendemain.

Appelé dans la soirée, le docteur Bardon arriva, du Saillant, dans la nuit. Il trouva Lafarge tout enroué, la face rouge, se plaignant de douleurs à la gorge et à l'estomac. Une soif excessive le torturait. Aux questions du médecin, il répondit qu'il avait été indisposé à Paris, de la même manière, et sa femme fit observer qu'il avait mangé des truffes la veille.

Il était deux heures du matin. M. Bardon prescrivit quelques soins qui devaient soulager le malade, et gagna la chambre qu'on avait préparée pour lui. En plein hiver, la nuit, par des chemins défoncés, venir à cheval du Saillant au Glandier, s'en retourner de même, c'eût été trop dur. Les médecins couchaient souvent chez les clients, dans les vastes maisons aux nombreuses chambres. Cela faisait un hôte de plus. On sait que les hôtes ne manquaient pas au Glandier.

Comme le docteur se retirait, Mme Charles le retint un moment. Elle a raconté qu'elle lui avait parlé de l'éducation des enfants et de l'Émile de Jean-Jacques Rousseau, conversation dont le médecin ne garda pas le souvenir. Par contre, il se rappela très bien que la jeune femme s'était plainte des ravages des rats dans son cabinet de toilette. Elle désirait une ordonnance pour se procurer de l'arsenic chez M. Eyssartier.

Mentionna-t-elle que le 1er janvier elle avait fait demander vainement de la mort aux rats à la pharmacie Tourniol, de Lubersac ? Tourniol était moins confiant et complaisant que n'avait été Mme Eyssartier. Les trente et un grammes d'arsenic, livrés le 12 décembre par cette dame, n'avaient tué aucun rat, et c'était bien la faute d'Alfred, ce maladroit, qui avait gâché la pâtée empoisonnée. Tout était donc à recommencer. M. Bardon griffonna une ordonnance — quatre grammes d'arsenic — et s'en fut dormir. A son réveil, il alla voir Charles Lafarge.

La belle-mère et la bru, Mlle Brun, Clémentine, allaient et venaient constamment dans le salon transformé en infirmerie. La chambre rouge, où logeaient maintenant Mme Charles et Mlle Brun, et qui séparait le salon de la chambre de la vieille Mme Lafarge, n'était plus qu'un corridor. Le régiment des pots et des cafetières avait émigré de la cheminée de la mère à la cheminée du fils.

Lafarge n'allait pas mieux.

Le docteur n'était pas un médecin. Tant pis. Une angine, une inflammation d'estomac, ce n'est pas très grave.

Je prescrirai, dit-il, un traitement antiphlogistique.

Il fit une seconde ordonnance, qui devait remplacer la première, et il n'oublia pas d'indiquer quatre grammes d'arsenic. Après quoi, il remonta à cheval et partit sans inquiétude.

***

Alfred Montadier s'était rendu à Uzerche avec la première ordonnance.

M. Eyssartier la reçut lui-même et lut la lettre que Mme Lafarge y avait jointe :

Mon domestique ayant sottement mixturé ma mort-aux-rats en a fait une pâte si compacte, si pourrie, que M. Bardon m'a refait une petite ordonnance que je vous envoie, monsieur, afin de mettre votre conscience à l'abri et ne pas vous faire croire que je veux, pour le moins, exterminer le Limousin en masse. Je voudrais bien avoir quelques onces de gomme arabique en poudre ; ayez aussi, monsieur, la bonté de m'envoyer le montant de ma petite note, qui doit être assez grossie.

Voudriez-vous aussi m'envoyer de la tisane de fleurs de mauve, quelques racines de guimauve et du bouillon blanc. Mon mari est un peu souffrant d'un commencement d'angine, mais M. Bardon m'assure que la fatigue de la route y est pour beaucoup et que le mieux ne peut tarder à venir avec le repos.

MARIE LAFARGE.

 

Le pharmacien connaissait bien les Lafarge, qui lui avaient fait une visite de noces. Il pensa que la lettre de la jeune femme répondait à la réputation qu'elle avait, d'être spirituelle et gracieuse. Peut-être étaient-ce là des manières de Paris. Les clientes limousines étaient plus simples.

M. Eyssartier remit au domestique les quatre grammes d'arsenic. Une heure après, un autre domestique arriva du Glandier avec une autre ordonnance qui portait la même indication : quatre grammes d'arsenic.

Erreur, oubli du Dr Bardon ? C'était sans importance, mais le pharmacien raisonna juste. Il remit à Jean Bardon les médicaments antiphlogistiques, les sangsues, et point d'arsenic.

Alfred Montadier avait rapporté son petit paquet de poison à Madame elle-même, et dans la chambre de Monsieur.

Les malades, désœuvrés, ennuyés, s'intéressent aux moindres événements de leur vie recluse, lorsqu'ils ne souffrent pas trop. Charles voulut voir le paquet.

N'y touche pas, lui dit Marie. C'est dangereux.

Il s'entêta. On fut obligé de lui donner le sac de papier rempli de poudre blanche. Marie se réjouissait hautement de lui assurer un bon sommeil, en détruisant ces ennemis de son repos : les rats du grenier, et ceux qui couraient dans les corridors, et ceux qui dévoraient le linge dans les armoires. Charles ne s'était jamais beaucoup tourmenté, à cause de ces sales animaux qui pullulaient au Glandier. Marie leur déclarait la guerre. Ils périraient en masse. Seulement, l'on devait fabriquer la pâtée mortelle artistement, avec de la farine, du sucre et du beurre, le tout bien mêlé d'arsenic.

Alfred Montadier fut chargé de cette cuisine. Il n'était pas très adroit, ni très malin, le pauvre Alfred. Il avait toujours peur des loups, des gens, de M. Denis surtout, et il ne faisait peur à personne, pas même aux rats, qui s'étaient bien moqués de la soupe à l'arsenic ! Cependant, il reçut l'ordre de préparer les munitions de la grande guerre, et il fabriqua une pâtée qu'il étala sur une feuille de gazette, dans le cabinet vitré, à droite de l'alcôve du salon.

 

Adélaïde Lafarge avait un autre souci que les ravages des rats ! Ces histoires de pâtée plus ou moins pourrie ne l'intéressaient guère. Elle soignait son fils.

C'était une très humble femme. Ceux qui la connurent bien rendirent justice à son cœur. Laide et bornée, autoritaire et jalouse, dirent les autres. Elle avait pourtant fait l'effort d'aimer sa bru, à cause de Charles. Sa jalousie demeurait, inséparable de tout amour blessé, et, devant le danger de l'être chéri, inconsciemment divinatrice et clairvoyante. Dans les heures terribles où, malgré l'optimisme du médecin, un mal inexpliqué dévorait Charles, la mère sortit de l'ombre, revendiqua, prit et défendit sa place ; la première, auprès du lit de son enfant. Là, elle trouva l'autre femme, elle aussi dressée, invoquant son droit, excitant l'homme à la réclamer, elle seule, et à refuser les soins maternels. De son propre aveu, Marie triompha sans générosité.

La vieille allait pleurer dans son capharnaüm, consolée par Anna Brun, par M. Denis. Les comparses de la comédie tragique se rapprochent, se fortifiant l'un par l'autre, dans cette chambre en désordre remplie d'objets disparates. Ils entourent la mère excédée d'angoisse. Ils confrontent leurs observations, et la curiosité s'allume au contact de la haine. Mlle Brun entend et voit bien des choses, pendant qu'elle veille, en dessinant ou en brodant, avec Mme Marie.

Et la mère rappelle le Dr Bardon une seconde fois. Sa lettre est un cri d'épouvante. Charles ne cesse de vomir d'horribles matières noires. Son estomac, son ventre sont douloureux comme des plaies. Sa gorge est à vif. Ah ! que le docteur vienne vite, qu'il soulage ce malheureux, qu'il le sauve !... M. Bardon revient dans la nuit du 5 au 6 janvier, et cette fois sa bonne figure amicale se rembrunit.

— Mais enfin qu'est-ce que cette maladie ? gémit la mère.

— J'ai craint un volvulus, une obstruction intestinale... Je n'en suis pas sûr... J'aimerais que vous vissiez un autre médecin dont le diagnostic confirmerait ou contredirait le mien.

Le lendemain, l'état de Charles s'améliora un peu. M. Bardon lui permit une nourriture légère, lait de poule, croûte de pain trempée dans du vin. Il lui fit mettre des sangsues et lui souffla de l'alun dans la gorge.

***

D'un village à l'autre, les nouvelles couraient vite. Les ouvriers de la forge, les paysans commentaient les circonstances d'une maladie qui déroutait les médecins. L'idée du poison entrait dans les esprits, et le mot était sur les lèvres, qui n'osaient pas encore le prononcer tout haut. Le goût naturel du peuple pour le drame se satisfaisait par des hypothèses puériles. L'on chuchotait que M. Lafarge avait été empoisonné à Paris et que, s'il n'était pas mort tout de suite, cela tenait à la nature du poison qui devait tuer en quarante jours.

M. Denis, dans les courses qu'il faisait, s'arrêtait souvent, retenu par des gens qui lui demandaient si le pauvre M. Lafarge était guéri, et M. Denis laissait entendre que le malheureux ne guérirait jamais.

Mlle Brun était restée au Glandier. Emma y était venue et devait y revenir. Aména Buffière était retenue à Faye, par sa grossesse, mais Léon avait fait une visite et causé avec le Dr Bardon. Le 9 janvier, arriva, montée à califourchon sur un âne, Mme Panzani.

Le même jour, arrivèrent de Faye, Léon Buffière et Aména. Une lettre d'Adélaïde Lafarge les réclamait au Glandier malgré la grossesse de la jeune femme. Tous ces parents envahirent la chambre du malade. Marie les vit sans plaisir. Dans ses Mémoires, elle imagine une altercation violente entre elle et sa belle-sœur, qui aurait crié :

Charles, tu vas mourir! Ton Aména te suivra au tombeau. Pauvre Charles ! Mourir si jeune ! Je suis venue te donner les derniers soins au risque de tuer mon enfant. Tu mourras dans mes bras.

Et Charles aurait répondu :

Mon Dieu ! Il faut donc mourir, et vous me le cachiez !

Mais ce n'est que fabulation. Charles ne pouvait rien dire, ce jour du 9 janvier. Sa tante Panzani témoigna qu'il était alors incapable d'articuler aucun son, et la scène avec Aména se réduisit à une crise de larmes de Mme Buffière et à cette réflexion judicieuse de Marie, qu'une telle douleur, mal dominée, pouvait effrayer le malade.

Le Dr Bardon, qui venait tous les jours, avait convoqué pour le lendemain son confrère, le Dr Massénat, de Brive. La consultation eut lieu le vendredi matin. Le Dr Massénat confirma le diagnostic du Dr Bardon et il expliqua la maladie par une susceptibilité nerveuse très développée et les vomissements par un état de spasme et la titillation que la luette, augmentée de volume à la suite de l'inflammation de la gorge, exerçait sur la base de la langue. Il jugea que, malgré les vomissements, on devait nourrir le malade. Du bouillon, un lait de poule le soutiendraient. Ce traitement, qui paraît aujourd'hui aussi grotesque, aussi dangereux que les médications de M. Purgon et de M. Diafoirus, fut appliqué, ou plutôt l'on essaya de l'appliquer. Mme Lafarge mère battit un œuf frais dans du lait sucré et M. Massénat lui-même le fit boire à Lafarge, qui le restitua incontinent. Des convulsions suivirent des crampes douloureuses, que l'on tâcha de calmer par un bain.

***

Le soir de ce 10 janvier, Mlle Brun et les deux dames Lafarge étaient dans la chambre rouge. Denis s'y présenta. Il remit un petit paquet à Marie.

Voilà ce que vous m'avez demandé.

La jeune femme prit le paquet d'un air indifférent et le posa sur la cheminée.

A onze heures, Mlle Brun, qui était sortie de la chambre, y revint et, par hasard, ou par curiosité de vieille fille un peu espionne, elle ouvrit le buvard de Mme Charles, et elle y vit le paquet apporté par Denis. Il l'avait acheté à Brive, chez le pharmacien Lafosse. Déjà, l'avant-veille, comme il devait aller à Lubersac pour des affaires de la forge, Marie Lafarge l'avait fait venir sur la terrasse du jardin et lui avait ordonné de rapporter des saucisses, des boudins et de la mort-aux-rats. Elle lui avait bien recommandé de n'en rien dire à personne, surtout à sa belle-mère, qui était trop minutieuse. Denis rapporta la charcuterie, et non pas la drogue mortelle. Le jour suivant, nouveau voyage, mais cette fois à Brive, pour y chercher le Dr Massénat. Nouvelle commande d'arsenic. Denis fut obligé d'obéir. Il craignait, expliqua-t-il plus tard, d'être renvoyé, si Mme Lafarge, très puissante sur l'esprit de son époux, constatait la mauvaise volonté de leur commis. A Brive, il ne trouva pas M. Lafosse à la pharmacie. On le pria de repasser. Il envoya à sa place le garçon de l'hôtel de Toulouse, avec un billet où il demandait un franc de mort-aux-rats pour M. Lafarge, maître de forges au Glandier.

M. Lafosse remit au garçon soixante-quatre grammes d'arsenic. Coût : un franc. L'arsenic n'est pas rare et il n'est pas cher. Qui veut détruire des souris s'en procure aisément à bas prix. C'est vraiment un poison populaire.

Le soir, Jean Denis ne se pressa pas de donner à Mme Charles ce paquet de poudre blanche. Il dit à sa femme un soupçon, un pressentiment qui lui étaient venus. Le jour suivant, il devait aller à Tulle. Mme Lafarge lui réitéra l'ordre répété deux fois inutilement. Toujours des boudins et des saucisses, une souricière et de la mort-aux-rats. Denis n'acheta pas d'arsenic à Tulle, mais à son retour, Mme Charles l'ayant fait appeler, il lui remit celui qu'il détenait depuis la veille.

***

Lafarge était un peu mieux ou un peu moins mal, le matin du 11 janvier. Sa femme l'avait veillé jusqu'à cinq heures. Vers huit heures, Aména vint embrasser son frère. Elle lui apprit que Marie était souffrante.

— Je lui ai porté un lait de poule. N'en veux-tu pas goûter ?

— Avec grand plaisir, puisqu'il viendra de Marie.

Aména passa dans la chambre rouge. Marie et Mlle Brun y étaient couchées dans leurs lits opposés face à face.

Pâle et fatiguée d'une longue veille, Mme Lafarge était assise contre ses oreillers. Elle venait de poser sur la table de nuit la tasse vide.

— Vous avez tout bu, dit Aména. Charles aurait voulu goûter de votre lait de poule par sentiment. C'est une idée de malade.

— Eh bien ! il faut le contenter, Aména. Faisons un autre lait de poule. Charles croira que c'est le même.

Mme Buffière envoya quérir par Jeanneton, un œuf frais, du lait et du sucre. Elle cassa l'œuf dans la tasse, versa le sucre et le lait.

— Donnez-le-moi, fit Marie en allongeant la main. Je vais le remuer.

— Cela ne vous serait pas commode. Laissez-moi faire, répondit Mme Buffière, qui commença de battre l'œuf et le lait.

Le délicat mélange crémeux et mousseux étant parfait, elle l'emporta dans la chambre voisine. Charles dormait. Bienheureux sommeil, après des heures d'agitation et de souffrance. Sa tante Panzani, qui allait repartir pour la Côte, était assise auprès du malade. Aména ne voulut pas le réveiller. Elle transvasa le lait de poule dans un petit bol qu'elle mit à tiédir dans une tasse plus grande, remplie d'eau chaude. A ce moment, Clémentine entra, venant de la chambre rouge.

Mme Marie, dit-elle, désirait que le lait de poule restât sur sa table de nuit, afin que Monsieur, lorsqu'il s'éveillerait, le vît apporter de chez elle. Il le prendrait avec plus de plaisir.

Mme Buffière donna le bol à la femme de chambre, et Marie le plaça sur sa table de chevet.

Il était huit heures passées. Mlle Brun, dans le lit opposé à celui de Mme Lafarge, s'agita.

— Il est bien temps de me lever, dit-elle en écartant son rideau.

— Vous vous êtes couchée tard, répondit Mme Lafarge. Ne vous levez pas encore.

Elle réclama son buvard à Clémentine, comme elle faisait toujours le matin, car elle avait l'habitude d'écrire interminablement dans son lit.

C'était un buvard de maroquin qu'on pouvait fermer à clef, assez profond pour contenir beaucoup de papiers, assez large pour servir de pupitre.

Le silence soudain fit croire à Mlle Brun que la jeune femme s'était rendormie. Elle avança la tête hors des rideaux et se leva doucement. A ce moment, elle vit Mme Lafarge, penchée de côté, saisir le bol, y jeter une poudre blanche qu'elle avait prise dans un morceau de papier déchiré, et remuer le liquide avec son doigt. Elle replaça ensuite le bol dans l'eau chaude, attendit un instant, et le reprit pour remuer encore le mélange avec son doigt. Le bruit d'une porte qu'on ouvrait lui fit tourner la tête. Elle vit sa belle-mère qui entrait, et replaça prestement le bol dans l'eau chaude.

La vieille dame ne fit que traverser la chambre.

— Qu'avez-vous donc mis dans le lait de poule ? demanda Mlle Brun. C'est sans doute un calmant.

Marie répondit d'un ton tranquille :

— Oui, on a mis de la fleur d'orange.

— Mais il y a autre chose...

Mme Charles entendit-elle cette réflexion ? Elle ne répondit pas. Mlle Brun pensa qu'on voulait faire prendre, par surprise, à M. Lafarge, un remède qu'il eût refusé autrement, car il était mauvais malade.

Justement, il venait de se réveiller. Mme Buffière vint chercher le lait de poule, et il n'en fut plus question jusqu'à midi.

A cette heure-là, Marie reposait encore dans la chambre rouge. Près du malade, se tenaient la vieille Mme Lafarge, Aména Buffière et le Dr Bardon. Mlle Brun les rejoignit.

La tasse contenant le lait de poule était sur la cheminée. Lafarge avait essayé d'y goûter, mais la fadeur de ce breuvage lui soulevant le cœur de dégoût, il n'avait pu boire même une gorgée.

Mlle Brun remarqua qu'il y avait à la surface du liquide quelque chose de blanc. Aména Buffière s'en avisa, sans s'inquiéter, puisqu'elle avait fait elle-même le lait de poule.

— C'est peut-être du blanc d'œuf coagulé, dit M. Bardon. Il prit un des flocons blancs entre deux doigts, et le sentit dur et friable comme du plâtre.

— ...ou de la chaux qui sera tombée du mur dans le lait... ou du sucre mal raffiné...

Il goûta cette étrange matière, mais il avait précisément à la langue une petite blessure, et il ne sut d'où lui venait une sensation de cuisson. Mme Buffière l'imita et sentit une saveur âcre et forte. D'un geste irréfléchi, elle jeta le lait de poule dans le foyer.

Alors, au fond du bol, elle vit un sédiment blanchâtre d'une consistance terreuse.

Sucre ou plâtre ? L'expérience et la contre-expérience répondraient à cette question. Les trois femmes et le médecin s'en furent dans le capharnaüm d'Adélaïde Lafarge et fabriquèrent un troisième lait de poule, avec le même sucre qu'on avait mis dans les deux autres. Le sucre était un honnête sucre qui consentit à fondre. On jeta dans la mixture de la chaux, de la cendre, du blanc d'œuf, mais on ne put reproduire les flocons granuleux dont l'origine et la nature restèrent inexplicables.

Le docteur n'était pas méfiant puisqu'il était un médecin Tant-Mieux. Il ordonna une potion calmante à son malade et une croûte de pain trempée dans du vin. Comme boisson, de l'eau sucrée. Et, se trouvant lui-même souffrant, M. Bardon s'en alla.

***

Marie, toute languissante, se leva, pendant que les dames Lafarge et le docteur étaient dans le capharnaüm. Elle ne sut rien de ce qui s'était passé.

A deux heures, elle prit son tour de garde au chevet de son mari. Mlle Brun dessinait près de la cheminée. La froide lumière hivernale pâlissait les couleurs de la chambre où, quelques semaines plus tôt, par une nuit d'ouragan, Emma et Marie, aux lueurs mourantes de leur lampe, avaient cru voir des fantômes. Dans le lit, qu'on avait tiré vers le milieu de la pièce, Charles gisait, livide, recroquevillé sur lui-même, et son geignement scandait ses douleurs qui ne cessaient plus. Marie dut penser qu'il avait besoin d'être fortifié, car elle prit, pour le lui donner, le verre de vin où trempait une croûte, selon l'ordonnance du Dr Bardon. Tenant ce verre, elle alla d'abord vers la commode placée entre les deux fenêtres, et Mlle Brun, qui lui tournait le dos, étant assise à contre-jour, entendit le tintement argentin d'une cuillère contre le cristal, puis le léger grincement d'un tiroir qu'on ouvrait. Tendrement, Mme Lafarge s'inclina vers son mari et lui offrit à boire. Il la regardait, à travers cette brume qui emplit les yeux des grands malades, et un peu de force se rassemblait dans son organisme presque détruit, lorsqu'il sentait, au-dessus de sa misère et de sa détresse, le rayonnement de ce visage.

Une main chérie soutenait sa tête, une voix chérie l'engageait à boire. Boire !... Il avait toujours soif. Sa gorge était comme corrodée par un acide. Docile, il tendit ses lèvres, avala une gorgée de vin et cria :

— Que me donnes-tu là, Marie ? Ça me brûle...

Mlle Brun tressauta sur sa chaise.

— Qu'a-t-il ?

— Il dit que ça lui brûle la gorge, fit Mme Lafarge en se redressant. Ce n'est pas étonnant. Il a une inflammation et M. Bardon lui ordonne du vin.

Mlle Brun aperçut un peu de poudre blanche sur la surface de la panade.

— Je vais préparer quelque chose de plus doux, dit Marie. Elle s'enferma dans son cabinet de toilette et rinça complètement le verre.

Un mouvement instinctif avait poussé Mlle Brun vers la commode. Sur le marbre, il y avait une fine traînée de poudre et, dans le tiroir entr'ouvert, on apercevait un joli petit pot de porcelaine peinte. La traînée de poudre correspondait avec le petit pot. Anna Brun mit un peu de cette poudre sur sa langue, et elle sentit un picotement qui dura près d'une heure.

Mme Lafarge revenait du cabinet de toilette, rapportant un verre d'eau sucrée qu'elle posa sur une table, près du lit. Quand elle retourna se chauffer, Anna Brun trouva un prétexte pour se rapprocher de la table.

Le verre contenait très peu d'eau, et des parcelles de poudre blanche, comme un sable fin et résistant.

— Voyez donc, Madame, ce qu'il y a dans ce verre.

— C'est de la gomme.

— Mais la gomme est poisseuse, et elle se dissout !

Mme Lafarge répéta :

— C'est de la gomme. Du reste, je vais boire.

Elle s'empara du verre, le remplit d'eau et but.

Dans la soirée, elle eut des vomissements, mais elle en avait tous les jours, et cela ne prouvait rien contre les qualités de la poudre.

 

XII

 

C'était ce même soir du 11 janvier. Emma Pontier, arrivée de Lascaux, où sa famille avait une maison de campagne, devait passer une partie de la nuit auprès de Charles avec Marie et Mlle Brun, pour relayer la mère et la sœur, exténuées de fatigue. Il avait fallu sa présence, sa promesse de ne pas quitter Charles pour qu'Adélaïde Lafarge consentît à sortir du salon. Depuis quelques heures, la pauvre femme sentait entre elle et son enfant une figure et un nom. Elle avait refusé de descendre pour souper. Maintenant, dans sa chambre, Aména, Mlle Brun et Philippe Magnaud étaient venus la rejoindre. La même pensée les obsédait tous. Aucun n'osait l'exprimer. Ce fut la mère qui parla.

— Je suis horriblement inquiète. J'ai aperçu, dans les mains de Clémentine et d'Alfred, un paquet de quinine. Était-ce bien de la quinine ? Ils m'ont paru très gênés, tous deux, en me voyant. Je l'ai dit à ma fille. Nous avons fouillé le panier à ouvrage de Clémentine. Il n'y avait rien que des chiffons... Mais voici qui me paraît plus grave...

Sa voix tremblait.

— ... Aujourd'hui, pendant que je donnais des soins à Charles, je vis Marie mettre quelque chose dans une cuillerée de potion. Elle regardait de mon côté, comme pour m'observer, et elle croyait que je ne remarquais rien. Je me suis écriée : Charles, ne bois pas. Ça te fera du mal. Trop tard. Il avait déjà bu et il faisait une grimace de dégoût. Je saisis la cuillère. Il restait, au fond, un dépôt épais et blanchâtre. Je dis à Marie : Qu'avez-vous donné à mon fils ? Elle répondit : C'est de la poudre de gomme. — Vous n'auriez rien dû ajouter à la potion prescrite par le médecin. — Oh ! de la gomme, j'en mets dans toutes mes tisanes. Je voulus qu'on ne touchât pas à la cuillère et je la posai, avec soin, sur la cheminée ; puis je dus m'occuper de Charles. Eh bien, pendant que j'avais le dos tourné, Marie essuya prestement la cuillère, et elle était assez troublée puisqu'elle oublia de la replacer dans le même sens.

Mlle Brun jeta un cri :

— Mon Dieu ! Si c'était de l'arsenic !

Le mot terrible tomba dans le silence de la chambre à peine éclairée, où les coins d'ombre contenaient des choses baroques, où les meubles disparates et les murs humides sentaient le renfermé, la poussière, la vieillesse. Dans ces demi-ténèbres, la petite forme noire d'Adélaïde Lafarge sembla tout à coup, réduite, cassée en deux.

Mlle Brun chuchota :

— Hier, Denis a remis un paquet de mort-aux-rats à Mme Charles.

La mère gémit.

— Il l'avait acheté à Brive, chez Lafosse, dit Magnaud. Je l'ai su. Lafosse avait exigé une demande écrite. Il faut que Denis s'explique devant nous, à l'instant.

 

Denis, introduit dans la chambre, n'essaya pas de nier. Il y avait même une sorte de joie dans son aveu.

Oui, j'ai rapporté de l'arsenic de Brive pour Mme Charles. Je le lui ai remis hier... Elle m'avait ordonné le secret, mais, puisqu'on m'interroge, je dirai la vérité.

Il raconta comment il avait reçu les ordres réitérés de Mme Charles, sa répugnance à obéir, ses doutes, ses scrupules. Il avait eu peur de perdre sa place, si Mme Marie s'acharnait contre lui, mais il comptait bien avertir la famille Lafarge.

Quand il fut parti, Mlle Brun, à son tour, dit tout ce qu'elle avait vu : la poudre jetée dans le lait de poule, dans l'eau sucrée, dans la panade au vin, la traînée blanche sur la commode du salon, le petit pot dans le tiroir.

— Avez-vous conservé le résidu du lait de poule ? demanda Philippe Magnaud.

Adélaïde Lafarge sortit de l'hébétude où le choc de ces révélations l'avait plongée.

— Là, dans mon placard, dit-elle. J'ai gardé tout.

— Je le porterai demain à Eyssartier. Il fera l'analyse.

Mme Buffière pleurait :

— J'ai donné à Charles de l'eau sucrée, préparée par Marie... Mon pauvre frère !... Il faut l'avertir. C'est épouvantable ! Mais il faut l'avertir sans que Marie n'en sache rien, et qu'il ne prenne aucun remède, aucun aliment que de nos mains... Nous ne pouvons pas hésiter. Ce serait sa mort.

Elles eurent cette barbarie, la mère et la fille, penchées sur le petit lit de sangle où Charles semblait agoniser. Elles lui dirent que des soupçons leur étaient venus... qu'on avait vu Marie mêler une poudre suspecte au lait de poule, aux boissons... Charles, du fond de sa torpeur que des spasmes secouaient par moments, entendit ces voix accusatrices. Il était trop faible pour réagir violemment, comme il le faisait naguère, dans sa force d'homme jeune, lorsque des volontés étrangères s'imposaient à sa volonté. Huit jours de souffrances l'avaient brisé. Il laissa parler sa mère qui lui tenait les mains et suppliait :

N'accepte rien que de nous, Charles !

Il secouait la tête pour protester. Il essayait de défendre Marie.

Quelle idée horrible !... Vous êtes folles toutes deux... Cet arsenic, Marie l'a demandé devant moi au Dr Bardon... Et puis... elle m'aime ! Vous le voyez bien ! Elle est douce pour moi. Elle me soigne...

D'atroces crampes le saisirent. Il se tordit sur le petit lit, et sa mère dut lui tenir le front. Aux vomissements succédaient des syncopes. On ouvrait la fenêtre sur la nuit d'hiver ; on baignait d'eau glacée le front et les tempes du patient. Il revenait à la vie et à la douleur. Pendant un répit, il demanda la tasse du lait de poule. Sa mère la lui apporta. Il toucha la matière plâtreuse et l'écrasa entre ses doigts :

Oh ! mon Dieu ! qu'est-ce que c'est ? Je ne connais pas cela. Vite, faites-le porter chez Eyssartier par quelqu'un de sûr...

La peur dilatait ses yeux presque éteints.

 

Philippe Magnaud partit pour Uzerche au lever du jour. Il emportait le bol du lait de poule, simplement enveloppé de papier.

Il revint sans ce bol, que le pharmacien avait voulu conserver, et il dit à la vieille Mme Lafarge que M. Eyssartier avait, devant lui, pris un peu du dépôt blanchâtre sur un tube de verre, et l'avait présenté au feu. Une petite fumée blanche, qui sentait l'ail, s'était dégagée.

— Qu'a dit M. Eyssartier ?

— Il a dit : Diable !... Diable !... Et il m'a congédié pour faire d'autres expériences. Revenez dans deux ou trois heures. Je suis parti et revenu. Eyssartier est un homme prudent et pondéré. Je vais poursuivre mes recherches, a-t-il dit, mais je ne serais pas étonné si cette matière était de l'arsenic... Je n'affirme rien encore. Cependant, recommandez à Lafarge de suivre le conseil que vous lui avez donné.

Adélaïde Lafarge raconta que M. Fleyniat était venu de Vigeois dans la matinée.

Lui aussi craint le poison. Il a dit à Charles : Est-ce que tu n'as pas pris à Paris des substances nuisibles ? Charles a répondu : Non. Le cousin nous a regardées, ma fille et moi. Quand il fut hors de la chambre avec Aména, elle lui demanda : Vous le trouvez donc bien malade ?Il s'est suicidé. — Lui ! se suicider ? Il est trop religieux pour cela. Il a été empoisonné, et nous soupçonnons... ma belle-sœur. Le cousin resta suffoqué. Voyons, Aména, c'est infâme. Il faut avoir des preuves pour porter une accusation aussi grave !Ne savez-vous pas, mon cousin, que Marie a écrit à mon frère une lettre épouvantable lorsqu'elle est arrivée ici ? Et c'est depuis qu'elle lui a envoyé des gâteaux qu'il est malade... Le cousin ne fut pas convaincu. Il me dit de frictionner Charles, sur l'estomac, avec une flanelle imbibé d'huile d'olive et de laudanum. J'ai un morceau de flanelle, pour ces frictions, et je le lave moi-même. Il était sur le canapé du salon. Marie ou peut-être Clémentine, à coup sûr l'une ou l'autre, l'avait placé là. Je le pris. Il en tomba une poudre blanche, raboteuse comme de la chaux. Je ne voulus pas m'en servir. Je le plaçai dans l'armoire de ma chambre...

***

Maintenant, Charles savait tout.

Il avait poussé un cri :

De l'arsenic !... Ah ! je suis mort !... J'en ai pris tellement !...

Et il avait supplié sa mère, sa sœur, Magnaud, Anna Brun, son fidèle pionnier Joseph Astier, de ne pas le quitter. Il voulait qu'on entourât son lit. Mme Buffière essayait de le rassurer, mais elle l'interrogeait aussi :

— N'as-tu pas été malade, toujours malade, depuis que tu as mangé les gâteaux que Marie t'a envoyés ?

— J'en ai mangé... Écrivez à Paris, écrivez tout de suite, pour savoir s'il en reste dans cette chambre...

Ivre de souffrance et d'épouvante, Charles ne se souvenait plus qu'il avait reçu un seul gâteau, et que personne ne soupçonnait encore le miracle des choux limousins transformés en galette picarde. Mais les ténèbres épaissies autour de la maladie inexplicable s'éclairaient sourdement. Des faits isolés se reliaient, des mots entendus prenaient un sens nouveau. Par ce matin d'hiver, dans la chambre où se défaisait, en d'horribles secousses, la vie d'un homme, une figure surgissait, petite, délicate, comme accablée du poids de ses cheveux noirs, comme brûlée du feu de ses yeux noirs, si gracieuse avec ses gestes élégants, si tendre avec sa voix légère. Et soudain révélée dans sa vérité, elle laissait voir, à travers le doux masque féminin, la face hideuse de la Mort. Tout ce qui venait d'elle était du poison. Tout ce qu'elle touchait se dissolvait en pourriture. Sa présence remplissait la maison d'une odeur de tombeau.

Et pourtant Lafarge doutait encore. Il disait bien qu'il fallait écrire à Félix Buffière, afin que celui-ci, avec deux témoins, se rendît à l'hôtel de l'Univers, cherchât les restes des pâtisseries, s'il y en avait, et les fît analyser par un chimiste. Il disait bien que, guéri ou condamné, il voulait savoir la vérité. Des exclamations lui échappaient, des phrases qu'il n'achevait pas... Ah ! cette femme, cette femme ! Il faut être bien misérable, bien coquin pour... La grande vague de la douleur physique, se levant dans les entrailles rongées et les membres tordus, emportait l'autre douleur, et, sur l'âme déjà vacillante, tout d'un coup faisait la nuit.

Il y eut, ce dimanche tragique, dans la maison, dans la chambre même du mourant, un défilé de visiteurs. Le domestique de M. Fleyniat apporta, de la part du cousin, un traité de toxicologie, par M. Orfila, marqué à l'article : Antidote pour combattre l'arsenic. Denis entra chez Lafarge pour la première fois depuis sa maladie. Vinrent aussi M. Boscheron, directeur du haras de Pompadour et l'avocat Chauveron. Emma Pontier était repartie pour Lascaux.

 

XIII

 

La servante du Dr Quentin-Lespinas appela son maître :

Monsieur ! on vient vous chercher pour un malade.

Le docteur s'était réveillé en sursaut. Il regarda sa montre : minuit. Ces alertes nocturnes sont si fréquentes dans le métier de médecin de campagne, qu'on s'y accoutume comme une nourrice aux cris de son nourrisson.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Un homme avec un grand manteau et un chapeau rabattu sur la figure.

L'homme mystérieux fut introduit.

— Monsieur le docteur, je suis le commis de M. Lafarge, du Glandier. Il est très malade.

— De quoi ?

L'homme se pencha vers le médecin et dit tout bas :

— On croit qu'il est empoisonné.

— Empoisonné !... Comment ?

— Il aurait pris de l'arsenic.

Quentin-Lespinas sauta du lit.

— Je vais avec vous, mais d'abord, je ferai une ordonnance, et vous irez chercher les remèdes que j'indiquerai. Dépêchons-nous.

Denis alla réveiller le pharmacien et revint à une heure. M. Lespinas était tout prêt, son cheval sellé. Ils partirent.

Il était presque trois heures du matin lorsque les bâtiments du Glandier apparurent, masse plus noire que la nuit noire. Pas de lumière dans la cour. Pas de lumière sous la voûte d'entrée. Pas de lumière dans l'escalier.

Guidé par Denis, M. Lespinas monta l'escalier de pierre et traversa un large palier. Une porte s'ouvrit sur une antichambre, puis une autre, à droite.

L'immense pièce était noyée d'ombre autour du lit de sangle où Lafarge se débattait. Trois femmes s'empressaient autour de lui. Capable encore d'ouïr et de comprendre, il pouvait à peine parler. L'extraordinaire dépérissement de ce corps, naguère athlétique, avait rétréci les épaules, creusé la poitrine, fondu les muscles des bras. Plié sur lui-même, Charles semblait un enfant de treize ans avec un facies de vieillard.

La gorge, à l'examen, se révéla rouge et enflammée. Les mains, les pieds étaient froids, la circulation à peine sensible. Lafarge balbutia que le médecin devait lui mettre la main sur sa poitrine pour saisir le battement de son cœur. Lui ne le sentait plus.

Et soudain sa tête se renversa.

Les deux femmes, tout en secourant Lafarge, dirent que ces syncopes étaient continuelles. Ranimé, le maître de forges fut pris de nausées incoercibles. Son corps était fourmillant, comme piqué de milliers d'épingles. Une agitation folle le faisait se jeter à droite et à gauche. Mme Buffière et Mlle Brun le maintinrent, pendant que M. Lespinas lui faisait avaler le remède qu'il avait apporté. C'était du peroxyde de fer : un contrepoison. A la crise convulsive succéda une prostration complète. Pour laisser le malade reposer, Mme Buffière et Mlle Brun s'éloignèrent du lit, et elles engagèrent M. Lespinas à s'asseoir près du feu, à se chauffer, car il était perclus de froid. La jeune femme, qui se tenait encore debout, accoudée au chambranle de la cheminée, s'assit en face de lui et le remercia d'être venu au Glandier par cette nuit affreuse. Sa voix était singulièrement musicale, son regard doux et velouté. Elle avait la grâce naturelle de la femme et la grâce apprise de la mondaine. Près d'elle, Aména Buffière n'était qu'une bourgeoise de village, et Mlle Brun, qu'une menette aigrie et sucrée.

Et ce serait elle qui... M. Lespinas, honnête homme, ne voulait croire que ce qu'il aurait vu.

Elle devait être inquiète. Elle tâchait de désarmer la suspicion possible, de charmer ce médecin, cet inconnu, par l'aisance de ses manières et de son langage.

— Comment trouvez-vous mon mari ? demanda-t-elle à mi-voix.

— Je le crois très malade, répondit gravement M. Lespinas. Et il fit signe que Lafarge pouvait entendre, ce qui les obligea de prendre un autre sujet de conversation.

— Vous avez veillé plusieurs nuits, Marie, dit Mme Buffière qui se contraignait au calme. Il faut vous reposer maintenant. Ma mère va vous remplacer.

Mme Charles se fit prier. Elle consentit enfin à regagner sa chambre. Comme elle sortait, une dame âgée, en bonnet et en châle noir, entra, et toute l'atmosphère de la pièce fut changée. Les trois femmes entourèrent le médecin, le pressant de questions à voix basse, et sur la figure blonde d'Aména Buffière, comme sur la figure ridée d'Adélaïde Lafarge, passaient les expressions les plus violentes de l'angoisse, du chagrin et de la haine.

— Docteur, dit la vieille femme, nous vous demandons la vérité. Croyez-vous à un empoisonnement ?

— J'ai donné un contrepoison à votre fils, Madame. C'est tout dire.

Aména Buffière éclata en larmes.

— C'est cette malheureuse... — elle montrait la porte de la chambre où était sa belle-sœur — c'est cette malheureuse qui l'aura empoisonné !

M. Lespinas l'interrompit :

— Madame ! Songez-vous combien ces suppositions sont graves... terribles...

— Vous ne savez pas tout, fit Aména. Écoutez...

Elle dit l'envoi des gâteaux, l'indisposition de Charles et, reprenant l'histoire du ménage, à ses débuts, elle raconta les répugnances de Marie Cappelle pour son mari, son désir de fuir le Glandier.

M. Lespinas était profondément troublé. Il résistait, par scrupule, à la pression morale que ces femmes exerçaient sur lui. Comme tous les médecins, il avait quelquefois soupçonné, côtoyé, les crimes secrets qui s'accomplissent sous l'ombre des rideaux, où se satisfont les convoitises et les haines familiales. Et dans le cas de Lafarge, les présomptions, à défaut de preuves, étaient bien fortes.

Cette jolie femme dont la grâce touchait le cœur, une empoisonneuse !

Venez ! Venez ! dit la vieille Mme Lafarge. Vous allez voir...

Elle l'emmena dans sa chambre, lui montra l'eau panée, les boissons enfermées sous clef. Dans les vases qui les contenaient, on distinguait un précipité blanchâtre qui ressemblait à de l'oxyde blanc d'arsenic. Elle ramena ensuite le docteur dans la chambre de Charles. Il y trouva Philippe Magnaud, qui lui raconta l'expérience d'Eyssartier, et Mlle Brun, qui lui fit remarquer la traînée de poudre sur la commode et le petit pot dans le tiroir.

Avec les barbes d'une plume, M. Lespinas ramassa un peu de cette poudre et la jeta sur des charbons ardents. Une forte odeur alliacée s'en dégagea.

Le médecin ne doutait plus du crime, s'il n'osait encore reconnaître la criminelle. Cela, c'était l'affaire de la justice. Lui, Lespinas, devait constater seulement l'état du malade, la nature des substances qu'on lui avait fait absorber et le mettre en garde... En garde contre qui ?... Le docteur se promit de ne prononcer aucun nom.

Il s'approcha de Lafarge et lui dit :

— Monsieur Lafarge, vous prenez quelque chose qui vous fait du mal.

— Quoi ?... Vous croyez... vous croyez...

L'anxiété du malheureux frappa le médecin.

— Je ne crois rien. Je n'ai rien vu. Je répète seulement que vos boissons renferment une substance nuisible.

— Ah ! docteur ! que me dites-vous là !... Faites des recherches... Tâchez de découvrir... J'ai confiance en vous... Je poursuivrai.

— Il y a autre chose... Est-il vrai, monsieur Lafarge, qu'on vous ait envoyé des gâteaux à Paris et que vous en ayez mangé ?

— Je n'en ai pris qu'une bouchée et j'ai eu aussitôt des vomissements qui ont duré vingt-quatre heures...

— Vous êtes averti. N'acceptez rien que de la main de votre mère et de votre sœur...

M. Lespinas n'avait prononcé aucun nom, mais Lafarge avait compris.

***

M. Lespinas retourna au Glandier le lendemain soir. Lafarge s'affaiblissait d'heure en heure. Si les vomissements étaient moins fréquents, les syncopes étaient plus rapprochées et plus longues. On avait posé des sangsues au cou du moribond. M. Lespinas savait bien que tous les soins seraient inutiles. Il essaya, par devoir professionnel, de prolonger ce trop long supplice d'un condamné. Rien ne fut épargné à ce débris d'humanité qui n'avait plus de Charles Lafarge que le nom et la faculté de penser et de souffrir. Il faillit se délivrer dans une syncope. L'impitoyable charité du médecin l'arracha, une fois encore, à la grande miséricorde de la mort. On lui administra du carbonate de fer. On le ressuscita suffisamment pour qu'il vît le désespoir de sa mère agenouillée près de son lit, pour qu'il entendît le cri d'horreur qui se mêlait soudain aux prières entrecoupées et aux sanglots de la vieille femme :

Oh ! mon Dieu ! qu'est-ce que je vois ?

Ce qu'elle voyait, il le sentit sans le voir : il sentit que Marie était là, debout, au chevet du lit. Faiblement, il murmura :

Maman, tu me fais mal, va-t'en !

Quelqu'un entraîna la pauvre femme. Le Dr Lespinas s'occupait à étancher le sang qui coulait, en filets rouges, du cou de Charles. Il était assis au bord de la couche étroite, appuyé sur une main. Lafarge s'abandonna, ferma les yeux. La soif inapaisable qui desséchait sa gorge s'accroissait par l'hémorragie des piqûres. Il murmura :

Aména... à boire...

Des doigts de femme soulevèrent sa tête pesante. Aména. Sa petite sœur. Il entr'ouvrit ses yeux noyés d'un brouillard opaque, pour apercevoir la figure aux cheveux blonds qui venait à lui du fond de son enfance. Une cuillerée d'eau glacée sépara ses lèvres brûlées à vif. Marie. C'était Marie. Il fit un mouvement. Voulut-il parler ? Préféra-t-il, au seuil de l'éternité, la seule réprobation du silence ? Fut-il généreux ou lâche ? Prit-il conscience de ses fautes à lui, de ses fautes connues et de ses fautes cachées qui éclateraient après sa mort ? Elles l'obligeraient au pardon afin qu'il fût pardonné lui-même par le Juge qui pèse les crimes et les misères, et départage les châtiments selon les responsabilités qu'il connaît seul.

Il ne dit rien. Il but. Marie remporta le vase d'eau glacée. Alors, un sourire triste et sardonique crispa les lèvres du mourant. Il regarda le médecin, puis sa femme, et, par un dernier effort de ses membres martyrisés, il se tourna dans son lit et ne parla plus.

***

Emma Pontier revint de Lascaux dans la soirée. Elle apprit que Charles avait reçu les derniers sacrements. Au Dr Lespinas s'étaient joints le Dr Bouchez, de Vigeois, et M. Fleyniat. Ils se remplaçaient l'un l'autre auprès de Lafarge, spectateurs impuissants d'une épouvantable agonie.

Et Marie ? Le cœur de la jeune fille s'émouvait pour elle. Pauvre Marie, victime d'une jalousie stupide et méchante, elle perdait tout en perdant Lafarge, qui cependant ne la valait point, mais il lui restait celle qui ne l'abandonnerait jamais, sa sœur d'élection, sa confidente, sa petite Emma. Mlle Pontier courut à la chambre rouge. Marie était seule. Toutes d'eux s'embrassèrent en pleurant.

Marie gémissait :

Concevez-vous, Emma, que dans l'état où est mon mari personne, depuis ce matin, ne m'a serré la main ? Personne ne m'a adressé un mot de consolation ! L'on m'éloigne du lit de Charles. On craint peut-être que je ne lui parle d'affaires d'intérêt. On me connaît bien peu.

Emma réconforta sa cousine, la contraignit à se coucher, la soigna avec toute sa tendresse indignée, puis elle dut la quitter. D'autres encore, une mère, une sœur, avaient besoin d'elle, et le cœur d'Emma ne résistait jamais à l'appel des larmes. Toute la nuit, cette enfant délicate, qui voyait pour la première fois les hideurs de l'agonie, se partagea, infatigable, entre son amitié et sa pitié. Elle respira l'air fétide de la chambre encombrée de gens qui, parmi les cris et les pleurs de la mère, les prières des servantes agenouillées, les soins dérisoires des médecins et le râle de Lafarge, regardaient mourir le maître du Glandier.

Les médecins, M. Fleyniat, lui disaient de se reposer. Elle n'y consentait que pour aller retrouver Marie, et recommencer auprès d'elle son office de charité.

Ce fut au cours de cette nuit, qu'en arrangeant les vêtements de sa cousine, elle aperçut, dans la poche du tablier de soie, une petite boîte d'agate noire contenant une poudre blanche. Les anges mêmes sont curieux. Emma avait entendu parler de poison. Elle s'imagina que Marie méditait de se suicider. Elle prit une pincée de cette poudre, la mit dans un papier plié, et alla dire à M. Fleyniat :

Mon oncle, voyez donc ce que j'ai trouvé chez mon père. Qu'est-ce que c'est ?

Car les anges peuvent mentir lorsqu'ils deviennent des femmes, et qu'ils croient que leur mensonge, innocemment ingénieux, empêchera de grands malheurs.

C'était dans un meuble. De peur que mon frère et ses camarades, qui furètent partout ne se rendent malades en y touchant, j'ai voulu vous remettre cette poudre afin que vous en fassiez l'analyse.

M. Fleyniat suspecta quelque chose de grave.

— Je n'ai pas le temps, Emma. Et il fait trop sombre...

Et la regardant avec sévérité :

— Je te prie de n'en parler à personne.

Emma retourna vers Charles. Il ne voyait plus et n'entendait plus. Sa mère se jeta sur son corps et fut prise d'une crise de nerfs. On l'emporta.

La jeune fille se mit à genoux et récita les prières des agonisants. Charles Lafarge mourut avant l'aube.

 

XIV

 

Le lendemain même, 14 janvier 1840, Léon Buffière écrivit au procureur du roi, à Brive :

J'ai l'honneur de vous informer que M. Charles Pouch-Lafarge, du Glandier, mon beau-frère, vient de succomber. Son genre de maladie, diverses substances recueillies, et particulièrement l'opinion de M. Lespinas, médecin à Lubersac, font présumer un crime.

Je viens en conséquence, monsieur le procureur du roi, porter à votre connaissance toutes ces particularités afin que, dans l'intérêt de la justice, vous ordonniez ce que vous jugerez à propos.

Je suis, avec regret, etc.

 

Ce même jour, Emma Pontier coupa une mèche des cheveux du mort et la remit à sa tante Lafarge et à sa cousine Buffière.

— Marie, leur dit-elle, m'a donné une grosse tresse de ses cheveux pour la placer entre les doigts du pauvre Charles.

Elle fut foudroyée par le cri des deux femmes :

— Jamais ! Garde-t'en bien ! C'est elle, c'est Marie qui l'a empoisonné.

Mais ce choc n'ébranla qu'un instant la foi mystique d'Emma dans l'innocence de Marie. Pour elle, une idée domina toutes les autres, repoussant dans l'ombre des doutes involontaires, des soupçons naissants dont elle rougissait :

Marie, si on l'accuse, tombera dans le désespoir. Elle se tuera, on dit qu'il y a de l'arsenic dans la maison. Elle en a pris, peut-être, dans sa boîte...

La pauvre Emma ignorait le mal. Elle avait, sur la vie et sur la nature humaine, les notions conventionnelles que peut posséder une très jeune fille sans expérience qui juge ceux qu'elle aime avec son cœur, et non avec sa raison. Chérissant, admirant sa cousine, elle trembla du péril que Marie allait courir. La mère et la sœur de Charles se trompaient de bonne foi, puisqu'il peut y avoir de la bonne foi dans la haine. Elles seraient impitoyables. Il fallait avertir Marie, la sauver.

M. Fleyniat était parti. Il avait emmené Mlle Brun, qui était souffrante. A Vigeois, elle eut une crise de nerfs. Elle roulait des yeux hagards, poussait des cris et tournait sans cesse le petit doigt de sa main droite, comme si elle eût remué quelque chose au fond d'un bol.

C'est alors que M. Fleyniat se souvint de la poudre qu'Emma lui avait confiée. Il en jeta une pincée sur des charbons ardents, et il reconnut l'odeur d'ail caractéristique de l'arsenic.

***

Il revint au Glandier et fit parler sa nièce. Elle avoua : — Cette poudre, je l'ai prise dans la chambre de Marie. Elle dit aussi qu'elle avait demandé la boîte d'agate à Clémentine et qu'elle en avait parlé à Marie. Celle-ci ne s'était pas émue.

Vous êtes une enfant, avait-elle dit, ma pauvre Emma, Gardez cette boîte si vous voulez. Il n'y a que de la gomme. J'en prends constamment, à cause de ma toux.

— Serre la boîte, ne la remets à personne, dit M. Fleyniat. Emma conserva la petite boîte, mais son désir de sauver sa cousine devint une obsession. Elle se représenta les événements qui se passeraient, s'il y avait des perquisitions, une descente de justice. Un mot mal compris, une lettre mal interprétée, peuvent accabler un innocent. Enfin, dans les papiers de Charles, on trouverait toute la correspondance échangée avec Marie pendant ce malheureux voyage à Paris, la lettre qui annonçait l'envoi des gâteaux et qui engageait Charles à inviter Mme de Violaine. Marie n'aurait pas voulu empoisonner sa sœur ! Ce seul détail suffirait à la justifier. Mais, dans la folie de haine qui rendait la famille Lafarge comme enragée, ces lettres précieuses pourraient être enlevées et détruites.

Emma savait où étaient ces lettres : dans un meuble de la chambre rouge. Elle alla les chercher et les remit à la veuve. Il était temps. Un serrurier de Beyssac, Joseph Portier, avait été requis par Mme Lafarge, la mère, de se rendre immédiatement au Glandier.

Il fut reçu par la vieille dame en grand deuil, calme, pâle, froide, qui le fit entrer dans le salon où gisait son fils, sur un lit de sangle, dans la pénombre des volets fermés. Un moment après, elle l'introduisit dans la chambre rouge, ferma toutes les portes au verrou, et ouvrit un placard entre les deux fenêtres. Là, était le secrétaire en bois de noyer où Lafarge serrait ses papiers et ses documents. Sur l'ordre de la mère, le serrurier força le meuble. Avec un ciseau et un marteau, il détacha la bande de cuivre qui fermait le tiroir secret. Mme Lafarge lui dit de prendre tous les papiers, de les mettre en tas dans un fichu noué par les quatre bouts, et de les porter dans sa chambre. Ce qu'il fit.

Dans cette chambre, il aperçut la jeune veuve. Elle était assise, la tête appuyée au dossier de son fauteuil et paraissait ne rien savoir de ce qui s'était accompli à quelques pas d'elle.

***

Les scellés furent posés le 15 janvier par le juge de paix de Lubersac. Le même jour, arrivèrent le juge d'instruction Léon Lachapelle, le commis greffier Vicart et le procureur du roi Rivet. Ils avaient donné rendez-vous aux Drs Massénat et Tournadoux-Dalbay, qui ne purent venir. M. Lachapelle entendit seulement Mme Lafarge mère et s'en fut coucher à Lubersac. Le lendemain, le Dr Lespinas et le Dr Bardon se joignirent à leurs confrères. Ils prêtèrent serment et procédèrent à l'autopsie. La chambre-salon où Lafarge était mort tint lieu d'amphithéâtre. Sur une table, le triste cadavre ratatiné et basané, où la décomposition commençait déjà, fut ouvert par les mêmes mains qui avaient soigné le corps vivant. Les lésions qui se révélèrent confirmèrent l'extrême probabilité, sinon l'entière certitude d'un empoisonnement. Des viscères furent prélevés et réservés pour l'examen ultérieur, ainsi que tous les vases contenus dans l'armoire d'Adélaïde Lafarge.

Pendant que les médecins achevaient leur funèbre cuisine, un étrange incident se produisit.

Le juge d'instruction de Brive apporta aux magistrats un paquet de poudre blanche que les deux jeunes domestiques du Glandier, Alfred Montadier et Jean Bardon, avaient enterré dans le jardin, du côté du cloître.

Ces deux garçons, d'esprit simple, totalement illettrés, avaient tellement entendu parler de poison qu'ils avaient pris peur. L'un et l'autre étaient allés, le 5 janvier, acheter de l'arsenic à Uzerche. Et voilà que l'on accusait Mme Charles d'avoir empoisonné son mari ! Est-ce qu'Alfred et Jean ne seraient pas considérés comme des complices, jetés en prison, condamnés à l'échafaud !... Alfred en perdit l'esprit. Il voulait se jeter dans la rivière. Il voulait qu'on mît en terre, vite, vite, le pauvre défunt, à peine refroidi. Il se rappelait aussi que Madame avait remis un paquet de mort-aux-rats à Clémentine, et que Clémentine, effrayée, l'avait fourré dans un vieux chapeau, sur une tablette, au-dessus du bureau de M. Lafarge. Après cela, le chapeau tomba, le paquet resta sur le bureau. Alfred le trouva et demanda à Clémentine ce que c'était.

— De l'arsenic.

— Et qu'en faire ?

— Ce que vous voudrez.

— Il faut mettre ce paquet dans l'eau, dit Jean Bardon.

— Non, dans la terre, dit Alfred.

Et ils allèrent l'enfouir. Mais le remords de cette action qui leur paraissait énorme, fut plus puissant que leurs craintes puériles. Ils se confessèrent au juge d'instruction et déterrèrent devant lui le paquet.

Et Lafarge, ou ce qui restait de lui, le corps dépecé, voilé dans un linceul ensanglanté, trouva enfin le repos dans la terre. Il n'y devait pas rester longtemps.

 

XV

 

Le jour même des funérailles, les Buffière emmenèrent la vieille Mme Lafarge à Faye, près de Saint-Yrieix. Emma Pontier repartit pour Uzerche, en promettant de revenir bientôt. La forge s'éteignit faute de charbon, et la maison aux volets fermés ne sembla plus vivre que par la fumée de son toit.

Tandis qu'à Brive les experts faisaient leur besogne, et que déjà toute la Corrèze s'enfiévrait aux rumeurs du drame, Marie Lafarge — redevenue, pour tous, Marie Cappelle — était clouée à cette maison lugubre qu'elle ne pouvait pas quitter. Fuir eût passé pour un aveu, et l'inexorable main que la veuve sentait s'approcher, l'eût partout retrouvée et saisie. Il fallait faire face au destin.

Le remords, ange noir, ne visite pas une Marie Cappelle. S'attendrir sur Lafarge ? Elle a bien d'autres soucis plus personnels et plus pressants ! Elle a une défense à préparer, des amis à conserver, à convaincre, à dresser autour d'elle comme un rempart. Elle a surtout à composer un personnage nouveau après tant d'autres : celui de la femme calomniée, victime de machinations inouïes, accablée par la fatalité. Et c'est le personnage qu'elle crée pendant ces jours de solitude, et continuera de créer jusqu'à ce qu'elle se soit transformée en lui, jusqu'à ce qu'elle ne le distingue plus d'elle-même, et qu'entendant dire ce qu'elle voulait qui fût dit, et proclamer son innocence par ses croyants, elle prenne tout naturellement l'attitude, l'accent irrésistible et les sentiments mêmes de la vertu persécutée.

Elle compte sur le prestige de sa famille, sur la chaleureuse amitié de Raymond Pontier, d'Emma, du comte de Tourdonnet ; sur le dévouement canin de Clémentine ; sur les incertitudes de Fleyniat ; sur les contradictions des médecins et — carte suprême à jouer — sur le mystère qui est dans la vie de Denis et qui touche au passé de Lafarge. Ce Denis détesté de tous, et qui la déteste parce qu'elle l'a méprisé, il y a en lui des traits du criminel. Il a fait des voyages inexpliqués, dans le temps que Lafarge était à Paris. Il est allé chercher de l'arsenic à Brive, à Tulle. Pourquoi n'aurait-il pas songé à supprimer son maître afin de s'emparer du brevet ?

Tout cela n'est pas encore bien net, bien dessiné dans l'esprit de Marie Cappelle. Ce sont des linéaments qui s'esquissent, confus, variables, et qui s'ordonneront selon les nécessités d'un interrogatoire imminent.

Et voici que Lafarge lui apporte un élément de justification bien imprévu, calamité qui va tourner à la gloire de sa veuve. Un créancier, M. Roques, de Brive, se présente au Glandier. Il est déjà venu, le 13 janvier, pour réclamer le paiement d'une dette. Il n'a pu voir Lafarge, mais il a vu Marie qui lui a garanti tout ce qui lui était dû, garantie non valable puisqu'elle était consentie par une femme mariée, sans autorisation maritale. Il revient, s'adressant cette fois à une veuve. Il apporte une créance de vingt-huit mille francs. Il montre une lettre de M. de Violaine, qui n'est pas de l'écriture de M. de Violaine. Il montre des billets qui sont des faux ! Ce sont des effets en l'air, portant la signature de personnes insolvables, ou même de personnes imaginaires.

Arrive un autre créancier. C'est un M. Bonaventure Brossard. Il a reçu de Lafarge des effets sur M. Barbier. L'un de ces billets était signé Eyssartier. Présenté à M. Eyssartier, d'Uzerche, celui-ci n'a pas reconnu sa signature et l'a laissé protester.

Et Marie Cappelle découvre que son mari a été un faussaire. Sans doute il avait eu l'intention de payer ses effets ; il n'y avait qu'un moyen illégal et coupable, mais transitoire, de gagner du temps. Il espérait que jamais son beau-frère de Violaine ne connaîtrait son subterfuge. Il avait compté sur le succès de son invention, sur l'exploitation de son brevet, sur l'avenir... L'avenir !

Marie ne pouvait hésiter. Même sauvée des griffes des juges, elle ne voulait pas, devant le monde, être la veuve d'un faussaire. Et le beau rôle que Lafarge, du fond de sa tombe, lui procurait, elle saurait le tenir. Un sacrifice d'argent était peu de chose au prix de sa liberté et de sa vie. Elle s'engagea formellement à désintéresser les créanciers de son mari. Mais elle ignorait encore que le Barbier des billets, c'était Denis et que l'influence de cet homme sur Lafarge, ses absences, ses voyages s'expliquaient par la complicité du maître et du commis.

***

Le 18 et le 19 janvier, les experts firent l'analyse des viscères et des boissons qu'ils avaient emportés. Ils ne connaissaient pas encore l'appareil de Marsh et leurs expériences furent incomplètes. Cependant, ils trouvèrent de l'arsenic métal dans le résidu du lait de poule, de l'acide arsénieux dans l'eau panée et dans l'eau sucrée, dans les liquides que contenait l'estomac et dans les tissus de cet organe. Ils conclurent :

La mort du sieur Lafarge est le résultat de l'empoisonnement par absorption d'acide arsénieux.

Le 21 au matin, le juge Lachapelle arrivait au Glandier. Il interrogea neuf témoins, dont Mme Lafarge, Mlle Brun et la tremblante Emma qui lui remit la boîte d'agate noire. Le 23, le procureur du roi, M. Rivet, requit mandat d'arrêt contre Marie Lafarge, née Cappelle.

Sur le conseil de MM. Brugère, Materre et Fleyniat, qui redoutaient le scandale de certaines révélations sur la famille Lafarge, Marie Cappelle écrivit au procureur du roi, de Limoges, M. Dumont de Saint-Priest, pour obtenir l'autorisation de subir la prison préventive au Glandier même, sous une garde suffisante, dont elle supporterait tous les frais. Mais le mandat devait être exécuté. Le 24 janvier, deux gendarmes conduisirent Marie Cappelle à la prison de Brive. Le départ avait été fixé à une heure après minuit. La jeune femme, accompagnée d'Emma, qui l'avait rejointe et ne voulait pas l'abandonner en ce moment terrible, monta une dernière fois sa jument grise et, sous des torrents de pluie, dans la nuit glacée, elle quitta le Glandier pour toujours.

 

ÉPILOGUE

 

Les événements qui suivirent sont connus. Il n'y a pas deux manières de les relater, car c'est au jour le jour que les procès-verbaux, les interrogatoires, et tous les ressorts de la mécanique judiciaire, ont raconté, dans leur sèche et stricte vérité, la vie de Marie Cappelle.

Elle n'était plus qu'une prisonnière, et la clameur de la foule qui l'avait accueillie à Brive exprimait l'hostilité de tout le pays limousin. Les gens qu'elle avait blessés par ses moque- ries, les femmes surtout — car la femme est une louve pour la femme jalousée — trouvaient dans son crime la justification de leur rancune. Ce n'était pas un bien vif intérêt pour feu Lafarge, ce n'était pas un bien pur amour de la vertu qui animaient ces bourgeoises impitoyables. Certaines, il faut le dire, avant de connaître le détail de la cause, affirmaient déjà la culpabilité de Marie Cappelle et goûtaient l'âcre plaisir d'une revanche sur la Parisienne trop élégante, trop spirituelle, trop admirée, qui ne leur ressemblait pas.

Mais elle, avec cette énergie que ne relâche aucun remords intempestif, elle, devenue à ses propres yeux l'Innocence malheureuse, regarde ce monde ennemi qui l'entoure, et tout de suite elle fait front. Son courage s'appuie sur un dévouement. Clémentine est près d'elle, partageant sa cellule, par une inexplicable faveur, Clémentine, dont elle modèle à sa volonté la pensée, dont elle rectifie les souvenirs, esclave adorante, alliée fidèle jusqu'à l'échafaud. La présence de cette humble amie est un des ressorts de la force de Marie Cappelle. Seule, elle défaillirait peut-être. Clémentine, cœur dévoué, oreille ouverte, est un témoin, un auditoire, et c'est beaucoup. A Marie Cappelle, il faut davantage : l'amitié d'un esprit supérieur et une protection virile. Elle connaît ses ressources, la puissance de séduction qu'elle essaye sur les gendarmes, ses gardiens, qu'elle essaiera sur le directeur de la prison, sur le médecin, sur la femme du portier, par habitude autant que par intérêt. Comment cette puissance incontestable ne s'exercera-t-elle pas plus utilement sur un homme qui épousera sa cause, sur le défenseur qu'il lui faut choisir ? Elle a demandé d'abord un avocat très connu : Me Théodore Bac, bâtonnier du barreau de Limoges. Elle se souvient maintenant d'un avocat plus jeune, très jeune, à peine vingt-deux ans : c'est celui qu'elle a entendu plaider aux assises de Tulle, celui que Raymond Pontier lui a présenté et qui les a accompagnés dans une promenade sur les hauteurs qui dominent la ville. Elle ne l'a jamais revu depuis, mais elle n'a pas oublié ce visage ardent, ces yeux un peu globuleux, cette voix dominatrice et persuasive. Et lui, a-t-il oublié la jeune femme qu'il regardait avec une admiration presque tendre ? Celui-là, certes, plus encore que Me Bac, sera pour Marie Cappelle un croyant.

Elle écrit à Charles Lachaud :

Vous avez un admirable talent, Monsieur. Je ne vous ai entendu qu'une fois et vous m'avez fait pleurer.

Alors, pourtant, j'étais gaie et rieuse ; aujourd'hui, je suis triste et je pleure.

Rendez-moi le sourire en faisant éclater mon innocence aux yeux de tous.

***

Un événement qu'elle n'avait pas prévu vint compliquer — et aggraver — une situation difficile. Le 31 janvier, M. de Léautaud, qui s'était toujours méfié de Mlle Cappelle, se rendit chez le préfet de police de Paris. Il pensait qu'une empoisonneuse peut être aussi une voleuse, et il demanda qu'une perquisition fût faite au Glandier.

Cette perquisition eut lieu le 10 février. Dans un tiroir du secrétaire de Mme Lafarge, on trouva une petite boîte ronde en carton rose, qui contenait des diamants et des perles démontés.

Marie Cappelle déclara au juge que les diamants lui avaient été envoyés après son mariage, par un grand-oncle demeurant à Toulouse, de la part d'une grand'tante décédée dont elle ignorait le nom, avec laquelle elle n'avait jamais eu de relations, et qui lui avait légué ses pierreries. Un monsieur inconnu d'elle les lui avait remises, à Uzerche. Quant aux perles, Marie les possédait depuis longtemps et ne savait d'où elles lui venaient. La bague et la broche étaient des cadeaux de noces offerts par le général de Brack et Mme de Léautaud.

Les diamants, les perles, tous les bijoux, furent envoyés à Paris. M. et Mme de Léautaud, le bijoutier Lecointe, les reconnurent. Il fut démontré que jamais ni le général de Brack, ni Mme de Léautaud, n'avaient fait aucun présent à Mlle Cappelle. Et la conviction de Me Théodore Bac fut singulièrement ébranlée.

S'il était moins naïf que son jeune confrère — qui avait l'excuse d'être amoureux de leur cliente — Me Bac se devait pourtant aux intérêts de Mme Lafarge. Après lui avoir fait remarquer l'absurdité de son système de défense, il dut accepter la version qu'elle imagina, qu'elle maintint, qu'elle arriva sans doute à croire vraie : l'oncle de Toulouse, la grand'tante n'existaient pas. Marie Cappelle les avait inventés par générosité pure, pour tenir un serment sacré, et pour sauver l'honneur d'une amie. Car Mme de Léautaud s'était volée elle-même ! Elle avait voulu disposer de ses diamants, les faire vendre en secret par sa chère Marie, sa confidente, et, avec l'argent obtenu, payer le silence de M. Clavé. Oui, M. Clavé, l'ancien amoureux de Mlle de Nicolaï, qui ne l'avait jamais revue, qui s'était fixé en Algérie, était soupçonné de chantage !...

Me Bac fut bien obligé de croire ce qu'on lui racontait. Il partit pour Paris, porteur d'une lettre de Mme Lafarge adressée à son amie. Il demandait un entretien secret. Mme de Léautaud le reçut devant son mari et ses parents. Elle n'avait rien à leur cacher, dit-elle.

Et voici l'invraisemblable roman qu'elle lut tout haut, avec un étonnement qui devint de l'indignation :

Marie,

Que Dieu ne vous rende pas tout le mal que vous m'avez fait !

Hélas ! vous êtes bonne, mais je vous sais faible. Vous vous êtes dit qu'arrêtée pour un crime atroce je pouvais subir cette accusation infâme. Je me suis tue. J'ai remis à votre honneur le soin de mon honneur : vous n'avez pas parlé.

Le jour de la justice est arrivé. Marie, au nom de votre conscience, de votre passé, sauvez-moi !...

 

Suivait le récit des prétendues amours de Mlle de Nicolaï avec Félix Clavé, la peur du chantage, le vol simulé, la sommation à Mme de Léautaud de reconnaître, par un billet antidaté et signé de sa main, qu'elle avait confié ses diamants à Marie Cappelle en dépôt avec autorisation de les vendre. Mme Lafarge se targuait de produire des preuves : le secret de ce dépôt, confié à Charles Lafarge et dont elle lui parlait dans une de ses lettres en lui disant de vendre les diamants chez Lecointe ; la réponse de Lafarge avec le timbre de la poste qui en certifiait l'authenticité.

 

Les Léautaud et les Nicolaï, revenus de leur stupeur, dirent à Me Bac que cette infernale invention d'une détraquée ne les intimiderait pas un instant. Ils ne craignaient pas le débat, et ils s'informeraient immédiatement de ce qu'était devenu Félix Clavé.

Après Me Bac, ce fut Me Lachaud que Marie Cappelle envoya chez Mme de Nicolaï. Il la supplia de sauver Mme Lafarge, même par un roman. Mme de Nicolaï répondit que le roman imaginé par Marie Cappelle était fort mal combiné, puisque Mlle de Nicolaï, avant et après son mariage, était libre de disposer à son gré d'une fortune personnelle qui lui eût permis de dépenser de grosses sommes sans en rendre compte à qui que ce fût.

Lachaud essaya de l'ébranler par la crainte du scandale.

Eh bien, dit Mme de Nicolaï, nous paierons ainsi le malheur d'avoir connu Mme Lafarge.

***

Le procès des diamants vint devant le tribunal correctionnel de Brive le 9 juillet 1840.

Me Bac demanda que l'affaire criminelle fût jugée avant l'affaire correctionnelle. Me Lachaud réclama la remise du procès, afin que les témoins à décharge pussent être convoqués. Les deux avocats redoutaient le débat. Ils employaient tous les moyens dilatoires pour le retarder, et ils annoncèrent que Mme Lafarge ferait défaut.

Les débats s'ouvrirent, et Mme Lafarge, comme on l'avait laissé prévoir, fit défaut. Mme de Léautaud témoigna qu'elle avait parlé à M. Clavé une seule fois dans sa vie, au bal de Tivoli ; qu'elle ne l'avait jamais revu depuis son mariage et qu'elle ne l'avait jamais cru capable d'un chantage déshonorant. Aucune des prétendues preuves de Marie Cappelle n'existait. Il lui était impossible de montrer la lettre de Lafarge avec le timbre de la poste et pour cause.

Le jugement, rendu le 15 juillet, fit ressortir l'invraisemblance et l'absurdité de ce système de défense, le prétendu dépôt ne reposant que sur l'allégation de la prévenue, n'étant étayé sur aucune preuve, même sur aucun adminuscule de preuve.

Et Marie Cappelle fut condamnée à deux ans de prison.

Elle fit appel.

***

Les débats du procès d'empoisonnement commencèrent le 4 septembre 1840.

Dès cinq heures du matin, les abords du Palais de justice de Tulle furent envahis par une foule où se coudoyaient l'aristocratie et la bourgeoisie du pays, des journalistes parisiens, des fonctionnaires, des officiers et quantité de femmes. Tout ce monde, venu comme aux arènes, s'entassa dans la salle surchauffée. Au banc de la défense, s'assirent Me Paillet, bâtonnier du barreau de Paris, Me Bac et Me Lachaud.

On vit paraître, conduite par Me Paillet, une mince femme très pâle et très brune, en grand deuil de veuve, coiffée d'une capote de crêpe d'où tombait un voile noir. Elle releva ce voile, et ses beaux yeux cernés regardèrent l'assistance, souriant à quelque figure amie, et ne se baissant pas devant les figures hostiles.

Pendant deux semaines, du 4 au 19 septembre, Marie soutint cette épreuve des longues audiences, parfois brisée, presque évanouie, portée sur un fauteuil par les huissiers du Palais, forçant la pitié d'un public qui avait voulu se repaître de sa honte et de ses souffrances, mais soutenue par une énergie intérieure qui ne fléchissait que pour se redresser, comme une épée de bonne trempe.

Le filet serré des témoignages l'enveloppa. Elle s'y débattit en faisant sauter, çà et là, des mailles. Indirectement, elle accusait Denis. La défense dévoila le rôle équivoque de cet homme — le Barbier des fausses traites — et sa haine avouée pour Marie Cappelle. Cependant, on ne voyait pas — on ne voit pas encore aujourd'hui — quel intérêt eût poussé le commis à empoisonner le maître de forges. Le garçon d'hôtel qui avait soigné Lafarge vint décrire l'unique gâteau qu'il avait déballé, qu'il avait vu sur la commode de la chambre et, quelques jours plus tard, jeté aux ordures. Félix Buffière rapporta sa visite à Lafarge souffrant. Lui aussi, avait vu le délicieux gâteau. On lui avait même offert d'y goûter ! Et il avait entendu la lecture de la fameuse lettre d'envoi où, soi-disant, Marie priait Lafarge d'inviter à la dînette symbolique Mme de Violaine. Félix Buffière se souvenait qu'il n'était pas fait mention de la jeune femme dans cette lettre... qui avait inexplicablement disparu. Mlle Brun raconta la fabrication du lait de poule, la poudre blanche versée dans la tasse, dans l'eau panée ; la traînée de poudre sur le meuble ; le pot de porcelaine du tiroir, où le Dr Lespinas et le pharmacien Eyssartier avaient découvert de l'arsenic. Il y en avait aussi, mêlé à la gomme, dans la boîte d'agate noire. Par contre, il n'y en avait pas trace dans les pâtées destinées aux rats. Le paquet remis à Clémentine par Mme Lafarge, et sottement enfoui par les deux nigauds de valets, n'était que du bicarbonate de soude.

Donc, les rats du Glandier n'avaient goûté qu'à des substances inoffensives, tandis que l'arsenic avait passé dans les boissons du malade.

Aurais-je été assez stupide pour faire acheter ouvertement de l'arsenic, si j'avais voulu empoisonner mon mari ? objectait l'accusée.

L'argument n'était fort qu'en apparence. Il avait été prévu et préparé, par cette façon même de se procurer le poison avec ordonnance, ou grâce à la complaisance d'un pharmacien. La coïncidence des dates, entre les achats d'arsenic et la maladie de Lafarge, le petit jeu de la poudre blanche, les circonstances de l'envoi des gâteaux, le contraste entre les lettres amoureuses d'octobre et la lettre extravagante du 15 août, quel faisceau de présomptions, sinon de preuves ! Et le récent procès des diamants éclairait d'une lumière imprévue le caractère de Marie Cappelle, cette virtuose du mensonge.

Le filet mortel, tout à coup, montra une déchirure.

La première expertise avait accusé l'existence de l'arsenic dans les tissus du cadavre. Les experts en avaient tiré un précipité jaune, soluble dans l'ammoniaque, mais, quand ils avaient chauffé au rouge, pour obtenir l'arsenic métallique, le tube qui contenait ce précipité, le tube, trop hermétiquement fermé, avait fait explosion. Me Paillet contesta les résultats d'une expérience défectueuse. Pour renforcer son opposition, il demanda l'avis du savant chimiste Orfila, prince de la science. Orfila répondit très catégoriquement que la présence du précipité jaune ne prouvait rien.

Tous les médecins légistes, écrivait-il, prescrivent de réduire par un procédé quelconque le précipité jaune et d'en retirer l'arsenic métallique. J'ai longuement insisté dans mes ouvrages sur la nécessité de recourir à cette extraction, et j'ai vivement blâmé ceux qui, ayant négligé de le faire, concluraient cependant à la présence d'un composé arsenical dans les flocons jaunes dont il s'agit.

 

Ainsi, Mathieu Orfila apportait à la défense un secours inespéré. L'avocat général Decous souhaitait que le savant fût appelé en personne, devant le tribunal. Les juges se contentèrent d'ordonner une seconde expertise avec trois nouveaux experts, des pharmaciens de Limoges. Ceux-ci employèrent l'appareil de Marsh, qui ne révéla pas un atome d'arsenic dans les matières animales.

Marie Cappelle put alors bénir la chimie et les chimistes. Ses défenseurs triomphaient. L'opinion commençait à se retourner, et le mystère se compliquait, s'obscurcissait de plus en plus. Toute la France, et presque toute l'Europe, s'étaient passionnées pour ou contre le sphinx féminin, la femme aux yeux noirs, ange ou démon du Glandier. On ne parlait que d'elle dans les salons. Des gens se querellaient, des amis se brouillaient. Les démocrates étaient lafargistes pour faire pièce au Faubourg-Saint-Germain et au roi Louis-Philippe ; les intellectuels du temps l'étaient aussi, par romantisme, et par réaction contre la bourgeoisie et la province. Les autres étaient en majorité anti-lafargistes. Enfin — comme nous l'avons vu depuis dans une autre affaire plus grave — peu de personnes avaient le soin ou le moyen de bien s'informer. La plupart prenaient leurs sentiments pour des opinions. C'est le train naturel du monde.

La cour décida qu'une troisième expertise serait faite sur le cadavre exhumé et que les premiers experts s'adjoindraient aux pharmaciens de Limoges.

Le 7 septembre, le corps décomposé de Lafarge fut arraché à la terre. On lui enleva le foie, le cœur, la chair de la cuisse gauche, une portion de la vessie et des intestins, et l'on prit aussi un fragment du linceul et un peu de terre. Par une sorte de raffinement macabre, ces débris, mis dans des pots, furent apportés au tribunal. La chaleur de la saison et de la salle bondée développa l'odeur infâme, qui envahit tout l'édifice. Des femmes se trouvèrent mal — pas tout à fait. Elles ne voulaient pas perdre leur place difficilement conquise. Toutes restèrent, blêmes, la nausée aux dents, respirant flacons de sels anglais et cassolettes, ce qui donne une haute idée de la curiosité féminine, véritable passion, capable de refréner les spasmes de l'estomac, le trouble des yeux et ie bourdonnement des oreilles, symptômes bien connus de la défaillance que provoque l'extrême dégoût.

M. Dupuytren (de Limoges) présida aux analyses qui furent faites dans un local du Palais. Le 9, il déclara qu'après l'emploi de l'appareil de Marsh, on n'avait pas trouvé d'arsenic dans les tissus et les viscères, tandis que l'arsenic existait dans les poudres et les boissons.

Des applaudissements éclatèrent. Un sourire illumina le visage émacié de Marie Cappelle, qui se pencha vers ses défenseurs. Me Lachaud pleurait. Les Garat, les Violaine sanglotaient de joie. C'était l'acquittement assuré ; c'était l'écrasement des Lafarge, Buffière, Denis, Brun, Lespinas. Charles, sorti de son cercueil sous la triste forme de fragments empuantis. venait de justifier sa veuve.

***

Cependant, l'on apprend que l'affaire n'est pas finie, que la cause n'est pas gagnée tout à fait. La cour a décidé qu'une dernière expertise serait faite, par un homme dont le verdict ne pourrait être discuté, par ce prince de la science que les défenseurs de Mme Lafarge ont naguère consulté par écrit : Mathieu Orfila.

Ce n'est pas un ennemi de l'accusée. Pourquoi le serait-il ? Ce n'est pas davantage un ami. Il ne l'a jamais vue. Orfila, c'est la Chimie indifférente aux répercussions morales de ses travaux et ne connaissant que les résultats de ses expériences. Me Paillet le voit arriver sans inquiétude et Marie Cappelle reste calme.

Le savant se présente devant la cour à l'audience du 13 septembre. C'est un homme mince, au nez aquilin. Son type physique rappelle ses origines maltaises. Il parle bien, d'une voix musicale et grave. Avec lui, M. Bussy, professeur de chimie à l'École de pharmacie de Parie, et le Dr Olivier d'Angers, prêtent serment. L'effroyable cuisine recommence et l'effroyable odeur envahit la salle. C'est le jour où dépose Emma Pontier pour la seconde fois, la timide, l'imprudente Emma, qui touche tous les cœurs, lorsque les questions du ministère public la pressent, et qu'elle éclate en larmes. C'est aussi l'audition des témoins à décharge.

Le soir, grand banquet offert au doyen de la Faculté de médecine de Paris par les médecins de Tulle. Orfila est sensible à l'honneur qui lui est fait, mais il ne dit rien de l'expertise en cours. Après le repas, il retourne à ses travaux, et ses expériences se continuent toute la nuit, puis toute la journée du lendemain, dans la salle verrouillée, gardée par des soldats, où n'ont pénétré que les experts.

14 septembre. L'audience est longue. On entend encore les témoins à décharge, qui ne sont pas nombreux et pour la plupart étrangers à l'affaire. Témoins de moralité : le banquier Roque, de Brive, M. Brossard — créanciers de feu Lafarge — le curé de Villers-Hellon, Ursule Lorrin, la bonne Lalo — qui a élevé Marie Cappelle. A deux heures la séance est suspendue. Il faut attendre le résultat de l'expertise. Les heures passent bien lentement. Quelle épreuve pour des nerfs de femme, cette inaction dans l'angoisse ! Les fenêtres de la salle se sont assombries. Dehors, le ciel s'est chargé de gros nuages. Par moments, la pluie bat les vitres, une pluie pesante, rapide, crépitante. Marie Cappelle est affreusement pâle dans le cadre de sa capote noire. Ses traits paraissent anguleux. Elle regarde la salle évacuée, les banquettes vides, les gardes postés aux portes, le Christ dressé contre le mur, juge muet, qui sait ce que la justice humaine ne connaîtra jamais avec certitude... Et toujours cet horrible relent de cadavre !

Cinq heures. Les portes s'ouvrent. La foule se précipite. Les magistrats rouges sont sur leurs sièges. La pluie a redoublé. Il semble que la nuit entre dans la salle avec ces hommes calmes, ces experts qui ont eu peine à fendre la masse des curieux, et qui arrivent enfin à la barre.

Orfila parle le premier :

Je vais faire connaître à la cour le résultat des travaux auxquels nous nous sommes livrés hier...

Je dois d'abord déclarer que, pendant toutes nos opérations, nous avons été constamment assistés par huit au moins des anciens experts. Ils ne nous ont jamais quittés si ce n'est aux heures où nous avons été nous-mêmes forcés d'abandonner notre laboratoire. Pendant ce temps, l'appartement dans lequel nous opérions, où étaient nos matériaux, et les substances sur lesquelles nous expérimentions, a été exactement fermé. Pour opérer, nous nous sommes servis des mêmes réactifs que les premiers experts. Nous n'avons employé aucun de ceux que nous avions rapportés de Paris, si ce n'est le nitrate de potasse qui nous a servi pour brûler les matières et que les premiers experts n'avaient pas pu mettre en usage.

 

Et, comme au début d'une leçon, avec une précision mathématique de professeur :

Je diviserai en quatre parties ce que j'ai à dire.

1° Je démontrerai qu'il existe de l'arsenic dans le corps de Lafarge.

La phrase tombe dans un silence total où ne passe pas un soupir, pas un mot murmuré. Juges, défenseurs, auditeurs et l'accusée elle-même sont de pierre.

Mathieu Orfila continue :

— ... 2° Que cet arsenic ne provient pas des réactifs avec lesquels nous avons opéré ni de la terre qui entourait le cercueil.

3° Que l'arsenic retiré par nous ne vient pas de cette portion arsenicale qui existe naturellement dans le corps de l'homme.

4° Enfin je ferai voir qu'il n'est pas impossible d'expliquer la diversité des résultats et des opinions dans les expertises, qui ont été sincèrement faites quand on les compare à la nôtre.

 

Il explique comment il avait procédé, et pourquoi les analyses précédentes avaient été faussées ou incomplètes. Les experts, peu familiarisés avec l'appareil de Marsh, avaient mal réglé la flamme, les taches arsenicales qu'un meilleur fonctionnement eût fait apparaître, comme elles étaient apparues après l'expérience récente, s'étaient volatilisées. La faible quantité d'arsenic décelée par l'opération était contenue dans une très petite quantité de matière animale, à peu près le volume d'une grosse noix. On avait trouvé un demi-milligramme d'arsenic dans ce peu de substance. Le corps tout entier en devait contenir beaucoup plus.

Et voici les conclusions du savant :

— ... Il résulte de ces recherches que nous avons retiré de l'arsenic métallique :

1° De l'estomac, des liquides qu'il contenait et de la matière des vomissements traités ensemble comme il a été dit plus haut ;

2° Des débris de viscères thoraciques et abdominaux sur lesquels nous avons opéré.

Cet arsenic ne peut provenir, ni des réactifs, ni des vases employés aux expériences ci-dessus décrites.

Il ne fait pas non plus partie de l'arsenic contenu naturellement dans le corps de l'homme. En effet, par les procédés mis en usage dans nos recherches, il est impossible de déceler la plus légère trace de cet arsenic dans les viscères sur lesquels nous avons expérimenté.

 

Marie Cappelle leva les yeux au ciel et sembla — dit un journaliste du temps — protester ainsi de son innocence.

L'audience fut levée.

Après les graves résultats des rapports, dit le président Barny, il importe à tous d'avoir le temps de se recueillir.

L'accusée — et dans l'esprit de tous : la condamnée — ne parut pas à l'audience du lendemain. Les médecins, commis par la cour pour l'examiner, déclarèrent qu'elle ne pouvait se lever. L'audience fut donc renvoyée au jour suivant. Le Dr Ventéjou, qui soignait la prisonnière et qui avait subi son charme, fit un communiqué à la presse. Il y disait que, depuis l'ouverture des débats, la santé de Mme Lafarge avait été constamment dans un état précaire, par suite de plusieurs affections, toutes graves et alarmantes.

Au milieu de ces conflits d'incidents nombreux et compliqués, elle a toujours conservé ce calme et cette sérénité qui sont le privilège exclusif de l'innocence, affirmait l'excellent homme.

Le 17 septembre, devant un auditoire nombreux à faire craquer les murs, et où l'on remarquait un grand nombre d'ecclésiastiques, Mme Lafarge fut apportée dans une bergère, immobile et quasi morte. Elle dut entendre, comme dans la torpeur d'un demi-sommeil morbide, la discussion du rapport d'Orfila, le réquisitoire et la vigoureuse plaidoirie de Me Paillet. Le duel entre le défenseur et l'avocat général se poursuivit le lendemain. Puis, Me Bac parla sur l'affaire des diamants. Il reprit la thèse de Mme Lafarge, traita Clavé de louche personnage et lut une lettre de Raymond Pontier. Le chirurgien-major transmettait l'attestation d'un homonyme de Clavé, qui avait reçu par erreur une boîte envoyée par la comtesse de Léautaud.

A 7 h. 45, le jury, ayant délibéré, rentra dans la salle des assises, d'où l'on avait dû emporter Marie Cappelle sur un brancard. Elle ne put assister à la lecture du verdict qui la déclarait coupable avec circonstances atténuantes, ni s'entendre condamner à la peine des travaux forcés à perpétuité, à une heure d'exposition publique, et aux frais du procès.

Cette nouvelle retentit dans toute la France. En l'apprenant, le jeune droguiste Guyot, qui avait la tête un peu faible, se tira un coup de pistolet.

***

Elle avait maintenant des cheveux gris, comme si elle avait vieilli de trente ans pendant les trois derniers jours du procès. Elle était encore à la prison de Tulle. Clémentine partageait toujours sa captivité, et l'émotion causée par sa condamnation n'avait pas fini de croître.

Comme elle fut habile à l'entretenir ! Durant toute une année, elle fit traîner par des artifices de procédure la seconde affaire des diamants. Délais, sursis, pourvois se succédèrent. Quand arriva — car tout a une fin — le jour fixé pour les débats, 29 avril 1841, elle prétexta qu'une otite de l'oreille droite lui interdisait de s'exposer à l'air extérieur. Lorsqu'elle se résolut à comparaître, le 4 mai, vêtue d'un deuil adouci et coiffée d'une capote élégante, Me Lachaud, devenu son défenseur en titre, contesta le droit du tribunal à juger cette morte civile. Du fait de sa condamnation, elle avait cessé d'être. Il n'y avait plus ni Mme Lafarge, ni Marie Cap- pelle. La peine infligée par le tribunal correctionnel de Brive se confondait avec la peine criminelle prononcée par la cour de Tulle. Le tribunal n'accepta pas cette thèse. Il accorda seulement trois mois à la prévenue pour assigner ses témoins. Et le 5 août arriva sans qu'elle en eût désigné aucun.

Ses deux avocats les plus importants, Me Paillet, Me Bac, s'étaient écartés d'elle. Bac n'avait pas voulu la revoir depuis la fin du procès criminel, et il savait mieux que personne, ce qu'elle était capable d'inventer. Mais le jeune Lachaud — le troisième Charles de sa vie — ce stagiaire de vingt-deux ans, plein de talent, de fougue, de générosité, plein d'amour aussi — s'était donné à Marie corps et âme.

Elle jouait si bien son personnage ; elle était tellement bien devenue la Victime, la Martyre, que ce n'était même plus calcul ou comédie. Elle croyait ce que Lachaud disait d'elle, et se reconnaissait dans la touchante image qu'il portait en son cœur. Elle le tenait sous le charme de ses yeux, de sa voix, de son esprit, des lettres innombrables qu'elle lui adressait, lettres emphatiques, mais flatteuses et tendres que ce jeune homme devait couvrir de baisers. Elle l'appelait son cher absent, son cher regretté. Elle lui envoyait les paroles de son cœur les plus éloquentes, les plus intimes. Elle lui disait : Gardez mon cœur. Le passé n'en a rien pris. Il est tout à l'avenir. Le jeune avocat la servit comme elle désirait l'être. Le 5 août, il demanda un sursis de vingt semaines pour faire citer M. Elmore, qui était en Angleterre, et Clavé, qui était au fond du Mexique. Le sursis fut refusé. Mme Lafarge déclara qu'elle ferait défaut... et elle écrivit une lettre publique à Mme de Léautaud.

On m'accuse, je ne puis me défendre. On dit que je suis une calomniatrice et une voleuse et l'on ne comprend pas que j'aie besoin de témoins pour prouver mon innocence.

Mais s'ils veulent m'immoler à la réputation d'une grande dame, moi, faible femme qui n'ai plus de nom, plus d'avenir, qui n'ai même plus le droit de respirer l'air du ciel sans entraves, je ne faiblirai pas : je protesterai aujourd'hui, demain, toujours ; je protesterai devant le tribunal de six hommes, mais aussi devant le Tribunal du monde et je veux être acquittée par cette grande voix du peuple qui est la voix de Dieu.

Madame de Léautaud, vous n'étiez pas là, ce matin, alors que mes regards pouvaient faire incliner devant eux votre conscience, et vous êtes là, ce soir, alors que vous n'aurez plus à entendre que des paroles de louange pour vous et des paroles d'opprobre pour moi : mais je ne vous envie pas ! Vous êtes forcée de m'estimer au fond de votre âme et, au fond de la mienne, vous me savez le droit de vous mépriser... Croyez-le, Marie, je n'ai pas faibli pour vous aimer, je ne faiblirai pas pour vous combattre.

Les hommes peuvent m'empêcher de prouver la vérité de ce qu'ils appellent mes calomnies, ils ne peuvent vous donner la force de prouver la fausseté des faits dont je vous accuse.

J'attends mes forces de Dieu ; de Dieu aussi j'attends l'heure de votre remords.

***

Cette attitude de revendicatrice est bien particulière à Marie Cappelle. Elle ne peut pas se défendre sans se retourner sur l'ennemi ; et comment se défendrait-elle, logiquement, puisqu'elle ne possède aucune des preuves qu'elle a d'abord annoncées, puisque tout la convainc de mensonge ? Sa tactique est de temporiser, de faire traîner le procès, en escomptant le hasard, l'impossible. Elle réclame des témoins que les citations ne peuvent toucher. Elle défie Mme de Léautaud de prouver la fausseté d'un fait dont elle, Marie Cappelle, ne peut pas prouver la réalité.

Le juge a beau lui montrer ses contradictions et l'évidence de son imposture, elle ne se déconcerte jamais. Elle n'est jamais à court d'inventions romanesques. Elle brouille la voie, complique à l'infini sa manœuvre, et quand la vérité la tient à la gorge, elle se dégage, indignée, en disant :

Je ne sais pas... Je ne comprends pas.

L'espoir secret qui lui reste, c'est la possibilité — qu'elle-même n'avait pas prévue — de relations mystérieuses entre Mme de Léautaud et Clavé. Le cher oncle Raymond ne se résigne pas à voir en elle la meurtrière de son neveu, et même, quand la force de la chose jugée s'impose à lui, il cherche des excuses à la coupable. C'est lui qui a découvert l'envoi fait à Félix Clavé par Mme de Léautaud. Une boîte, une simple boîte de couleurs, remise à M. Alphonse Clavé, officier d'administration des hôpitaux militaires.

Ah ! Si Mme de Léautaud avait menti ! Si la calomnie, une fois, avait touché juste ! Que ce serait beau !

Le jour du débat, Me Corali, avocat de la partie civile, produisit une lettre du duc de La Rochefoucauld expliquant toute l'énigme. Ce n'était pas Mme de Léautaud, c'était Mme de La Rochefoucauld qui avait envoyé la boîte à Félix Clavé, en le priant de la remettre au jeune comte de La Rochefoucauld, son fils. Et, d'autre part, la sœur de Félix Clavé apporta le témoignage de son frère, qui habitait à Guadalaxara, au fond du Mexique. Il avait connu le procès Lafarge avec plusieurs mois de retard, et il protestait contre le rôle de maître chanteur que lui prêtait son ancienne amie.

Je ne comprends pas, disait-il, comment j'ai pu être compromis là-dedans. Il y avait tant d'invraisemblances, que la défense de Mme Lafarge était faite pour la rendre plus coupable aux yeux de tout le monde, et la faire condamner plus vite. Mais, pauvre sœur, que d'inquiétudes cela n'a-t-il pas dû vous donner, bien que vous me connaissiez assez pour croire qu'il n'y ait rien de possible dans tout ce que disait cette terrible femme...

 

Et dans une autre lettre, parvenue quelques jours plus tard :

Qui aurait pu deviner les moyens de défense que cette femme devait employer ? Pour moi, je ne comprends pas encore que les avocats aient pu se charger de développer des calomnies aussi évidentes. Je suis fort tranquille pour ma réputation à cet égard. Mlle Cappelle fut l'inventeur d'une intrigue dans laquelle elle faisait déjà pressentir un talent naissant. Quant à cette pauvre Mme de Léautaud, elle y est restée bien longtemps étrangère et lorsque enfin elle s'en est aperçue, ça a été pour me supplier de ne plus m'occuper d'elle et me demander pardon d'avoir été la cause innocente d'un chagrin pour moi.

Quelle apparence que j'eusse demandé de l'argent pour me taire, si j'avais eu des droits pour réclamer un autre prix ? Tout cela ne peut être cru que par ceux qui ne me connaissent pas et ne savent pas le mépris que je fais des richesses.

 

Convaincue de vol et de calomnie, Marie Cappelle vit sa condamnation confirmée par le tribunal de Tulle. Elle s'en prit à Félix Clavé dans une lettre qu'elle fit communiquer à la presse :

... Félix Clavé, vous êtes un lâche. Je vous le crie du fond de ma prison et je demande au monde, à la presse, à vos remords de porter ma voix jusqu'au fond des déserts où vous vous cachez.

Qu'attendez-vous pour venir venger votre honneur et celui que vous avez perdu ?

Vous avez franchi les mers pour refaire votre fortune. Ne pouvez-vous pas les franchir pour refaire votre réputation ? Il fallait un mot, un seul, et vous n'êtes pas venu ; et ne pouvant me jeter une dénégation, vous m'avez jeté une calomnie et vous avez dit que j'étais une infâme, ne pouvant dire que vous, vous étiez un honnête homme... Oh ! venez, Monsieur, je vous attends, et, s'il le fallait, je vendrais jusqu'à l'alliance de ma mère pour fournir les moyens de parvenir jusqu'ici.

 

Enfin, l'écrivassière infatigable se consola en écrivant ses Mémoires, singulier mélange de faux et de vrai, où elle interprétait, rétrospectivement, les actions qu'elle ne pouvait nier, où elle accumulait, même sans nécessité, des scènes sentimentales, de longs dialogues, tout un roman dont la qualité littéraire est bien pauvre, tandis que certains croquis rapides, certains portraits tournés à la caricature, ont de la drôlerie et de la grâce, et donnent l'idée de ce que pouvait être la spirituelle conversation de cette femme. Elle déchira tout le Limousin avec ses. fines griffes de Parisienne. Elle remplit les journaux de ses lettres, de ses adresses, de ses appels, et, le 11 novembre 1841, elle fut incarcérée à la maison centrale de Montpellier.

Peu à peu, le silence se fit sur elle, en dépit des efforts de Lachaud. Ses sœurs, ses amies d'autrefois l'abandonnèrent. Cependant, dans cette condition misérable, elle garda des croyants. Mieux encore : elle en gagna. Emma Pontier, Raymond Pontier, le comte de Tourdonnet, le notaire Lacombe et M. Roussarie, de Tulle, lui furent fidèles. Son grand-oncle Collard, qui habitait Montpellier, sa grand'tante, sa cousine, lui prodiguèrent leurs visites et leur tendresse. Elle désarma l'officielle rigueur du préfet et du directeur de la prison. Elle avait conquis le médecin qui la soignait, désarmé la méfiance des religieuses. Il lui restait à séduire — moralement — l'aumônier. Elle n'y manqua pas. Elle se fit dévote, et peut-être le fut-elle. L'abbé Coural et son ami l'abbé Brunet devinrent les cibles épistolaires de cette graphomane. Le besoin d'employer son activité sans objet, son imagination sans aliment, la fit se mêler des moindres événements de la prison. Elle prit le parti des religieuses contre le directeur, critiqua l'un, conseilla l'autre, écrivit une pièce de théâtre, médita de fonder un journal. Et — ceci est le chef-d'œuvre de sa vie ! — quand un inspecteur des prisons vint en 1850, visiter sa cellule et s'enquérir de son état, elle lui tourna la tête.

Le bon abbé Coural, persuadé qu'il avait affaire à une espèce de sainte, voulut lui-même présenter une supplique à la reine Marie-Amélie. La parenté n'était pas une raison suffisante — elle était peut-être un obstacle — pour que Louis-Philippe fît une grâce à l'arrière-petite-fille de Philippe-Égalité et de Mme de Genlis. Il lui avait seulement remis la peine de l'exposition publique. Sans doute, il ne tenait guère à libérer cette personne encombrante et compromettante, qui ne cesserait jamais d'écrire, de parler, d'imaginer, d'intriguer.

Elle fut graciée en 1852, par le Prince-Président. Ce n'était plus qu'un spectre de femme, rongé de phtisie. Sa jeune cousine Adèle Collard — une seconde Emma Pontier — s'était dévouée à la pauvre Marie et l'accompagna au village d'Ornolac, dans l'Ariège, près d'Ussat-les-Bains, où cette grande agitée trouva enfin le repos dans la mort. Sa fin fut édifiante. Le curé qui l'aida à mourir était prêt à proclamer partout ses vertus. L'évêque le fit prier de se taire.

Si l'on essaie de reconstruire le caractère de cette femme d'après les documents psychologiques qu'elle a fournis d'elle-même dans sa correspondance et dans ses extravagantes confessions, si l'on démêle le fil obscur de la vérité parmi les réseaux brillants et brouillés des mensonges — mensonges habiles ou maladroits, perfides, périlleux, contradictoires ou simplement décoratifs — on aperçoit le secret de cette cérébrale qui est son insensibilité. Ni cœur, ni sens. Elle n'existe que par la tête. Plus elle se pose en femme supérieurement sensible, grand cœur toujours vibrant, larmes toujours prêtes à couler, plus cette dureté foncière apparaît malgré les effusions verbales et les effusions épistolaires.

Dans ses Mémoires, on saisit sur le fait le mécanisme de la mythomanie et aussi ce génie de la flatterie, servi par des facultés physiques analogues à la puissance du magnétiseur.

Dangereuse femme, et malheureuse. Elle porte comme un cancer cette imagination proliférante, déviée, viciée, pas même érotique, dépouillée de ce qu'il y a d'humain dans la sensualité. Sa volupté stérile et solitaire, c'est le mensonge, c'est sa transmutation en un personnage créé par elle et qu'elle abandonnera pour un autre. De là, sa maladie mentale et morale, son charme, son crime, son excuse. Mais, encore une fois, l'expliquer, ce n'est pas innocenter.

 

Le Pouget, 1933-1934.

 

FIN DE L'OUVRAGE