LE PARTI LIBÉRAL SOUS LA RESTAURATION

 

CHAPITRE VII. — LE DERNIER CONFLIT.

 

 

§ 1. — LE NOUVEAU PROGRAMME DE LA GAUCHE.

M. Royer-Collard a dit un jour de M. de Polignac et de ses collègues qu'ils avaient les ordonnances écrites sur le visage. Le ministère du 8 août 1829 n'avait, en effet, pour raison d'être que la volonté de faire un coup d'État, et il ne pouvait avoir d'autre moyen d'action. Amis, ennemis, spectateurs, tous le comprirent ainsi dès le premier jour ; tous eurent le sentiment de la crise prochaine, inévitable[1]. On était même convaincu qu'elle allait éclater immédiatement. Comment imaginer que la royauté eût lancé un tel défi sans être prête à agir ? Aussi ouvrait-on chaque matin les journaux avec une impatience fiévreuse, pensant y trouver les ordonnances attendues. L'étonnement était de ne rien voir venir. C'est singulier, disait une femme d'esprit, la princesse de la Trémouille, il me semble que je suis au théâtre pour un grand drame, que le rideau est levé et que les acteurs ne paraissent pas[2].

Le désappointement aurait été bien autre si l'on eût pénétré dans les coulisses, et regardé d'un peu près ces pauvres acteurs, tout embarrassés du costume de combat qu'ils ont revêtu, ne sachant comment tenir le personnage dont ils ont pris la charge, immobiles et muets après le formidable éclat de leur entrée en scène, permettant à leurs confidents de rêver tout haut de coup d'État, mais ne le préparant pas. Il semblait qu'ils fussent satisfaits d'avoir ainsi prévenu par leur provocation ceux qu'ils devaient surprendre, et, en même temps, rassuré par leur inaction ceux qu'ils devaient intimider ; ils attendaient alors, dans une sérénité béate, les événements que leur rôle était de diriger et de brusquer. Sur cette incapacité prodigieuse qui épouvantait les amis et faisait rire les ennemis, nous avons tout dit, en étudiant l'extrême droite[3]. Aujourd'hui c'est de l'autre côté qu'il faut tourner les regards. Mais il convenait de rappeler que si, par la nature même de noire sujet, nous sommes amené à ne parler, encore cette fois, que des fautes de la gauche, ce n'est pas que nous oubliions la part considérable de responsabilité qui, dans la dernière phase du drame, pèse sur le gouvernement lui-même.

Tout d'abord la constitution du ministère fait passer au premier rang des opposants les violents, demeurés au second depuis 1824, et ceux-ci en profitent avec autant de résolution prompte et habile qu'il y avait d'indécision dans le ministère qui venait de les provoquer. Les libéraux inquiets, mais irrités, sont moins disposés que jamais à se séparer de la gauche ; ils seraient d'ailleurs embarrassés et impuissants à conseiller une modération que le gouvernement semble lui-même exclure. Tous sont décidés à résister, quoi qu'il en puisse advenir. Aussi est-ce un cri de joie haineuse chez ceux qui voyaient naguère, avec tant de mauvaise humeur, la gauche devenir, au moins en apparence, de plus en plus constitutionnelle et dynastique. Ils sentent que, grâce à M. de Polignac, leur jour est enfin venu. Béranger, tout à l'heure si maussade, ne peut se contenir, et il écrit à un de ses amis, peu de temps après la formation du cabinet :

Je crois que ce ministère durera plus qu'on ne paraît le penser généralement. C'est peut-être parce que j'en ai le désir, que j'ai cette idée... Dieu soit béni ! la nation ne pourra plus fermer les yeux ; les niais ne pourront plus égarer l'opinion ; les ambitieux de notre bord n'en tireront plus parti à leur profit, et tous les mécomptes, toutes les haines nous serviront, ou du moins serviront au triomphe de la cause populaire. Telle est mon espérance. Ma crainte, c'est que la peur ne prenne ceux qui nous épouvantent. Car il n'y a guère d'hommes forts dans aucun parti. Quant au nôtre, il nie paraît bien ridicule depuis plusieurs années. Je ne répondrais pas qu'à la première occasion, si elle se présentait bientôt, les mêmes sottises ne recommençassent.

 

Quoi de plus significatif, par exemple, que le changement à vue qui se produit autour de La Fayette ? Malgré les manifestations qui avaient signalé son retour d'Amérique, il était toujours demeuré un peu à l'écart, sous le coup des mésaventures de sa politique conspiratrice. A la fin de la session, il avait quitté Paris pour se rendre en Auvergne, et n'avait rencontré, sur son passage, qu'un accueil assez froid. Mais il est rejoint sur sa route par la nouvelle de la nomination de M. de Polignac. Aussitôt dans chaque ville, au Puy, à Grenoble, à Lyon, il reçoit des ovations de plus en plus retentissantes. Il reprend son vieux rôle, et se remet à parler en chef d'opposition. Il promet que la Chambre des députés, à laquelle on a reproché quelques lenteurs dans les améliorations libérales, recouvrera, ainsi que la nation, toute l'énergie nécessaire pour réprimer les complots contre les libertés publiques. Il donne le mot d'ordre de la nouvelle campagne : Plus de concessions ! ont dit récemment les journaux officiels du parti contre-révolutionnaire. Plus de concessions ! dit à son tour, et à plus juste titre, le peuple français[4].

M. Thiers représentait dans la jeune génération, comme La Fayette dans l'ancienne, l'hostilité implacable contre les Bourbons. Tout à l'heure, sous le ministère de M. de Martignac, désespérant de voir tomber le gouvernement qui lui paraissait incompatible avec son idéal politique, et sous lequel son ambition ne trouvait pas d'issue, dégoûté d'un rôle effacé et d'une opposition sans espoir, il avait pris le parti de s'éloigner de France et d'Europe, pour plusieurs années ; il avait obtenu d'accompagner le capitaine Laplace, dans un long voyage de circumnavigation. Sur ces entrefaites, apparaît le ministère du 8 août. M. Thiers contremande son départ ; il comprend que le n'ornent est venu pour lui d'agir selon ses vues et ses passions. Jusqu'alors, il avait un peu tâtonné ; il avait éparpillé son activité ; désormais, il voit clairement le point d'attaque sur lequel il va concentrer tous ses efforts. Et pendant que le vieux La Fayette, fidèle au seul rôle qu'il sût jouer, s'amuse aux parades tapageuses des ovations populaires et des banquets démocratiques, le jeune Thiers s'apprête à exercer une action autrement efficace. L'éloignement des Chambres facilitait son dessein. Charles X, en attendant la dispersion des députés pour constituer son nouveau cabinet, n'avait songé qu'à lui épargner, pour plusieurs mois, les embarras d'un tête-à-tête avec une assemblée peu favorable[5]. Mais ainsi il permettait aux journaux, c'est-à-dire à la force le plus facilement acquise aux violents, de prendre la direction du mouvement d'opinion, et de choisi : eux-mêmes le terrain de résistance et d'attaque. M. Thiers, dont l'influence eût été nulle sur les députés, était au contraire l'un des plus habiles, et déjà des plus renommés, parmi les journalistes du temps. Il s'empare avec décision et promptitude du rôle de leader de la presse, et, eus son inspiration, le programme de l'opposition se trouve aussitôt arrêté avec une rare précision.

Révolutionnaire dans son but, mais légal dans ses moyens d'action, ce programme porte bien la marque de celui qui l'a imaginé. Point de retour aux violences factieuses de 1820, à ces conspirations périlleuses, à ces insurrections toujours avortées, véritable enfance de l'art, où l'on risquait sa tête sans arriver à rien. C'est la tactique constitutionnelle suivie depuis 1824, que, par une manœuvre autrement savante, on prétend faire aboutir au renversement de la dynastie, de telle sorte que le cri de : Vive la Charte ! signifie : A bas les Bourbons ! Pour cela, il fallait tout d'abord persuader à l'opinion que le gouvernement était résolu à sortir de cette Charte. Mais était-ce difficile ? Le langage des royalistes d'extrême droite, les extravagances de leurs journaux et de leurs brochures, ne semblaient-ils pas faits exprès en vue de justifier ces prémisses de l'argumentation des opposants[6] ? Ceux-ci n'ont qu'à citer leurs adversaires, pour exécuter la première partie de leur plan de campagne qui était de mettre constamment cette prévision de coup d'État devant les yeux du public. Il leur est facile ensuite de présenter la lutte avec la royauté, qu'ils préparent ouvertement, sous la forme, non plus d'une offensive insurrectionnelle, mais d'une défensive légale. Même pour cette défensive, on se garde bien de faire entrevoir un appel aux armes, ou rien qui ressemble à une émeute. On se borne à donner pour mot d'ordre le refus de tout impôt qui serait inconstitutionnellement établi. Seulement — et là est l'habileté redoutable — on agit comme si cette perspective était prochaine et certaine. On forme publiquement les associations bretonne, parisienne, lorraine, bourguignonne, normande, en vue d'organiser ce mode de résistance. Consultations, manifestes, manuels de tous genres sont publiés sur ce sujet, habituant ainsi peu à peu l'opinion, sans paraître sortir de la stricte légalité, à l'idée d'un conflit qui, en France et dans l'état des esprits, deviendra nécessairement une révolution.

Les meneurs ne l'ignoraient pas, et ils devaient se demander au profit de qui il conviendrait de faire tourner cette révolution. Là encore se retrouve la main habile de M. Thiers. On se rappelle les embarras et les divisions de la Haute-Vente en 1821, et ces singuliers conspirateurs qui invitaient la France à se soulever, sans pouvoir lui dire d'avance si elle se battrait pour l'Empire ou la République. En 1829, au contraire, on offre aussitôt aux mécontents une idée nette et facile à formuler, celle d'une imitation française de la révolution anglaise de 1688. Il y avait eu jusqu'alors entre l'histoire des Bourbons et celle des Stuarts une analogie si extraordinaire que plusieurs en avaient été frappés : Louis XVI était monté sur l'échafaud comme Charles Ier ; la République avait abouti d'un côté à Napoléon comme de l'autre à Cromwell ; Louis XVIII avait été restauré comme Charles II ; Charles X avait succédé à son frère comme Jacques II. La tentation était grande d'ajouter que le nouveau Jacques II finirait comme l'ancien : d'autant plus qu'auprès du trône, il semblait y avoir un Guillaume III tout indiqué. Dès 1814, la ressemblance s'était présentée à certains esprits ; seulement, on était tout à l'espérance, et Benjamin Constant écrivait : La révolution française de 1814 réunit les avantages de la révolution anglaise de 1660 et de 1688. M. de Salvandy disait aussi en 1824 : La Restauration semblait viagère, tant que le nom des Stuarts ne pouvait pas être prononcé tout haut ; il l'est maintenant. D'ordinaire, c'était dans un dessein d'hostilité et de menace qu'on rappelait ce souvenir. Ainsi l'avait fait plusieurs fois Manuel, à la tribune. A peine arrivé à Paris, vers 1822, M. Mignet était chargé per les libéraux de faire un cours à l'Athénée sur la révolution et la restauration d'outre-Manche, et il insistait, dans une intention fort claire, sur leur parallélisme avec les événements accomplis en France depuis 89. En 1827, Carrel, encore peu connu, publiait une Histoire de la contre-révolution en Angleterre, où, de l'analogie entre les Stuarts et les Bourbons, l'auteur cherchait à faire conclure à la nécessité d'un nouveau 1688[7]. Quelquefois, c'étaient des royalistes mécontents qui jetaient cette date dans la polémique, comme un avertissement. M. Agier, après avoir rappelé en plein Parlement la chute de l'infortuné Jacques II, ajoutait : Que les exemples de l'histoire ne soient pas perdus ! Et M. de Montlosier disait dans son Mémoire à consulter : Des millions de Français n'ont pas pu préserver Louis XVI de la mort de Charles Ier ; des millions de Français parviendront-ils à sauver notre pays des événements qui terminèrent le règne de Jacques II ? Enfin, dans une lettre intime, Lamennais écrivait à Berryer, le 30 novembre 1827 : Je vois beaucoup de gens s'inquiéter pour les Bourbons ; on n'a pas tort ; je crois qu'ils auront la destinée des Stuarts.

Il semble donc que la pensée de cette ressemblance entre le sort des deux familles royales ait obsédé certains esprits, pendant toute la Restauration. Toutefois, sous M. de Villèle et sous M. de Martignac, il entrait plutôt dans les calculs de la gauche de présenter la monarchie comme définitivement fondée et comme n'ayant plus à craindre aucune révolution. C'est seulement après la formation du ministère Polignac que la tactique conduit, au contraire, à rappeler la fin des Stuarts. Dès lors, il y a dans l'opposition antidynastique le parti de 1688 ; plus actif que tous les autres, il a vite pris la tête et laissé derrière lui les vieux restes du bonapartisme et les jeunes adeptes d'une république encore lointaine. Par l'effet d'un mot d'ordre, il n'est plus question, dans les journaux, que de cette page des annales d'Angleterre. Avec quel art on transforme ce rapprochement historique en une menace politique, sans cependant s'exposer à une répression pénale ! Avec quelle persévérance on y revient sans cesse, afin de bien faire entrer cette idée dans le cerveau populaire et de familiariser avec elle ceux mêmes qu'au premier abord elle rebutait le plus[8] ! N'était-ce pas du reste ingénieusement imaginé pour séduire l'esprit à la fois vif et superficiel d'un public français ? N'était-il pas jusqu'à cette apparence d'érudition qui ne flattât son amour-propre ? Et, surtout, comme c'était habilement calculé pour effaroucher aussi peu que possible ceux qui avaient souci de sécurité et de repos ! L'inconnu d'une révolution les eût effrayés et fait reculer. Mais on leur répétait tous les jours qu'en 1688, l'Angleterre n'avait pas fait une révolution comme en 1640, qu'elle avait seulement procédé à un changement de personnes. Elle avait été si peu révolutionnaire, disait-on, qu'elle avait autant que possible respecté le vieux droit et choisi la famille de ceux qui étaient les plus proches parents du prince destitué. Puis on ajoutait : Il n'y a plus de révolution possible en France, la révolution est finie ; il n'y a plus qu'un accident ; qu'est-ce qu'un accident ? changer les personnes sans les choses t[9]. D'ailleurs n'avait-on pas l'exemple encourageant du régime de liberté stable, durable et prospère que 1688 avait inauguré chez nos voisins ? On ne se demandait pas si cette analogie, sur la foi de laquelle on allait se lancer, n'était point un trompe-l'œil, s'il n'y avait pas au dix-septième siècle, dans la société chrétienne et aristocratique d'Angleterre, des forces de gouvernement et des points d'arrêt sur la pente des révolutions qu'on ne saurait retrouver dans la France démocratique et voltairienne du dix-neuvième siècle. Pour le moment, on était tout à l'illusion de cette ressemblance. L'influence en a été des plus considérables et des plus fâcheuses. Elle a donné l'autorité et le prestige d'un précédent historique à un expédient qui, sans cela, n'eût probablement attiré et satisfait personne. Elle a permis à des esprits fort soucieux de stabilité d'aller à la révolution, ou de s'y laisser conduire avec une sorte de sécurité.

 

§ 2. — LE NATIONAL.

M. Thiers avait compris, dès le premier jour, l'action prépondérante et décisive que les circonstances donnaient aux journaux. Mais par quel instrument l'exercer ? Le Constitutionnel ne pouvait suffire, il était trop vieux, trop riche, pour courir volontiers les risques d'une guerre nouvelle ; trop d'intérêts y étaient engagés, trop d'influences diverses s'en disputaient la direction. Il fallait un organe nouveau, jeune, alerte, moins obligé à la circonspection, d'une manœuvre plus libre et plus facile. Tel fut le National dont le premier numéro parut le 3 janvier 1830.

Pour cette œuvre, M. Thiers s'assura d'abord le concours de son fidèle ami M. Mignet. Tous deux nous sont connus[10]. A défaut de M. de Rémusat, qui refusa de quitter le Globe, ils s'associèrent un écrivain dont la notoriété ne faisait que commencer, M. Armand Carrel. C'était alors un homme de trente ans, grand, la taille bien prise, maigre d'une maigreur osseuse et nerveuse, qui dénotait la vigueur et n'était pas sans distinction, les traits heurtés avec je ne sais quoi de dur et de net comme l'acier ; l'allure et le costume rappelaient l'officier en tenue civile ; les mains, d'ordinaire rapprochées du corps, n'accompagnaient des paroles brèves que d'un geste court et sévère ; la physionomie était franche, hardie, énergique, mais souvent triste et pensive, avec quelque chose, à cette époque, d'un peu farouche, provoquant et inquiet : on sentait l'homme qui voulait le premier rang et exigeait la déférence, mais n'était pas encore sûr qu'on consentît à les lui accorder : aussi tenait-il les autres à distance, avec une politesse froide, hautaine, non exempte de rudesse et d'amertume ; plus tard seulement le succès le détendra, et laissera apparaître, par moments, une sorte de grâce sobre et d'élégance virile qui n'étaient pas sans charme.

Dès le début de sa vie, Carrel avait été fort engagé contre les Bourbons. Militaire par vocation, il ne leur pardonnait pas d'avoir remplacé la gloire par la paix. Ce fils de petit marchand, qui par plus d'un côté tenait du gentilhomme, fier, loyal, intrépide, volontiers chevaleresque et héroïque, très-chatouilleux sur le point d'honneur, dédaigneux de la vulgarité, d'une libéralité insouciante au milieu même de sa pauvreté, ayant le goût des choses d'art et des exercices du sport, en voulait d'autant plus à cette noblesse dont il avait certains instincts, mais dont il n'était pas. Nul ne se sentait plus froissé de ce qui subsistait alors des hiérarchies et des idées du vieux régime ; nul ne personnifiait mieux l'orgueil de la nouvelle société heurté par les prétentions de l'ancienne. Ses chefs, malgré des intentions généralement bienveillantes, avaient dû parfois blesser cette susceptibilité si irritable[11]. On put bientôt juger à quel point la plaie était profonde : à peine officier, ce jeune homme qui avait pourtant le sens du devoir militaire, de la discipline et du patriotisme, se jetait dans les conspirations, puis donnait à vingt-trois ans sa démission, allait en Espagne se mêler aux rangs des réfugiés républicains ou bonapartistes, et était pris les armes à la main contre les soldats français. Sous cette monarchie plus débonnaire envers les émigrés que ne l'avait été la république, il n'eut à subir qu'un procès assez long, suivi d'un acquittement. Il sortit de là déclassé, probablement mécontent de lui-même, mais trop orgueilleux pour ne pas s'en prendre aux autres, sa carrière brisée, sans ressources, et obligé de se frayer une voie nouvelle. Il se fit homme de lettres et s'essaya pendant trois ans dans des travaux divers, sans pouvoir attirer l'attention publique, souffrant de la position secondaire et gênée au-dessus de laquelle il semblait ne devoir pas s'élever. Enfin, en 1828, un article remarqué sur la guerre d'Espagne et publié dans la Revue française, que dirigeait M. Guizot, le mit un peu plus en lumière. A force de volonté et de travail, cet homme d'épée était, en effet, devenu un écrivain. Il manquait de souplesse et de couleur : rien en lui de cette aisance variée, de cette belle humeur qui sont les grâces du style. Il y avait au contraire dans sa manière quelque chose de contraint et de tendu, avec une amertume souvent fatigante par sa monotonie. Mais sa langue était exacte, forte, mâle, vaillante, se plaisant à aller droit au but, d'inspiration vigoureuse et fière, quoiqu'un peu sombre et violente, sans jamais rien qui sentit l'avocat ni le rhéteur.

Ce sont probablement ces qualités déjà visibles, bien que non encore complètement développées, qui le firent accueillir par M. Thiers, lors de la création du National. Carrel, du reste, avait eu, dit-on, la première idée du nouveau journal, et en avait proposé le titre. Il fut convenu que la direction appartiendrait à tour de rôle, pendant une année, à chacun des trois fondateurs. Mais cette égalité n'était qu'apparente. M. Thiers, alors bien plus en vue, s'était réservé de commencer ; le tour de Carrel ne devait venir que le dernier, c'est-à-dire la troisième année. L'activité déjà absorbante de M. Thiers ne laissait guère de place à personne auprès de lui. Toutes les fois qu'il s'agissait de quelque article important, de quelque polémique décisive, il s'en chargeait, comme si cette tâche et cet honneur lui appartenaient naturellement. L'amitié de M. Mignet était accoutumée à cette subordination désintéressée. La susceptibilité ombrageuse de Carrel en souffrait davantage. Mais trop fier pour se proposer quand on ne paraissait pas faire cas de son concours, il se tenait à l'écart, à la fois gêné et gênant, cherchant à rétablir, par cette réserve un peu sauvage, l'égalité que ses collaborateurs ne semblaient pas disposés à lui reconnaître. A cette époque, le National était donc surtout l'œuvre de M. Thiers. Plus tard seulement, après 1830, quand ce dernier aura quitté l'échelle qui venait de lui servir à s'élever rapidement aux grandes fonctions politiques, Carrel deviendra maître du journal, et en quelques années bien courtes il se fera, par son caractère plus encore que par son talent, une place à part au milieu des champions de l'idée démocratique. Tué en duel à trente-cinq ans, il laissera à ses adversaires le souvenir d'un homme inachevé, mais ayant des côtés supérieurs, valant mieux que ses idées et son parti, et capable d'être autre chose que ce qu'il avait été. Fait étrange, l'impression dominante sera que ce personnage qui a dû toute sa notoriété au journalisme, et au journalisme d'opposition, qui n'a jamais agi, si ce n'est dans la déplorable aventure de la guerre d'Espagne, avait surtout les aptitudes de l'homme d'action, et aurait pu par là marquer un jour, — tant ces qualités sans emploi perçaient à travers le rôle d'écrivain et de critique auquel ses passions et les circonstances l'avaient malheureusement condamné !

Les petits froissements de caractère n'empêchaient pas l'accord entre les trois rédacteurs du National, sur la ligne à suivre. Ils n'entendaient pas faire un journal de doctrine comme le Globe, mais un journal de stratégie et de manœuvre politiques, en vue de provoquer à bref délai un changement de dynastie. Aussi, nulle part le souvenir et la menace de 1688 n'étaient évoqués avec autant de persistance et d'audace[12]. Tout ce qui pouvait être dit pour habituer la France à cette idée, pour aviver les passions et rassurer les intérêts, pour exciter la haine contre les modernes Stuarts, et pour présenter l'hypothèse d'un 1688 français comme une simple appropriation de la dynastie au régime existant, le National le répétait chaque jour[13]. Puisqu'il ne manque au régime constitutionnel, disait M. Thiers, qu'un roi qui s'y résigne, gardons le régime et changeons le roi. Du reste, rien de républicain. Un roi, des ministres responsables, deux Chambres dont une héréditaire : tel est l'idéal constitutionnel du nouveau journal. Il veut renverser la dynastie, mais ne frapper qu'à la tête et respecter autant que possible le corps de l'État[14].

Le caractère propre et original du National, c'est que, tout en poursuivant très-hardiment, et sans prendre aucune peine de se dissimuler, son dessein factieux, il affecte cependant de n'employer que des moyens légaux[15]. Il prétend arriver à son but sans sortir, ou du moins sans paraître sortir de la défensive constitutionnelle. Telle était en effet, nous l'avons vu, la tactique imaginée par M. Thiers, et fondée sur la folie prévue du gouvernement de l'extrême droite. Le nouveau journal la met en pratique, avec une habileté fort alerte et une singulière rigueur. Suivant la comparaison ingénieuse du duc Albert de Broglie, la Charte était la place forte à laquelle Louis XVIII avait confié la garde de sa dynastie. Charles X commençant à l'évacuer sans même enclouer ses canons, les assaillants du National se hâtent d'occuper les postes abandonnés, prompts à retourner contre la royauté toutes les armes, tous les retranchements établis pour sa défense. Tenons bon, dit M. Thiers à ses amis plus impatients et plus portés aux moyens violents ; soutenons que la monarchie représentative est le plus beau système possible, usons de tous les moyens légaux ; vous n'aurez pas un seul procès, et eux, ils n'auront plus qu'à faire leurs folies pour leur compte ; gardez-vous d'en douter, ils les feront. Un autre jour, il définit ainsi l'œuvre du National : Enfermer les Bourbons dans la Charte, fermer exactement les portes ; ils sauteront immanquablement par la fenêtre[16].

En même temps, M. Thiers et ses collaborateurs s'efforcent à donner de cette Charte un commentaire qui la rende absolument incompatible avec les idées connues de Charles X ; ils y font la place du roi si petite, si étroite, si subordonnée, qu'il soit encore plus tenté d'en sortir. De là toutes ces théories intentionnellement développées sur la souveraineté parlementaire, sur le droit de refuser le budget, et la fameuse thèse : le roi règne et ne gouverne pas. On n'ose pas aller jusqu'à la doctrine démocratique de la souveraineté du peuple, on la répudie même au besoin ; mais ces subtils argumentateurs respectent-ils sinon la lettre, du moins l'esprit des institutions représentatives, quand ils abaissent systématiquement l'autorité du prince devant celle des Chambres, au lieu de chercher à les accorder ; quand ils transforment le vote de l'impôt, moyen de gouvernement, en un instrument d'opposition à outrance, pour forcer une dynastie déplaisante à sauter par la fenêtre ? Du reste, ce n'était pas seulement par les dissertations doctrinales sur les prérogatives monarchiques et parlementaires qu'on cherchait à irriter, à provoquer, à exaspérer le pouvoir. Tous les actes du cabinet, même ceux qui étaient louables, par exemple l'alliance anglaise, la politique dans les affaires de Grèce, l'expédition d'Alger, étaient amèrement critiqués. Le ministère ahuri ne faisait-il rien, ne disait-il rien, le National raillait sa faiblesse, le défiait, l'accusait de reculer lâchement devant sa tâche et le sommait presque d'accomplir son coup d'État. L'accent de cette polémique avait quelque chose de particulièrement implacable. Ces monarchistes traitaient plus durement la royauté que les républicains, et ceux-ci hésitaient à les suivre. M. Thiers le remarquait lui-même[17].

Était-ce une opposition légale ? En tout cas, ce n'était pas une opposition loyale. Plus tard, en 1835, Carrel poursuivi pour attaque à cette nouvelle monarchie dont son collaborateur, M. Thiers, était devenu alors le ministre, disait, en rappelant le rôle du National avant 1830 :

Qu'on ne s'y trompe pas : lorsque le National formulait ainsi nettement sa doctrine : Le roi règne et ne gouverne pas, c'était l'arrêt de l'ancienne dynastie, qu'il ne craignait pas de prononcer, dès les premiers jours de l'année 1830. Il ne s'en tenait pas à la démonstration simple de cette doctrine ; il ne s'abstenait pas, comme l'a dit M. l'avocat général, d'attaques envers la couronne ; il faisait comme aujourd'hui : il trouvait moyen de se faire comprendre sans provoquer les poursuites, qui, cependant, ne lui manquèrent pas. Ainsi, quand il appelait l'animadversion de la France sur les émigrés de Coblentz, sur les transfuges de Quiberon, sur les hommes qui voulaient nous imposer l'empire du bigotisme, n'était-ce pas Charles X qu'il attaquait lui-même, Charles X émigré de Coblentz, transfuge de Quiberon, chef de la congrégation religieuse, et dont les antécédents étaient tels qu'il était impossible de rappeler une tentative de la contre-révolution qui n'eût l'apparence d'une personnalité à son adresse ? Le National n'a pas été fait dans une autre pensée que celle d'apprendre au pays comment on pouvait se passer d'une dynastie, et d'empêcher qu'il ne se trouvât, à l'imprévu, jeté dans les innovations que le temps n'aurait pas mûries.

 

Il est certain que de toutes les machines de guerre qui furent dirigées contre la monarchie et qui préparèrent la révolution de 1830, nulle ne fut mieux dressée, ni mieux servie. Jamais batterie de brèche n'a été établie et pointée avec plus de précision, n'a canonné avec plus d'acharnement. On a pu dire de M. Thiers que c'était son siège de Toulon.

Le National n'agissait pas seulement par lui-même ; il donnait le ton à toute la presse de gauche. Trois journaux nouvellement fondés ou ressuscités : le Temps, le Courrier de Paris, la Tribune, gravitaient plus ou moins dans son orbite. Benjamin Constant essayait-il de faire entendre dans le Courrier une note moins agressive, il était vivement rappelé à l'ordre. L'influence d'entraînement ou d'intimidation se faisait sentir même sur les feuilles qu'on se serait attendu à trouver plus modérées. En février 1830, le Globe se transforma en grand journal politique et quotidien. Il perdait ainsi, au vif regret des amateurs délicats, son caractère vraiment original, pour se confondre dans la foule. Ses rédacteurs eussent désiré, sans doute, conserver leur nuance distincte moins antidynastique que celle de M. Thiers. Pour cette raison même, ils avaient repoussé une proposition de fusion des deux journaux. Ils ne regardaient pas, a dit à ce propos l'un d'eux, la catastrophe comme aussi inévitable que les écrivains du National, ne la désiraient pas, et se montraient moins favorables à l'idée d'un nouveau 1688. Mais bientôt ces différences n'étaient-elles pas à peu près effacées ? Que le Globe fit une opposition très-vive, très-âpre au nouveau cabinet, nul ne saurait en être surpris, ni l'en blâmer. Seulement, peu à peu, ses attaques portèrent plus haut que les ministres. Il se plaisait à prédire que, dans sa désaffection, le peuple viendrait un jour, en curieux, assister au départ d'un roi qu'il aurait voulu aimer, et se livrerait sans regret à celui qui le remplacerait. A la suite du National, il portait le débat sur la question dynastique, parlait à son tour de 1688, et montrait les Bourbons menacés d'aller dormir, à côté des Stuarts, dans la poussière des races oubliées. Vainement prétendait-il avoir voulu, non pas provoquer une révolution, mais au contraire la prévenir par un avertissement sincère ; poursuivi en même temps que le National, il était condamné plus sévèrement que ce dernier[18].

Le Journal des Débats n'était pas moins vif contre le ministère. Il était même traduit en justice, et du reste acquitté, pour un article commençant par ces mots : Ainsi, le voilà encore brisé, ce lien d'amour et de confiance qui unissait le peuple au monarque ! et se terminant par cette exclamation célèbre : Avec des taxes illégales, naîtrait un Hampden pour les briser. Hampden ! faut-il que nous rappelions ce nom de trouble et de guerre ! Malheureuse France, malheureux roi ! Du moins, s'il faisait, lui aussi, entrevoir une révolution, l'accent n'était pas le même que dans la feuille de M. Thiers. Au lieu de provoquer la crise par ses menaces, il conjurait le roi de l'éviter. Parfois même il s'enhardissait à glisser quelque timide remontrance à l'adresse de ceux qui soulevaient la question dynastique, et exprimait le regret que ses jeunes amis fussent tombés dans le piège que les scribes du ministère tendaient, depuis six mois, aux hommes de liberté. Mais le National repoussait rudement la remontrance, et le Journal des Débats se taisait, mélancolique et embarrassé. Le temps n'était plus où il menait fièrement la bataille constitutionnelle contre M. de Villèle. Il était débordé ; la direction de la presse militante était passée en d'autres mains.

 

§ 3. — LE VOTE DES 221 (MARS 1830).

Pendant que les journaux livrés aux violents menaient vivement cette campagne contre la dynastie, que devenaient les opposants plus modérés du Parlement et leurs amis ? Leur tristesse était grande. Les témoignages contemporains permettent d'entrevoir chez d'anciens serviteurs de la monarchie constitutionnelle, comme le comte Roy, ou chez de jeunes libéraux, comme MM. Duchâtel et Vitet, des déchirements cruels, de douloureux pressentiments. Les plus sages se tenaient à l'écart, réduits au rôle de spectateurs impuissants et compromis. Quelques-uns suivaient à demi les violents, prenant, par exemple, part aux associations pour le refus de l'impôt ; seulement ils se laissaient conduire à regret et avec anxiété là où les rédacteurs du National allaient avec passion et confiance. Pour ceux-ci, c'était une espérance réalisée ; pour ceux-là, une déception subie. Les plus engagés dans la politique libérale avaient des doutes sur cette contrefaçon de 1688 qu'on prétendait introduire en France. Je ne me livrais pas aussi volontiers que bien d'autres, a écrit le duc de Broglie, à la perspective qui semblait s'ouvrir. La nécessité de traverser un état de transition révolutionnaire et l'incertitude du résultat définitif m'inspiraient plus de répugnance et d'anxiété, que n'avait pour moi d'attrait l'espérance d'un état meilleur. Seulement que faire ? Je ne sais où cela nous mènera, disait un des doctrinaires à La Fayette ; mais de toutes les solutions, je n'en vois pas une bonne. Aussi ces libéraux parlementaires laissaient-ils aller les événements, avec une sorte de fatalisme découragé, se lavant les mains des conséquences, et croyant avoir rempli tout leur devoir, pourvu qu'ils n'eussent à se reprocher personnellement aucune démarche illégale ou factieuse.

Un jour cependant devait venir où un rôle plus actif leur incomberait. La lutte ne pouvait être indéfiniment concentrée dans la presse, et il fallait bien que le ministère finît par convoquer les Chambres. L'ouverture de la session se trouva indiquée pour le. 2 mars 1830. Les violents étaient loin d'être les maîtres au Parlement. Ils n'y pouvaient rien faire qu'avec et par les modérés. Ceux-ci eussent donc été à même d'enlever au National la direction de l'opinion et d'inaugurer une tactique moins périlleuse. Sans doute si jamais opposition a été légitime, c'est celle qui était faite à M. de Polignac ; mais elle devait être mesurée aux intérêts de la France, non aux démérites de ceux qui tenaient le pouvoir ; il s'agissait moins de punir certains — hommes que de sauver le pays. Or, ce qui importait le plus, — on ne devait pas le perdre un moment de vue, — était de ne pas s'engager de nouveau dans les aventures révolutionnaires. Il ne suffisait pas de ne point y aller volontairement ; il convenait de tout faire pour que le gouvernement ne s'y jetât pas lui-même. De là l'obligation, non d'e capituler sur les points essentiels, mais de ménager autant que possible les préventions de Charles X, son amour-propre, ce qu'il croyait être son honneur et sa conscience. Il fallait employer toute son adresse et toute son énergie à détourner l'épée sur laquelle un prince aveuglé menaçait de se précipiter, au lieu de la lui tendre, en l'excitant encore davantage, ainsi que le faisaient les rédacteurs du National ; il fallait concentrer tous ses efforts, non à humilier des prétentions même mal fondées, mais à amener une conciliation, fût-elle un peu boiteuse, entre deux puissances dont l'accord était nécessaire à la liberté et à la paix publique ; bien se convaincre, en un mot, qu'il valait mieux, comme on l'a dit avec raison, obtenir sur les préjugés du roi seulement une demi-victoire que de remporter sur l'institution royale une victoire trop complète.

Ces devoirs qui apparaissent si clairs après coup, à la lueur des événements, il était sans doute plus difficile aux libéraux de 1830, de les voir et de les pratiquer au moment même, dans le trouble et la chaleur de la lutte, à côté d'alliés qui s'efforçaient de les entraîner, en face surtout d'adversaires qui semblaient avoir pris à tâche de les exaspérer par leurs extravagances, de se perdre eux-mêmes par toutes les maladresses, et qui parfois n'étaient pas moins révolutionnaires dans leurs procédés que Carrel et ses amis. On ne doit donc pas condamner aussi sévèrement qu'on a pu le faire à d'autres époques de leur histoire, les libéraux qui n'ont pas su alors garder la mesure nécessaire. Toutefois, même au milieu de ces difficultés, de véritables hommes d'État eussent compris combien il était de leur intérêt et de leur devoir de ne pas miner et ébranler la royauté que, quelques mois plus tard, ils travailleront à relever dans des conditions plus imparfaites. Hélas ! cette génération, élevée, comme la nôtre, dans la Révolution, n'a jamais eu, malgré de rares qualités d'intelligence, l'esprit assez haut ni le cœur assez ferme, pour suppléer à ce que son éducation politique avait eu de défectueux.

Tout devait aller très-vite : quinze jours de session, et, pendant ces quinze jours, le fameux vote des 221 ! Le gouvernement, s'imaginant faire preuve de force et intimider l'opposition, engagea la lutte, contrairement à l'avis de M. de Villèle, par un discours du trône agressif et provocant. L'effet en fut encore aggravé par les commentaires dont l'accompagnèrent les organes ministériels. Les journaux libéraux s'en montrèrent irrités et tristes. Au contraire, la colère des feuilles révolutionnaires était tempérée par la satisfaction non dissimulée de voir ainsi le conflit s'envenimer. Un tel début n'était pas fait pour disposer la majorité à la modération.

Les membres de la commission chargée de préparer l'Adresse en réponse au discours du trône étaient tous de, l'opposition ; mais, sauf M. Dupont de l'Eure, aucun d'eux ne désirait le renversement des Bourbons ; plusieurs, au contraire, souhaitaient vivement leur maintien. A ce moment même, pour témoigner de leurs sentiments, ils tenaient à se montrer au Jeu du roi. Le plus légitimiste des libéraux, M. Royer-Collard, exerçait d'ailleurs une influence prépondérante dans cette commission. Il avait bien le sentiment de sa lourde responsabilité. Ce fut pour lui un travail douloureux, rapporte son ami et son biographe, M. de Barante. Je me souviens des angoisses, des scrupules, des agitations qui le troublaient. Rien peut-être ne sauvera la royauté, disait-il ; mais, si elle doit être sauvée, c'est en la retirant de la voie qui la conduit à l'abîme. Nul ne saurait mettre en doute la droiture d'intentions de M. Royer-Collard. Mais appréciait-il bien le caractère de Charles X, quand il s'imaginait, en lui opposant, dès le début, une contradiction très-nette, très-carrée, quoique très-respectueuse dans la forme, dessiller ses yeux, intimider sa témérité et conjurer le conflit ? Il faut frapper vite et fort, répétait-il ; ne laissons pas à la folie et à l'incapacité de quelques hommes le temps de détruire la liberté dans ce pays. Oubliait-il donc ce qu'il disait un an auparavant, pendant le ministère Martignac, à ses amis du centre gauche : Ne poussez pas trop vivement le roi ; personne ne sait à quelles folies il pourrait se porter. Cette illusion, que pour tout arrêter il fallait se montrer énergique, était partagée par les libéraux les moins favorables à une révolution : tel était le sentiment du duc de Broglie et de M. Guizot[19]. Ajoutez-y chez M. Royer-Collard cette disposition, déjà plusieurs fois signalée, d'un esprit absolu et roide, qui aimait mieux aller à l'abîme que se détourner de son chemin. Nous sommes perdus, disait-il à cette époque ; périr est aussi une solution[20].

Ce fut sous ces inspirations que la commission rédigea le projet d'adresse, où se trouvait encadré, au milieu de protestations de fidélité monarchique, ce paragraphe célèbre :

Sire, la Charte que nous devons à votre auguste prédécesseur, et dont Votre Majesté a la ferme volonté de consolider le bienfait, consacre comme un droit l'intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention devait être, elle est en effet, indirecte, sagement mesurée, circonscrite dans des limites exactement tracées et que nous ne souffrirons jamais que l'on ose tenter de franchir ; mais elle est positive dans son résultat, car elle fait, du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple, la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce concours n'existe pas... Que la haute sagesse de Votre Majesté prononce ! Ses royales prérogatives ont placé dans ses mains les moyens d'assurer, entre les pouvoirs de l'État, cette harmonie constitutionnelle, première et nécessaire condition de la force du trône et de la grandeur de la France.

 

Ce langage était grave. Sous des formes déférentes, le fond en était rude et impérieux. S'il ne dépassait pas le droit de la Chambre, il allait jusqu'au bout. La commission ne se contentait pas de viser en fait au renversement du cabinet, ce qui était légitime et nécessaire ; obéissant à l'une des manies de l'esprit français, et aussi suivant la tendance professorale de M. Royer-Collard, elle saisissait cette occasion pour établir, sur les prérogatives du pouvoir royal et du pouvoir parlementaire, une théorie, peut-être correcte, mais qui heurtait toutes les idées, tous les préjugés de Charles X. Proclamer en effet que la couronne devait seulement appeler dans ses conseils les hommes agréés par la majorité et que la direction définitive appartenait au Parlement, n'était-ce pas, comme l'a dit justement M. de Carné, faire passer la France du régime de la Charte octroyée à celui du bill des droits, en proclamant, contre un autre Jacques II, la doctrine politique d'un autre 1688 ? Était-ce indispensable ? Était-ce prudent ? Ne provoquait-on pas chez le roi une résistance où il croirait son honneur et sa conscience engagés ? Au lieu de prétendre imposer immédiatement, dans une heure de passion et de crise, et par une formule dogmatique, cette conséquence extrême des institutions parlementaires, n'eût-il pas été plus sage de s'en remettre au temps, à la pratique continuée du régime représentatif, et d'attendre qu'elle triomphât ainsi peu à peu par les faits ? Cette transaction perpétuelle entre le vieux droit royal, qui se transformait lentement, tout en conservant quelque chose des anciennes apparences, et la liberté moderne qui chaque jour gagnait davantage, n'était-ce pas toute la Restauration ? Et pais ne fallait-il pas tenir compte de l'état d'instabilité révolutionnaire où se trouvait encore la France ? Le langage de l'Adresse, — a dit après coup un écrivain alors sympathique à la politique libérale, M. Villemain, — n'atteignait pas à la sévérité du blâme dont plusieurs fois les communes d'Angleterre ont hâté la chute d'un ministère malhabile ou suspect. Mais les temps, la disposition des esprits étaient autres, et la menace d'une révolution semblait toujours attachée à la remontrance, même la plus empreinte de respect. La monarchie, récemment restaurée et encore contestée, n'était pas assez solide, pour qu'on pût sans péril y tendre à ce point tous les ressorts de la machine parlementaire.

Les adversaires des Bourbons ne se sont pas fait illusion sur la gravité et la portée de cette Adresse. C'était, dit M. Odilon Barrot dans ses Mémoires, à l'abus le plus extrême du gouvernement personnel, répondre par la plus extrême conséquence de la monarchie constitutionnelle. La conciliation était difficile. M. Barrot insiste sur la hardiesse de cette assemblée qui prétendait forcer le roi à renvoyer ses ministres, avant même qu'ils eussent fait aucun acte, et qui attaquait ainsi la prérogative royale dans son essence même. Puis il ajoute : C'était trop attendre d'un homme tel que Charles X ; c'était mettre son intelligence du gouvernement représentatif à une trop forte épreuve. Carrel, dans un article publié par le National en 1831, a déclaré que jamais couronne souveraine ne reçut pareil cartel d'une Assemblée, pas même la pâle royauté de Louis XVI, dans le temps de sa triste lutte contre les constitutionnels de 89 ; qu'en un mot, pour se montrer si intraitables, si fiers, si impérieux à l'égard d'une dynastie à qui l'on ne contestait pas son titre de fondatrice de la Charte, il fallait n'avoir pas grand'peur des révolutions et se sentir un furieux penchant aux idées républicaines.

La discussion fut courte, contenue, un peu terne et triste. La gravité de la situation pesait sur tous les esprits. Les défenseurs de la commission, Benjamin Constant et M. Dupin, en maintenant le texte intégral du projet, semblèrent principalement préoccupés de lui enlever tout caractère agressif contre la dynastie. L'Adresse, disait M. Dupin, exprime au plus haut degré la vénération pour cette race antique des Bourbons ; elle présente la légitimité, non-seulement comme une vérité légale, mais comme une nécessité sociale, qui est aujourd'hui, dans tous les bons esprits, le résultat de l'expérience et de la conviction. Si, par le malheur des situations, ces libéraux du Parlement tendaient au même résultat que les écrivains du National, on voit que leurs sentiments, ou tout au moins leur langage, étaient bien différents.

Mais dans cette crise que les partis contraires travaillaient à l'envi à précipiter, ce qui nous intéresse le plus, ce que nous recherchons avec une sorte de pieuse sollicitude, ce sont les tentatives de transaction, les efforts de conciliation. Peu importe qu'au milieu des passions surexcitées, l'échec en fût à peu près certain ou qu'ils aient passé presque inaperçus ; on ne doit pas moins les noter avec reconnaissance et l'on ne peut s'empêcher de dire, avec un soupir de regret : Là eût été le salut ! Le second jour du débat, un député du centre droit proposa un amendement rédigé par quelques amis de M. de Martignac et, dit-on, sous l'inspiration de ce dernier. Il s'agissait de remplacer le passage de l'Adresse sur le refus de concours, par le paragraphe suivant :

Cependant notre honneur, notre conscience, et la fidélité que nous avons jurée et que nous vous garderons toujours, nous obligent à faire connaître à Votre Majesté qu'au milieu des sentiments unanimes de respect et d'affection dont votre peuple vous entoure, de vives inquiétudes se sont manifestées, à la suite des changements survenus depuis la dernière session. C'est à la haute sagesse de Votre Majesté qu'il appartient de les apprécier, et d'y appliquer le remède qu'elle croira convenable... Les prérogatives de la couronne placent dans ses augustes mains les moyens d'assurer cette harmonie constitutionnelle, aussi nécessaire à la force du trône qu'au bonheur de la France.

 

Cette rédaction tendait aussi nettement que l'autre au renversement du ministère ; mais elle ménageait davantage la susceptibilité royale, et surtout ne tranchait pas d'une façon aussi dogmatique les controverses sur les prérogatives de la couronne et du Parlement. Le duc de Broglie, qui, comme tous ses amis, était alors opposé à cet amendement, a reconnu plus tard que c'eût été un acte heureux et habile de l'adopter. Le roi, a-t-il dit, n'eût pas été mis au pied du mur ; il y aurait eu place à des rapprochements, à des transactions, à des compromis ; le gouvernement et les libéraux eussent eu le temps el l'occasion de revenir sur leurs sottises réciproques et nul doute que cela n'eût mieux valu qu'une révolution[21]. Mais, hélas ! ces vérités si loyalement reconnues après la catastrophe, qui pouvait les voir dans la fumée de la bataille ? Fait significatif qui indique bien l'état des esprits de part et d'autre, deux orateurs, nouveaux venus à la Chambre et rivaux d'éloquence, le plus conservateur des libéraux et le plus libéral des royalistes, M. Guizot et M. Berryer, firent leurs débuts à la tribune pour repousser, le premier au nom du centre gauche, le second au nom de la droite, la médiation des amis de M. de Martignac[22]. L'amendement fut d'ailleurs faiblement défendu par ses auteurs qui l'avaient présenté par acquit de conscience et sans espoir de succès. Au vote, rejeté à la fois par les deux partis, il réunit à peine les suffrages d'une trentaine de modérés, et le projet de la commission fut adopté par deux cent vingt et une voix contre cent quatre-vingt-une. L'Adresse, dit M. Guizot, fut votée comme elle avait été préparée, avec une tristesse inquiète.

Le surlendemain, 18 mars, M. Royer-Collard, à la tête de la députation de la Chambre, donnait lecture de l'Adresse devant le roi ; sa voix et ses traits trahissaient son émotion ; il semblait, par sou accent respectueux, vouloir atténuer la rudesse de la remontrance. La réponse de Charles X fut digne, mais, comme on pouvait malheureusement le prévoir, elle ne laissait de chance à aucun rapprochement. Dès le lendemain, le ministre apportait une ordonnance prorogeant les Chambres : c'était le prélude d'une dissolution. Le conflit s'aggravait encore, et la royauté, de plus en plus découverte, se mettait elle-même en lutte directe avec la nation.

 

§ 4. — LES ÉLECTIONS ET LES ORDONNANCES.

Les événements se précipitent. Aux acclamations menaçantes de la presse royaliste, chaque jour plus exaltée, une ordonnance dissout la Chambre et convoque les électeurs. Charles X, qui veut, dit-il, planter son drapeau avec audace, appelle au ministère de l'intérieur M. de Peyronnet, et, comme pour mieux se couper toute retraite en cas de défaite, il se jette lui-même au plus fort de la mêlée, par une proclamation au pays. M. de Villèle contemple avec désespoir la politique de violence et d'incapacité que les ministres d'extrême droite conseillent à la monarchie en péril. Vainement les gouvernements étrangers essayent d'avertir le roi : il ne veut rien entendre[23]. Quant aux sceptiques, ils disent avec M. de Sanonville, le grand référendaire de la Chambre des pairs : Le moment est venu, où les gens avisés font passer des fonds à l'étranger[24].

L'énergie du gouvernement, bien loin d'intimider l'opposition, l'enflamme encore davantage. Le National se réjouit de voir la personne du roi engagée dans la lutte, et il répond par cette attaque moins voilée encore que les précédentes :

Ne confondons pas : nous ne poussons pas la fiction jusqu'à la duperie, et nous n'entendons nullement dire que ce n'est pas le roi qui a fait tel ou tel acte. Nous disons seulement qu'en signant l'acte, le ministre s'en est fait le garant et qu'il s'en est rendu responsable. Et si l'on dit qu'alors le roi reçoit sa part de nos attaques, nous ne le nions pas. Mais à qui la faute ? A nous qui, pour concilier la liberté de discussion avec la majesté royale, protestons que ce n'est pas le roi, ou à vous qui affirmez que c'est lui et non un autre ? Vous dites que notre théorie tend à dessécher les âmes, et qu'if est bon que les peuples voient la royauté partout, afin de l'aimer. Soit ; mais si les peuples aiment, il leur arrive aussi de haïr.

 

Les libéraux dynastiques, pressés par les nécessités d'une opposition à outrance, sont plus que jamais entraînés à faire cause commune avec les violents. Des modérés qui n'avaient pas pris part jusqu'ici aux luttes parlementaires, rapporte M. de Barante, viennent d'eux-mêmes inscrire leurs noms sur les listes de l'association Aide-toi, le ciel t'aidera. Tous mènent ensemble la campagne du scrutin, avec la réélection des 221 pour mot d'ordre. M. Guizot se fait appuyer, dans le collège de Lisieux, à la fois par La Fayette et Chateaubriand. Nous sommes emportés ! s'écrie celui-ci, en lisant la liste des candidats que le Journal des Débats est amené à patronner. A Paris et en province, des banquets sont offerts aux opposants ; on a de la peine à y faire accepter, par une partie des organisateurs, l'idée d'un toast porté à la monarchie constitutionnelle ; et dans celui de Paris, M. Odilon Barrot termine son discours par ces paroles menaçantes : Désormais, il n'est au pouvoir de personne d'entraver cette loi immuable du progrès et de la liberté, et, si on l'essayait, la force répondrait. Les clairvoyants se rendent compte du péril, mais ils se sentent impuissants. Et quoi après ? écrit M. Royer-Collard. Je ne le sais pas ; nous sommes pressés entre des impossibilités contraires. J'en appelle à l'imprévu et à la Providence.

Parmi les libéraux, il en est auxquels leurs inquiétudes inspirent des démarches plus pratiques. Vers la fin de mars, M. de Villèle reçut la visite de Humann, membre important du centre gauche, et de M. du Mar-Hallac, député du centre droit. Au nom d'un grand nombre de leurs collègues, dont ils se disaient prêts à apporter les signatures, ils venaient promettre leur concours à M. de Villèle, pour le cas où le roi le chargerait de former un ministère. Ils mettaient cette seule condition que ce ministère se contenterait de présenter le budget, afin de donner le temps aux esprits de se calmer et au roi de rétablir l'harmonie entre lui et la Chambre. Quand ils avaient voté l'Adresse, ajoutaient-ils, ils croyaient que le roi reculerait ; ils étaient maintenant affligés et effrayés pour le pays, pour eux-mêmes qui étaient las de bouleversements. La témérité et l'incapacité de M. de Polignac les épouvantaient ; il allait tenter un coup d'Etat ; encore s'il réussissait ! mais il manquera tout et jettera la France en révolution. Nous croyons, disaient, en terminant, ces ambassadeurs, faire acte de bons, Français, en vous apportant cette proposition, et nous espérons que le roi en jugera de même[25]. M. de Villèle ne pensa pas pouvoir se charger de transmettre ces ouvertures, par crainte de paraître poursuivre une intrigue d'ambition personnelle. MM. Humann et du Mar-Hallac s'adressèrent alors à M. de Chabrol, qui consentit à en entretenir Charles X. Celui-ci n'y voulut faire aucune attention : C'est un tour de Villèle, répondit-il ; mais je l'attraperai bien : je ne lui parlerai que de son Midi. Aveuglement inouï qui aggrave encore la responsabilité déjà si lourde de ce prince infortuné ! L'histoire n'en doit pas moins mentionner, à l'honneur de ceux des libéraux qui en avaient pris l'initiative, cette tentative de conciliation.

Les élections des divers collèges eurent lieu le 23 juin et le 19 juillet. L'opposition y remporta une victoire éclatante. Sur quatre cent vingt-huit élus, on en comptait deux cent soixante-quatorze ayant voté l'Adresse ou partisans notoires de l'opinion qu'elle exprimait. Cette majorité n'était cependant pas révolutionnaire. Dans beaucoup de collèges, la victoire des adversaires du cabinet avait été saluée aux cris de Vive le roi ! M. Guizot a affirmé après coup qu'il n'y avait pas cinquante députés qui désirassent la chute de la maison régnante[26]. Sans doute, le même homme politique constatait, dans une lettre écrite alors à un de ses amis, qu'il y avait beaucoup d'éléments d'agitation, même de crise ; mais, ajoutait-il, dès qu'on croit voir l'explosion prochaine, ou seulement possible, tous se replient ; tous la redoutent. Au fond, c'est à l'ordre et à la paix que chacun demande aujourd'hui sa fortune ; on n'a confiance que dans les moyens réguliers. La vue du péril imminent rendait les libéraux plus prudents. Plusieurs, et de ceux qui avaient pris une part active à l'Adresse, manifestaient l'intention d'user désormais des ménagements qu'ils avaient repoussés dans la session précédente. Un des amis de M. Guizot lui écrivait de Paris : Vous aurez à vous défendre de ceux qui voudraient purement et simplement reproduire la dernière Adresse et s'y tenir comme au dernier mot du pays. La victoire électorale nous étant acquise, et l'alternative de la dissolution ne pouvant plus être présentée au roi, il y aura évidemment une nouvelle conduite à tenir. D'ailleurs quel.intérêt avons-nous à faire que le roi se butte ? La France ne peut que gagner à des années de gouvernement régulier. Gardons-nous de précipiter les événements. Dans une réunion tenue chez le duc de Broglie, les chefs parlementaires décidèrent qu'ils ne procéderaient plus par refus préalable de concours ; ils laisseraient le ministère présenter ses lois, se réservant de les modifier ou de les rejeter, et seulement, si ces moyens ne suffisaient pas, ils repousseraient le budget à la fin de la session. Des hommes qui avaient autrefois conspiré venaient, après le scrutin, trouver les députés élus, en leur demandant d'accepter, provisoirement au moins, tout nouveau ministère que le roi nommerait, afin d'éviter une révolution[27]. Aussi le bruit ayant couru un moment que le roi se séparait de M. de Polignac et formait un cabinet avec M. Pasquier ou M. de Villèle, tout le monde était disposé à se montrer satisfait.

Une conspiration, une émeute, nul n'y songeait, sauf peut-être quelques jeunes cerveaux brûlés des anciennes Ventes, ou quelques personnages sans autorité[28]. D'ailleurs les moyens d'action leur faisaient défaut. Les sociétés secrètes, sans avoir complètement disparu, étaient désorganisées et n'avaient plus de direction centrale. Si l'association Aide-toi, le ciel t'aidera était passée aux mains du parti avancé, elle manquait d'argent et n'était pas constituée pour un coup de force. Aussi ceux-là mêmes qui désiraient le plus le renversement de la dynastie ne croyaient pas aux moyens violents et en détournaient leurs amis : Vous avez foi dans une insurrection de place publique ? disait, le 22 juillet, M. Odilon Barrot aux plus ardents de la société Aide-toi ; eh ! mon Dieu si un coup d'État venait à éclater, vaincus, vous seriez freinés à l'échafaud, et le peuple vous regarderait passer. Carrel n'était pas moins persuadé que l'armée aurait aisément raison de toute émeute ; il ne supposait pas du reste que le peuple voulût se battre pour une telle cause. Quiconque eût pensé autrement, a-t-il écrit plus tard, eût été pris pour un fou1[29]. Aussi les chefs du parti libéral, réunis chez le duc de Broglie pour délibérer sur l'éventualité désormais certaine d'un coup d'État, ne prévoyaient pas d'autre moyen de résistance que le refus individuel de l'impôt. Si cela devenait insuffisant et qu'on eût recours à la force, demanda l'un des assistants, que faudrait-il faire ? La question excita quelques murmures, et l'on se sépara sans vouloir l'examiner.

Mais la folie du gouvernement allait provoquer cette lutte armée, à laquelle aucun homme sérieux ne songeait, et son imprévoyante incapacité allait rendre possible ce succès de l'insurrection auquel les plus ennemis ne croyaient pas. Dès le lendemain des élections, Charles X, persuadé qu'il était en présence d'une rébellion, convaincu du droit qu'il puisait dans l'héritage de ses pères et qui lui paraissait réservé par l'article 14 de la Charte, s'était résolu à accomplir enfin le coup d'État auquel il rêvait depuis longtemps. Le dimanche 25 juillet, le conseil fut réuni à Saint-Cloud pour arrêter la dernière forme des trop célèbres ordonnances. L'histoire raconte qu'au moment de signer, le roi s'arrêta, et, mettant sa tète dans ses mains, garda quelque temps le silence. Plus j'y réfléchis, dit-il enfin, plus je reste convaincu que je suis dans mon droit, et que c'est le seul moyen de salut. Puis il reprit la plume et traça son nom. Après lui, les ministres signèrent, sans rien dire. Le lendemain l'émeute commençait, et quelques heures suffisaient pour qu'elle devînt une révolution.

 

§ 5. — LA RÉVOLUTION.

Convient-il de faire le récit de ces jours d'émeute, drame bien connu, hélas ! pour s'être plusieurs fois reproduit sous nos yeux : la population qui regarde, étonnée et curieuse, les premières barricades, qui écoute, inquiète, les premiers coups de feu et le tocsin ébranlé par les mains populaires ; les rues, qui se vident de leurs passants ordinaires, et se remplissent de figures inconnues et sinistres ; la ville devenue muette, sauf quand retentit par intervalles le fracas de la mousqueterie et de la canonnade ; quelques chefs parlementaires qui se glissent dans l'ombre, pâles et tristes, ahuris et impuissants ; les troupes harassées, sans vivres, sans commandement, mornes et indécises, environnées d'un ennemi insaisissable, souvent invisible, qui se reforme derrière elles à mesure qu'elles avancent ; un gouvernement tantôt confiant jusqu'à l'illusion, tantôt, éperdu, n'ayant rien prévu, rien préparé, bien qu'il ait paru vouloir provoquer le conflit suprême, ne sachant que faire, ne donnant aucun ordre, obstiné quand la transaction serait encore possible, lâchant tout quand il est trop tard ; un roi aveuglé par une sorte de confiance mystique, partant pour la chasse au moment où commence l'émeute, jouant aux échecs, avec toutes les observances de l'étiquette, pendant que le bruit du canon fait vibrer les fenêtres du palais, refusant d'écouter aucun conseil ou même d'entendre aucune nouvelle, et ne sachant sauver, dans cet universel écroulement, que sa dignité, le seul bien qu'il conserve de cet héritage de plusieurs siècles de royauté !

On n'est plus d'ailleurs en face de ce jeu des partis réguliers qui était l'objet de notre étude. Au contraire, ce qui ressort tout d'abord est la rapidité avec laquelle ces partis sont débordés, annihilés, dès que commence la lutte armée. Dans un pays où règnent malheureusement les habitudes et les passions révolutionnaires, la résistance légale au pouvoir dégénère aussitôt en insurrection. Et dans l'insurrection, qui commande, qui dirige ? Sont-ce les hommes politiques, les chefs parlementaires qu'on a vus pendant quinze années à la tète de l'opposition ? Non, ils ne voulaient pas du recours à la force. Quand ils commencent à entrevoir l'émeute et la révolution, les plus importants d'entre eux, MM. Dupin, Guizot, Sébastiani, M. Casimir Périer surtout, reculent effrayés[30] ; ils voudraient qu'on restât dans la stricte légalité et qu'on se bornât à adresser au roi une supplique respectueuse pour le conjurer de changer ses ministres. Les hommes de presse, plus vifs, plus disposés par situation à se risquer, et qui ont donné, par leur fameuse protestation, le signal du refus d'obéissance, MM. Thiers, Carrel, de Rémusat, n'entendent pas qu'on sorte de la résistance constitutionnelle. L'émeute leur paraît une folie dangereuse, et ils essayent de s'y opposer[31].

Ceux qui prennent l'initiative de l'appel aux armes, et qui engagent le pays dans une révolution, contre la volonté de tous ses chefs politiques, sont quelques membres obscurs des sociétés secrètes, des jeunes gens à la tète chaude, des élèves de l'École polytechnique flattés de la popularité de leur uniforme, des journalistes de second ordre, des ouvriers sans travail[32]. Parmi eux, pas un homme ayant autorité par son nom, sa situation, son talent. En style démocratique, cela s'appelle le peuple ! Quels sont, par exemple, les émeutiers qui ont eu tout à coup l'idée, sans que personne la leur ait suggérée, de faire flotter les trois couleurs au sommet de Notre-Dame, et ont ainsi donné à l'insurrection, jusqu'alors incertaine et sans programme, ce qui fait le mieux marcher une foule et combattre une armée — un drapeau ? Ils sont si obscurs, si ignorés, que l'histoire n'a recueilli aucun de leurs noms. Les hommes politiques n'ont connu cet acte, peut-être le plus décisif de ces journées, et qui était comme le signe matériel d'une séparation irrévocable avec la vieille dynastie, qu'en voyant les passants lever la tête et se montrer du doigt les tours de l'église métropolitaine. La Fayette lui-même, grand maître de toutes les cérémonies révolutionnaires, et qui va tout à l'heure être à l'Hôtel de ville, sinon le chef, du moins le représentant de l'insurrection victorieuse, n'a fait que suivre le mouvement à l'origine duquel il était absolument étranger. Rentré à Paris quand la lutte était déjà engagée, il avait hésité à donner son nom, tant le résultat était encore incertain. Incident curieux qui montre bien la situation faite, dans cette aventure, aux personnages en vue : le général populaire avait pu, en arrivant dans la ville, lire son nom sur des placards qu'avaient fait afficher, sans le consulter, des faussaires subalternes ; on y annonçait un gouvernement provisoire, composé de La Fayette, du général Gérard et du duc de Choiseul.

Pendant ce temps, les chefs parlementaires erraient de réunion en réunion, délibérant sur les sommations de cette émeute anonyme, n'osant lui résister de front, mais tâchant de ralentir sa marche et bornant leur rôle à enregistrer avec tremblement des victoires gagnées sans eux, malgré eux, et qu'à leur physionomie on pouvait croire gagnées sur eux[33]. On avait déjà vu la direction de l'opposition libérale passer peu à peu des modérés aux violents, du parlement à la presse. Il restait donc à la regarder descendre dans la rue !

Après tout, n'est-ce pas la conséquence ordinaire d'une révolution ? Et s'il ne fallait considérer que cette phase du drame, les libéraux ne seraient-ils pas admis à se dire, en cette circonstance, aussi victimes que coupables, puisque c'était la royauté qui avait follement provoqué la lutte armée ? Peut-on néanmoins les absoudre ? Par une suite de fausses démarches, parfois d'actions mauvaises que nous avons dû relever au cours de cette longue opposition de quinze ans, n'avaient-ils pas contribué à acculer le pays et la couronne ans la situation vraiment désespérée des derniers mois et des dernies jours ? N'avaient-ils pas poussé et enfermé la royauté dans une impasse dont un prince aveuglé n'a cru pouvoir sortir que par le coup d'État ? Et si, embrassant d'un regard toutes ces fautes, il fallait noter d'une marque plus sévère celles qui ont été, entre toutes, funestes et inexcusables, celles qui ont eu la plus grande part dans le désastre final, nous indiquerions l'échec fait, en 1819 et 1829, aux tentatives de conciliation entreprises par M. de Serre et par M. de Martignac.

D'ailleurs, dans les événements mêmes de la révolution, tout en tenant compte des circonstances qui atténuent la responsabilité des libéraux, ceux-ci n'ont-ils aucun reproche à se faire, ou du moins aucun regret à éprouver ? Si difficile qu'il soit, en de pareils moments, de remplir, et même de connaître son devoir, n'est-il pas évident qu'il fallait alors se prêter à toutes les transactions pouvant épargner au pays la périlleuse extrémité des solutions illégales et des expédients bâtards ? Ces libéraux ont-ils conscience de n'avoir laissé échapper, par leur faute, aucune occasion ? C'est rester fidèle à l'esprit de cette étude, d'examiner jusqu'à la dernière minute si quelque chance de conciliation ne s'offrait pas aux partis : aussi bien est-ce la seule recherche qui nous attire, dans l'histoire trouble et violente de ces jours d'émeute.

Il faut tout d'abord, le reconnaître : au début, non-seulement les chefs de l'opposition eussent accepté, mais ils proposaient eux-mêmes un rapprochement, au prix d'un changement de ministère ; le gouvernement refusa tout. C'est seulement dans l'après-midi du 29, quand l'insurrection, commencée depuis trois jours, était victorieuse, quand déjà on se trouvait en face de bien des faits accomplis, que le roi consentit enfin, et encore de fort mauvaise grâce, à essayer une transaction ; il rapporta les ordonnances et chargea le duc de Mortemart de former un nouveau cabinet, en l'autorisant à offrir des portefeuilles à M. Casimir Périer et au général Gérard. Les chefs parlementaires qui eurent connaissance de ces actes dans la soirée, chez M. Laffitte, s'en montrèrent d'abord satisfaits. La généralité des députés, rapporte M. de Vaulabelle, n'hésitèrent pas à trouver les concessions suffisantes ; quelques-uns même déclaraient qu'elles dépassaient toute attente. — Mais ces propositions sont superbes, s'écriait à plusieurs reprises le général Sébastiani ; il faut accepter cela ! Tout ce que put faire M. Laffitte, qui songeait dès lors, par vanité plus que par passion, à mettre lui-même la couronne sur la tête d'un nouveau Guillaume III, fut de gagner du temps par des objections de procédure, et, appuyé par Béranger, il obtint qu'on ajournât de quelques heures la résolution définitive. Toutefois, l'acceptation lui semblait si probable, qu'il disait à M. de Laborde : Les choses sont arrangées ; le duc de Mortemart est président du conseil, Gérard et Périer sont ministres. Puis, voyant la surprise de son interlocuteur : J'aurais désiré autre chose, ajoutait-il ; que voulez-vous ! tout paraît décidé.

Ce n'était pas l'affaire de M. Thiers, sorti depuis quelques heures de la retraite où il s'était caché après la signature de la protestation des journalistes. Il passe la nuit à rédiger et à faire afficher à profusion de vives, courtes et habiles proclamations sans signature. Charles X, y est-il dit, ayant fait couler le sang du peuple, ne peut plus rentrer dans Paris ; et de là, on part pour poser ouvertement la candidature au trône du duc d'Orléans qui n'avait même pas été consulté. Par cette manœuvre hardie, le nom de ce prince que, le 29 au soir, presque personne ne prononçait, est, le 30 au matin, dans toutes les bouches. L'initiative d'un jeune journaliste mettait une fois de plus les meneurs parlementaires en présence d'un fait accompli. Et alors ces mêmes députés, qui semblaient avoir pour rôle de faire le contraire de ce qu'ils voulaient, faiblissent ; ils n'osent plus accepter les propositions du roi que, la veille, ils trouvaient superbes ; ils ajournent, traînent en longueur et finissent par décliner les ouvertures de M. de Mortemart. Bientôt même on les voit occupés à seconder M. Laffitte et M. Thiers ; la journée du 30 est employée par eux à brusquer et à engager irrévocablement les choses du côté du duc d'Orléans[34]. Constatons du reste, pour la juste répartition des responsabilités, que le duc de Mortemart, malade, sans foi dans sa mission, faiblement soutenu par Charles X, n'a pas mis dans ses démarches la promptitude et la décision qui seules forcent le succès et arrêtent la débandade, en temps de révolution. Quoi qu'il en soit, en vingt-quatre heures, malgré les intentions premières des chefs du parti libéral, cette chance de conciliation s'était piteusement évanouie.

Il devait s'en présenter une autre, plus tardive encore, cependant plus importante, plus solennelle, dont l'échec sera le dernier et irréparable malheur de ces jours d'émeute. Le 2 août, Charles X, retiré à Rambouillet, abdiquait en faveur de son petit-fils, le duc de Bordeaux, et désignait le duc d'Orléans comme lieutenant général du royaume. C'est le sort ordinaire de ces sacrifices suprêmes, d'être consentis quand l'insurrection, dans l'élan de sa victoire, dans l'effervescence de ses passions, est peu disposée à s'arrêter. Toutefois, que pouvaient désirer au delà les opposants les plus exigeants ? Ils obtenaient ainsi tout ce qu'ils espéraient de la révolution, avec cette révolution en moins, et la légalité en plus. Cette transaction satisfaisait, dépassait même les vœux secrets de presque tous les libéraux. Ceux qui arrivaient de province ou qui, pour toute autre cause, étaient demeurés étrangers aux réunions de l'hôtel Laffitte, n'admettaient pas qu'on pût hésiter à accepter et à soutenir le duc de Bordeaux. Le général de Ségur, malgré ses préventions contre les Bourbons, allait trouver Casimir Périer pour lui recommander cette combinaison. M. de Sainte-Aulaire, ancien député du centre gauche, et son gendre, M. Decazes, absents au début de la crise, revenaient à Paris avec le sentiment qu'il fallait éviter avant tout cette extrémité d'une nouvelle dynastie, et ils faisaient des démarches dans ce sens auprès de leurs amis[35]. Cependant, parmi les hommes politiques qui avaient pris la direction des événements, aucun n'essaya de faire valoir les droits du petit-fils de Charles X. L'abdication ne parut avoir d'autre résultat que de les pousser à précipiter d'autant plus la proclamation et l'installation du nouveau gouvernement.

A ceux qui insistaient en faveur du duc de Bordeaux on répondait alors qu'il était trop tard. Cela n'est plus possible, s'écriait avec colère Casimir Périer, pressé par le général de Ségur. Je me suis vainement épuisé pour la conservation de ce principe dont je reconnais toute l'importance ; mais aujourd'hui, nous en sommes si loin, qu'il suffirait de répéter cette proposition pour nous faire massacrer. Et Chateaubriand lui-même disait à M. de Sainte-Aulaire et à M. Decazes : D'où venez-vous donc ? Promenez-vous dans les rues de Paris, et vous verrez si j'ai tort de ne conserver aucun espoir. C'était, ajoute M. de Barante, la réponse qu'on faisait à tous les arrivants[36]. Ceux des acteurs qui ont eu plus tard à écrire sur le drame auquel ils avaient pris part ont essayé de se justifier devant l'histoire, comme ils l'avaient fait devant leurs contemporains, par l'impossibilité de faire agréer le petit-fils de Charles X à la population soulevée, et par la nécessité de hâter l'avènement du duc d'Orléans, pour fermer la porte à la république. La légitime autorité dont jouissaient plusieurs d'entre eux, les services qu'ils ont rendus depuis lors aux intérêts conservateurs, ont donné une valeur singulière à leur témoignage, bien qu'il fût apporté dans leur propre cause, et une grande partie du public l'a accepté sans discuter. Cependant, à y regarder d'un peu près, ne trouve-t-on point parfois derrière ces affirmations comme l'hésitation d'une conscience qui n'est pas pleinement assurée de ne s'être pas trompée ? M. Guizot, par exemple, tout en alléguant la nécessité, n'en vient-il pas à se demander si lui et ses amis n'ont pas été bien prompts à croire à cette nécessité ? N'est-ce pas nous autoriser et, en quelque sorte, nous inviter à contrôler ces témoignages, non pour le triste plaisir de constater des fautes, peu surprenantes en un pareil moment, mais pour chercher s'il n'est pas là, pour nous-mêmes, un enseignement profitable ?

Sans doute, il est plus aisé de disposer aujourd'hui des événements, qu'il ne l'était alors, dans la mobilité rapide, dans la violence confuse de l'émeute. On n'a pas grand'peine à regagner après coup, dans le cabinet, les batailles perdues. Toutefois, n'est-il pas des réflexions qui se présentent à l'esprit ? On allègue l'impossibilité. Pourquoi n'avoir pas même essayé ? D'où serait venue cette impossibilité ? Il n'y avait pas alors, contre la branche aînée, de ces préjugés profonds qu'on hésite à brusquer, par crainte de tout briser. Le duc de Bordeaux était un enfant trop jeune pour être personnellement impopulaire. Son âge permettait d'opérer, sous son nom et avec la régence du duc d'Orléans, des changements qu'un prince majeur et ayant la responsabilité de ses décisions se fût peut-être cru obligé de repousser par point d'honneur. La transaction sur le drapeau même eût été facile. Il n'était pas question du reste de restaurer un régime depuis longtemps détruit, œuvre toujours difficile et périlleuse, pour laquelle il faut l'appui d'un grand mouvement d'opinion : il s'agissait seulement de ne pas détruire ce qui existait légalement.

Les républicains, dit-on, n'eussent pas voulu da petit-fils de Charles X. Ils ne voulaient pas non plus de son cousin, et cependant on le leur a fait subir. Est-il vrai d'ailleurs qu'on fût en face d'une république prochaine, imminente, et nue, pour lui barrer le chemin, il fallût saisir le premier expédient possible, sans avoir le loisir de chercher le mieux ? Nous serions plus disposé à croire que les démagogues n'étaient pas organisés et qu'ils n'auraient pu empêcher ce que les chefs libéraux eussent résolument voulu. Si M. Laffitte, M. Thiers ou autres habiles faisaient grand bruit des menaces de l'Hôtel de ville, c'est qu'ils y voyaient un moyen de peser sur les indécis, et de fournir une excuse aux scrupuleux. M. Duvergier de Hauranne, ayant, à cette époque, rencontré Godefroy Cavaignac, le félicitait de ce que lui et ses amis avaient sacrifié leur idéal républicain à l'intérêt de la France. Vous avez tort de nous remercier, lui répondit celui-ci, nous n'avons cédé que parce que nous n'étions pas en force. Il était trop difficile de faire comprendre au peuple qui avait combattu au cri de Vive la Charte ! que son premier acte, après la victoire, devait être de s'armer pour la détruire. Plus tard, ce sera différent. C'est en effet plus tard que la menace deviendra redoutable, et la nouvelle monarchie ne tardera pas à l'éprouver. Quelle était donc la meilleure manière de se préparer à combattre ce parti révolutionnaire, véritable péril de l'avenir, et d'un avenir si proche ? Était-ce de lui fournir une sorte de point de départ logique, de lui donner l'élan, en faisant, dans sa compagnie et avec son concours, une révolution partielle ? Était-ce de descendre à mi-côte, avec l'espoir de se fixer sur cette pente rapide, glissante, où les libéraux ne sauraient trouver un arrêt, une assiette solide, pour résister à ceux qui voudraient les entraîner plus bas ? Ne valait-il pas mieux, au contraire, refuser dès le début de quitter le terre-plein de la légalité constitutionnelle, où seulement on avait pour soi la force d'un principe intact et l'union de tous les royalistes ? Peut-être quelque énergie eût-elle été nécessaire pour cette première résistance. En eût-il fallu plus gué. M. Casimir Périer n'en dépensera tout à l'heure pour réprimer les conséquences naturelles de la révolution et tâcher de faire disparaître les causes de faiblesse que la nouvelle monarchie devait à son origine ? D'ailleurs, que d'autres difficultés on s'épargnait, ne serait-ce que ces difficultés extérieures qui ont pesé si lourdement sur le gouvernement de juillet, et que celui-ci n'a pu surmonter qu'au prix d'une sagesse prolongée et parfois pénible ! Enfin à ceux qui répètent qu'on n'eût pas réussi avec le duc de Bordeaux, ne peut-on pas répondre : Avez-vous donc réussi avec ce que vous avez mis à la place ?

La vérité est qu'en 1830, les libéraux ne comprenaient pas autant qu'ils ont pu le faire plus tard, à la lumière des événements, combien il importait à la liberté, à la stabilité, à la paix sociale, de respecter l'hérédité monarchique. Ceux-là mêmes qui avaient le désir de ne pas rompre avec cette famille que Benjamin Constant proclamait, en 1814, la famille incontestée ne l'avaient pas assez vif, assez profond, assez résolu. Ils ne se défendaient pas avec assez d'obstination contre les tentations de colère qu'éveillaient chez eux les provocations du gouvernement. Et alors, sans prendre directement eux-mêmes l'initiative, ils se résignaient trop facilement à croire qu'on ne pouvait résister aux meneurs peu nombreux et hardis qui poursuivaient le changement de dynastie. N'étaient-ils pas aussi plus ou moins trompés par ce mirage de 1688 qu'on avait, depuis quelque temps, mis constamment sous leurs yeux ? Nous avions, dit M. Guizot, l'esprit plein de la révolution de 1688, de son succès, du beau et libre gouvernement qu'elle a fondé. Depuis lors, la lumière s'est faite, et le même M. Guizot a été le premier à reconnaître que l'avènement du duc de Bordeaux eût été la solution, non-seulement constitutionnelle, mais la plus politique, et que t'eût été un grand bien pour la France, de ne pas se laisser entraîner au delà[37].

Pour regretter la scission de 1830, il n'est pas nécessaire de faire appel à cette piété royaliste, à cette fidélité par honneur, à ce dévouement par tendresse, qui faisaient battre le cœur et armaient le bras d'un cavalier d'Angleterre et d'un Vendéen de 93. Sans doute, nul ne saurait méconnaître la beauté morale, la poésie touchante et même l'utilité pratique de ces attachements chevaleresques. A d'autres époques de notre histoire ou dans d'autres nations, ils ont pu être d'un puissant secours aux sociétés troublées ou aux nationalités menacées. C'est un malheur quand, dans un pays, ils s'affaiblissent ou disparaissent, sous l'action des vicissitudes et des bouleversements politiques. Mais c'est un malheur qu'on ne répare pas par des phrases et des affirmations. Déjà, sous la Restauration, la vigueur et la pureté. natives de ces sentiments n'étaient-elles pas singulièrement entamées ? On n'en voudrait pour preuve que l'attitude même de l'extrême droite, constamment opposante de 1815 à 1830, et, sous Louis XVIII, opposante contre le roi lui-même. Ce qui commençait déjà à être vrai alors, l'est plus encore aujourd'hui. Le souffle des révolutions qui a passé sur tous, même sur ceux qui les combattent, n'a guère laissé subsister, dans les âmes de notre génération, cette chevalerie d'un autre âge. Et quant aux principes absolus sur le droit supérieur et antérieur d'une famille antique, sur l'inadmissibilité du pouvoir royal, ils ont, dans leur forme abstraite, peu de prise sur des esprits las de théories pour en avoir vu faire tant d'abus par tous les partis, depuis un siècle. Devenus ainsi, par le malheur des événements, plus indifférents sur les personnes, plus sceptiques à l'égard des doctrines, les hommes de notre temps se placent volontiers, dans les choses de la politique, à un point de vue plus humble, plus empirique, plus égoïste. Ce point de vue d'ailleurs suffit pour leur faire déplorer les événements de 1830. Dans la perte de l'hérédité monarchique, ils doivent regretter la disparition d'un élément de stabilité, particulièrement approprié à l'état social et politique de la France. Ils doivent gémir de voir la sécurité, la paix, la prospérité, la moralité publique du pays compromises par cette rentrée dans l'instabilité révolutionnaire. Ils doivent se plaindre de voir enlever à la liberté les conditions de fait et de droit qui lui permettaient le mieux de se fonder et de se développer. Si, sous une autre étiquette et avec d'autres personnes, ils s'étaient assuré les mêmes avantages, on eût pu passer condamnation sur ce qui n'aurait été alors vraiment qu'un nouveau 1688. Mais n'en est-on pas encore à chercher, et qui oserait se vanter d'avoir trouvé ? Quand on considère ce qu'est devenue la France depuis quarante ans, et qu'on évoque au contraire ce qui aurait pu être sa destinée, si le duc de Bordeaux eût été reconnu roi, avec le drapeau tricolore pour ombrager son trône et le duc d'Orléans pour l'initier aux nécessités du gouvernement moderne, quand on supprime alors par la pensée tant de dates néfastes et funèbres de l'histoire intérieure et extérieure de notre patrie, 1848, 1851, 1870, comment, en dehors de toute théorie, de toute question de sentiment, se défendre d'un regret amer et poignant ?

Dès le lendemain même des événements, il était, parmi les libéraux, des âmes plus droites que les autres, des esprits plus éclairés qui, sans posséder cette pleine lumière que les événements seuls devaient leur apporter, avaient l'instinct du malheur dont ils venaient d'être les victimes et un peu les instruments. Pendant que M. Thiers se réjouissait de voir la France conduite au but que le National lui avait assigné, M. Royer-Collard, arrivé à Paris, le 9 août, quand tout était consommé, disait, à la vue du champ de bataille : Moi aussi, je suis dans les vainqueurs, mais la victoire est bien triste ! N'est-ce pas le vrai mot de la situation et comme la conclusion de cette histoire ?

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] M. de Lamartine, alors dévoué aux Bourbons, écrivait le 16 août 1829, quelques jours après la constitution du ministère Polignac, à son ami M. de Virieu : Je te le dis entre nous, je crois maintenant à la possibilité d'une révolution qui emporte la dynastie ; je n'y croyais pas hier... Cette déclaration de guerre en pleine paix détache du roi l'opinion nationale, dans le sens libéral du mot, comme la hache détache l'écorce de l'arbre, sans qu'on puisse jamais l'y recoller.

[2] Lettres inédites de madame Swetchine, publiées par M. DE FALLOUX, p. 160.

[3] Voir Royalistes et Républicains.

[4] Il y a quelque temps, écrivait à ce propos le Journal des Débats, M. de La Fayette voyageait dans les départements du centre, et on l'y avait bien accueilli, mais sans enthousiasme populaire. Que s'est-il passé dans l'intervalle ? Vous proclamez 1815, on vous répond par 1789 ; rien de plus naturel. Sans doute il est affligeant de voir de telles scènes succéder aux hommages que le roi recevait naguère en Alsace. Mais à qui la faute ?

[5] Le ministère fut constitué le 8 août 1829 ; la session ne s'ouvrit que le 2 mars 1830.

[6] Lord Palmerston, alors à Paris, écrivait à un de ses amis d'Angleterre : Quelques-uns des royalistes qu'on rencontre dans la société parlent comme des extravagants et des fous : Il nous faut de la force, d'abord de la force, et puis on pourra être raisonnable à loisir. Quand vous leur demandez comment leur force peut être appliquée, et contre qui, ils ne peuvent vous le dire ; mais ils déclarent qu'une presse libre n'est pas applicable en France, et qu'on doit la détruire ; que l'opinion publique n'existe pas, si ce n'est en tant qu'elle e été créée par les journaux, et que tu l'on pouvait se débarrasser de ceux-ci, le gouvernement serait assuré des tribunaux, de l'armée, des électeurs et de la Chambre des pairs. — Ce sont autant de sottises. (Life of Palmerston, par BULWER ; Lettre du 15 décembre 1829.)

[7] Dans l'introduction primitive de l'ouvrage, Carrel exposait comment l'Angleterre, en détrônant Jacques II et en mettant à sa place Guillaume d'Orange, avait fini par comprendre que, pour conserver la royauté avec avantage, il fallait la régénérer, c'est-à-dire la séparer du principe de la légitimité. Mais après réflexion, l'auteur trouva probablement que cette phrase mettait trop sa pensée à découvert : il la supprima.

[8] C'était devenu une sorte de manie de tout comparer à l'époque de Jacques II. Lors du procès de presse intenté, en 1829, à M. Bertin, le directeur du Journal des Débats, quelqu'un disait devant M. de Chateaubriand : En vérité, sauf la différence des personnes, c'est ici le procès des évêques sous Jacques II.

[9] Les meneurs de cette campagne montraient ainsi qu'ils se rendaient bien compte de l'état de l'opinion. Lord Palmerston constatait à cette époque que le pays ne voulait pas de bouleversement, et que pas un Français sur mille ne désirait autre chose de plus qu'un gouvernement raisonnablement libéral. Seulement, s'il y avait un coup d'État — et Polignac, ajoutait-il, était homme à en essayer un : un homme qui a passé dix ans en prison en sort brisé ou obstiné (either Broken or hardened) : c'est le dernier qu'il est ; — si donc il y avait coup d'État, dans ce cas, le résultat serait probablement un changement dans le nom de l'habitant des Tuileries, et le duc d'Orléans pourrait être invité à franchir la distance qui sépare le Palais-Royal de ce château. Quant à tout autre changement, c'est hors de question. Il y a un trop grand nombre de millions de propriétaires de terres et de fonds en France, pour qu'il soit possible que rien arrive qui mette en danger la sécurité de l'une ou l'autre de ces deux propriétés. (Lettre du 4 décembre 1829. Life of viscount Palmerston, par BULWER.)

[10] Voir, sur l'origine et les débuts de ces deux jeunes écrivains, chap. III, § 2.

[11] A Saint-Cyr, bien qu'assez aimé de ses chefs, il fut vite noté comme mal pensant. Un jour, le général d'Albignac, commandant de l'École, fit sortir des rangs le jeune Carrel et lui dit : Monsieur Carrel, on connaît votre conduite et vos sentiments ; c'est dommage que vous ne soyez pas né vingt-cinq ans plus tôt, vous auriez pu jouer un grand rôle dans la Révolution. Mais souvenez-vous que la Révolution est finie. Si vous ne tenez aucun compte de mon avertissement, nous vous renverrons à Rouen pour auner de la toile dans la boutique de monsieur votre père. A quoi Carrel répondit : Mon général, si je reprends jamais l'aune de mon père, ce ne sera pas pour auner de la toile. Il fut mis aux arrêts pour cette riposte. Le mot du général avait du vrai. Nulle époque n'était plus défavorable que la Restauration au caractère de Carrel. Trente ans plus tôt, il eût pu devenir d'emblée général, et probablement général très-fier, très-aristocrate, nullement porté à composer avec la canaille.

[12] On n'a pu oublié que deux des rédacteurs du National, MM. Mignet et Carrel, avaient, le premier comme professeur, le second comme historien, fait une étude spéciale de la révolution anglaise.

[13] Il faut s'entendre, écrivait M. Thiers, sur ce que c'est qu'une révolution. 1640 est une révolution, l'accident de 1688 n'en est pas une. Tout alors s'opéra dans le plus grand calme. Il y eut une famille de moins remplacée par une autre famille. Une dynastie ne savait pas régner sur une société nouvellement constituée, et l'on choisit une autre famille qui le sût mieux. Le National disait dans un autre article : On rappelle tous les jours l'échafaud de Charles Ier et de Louis XVI. Dans ces deux révolutions qu'on cite, une seule est entièrement accomplie, c'est la révolution anglaise. La nôtre l'est peut-être, mais nous l'ignorons encore. Or, dans cette révolution anglaise que nous connaissons tout entière, y eut-il deux soulèvements populaires ? Non sans doute. La nation anglaise se souleva une première fois, et la seconde, elle se soumit à la plus avilissante oppression : elle laissa mourir Sidney et Russell, elle laissa attaquer ses institutions, ses libertés, ses croyances, mais elle se détacha de ceux qui lui faisaient tous ces maux. Et, quand Jacques II, après avoir éloigné ses amis de toutes les opinions et de toutes les époques, se trouva isolé au milieu de la nation morne et silencieuse, quand, éperdu, effrayé de solitude, ce prince, qui était bon soldat, bon officier, prit la fuite, personne ne l'attaqua, ne le poursuivit, ne lui fit une offense. On le laissa fuir en le plaignant. Les peuples ne se révoltent pas deux fois.

[14] Carrel, répondant au Times, niait que le peuple eût une tendance républicaine, qu'on allât au système américain ou même à une révolution un peu plus radicale que celle de 1688. Le National prétendait cependant se rattacher aux grandes traditions révolutionnaires : on ne pouvait attendre moins de l'auteur de l'Histoire de la Révolution, et M. Thiers écrivait, en réplique à quelque attaque d'un journal de droite : Nous sommes des gens du peuple et des Jacobins, avec Mirabeau, avec Barnave, avec Vergniaud, Sieyès, Hoche, Desaix et Napoléon... Les Jacobins et le parti révolutionnaire sont, pour vous, tous les hommes qui, depuis 1789 jusqu'à 1830, ont émis un vœu de liberté. Eh bien ! nous sommes glorieux d'être du parti de cette Révolution, nous lui devons tout. ce que nous sommes.

[15] Carrel lui-même semblait prendre plaisir à être hors des ténèbres des conspirations et à combattre au grand jour de la légalité. II rappelait que la première habitude à prendre dans un pays libre était celle qui consiste à s'attacher à la loi quand elle est bonne, à s'y résigner quand elle est mauvaise. Puis il ajoutait en faisant un retour sur le passé de son parti et sur ses propres débuts : Cette habitude, ce n'est pas sans peine, sans répugnance que nous sommes parvenus à la prendre. Mais nous y sommes arrivés enfin, et nous ne la perdrons plus ; elle est le gage de nos succès à venir. Il y a bientôt dix ans qu'il n'est plus question en France de folles résistances à la loi, même de la part de la jeunesse la plus ardente.

[16] Il disait encore : Nous les enfermerons dans la Charte comme dans la tour d'Ugolin. On lisait aussi dans un des premiers numéros du National : Aujourd'hui la position de nos adversaires est devenue désolante. Enlacés dans cette Charte et s'y agitant, ils s'y enlaceront tous les jours davantage, jusqu'à ce qu'ils étouffent ou qu'ils en sortent. Comment ? Nous l'ignorons : c'est un secret inconnu de nous et d'eux-mêmes, quoique caché dans leur âme.

[17] Lettre de M. Thiers à M. Ampère, du 29 janvier 1830. (Correspondance de M. Ampère.)

[18] C'étaient M. Dubois et M. de Rémusat qui prenaient alors la part la plus active à la rédaction du Globe. M. Vitet et M. Duchâtel s'étaient éloignés.

[19] Le National n'était pas seul à dire que a les hommes du centre droit ne pouvaient plus arriver qu'en montrant de l'énergie, au but qu'ils pouvaient atteindre naguère par une modération prudente. Le Journal des Débats lui-même craignait que l'Adresse ne fût insignifiante ou timide ; il demandait qu'elle fût franche et courageuse.

[20] M. Royer-Collard avait dit déjà, en 1820, après l'élection de Grégoire : Eh bien ! nous périrons, c'est aussi une solution. Telle avait donc été, de tout temps, la tendance naturelle de son esprit.

[21] M. Villemain, dans son étude sur M. de Chateaubriand, exprime un regret analogue.

[22] M. Guizot, développant cette idée fausse qui avait inspiré la conduite de M. Royer-Collard et de ses amis, disait, pour repousser cet amendement : La vérité a assez de peine à pénétrer jusqu'au cabinet des rois ; ne l'y envoyons pas faible et pâle.

[23] Sur cette conduite du gouvernement, voir Royalistes et Républicains.

[24] Un témoin dépeint ainsi l'état d'esprit singulier de Paris, à cette époque : Personne ne doutait de l'imminence d'une crise ni de la victoire de l'opposition, quoiqu'on ignorât sous quelle forme et dans quelles conditions s'engagerait la lutte définitive... On évoquait, avec une vraisemblance égale, les souvenirs de Camille Desmoulins poussant le peuple sur la Bastille, et ceux de Hampden organisant la résistance de l'Angleterre contre la perception d'une taxe illégale. Le pays avait une telle confiance dans l'avenir et en lui-même, qu'à la veille d'une révolution réputée certaine, le crédit public suivait un mouvement ascensionnel... La fièvre de l'impatience s'associait à la plus singulière sécurité, chacun prévoyant une révolution, sans la souhaiter, mais aussi sans beaucoup la craindre. (M. DE CARNÉ, Souvenirs de jeunesse.)

[25] Ces faits sont rapportés avec détails dans les papiers de M. de Villèle.

[26] Cinquante ! n'est-ce pas encore beaucoup ? Il n'y en avait pas autant dans la Chambre des députés, à la veille du 24 février 1848.

[27] Ce fait est affirmé par M. Duvergier de Hauranne, qui avait été fort mêlé au mouvement électoral.

[28] M. Louis Blanc indique comme pensant seuls alors à une émeute, MM. Barthe et Mérilhou par habitude de conspiration, M. de Laborde par chaleur d'amie et légèreté d'esprit, M. Manguin pour déployer son activité, M. de Schonen par exaltation de tète, MM. Audry de Puyraveau et Labbey de Pompières par principes.

[29] L'opposition, même la plus avancée, n'avait rien alors de démocratique, et l'un des reproches adressés par Carrel au gouvernement d'extrême droite était de chercher dans la nation une autre nation que celle qui lit les journaux, qui s'anime aux débats des Chambres, qui dispose des capitaux, commande l'industrie et possède le sol ; de descendre dans ces couches inférieures de la population, où l'on ne rencontre plus d'opinions, où se trouve à peine quelque discernement politique, et où fourmillent par milliers des êtres bons, droits, simples, mais faciles à tromper et à exaspérer, qui vivent au jour le jour, et, luttant à toutes les heures de leur vie contre le besoin, n'ont ni le temps, ni le repos du corps et d'esprit nécessaires pour pouvoir songer quelquefois à la manière dont se gouvernent les affaires du pays. — Et en effet, ajoutait Carrel, c'est dans les bras de la populace qu'il faut se jeter, quand on ne veut plus de lois. Que diront de ces déclarations les modernes flatteurs du suffrage universel ?

[30] Dans une réunion, quelqu'un proposant d'adhérer au drapeau tricolore arboré par le peuple, le général Sébastiani s'écriait avec violence ne pouvoir prendre la moindre part à de semblables discussions, et ajoutait que le seul drapeau national était toujours pour lui le drapeau blanc. Casimir Périer déclarait dans la matinée du 28 : Ce qui convient le mieux à la France, ce sont les Bourbons sans les ultras. Il disait à ceux qui étaient disposés à se rapprocher de l'émeute : Vous vous perdez en sortant de la légalité ; vous nous faites perdre une position superbe. Aussi les écrivains révolutionnaires ne tarissent-ils pas en reproches sur l'attitude de ces députés : Casimir Périer, dit M. Louis Blanc, aurait certainement étouffé la révolution à son berceau, s'il n'avait eu besoin pour cela que de l'appui de ses collègues. M. Bérard, fort engagé dans le mouvement, écrit de son côté, dans ses Souvenirs : J'ignore quel était le fond de la pensée de Casimir Périer et de Sébastiani ; mais ce que je sais bien, c'est que tous leurs efforts ont été employés à entraver le mouvement révolutionnaire, et qu'ils l'eussent tout à fait arrêté, ai cela avait été en leur pouvoir.

[31] Non, s'écriait M. de Rémusat, ce n'est pas une révolution que nous avons prétendu faire. Il s'agissait uniquement d'une résistance légale ! — Carrel disait en 1831 à M. Véron : Non-seulement je ne me suis pas battu en juillet, mais j'ai tout fait pour empêcher les autres de se battre. Je n'ai pas le droit de me dire un des auteurs de la révolution de juillet. Il écrivait aussi dans le National, en parlant des trois journées : Nous y étions, nous l'avons vu, nous tous qui en parlons, qui en discutons aujourd'hui ; mais soyons de bonne foi, nous n'y avons rien compris. le On avait rencontré en effet Carrel, pendant l'insurrection, s errant dans les rues, une baguette à la main, l'air pensif et distrait au milieu des balles, l'esprit assiégé des plus tristes prévisions, épiant, d'un œil inquiet, les péripéties du combat. Quant à M. Thiers, il n'avait pas mieux compris que Carrel ; sa surprise, son déplaisir et son effroi avaient même été tels, en voyant la résistance légale dont il avait formé le plan et donné le signal, devenir aussitôt une insurrection populaire, qu'il avait jugé nécessaire de se cacher dans quelque campagne des environs. Il ne devait se remontrer que deus jours après, une fois la victoire bien dessinée du côté de la révolution.

[32] Peut-être aussi, dans ces passions anonymes, faut-il faire une part, sinon aux ambitions, du moins aux rancunes bonapartistes. (Voir sur ce point M. CAUCHOIS-LEMAIRE, Histoire de la révolution de 1830.)

[33] C'est en entrant dans une de ces réunions qu'à la vue de la pâleur de ses collègues, M. Villemain laissa échapper ces mots : Je ne m'attendais pas à voir tant de poltrons réunis.

[34] Le Globe, dès la première heure, poussa au changement de dynastie. Il proclamait la vacance du trône et déclarait toute transaction impraticable.

[35] Mémoires du général DE SÉGUR, et Notice sur M. de Sainte-Aulaire, par M. DE BARANTE.

[36] Comment ne pas noter en passant que cette impossibilité, réelle ou prétendue, était en tout cas une impossibilité toute parisienne qu'ou opposait à ceux qui apportaient le sentiment contraire du reste de la France ? Encore une conséquence de Paris capitale !

[37] Quelques-uns ne se sont pas contentés d'exprimer un regret, ils ont confessé un repentir. Tel est, par exemple, M. Dunoyer, l'ancien rédacteur du Censeur, dont nous avons déjà cité plusieurs fois les aveux. Dans son livre sur le Second Empire et une nouvelle Restauration, il s'exprime ainsi : Lorsqu'elle a brisé l'ancienne royauté que de graves raisons pouvaient bien lui prescrire de modifier, de limiter, de contenir, mais que, très-assurément, il n'y avait pas lieu de détruire, et qui n'a été détruite que sous l'empire de passions détestables, parfaitement étrangères aux fins avouables et avouées de la révolution, notre nation a commis une faute énorme, qui ne pouvait manquer d'avoir et qui a eu les suites les plus désastreuses. L'auteur se reproches un tort qui a été, dit-il, commun à beaucoup d'hommes de son temps : c'est de n'avoir pas suffisamment examiné si la transmutation de pouvoir, opérée en août 1830, offrait le même caractère d'incontestable légitimité que la résistance opposée par la nation aux ordonnances de juillet. Déjà, dans un écrit antérieur publié en 1849, sur la Révolution du 24 février, Il. Dunoyer avait dit : Ce qui fut parfaitement irréprochable en juillet, ce fut la résistance aux ordonnances. Mais cette nécessaire et légitime résistance pouvait-elle, surtout après l'abdication du roi et du duc d'Angoulême, et après la transmission régulière du pouvoir royal au duc de Bordeaux, sous la régence du duc d'Orléans, cette résistance, dis-je, pouvait-elle, sans dépasser le but, aller jusqu'à appeler par une révolution le duc d'Orléans au trône ? Il me paraît impossible, aujourd'hui que nous jugeons ces événements de sang-froid, de ne pas répondre négativement... Rigoureusement donc, la révolution n'était pas plus nécessaire qu'elle n'était légale.