LE PARTI LIBÉRAL SOUS LA RESTAURATION

 

CHAPITRE V. — LA QUESTION CLÉRICALE SOUS M. DE VILLÈLE.

 

 

§ 1. — LIBÉRALISME ET IMPIÉTÉ.

L'époque actuelle, disait en 1826 une feuille libérale, sera difficile à expliquer pour nos arrière-neveux. Il n'est plus question que d'évêques, de curés, de moines, de jésuites, de couvents, de séminaires ; on n'entend plus retentir que les mots de bulles, de mandements, de confession, de communion, d'indulgences et d'excommunication ; la controverse théologique est à l'ordre du jour. Veniez-vous assister, en effet, entre 1824 et 1827, à quelque séance de la Chambre des députés ou de la Chambre des pairs, vous trouviez à la tribune M. Casimir Périer ou M. Agier, M. Pasquier ou M. Portalis, qui combattaient la politique religieuse du gouvernement, dénonçaient les empiétements du clergé et les menaces de théocratie. Suiviez-vous la foule au Palais de justice, un jour de grand procès, M. Dupin y citait Pithou sur les libertés gallicanes, appelait Rome à la barre de la cour de Paris, et les juges visaient dans leurs sentences la Déclaration du clergé de 1682 ou les arrêts d'expulsion de la Compagnie de Jésus. Pénétriez-vous dans un salon ou dans un atelier, on n'y parlait, en des langages et à des points de vue divers, que du parti prêtre ou des hommes noirs, de la Congrégation ou de Loyola. Ouvriez-vous un journal ou une brochure, ce n'étaient qu'histoires de prêtres intolérants ou ineptes, dissertations ou polémiques sur le jésuitisme. Regardiez-vous les caricatures à la vitrine d'un marchand d'estampes, vous y voyiez des curés et des moines, gras de bien-être ou desséchés par le fanatisme, déguisés en éteignoirs, brûlant des Voltaire, s'escrimant contre la Charte, ou faisant commerce de dévotions. Rencontriez-vous sur votre chemin quelque rassemblement tumultueux, quelque agitation populaire, c'est qu'il s'agissait de faire tapage à une mission, ou d'introduire de vive force dans une église le cadavre d'un acteur mort sans confession. Finissiez-vous votre journée au théâtre, le parterre y exigeait à grand bruit le Tartufe, et saluait de ses bravos passionnés tous les traits de Molière contre les faux dévots. A bas les jésuites ! ce cri lancé de la tribune, répété par la presse, commenté dans de gros volumes, fredonné par la chanson, hurlé par l'émeute, renvoyé d'écho en écho aux quatre coins de la France, éclatait chaque jour plus retentissant et plus formidable. Il semblait parfois couvrir cet autre cri : Vive la Charte ! dans lequel s'était résumée la tactique nouvelle, inaugurée par la gauche en 1824. C'était à croire qu'une seule question subsistait, celle qu'on appellerait aujourd'hui la question cléricale. On aurait donc une idée imparfaite du rôle du parti libéral, pendant les dernières années du ministère Villèle, si, après l'avoir observé dans son opposition politique et constitutionnelle, on ne l'étudiait dans cette campagne où, provoqué et secondé encore une fois par les fautes de la droite, il va mélanger, d'une si étrange façon, l'impiété révolutionnaire et le gallicanisme d'ancien régime. Mais pour bien comprendre sa conduite, il convient de faire un court retour en arrière.

Sous l'Empire, il n'y avait guère eu de polémique religieuse : non que le christianisme régnât sans conteste sur les esprits ; c'était plutôt qu'on ne s'en occupait pas. Les incrédules dédaignaient facilement ceux qui ne les gênaient par aucune propagande. La part laissée au christianisme dans la vie sociale était si petite, que t'eût été peine perdue de la lui disputer. La religion, — a écrit M. de Rémusat en parlant de cette société qu'il avait entrevue, enfant, dans le salon de sa mère, — admise à titre de nécessité politique, se voyait interdire la controverse, l'enthousiasme, le prosélytisme. Il semblait aussi inutile de la discuter qu'inconvenant de la défendre. La Restauration, au contraire, en apparaissant fondée sur l'union du trône et de l'autel, éveilla des espérances d'un côté, des méfiances de l'autre, une grande émotion de toutes parts. On put alors discerner cette impiété haineuse, legs du dix-huitième siècle et de 1793, qui était au fond des idées et des passions de la gauche. Dès 1814, les vieux révolutionnaires donnèrent le signal des attaques. Un certain Dubroca, moine défroqué et marié, dénonça le nuage noir qui se formait à l'horizon. Méhée, l'ancien secrétaire de la Commune de Paris, écrivait : Tous les actes de l'autorité semblent émaner d'un concile ou d'un conclave ; on ne nous parle plus que de solennités religieuses et de processions. Carnot disait dans son Mémoire à Louis XVIII : Les prêtres ont toujours cherché à profiler de la crédulité des peuples pour opprimer les rois. Ne sont-ce pas eux qui ont mis frère Jacques Clément eu nombre des saints ? Ne trouve-t-on pas des noms de moines et de jésuites dans tous les complots formés contre les souverains ? Considérations, soit dit en passant, assez inattendues sous la plume d'un régicide ! La plupart des libéraux suivaient sur ce terrain les révolutionnaires. Il allait de soi qu'un libéral en politique était voltairien en religion[1]. Le plus souvent, néanmoins, on n'osait pas se heurter de front au christianisme, pas plus qu'on n'attaquait ouvertement la royauté ; par prudence et par habileté, on prenait un détour, connu d'ailleurs de tous les ennemis de la religion, et c'était contre le clergé qu'on s'efforçait d'exciter l'animosité et le mépris.

Le Constitutionnel était l'une des principales machines de guerre employées dans cette campagne. Il excellait dans la besogne subalterne. Deux ou trois fois par semaine, il publiait, sous le titre de Gazette ecclésiastique, de petits articles où chaque méfait prétendu du clergé était relevé, commenté, envenimé. Beaucoup de ces récits étaient des calomnies, d'autres dénaturaient des faits irréprochables ou inoffensifs. L'écrivain chargé de raconter, souvent même d'inventer ces anecdotes, était désigné dans l'intimité sous le nom de rédacteur des articles bêtes, et lorsque le niveau des abonnements baissait, on disait : Le rédacteur des articles bêtes se néglige, il faut le faire donner plus souvent[2]. Guerre mesquine et répugnante, mais parfois efficace !

Cette littérature, du reste, avait alors ses modèles qui n'étaient pas sans quelque éclat. Paul-Louis Courier, par exemple, n'était-il pas de ceux qui mettaient à la mode ces historiettes de curés, ces pamphlets contre les sacristies, cette façon d'attaquer la religion par les petits côtés ? Il y apportait plus d'art que le Constitutionnel, non plus de justice, de largeur, ni d'élévation. Il était possédé de la même animosité étroite contre la soutane. Là étaient pour lui l'ennemi, le péril. Serons-nous capucins ? écrivait-il, ne le serons-nous pas ? voilà aujourd'hui la question. Nous disions hier : Serons-nous les maîtres du monde ?

Un homme personnifiait mieux encore, et avec un renom plus étendu, cette irréligion vulgaire qui semblait faire partie du libéralisme : chacun a nommé Béranger. Proudhon l'a dit : La plaisanterie et les gaudrioles de Béranger sont en général puisées à deux sources suspectes, l'impiété et l'obscénité[3]. On dirait quelque esprit fort d'estaminet qui insulte le prêtre dans la rue, et ricane au passage d'une procession. Rien ne l'arrête ; il jette son petit vin de cabaret à la face de tous : du curé, de la religieuse, de Loyola, du pape et même du bon Dieu ; il abaisse la sœur de charité au niveau de la courtisane ; il parodie les sacrements et les paroles de la prière, y mêlant le libertinage avec une impudeur sacrilège ; il raille et salit les dévotions les plus pures et les croyances les plus populaires, l'Ange gardien et le Jour des morts. Ce n'est pas chez lui entraînement de buveur aviné, s'oubliant dans la gaieté audacieuse de l'orgie. Non, c'est un faux ribaud, un blasphémateur froid. Tout est calculé, moins encore dans un dessein de négation philosophique et doctrinale que pour flatter et exciter certaines passions qui lui paraissent devoir servir sa haine contre les Bourbons. Du reste, ce qui frappe et rebute le plus dans cette impiété, ce n'est pas sa grossièreté impudente, c'est sa niaiserie vulgaire. Cette théologie ne dépasse pas celle du commis voyageur. Des écrivains, fort hostiles pourtant au catholicisme, en ont été dégoûtés. Béranger, a dit M. Renan, attaque la religion par tous les côtés étroits, courts, plats et communs[4]. Quelle conception plus basse en effet que celle de ce Dieu des bonnes gens dont le chansonnier s'est fait le psalmiste ! Dieu commode, à l'usage des buveurs et des grisettes, qui préside aux débauches de cabaret et de mauvais lieu, qui nous a donné le vin pour l'ivresse et les filles pour le libertinage, qui accueille sur le même rang, dans son paradis, la sœur de charité et la danseuse d'opéra, l'une apportée sur les ailes des anges, l'autre dans les bras des amours ; dont la morale substitue partout le plaisir au devoir, et dont le culte transformerait le monde en une vaste abbaye de Thélème. Quel apostolat de la part de celui qui se dit un poète populaire ! Quelle façon d'élever le cœur du bourgeois et de l'ouvrier ! Quelle noble et efficace solution apportée. à tous ces redoutables problèmes que la souffrance inégalement répartie et la convoitise impatiente soulèvent dans l'âme de la démocratie[5] !

Malheureusement la plupart des libéraux de la vieille école n'avaient guère d'autre évangile que les chansons de Béranger. Parmi eux, cependant, il en est un qu'il ne conviendrait pas de confondre avec les insulteurs de prêtres et les fanfarons d'impiété. Celui qui faisait ainsi exception, — on peut s'en étonner, — était Benjamin Constant. De famille protestante, il s'était posé, presque enfant encore, en railleur sceptique et en athée épicurien. Mais vers la fin de l'Empire, — il avait alors dépassé la quarantaine, — on l'avait vu traiter les questions religieuses avec plus de gravité, avec un respect presque chrétien. A chacune des transformations de Constant, il faut toujours demander où est la femme. C'était sous l'influence de madame de Charrière que, au début de sa vie, il avait été en quelque sorte imprégné de l'esprit du dix-huitième siècle. S'il s'était ensuite montré préoccupé des choses de l'âme, il l'avait dû à madame de Staël. Plus tard, en 1814 et en 1815, il devenait presque mystique dans le rayonnement de madame de Krüdner et de madame Récamier.

Les modifications successives de cette intelligence mobile entre toutes se lient, d'une façon assez piquante, à la composition d'un livre sur la Religion, auquel Constant a travaillé pendant près de quarante ans, et dont le premier volume ne parut qu'en 1824. Préparé dans un esprit d'incrédulité absolue et d'athéisme, le plan avait dû en être remanié à mesure que changeait le point de vue de l'auteur[6]. Singulier cadre du reste pour cette longue méditation religieuse, que la vie de ce joueur dissolu qui écrivait le brouillon de son livre au revers de cartes à jouer. On raconte qu'une nuit, peu de temps avant la publication de l'ouvrage, quelqu'un, rencontrant Constant dans une maison de jeu, lui demanda ce qu'il faisait : Je ne m'occupe plus que de religion, répondit-il.

Ce livre, a-t-on pu dire justement, laisse lire à chaque page ces mots : Je voudrais croire, comme le roman d'Adolphe se résume en cette phrase : Je voudrais aimer. Mais Constant ne pouvait plus ni l'un ni l'autre. L'esprit était assez perspicace pour entrevoir la vraie lumière ; l'âme était trop usée pour y atteindre. Serrez d'un peu près ces dissertations, parfois éloquentes, sur la nécessité sociale de la religion pour le peuple qui trouve là seulement la consolation de ses souffrances et le fondement de sa morale, vous n'en pouvez faire sortir qu'une religiosité assez vague. Dans l'ordre des applications politiques, l'auteur se prononce pour la liberté la plus étendue des croyances ; il condamne toute intolérance, même masquée de libéralisme. L'un des premiers patrons de la thèse chimérique et fausse de la séparation absolue de l'Église et de l'État, il ne croit pas que la suppression du budget des cultes doive en résulter[7]. Quoi qu'il en soit, du reste, des lacunes ou des périls qui seraient à signaler dans ses doctrines, on doit reconnaître à Constant une réelle supériorité sur Courier ou Béranger, ne serait-ce que par l'accent sérieux du langage et l'équité des intentions. En cette circonstance, il était moins le successeur des philosophes du dix-huitième siècle ou des oppresseurs de la Révolution, que le devancier de la jeune école du Globe. Mais le livre de la Religion n'eut que peu de succès et n'exerça guère d'action sur les vieux libéraux. D'une part, il sortait des idées courantes ; d'autre part, on n'y trouvait pas cette chaleur de foi, cette puissance d'élan, cette netteté de conclusions qui s'imposent aux contradicteurs et entraînent les hésitants.

La note générale des écrivains de gauche n'en demeurait donc pas moins celle d'une impiété mesquine et haineuse. Nous n'en voudrions pour preuve que l'espèce de passion avec laquelle on exhumait tous les classiques de l'incrédulité, en particulier ceux du siècle précédent. Il n'y avait pas eu sous l'Empire une seule réédition de Voltaire ou de Rousseau. De 1817 à 1824, il en parut douze du premier et treize du second. On publia trois cent seize mille exemplaires des œuvres complètes de Voltaire, deux cent quarante mille de celles de Rousseau ; soit un total de plus de deux millions de volumes. Helvétius, Diderot, d'Holbach, Dupuis, Volney furent évoqués de leurs tombeaux pour prendre part à la grande bataille. L'obscénité marchant de pair avec l'impiété, on réimprima à trente-deux mille exemplaires les romans de Pigault-Lebrun. Un officier en demi-solde, le colonel Touquet, se fit une sorte de célébrité dans cette œuvre de propagande. Improvisé libraire en 1820, il commença par une édition des œuvres choisies de Voltaire, dans laquelle il eut soin de comprendre ses écrits les plus immoraux ; en 1821, ce fut le tour de Rousseau. Ce premier essai ne fit que le mettre en goût ; et bientôt on le vit annoncer, dans des prospectus lancés à grand fracas, quatre nouveaux Voltaire. : 1° le Voltaire de la grande Propriété ; 2° le Voltaire du Commerce ; 3° le Voltaire de la petite Propriété ; 4° le Voltaire des Chaumières. Ces spéculations sur l'impiété ne furent pas, du reste, toutes heureuses : elles finirent par une catastrophe, et après avoir été l'une des notoriétés du libéralisme commercial, l'infortuné colonel dut s'enfuir en Belgique[8].

 

§ 2. — POLITIQUE RELIGIEUSE DE LA DROITE.

On avait donc pu discerner, dès les premières années de la Restauration, ce qu'il y avait d'impiété dans les idées de la gauche. Toutefois, tant que le pouvoir avait été aux mains des hommes du centre, la question religieuse était demeurée au second plan. C'est à l'arrivée du ministère de droite, plus encore après les élections de 1824 et l'avènement de Charles X, qu'elle devient la question principale, on dirait presque la question unique, tant elle occupe la presse, la tribune et l'opinion. D'où viennent cette émotion si vive, si universelle, cette exaspération du préjugé antichrétien ? Qu'est-ce donc qui leur fournit des aliments nouveaux ou des prétextes si avidement saisis ? Qu'est-ce qui permet à ces passions, anciennes sans doute, mais jusqu'alors confinées en des régions spéciales, d'envahir et d'infester en quelque sorte tous les champs de bataille du parlement ou de la presse ?

La droite était par conviction et par politique un parti religieux. Par conviction : les royalistes étaient d'ordinaire catholiques, et presque tous les catholiques étaient royalistes. Par politique : les amis des Bourbons voyaient dans le catholicisme une grande force sociale, sur laquelle ces princes devaient s'appuyer, et avec laquelle ils avaient intérêt à confondre leur cause. Cette confusion n'avait-elle pas été faite par les 'événements eux-mêmes ? Prêtres et roi n'étaient-ils pas montés ensemble sur l'échafaud révolutionnaire ? N'avaient-ils pas encore les mêmes ennemis ? La droite estimait donc que la Restauration politique devait avoir, comme conséquence logique et comme accompagnement fructueux, use rénovation religieuse. Pour l'accomplir, elle comptait avant tout sur l'action commune et presque mêlée du gouvernement et de l'Église, sur ce qu'elle appelait, dans une formule souvent répétée : l'union du trône et de l'autel. Elle voulait, disaient ses publicistes, une monarchie religieuse, ayant pour fondement une étroite alliance de la politique et de la religion.

Sur la nécessité sociale du réveil chrétien, sur le devoir et l'intérêt qui poussaient la royauté à s'en préoccuper, sur le profit immense que celle-ci en eût recueilli, les écrivains de la droite n'en pouvaient trop dire. L'erreur commençait dans leur appréciation des moyens pratiques de provoquer ou de seconder ce réveil, et surtout dans leur façon de mêler les deux causes de l'Église et du parti royaliste. Pour comble de malheur, intervenaient les théoriciens d'extrême droite qui prenaient plaisir à présenter, sous leur aspect le plus provoquant, des idées déjà difficilement acceptées, même dans leurs parties raisonnables, par une société issue du dix-huitième siècle et de la Révolution. Tel était, on ne l'ignore pas, leur procédé habituel en toute matière ; mais, dans l'ordre religieux, ils semblaient encore se surpasser. Nous avons indiqué, en de précédentes études, quelques traits de leur programme. Ils demandaient pour l'Église non-seulement la liberté, la protection, mais la prépondérance politique. Le clergé constitué comme premier ordre de l'État, avec un pouvoir dominant, une dotation territoriale, un droit de censure suprême sur la presse, leur paraissait un élément de cet ancien régime dont ils poursuivaient le rétablissement, ou dont plutôt ils rêvaient la glorification et se plaisaient à agiter la vaine et compromettante menace. Les projets les plus bizarres traversaient parfois leurs cerveaux exaltés, et malheureusement ils ne les gardaient pas pour eux[9]. Or, s'il était quelque chose de plus insensé et de plus périlleux encore que de chercher à réaliser ces chimères, c'était de les imprimer. Par une maladresse et une sorte de contradiction étranges, les ultras, si ardents à demander contre la publicité une censure draconienne, usaient et abusaient de cette publicité. Dans nul autre parti on n'était aussi empressé à raconter ses projets, à proclamer ses théories, à prêcher ses divagations. Toutes leurs imprécations contre la presse, ils les étalaient dans la presse elle-même ; tous les procédés qu'ils imaginaient pour imposer le silence, ils éprouvaient le besoin de les célébrer bruyamment dans quelqu'une de leurs innombrables brochures. Au fond, il y aurait eu là de quoi rassurer les esprits perspicaces et de sang-froid ; ces réactionnaires étaient assez bavards pour être inoffensifs ; ils n'appartenaient pas à la race des oppresseurs, vraiment redoutables, qui se gardent bien d'annoncer leurs coups, ou qui même parlent de liberté au moment où ils préparent l'arbitraire. Mais le public superficiel ou passionné ne faisait pas de telles réflexions, et toute cette campagne semblait imaginée pour irriter l'opinion sans l'intimider.

L'Église de France aurait dû désavouer ce zèle compromettant des royalistes d'extrême droite. Sa cause n'était-elle pas plus large, plus haute, plus durable que celle d'un parti, même le plus respectable ? On ne peut avoir la prétention d'envisager ici sous toutes ses faces la situation et la conduite du clergé pendant la Restauration. Ce serait un sujet d'étude vaste et difficile, où il y aurait à la fois plus d'une critique à indiquer et d'une excuse à faire valoir. Moins encore par la faute des hommes que par le malheur des temps, dans le monde ecclésiastique de cette époque, très-peu ont bien compris leur rôle et leurs devoirs. Une notable partie de l'épiscopat, sans aller jusqu'au gallicanisme parlementaire de M. de Montlosier, tendait à ressusciter une sorte de gallicanisme mitigé ; erroné au point de vue théologique, sorte de contre-sens et d'anachronisme dans nos sociétés nouvelles, ce gallicanisme se traduisait surtout au dehors en une confusion de la religion et de la politique, et en une sorte de subordination des évêques au pouvoir royal. Par réaction contre ces idées, beaucoup de jeunes prêtres s'égaraient, à la suite de Lamennais, dans les voies d'un ultramontanisme violent qui aboutissait à la pure théocratie, c'est-à-dire à un autre genre de confusion de la religion et de la politique. La cour romaine se tenait sagement au-dessus de ces exagérations ; procédant avec un grand esprit de mesure et de tempérament, elle ne frappait pas le gallicanisme des évêques, bien qu'elle y vît une atteinte à ses droits ; elle refusait de s'associer à l'ultramontanisme de Lamennais, bien que celui-ci lui offrît l'empire du monde, et elle attendait patiemment que l'expérience et le temps vinssent dégager la vérité entre ces erreurs contraires. Il serait intéressant d'étudier ces attitudes diverses du vieil épiscopat, du jeune clergé et de la papauté ; mais pour le moment il convient de ne toucher ce sujet, que par un côté, et d'y chercher seulement ce qui peut aider à expliquer comment les préjugés anticléricaux et les passions irréligieuses ont été alors si vivement surexcités.

Parmi les prêtres et les évêques, beaucoup, sans raisonner peut-être leur conduite et par le seul instinct des vertus apostoliques, se renfermaient dans les devoirs de leur ministère et demeuraient absolument étrangers aux luttes des partis. Malheureusement il suffisait des imprudences de quelques personnages plus en vue, ou qui se mettaient eux-mêmes en avant, pour que l'opinion jugeât par eux de ceux qui se taisaient et s'abstenaient. Et tout d'abord, quel effet déplorable ne devaient pas produire les violences théocratiques de Lamennais et de son école ! Vainement n'était-ce l'erreur que d'un petit nombre, ces exagérations servaient trop bien les desseins des adversaires de la religion pour que ceux-ci n'affectassent pas de voir, dans le plus éloquent écrivain de l'Église de France, son docteur le plus sûr et le plus autorisé[10]. Les rêveurs de théocratie n'étaient pas d'ailleurs les seuls à heurter les préjugés et à soulever les préventions de la société nouvelle. Les mêmes circonstances qui avaient poussé les royalistes à s'appuyer sur le catholicisme inclinaient les catholiques à considérer leur cause comme liée à celle de la royauté. Violemment persécuté par la Révolution, plus exploité que soutenu et quelquefois opprimé par l'Empire, le clergé avait salué la Restauration comme une délivrance, et une promesse de réparation[11]. Pour la première fois depuis 89, il voyait sur le trône des princes, dans les hautes fonctions des administrateurs, dévoués à sa cause, partageant sa foi, obéissant à ses enseignements. Rien ne lui paraissait plus simple et plus légitime que de témoigner lui-même, et de demander au pouvoir de témoigner, par ses actes et par son langage, des liens qui unissaient le trône et l'autel. C'était ainsi, de très-bonne foi et dans des intentions parfaitement pures, qu'il réclamait pour lui-même le plus possible d'honneurs publics, de marques officielles de faveur et de déférence. Les souvenirs de l'ancien régime lui rendaient naturelle la confusion des deux causes monarchique et catholique. Fondant toutes ses espérances de rénovation chrétienne sur la protection des Bourbons, il voyait, dans chaque limitation de la prérogative royale, une atteinte portée aux intérêts de l'Église. Aussi certains -prêtres ou prélats, en même temps qu'ils réclamaient du gouvernement, dans l'ordre religieux, les interventions les plus compromettantes, se jetaient dans les luttes politiques, y prenaient, par leurs sermons ou lettres pastorales, parti pour l'extrême droite contre les libéraux, pour l'ancien pouvoir royal contre les nouveautés constitutionnelles[12] : prétexte avidement saisi par tous les journaux de gauche, d'attaquer le clergé et de montrer en lui l'ennemi de la société moderne, le fauteur de la contre-révolution. Ce sont les mêmes prélats qui plus tard, dans leurs mandements, se feront les avocats et les patrons de M. de Polignac.

Plusieurs personnages ecclésiastiques, et des plus considérables, appartenaient d'ailleurs, par leur âge, par leur origine de famille, ou tout au moins par la direction de leurs idées, au vieux monde aristocratique. Ce n'était pas en effet dans la partie de la nation plus ou moins mêlée à la Révolution que le clergé avait pu se recruter, de 1789 à 1801. Le remaniement des diocèses, au début de la Restauration, avait fait nommer d'un coup trente évêques nouveaux. On y avait vu une occasion, suivant le langage du temps, de décrasser l'épiscopat, en y introduisant tous les survivants de l'ancienne noblesse cléricale : personnages de bonne tenue et de grand ton, mais d'inspiration un peu routinière, dont les regards étaient tournés vers le passé qu'ils regrettaient, non vers le présent qu'ils ne comprenaient guère. II en résultait, entre eux et les hommes de la société nouvelle, une sorte de malentendu d'idées, de confusion des langues, qui les laissaient toujours étrangers les uns aux autres, quelquefois ennemis.

L'un des types les plus respectables et les plus attrayants de cette aristocratie ecclésiastique était certainement le duc de Rohan. Chambellan sous l'Empire, mousquetaire rouge après 1814, marié à une femme charmante, beau, riche, séduisant, sa vie mondaine avait été subitement brisée par un tragique événement. Sa jeune femme, un soir qu'elle s'apprêtait à se rendre au bal de l'ambassade d'Autriche, avait été brûlée vive dans ses appartements. Quelques années après, le brillant officier, l'opulent gentilhomme venait frapper à la porte du séminaire de Saint-Sulpice. Devenu bientôt prêtre, très-pieux, très-charitable, il était demeuré, par toutes ses opinions et ses habitudes de vie, un seigneur d'ancien régime, à grandes manières, assez recherché dans sa tenue, goûtant les vers, peignant l'aquarelle, plein des traditions de la vieille cour, obstinément opposé aux innovations constitutionnelles. Il se plaisait à recevoir haute compagnie en son château de la Roche-Guyon, et à lui offrir chaque jour, dans sa merveilleuse chapelle souterraine, le spectacle à la fois édifiant et enchanteur d'offices célébrés avec une pompe sans pareille. L'atmosphère d'idées anciennes qu'on respirait autour du duc-abbé l'empêchait d'avoir prise sur les jeunes hommes des générations nouvelles que, par penchant et par zèle, il attirait auprès de lui. Ceux-ci l'aimaient pour sa bonté gracieuse, pour cette courtoisie charmante et délicate dont le secret semble avoir disparu avec les derniers survivants du siècle précédent ; ils l'estimaient pour sa tendre vertu ; niais ils étaient rebutés par cette réapparition, pour eux inintelligible et souvent choquante, d'un monde oublié. Telle n'était pas seulement l'impression de Victor Hugo, alors à ses débuts, et devenu, pendant quelques jours, l'hôte de la Roche-Guyon ; c'était aussi celle d'un adolescent de grande race et de foi vive, Charles de Montalembert, qui écrivait, en 1827, à son ami de collège :

Mes rapports avec le duc de Rohan m'ont plus d'une fois embarrassé. Ma mère m'a écrit lettres sur lettres pour m'exhorter à me lier avec lui. Il a toujours eu pour moi toutes sortes de bontés ; il m'a même témoigné une véritable affection et un tendre intérêt, et cependant j'éprouve un je ne sais quoi qui m'éloigne de lui. Jamais il ne pourra exister de confiance entre lui et moi ; jamais mon cœur ne pourra se livrer à un prêtre, à un Français, qui déclare hautement que la liberté et l'égalité constitutionnelles sont des chimères.

 

Ce je ne sais quoi qui éloignait le comte de Montalembert de l'abbé de Rohan, et qui soulevait, chez des esprits moins bien disposés et contre des personnages moins sympathiques, des préventions autrement irritées, qu'était-ce, sinon la répulsion profonde, invincible, inspirée à la France nouvelle par les hommes et les idées d'avant 1789 ? Il n'était pas surprenant, — mais n'était-ce pas un grand malheur ? — qu'une portion du clergé se trouvât ainsi séparée de la nation qu'il devait évangéliser.

Il dépendait du gouvernement d'atténuer au moins les inconvénients politiques de cet état des esprits. S'il eût refusé nettement de se prêter au rôle qu'on voulait lui faire jouer, ce péril d'ancien régime religieux, dont l'opinion était si vivement effarouchée, n'eût pas pris corps et fût demeuré à l'état de menace spéculative. M. de Villèle, nous l'avons dit ailleurs, peu curieux de théorie, mais clairvoyant dans les choses pratiques, aimait à répéter qu'il ne fallait pas mettre la cérémonie avant l'idée, c'est-à-dire introduire plus de piété dans les manifestations officielles ou dans les lois, qu'il n'y en avait dans les mœurs et dans les cœurs. Un défaut du clergé, écrivait-il dans ses notes intimes, est de ne voir que la partie religieuse de la population et de juger de l'ensemble de la génération actuelle par une exception. Mgr Frayssinous, devenu ministre des affaires ecclésiastiques, n'eût pas été disposé à moins de sagesse et de prudence ; il désapprouvait visiblement toutes les exagérations, et à plus d'une reprise il s'était exprimé à la, tribune en d'excellents termes[13]. Mais le cabinet ne se croyait pas de force à résister absolument aux exigences de ses amis. Il en repoussait ou en ajournait beaucoup, il cédait sur quelques-unes. De là, plusieurs mesures, soit fâcheuses en elles-mêmes, soit maladroites dans l'état des esprits. La plus fameuse a été cette loi sur le sacrilège, qui a soulevé tant de colères et n'a jamais pu être appliquée. Le ministère croyait-il faire compensation, quand il déférait les adversaires de la Déclaration de 1682 à la police correctionnelle, ou tâchait, par une sorte d'anachronisme, de provoquer chez les évêques une manifestation gallicane ? Il n'y gagnait que d'être attaqué des deux côtés. Son embarras faisait pitié ; qu'il se tût ou parlât, s'abstînt ou agît, frappât M. de Montlosier ou Lamennais, ultras et libéraux n'y trouvaient qu'une occasion de se retourner plus violemment contre lui, et, avec le désir sincère de pacifier les esprits, il n'aboutissait qu'à enflammer davantage les deux partis.

En face de tant d'entraînements et de faiblesses, n'est-on pas tenté de chercher, fût-ce dans les parties moins en vue de la scène politique, s'il n'y avait pas parmi les catholiques de ce temps quelque esprit plus clairvoyant, parmi les hommes d'État de la droite quelque âme plus ferme ? On rencontre alors, dans un coin de la presse royaliste et religieuse, un personnage de physionomie un peu excentrique, sympathique en dépit de ses lacunes et de ses exubérances, et que l'école du Correspondant peut revendiquer comme un de ses ancêtres intellectuels : nous voulons parler du baron d'Eckstein[14]. Né en Danemark, de parents israélites, élevé dans le protestantisme, un séjour à Rome lui avait ouvert les yeux, et il s'y était converti au catholicisme. Venu en France, sa bonté, une sorte de naïveté tendre et loyale, lui avaient attiré l'affection de tous ceux qui l'approchaient. Sa prodigieuse érudition lui faisait remuer beaucoup de faits et d'idées, et il lui arrivait d'écrire seul, en une semaine, la valeur d'un volume sur les questions les plus diverses ; mais le manque de méthode, des défauts de forme, quelque chose d'un peu touffu et confus qu'il tenait de son origine germanique, l'empêchaient d'avoir grande prise sur un public français, et il perdait ainsi le fruit de précieuses et riches qualités. L'originalité et la droiture de son esprit lui rendaient plus facile qu'à d'autres cette indépendance rare de la modération et du bon sens, au milieu des exagérations et des passions de parti. Il avait discerné le péril de la voie où s'engageaient catholiques et royalistes, et il avait osé le dénoncer, dans les feuilles diverses où il écoulait sa prose abondante. Séparer l'Église non de l'État, mais des partis, la dégager de toute solidarité dans nos agitations passagères, telle était la thèse sur laquelle il revenait sans cesse, sans s'inquiéter d'être à peu près seul à la soutenir. Ce n'était pas chez lui théorie absolue, mais appréciation des circonstances et prévision de catastrophes qu'il devinait prochaines et redoutables. Il regardait comme un malheur des temps, qu'en France un parti eût cherché à s'emparer du clergé, pour le faire servir à la reconstruction de la monarchie. Quelque ultra rêvait-il tout haut, pour l'Église, le périlleux et compromettant pouvoir d'une sorte de censure politique, seul parmi les journalistes catholiques, M. d'Eckstein protestait ; il ne niait pas les dangers de la liberté de la presse ; mais c'était, disait-il, la maladie du siècle qui, plus forte que la médecine, veut avoir son cours ; le remède était d'opposer les saines doctrines aux mauvaises. Pour cela, ajoutait-il, le clergé devait se transformer et se fortifier ; par des circonstances indépendantes de sa volonté, ce clergé était au-dessous de sa tâche ; il sommeillait, il ignorait ce qui se passait autour de lui, et pendant ce temps le mouvement scientifique et intellectuel emportait le monde ; ce n'était pas ainsi qu'on pouvait recouvrer de l'ascendant et sauver la société. Il vous suffit, disait l'intrépide publiciste à certains royalistes, d'avoir des hôtels et des loges à l'Opéra si vous êtes mondains, ou les jouissances des dévotions privées si vous avez de la piété... Sachez-le bien : des Sybarites sans énergie, des intrigants sans capacité, ont beau affirmer qu'ils aiment la religion et la monarchie, s'agiter et former pour elles mille petits complots, ils ne sauveront rien, s'il ne sort pas de tout ce mouvement une action morale digne de ce nom. Mais un langage si viril et parfois si sensé était trop en désaccord avec les idées régnantes, pour être écouté de la foule. Cette modération était étouffée entre les exagérations et les violences contraires, et M. d'Eckstein, encore en cela véritable précurseur de ceux qui devaient tenter plus tard des efforts analogues, y gagnait seulement d'être attaqué des deux côtés à la fois.

Les idées de sagesse se faisaient jour cependant chez quelques autres âmes d'élite qui, dans l'intimité, laissaient apparaître leurs inquiétudes et leur désapprobation. Une catholique fervente, une amie de M. de Maistre madame Swetchine, écrivait le 5 octobre 1824 :

Je ne crains qu'une seule chose, c'est qu'on ne favorise trop tout ce que j'aime ; certes on ne se plaint guère de cela ; cependant il est impossible de nier que ce ne soit toujours sans danger. Quand le mal est dans l'opinion, il ne se déracine que lentement, et si le pouvoir lui oppose des remèdes violents, l'obéissance du moment ne rachète pas les dangers de l'avenir. Je voudrais pour la religion ce que les économistes demandent pour le commerce, qu'on laissât faire sans trop s'en mêler ; mais de nos jours, on ne veut pas se donner le temps pour auxiliaire.

 

Madame Swetchine était encouragée dans ses idées de modération par des hommes qu'on eût pu croire partisans de thèses plus extrêmes. Un vieux jésuite, dont toutes les idées avaient été formées avant la Révolution française, le Père Rozaven, assistant du Père général et résidant à Rome, lui écrivait en 1825, à propos des exigences et des exagérations de certains écrivains catholiques de son temps, notamment de Lamennais :

Ce ton tranchant, ces déclamations perpétuelles, ces prédictions sinistres, au lieu de conviction, ne laissent que du noir dans l'âme. Le gouvernement peut répondre : Donnez-moi un peuple chrétien, et je lui donnerai des lois conformes à la perfection de l'Évangile. Au lieu de crier contre les gouvernements, les apôtres ont travaillé à convertir les peuples, et c'est là aussi la marche qu'il convient, je crois, de prendre en France... Le zèle amer ne fera jamais qu'empirer le mal et rendre le bien plus difficile... Ce n'est point le gouvernement qui peut rendre le peuple chrétien ; c'est l'affaire des ouvriers évangéliques, et tout ce qu'on peut attendre du gouvernement, c'est qu'il favorise cette entreprise... Quand on m'a convaincu que la législation en France est athée, qu'en résulte-t-il dans mon esprit ? Un sentiment de tristesse et de découragement. Que j'aimerais bien mieux que l'auteur éloquent qui me donne cette triste conviction employât cette même éloquence à diminuer le nombre des athées en France. Lorsque le peuple sera religieux, le gouvernement, fût-il athée, sera bien obligé de lui donner des lois religieuses, et tandis qu'il sera impie, les lois les plus religieuses ne remédieront pas au mal. En lisant la brochure de M. de Lamennais, je n'ai pu m'empêcher, en rendant toute justice à ses intentions, de le comparer à quelqu'un qui querellerait un médecin de ce qu'il n'emploie pas un traitement bon en lui-même, mais que l'état du malade ne comporte pas. Vous en jugerez ; je n'aime pas à parler politique, ni même à y penser ; je voudrais faire un peu de bien dans la petite sphère de mon activité, et je crois que si ceux à qui Dieu a donné plus de moyens s'appliquaient plus à bien faire qu'à bien dire, le monde en irait mieux.

 

On ne saurait trouver, sur la conduite des ultras de la Restauration en matière religieuse, un jugement plus sage, plus autorisé, et peut-être ne serait-il pas déplacé d'y montrer des enseignements utiles à méditer en tout temps. Mais que peuvent ces blâmes intimes, ces gémissements discrets, pour arrêter le mouvement qui entraîne certains catholiques ? Les uns, âmes pieuses, ignorant le monde du dehors, n'imaginent pas qu'on puisse jamais demander au pouvoir trop de témoignages de sa faveur et de sa déférence pour la religion et le clergé, aux catholiques des manifestations trop publiques, trop éclatantes de leur dévotion. Cette sorte de profession sociale et politique de la foi chrétienne leur apparaît comme une consolation bien légitime et une compensation, insuffisante encore, de tant de défaillances, d'apostasies et d'outrages. Ils ne voient là que le bon exemple, l'impulsion salutaire, sans comprendre, dans leur droiture, qu'en certains états de l'opinion et des mœurs, il peut en résulter un effet diamétralement contraire. Chez les autres, esprits ardents, violents, la conviction religieuse devient, dans l'échauffement de la bataille, une sorte de passion de parti ; ils apportent les mêmes procédés, les mêmes emportements, les mêmes âpretés que dans les luttes politiques, parfois les mêmes préoccupations personnelles, le même besoin de s'agiter et de se mettre en avant. A qui, remplissant une tâche pénible et ingrate, leur vient parler prudence, tempéraments nécessaires, obligation de tenir compte de l'état des esprits, ils répondent par des reproches de tiédeur, des accusations de lâcheté, des soupçons de trahison ; ils intimident et découragent la sagesse. Contre les importuns conseillers de modération, les Lamennais de la Restauration et leurs imitateurs dirigent leurs coups les plus rudes, leurs plus méprisantes invectives. Jusqu'où conduit parfois cette alliance de la piété et de la passion, à quelles fautes ces dévots insuffisamment éclairés peuvent être poussés par les hommes de parti, l'histoire est là pour nous l'apprendre. L'histoire dit aussi la suite ordinaire de ces entreprises, et elle l'a dit, pour l'époque que nous étudions, avec une redoutable netteté. Quiconque eût considéré, dans la France de 1814, ce mouvement intellectuel qui partait du Génie du Christianisme, ce mouvement politique qui relevait le trône de saint Louis, y eût certes reconnu les éléments d'un grand réveil religieux. Le gouvernement et le parti royaliste ont cru employer les meilleurs moyens de le favoriser. Regardez maintenant cette même France en 1830. Qu'est-il advenu de ces espérances ? Quel a été le fruit de ces efforts ? Un esprit sage entre tous, tin catholique de grande foi et de grand sens, M. Foisset, a pu écrire en parlant de la politique religieuse de la Restauration : Il faut le dire puisque cela est vrai : l'insuccès de tout cela fut énorme. On n'aboutit qu'à rendre la religion odieuse et impuissante à un point à peine croyable. Et précisant la raison de cet insuccès : Quand, ajoutait-il, au sein d'un peuple, des doctrines religieuses contraires sont en présence, comme deux armées ennemies sur un même champ de bataille, quand, je ne dis pas la foi catholique ; mais la foi chrétienne, est en minorité numérique dans les classes qui dominent et entraînent les autres, c'est là un immense malheur, c'est pour la nation un immense amoindrissement moral ; mais toute pression même indirecte, exercée par l'autorité séculière, pour déterminer des manifestations religieuses d'où la foi est absente, ne fera que rendre le mal plus intense et plus profond[15].

 

§ 3. — LA GUERRE AU PARTI PRÊTRE.

Les fautes commises par les royalistes et les catholiques, dans les questions religieuses, aident à expliquer le succès de la gauche ; elles ne justifient ni ses procédés, ni sa passion haineuse et perfide. Les habiles de l'opposition comprirent tout de suite que le spectre de la théocratie ne serait pas moins utilement évoqué que celui de l'ancien régime. Ils mettaient par là en éveil des préjugés aussi susceptibles et également redoutables. Avec quel empressement, avec quelle ardeur concertée, orateurs et écrivains s'emparaient-ils de toutes les exagérations des ultras, de toutes les exigences du clergé, de toutes les maladresses du gouvernement, pour faire croire à la société civile qu'elle était menacée de la domination du parti prêtre, et enveloppée par une vaste conspiration d'hypocrisie et de fanatisme ! Une loi comme celle du sacrilège était pour eux une rare bonne fortune, et M. de Villèle, perspicace jusque dans les fautes qu'il n'avait pas eu la force ou le courage de ne point commettre, pouvait écrire sur son carnet, en sortant de l'une des séances où cette loi avait été débattue : La discussion générale a été close, après avoir produit un bien mauvais effet, dans le public et à la Chambre. La gauche exploitait jusqu'à la dévotion du prince. Celui-ci, dans l'ardeur sincère de sa foi, croyait rendre service à la religion, en multipliant les témoignages publics de sa piété, sans se demander si, dans l'état des esprits, ils n'étaient pas plus nuisibles qu'utiles. On eût pardonné à Charles X d'avoir des maîtresses et de les promener dans Paris. On était choqué de le voir marcher à la suite du clergé, dans les processions du Jubilé[16]. Le roi ayant, à cause d'un deuil, porté dans une de ces cérémonies un costume violet, le bruit se répandit parmi le peuple que, engagé secrètement dans les ordres sacrés et promu évêque, il remplissait les conditions imposées à cette faveur singulière et accomplissait la pénitence infligée aux erreurs de sa jeunesse. La rumeur présentait le prince comme un affilié secret des jésuites auxquels, pour prix du ciel, il avait livré son royaume[17].

Y avait-il, en quelque endroit, une apparence de dévotion intéressée ; racontait-on, par exemple, comment le maréchal Soult, jusqu'ici peu connu pour sa ferveur chrétienne, avait suivi la procession du Vœu de Louis XIII, et était allé à sa paroisse, en grande pompe, escorté de ses laquais, pour recevoir la communion pascale ; ou comment tel médecin, plus renommé pour sa science que pour son orthodoxie, avait eu soin d'oublier un livre d'heures au château des Tuileries[18], — aussitôt on prétendait que partout régnaient la cafardise et l'hypocrisie, et que, notamment dans l'armée, toutes les récompenses et tous les avancements étaient accordés aux dehors d'une fausse piété. Accusation terrible en France ! Par l'effet d'un mot d'ordre, chaque représentation de Tartufe devenait l'occasion de manifestations tapageuses que la police aggravait, en tâchant de les réprimer, et l'on publiait, dans une édition à bon marché et tirée à cent mille exemplaires, le chef-d'œuvre de Molière, devenu une sorte de pamphlet approprié aux querelles du jour.

Il était un nom, nous l'avons dit, sur lequel se concentraient toutes les terreurs et toutes les haines : celui de jésuite. Les fils de Saint-Ignace apparaissaient comme les mystérieux et redoutables instigateurs de la contre-révolution religieuse. Il n'était question que d'eux dans les journaux. On dépeignait le pays attendant, dans le silence et l'effroi, l'issue des effrayantes intrigues du jésuitisme. — Oui, sans doute, s'écriait le Journal des Débats, le nom des jésuites, ce nom sinistre, est dans toutes les bouches, mais c'est pour être maudit ; il est répété dans les feuilles publiques, mais avec l'expression de l'épouvante ; il parcourt la France entière, mais sur l'aile de la terreur qu'ils inspirent[19]. Le Constitutionnel n'était pas journal à se laisser dépasser dans une telle besogne. A l'entendre, les jésuites étaient la cause de tout le mal. Une loi lui déplaisait-elle, il la montrait sortant des catacombes de Montrouge. Y avait-il quelque conflit entre la police et la foule, c'étaient, affirmait-il, les jésuites qui avaient donné le mot d'ordre. Le sang avait-il coulé, les jésuites devaient être satisfaits. Non content de fouiller les régions inférieures et suspectes de l'histoire et d'en exhumer les vieux pamphlets, il y ajoutait pour le temps présent les calomnies les plus odieuses et souvent les plus bêtes. Ses lecteurs devaient se figurer le noviciat de Montrouge comme une sorte de château fort, dont les souterrains communiquaient avec les Tuileries et dans les caves duquel on faisait l'exercice à feu. L'or y était entassé à pleins coffres. Les ministres et les députés y comparaissaient pour être censurés ou récompensés, et les nouveaux chevaliers des ordres du roi y venaient attacher à leur cordon bleu le scapulaire imposé par la Compagnie[20]. Cette polémique à outrance avait fini par produire une véritable panique dans l'opinion : état d'esprit étrange et maladif dont on se ferait aujourd'hui difficilement une idée. Les plus sensés et plus courageux sur d'autres sujets ne pouvaient prononcer de sang-froid le nom de jésuite.

N'était-ce pas vraiment jouer de malheur ? En d'autres temps ou en d'autres pays, les jésuites avaient pu se mêler aux événements politiques, et y exercer une influence diversement jugée. En France, sous la Restauration, n'ayant encore qu'une situation légale mal définie, ils s'étaient tenus volontairement en dehors des luttes de parti, tout entiers à leurs œuvres d'enseignement, d'apostolat et de prière, cherchant à attirer le moins possible l'attention, évitant le bruit, poussant la prudence jusqu'à la timidité. Sans doute la plupart des membres de la Compagnie, surtout les plus âgés dont l'esprit s'était formé sous l'ancien régime, avaient peu de goût pour les institutions nouvelles qu'ils confondaient volontiers avec la Révolution, leur mortelle ennemie. Qui pourrait en être surpris ou offusqué ? Travaillait-on d'ailleurs à leur faire aimer ces institutions ? Mais ces sentiments ne se traduisaient pas en action publique. Nulle part, dans les luttes politiques de ce temps, l'histoire ne peut saisir la main des jésuites ; aucune des exagérations ou des maladresses que nous avons signalées ne leur était imputable. Si les meneurs avaient jeté ce nom dans la bataille, n'est-ce pas que, réveillant de vieux préjugés, il leur paraissait bien choisi pour ameuter les passions ? Ils pouvaient faire marcher contre les jésuites ceux qui n'eussent pas voulu toucher à leurs curés, soulever contre le jésuitisme ceux qui se fussent effarouchés d'entendre attaquer directement le catholicisme. En réalité c'était au clergé entier, à la religion elle-même qu'on faisait la guerre. Par une sorte de timidité hypocrite qui est un hommage rendu au prestige du christianisme, quand on l'attaque, on ose rarement lui donner son vrai nom ; aujourd'hui, les catholiques sont pour leurs adversaires des cléricaux ; sous la Restauration, ils étaient des jésuites.

La Congrégation ne tenait pas une moindre place dans la polémique du temps. D'après les feuilles libérales, c'était une association formidable et ténébreuse, une puissance invisible qui semblait ne siéger nulle part et dominait partout, posait au gouvernement par la terreur ou la ruse, disposait des places, enveloppait dans son réseau toute une partie des fonctionnaires, était en conspiration perpétuelle contre les trônes, entreprenait une croisade souterraine contre la civilisation, et déclarait une guerre à mort à la société. L'historien trouve-t-il donc dans la réalité des faits quelque chose qui ressemble, même de loin, à cet effrayant tableau ? La Congrégation proprement dite était une association que dirigeait un jésuite, le P. Ronsin, en vue de conserver, par la prière, par la pratique de la charité, par les camaraderies honnêtes, la religion et les mœurs des jeunes gens qui en faisaient partie. Rien, on le voit, de plus simple et de plus correct. En fait, sans doute, ces jeunes gens appartenaient tous au monde de la droite ; leurs directeurs et patrons étaient disposés à considérer comme une seule et même œuvre de les maintenir dans la foi chrétienne et dans la foi monarchique ; par là cette association, d'intention toute religieuse, risquait de prendre parfois un peu l'apparence d'une pépinière de fonctionnaires royalistes. La mesure était difficile à garder. Qu'elle ne l'ait pas toujours été ; qu'il y ait eu quelques imprudences ; que certains brouillons aient prétendu étendre l'action de la Congrégation hors de son cercle naturel, et transformer l'emploi très-légitime des recommandations en une ingérence indiscrète et compromettante dans Je personnel administratif ; que des intrigants se soient glissés dans cette société, attirés par son renom d'influence et avec le dessein d'exploiter, au profit de leur ambition, les hautes relations qu'ils s'y créaient par de faux dehors de piété : c'est possible, c'est vraisemblable, bien que l'étendue et la gravité de ces petits abus soient assez difficiles à déterminer exactement. Mais il n'y avait pas là, en tout cas, motif à ces reproches violents, à cet effroi mêlé d'indignation[21].

A gauche, d'ailleurs, on confondait le plus souvent cette Congrégation, après tout fort innocente, avec une autre association à laquelle les jésuites et le clergé demeurèrent étrangers. Celle-ci, vraiment politique, avait son origine dans certaines sociétés secrètes, formées sous l'Empire, tantôt pour délivrer le pape, tantôt pour rétablir les Bourbons. Les personnages les plus remuants du parti ultra-royaliste appartenaient à cette association qui avait ses affiliés dans les Chambres, dans la presse, dans les fonctions publiques, à la cour. Son action a dû être fâcheuse en plus d'une circonstance, et ses membres semblent parfois avoir voulu exercer, sur le monde politique, une sorte de police religieuse, pour le moins compromettante. Des hommes très-dévoués à l'Église et aux Bourbons s'en montraient dès lors préoccupés[22]. Mais là même, il serait difficile de reconnaître la puissance formidable, le gouvernement occulte, dénoncés par certains libéraux avec une feinte épouvante. Dans ces abus, il y avait beaucoup plus de maladresse et d'imprudences que de desseins coupables et d'actions mauvaises. Les royalistes faisaient ainsi plus de tort à eux-mêmes qu'à leurs adversaires. Ce n'était en somme qu'une des formes de cette idée fausse, déjà signalée comme le mal de l'époque, et qui tenait à la confusion des deux causes religieuse et monarchique. Ajoutez-y le goût de certains catholiques, plus agités que clairvoyants, pour des organisations secrètes qui n'aboutissent le plus souvent qu'à des puérilités compromettantes. Quoi qu'il en soit d'ailleurs, n'est-il pas piquant de voir ces hommes de gauche qui tout à l'heure étaient, en qualité de carbonari, membres d'une société secrète vraiment redoutable, complices de conspirations trop réelles et trop sanglantes, s'indigner si bruyamment à la seule pensée qu'il existait, du côté de leurs adversaires, des associations essayant une propagande plus ou moins heureuse et exerçant une action plus ou moins efficace ?

 

§ 4. — LA GAUCHE ET LA LIBERTÉ RELIGIEUSE.

Tout était fait pour surprendre dans la polémique de la gauche. Ces libéraux n'avaient pas la notion la plus élémentaire de la liberté religieuse, et ils aboutissaient toujours, comme ultima ratio de leur argumentation, à l'intervention de l'État dans le domaine de la conscience ; ces défenseurs si bruyants de la société moderne ne savaient employer contre leurs adversaires que les armes les plus rouillées de l'ancien régime. Contre les jésuites, par exemple, ils exhumaient les vieux arrêts du dix-huitième siècle ; comme si ce monument de proscription eût seul mérité de demeurer debout, dans la ruine générale du vieil édifice[23]. Opposait-on à cette évocation du passé les principes nouveaux, les droits garantis par la Charte à tous les citoyens, ils répondaient que la liberté reconnue à toutes les opinions, depuis le matérialisme de l'athée jusqu'au mysticisme du quaker, ne s'appliquait pas aux jésuites, parce que la liberté ne devait pas s'étendre à ceux qui voulaient la détruire. Ils ajoutaient d'ailleurs que tous les moyens étaient bons pour défendre la société et la civilisation.

Troubler l'exercice du culte par des manifestations inconvenantes et tapageuses, ou même par de véritables émeutes, c'était aussi faire acte de libéralisme. Les missions à l'intérieur avaient pris alors un grand développement : œuvre d'intention excellente, bien appropriée à la situation d'un pays que la Révolution, en supprimant pendant plusieurs années toute vie chrétienne, avait presque ramené à l'état païen. Quelques-uns de ces missionnaires, il est vrai, n'avaient peut-être pas toujours autant de tact et de mesure que de zèle et de dévouement ; leur mode de prédication, leur mise en scène pouvaient être habilement appropriés à un auditoire populaire ; mais ils oubliaient qu'un public moins simple et fort mal disposé écoutait aux portes, prêt à tout railler, à tout dénaturer ; partageant l'idée fausse qui était alors celle de tous les hommes religieux, ils cherchaient trop souvent à donner à leurs démarches une sorte d'appareil officiel et gouvernemental, plus provoquant qu'utile, et surtout ils avaient laissé parfois se mêler à leur apostolat quelque propagande politique[24]. Toutefois ces erreurs de conduite ne justifiaient ni n'excusaient les cabales violentes et préméditées par lesquelles les libéraux cherchaient partout à déconsidérer les missionnaires, à entraver les missions. Journalistes, pamphlétaires, chansonniers s'acharnaient contre ce qu'ils appelaient une mascarade du treizième siècle. Les calomnies les plus grossières, les insinuations les plus outrageantes suivaient partout les prêtres ardents, mais fort pieux et de vie irréprochable, qui s'étaient donnés à cette œuvre. On était ainsi parvenu à persuader au public que cet apostolat était en lui-même une entreprise d'ancien régime, intolérable au dix-neuvième siècle[25].

Une mission s'ouvrait-elle en quelque ville, aussitôt les libéraux étaient en émoi. On faisait venir Talma ou mademoiselle Mars pour opposer le théâtre à l'église[26]. D'ordinaire le parterre exigeait à grands cris le Tartufe, et la représentation tournait en démonstration bruyante contre les dévots. Un jour, le Père Rauzan arrivait à Strasbourg pour donner une mission. On doit ce soir demander Tartufe, lui annonce le préfet. — Eh bien, répond le missionnaire, dites qu'on le joue tout le temps de la mission ; de la sorte, ils en auront assez. Les libéraux ne se contentaient pas de manifester au théâtre ; ils entouraient l'église, où avaient lieu les cérémonies, en hurlant quelque refrain grivois ou impie de Béranger ; fidèles et missionnaires étaient injuriés, sifflés, parfois maltraités. L'uniformité des scènes suffisait à révéler un mot d'ordre commun. Parmi les agents de désordre arrêtés en ces occasions, on était à peu près assuré de trouver des individus étrangers à la ville, sortes de commis voyageurs en agitation libérale. On ne s'en tenait pas toujours à ces démonstrations comminatoires Dans plusieurs villes, la cabale dégénérait en émeute violente et la troupe devait intervenir. A Paris, par exemple, des jeunes gens envahissaient l'église Saint-Jacques du Haut-Pas, armés de bâtons, et jetaient l'effroi parmi les assistants ; on faisait éclater, dans Saint-Étienne du Mont, une boîte à poudre, et l'on y introduisait une vessie remplie de gaz méphitique[27]. A Notre-Dame des Victoires, des cris aigus, des chansons grossières étouffaient la voix des prédicateurs ; on essayait d'escalader la chaire ; les clameurs redoublaient au moment de la bénédiction du Saint-Sacrement ; l'un des missionnaires, l'abbé du Mesnildot, recevait en pleine poitrine un coup violent qui inspirait pendant quelques jours des craintes pour sa vie ; deux autres prêtres, cernés par l'émeute, étaient contraints de passer la nuit dans l'église ; et l'on arrêtait, au milieu des agitateurs, deux députés de la gauche. A Rouen, l'émeute pénétrait aussi dans l'intérieur du temple : une explosion soudaine de cris, de pétards et de boules fulminantes couvrait les chants et interrompait la cérémonie ; des chaises brisées étaient jetées au milieu des fidèles aux cris de : A bas les jésuites ! A bas les missionnaires ! Dans cette dernière ville, les excès furent si odieux que les journaux de gauche eux-mêmes en furent embarrassés, et que le Constitutionnel osa seul excuser cette violation brutale et sans prétexte de la liberté de la prière. D'ordinaire la seule morale tirée des désordres par les feuilles de gauche était qu'il fallait proscrire les missions ; elles se plaignaient de l'acharnement des pieux démagogues, et s'écriaient qu'on devait interdire le feu et l'eau aux missionnaires, parce qu'il était évident que la France n'en voulait pas.

Les libéraux n'eussent pas admis qu'on les contraignît à entrer dans une église ; mais ils prétendaient y introduire de force la dépouille de ceux qui s'en étaient tenus éloignés pendant leur vie. Caque année éclataient des conflits de ce genre, tantôt pour quelque acteur mort sans confession, tantôt pour un officier tué en duel. C'était devenu l'une des questions brûlantes du moment et l'un des principaux griefs articulés contre l'intolérance cléricale. On avait vu, aux obsèques de l'acteur Philippe, la foule s'emparer du cadavre et le porter tumultueusement aux Tuileries, demandant au roi d'intervenir pour contraindre le clergé à accorder au mort l'honneur de ses 'prières et de ses cérémonies. Le lendemain, le Constitutionnel était tout indigné qu'on n'eût pas accueilli cette étrange requête, et il soutenait, aux applaudissements de ses amis, que dans un pays où les cultes étaient payés par l'État, ils devaient être sous sa dépendance. C'était sans doute toujours par aversion pour l'ancien régime que ces prétendus novateurs tendaient à revenir à l'époque où les parlements ordonnaient par arrêt aux curés de conférer les sacrements[28].

Un jour les libéraux de tous bords, depuis le Constitutionnel jusqu'au Journal des Débats, sonnaient à grande volée la cloche d'alarme. Ils venaient de découvrir une association formidable qui enveloppait le royaume dans un vaste réseau, imposait aux Français une contribution illégale, transmettait ses ordres d'un bout à l'autre du pays, avec plus de rapidité que les télégraphes du gouvernement, et dont la seule existence était une violation flagrante de la Charte, un mépris scandaleux de la puissance royale, un complot mystérieux contre la sûreté de l'État. — Une telle autorité, ajoutaient-ils, instituée en dehors de la souveraineté, aurait attiré même aux jours de Philippe le Long les foudres de la vengeance royale. Le Journal des Débats en était si ému qu'il ne parlait guère d'autre chose pendant, toute une semaine ; et, disait-il, ce qu'il y a de plus effrayant, c'est que le chef de cette armée formidable vit aux côtés du roi ! Il campe aux Tuileries ! C'est Mgr le cardinal-prince, grand aumônier de France ! Non, la Ligue ne fut jamais une Sainte Union aussi illégitime, aussi redoutable, aussi funeste, et l'unique espoir de la France est dans la sagesse royale. Quel était donc ce péril nouveau qui troublait à ce point les sens des écrivains libéraux ? C'était la très-belle et, en tous cas, très-simple et très-innocente association de la Propagation de la Foi, qu'un mandement de l'archevêque de Besançon venait de recommander aux fidèles de son diocèse.

Disons cependant, pour l'honneur du parti libéral, que ces vieilleries oppressives soulevaient dans ses rangs, dès 1824 et 1825, quelques protestations. Celles-ci venaient de la jeune école du Globe. Réclamer l'exécution des arrêts parlementaires contre les jésuites, déclarait ce journal, c'est ne pas comprendre la liberté, disons mieux, c'est se rendre coupable de jésuitisme ; et il ajoutait :

Je ne dis pas que si l'on laissait faire certains vieux philosophes, les prêtres fussent traités plus doucement que ne le seraient les impies par les écrivains du Mémorial catholique. Voyez comment les patriarches du parti libéral résolvent les questions religieuses à l'égard du clergé. S'élève-t-il une contestation entre un curé et quelqu'un de ses paroissiens à qui il a refusé son ministère, ce n'est jamais le paroissien qui a tort. Si l'on en croit ces vieux philosophes, un curé est un fonctionnaire qui a mission d'instruire ses ouailles comme l'entend M. le procureur du roi, qui est tenu de leur délivrer, sur le mandat de M. le maire, tous les sacrements qu'ils requerront, et auquel il est interdit sévèrement d'avoir sa croyance d'homme ou sa croyance de prêtre. Les missionnaires sont des vagabonds dangereux qui entreprennent sur le monopole de la prédication exercé légalement par les curés, sous la surveillance du commissaire de police, et les frères de la Doctrine chrétienne, des professeurs marrons qui usurpent sur le domaine de la bienheureuse Université. Les jésuites surtout, les jésuites qui passent pour les plus redoutables ennemis de la philosophie, sont traités avec moins de cérémonie encore. Tous moyens sont bons contre ces ecclésiastiques, et il paraît légitime de leur interdire le feu et l'eau... Les dévots, dit-on, travaillent à mettre l'État dans l'Église ; les incrédules veulent que l'Église soit dans l'État. Il ne tombe sous le sens de personne que l'Église, qui est une croyance, n'a rien à démêler avec l'État, qui est une force matérielle.

 

Mais les rédacteurs du Constitutionnel haussaient les épaules, avec un sourire de pitié, et ils tançaient dédaigneusement ces quelques libéraux qui, renfermés dans le cercle de certaines théories abstraites, voulaient protéger, au nom de la tolérance, des étrangers qui ne toléraient personne. Si le Globe insistait, on murmurait le reproche de trahison, ou, chose plus grave, on le dénonçait comme l'allié déguisé des jésuites. Dès lors, il n'avait plus qu'à baisser la tête, et sa tentative d'impartialité libérale demeurait sans action sur les chefs de l'opposition, sans écho dans la foule[29].

 

§ 5. — LA GAUCHE ET LE GALLICANISME.

Dans les deux batailles, religieuse et politique, qu'elle livrait à la fois contre la droite, la gauche semblait suivre des tactiques semblables. Dans l'une, le spectre de la théocratie jouait le même rôle que, dans l'autre, le fantôme de l'ancien régime. Cette analogie n'était pas la seule. Comme les révolutionnaires s'étaient, après 1824, posés en constitutionnels et embusqués derrière la Charte pour faire, plus sûrement et avec moins de risque, échec à la royauté, ainsi des voltairiens, pour mieux attaquer le catholicisme, se proclamaient gallicans et se mettaient à invoquer les arrêts du Parlement et la Déclaration du clergé de 1682. Après avoir revêtu ce déguisement et exhumé ces antiques parchemins, ils se sentaient sans doute des titres nouveaux pour flétrir l'hypocrisie des dévots et railler les royalistes de leurs évocations d'ancien régime. N'était-ce pas vraiment pitié d'entendre les écrivains du Constitutionnel jurer qu'ils en voulaient seulement aux jésuites et à la doctrine ultramontaine, qu'ils étaient pleins de sollicitude pour le clergé et le christianisme, faire montre de zèle pour l'Église de France, se porter défenseurs de la religion de saint Louis et de Bossuet, et fonder une association évangélique pour la défense des libertés gallicanes[30] ? On conçoit que M. de Villèle, si froid qu'il fût, laissât échapper, dans l'intimité, l'impatience et le dégoût que lui inspirait ce machiavélisme incrédule, masqué de gallicanisme et de zèle pour la loi.

En dissimulant ainsi leur impiété, les meneurs n'avaient pas seulement l'avantage de ne pas trop effaroucher l'opinion encore timide. De même qu'en paraissant se renfermer dans la Charte, ils avaient amené les royalistes du centre gauche et du centre droit à s'unir à eux sur le terrain politique, de même, en se faisant gallicans, ils s'attiraient, dans la lutte religieuse, le concours d'un certain nombre de chrétiens imbus de vieilles méfiances parlementaires et jansénistes. Les fautes de la droite, les imprudentes exagérations de Lamennais et d'autres, avaient d'ailleurs, en éveillant et en irritant ces méfiances, secondé une fois de plus les desseins de la gauche et facilité une alliance qui, sans cela, n'eût jamais pu se faire. La race de ces gallicans a disparu aujourd'hui, ou du moins ses idées ont changé de direction ; mais elle avait encore d'assez nombreux représentants sous la Restauration, surtout dans la génération dont les idées s'étaient formées avant 89.

Entrez au Parlement un jour où l'on discute sur la Congrégation ou sur les jésuites. A la Chambre des pairs, ce sont MM. Molé, Pasquier, de Barante, et même M. Lainé, qui réclament l'application des vieux arrêts de proscription. A la Chambre basse, les plus véhémentes attaques contre le parti prêtre viennent de députés qui n'appartiennent pas à la gauche, M. Bourdeau, M. Gautier, M. Agier[31]. Les lois maladroites présentées par le gouvernement amènent M. Royer-Collard à soutenir, de sa grave parole, ceux qui dénonçaient les menaces de théocratie, et le puissant orateur terminait ainsi son discours contre la loi du sacrilège :

Je dépose ici, en finissant, le fardeau de cette terrible discussion. J'ai voulu marquer, en rompant un long silence, ma vive opposition au principe théocratique qui menace à la fois la religion et la société, d'autant plus odieux que ce ne sont pas, comme aux jours de la barbarie et de l'ignorance, les fureurs sincères d'un zèle trop ardent qui rallument cette torche. Il n'y a plus de Dominique, et nous ne sommes pas non plus des Albigeois. La théocratie de notre temps est moins religieuse que politique ; elle fait partie de ce système de réaction universelle qui nous emporte ; ce qui la recommande, c'est qu'elle a un aspect contre-révolutionnaire. Sans doute, la Révolution a été impie jusqu'au fanatisme, jusqu'à la cruauté ; mais qu'on y prenne garde, c'est ce crime-là surtout qui l'a perdue ; et l'on peut prédire à la contre révolution que des représailles de cruauté, ne fussent-elles qu'écrites, porteront témoignage contre elle et la flétriront à son tour.

 

Comment, en entendant d'une telle bouche un tel langage, la société civile ne se serait-elle pas crue réellement menacée ? Et ne conçoit-on pas le prix que la gauche attachait à faire soutenir la bataille par de pareils alliés, dût-elle pour cela dissimuler son impiété derrière un masque de gallicanisme ?

 

§ 6. — LA MAGISTRATURE ET LE CLERGÉ.

La gauche, d'ailleurs, obtenait ainsi un autre concours qui paraîtrait aujourd'hui fort surprenant : celui du corps judiciaire. La résistance de la magistrature a été, avec l'opposition de la Chambre des pairs, le coup le plus sensible porté à la politique de M. de Villèle. Cette résistance venait, non d'un entraînement vers un esprit nouveau de libéralisme, mais au contraire d'un retour aux préventions et aux animosités des vieux Parlements contre Rome et les jésuites. S'il n'y avait sur les fleurs de lis de la cour de Paris qu'un seul Schonen, ami de La Fayette et de Manuel, carbonaro et conspirateur, on y pouvait trouver plusieurs Cottu ! Type singulier que le conseiller Cottu ! Loin d'être un libéral, ses opinions en politique étaient celles de la plus extrême droite, et, dans les nombreuses brochures qu'il avait la manie de publier, il exposait les rêves de réaction aristocratique les plus extravagants[32]. Esprit honnête, mais étroit, obstiné, infatué des souvenirs de la féodalité ou de la grand'chambre, il avait, quoique chrétien convaincu, une terreur folle de tout ce qui lui apparaissait comme la domination ecclésiastique, et perdait la tête au seul nom de jésuite. Dès 1824, il annonça que la magistrature veillerait sur les entreprises du clergé, et depuis lors nul ne reprocha plus violemment au ministère de livrer la France au parti prêtre. C'en était assez pour que les libéraux élevassent aux nues ce tenant d'ancien régime, et même l'inscrivissent parmi leurs candidats aux élections de 1827. Les Cottu de la cour étaient secondés par les Dupin du barreau. Nous retrouverons M. Dupin, en 1828, sur la scène politique, et nous aurons alors l'occasion de considérer de plus près cette singulière figure. Il en voulait au clergé, non d'une haine d'impie, mais d'une rancune de légiste du Tiers. Sa nature batailleuse, terre à terre, sans autre originalité que celle de la forme, se délectait dans cette politique de vieux textes, se passionnait à ces querelles de gallicans et de jésuites. Il devait demeurer jusqu'à sa dernière heure, malgré bien des transformations, l'incarnation bizarre de cette antique théologie de basoche et comme le survivant unique d'une race disparue dans le grand déluge révolutionnaire[33].

Les opposants avaient entrevu de bonne heure l'appui qu'ils pourraient trouver dans le corps judiciaire, et en 1824 M. de Salvandy avait indiqué que, pour abattre la nouvelle Ligue, on devait compter sur cette généreuse magistrature, faite pour rendre des arrêts, non pas des services. Avec la mauvaise chance qui marquait alors beaucoup de ses actes, le gouvernement avait contribué à donner aux tribunaux une partie de cette puissance dont ils allaient se servir contre lui. Il avait cru faire merveille, dans la loi de 1822, lorsqu'il avait remplacé, par les juges correctionnels, la juridiction du jury, établie par la loi de 1819, en matière de presse, et avait créé les délits de tendance déférés directement aux cours royales. Une poursuite intentée en vertu de cette dernière disposition avait abouti, en 1824, à un acquittement. Mais c'est surtout à partir de 1825 que les incidents judiciaires devinrent des événements politiques considérables. Sous l'Empire, les murs du Palais avaient été en quelque sorte sans écho. L'arbitraire régnait, non le droit. Dans la bouche de Napoléon Ier, le nom d'avocat était une qualification méprisante. La Restauration fut, au contraire, l'ère des procès éclatants, depuis les accusations tragiques portées contre les complices des Cent-Jours, ou contre les conspirateurs de 1820, 1821 et 1822, jusqu'aux poursuites de presse du ministère Villèle. Il semblait d'ailleurs que tous les lieux où se faisait entendre une parole publique eussent alors une sonorité particulière. A la barre des tribunaux, on discutait les plus graves questions politiques ou religieuses ; le public y apportait une jeunesse d'attention qu'on ne devait pas retrouver plus tard, et à certains jours les arrêts passionnaient la rue, comme sous la Fronde ou à la veille de la Révolution, aux temps de Broussel et d'Éprémesnil.

Aussi quelle foule curieuse et agitée se pressait, en décembre 1826, aux abords du Palais de justice, afin d'assister aux débats du procès de tendance intenté au Constitutionnel et au Courrier, pour attaques systématiques à la religion de l'État ! Du moment que le délit était prévu et puni par la loi, l'imputation était absolument justifiée, et le ministère public n'avait pas de peine à relever dans les colonnes des deux journaux une longue série d'agressions hypocrites ou ouvertes, de calomnies odieuses, d'outrages grossiers. Toutefois, l'esprit connu des juges, l'indépendance hostile dont ils avaient déjà commencé à faire preuve, ne laissaient pas le gouvernement sans inquiétude, les accusés sans espoir sur le résultat de la poursuite. M. Dupin plaidait pour le Constitutionnel ; il prit aussitôt l'offensive. Les jésuites, l'ultramontanisme, la politique religieuse du gouvernement devinrent les accusés. Tirant habilement parti des exagérations de quelques écrivains, notamment de Lamennais, il dénonça l'invasion qui menaçait la société temporelle et l'Église de France. La vraie question, disait-il, est de savoir qui l'emportera du pouvoir civil ou du pouvoir sacerdotal, des doctrines ultramontaines ou des libertés gallicanes. Reconnaissez l'effort des pharisiens du jour ; sentez les coups de cette épée dont la poignée est à Rome et la pointe partout... Puis, après avoir exprimé l'espoir que la cour saurait remplir sa tâche, il ajoutait, en s'adressant aux magistrats : Vous pourrez dire alors, ou du moins nous dirons de vous : si les libertés publiques n'ont pas péri en France ; si l'ultramontanisme a été contenu ; si l'on a pu continuer d'opposer à ses entreprises l'antique barrière des libertés de l'Église gallicane ; si le pouvoir royal se trouve ainsi préservé pour l'avenir des attaques et des empiétements qui l'ont jadis mis en péril ; si l'ordre public est maintenu et l'opinion publique rassurée, — on le doit à la cour de Paris. M. Mérilhou, qui défendait le Courrier français, développa le même thème, et ce ne fut pas l'un des spectacles les moins piquants de cet étrange procès, de voir un ancien carbonaro, qui n'était catholique d'aucune façon, et dont les clients étaient des voltairiens notoires, se poser en apologiste de la religion de Bossuet et de saint Louis, ce prince qui fut grand parmi les grands rois.

Cependant, à mesure que les débats se prolongeaient, l'émotion du public allait croissant ; tous les yeux étaient fixés sur la cour. Que serait l'arrêt ? Il n'y avait pas d'autre question. Au jour fixé pour les répliques, l'assistance était plus nombreuse encore. Les débats terminés, la cour se retira pour délibérer. Trois quarts d'heure après, elle rentrait en séance, et, au milieu d'un silence solennel, le premier président Séguier donnait, d'une voix ferme, lecture de l'arrêt. Dès les premiers mots, on entrevit l'acquittement ; un murmure d'approbation parcourut l'assemblée, puis vint le considérant suivant :

Considérant que ce n'est ni manquer à ce respect, ni abuser de la liberté de la presse, que de discuter ou combattre l'introduction et l'établissement dans le royaume de toutes associations non autorisées par les lois, que de signaler, soit des actes notoirement constants qui offensent la religion et même les mœurs, soit les dangers et les excès non moins certains d'une doctrine qui menace tout à la fois l'indépendance de la monarchie, la souveraineté du roi et les libertés publiques garanties par la Charte constitutionnelle et par la Déclaration du clergé de France en 1682, Déclaration toujours reconnue et proclamée loi de l'État[34]...

 

Alors les applaudissements éclatèrent et les cris de Vive la Charte ! Vive la cour royale ! Vivent nos magistrats ! retentirent pendant plus de dix minutes, répétés par la foule assemblée aux portes du Palais. Tous les journaux de gauche étaient dans la joie. Le gouvernement, au contraire, se sentait battu. Charles X était triste et irrité. Quelques jours après, à l'occasion du 1er janvier, M. Séguier, à la tête de la cour, présentait ses hommages au roi. Le sentiment pur qui nous anime, disait-il dans sa harangue, remonte de lui-même à l'auguste auteur de nos devoirs, et, sans ambition de plaire, si nous lui plaisons, nous obtenons notre plus digne récompense. Le prince répondit avec un accent bref : Passez, messieurs.

Il y avait là pour la magistrature un danger et une tentation. Elle était mise en goût d'applaudissements, et le premier président, naguère encore poursuivi par les refrains railleurs de Béranger, savourait le plaisir, nouveau pour lui, de la popularité. L'indépendance des juges ne sut peut-être pas toujours résister à cette séduction, non moins périlleuse que celle des faveurs royales. En 1826 et 1827, presque toutes les poursuites pour délits de presse intentées par le gouvernement aboutirent à des acquittements que M. de Villèle, dans ses notes intimes, qualifiait de scandaleux, et que la presse de gauche louait chaque jour plus bruyamment. Ces échecs renouvelés contribuèrent, au moins autant que les défaites parlementaires, à affaiblir le cabinet. Les hommes politiques de la droite reconnaissaient, avec M. de Bonald, qu'en supprimant la juridiction du jury, on avait rendu la magistrature trop forte. Tous les corps inamovibles, disait tristement M. de Villèle, pairs et juges, manquent au gouvernement ; et il en venait à écrire sur son carnet : Les hérédités et les inamovibilités déplacent le pouvoir et amènent la destruction de la force morale et de la considération du gouvernement, quand elles sont appelées à prononcer sur des questions politiques. Deux puissances en ce genre sont toujours rivales ; la plus faible cherche à accroître sa force et à diminuer celle de l'autre par les voies, si dangereuses en ces matières, de la popularité et de l'opposition.

Pendant ce temps, les relations s'aigrissaient chaque jour davantage entre la magistrature et le clergé. Des lettres pastorales protestaient en termes véhéments contre les décisions de la justice. Par représailles, plusieurs cours royales refusaient de prendre rang, suivant leur coutume, dans les processions solennelles. La cour de Nancy censurait le mandement de l'évêque de cette ville, Mgr de Forbin-Janson. A l'audience de rentrée, en 1826, le procureur général d'Amiens dénonçait, aux applaudissements des feuilles libérales, les hypocrites qui se couvraient du masque de la religion pour conquérir le pouvoir[35]. Fait curieux et qui montre combien cette méfiance à l'égard du parti religieux était générale alors dans le monde judiciaire, ce magistrat, loin d'être lui-même un libéral, s'était attiré une destitution, sous le ministère Decazes, pour avoir été trop engagé dans la politique de droite.

Poussant jusqu'à ses conséquences les plus absurdes, mais les plus logiques, la doctrine de l'arrêt de 1825, le tribunal correctionnel de la Seine en arrivait, en 1826, à condamner à l'amende l'abbé de Lamennais, pour avoir attaqué la Déclaration de 1682, reconnue loi de l'État, et avoir ainsi contrevenu à des édits de 1762 et de 1768. Vainement le Globe, plus clairvoyant, montrait-il que ces tristes jugements tendaient à concéder à la magistrature le pouvoir spirituel que les peuples et les rois ne veulent plus reconnaître au pape ; vainement ajoutait-il que, si l'on continuait, il faudrait en venir à une jurisprudence de cassation qui remplacerait les conciles ; cette protestation était couverte par les acclamations du Constitutionnel et du Journal des Débats. Les écrivains de gauche continuaient à célébrer, comme un échec infligé au parti de l'ancien régime, cette évocation d'une législation qui remontait à Louis XIV et à Louis XV, et comme un grand triomphe pour le parti libéral, cette intervention du pouvoir civil et des tribunaux correctionnels dans les définitions de dogme et les questions de conscience !

 

§ 7. — M. DE MONTLOSIER.

L'un des incidents les plus curieux de cette lutte à la fois politique, religieuse et judiciaire fut, sans contredit, la campagne entreprise par le comte de Montlosier, ce vieillard septuagénaire, ce gentilhomme royaliste et catholique, qu'on vit tout à coup se placer à l'avant-garde des adversaires de M. de Villèle et de Mgr Frayssinous, se faire le dénonciateur le plus âpre et le plus implacable des jésuites et du parti prêtre. Nature originale et bizarre entre toutes, ayant dans les manières et dans l'esprit la sauvagerie forte, rude et abrupte du coin de l'Auvergne où il était né et où il aimait à s'enfermer ; batailleur, l'épée ou la plume à la main, ergoteur, brise-raison, soutenant les thèses qu'il s'était formées dans la solitude avec l'énergie obstinée du montagnard qui défend son sol ; non sans générosité, mais trop souvent possédé par l'orgueil ou la haine ; ayant à certains moments, on dirait par poussées, des idées belles, surtout fortes, des vues perspicaces, mais écrivain presque toujours confus, embrouillé, disparate, tumultueux par excès de passion[36] ; tenant à la fois du fou et de l'homme supérieur, et, après une longue vie très-laborieuse et très-agitée, n'aboutissant qu'à des œuvres manquées et ne laissant qu'une mémoire trouble.

Né en 1755, ayant terminé à quatorze ans ses études classiques, le jeune Montlosier s'était alors dispersé de tous côtés, avec une fougue désordonnée, essayant un jour du droit, l'autre jour de la médecine ou de la chimie, croyant à Mesmer et au magnétisme, tantôt affamé de solitude et faisant de la théologie comme s'il voulait se faire prêtre, tantôt se livrant aux plaisirs mondains, se battant en duel, applaudissant Voltaire et Diderot. A vingt-cinq ans, pour rentrer en jouissance d'un petit domaine, autrefois propriété de sa famille, il épousait une veuve de quarante ans, rustique, sans attraits d'esprit, de beauté ni de fortune. Envoyé à la Constituante en 89, il avait d'abord partagé les idées et les passions du parti de la noblesse. L'influence de Malouet l'avait amené peu à peu à une politique plus modérée, mais en le laissant très-royaliste et surtout très-aristocrate. Le sang-froid et la netteté lui faisaient trop complètement défaut pour qu'il fût orateur habile ; il avait cependant parfois des éclairs ; ainsi prononça-t-il, au moment de la Constitution civile du clergé, cette phrase fameuse que l'histoire a recueillie et qui a été gravée sur son tombeau : Si on leur ôte leur croix d'or, ils prendront une croix de bois ; c'est une croix de bois qui a sauvé le monde ![37] Il émigra en 92 ; mais il ne put supporter les impertinences des ultras de Coblentz[38], et se réfugia à Londres auprès de Malouet, se livrant aux rêveries les plus bizarres[39], ou écrivant avec emportement des lettres sur la modération. Rentré en France après le 18 brumaire, il s'était attaché, quoique avec indépendance, à la fortune de l'empereur. En 1814, il se retira dans son désert d'Auvergne, occupé à semer l'orge dans son petit champ de caillou. Ennemi obstiné du libéralisme et de la démocratie, contempteur de la Charte tant qu'elle n'aurait pas rétabli une noblesse légale, il confondait, dans son indignation, La Fayette et Royer-Collard[40], et esquissait, dans son livre de la Monarchie française, l'idéal du gouvernement aristocratique. Les journaux ne ménageaient pas celui qu'ils avaient surnommé le publiciste féodal.

Tel était le personnage, tel était son passé, et certes rien ne pouvait faire prévoir qu'il allait devenir l'allié et le porte-parole de la gauche, dans une de ses campagnes les plus redoutables et les plus retentissantes. Mais chez cet homme qui était cependant chrétien, il y avait, dans les choses religieuses, une indépendance indisciplinée qui le disposait à la révolte, contre le prêtre plus encore que contre le dogme. Cet état d'esprit tenait en partie à un fond de jansénisme, — il était du pays d'Arnaud et de Pascal, — et aussi à cette vieille méfiance, à cette rivalité jalouse qui, depuis le moyen âge, avaient si souvent armé le noble contre le prêtre, le donjon contre le clocher. Le clergé lui apparaissait comme une démocratie élective dont la prépondérance possible inquiétait et irritait son orgueil de gentilhomme. Aussi quand, en 1824 M. de Montlosier s'imagine voir poindre la menace d'une sorte de domination ecclésiastique, il perd la tête et se jette à corps perdu dans la lutte. Pendant quatre ans, il s'agite sur la brèche, frappant à tort et à travers, s'exposant lui-même à tous les coups. Ses amis de droite, scandalisés, le désavouaient ; mais exalté par ses anciens adversaires de gauche, il se grisait de cette popularité nouvelle et étrange qui faisait d'un féodal le héros favori de l'opposition démocratique.

Quelle activité passionnée ! M. de Montlosier ne laisse pas un moment, de répit à ceux qu'il pourchasse. En 1824 et 1825, il commence à signaler dans la presse le triple péril du moment, la Congrégation, les jésuites, la non-observation de la Déclaration du clergé de 1682. En 1826, il reprend les mêmes idées dans son Mémoire à consulter, et y joint force déclamations et révélations prétendues sur la conspiration redoutable du parti prêtre et de la faction dévote, montrant la France gouvernée, non par son roi et ses hommes d'État, mais, comme l'Angleterre des Stuarts, par des jésuites et des congrégations. La presse de gauche fait un accueil bruyant à cette publication. Seul le Globe, peu séduit par ces thèses et ces passions d'ancien régime, se hasarde à demander si le vieil aristocrate ne poursuit pas le prêtre avec tant de rigueur surtout parce qu'il voit en lui un clerc rebelle au château. Le Mémoire à consulter se transforme ensuite en une Dénonciation adressée à la cour royale. M. de Montlosier y signale à la répression des tribunaux la Congrégation, les jésuites, la doctrine ultramontaine, l'omission dans les séminaires de l'enseignement de la Déclaration de 1682, et enfin une multitude d'envahissements ecclésiastiques dont il prétend avoir la preuve. La Dénonciation, publiée à grand fracas et bientôt arrivée à sa dixième édition, est appuyée par une consultation signée de MM. Persil, Parquin, Mérilhou, Dupin, Delangle, Portalis, etc., etc. La cour se réunit pour en délibérer, et dans un arrêt, tout en se déclarant incompétente, donne au fond raison à M. de Montlosier. Celui-ci se retourne alors d'un autre côté, et, en 1827, il adresse, toujours sur le même sujet, une pétition à la Chambre des pairs. Soutenue dans un débat solennel par MM. Portalis, Pasquier, Lainé, de Barante, la pétition est renvoyée au président du conseil. Ces succès ne font qu'exciter l'irascible vieillard. Toujours escorté des applaudissements de plus en plus enthousiastes du Constitutionnel et du Journal des Débats, il publie un nouveau Mémoire sur cette éternelle question des jésuites, de la Congrégation, du. parti prêtre, et parvenu au dernier paroxysme de la folie rageuse, il s'écrie, en s'adressant à M. de Villèle : Je vous le déclare dans toute la sincérité de mon âme : au moment où il me faudrait prononcer sur votre accusation, je ne pourrais faire autrement que de vous condamner à mort. Qu'aurait pu imaginer encore M. de Montlosier, si la chute du ministère n'était venue interrompre cette étrange campagne, bien faite pour mettre en lumière ce qu'il y avait de vieilleries d'ancien régime et de préjugés antilibéraux au fond de la politique religieuse de la gauche

 

§ 8. — UNE VICTOIRE SUR LE PARTI PRÊTRE.

Tous les partis avaient, à des degrés divers, commis des fautes. L'impiété haineuse et la perfidie révolutionnaire de la gauche avaient imaginé et envenimé cette guerre aux jésuites. Les provocations des ultras, les maladresses du clergé,. les imprudentes faiblesses du gouvernement y avaient fourni des prétextes. Des chrétiens, imbus de préjugés démodés et étroits, s'y étaient associés avec une imprévoyance passionnée. Mais, sans nous arrêter davantage sur ces responsabilités, constatons l'effet immense produit sur l'opinion. Cette émotion nouvelle venait s'ajouter et se mêler à celle de la lutte politique. La double menace d'ancien régime et de théocratie, à laquelle habileté des uns et l'aveuglement des autres prêtaient une sorte de réalité, avait éveillé dans le pays un sentiment, grossissant chaque jour, de terreur et de colère. Le reproche de jésuitisme était l'injure populaire adressée aux ministres, à la droite, souvent même à la monarchie des Bourbons. L'imagination des masses était comme obsédée et assombrie par le fantôme mystérieux de cette domination d'hypocrisie et de fanatisme, auquel on avait fini par les faire croire. Ce n'étaient pas seulement quelques journaux, quelques hommes politiques, c'étaient les institutions sociales les plus élevées, par nature les plus conservatrices, la Chambre des pairs, la magistrature, l'Université, l'Académie, qui se trouvaient en conflit avec le gouvernement. Vraiment, il semblait qu'en 1827 la France nouvelle entière se levât contre le parti depuis cinq ans, en possession du pouvoir ! M. de Villèle, comme il arrive aux heures de déroute suprême, voyait tout tourner contre lui. Abandonné par une partie de ses amis, sentant les autres énervés par la prévision d'une prochaine défaite, accablé sous le poids de son impopularité croissante, il avait perdu, sinon courage, du moins confiance. Quel contraste avec les joies triomphantes, avec les orgueilleux enivrements de 1824 !

Il serait inutile de nous arrêter aux dernières convulsions qui marquent l'agonie du ministère : loi sur la presse, maladroite et provocante, que le gouvernement est obligé de retirer devant l'explosion du mécontentement public ; — censure décrétée, mais devenue impuissante contre des adversaires exaspérés qui, avec l'élan d'une victoire pressentie, tournent toutes les barrières, renversent tous les obstacles ; — recours désespéré à des élections nouvelles ; — lutte inégale entre des oppositions coalisées qui redoublent d'entrain, de violence, et usa ministère aux abois qui voit toutes ses armes se briser dans ses mains, comme par l'action d'une fatalité mystérieuse ; — enfin défaite électorale et démission du cabinet. Et dans cette bataille décisive, le cri qui paraît dominer tous les autres bruits de combat, celui que poussent les gardes nationaux manifestant en armes sous les fenêtres du ministre, ou les électeurs marchant au scrutin, c'est toujours : A bas les jésuites !

M. de Villèle une fois à terre, la Congrégation détrônée, les jésuites proscrits, croit-on que les passions vont désarmer ? L'illusion serait grande. Ce ne pouvait être impunément qu'on avait éveillé tant de préventions, ameuté tant de colères. Les coups devaient atteindre plus haut ; ils devaient frapper la religion elle-même. Là, d'ailleurs, avait visé toute une partie des assaillants. On le verra en 1830. Le catholicisme paraîtra alors l'un des vaincus de juillet, presque au même titre que la royauté. Les prêtres insultés, menacés, attendront trois ans avant de pouvoir se montrer dans les rues, revêtus de leur costume. Les calvaires des missions, sur le mont Valérien ou ailleurs, seront détruits. Des séminaires seront pillés et incendiés, des sanctuaires saccagés. En même temps qu'on grattera des fleurs de lis sur les murs des monuments, les croix, arrachées du fronton des temples, seront traînées dans la boue et précipitées dans le fleuve, aux applaudissements sacrilèges de la foule. Et les nouveaux pouvoirs publics, spectateurs satisfaits ou impassibles de cette revanche d'impiété, sembleront parfois presque heureux de voir les haines sauvages de l'émeute détournées des palais ou des boutiques sur les évêchés et les églises.

Parmi ces gallicans qui applaudissaient tout à l'heure à la Dénonciation de M. de Montlosier et à l'acquittement du Constitutionnel, ou qui criaient : A bas les jésuites ! en revenant, le 29 avril 1827, de la revue de la garde nationale, peut-être en est-il qui assisteront ; le 14 février 1831, au sac de Saint-Germain l'Auxerrois, ou, le lendemain, au pillage et à la destruction de l'Archevêché. Ils considéreront cette émeute, mêlée de populace en blouse et de bourgeoisie en habit noir, d'ouvriers sombres et d'étudiants railleurs ; ces autels brisés en un clin d'œil, ces statues de saints renversés, ces crucifix foulés aux pieds ; ces sinistres pantins, dansant, revêtus d'ornements sacerdotaux, dans le sanctuaire profané ; cette confusion de rires insensés, de hurlements cruels et de cyniques blasphèmes ; cet enivrement du pillage, de la destruction et de l'impiété ; cette férocité qui pousse la foule, sur le simple cri : C'est un jésuite ! à saisir le premier venu pour le jeter à l'eau. Ils pourront voir, pendant toute la soirée, la Seine charriant les manuscrits précieux, les étoles brodées, les linges sacrés ; les mariniers penchés sur leurs bateaux pour recueillir les épaves souillées du catholicisme, et la foule curieuse se pressant sur les ponts pour contempler ce spectacle. Quelles seront alors leurs réflexions ? Auront-ils conscience de n'avoir, en s'associant à la campagne religieuse de la gauche, fait échec qu'à l'ultramontanisme de Lamennais, et frappé que les jésuites ? Salueront-ils dans ces scènes une glorification de la Déclaration de 1682 ? Mais, comme pour joindre l'ironie à la leçon qu'ils recevront, il se trouvera que la Révolution de 1830 marquera précisément le triomphe définitif des doctrines ultramontaines dans le clergé de France, et ce seront les vainqueurs du jour qui, sans s'en douter, jetteront la dernière pelletée de terre sur le gallicanisme. Aussi à la même époque, sous ce titre : Un tombeau de juillet, le jeune abbé Lacordaire écrira d'un ton sarcastique, dans le journal l'Avenir, l'oraison funèbre de cette religion gallicane, née à Paris, le 19 mars 1682, dans les bras de Louis XIV et de madame de Maintenon, et décédée en la cent quarante-huitième année de son âge, le 28 juillet 1830. La gauche s'inquiétera peu de cette conséquence de sa victoire. Elle aura rejeté alors le masque dont elle s'était un moment couverte, pour tromper et entraîner ses alliés ; l'impiété sauvage, haineuse, brutale, apparaîtra comme le terme dernier d'une campagne dont elle avait été le premier et réel mobile !

Sans doute, ces émeutes de carrefour, symptômes aigus d'une crise violente, ne seront et ne pourront être que passagères. L'ordre extérieur se rétablira dans la rue. Mais le mal demeurera dans les esprits. Ce sera cette solidarité entre l'impiété oppressive et le libéralisme de gauche, sorte de virus malsain qui pénètre et corrompt le sang de la démocratie. Pendant qu'après 1830, le clergé, qui lui aussi aura eu de graves enseignements à recueillir dans ces pillages d'églises et ces brisements de croix, se dégagera pour toujours, — nous avons le droit de l'espérer, — de la confusion précédemment établie entre la religion et un parti politique, la gauche, plus rebelle au progrès, plus obstinée dans ses vieilles passions, continuera, sauf une interruption de quelques jours en 1848, à mêler sa cause à celle de tous les ennemis du christianisme, et à donner le spectacle d'une sorte de cléricalisme à rebours. Ses procédés mêmes ne changeront pas. On verra toujours fleurir dans ses rangs ce type du libéral, implorant l'intervention de l'État pour opprimer la conscience du catholique, et ne retrouvera-t-on pas les descendants fidèles des écrivains du Constitutionnel de 1826, dans ces républicains du Siècle, sollicitant Napoléon III de prendre la franc-maçonnerie sous son impérial patronage et de supprimer la société de Saint-Vincent de Paul ? Qui oserait affirmer que cette race soit aujourd'hui éteinte, et que tel ne soit pas encore le fond des idées d'une partie de la gauche, en matière de liberté religieuse ?

 

 

 



[1] On ne saurait s'imaginer le sens qu'on était amené ainsi à donner au mot libéral. Le général Lamarque, ayant vu une dame manger des gâteau : dans une soirée de carême, en conclut, dans ses Mémoires, que cette dame était plus libérale qu'il ne le croyait.

[2] M. Nettement dit tenir ce renseignement d'un des principaux actionnaires du Constitutionnel à cette époque. Le procédé le plus souvent employé était l'anecdote sans indication de nom, de lieu, ni de date, et qu'il était par suite impossible de contrôler et de démentir. Les extraits suivants d'une prétendue lettre de commis voyageur, publiée par le Constitutionnel, donneront une idée de cette polémique : Dans la commune de X..., un homme pieux, arrivé à ses derniers moments, appela un prêtre autre que le curé de la paroisse. Le pasteur en chef fut blessé de ce choix ; le pasteur subalterne refusa son ministère ; le malade mourut sans confession. Dans une autre commune, un jeune homme, appelé à Paris par une affaire de famille, voulant, avant de s'éloigner de son village, s'approcher de la sainte table, le curé le repoussa en disant : s Paris est une Babylone ; qui y va ne saurait communier dignement. Dans un village voisin, un prêtre a refusé un drap mortuaire pour le cercueil d'un pauvre maçon. Un prêtre a fait une remontrance publique une femme, etc., etc. Voilà bien l'article bête !

[3] C'est pour outrage à la morale publique et religieuse qu'en 1822 la Cour d'assises a condamné Béranger à trois mois d'emprisonnement. Les chansons dans lesquelles le jury trouva ce délit avaient pour titres : Deo gratias d'un Épicurien ; la Descente aux Enfers ; Mon Curé ; les Capucins ; les Chantres de paroisse ; les Missionnaires ; le Bon Dieu.

[4] D'un côté, a dit encore M. Renan, nous sommes blessés de son rire ; quand il raille l'huile sainte... il nous offense ; car songez, disons-nous, à ceux que cette onction a consolés... De l'autre, son dieu de grisettes et de buveurs, ce dieu auquel on peut croire sans pureté de mœurs ni élévation d'esprit, nous semble le mythe du béotisme d'esprit, substitué à celui de l'antique sentiment. Nous sommes tentés de nous faire athées pour échapper à son déisme, et dévots pouf n'être pas complices de sa platitude.

[5] Béranger cependant se défendait du reproche d'impiété : il se proclamait déiste (on a vu quel était son dieu) ; il se disait croyant, et même, à certains jours, se prétendait presque chrétien. La vérité est qu'il n'osait pas aller trop loin, dans la crainte de n'être pas suivi par la foule d'alors. Il ne supprimait pas le culte divin ; il se bornait à en transporter les cérémonies de l'église dans le cabaret. Parmi les impies plus radicaux de la seconde moitié du siècle, quelques-uns ont compris une réserve qui leur a paru de la prudence et de l'habileté ; ils ont su gré au chansonnier d'avoir accompli la partie de la besogne qui était appropriée à son temps ; ils l'ont remercié d'avoir fait passer le peuple du Dieu du catéchisme au Dieu des bonnes gens. C'était une première étape, après laquelle tous les autres devenaient faciles.

[6] L'utilité des faits est vraiment merveilleuse, disait Constant de son ton sarcastique. Voyez, j'ai rassemblé d'abord mes dix mille faits : eh bien, dans toutes les vicissitudes de môn ouvrage, ces mêmes faits m'ont suffi à tout ; je n'ai eu qu'à m'en servir comme on se sert de soldats, eu changeant de temps en temps l'ordre de bataille. Il disait aussi, en faisant jouer entre ses doigts les feuillets de son livre : J'ai 30.000 faits qui se retournent à mon commandement. Ces légèretés de propos sont choquantes, bien qu'il faille y faire la part d'une sorte de mauvaise fanfaronnade et d'un parti pris de se railler soi-même.

[7] De ce que l'autorité, dit Constant, ne doit ni commander ni proscrire aucun culte, il n'en résulte point qu'elle ne doive pas les salarier ; et ici notre constitution est encore restée fidèle aux vrais principes... On a cru dire une chose philosophique, en affirmant qu'il valait mieux défricher un champ que de payer un prêtre ou bâtir un temple. Mais qu'est-ce que bâtir un temple, payer un prêtre, sinon reconnaître qu'il existe un être bon, juste et puissant, avec lequel on est bien aise d'être en communication ? J'aime que l'État déclare, en salariant, je ne dis pas un clergé, mais les prêtres de toutes les communions qui sont un peu nombreuses, j'aime, dis-je, que l'État-déclare ainsi que cette communication n'est pas interrompue et que la terre n'a pas renié le ciel.

[8] On fit circuler à ce propos ce détestable quatrain :

S'il tombe dans le ruisseau,

C'est la faute de Rousseau ;

Et si le voilà par terre,

C'est la faute de Voltaire.

Ce Touquet avait d'ailleurs beaucoup d'imagination pour spéculer sur les passions politiques du moment. C'est lui qui avait inventé les Tabatières à la Charte ou Tabatières constitutionnelles. Un prospectus, distribué en 1820, annonçait la mise en vente de 200.000 de ces tabatières qui contenaient, disait-on, quatre tableaux différents : 1° la Charte élevée sur un autel ; 2° la colonne Vendôme ; 3° la Charte gravée dans un cercle ; 4° un calendrier. Le colonel avait de singuliers imitateurs. Un ex-officier de la garde impériale, le capitaine Dulac, qui tenait rue des Jeûneurs un commerce de liqueurs, imagina, au moment où faisaient rage toutes ces rééditions des auteurs du dix-huitième siècle, de mettre en vente des bouteilles-livres qu'il appelait : Esprit de Voltaire ou Esprit de Rousseau.

[9] C'est ainsi qu'en 1825, au plus vif de ces polémiques, une brochure qui fit quelque bruit proposait de créer une espèce de conseil des Dix chargé de défendre la religion, notamment contre les attaques de le presse ; conseil supérieur aux ministres, jugeant à huis clos, sans avocat, requérant l'action du pouvoir politique qui serait obligé en conscience de prêter main-forte au pouvoir religieux, et pouvant appliquer toutes les peines, même la mort. Les journaux d'extrême droite applaudissaient à cette conception, et reprochaient à l'auteur inconnu d'avoir, en gardant l'anonyme, privé son livre de l'autorité d'un nom célèbres.

[10] Sur Lamennais nous ne pouvons que nous en référer à ce qui a été dit dans notre étude sur l'extrême droite. (Voir Royalistes et Républicains, p. 255.)

[11] L'abbé Carron, qui était demeuré en Angleterre depuis 1792 jusqu'à la Restauration, écrivait, en 1814, au moment où il venait de mettre le pied sur le sol français : Dans ma patrie, je cherche en vain la France. Au bout de vingt-quatre heures, que n'ai-je pas vu déjà ! Le saint jour du dimanche confondu avec les jours ouvrables ; pas une boutique qui n'étale, pas un vendeur qui ne crie dans les rues. Quelques jours plus tard : La route de Calais jusqu'ici ne m'a présenté que des tableaux de douleur : la cathédrale de Boulogne démolie, les statues des saints demeurées décapitées à la porte des églises, des temples rustiques en ruine, des presbytères changés en auberges, des cimetières catholiques changés en champs qu'on moissonne, la cloche d'une église paroissiale laissée appendue dans une pièce de terre depuis dix-huit ans !... J'ai vu encore debout la magnifique cathédrale de Beauvais. Mais cette ville de 14.000 habitants avait quatorze églises : douze ont été détruites ! — Est-il étonnant que ces prêtres n'eussent pas une grande sympathie pour une société nouvelle qui se manifestait à eux sous cet aspect ? (Vie de l'abbé Carron, par un bénédictin de la Congrégation de France, II, p. 191 et suiv.)

[12] On ne saurait s'imaginer quelles étaient les fantaisies de certains ecclésiastiques, quand ils se mêlaient de politique. En 1826, l'abbé, Liautard faisait remettre à Charles X un Mémoire intitulé : le Trône et l'Autel, où il indiquait, comme moyen de gouvernement, de ne pas laisser se former de nouveaux garçons imprimeurs ui s'établir de nouvelles fabriques de papier. — L'hostilité contre la Charte, toujours assez contenue chez les évêques, se traduisait parfois, chez des prêtres peu éclairés, par des attaques au moins singulières. En 1825, le curé d'une petite paroisse du diocèse de Blois, après avoir lu en chaire un mandement de son évêque qui ordonnait des prières pour le roi, s'exprima ainsi : Mes très-chers frères, comme Charles X n'est pas chrétien, qu'il veut maintenir la Charte qui est un acte contre la religion, nous ne devons pas prier pour lui, pas plus que pour Louis XVIII qui a été le fondateur de cette Charte. Ils sont damnés tous les deux. Que ceux qui sont de mon avis se lèvent. Ce curé, qui du reste était seul de son espèce, fut aussitôt suspendu par l'évêque et condamné par le tribunal correctionnel. Mais les feuilles de gauche, on le comprend, s'efforcèrent de donner un grand retentissement à cette extravagance isolée.

[13] C'est ainsi que, lors du budget de 1827, il avait défendu, avec une grande modération, le clergé français, contre le reproche d'aspirer à l'envahissement et à la domination, lui donnant des conseils et une sorte de leçon, tout en le vengeant d'insidieuses calomnies. Si quelquefois, disait-il, un zèle immodéré laissait échapper des paroles déplacées, la sagesse des premiers pasteurs avait bientôt réprimé ces écarts. Mais, ajoutait-il, voyez l'inconséquence de tant d'écrits dirigés contre le sacerdoce. On veut que le clergé soit calme et mesuré dans sa conduite et dans ses discours ; rien de mieux ; c'est son devoir. D'un autre côté, que fait-on ? Précisément ce qu'il faut pour l'indisposer et l'aigrir. La satire et la calomnie le livrent tous les jours à la haine et à la dérision publiques... On veut qu'il s'attache à nos institutions politiques ; rien de mieux encore ; et en même temps, on cherche à faire de nous une classe de suspects, en attendant qu'on puisse en faire une classe d'ilotes. Si c'est ainsi qu'on entend nous prêcher l'amour des institutions, je demanderai ce qu'on ferait si l'on voulait les rendre odieuses.

[14] M. d'Eckstein a été l'initiateur, le conseiller, et, dans une certaine mesure, le collaborateur des jeunes gens qui fonderont bientôt, en1829, le premier Correspondant : MM. de Carné, de Gaules, Foisset, etc., etc.

[15] Introduction à l'Histoire du P. Lacordaire. — M. de Tocqueville, dans une lettre à M. de Corcelle, en date du 13 septembre 1851, développait également ces idées, qui ne sont pas vraies, seulement pour la Restauration. Je vous prie instamment, disait-il, de ne pas oublier que je mets, à désirer le raffermissement des croyances dans notre pays, l'ardeur que vous ressentez vous-même. Mais il s'inquiétait de voir la plupart des hommes religieux chercher dans l'action du gouvernement le moyen de propager leur foi. Non pas, ajoutait-il, que je nie que dans certains temps et dans certaines sociétés, l'action du pouvoir sur l'état religieux du pays n'ait pu exercer une grande influence, sinon une durable ; mais le pouvoir marchait alors dans le sens des masses ; il ne faisait que les aider. Chez nous, le retour sérieux et durable ne sortira que de l'effort intérieur de la société sur elle-même. Et le grand publiciste continuait ainsi, avec un accent de haute raison et de chaude conviction : Engagez donc sans cesse ceux que préoccupe particulièrement ce grand objet à ne jamais perdre de vue l'état moral et intellectuel de la nation. Rappelez-vous qu'elle est pressée, en cette matière, entre d'anciens préjugés et un esprit nouveau ; qu'elle n'entre dans la voie que vous souhaitez lui voir parcourir qu'avec hésitation, marchant toujours entre deux peurs, celle des socialistes et celle des prêtres ; toujours prête à faire un pas en arrière, après en avoir fait un en avant ; et cependant, je le répète, la nation ici est tout ; on ne saurait rien faire d'efficace et de durable que par l'action libre de sa volonté. Il faut donc n'opérer qu'avec une prudence infinie, des ménagements, une circonspection incessante, et se dire tous les jours que le point capital n'est pas d'aller vite, mais de ne couvrir que le terrain qu'on est sûr de garder, et que ce qu'on gagne en apparence est en réalité une perte, et une perte immense, s'il s'ensuit un effarouchement de l'esprit public et eu ravinement des anciens préjugés.

[16] Cette émotion, entretenue avec habileté et perfidie, n'échappait pas à M. de Villèle, qui écrivait dans ses notes, à la suite d'une de ces processions : Je rendis compte au roi avec sincérité de l'effet produit par cette cérémonie. Le mal fut plus dans les cœurs et dans les esprits que dans la tenue et les démonstrations qui furent convenables. Au fond, l'effet fut nuisible, et l'aspect du peuple laissait pénétrer les pensées qui agitaient son esprit. Nous suivions à peu de distance le roi, et pouvions bien en juger. On aurait lu dans tous les yeux que la population souffrait de voir son roi suivant humblement les prêtres. Il y avait moins d'irréligion que de jalousie et d'animosité contre le rôle que jouait le clergé. M. de Villèle écrivait encore à propos d'une autre procession : Le roi se livre trop à ces démonstrations religieuses, au milieu d'une population travaillée contre lui, sous ce rapport, par les agitateurs. On l'a encore vu avec peine à la suite du clergé, à la procession du 15 août. Il s'en est aperçu, et a bien senti le froid des dispositions du peuple de Paris. Cela l'a affecté.

[17] La caricature se plaisait à costumer le roi en jésuite. Sous ces deux titres : Aujourd'hui et Jadis, on montrait d'abord Charles X vieux, revêtu d'habits sacerdotaux et disant la messe dans ses appartements, au milieu de ses courtisans agenouillés ; ensuite le même prince jeune, se livrant aux orgies d'un souper fin, en compagnie de jolies femmes.

[18] Ce qui fit dire : Il y a des gens qui, en perdant leurs heures, ne perdent pas leur temps.

[19] Dans un autre article, le même journal dénonçait cet ordre dont l'orageuse carrière était renfermée entre la pyramide de Jean Châtel et l'échafaud de Damiens, dont le nom avait retenti parmi les clameurs factieuses des Seize, les gémissements des Dragonnades et les orgies de madame du Barry.

[20] Le Constitutionnel ne craignait pas de prendre sous sa protection et de recommander, comme une révélation digne de produire la plus grande sensation, un ignoble pamphlet écrit par un jésuite défroqué, Marcet de la Roche-Arnaud, sous ce titre : les Jésuites modernes. Voici par exemple comment on y dépeignait le supérieur de Montrouge, le Père Gury : Sa volonté, un seul regard même, peuvent mouvoir mille bras armés de poignards pour assassiner les princes et détruire les empires. Dans un appartement obscur de Montrouge, tous les huit jours, à l'entrée de la nuit, les novices se rendent, à la suite du Père Gury, au pied des statues d'Ignace et de François Xavier, pour entendre les mystères de la Société. Ils jurent tous d'abattre aux pieds de leur Père Ignace toutes les couronnes de l'univers... On dit même, et je ne l'écris qu'avec effroi, que le vendredi saint, après la cérémonie de la Passion de Jésus-Christ, tous les novices vont frapper d'un coup de poignard la statue de Ganganelli, qu'ils croient enchaîné par des liens de feu, dans les enfers, celles d'un roi de France et de son ministre Choiseul, et encore celles de de Pombal et de son roi faible qui laissa opprimer la Société. Voulez-vous une idée de la puissance du Père Gury sur ses pauvres novices ? Lisez l'histoire du Vieux de la Montagne ; encore trouverez-vous peut-être que ce Vieux de la Montagne avait de la modération. — L'auteur s'est repenti plus tard, et, en 1845, il a désavoué cet écrit comme étant le fruit honteux d'une vengeance pleine d'imposture. Il a déclaré que l'esprit de parti l'avait mêlé dans le déchaînement dont les jésuites furent les victimes, et que c'était à la condition de multiplier les plus incroyables faussetés qu'il avait dû le succès populaire d'un jour dont avaient joui ces déplorables productions. Un tel fait peut donner une idée de ce qu'était et de ce que valait la polémique contre les jésuites.

[21] On avait voulu fonder une Congrégation dans l'armée ; mais quand le Dauphin en entendit parler, il déclara qu'il ne recevrait jamais de congréganistes chez lui, et l'association dut se dissoudre.

[22] L'un d'eux, le baron Laurencin, dans une lettre intime à M. de Villèle, lui annonçait comme un des dangers de la situation l'organisation mystique, où, à côté d'hommes respectables à tous égards et sincèrement pieux, s'étaient glissés des ambitieux. Le baron d'Eckstein s'indignait publiquement contre certains hommes qui tendaient à tout transformer en système de police, et qui voulaient les associations comme un moyen de surveillance du troupeau, comme dés instruments subalternes du pouvoir. — Dans ses Souvenirs de jeunesse, M. de Carné raconte le fait suivant qui se rapporte probablement à l'une de ces associations à la fois religieuses et politiques : Lorsque je fus admis à la fin de 1825 au ministère des affaires étrangères, je fus introduit dans le cabinet d'un haut employé de ce département auquel je remis une lettre d'un personnage considérable de la droite. Ce fonctionnaire, aussi ardent dans ses opinions qu'il était tiède dans ses croyances, avait peu profité du précepte classique de M. de Talleyrand, et s'obstinait à déployer du zèle. Il me fit un accueil très-bienveillant, entama une conversation politique à laquelle je me mêlai avec une réserve qui dut lui donner une piètre idée de mos esprit ; et me tendant enfin la main avec beaucoup de cordialité, il enlaça ses doigts aux miens d'une façon qui m'embarrassa, sans que j'y rattachasse aucune signification précise. L'entretien fut de sa part plutôt encourageant qu'abandonné, ce monsieur paraissant attendre jusqu'à la fin un mot ou un geste qui correspondit au mouvement dont le sens m'échappait. Lorsque, quelques jours après, il m'arriva de parler de cette entrevue à un homme pourvu de plus d'expérience que je n'en possédais moi-même, et quand j'eus incidemment mentionné le geste qui m'avait étonné : Ah ! maladroit ! s'écria-t-il, c'était la chaîne ; il fallait passer le pouce dans l'anneau. Vous avez manqué votre fortune. Il me fut révélé ce jour-là que lorsque les sociétés secrètes ne sont pas dangereuses, elles sont ridicules !

[23] M. de Saint-Chamans ne faisait-il pas ressortir avec raison l'anachronisme de ces querelles, quand il montrait à la tribune ces restes des jésuites poursuivis encore, après soixante ans, par les restes des jansénistes, aux cris de joie des restes des soi-disant philosophes ?

[24] Dans plusieurs des cantiques en usage dans les missions, il était question des Bourbons. Le refrain de l'un des plus connus était :

Vive la France !

Vive le roi !

Toujours en France

Les Bourbons et la foi !

[25] On se ferait difficilement une idée du préjugé qui existait dans tout le monde libéral contre les personnes et l'œuvre des missionnaires. M. Charles Lenormant, devenu catholique, écrivait, en 1845, dans son livre sur les Associations religieuses : En prononçant le nom de missionnaire, ma pensée se reporte à l'époque encore récente où leur apparition était pour la politique un sujet d'émotion et de scandale. J'ai quelque droit de parler de ces étranges inquiétudes, car je les ai docilement partagées. Notre ignorance des choses religieuses était telle, sous la Restauration, que nous n'hésitions pas à considérer les congrégations de missionnaires comme une invention d'ancien régime. On nous aurait fort étonnés alors, en nous rappelant l'origine de ces congrégations. La philanthropie nous permettait de vénérer dans Vincent de Paul le père des enfants trouvés ; nous aurions lapidé celui des missionnaires. Dans les variétés de la réprobation presque universelle dont ils étaient l'objet, il y avait place pour des sentiments presque catholiques ; ceux d'entre nous chez lesquels ne s'était pas effacée tonte trace d'éducation chrétienne, étaient disposés à plaindre les pauvres curés que de fougueux apôtres venaient ainsi troubler dans l'accomplissement de leur tâche.

[26] Cette lutte du théâtre et de l'église ne tournait pas toujours à l'avantage du théâtre. A Nantes, on avait fait venir Talma pendant une mission. Néanmoins la foule continuait à se porter au temple. Le directeur du théâtre, atterré, courut exposer à l'un des magistrats de la ville qu'il avait contracté des engagements onéreux avec le célèbre tragédien, et que, si l'on ne venait à son secours, il était ruiné. — Qu'y faire ? répondit le magistrat, chacun est libre d'aller où bon lui semble. — Mais, monsieur, répliqua ingénument le directeur, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de s'arranger ? MM. les missionnaires font leurs instructions à la même heure que le spectacle. Qu'ils aient la complaisance de les avancer de quelques heures. De cette manière tout le monde sera content. (Vie du P. Rausan, par le P. DELAPORTE.)

[27] Les explosions de poudre fulminante dans l'intérieur des églises étaient devenues l'un des procédés habituels des agitateurs. Il m'a été rapporté que l'abbé Bossu, curé de Saint-Eustache, prêtre fort âgé et très-vénérable, avait pris le parti de se faire tirer des pétards dans son appartement, afin de s'accoutumer à ce bruit, et de ne pas tressaillir, quand il serait sui pris, au banc d'œuvre-ou à l'autel, par quelque détonation de ce genre.

[28] Bien des années devaient s'écouler avant que les hommes de la gauche eussent, sur une question aussi simple, la notion de la liberté religieuse. Longtemps après, en racontant ces incidents, M. de Vaulabelle était encore tout animé des passions du Constitutionnel. — Un fait de ce genre s'étant produit en 1831, l'abbé Lacordaire s'écriait dans l'Avenir, avec l'éloquence fougueuse qui était en usage chez les jeunes collaborateurs de Lamennais : Sommes-nous les fossoyeurs du genre humain ? Avons-nous fait un pacte pour flatter ses dépouilles, plus malheureux que les courtisans à qui la mort du prince rend le droit de le traiter comme le méritait sa vie ?... Qu'est-ce qu'un culte libre, si son temple ne l'est pas, si son autel ne l'est pas, si l'on peut y apporter de la boue les armes à la main ?

[29] L'un des représentants de la vieille opposition de gauche, un ancien conspirateur, M. de Corcelle, s'était cependant rallié aux idées du Globe. Je n'invoque point, disait-il plus tard, en 1828, à la Chambre des députés, la rigueur des lois contre les jésuites. Je préférerai toujours à ce moyen extrême la liberté de la presse, celle de l'éducation, c'est-à-dire le droit commun, et la liberté de la pensée sous toutes les formes ; car il est plus équitable et plus sage d'affranchir la raison humaine que d'écraser ses ennemis, avec des armes qu'en d'autres occasions ils tourneront contre elle. Mais cette déclaration était l'acte isolé d'un irrégulier.

[30] C'était probablement par gallicanisme que le Constitutionnel applaudissait à la manifestation organisée à propos de l'enterrement civil de Talma. Le malheureux et grand comédien, nourri de préjugés matérialistes et athées, avait refusé, sur son lit de mort, de recevoir l'archevêque de Paris.

[31] M. Agier, membre de la contre-opposition de droite, déclarait que la France pouvait à peine maîtriser son émotion à la vue du spirituel menaçant d'envahir le temporel. Et d'où partait cette menace ? d'une puissance occulte qu'il était temps de signaler à la tribune. Il dénonçait les jésuites, non pas ceux de ses membres qui se livrent à la prédication et à l'enseignement, mais les jésuites qui, dans le monde, portent les mêmes habits que nous. Faisant allusion à la Congrégation, il se demandait d'où venait son pouvoir. De celui qu'elle a de faire donner ou ôter les emplois dans le civil, dans l'armée. C'est, dit-il, la corruption de l'hypocrisie, devenue moyen d'avancement. Puis il ajoutait : N'en doutons point, messieurs, la France, qui, éblouie par l'éclat des armes, a pu supporter le despotisme militaire, ne pourrait tolérer celui de l'hypocrisie !

[32] C'est lui qui, en 1829 et 1830, poussera le plus ouvertement M. de Polignac à son coup d'État et surtout à la suppression du droit d'élection.

[33] Si grand adversaire que M. Dupin fût des jésuites, il était en bons rapports personnels avec quelques-uns d'entre eux. En 1825, il était allé visiter le célèbre collège tenu par ces religieux à Saint-Acheul près d'Amiens, et dirigé par le P. Loriquet, homme de science et d'esprit, malgré le renom ridicule qu'on a voulu fort injustement lui attribuer. Les Pères avaient mis une sorte de coquetterie à faire le plus gracieux accueil à leur hôte. En 1826, M. Dupin retourna à Saint-Acheul. Arrivé le jour d'une grande cérémonie religieuse, les jésuites lui offrirent, non sans quelque malice, l'honneur de porter à la procession l'un des cordons du dais. Le fait fut ébruité, l'opinion libérale s'en émut comme d'une sorte de trahison et d'apostasie. L'avocat, si populaire la veille, se vit vilipendé, raillé par tous les journaux. C'était devenu l'événement du jour. M. Dupin ne sut avoir ni assez d'esprit, ni assez de courage pour résister à la tourmente, et il s'abaissa à écrire une lettre d'excuses et de justification, où, renouvelant sa profession de foi gallicane, il se prononçait pour l'application des lois de proscription contre les jésuites, ses hôtes de la veille. — Ce n'est pas, du reste, la seule mésaventure arrivée à M. Dupin, dans sa campagne contre la Compagnie de Jésus. Un peu plus tard, c'était en 1828, et M. Dupin était député, il arrivait à la Chambre tout ému, et, la voix altérée par l'effroi, il demandait à signaler à ses collègues un fait des plus graves. Il venait de voir, disait-il, avec une juste horreur, le monogramme des jésuites exposé et arboré dans l'enceinte même du Palais. A ces mots, la séance fut interrompue ; M. Dupin sortit de la salle avec un des questeurs et une foule de députés qui bientôt rentrèrent en séance, parfaitement rassurés. Le fameux monogramme était tout simplement celui du Christ, I. H. S. (Jesus Horninum Salvator), surmonté d'une croix, et placé au haut d'un reposoir. On conçoit que les journaux de la droite ne se firent pas faute de rire aux dépens de M. Dupin.

[34] Vingt-sept conseillers avaient pris part à la délibération, et parmi, les plus résolus en faveur de l'arrêt, op en citait plusieurs connus pour leurs sentiments religieux.

[35] Nous n'ignorons pas, disait ce procureur général, qu'il est des aspirants à la magistrature qui trompent effrontément Dieu et les hommes, par une hypocrisie sacrilège dont les exemples se sont multipliés sous nos yeux d'une manière révoltante. Quel est cet individu qui entre dans le temple, aux grands jours de fête, vêtu d'un costume remarquable, et qui, s'avançant lentement pour être mieux aperçu, psalmodie des lèvres les louanges de la Divinité ? C'est un hypocrite par calcul, dont quelques personnages pieux et confiants vanteront la conversion, et qu'ils recommanderont avec chaleur à l'autorité. Mais ses démarches affectées ne vous séduiront point ; nous le ferons suivre dans l'obscurité dont il va bientôt se couvrir ; on lui arrachera son masque, sur le seuil même du vice auquel il doit sacrifier.

[36] Il a dit de lui-même, en racontant son rôle à la Constituante : Ce n'étaient pas les impressions ou les idées qui me manquaient ; tout cela était en moi avec abondance, mais dans une telle confusion, dans un tel tumulte, que, si je voulais improviser, je m'embarrassais dans mon bagage.

[37] Montlosier, a dit Chateaubriand, était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois, phrase un peu ratissée par moi quand je l'ai reproduite, mais vraie au fond.

[38] Mal reçu des princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant remuer et n'y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de l'épée passait par derrière : De trois pouces, lui dirent ceux-ci qui tâtèrent. Alors ce n'est rien, répondit Montlosier. Monsieur, retirez votre botte. (CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe.)

[39] Il réunissait ses amis et leur faisait part des moyens qu'il avait imaginés pour triompher des Jacobins : c'était de réunir tous les capucins de l'Europe et de les faire entrer en France, processionnellement, portant la croix pour étendard. — En même temps, il publiait un ouvrage physico-politico-philosophique, pour prouver que le bleu était la couleur de la vie, par la raison que les veines bleuissent après la mort, la vie venant à la surface du corps pour s'évaporer et retourner au ciel bleu.

[40] Après je ne sais quel discours de Royer-Collard, il écrivait à un de ses amis : J'ai un portrait de l'abbé de Saint-Pierre, avec ces mots écrits au bas : Paix perpétuelle. Je veux avoir un portrait de Royer-Collard, et j'écrirai ces mots au-dessous : Révolution perpétuelle.