LE PARTI LIBÉRAL SOUS LA RESTAURATION

 

CHAPITRE III. — UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.

 

 

§ 1. — L'AVÈNEMENT DES JEUNES EN 1824.

Les élections générales qui, au printemps de 1824, en plein succès de la guerre d'Espagne, avaient porté à son apogée la fortune de la droite, marquèrent comme un point de séparation dans l'histoire de la gauche. De nouvelles recrues, qui apportaient une tactique nouvelle, allaient prendre rang dans l'armée opposante. Elles devaient trouver la place à peu près libre. L'ancien personnel qui avait mené jusqu'alors la campagne dans le parlement avait été presque tout entier éliminé aux élections de 1824, et, sous la première impression de ce désastre, il semblait découragé. La Fayette, en dépit de sa nature obstinément espérante, était à ce point dégoûté de la lutte, qu'il partait pour l'Amérique, comptant y retrouver, grâce aux purs et généreux souvenirs de sa fraternité d'armes avec Washington, le prestige que les fautes et les ambiguïtés de sa vie politique venaient de lui faire perdre en France. Manuel, plus vaincu encore, puisqu'il n'avait pu même se porter candidat, n'était pas assez riche pour chercher dans de lointains et retentissants voyages une diversion à ses déboires ; isolé, presque oublié dans sa retraite, il supportait cette disgrâce populaire avec une sorte de froideur silencieuse qui, pour n'être pas sans amertume, n'était pas non plus sans dignité. La foule ne devait se ressouvenir de lui que trois ans plus tard, autour de son cercueil.

A peine quelques rares députés libéraux surnageaient-ils dans ce naufrage électoral[1]. Encore n'étaient-ce pas ceux qui personnifiaient réellement la vieille tactique anti-bourbonienne. Les plus en vue de ces élus, Casimir Périer et le général Foy, étaient demeurés étrangers aux conspirations, et c'était malgré eux qu'ils avaient été jusqu'ici les alliés, jamais les complices, des La Fayette et des Manuel. Quant à M. Royer-Collard, il se montrait peu disposé à jouer un rôle actif, en face d'événements qui, dans le passé, avaient trompé son espérance, et ne lui en laissaient plus pour l'avenir. Le découragement tournait chez lui en pessimisme hautain, et il était pour le moment moins un combattant qui rentrait dans l'arène, qu'un spectateur considérant avec une ironie grave et désenchantée l'instabilité et la ruine de sa propre cause[2].

Sortons-nous maintenant de la Chambre, si brusquement et si complètement vidée d'opposants, pour chercher ce que sont devenus au dehors les meneurs des conspirations ? Les sociétés secrètes, tout à l'heure menaçantes, étaient terrifiées, dissoutes, anéanties, et les deux factions bonapartiste et républicaine, qui s'en étaient partagé la direction, avaient en quelque sorte disparu. On n'a pas oublié quel avait été jusqu'en 1824 le rôle prépondérant des bonapartistes dans le parti libéral. La mort de Napoléon, en 1821, avait même semblé leur donner un nouvel élan. Mais toute leur force étant fondée sur l'armée, le succès de la guerre d'Espagne fut leur coup de mort. D'ailleurs, près de dix années s'étaient écoulées depuis 1814 et 1815. Le fait accompli et le temps, deux juges fort écoutés de la foule, semblaient avoir définitivement prononcé contre l'Empire. Des générations s'étaient élevées qui n'avaient plus ni les mêmes souvenirs, ni les mêmes rancunes. Dans l'honneur, le bien-être et la sécurité d'un gouvernement libre, elles trouvaient de quoi ne pas regretter la gloire éphémère et chèrement payée du despotisme Militaire. D'anciens dignitaires du gouvernement impérial le reconnaissaient eux-mêmes, et l'un d'eux, le comte Réal, écrivait un peu plus tard à Joseph, le frère aîné de l'empereur : On jouit ici d'une très-grande liberté ; et cette liberté... nuit parfois aux souvenirs qu'a laissés -une époque bien autrement brillante, mais où le gouvernement très-fort se faisait trop sentir[3]. Aussi ceux des généraux qui jusqu'alors avaient boudé, peut-être même conspiré, dans une retraite volontaire ou dans un exil imposé, se rapprochaient-ils des Bourbons, en gens las d'attendre et qui sentaient n'avoir plus rien à espérer de l'autre côté : d'autant plus empressés dans leurs offres de service, qu'ils avaient été plus compromis. Bientôt même on verra l'ancien compagnon de Sainte-Hélène, le général de Montholon, solliciter du roi audience sur audience, tâcher de prouver son zèle en dénonçant de prétendus complots, et demander pour prix un emploi dans l'armée, avec des fonds pour continuer sa police. Sans doute, le nom du grand capitaine n'était pas aussi vite oublié dans les régions moins hautes. La légende hantait 'toujours l'imagination des vieux soldats, et, par eux, se transmettait sans bruit dans les chaumières et les cabarets de village. Mais ces dévots populaires du culte impérial, dispersés, sans organes, sans chefs, sans part à l'exercice des droits électoraux, ne constituaient pas dans les luttes d'alors une force politique. Comme parti d'action, le bonapartisme, naguère si puissant, s'était évanoui.

On en pourrait dire autant de cet embryon de parti républicain que quelques jeunes gens avaient tenté de reformer dans l'ombre des Loges ou des Ventes. Les uns, éclairés par leur déception, renoncèrent à ce qui n'avait été que le rêve ardent et passager de leur jeunesse. Les autres gardèrent leurs passions ; découragés, bien que non convertis, ils attendaient des circonstances plus favorables pour essayer de les assouvir : on les retrouvera derrière les barricades de 1830 ; pour le moment ils rentraient dans l'ombre, et échappaient à la vue de l'historien. Plusieurs cherchèrent dans les rêveries sociales ce qu'ils n'avaient pu trouver dans les complots des sociétés secrètes ; ils s'enrôlèrent sous la bannière de Saint-Simon qui publiait alors l'Organisateur avec cette épigraphe : L'âge d'or, qu'une aveugle tradition a placé jusqu'ici dans le passé, est devant nous, ou d'Auguste Comte qui développait dans le Producteur son positivisme à la fois mystique et socialiste. Ainsi firent MM. Bazard, Buchez, Roux, Laurent, Dugied, qui avaient compté parmi les plus ardents et les plus énergiques des carbonari. C'était sortir de la politique pratique ; car, à cette époque, les nouvelles religions industrielles ou matérialistes n'étaient pas encore descendues sur la place publique.

Les combattants de l'ancienne phalange libérale étaient donc partout dispersés et désarmés, et M. Royer-Collard écrivait à un de ses amis : Vous trouverez toutes les physionomies changées ; la vieille opposition a abdiqué. Puis il ajoutait : La nouvelle s'ignore encore elle-même.

Quelle était cette opposition nouvelle qui s'ignorait encore elle-même, et qui cependant s'annonçait déjà aux observateurs clairvoyants, comme devant prendre la place de l'ancienne ? Une génération commençait alors à se montrer : née tout à la fin du dernier siècle, incapable sous l'Empire de penser et d'agir par elle-même, elle avait en quelque sorte pris la robe virile au milieu des grands événements de 1814 et de 1815. Dès 1817, M. Royer-Collard signalait aux vieux partis l'avènement de cette nation nouvelle, et l'année suivante M. Guizot, rendant compte d'un écrit de M. de Rémusat, parlait de cette jeune génération, l'espoir de la France, qui naissait à la vie politique, que la Révolution et Bonaparte n'avaient ni brisée, ni pervertie. Toutefois avant 1824, sauf quelques efforts individuels, on ne l'avait pas encore vue vraiment à l'œuvre ; nous ne voulons pas la juger en effet d'après les étudiants momentanément égarés dans les sociétés secrètes.

Par une faveur singulière, son intelligence s'était ouverte aux questions générales et aux affaires publiques à cette heure où, comme l'a dit M. Miguet, la Restauration avait fait passer soudainement la France de la soumission silencieuse à la liberté éloquente[4]. Aussi a-t-on pu la proclamer justement une génération heureuse. Même refroidis par l'âge, tous ceux qui avaient vécu de cette vie n'en ont rappelé les souvenirs qu'avec une émotion toujours jeune et un accent ignoré des sceptiques et des matérialistes de l'heure actuelle. Ils redevenaient enthousiastes pour raconter des espoirs qui cependant avaient été depuis lors plus d'une fois déçus ; et nous écoutions avec étonnement, mais non sans envie, ces échos du printemps d'un siècle que nous étions condamnés à connaître dans son automne désenchanté et stérile. Rien en effet ne peut aujourd'hui donner l'idée du mouvement qui avait été imprimé aux esprits après 1814, et qui était arrivé à son plein effet de 1820 à 1830. Il faudrait remonter jusqu'en 1789 pour trouver un pareil élan, une égale confiance, non seulement dans l'élite qui marchait en avant, mais dans le public qui la suivait, ardent à toutes les nobles curiosités, passionné à toutes les controverses, sympathique aux réputations nouvelles, crédule jusqu'à l'illusion. Cette nation qui quelques années auparavant avait semblé flétrie, épuisée par les désordres révolutionnaires et le despotisme impérial, voyait sortir de son sein redevenu fécond une jeunesse éclose au souffle de la liberté, qui se précipitait dans toutes les directions du travail intellectuel, avec une chaleur parfois présomptueuse et téméraire, presque toujours sincère et généreuse. Elle prétendait renouveler la philosophie, créer l'histoire, ouvrir des horizons jusque-là fermés à la littérature et à l'art, ressusciter la poésie ; en tout elle s'imaginait redresser, rajeunir, agrandir, apporter le mot dernier et décisif. C'était comme une immense espérance de la raison humaine, et à juger par les promesses et les intentions, on eût cru assister aux débuts d'un grand siècle.

Ces travaux littéraires, historiques, philosophiques aboutissaient, ou du moins touchaient toujours par quelque côté à la politique, et généralement à une politique d'opposition libérale. Dans les premières années qui suivirent 1814, avant l'entrée en scène de la génération que la Restauration avait formée elle-même, la prépondérance littéraire semblait appartenir aux royalistes. De Maistre, de Bonald, Lamennais, tous ces grands noms de la littérature du temps étaient de leur côté, et entre tous celui qui avait le plus d'éclat et de retentissement, Chateaubriand. En était-il encore ainsi quelques années plus tard, vers l'époque à laquelle nous sommes arrivés ? M. de Maistre était mort ; M. de Bonald, vieilli, se répétait ; Lamennais se perdait dans des exagérations qui l'isolaient, et faisaient prévoir sa chute dernière ; Chateaubriand, tout en se prétendant et en se croyant fidèle à la royauté, combattait avec ses adversaires et pour eux. Par contre, presque tous les jeunes gens qui commençaient alors à se vouer aux œuvres de l'intelligence étaient plus ou moins engagés dans l'opposition[5].

Ce mouvement de la pensée, dont la Restauration avait donné le signal ; semblait donc se retourner contre elle. Était-ce maladresse imprévoyante du gouvernement, ou entraînement quelque peu ingrat de la jeunesse ? Peut-être les deux. C'était aussi la faute d'une législation trop étroite qui reculait jusqu'à quarante ans l'âge de l'éligibilité politique. Ces jeunes gens pleins d'ardeur, de confiance en eux-mêmes et dans leurs idées, croyaient apporter des solutions nouvelles à tous les problèmes, et ils se voyaient éloignés, pour des années qui paraissaient à l'impatience de leur âge mortellement longues, de toute participation effective au maniement et à la délibération des affaires publiques. Une seule porte restait ouverte à leur ambition politique : la presse. Or cette porte, tin le sait, conduit le plus souvent à l'opposition. Pour les journalistes, la critique est plus facile, plus flatteuse, plus productive d'applaudissements et de popularité. N'ayant qu'à parler, non à agir, la nécessité d'appliquer leurs idées ne les oblige pas, comme l'homme d'État, à les contrôler, à les mûrir, à y apporter des tempéraments ; bien au contraire, l'entraînement de la polémique les pousse à devenir absolus, excessifs, violents, ne fût-ce que pour se faire entendre[6].

Quoi qu'il en soit, c'est un spectacle étrange, et qui laisserait volontiers une impression de découragement, que celui de ce gouvernement puni, non par où il a péché, mais par où il a bien agi, et rencontrant parmi ses adversaires une jeunesse qui lui devait son émancipation. Sorte de contradiction, qui a fait dire un jour à l'un des hommes de cette génération, M. de Rémusat, avec un mélange de sérieux et de raillerie : Je n'ai jamais eu un grand fonds d'aigreur contre la Restauration ; je lui savais gré, en quelque sorte, de m'avoir donné les idées que j'employais contre elle.

 

§ 2. — LA JEUNESSE DE M. THIERS.

Si presque tous les jeunes gens étaient ainsi poussés vers l'opposition, tous n'y apportaient pas les mêmes doctrines et ne se disposaient pas à y suivre la même conduite. Quelques-uns s'enrôlaient tout simplement sous la bannière du vieux libéralisme anti-bourbonien, sauf à rajeunir quelques -uns de ses procédés. Ils ne cherchaient ni à renouveler ses principes qu'ils acceptaient comme des instruments tout faits d'attaque, ni à le dégager de passions qu'ils partageaient ou dont ils jugeaient du moins utile de se servir : esprits plus positifs que théoriques, plus terre à terre que rêveurs, médiocrement soucieux des questions de doctrine et moins préoccupés de transformer le monde politique ou intellectuel que résolus à arriver ; si bien que tout en appartenant à la jeune génération par leur âge, par la verdeur et l'entrain de leur talent, ils ne la représentaient pas dans ce qu'elle avait de plus profond et de plus nouveau.

Qui eût assisté, vers 1824, à l'une des réceptions de M. Laffitte, eût aperçu dans la foule un jeune homme que sa petite taille suffisait à faire remarquer. Ses yeux singulièrement vifs semblaient illuminer les larges lunettes qui les recouvraient ; ses lèvres fines, spirituelles, étaient presque toujours plissées par un sourire plein de malice. Sa voix, qu'il ne ménageait pas, était grêle, aiguë, avec le timbre et la cadence d'un accent marseillais dont rien n'était encore venu altérer la pureté et l'éclat. Sa démarche, ses manières, son sautillement continuel, le balancement étrange de ses épaules, un certain manque d'usage, sensible, dit un témoin, même dans la cohue mélangée qui encombrait les salons du Mécène de la gauche, dénotaient plus d'originalité que de distinction. Du reste, nullement embarrassé de sa personne, il allait, venait, abordait chacun sans façon, s'emparait des conversations, parlait à tous et de tout, racontait, discutait, tranchait, professait avec une volubilité pétulante : Se rapprochait-on, l'écoutait-on causer politique avec Manuel, finances avec le baron Louis, stratégie avec le général Foy, administration ou économie politique avec celui-ci, art ou histoire avec celui-là, avec cet autre mathématiques ou astronomie, — au premier abord, tant d'aplomb pouvait surprendre chez un jeune homme ; mais bientôt on était séduit et captivé par tant d'esprit. C'était plaisir de l'entendre, d'admirer cette abondance variée et lucide, cette verve souple et déliée, parfois mutine et mordante, cette intelligence si rapide, si agile et si universelle. A côté de lui, on était presque toujours assuré de rencontrer un autre Provençal, aussi discret et réservé que son compagnon était en dehors, plus préoccupé de paraître profond que de se montrer abondant, ayant moins de promptitude et plus d'apprêt, affectant dans sa parole rare, et jusque dans sa prononciation, une sorte d'austérité grave et réfléchie qui contrastait avec sa figure charmante et jeune, encadrée d'une élégante chevelure ; homme d'étude, non d'action, il s'effaçait volontiers derrière son ami, et, par désintéressement d'affection, peut-être aussi par un certain dédain des succès vulgaires, il ne semblait pas chercher à lui disputer l'attention de la foule. Ces deux jeunes gens, chacun les a déjà nommés, c'étaient M. Thiers et M. Mignet[7].

Pour les hommes de notre génération qui n'ont vu y. Thiers qu'en pleine possession de sa célébrité, il n'est peut-être pas sans intérêt de chercher à se le représenter tel qu'il apparaissait alors à son entrée dans la vie. Les moindres détails ne prennent-ils -.pas de l'importance, s'ils aident à discerner, derrière ce masque de vieillard connu de la France et du monde, le profil du jeune homme à demi voilé encore par l'obscurité de son origine ? — On racontait que les deux amis, venant d'Aix où ils avaient fait leur droit, étaient débarqués à Paris, en 1821, sans autres bagages que leurs lauriers académiques, une lettre de recommandation pour Manuel, leur compatriote, et une ambition fondée sur le juste sentiment qu'ils avaient de leur valeur, et sur la volonté où ils étaient de parvenir[8]. Ils étaient pauvres, et avaient dû au début se contenter d'une mauvaise petite chambre au quatrième, dans un hôtel garni du dassage Montesquieu. Bientôt, avec le succès, la fortune, ou tout au moins l'aisance, était venue, surtout pour M. Thiers[9]. L'ardeur curieuse de sa vive nature, qui lui faisait essayer de toutes les activités intellectuelles, le poussait aussi à goûter des jouissances du luxe sous ses formes diverses. On le vit alors descendre de sa mansarde, se faire dandy, se montrer sur les marches de Tortoni, conduire son cabriolet, monter à cheval, faire des armes et tirer le pistolet. Sa petite taille ne lui permettait pas d'obtenir en ce genre de vie des succès aussi incontestables que dans les choses de l'esprit. Les méchantes langues du temps semblent même s'être égayées parfois de ses aventures de sportsman ; mais en dépit des rieurs, il se reprenait à ces exercices avec une persistance que rien ne décourageait.

Ce n'était là, du reste, que le côté extérieur et secondaire d'une vie déjà fort occupée des travaux de l'intelligence et des luttes de la politique. Le jeune Thiers faisait de tout à la fois, avec- une facilité surprenante : polémiques de presse, critique d'art, impressions de voyage, collaboration à des encyclopédies, publication de mémoires d'actrice, etc. ; et surtout il commençait son Histoire de la Révolution. Tant d'occupations diverses ne suffisaient pas à son activité ; il projetait une histoire universelle, se croyait une vocation scientifique, s'éprenait des hauts calculs, traçait des méridiens à sa fenêtre, arrivait le soir chez ses amis en récitant, d'un accent pénétré, telle phrase de Laplace, et s'apprêtait à entreprendre un voyage de circumnavigation. Dès cinq heures du matin, il était sur pied, lisait ou écrivait six heures de suite chez lui, passait le reste de la journée dehors : l'après-midi dans les bureaux du Constitutionnel, là soirée dans le monde. Jours d'ardeur sans pareille, d'entrain merveilleux pour cette intelligence curieuse, vive et prompte. Avide de tout comprendre, de tout savoir, encore plus empressé d'enseigner que d'apprendre, M. Thiers croyait vite être arrivé à ce terme où, n'ayant plus besoin d'approfondir pour lui-même, il ne lui restait qu'à expliquer aux autres ; l'étudiant de la veille aimait alors à raconter ce qu'il venait de s'assimiler, avec la complaisance et la fierté d'un inventeur qui expose sa découverte, ne redoutant ni le détail ; ni la spécialité, sachant rendre l'un amusant et l'autre intelligible. A cette époque cependant il questionnait encore, s'instruisait même plus avec les hommes que dans les livres ; mais il n'écoutait bien que ce qui rentrait dans la direction de ses propres idées, passait outre sur ce qui les contredisait, et n'en recevait même pas l'impression[10]. De belle humeur, du reste, dans cette confiance en lui-même, amoureux de ses études, il vivait heureux, au milieu de l'abondance de ses idées, et dans l'attente de succès dont il ne doutait pas[11]. Rien en lui de cette ambition sombre et irritée, souvent le propre des hommes qui se frayent à eux seuls leur chemin. Il n'était pas de la famille de ces esprits malheureux toujours en colère contre une société qui ne leur fait pas assez vite leur place — il savait bien qu'il ne serait pas long à prendre la sienne — et il ne considérait pas que ce fût entre lui et cette société un duel où l'un des deux dût périr.

Les opinions que M. Thiers avait apportées de province, et au service desquelles il s'était trouvé aussitôt lutter, étaient celles que pouvait lui avoir données une éducation tout imprégnée des idées du dix-huitième siècle et des préjugés du mauvais libéralisme. On disait de lui dans la bonne ville d'Aix qu'il écrivait bien, mais pensait mal. Les Bourbons lui paraissaient absolument incompatibles avec son idéal de régime politique, et il comptait bien que cette incompatibilité éclaterait à leurs dépens le jour qu'il cherchait à rapprocher, où ce régime serait appliqué. Mais c'était alors pour lui la seule manière de poursuivre leur renversement. On ne l'avait pas vu se mêler aux conspirations et aux sociétés secrètes ; il avait trop d'esprit et de prudence pour se jeter dans d'aussi sottes et dangereuses aventures ; capable d'oser beaucoup dans les manœuvres de presse ou de tribune, il était de tempérament circonspect du moment qu'il devait braver d'autres périls et encourir des responsabilités d'un autre genre. Sa nature le portait à l'opposition. Fort autoritaire dans ses idées ou ses actes, il était néanmoins incapable de subir et surtout de respecter l'autorité des autres. Une sorte d'espièglerie mutine avait toujours été le fond de son caractère. Vers 1845, étant retourné à Marseille, sa ville natale, on lui fit grand accueil et l'on rechercha au collège ses anciennes notes ; on y trouva : intelligent et insubordonné. L'homme d'État racontait lui-même cette anecdote avec complaisance ; ces deux mots étaient comme une vieille devise qu'il était loin de répudier.

A peine arrivé à Paris, M. Thiers s'était mis avec M. Mignet sous le patronage de Manuel, dont il sera jusqu'à la dernière heure le fidèle client. Par lui, il était devenu le commensal assidu de l'hôtel Laffitte et l'ami enthousiaste de Béranger. Béranger, devait-il dire plus tard, a été un père pour nous[12]. Toujours sur la recommandation de Manuel, il était entré au Constitutionnel, qui représentait l'esprit de l'ancienne opposition dans ce qu'elle avait de plus routinier, de plus suspect et de plus perfidement antidynastique. Il s'y était trouvé mêlé aux écrivains survivants de l'école révolutionnaire et bonapartiste ; MM. Étienne, Tissot, Jay, Évariste Dumoulin, Cauchois-Lemaire, abbé de Pradt. Ce voisinage ne paraissait pas offusquer un homme qui tenait à orgueil de se dire le fils de la Révolution et ne se défendait pas d'un certain faible pour l'empereur. Sans prétendre réagir contre ce que les doctrines politiques, philosophiques, littéraires du Constitutionnel avaient souvent de vulgaire, de mesquin et de fané, M. Thiers se bornait à apporter à la vieillesse un peu lasse et épuisée des rédacteurs le concours d'une verve plus fraîche et plus abondante. Les thèses toutes faites, celles qui ont traîné dans tous les esprits, ne lui déplaisaient pas ; au contraire, il aimait tant ce qui était simple, on pourrait presque dire, ce qui était banal, qu'il ne reculait pas devant le lieu commun, se contentant de le relever par la vivacité et l'à-propos de la forme[13]. Du reste, sa nature pratique dédaignait les scrupules de doctrine. Trouvant l'opposition engagée sur un terrain, il n'imaginait pas qu'il y eût autre chose à faire que de l'y suivre. Les circonstances, en lui donnant accès au Constitutionnel, mettaient entre ses mains l'une des plus puissantes machines de guerre qui eussent été employées jusqu'alors par l'opposition ; il lui eût semblé quelque peu niais de perdre son temps à contrôler la valeur, la sincérité et la fraîcheur du libéralisme de ce journal : il ne songeait qu'à se servir aussitôt d'un tel instrument le plus utilement pour sa cause et pour lui-même. Toutefois, si dès ce moment il menait vivement la bataille contre la Restauration, s'il disait à M. de Rémusat : Nous sommes la jeune garde, il ne paraissait cependant pas encore bien fixé, non sur le but, mais sur les moyens. Il hésitait, tâtonnait, se dispersait un peu, brûlant sa poudre à toutes les cibles. C'est seulement plus tard, lors de la fondation du National, qu'il trouvera le point précis d'attaque, celui où il concentrera tous ses coups pour faire brèche.

En attendant, l'œuvre la plus importante de M. Thiers était son Histoire de la Révolution, dont les dix volumes parurent successivement de 1823 à 1827[14]. Sous l'Empire, la Révolution n'avait pas été en honneur ; les souvenirs de sang qu'elle avait laissés n'étaient pas encore effacés, et ils pesaient sur elle. Néanmoins ses résultats matériels ne paraissant pas menacés, ceux qui en avaient profité ne s'inquiétaient pas de cette sorte de condamnation morale. Il en fut autrement sous la Restauration, quand une partie de la droite arbora ouvertement le drapeau de la contre-révolution. Il devint possible alors, en s'appuyant sur les intérêts alarmés, de tenter une réhabilitation, et l'appréciation des événements de la fin du dernier siècle devint un des points, et non le moins important, sur lesquels s'engageait une lutte passionné entre royalistes et libéraux. Chez ces derniers, la note avait été donnée, jusqu'en 1823, par les Considérations de madame de Staël. Tout imprégné qu'il fût de l'esprit de 89, ce livre n'allait pas au delà, et la répudiation très-nette de 92 et de 93 en ressortait à chaque page. C'est au contraire la Révolution en général que M. Thiers prétendit défendre, glorifier, faire aimer. Tout a été dit sur cet art d'exposition lucide et de facile récit qui, à force d'expliquer clairement les attentats et les crimes révolutionnaires, de les montrer naturels, logiques, nécessaires, les faisait presque paraître légitimes ; sur cette admiration complice de la fortune qui, dans la succession rapide des partis au pouvoir, ne s'attachait pas à regretter ou à défendre les vaincus, était toute aux vainqueurs, et racontait de telle sorte leurs succès, que ceux-ci fascinaient l'imagination au lieu d'indigner la conscience ; sur cette thèse littéraire qui mettait au premier rang des qualités de l'historien l'intelligence et la faculté de comprendre, comme si au-dessus ne devaient pas être la justice et le sens moral. Robespierre lui-même, à force de triompher de ses ennemis, ne s'était-il pas imposé à M. Thiers, et à certains moments ne dirait-on pas que l'historien a éprouvé pour le dictateur du comité de salut public quelques-uns des sentiments que lui inspirera plus tard Napoléon ?

Une telle histoire devait révolter ceux qui avaient été les spectateurs, et plus ou moins les victimes du drame révolutionnaire. Mais ne risquait-elle pas de fausser le jugement des nouvelles générations, d'énerver chez elles le sentiment de la pitié, de la vertu et du droit ? Il est précisément un témoignage qui permet de saisir sur le vif l'impression ressentie par les contemporains : En 1826, M. Sainte-Beuve, âgé de vingt-deux ans, jugeait ainsi l'Histoire de la Révolution, alors en cours de publication :

Jusqu'à présent aucun historien n'avait aussi bien que M. Thiers analysé cette masse confuse de faits, si effrayante à tous égards ; il y pénètre sans être arrêté par l'horreur ; car son esprit est libre de préoccupation et pur de souvenirs. Pour la première fois, nous nous voyons transportés avec lui sur cette terrible Montagne qui ne nous avait jamais apparu qu'à distance, environnée de tonnerres et d'éclairs ; nous en montons tous les degrés, nous l'explorons comme un volcan éteint, et il faut en convenir, bien qu'effrayés nous-mêmes de cette hauteur inaccoutumée, nous comprenons enfin qu'on a pu voir de là les choses sous un aspect particulier et les juger autrement que d'en bas. Sans absoudre les coupables, nous en venons à les expliquer. En le lisant, il est bien vrai qu'on sent naître en soi une idée de nécessité qui subjugue ; dans l'entraînement du récit, on a peine à concevoir que les événements aient pu tourner d'une autre façon et à leur imaginer un cours plus vraisemblable, ou même des catastrophes mieux motivées. Quant aux hommes, il est vrai, l'historien ne s'occupe guère de les gourmander ou de les louanger à propos de chaque action ; il les prend pour ce qu'ils sont, les laisse devenir ce qu'ils peuvent, les quitte, les retrouve, suivant qu'ils s'offrent ou non sur sa route, et se garde surtout de faire d'aucun son héros ou sa victime... Toujours fidèle à la destinée de la patrie qui n'est que la destinée de la République, il se range parmi ceux qui défendent et sauvent cette grande cause ; en sont-ils indignes eux-mêmes, il les suit encore par devoir, à travers les maux qu'ils infligent et dont il gémit, sans que sa constance s'ébranle[15].

 

Voilà donc ce que les jeunes gens trouvaient dans l'histoire de M. Thiers et ce qu'ils en concluaient. Encore avons-nous affaire, avec M. Sainte-Beuve, à un raffiné qui se plaît dans les nuances et sait d'ordinaire y demeurer. Les esprits plus absolus et plus violents devaient recevoir une impulsion qui les mènerait beaucoup plus loin. N'est-ce pas toujours M. Sainte-Beuve qui a écrit que ce livre produisait un peu l'effet d'une Marseillaise, et faisait aimer passionnément la Révolution ? Cette explication de 89, de 92 et de 93 a ouvert la voie aux glorifications de la Terreur ; c'est la première apparition de cette branche de notre moderne littérature qu'on pourrait, a dit l'ancien duc de Broglie, nommer l'Apologétique du régime révolutionnaire, et M. Thiers ne laisse pas que d'être responsable, dans une certaine mesure, de tout ce que nous avons dû subir en ce genre, depuis les Girondins de Lamartine jusqu'aux histoires de MM. Louis Blanc et Michelet. Conséquence, soit dit en passant, à laquelle le jeune auteur n'avait sans doute pas songé. Très-perspicace quand il s'agissait de choisir les tactiques du moment, il n'était point, par ses habitudes d'esprit, apte à regarder de loin et de haut. En écrivant son récit, il ne voyait probablement pas au delà des luttes d'alors. Adversaire d'une droite qu'on disait, et qui se disait souvent elle-même, contre-révolutionnaire, il lui semblait utile et naturel de répondre en exaltant quand même la Révolution entière. C'était avant tout, dans sa pensée, une machine de guerre contre la Restauration, et comme un article de polémique en dix volumes.

Quoi qu'il en soit, l'œuvre a eu sur l'esprit public une influence considérable et funeste. Tout homme ayant la vue élevée des conditions de notre société aurait reconnu que les habitudes d'esprit et de conduite, les sophismes et les passions constituant les traditions révolutionnaires, étaient un obstacle peut-être plus redoutable encore à la fondation de la liberté que les regrets des émigrés et les violences du bonapartisme. Le premier effort d'un libéral devait donc tendre autant à dégager l'esprit public de ces traditions qu'à repousser l'ancien régime ou l'Empire. M. Thiers faisait précisément le contraire, quand, dans cette sotte de Marseillaise historique, il entreprenait en bloc, sans distinction, sans réserve, l'exaltation du tout complexe et grandiose qu'il appelait la Révolution.

Il n'eut malheureusement que trop de succès. La génération nouvelle entra dans ses idées. Désormais, chaque petit bourgeois se serait cru un réactionnaire s'il n'avait parlé avec componction et avec orgueil de l'immortelle Révolution, s'il n'avait placé là ses admirations, cherché là ses inspirations et ses exemples. Cette altération du sens politique n'a pas peu contribué à nous empêcher de comprendre les conditions de stabilité, de concorde sociale, de respect des principes et des lois, de mesure et de tempérament dans les réformes, de souci des traditions et des hiérarchies naturelles, qui seules pouvaient assurer le fonctionnement des institutions libres. Ce mal devait sévir longtemps en France. C'est seulement dans ces dernières années, sous les coups redoublés de tant de rudes déceptions, qu'on s'est pris à considérer quels étaient, au point de vue libéral, le sophisme et le péril de ce préjugé révolutionnaire, et que, dans le camp même où la thèse de M. Thiers avait été si longtemps acceptée, quelques esprits indépendants sont arrivés à reconnaître, non sans un cri de douloureux étonnement, ce qu'ils ont osé nommer la banqueroute de la Révolution française.

 

§ 3. — LE GLOBE.

L'opposition de M. Thiers, c'était, on l'a vu, le vieux jeu continué par un homme de talent jeune et brillant. Mais une partie de la génération nouvelle avait des visées plus hautes et plus originales. En 1823, un personnage remuant, M. Coste, avait créé les Tablettes, recueil hebdomadaire où il prétendait fondre toutes les nuances de l'opposition libérale. Les chefs avaient consenti à patronner et à inspirer l'œuvre ; la besogne quotidienne était faite par les jeunes. On avait vu là côte à côte, d'une part, MM. Thiers, Mignet et Rabbe, désignés par Manuel et représentant ses idées ; d'autre part, MM. de Rémusat, de Guizard, Dumon, indiqués par M. Guizot, auxquels s'étaient joints bientôt de jeunes professeurs en disgrâce, MM. Jouffroy, Dubois, Damiron. Le succès fut assez vif. Mais au bout de quelques mois, M. Coste, à court d'argent, 'se laissa séduire par les offres brillantes de la caisse d'amortissement des journaux que dirigeait le vicomte de la Rochefoucauld ; les Tablettes furent vendues, et la jeune armée qui s'y était momentanément groupée, se dispersa. Si cet accident n'était survenu, la dissolution de cette coalition artificielle se fût faite d'elle-même. Entre les amis de Manuel et ceux de M. Guizot, il y avait des divergences profondes qui eussent promptement éclaté. Aussi les uns et les autres, après la suppression des Tablettes, suivirent-ils des chemins différents. Pendant que M. Thiers retournait au Constitutionnel, MM. Jouffroy, Dubois, de Rémusat prirent part à la fondation d'un journal qui devait être un événement dans l'histoire intellectuelle du siècle : c'était le Globe, dont le premier numéro parut le 15 septembre 1824.

L'idée en était venue à un jeune ouvrier typographe, dont rien alors ne faisait prévoir la future et fâcheuse célébrité, M. Pierre Leroux. Celui-ci n'avait songé d'abord qu'à créer une petite feuille d'informations scientifiques, particulièrement destinée, comme l'indiquait son titre, à des renseignements de voyage et de géographie. Il en -parla à un jeune et ardent professeur, alors sans emploi, M. Dubois, avec lequel il avait été lié depuis l'enfance. M. Dubois entra dans l'idée, l'élargit et transforma ce bulletin scientifique à peine éclos en un recueil philosophique et littéraire. Il fit appel à un autre professeur, M. Jouffroy, qui, avec son propre concours, apporta celui de jeunes gens, à la fois ses disciples et ses amis, MM. de Rémusat, Vitet, Duchâtel, Damiron, Duvergier de Hauranne, etc.[16]. Le nouveau journal n'avait pas de cautionnement et ne pouvait par suite aborder la politique proprement dite ; il ne relatait ni ne discutait les événements de chaque jour ; mais les questions philosophiques, sociales, religieuses, historiques et même littéraires qu'il traitait aboutissaient en réalité presque toujours à la politique. L'administration d'alors paraît avoir été sur ce sujet au moins fort tolérante.

Après avoir lu le Globe, Gœthe avait fait à ses rédacteurs l'honneur de les prendre pour des barbes grises. Tous étaient cependant des jeunes gens ; en 1824, plusieurs avaient à peine dépassé leurs vingt ans ; les plus vieux n'atteignaient pas la trentaine. Aucun d'eux n'avait, à vraiment parler, d'antécédents ; ce fut moins une faiblesse qu'une condition d'indépendance et d'originalité. Ceux de leurs amis plus âgés, et déjà en vue par le rôle qu'ils avaient joué, M. Guizot ou M. Cousin par exemple, considéraient avec bienveillance l'œuvre tentée, l'encourageaient, ne dédaignaient point de passer pour ses protecteurs, sans toutefois y prendre aucune part directe et personnelle. M. Guizot avait à peine dix ans de plus que les écrivains du Globe, et privé à cette époque des fonctions qu'il avait occupées sous le gouvernement du centre, tout entier à ses brochures politiques et à ses travaux historiques, rien ne l'eût empêché de se mêler aux polémiques de presse ; mais son caractère, son attitude, l'aspect même de sa belle et grave figure, son teint pâle, son regard imposant et sévère, sa physionomie un peu hautaine et solennelle, empreinte d'une sorte de rigidité calviniste, tenaient à distance les jeunes gens ; il avait parmi eux des admirateurs, peu de disciples proprement dits et aucun camarade. M. Cousin était plus jeune, plus familier. Il ne lui déplaisait pas de paraître à la tête de la génération nouvelle, agitant quelque drapeau, dans la pose d'un Bonaparte s'élançant sur le pont d'Arcole ; mais son impétueuse mobilité ne lui permettait pas de se laisser enrégimenter, fût-ce en qualité de capitaine. Il aimait avoir des élèves, des clients, leur donner l'élan, à la condition de ne pas être responsable de leurs actes, et en se réservant le droit de les blâmer ou de les railler, dans la verve parfois peu ménagée de ses éloquentes conversations. Le duc de Broglie, M. de Barante, sympathiques au journal, ne concouraient pas non plus à la rédaction. C'était donc l'un des caractères du Globe d'être l'œuvre exclusive d'une jeunesse livrée à ses seules forces, et même en réalité à ses propres inspirations. A ce premier point de vue déjà, ces écrivains se distinguaient de MM. Thiers et Mignet qui, à peine arrivés à Paris, s'étaient, sans hésitation et sans scrupule, mêlés aux rangs des vieux combattants du Constitutionnel ou du Courrier français.

Cette différence n'était pas la seule ni la plus importante. Pendant que M. Thiers acceptait en bloc les vieilles doctrines philosophiques, littéraires, politiques du Constitutionnel, l'école du Globe, au lieu de continuer à piétiner dans les ornières du préjugé et de la passion, cherchait des voies nouvelles, croyait marcher à la découverte et à la conquête de mondes inconnus que ses pères n'avaient pu atteindre. Elle prétendait se refaire des principes sur chaque chose, goûtait en tout la pensée qui lui apparaissait profonde, neuve, originale, fût-elle en contradiction avec les données vulgaires, réservant son dédain et son horreur pour ce qu'elle estimait routine de gauche ou de droite, C'est ainsi qu'en philosophie elle réagissait contre le sensualisme étroit et stérile du dix-huitième siècle, et trouvait mesquines et superficielles les traditions de Voltaire et de l'Encyclopédie qui, jusque-là, régnaient souverainement chez les libéraux. Sans s'élever jusqu'au christianisme, elle s'arrêtait à mi-chemin dans un spiritualisme rationnel, et témoignait de son respect pour la religion, bien que parfois ce parût être un peu de ce respect qu'on accorde aux ruines. Quand, à la suite de Royer-Collard et de M. Cousin, les jeunes philosophes du Globe prononcèrent les mots presque oubliés, en dehors du petit groupe des croyants, d'âme et de libre arbitre, de mérite et de démérite, de devoir et de responsabilité, ce fut comme un réveil plein de charme et de fraîcheur pour les consciences jusqu'alors engourdies par un sommeil malsain, une délivrance victorieuse des intelligences enchaînées ! Chacun dressa la tête en reprenant possession de ces titres de noblesse que l'humanité semblait avoir perdus. Sans doute, dans cette doctrine qui prétendait tout faire aboutir à la seule souveraineté de la raison, il y avait bien des lacunes, et il serait facile d'indiquer par où elle devait échouer.- Mais alors on était tout à la joie de l'émancipation et à l'espoir du premier élan. Ne faut-il pas, après tout, savoir gré à cette école de nous avoir débarrassés de l'esprit du dix-huitième siècle ? Cela seul n'était-il point un grand progrès ? Ne comprend-on pas comment des âmes généreuses l'avaient salué avec une joyeuse confiance, et comment celles mêmes qui ont plus tard reconnu ce qui les séparait de la vérité complète n'ont pu cependant reporter leur pensée vers ce grand effort de leur jeunesse sans une émotion de fierté et de reconnaissance ?

C'était, en tout cas, une atmosphère bien différente le celle que trouvait M. Thiers dans les bureaux du Constitutionnel, et il en résultait une divergence marquée dans la conduite quotidienne des deux journaux. La vieille feuille libérale, ne connaissant d'autres commentaires de l'Évangile que les chansons de Béranger, poursuivait contre la religion, et surtout contre le prêtre, une guerre mesquine, terre à terre, odieuse, quoique malheureusement fort efficace ; et ce qui paraissait lui être encore le plus étranger était le respect, ou même seulement la notion élémentaire de la liberté religieuse. Le Globe, au contraire, au nom de la jeune génération, répudiait cette intolérance philosophique, et s'apprêtait, au grand scandale du Constitutionnel, à demander la liberté pour tous, même pour les jésuites. Des réserves seraient à faire sur l'espèce d'impartialité hautaine, de neutralité indifférente, que le nouveau journal affectait, même dans l'ordre doctrinal, entre les adversaires et les défenseurs de la vérité dogmatique. Mais en fait, ses dispositions étaient autrement équitables et libérales que celles de l'ancienne opposition, et il lui fallait du courage pour rompre ainsi, à un pareil moment, avec les préjugés les plus invétérés et les plus violentes passions.

Ce contraste entre l'esprit novateur du Globe et la routine du Constitutionnel se manifestait jusque dans la littérature : tandis que le second défendait avec une ténacité étroite, souvent même ridicule, les théories de convention qu'on confondait alors avec la tradition classique, le premier, sympathique-à la jeune école, ouvert aux littératures étrangères, encourageait le mouvement romantique, tout en tâchant d'y apporter le frein de la méthode, de la mesure et du goût. De même en économie politique, pendant que M. Thiers soutenait d'ores et déjà, contre la liberté du commerce, les idées que, disait-il, la nature lui avait données toutes faites, M. Duchâtel vulgarisait, dans le Globe, la science, neuve en France, d'Adam Smith, de Malthus et de Ricardo.

En politique, le nouveau journal n'était pas plus favorable aux idées de la droite que M. Thiers et les autres écrivains du Constitutionnel ; mais à la différence de ceux-ci, il prétendait réagir en même temps contre les souvenirs bonapartistes et, dans une certaine mesure, contre le vieux parti révolutionnaire. Dès 1819, dans un article remarqué, M. Jouffroy s'était hardiment séparé de tous ces libéraux qui comptaient alors les conquêtes de l'Empire parmi les fastes de la liberté, et il avait exprimé ainsi sur ce sujet la pensée de la jeune génération :

L'amour de la liberté commença la Révolution française. L'Europe, désavouant la politique de ses rois, nous accordait son estime et son admiration. Mais bientôt les applaudissements cessèrent : la justice avait été foulée aux pieds par les factions. La liberté devait périr avec elle : aussi ne la revit-on plus. Le nom seul subsista quelques années, pour accréditer auprès du peuple des chefs ambitieux, et servir d'instrument à l'établissement du despotisme. Le mal passa dans les camps. La fin de la guerre fut corrompue, et l'héroïsme de nos soldats prostitué. L'épée française devait être plantée sur la frontière délivrée, pour avertir l'Europe de notre justice. On la promena en Allemagne, en Hollande, en Suisse, en Italie. Elle fit partout de funestes miracles. On vit bien qu'elle pouvait tout, mais on ne vit pas ce qu'elle pourrait respecter.

 

Les jeunes gens du Globe étaient de ceux qui avaient accueilli avec enthousiasme les Considérations sur la Révolution française de madame de Staël, et leur jugement sur cette redoutable époque s'était formé d'après ce livre, plutôt que d'après les histoires de leurs contemporains, M. Mignet et M. Thiers[17]. Pendant que ceux-ci glorifiaient en bloc la Révolution dont ils se disaient les fils et acceptaient l'héritage sans bénéfice d'inventaire, les rédacteurs du nouveau journal prétendaient faire un choix dans les hommes, et surtout dans les idées dont, par système et par nature, ils s'occupaient davantage. Ne faisaient-ils pas partie de cette nation nouvelle dont M. Royer-Collard avait déjà salué l'avènement ? Innocente, avait dit le grand orateur, de la Révolution dont elle est née, mais qui n'est pas son ouvrage, elle ne se condamne point à l'admettre ou à la rejeter tout entière ; ses résultats seuls lui appartiennent, dégagés de tout ce qui les a rendus irrévocables.

Envers le gouvernement existant, l'attitude des écrivains du Globe était complexe. Ils n'étaient pas ses ennemis, bien que quelques-uns d'entre eux, comme Dubois ou Jouffroy, eussent traversé les sociétés secrètes. Rien chez eux du parti pris de renversement qu'on a noté chez M. Thiers ou chez ses alliés du Constitutionnel, survivants de l'Empire ou de la Révolution. Loin d'être, comme ces derniers, poussés à l'hostilité par leurs antécédents, ces jeunes gens avaient applaudi, en 1814, à la Restauration. Nullement républicains de doctrine, monarchistes constitutionnels, quand ils voulaient préciser leur théorie de gouvernement, ils essayaient, ainsi qu'en philosophie, de s'arrêter à mi-chemin ; ils repensaient à la fois la souveraineté du peuple et le droit permanent de la légitimité royale, cherchant, entre les deux, quelque principe moyen qu'ils appelaient assez vaguement la souveraineté de la raison. Ils n'avaient pour les Bourbons eux-mêmes ni l'animosité de certains vieux libéraux, ni le dévouement tendre et pieux des royalistes d'origine et de sentiment. Indifférents aux personnes, ils ne se disaient attachés qu'aux institutions, et ne demandaient pas mieux que de conserver les premières, pourvu que les secondes leur fussent garanties. Parmi eux, on eût pu du reste distinguer des nuances diverses : les plus ardents prévoyaient et acceptaient d'avance une rupture avec la dynastie, mais sans la souhaiter et sans y pousser volontairement ; les plus modérés désiraient et espéraient éviter une révolution, mais sans avoir pour la famille royale cet attachement de cœur, pour ses droits cette sorte d'adhésion de la conscience et de l'intelligence, qui marquaient, jusque dans l'opposition la plus vive, la conduite et le langage de Royer-Collard. On pouvait pressentir qu'en cas de révolution, les écrivains du Globe ne porteraient pas, comme le grand doctrinaire, le deuil perpétuel de la monarchie tombée.

S'il leur eût fallu choisir parmi les députés des chefs et des porte-drapeaux, que leur jeune confiance en eux-mêmes n'aurait pas d'ailleurs subis sans répugnance, t'eût été probablement Casimir Périer ou le général Foy. Ils laissaient Manuel et Béranger aux admirations de M. Thiers et de M. Mignet ; ils estimaient peu Benjamin Constant, tout en prisant quelques-unes de ses doctrines ; dans la liberté de leurs conversations intimes, quelques-uns ne se gênaient pas pour qualifier La Fayette de vieille ganache et M. Thiers de petit jacobin. De leur côté, les anciens libéraux avaient peu de goût pour ces jeunes novateurs ; ils les traitaient volontiers de naïfs, de maladroits et de pédants. M. Thiers, malgré ses relations personnelles avec M. de Rémusat et avec quelques autres rédacteurs du Globe[18], ne pensait guère autrement, et plus tard il écrivait à M. Ampère : Faites-nous de ces savants articles qui sont savants, sans être insupportables comme ceux de nos amis du Globe, si aimables, si clairs, si modestes. Que d'amertume dans ces quelques lignes ! Vers la même époque un ami de M. Thiers, M. Stapfer, disait à propos d'un procès du Globe : Thiers s'est borné à écrire à Dubois quatre lignes sèches et nettes. Ces messieurs avaient pris une habitude de régenter leurs confrères qu'ils ont de la peine à quitter. Bon gré, mal gré, ils en prendront d'autres, ou malheur à eux[19].

Les libéraux de l'ancienne école se vantaient, du reste, que le Constitutionnel, avec sa routine et ses lieux communs, en faisant appel aux préjugés étroits et aux passions vulgaires, avait plus d'action sur la masse du public que le Globe, avec sa prétention de s'adresser aux intelligences et d'apporter sur tout des solutions neuves. N'était-ce pas l'important pour des hommes aussi pratiques ? Béranger, type de ces esprits fins et subalternes qui cherchent, non à diriger la foule, mais à la suivre, pour être toujours bien vus d'elle, écrivait dédaigneusement du nouveau recueil : Il ne parle qu'à un cercle très-circonscrit qui manque d'écho, et n'a point de retentissement politique. C'était vrai dans une certaine mesure. Sans doute, le Globe éveillait vivement les curiosités intellectuelles, dans cette élite des écoles où l'on travaille, des cabinets où l'on réfléchit et des salons où l'on cause. Sous ce rapport, il avait toutes les apparences d'un grand succès. Mais il n'était pas populaire. C'était œuvre de raffinés, et, même en ce temps de suffrage très-restreint, les raffinés ne dirigeaient pas l'opinion. Ces écrivains formaient moins un parti qu'une école, leurs adversaires disaient une coterie. Encore une différence avec M. Thiers qui n'a jamais fondé d'école, mais qui a souvent et fort habilement donné le branle à bien des partis, et parfois aux plus divers.

Néanmoins, avec quelle singulière confiance dans sa mission et dans ses forces cette jeunesse entrait en lice ! Elle avait même par moments des accents de lyrisme et de prophétie qu'on ne croirait pas contemporains de Paul-Louis, de Béranger ou de M. Thiers. Écoutez comment, dans une page écrite en 1823, et publiée par le Globe en 1825, M. Jouffroy chantait l'avènement de sa génération :

Une génération nouvelle s'élève, qui a pris naissance au sein du scepticisme,... et déjà ces enfants ont dépassé leurs pères et senti le vide de leurs doctrines. Une foi nouvelle s'est fait pressentir en eux ; ils s'attachent à cette perspective ravissante, avec enthousiasme, avec conviction, avec résolution... Supérieurs à tout ce qui les entoure, ils ne sauraient être dominés, ni par le fanatisme renaissant, ni par l'égoïsme sans croyance qui couvre la société... Ils ont le sentiment de leur mission et l'intelligence de leur époque ; ils comprennent ce que leurs pères n'ont pas compris, ce que leurs tyrans corrompus n'entendent pas ; ils savent ce que c'est qu'une révolution, et ils le savent parce qu'ils sont venus à propos.

 

On ne peut sans doute se défendre aujourd'hui d'un sourire douloureux, en relisant ces ligues. La campagne célébrée par ce cri de triomphe anticipé ne devait qu'ajouter une page nouvelle à l'histoire déjà si longue des déceptions qui ont trompé et puni l'orgueil de la raison humaine. Et cependant, quand dn compare les présomptueux chimériques du Globe aux esprits plus habiles et plus pratiques du Constitutionnel, comment ne pas reconnaître la supériorité morale des premiers, en dépit de leurs lacunes et de leurs échecs ? Leur inspiration n'était-elle pas plus haute, plus large, plus pure ? Ils formaient une élite qui tranchait sur le fond terne et faisait saillie sur le niveau abaissé du vieux libéralisme voltairien, bonapartiste et révolutionnaire. Le mouvement d'intelligence provoqué par eux, si impuissant qu'il ait pu être en fin de compte, offre plus d'intérêt que le flux et le reflux de la masse ignorante, n'obéissant qu'à des préjugés inférieurs et à d'aveugles passions. Aussi comprendra-t-on que nous soyons tentés de pénétrer davantage encore dans les bureaux du Globe, et d'y observer de plus près les jeunes hommes qui avaient l'habitude de s'y rencontrer.

 

§ 4. — LES NORMALIENS DU GLOBE.

La rédaction du nouveau recueil se composait de deux groupes principaux, unis sans doute, mais non mêlés, et d'origine fort différente : d'une part, les Normaliens, professeurs proscrits ou émigrés de l'Université, MM. Dubois, Jouffroy, Damiron, Patin, Farcy ; d'autre part, les jeunes gens venus de la haute société politique, MM. de Rémusat, Vitet, Duchâtel, Duvergier de Hauranne ; entre lis deux, mais ayant moins d'action, quelques hommes de lettres, M. Magnin, M. Lerminier et M. Sainte-Beuve.

Les mesures prises contre l'Université par le ministère de droite avaient contribué à jeter les Normaliens dans l'opposition militante. En 1822, l'École normale avait été supprimée[20]. En même temps qu'il était interdit à M. Guizot et à M. Cousin de monter dans leurs chaires de Sorbonne, plusieurs professeurs de collège, parmi lesquels MM. Jouffroy et Dubois, alors carbonari, avaient vu leurs cours suspendus. Ces mesures n'étaient pas seulement inspirées par une préoccupation politique. Mgr Frayssinous, alors à la tête de l'instruction publique, ne pouvait considérer sans émotion l'esprit d'impiété qui régnait dans les écoles de l'État et dont on se ferait aujourd'hui difficilement une idée. Combien n'avons-nous pas connu de vieillards qui ne pouvaient se reporter à leurs souvenirs de collège sans en parler avec dégoût et indignation ! C'était une atmosphère desséchée, corruptrice, où, sous la double action de l'exemple des maîtres, tout-puissant surtout quand il est mauvais, et de la tyrannie du respect humain entre écoliers, l'enfant était à peu près assuré de perdre sa foi et souvent ainsi sa pureté. Tant de jeunes âmes dépouillées et ruinées ainsi dans leur premier essor, en quelque sorte par la main de l'État, était-ce tolérable ? Mais qu'y pouvaient les chrétiens placés à la direction supérieure de l'enseignement ? Il aurait fallu transformer d'un coup de baguette, non-seulement tous les professeurs, mais aussi la plupart des familles d'où venaient les élèves. Le vice était celui de la société elle-même qui n'avait pas impunément traversé le dix-huitième siècle et la Révolution. Un seul remède eût été partiellement efficace : la liberté d'enseignement ; mais presque personne n'y songeait alors. C'était par voie d'autorité que les ministres essayaient de guérir le mal. Ils recouraient aux épurations, pas toujours avec le tact et la mesure nécessaires, irritant souvent plus qu'ils ne corrigeaient. Au point de vue particulier qui nous occupe, en jetant sur le pavé, mécontents et sans ressources, des jeunes hommes de talent, ils préparaient à la presse libérale de faciles et précieuses recrues. Le Globe surtout en profita.

Les Normaliens du Globe s'étaient formés presque tous sous la direction, ou du moins sous l'impulsion de M. Cousin. Celui-ci cependant était presque leur contemporain[21]. A peine sorti comme élève de l'École normale, où il était arrivé le premier de la première promotion, il y rentrait à vingt ans comme professeur. A vingt-trois ans, en 1815, il montait dans une chaire plus retentissante, et suppléait M. Royer-Collard à la Faculté des lettres. Ce cours a laissé un souvenir légendaire. Nul de ceux qui y ont assisté n'a oublié ce professeur aussi jeune que ses élèves, toujours debout dans sa chaire, le torse en arrière, sa belle tête illuminée par l'inspiration, l'œil en feu, dominant d'un regard assuré ceux qui l'entouraient. Merveilleusement éloquent, il portait la chaleur et la passion dans le domaine des idées abstraites. Il soulevait ou domptait ses auditeurs par des effets minutieusement préparés, des coups de théâtre combinés à l'avance, mais qui semblaient les mouvements d'une improvisation sublime ; si entré dans son rôle d'ailleurs, si transporté par les applaudissements, si grisé de popularité et de gloire, qu'il finissait par être lui-même dupe de son propre jeu. Il poussait plus loin qu'aucun acteur la science de la physionomie, du geste, de la pantomime et des inflexions de voix, incomparable artiste avant tout, mais apparaissant à ses auditeurs fascinés avec la taille et le souffle d'un prophète[22]. A cette époque, on n'était pas encore blasé sur ce côté un peu comédien. On n'avait pas eu le temps de discerner ce que ces thèses avaient parfois d'un peu vague, de mobile et d'insuffisant. On était tout entier au spectacle émouvant de cet élan généreux, de cette réaction triomphante contre le sensualisme du dix-huitième siècle. M. Cousin était le grand agitateur dans l'ordre des idées philosophiques, vraiment le prince de la jeunesse pensante.

L'impulsion qu'il donnait ainsi de loin et du haut de sa chaire ne lui suffisait pas. Il vivait avec quelques-uns de ses disciples dans une sorte de camaraderie studieuse. Presque aussi éloquent dans ses conversations intimes que dans ses discours publics, orateur partout, même devant son secrétaire, il séduisait vite et entraînait ses interlocuteurs par sa verve surabondante, par la richesse et la soudaineté de ses vues, par l'ardeur communicative de tant de jeunes espérances. S'il faisait de la philosophie son quartier général, il ne s'y cantonnait pas, hasardait des poussées dans toutes les directions, lançait ses amis à la fois vers les grands travaux de l'intelligence et vers les luttes de la politique, voire dans les sociétés secrètes et les conspirations. Lui-même leur donnait l'exemple : en même temps qu'il poursuivait ses travaux de cabinet, il s'affiliait au carbonarisme, voyait son cours suspendu en 1822, et se faisait arrêter à Berlin, en 1824, pour cause de propagande révolutionnaire.

Plusieurs de ces jeunes professeurs que M. Cousin avait à demi détournés de leurs études pour les jeter dans la politique se retrouvèrent parmi les fondateurs du Globe, et, en tête, le plus célèbre d'entre eux, qui lui aussi fut un maître. Physionomie attachante entre toutes, M. Jouffroy a exercé une action moins retentissante et moins étendue sur la foule, mais plus intime et plus pénétrante sur ceux qui l'approchaient, notamment sur l'élite des rédacteurs du nouveau journal. Il primait parmi nous, a dit l'un de ces derniers ; il y avait en lui quelque chose de doux et d'imposant qui nous captivait. La flamme de M. Cousin donnait toujours un peu l'idée d'un feu d'artifice. Chez M. Jouffroy on sentait, sous des dehors un peu froids, un foyer plus intense, plus vrai. Son ardeur opposante l'avait d'abord entraîné assez loin. Quand parcourant avec M. Dubois, vers 1820, ses montagnes du Jura, il leur arrivait de passer la frontière, les deux amis s'imaginaient être délivrés du poids étouffant d'on ne sait quelle tyrannie, et ils entonnaient la Marseillaise, comme un défi et une espérance. Naturellement suspect au gouvernement qui lui avait bientôt retiré ses cours au collège Bourbon et à l'École Normale, M. Jouffroy fut, vers 1822, amené à réunir chez lui quelques élèves d'élite auxquels il continua ses leçons. Ce fut ainsi que son modeste appartement de la rue du Four se trouva être le berceau de l'école du Globe.

Là M. Vitet et M. Duchâtel se rencontrèrent en effet pour la première fois avec MM. Dubois et Damiron, représentant, les uns et les autres, ces deux groupes d'origines si diverses, dont le rapprochement et l'action commune devaient faire le caractère propre et le succès du nouveau recueil. Avec quel charme ému, avec quelle piété de souvenirs, les rares auditeurs de ce cours intime en ont parlé plus tard ! Dans leurs récits, cette petite chambre qui s'ouvrait mystérieusement chaque semaine et qui se refermait, la clef en dedans, quand tous les invités étaient présents, semble se transformer en une chapelle â huis clos, où l'on va écouter, avec une ferveur discrète et attendrie, non un discours, ni même un enseignement, mais la prédication et comme la première révélation d'une religion nouvelle. Rien ne manquait pour exalter ces imaginations de vingt ans, pas même la saveur d'une sorte de persécution. On a fait revivre à nos yeux le jeune professeur, dont la belle et mélancolique figure avait une expression si douce et si fière, si profonde et si rêveuse, si sereine et si triste, si loyale et si réservée. On nous a dépeint ces yeux d'un bleu pâle qui étaient en quelque sorte tournés au dedans de lui-même, comme s'il était tout occupé à lire et à comprendre un livre intérieur, et ce regard d'exilé qui laissait entrevoir dans le fond de cette âme le mystère de ses souffrances et de ses regrets. Ses joues amaigries étaient creusées, sa grande taille voûtée par le mal qui déjà consumait sa vie. Debout contre la cheminée, dominant l'auditoire assis, la tête un peu inclinée, après un long silence qu'il semblait avoir peine à rompre, il commençait d'un ton très-bas. Rien du rhéteur ni même de l'orateur. Sa voix était faible, mais timbrée par l'âme. C'était une éloquence de demi-jour et d'intimité, dont l'impression était singulièrement pénétrante. Il parlait du beau, du bien moral, de l'immortalité de l'âme ou de quelque autre de ces vérités, alors presque nouvelles, du spiritualisme. Peu à peu sa parole, au début monotone, embarrassée de répétitions et d'incidences, se dégageait, s'élevait ; un souffle plus rapide, plus oratoire, mais qui ne venait jamais que de la pensée intérieure, en animait et en variait les inflexions ; l'œil s'illuminait, les lèvres tremblaient ; et alors, nous rapportent ces témoins, dans un petit auditoire de douze à quinze jeunes gens, couraient des frissons, comme il en descend, aux heures solennelles, de la tribune ou de la chaire. Puis au jour baissant, les disciples se dispersaient, silencieux et émus.

De cet enseignement tout intime, M. Jouffroy passa au Globe, entraînant avec lui les plus distingués de ses élèves. Les luttes ouvertes de la politique ne convenaient guère cependant à sa nature : il y trouvait beaucoup de causes de souffrances, des occasions d'erreurs, et ne devait, à aucune époque, y obtenir des succès dignes de lui. Aussi n'est-ce point par ce côté qu'il est surtout intéressant de le considérer. Nous aimons mieux voir et analyser en lui l'état d'âme de cette jeune génération dont il était en quelque sorte le directeur spirituel, le maître de vie intérieure le plus écouté, et dont il résumait, avec une sensibilité et une distinction particulières, les beautés et les misères, les espérances et les déceptions, les aspirations et les chutes.

M. Jouffroy continuait la réaction spiritualiste et rationaliste, si brillamment entreprise par M. Cousin. Mais le caractère distinctif de sa philosophie est ce qu'on a pu appeler sa piété. Il était arrivé chrétien à l'École normale ; dans ce milieu d'incrédulité, entouré d'objections semées, a-t-il dit, comme la poussière dans l'atmosphère qu'il respirait, subissant aussi peut-être l'action perverse de cet orgueil de l'intelligence qui est parfois le vice caché des natures les plus droites, il perdit bientôt la foi. Il a raconté lui-même ce drame de son âme dans une page connue, qui a été publiée après sa mort, et qui demeure comme l'un des gémissements les plus poignants et les plus désolés, l'un des sanglots les plus vrais et les plus éloquents de la littérature contemporaine[23]. M. Jouffroy s'avoua alors incrédule ; seulement, il ajoutait aussitôt qu'il détestait son incrédulité. Désormais l'effort obstiné, désespéré de sa philosophie tendit à trouver une croyance qui remplaçât sa foi perdue, et lui donnât la lumière et la paix. Il travaillait, non pour contenter une curiosité, mais pour calmer une inquiétude. La vie serait trop dure à vivre, disait-il, si l'énigme devait toujours peser sur elle ! Et plus tard, quand sa santé le condamnait à la retraite, il écrivait dans un langage presque chrétien : Je ressens tous les bons effets de la solitude. La maladie est certainement une grâce que Dieu nous fait, une sorte de retraite spirituelle qu'il nous ménage, pour nous reconnaître, nous retrouver et rendre à nos yeux la véritable vue des choses[24]. A cette hauteur et avec cette profondeur, nous voici bien loin des polémistes superficiels et vulgaires de la. vieille école libérale. Quelle différence avec cet esprit du dix-huitième siècle, frivole dans ses négations, ricanant dans son incrédulité ! C'est l'accent autrement grave du dix-neuvième siècle, religieux alors même qu'il s'égare hors du christianisme[25].

Au début, M. Jouffroy s'était élancé, avec une confiance qui n'était pas sans orgueil, à la recherche de la croyance dont il sentait le besoin et qu'il prétendait atteindre par sa seule raison. Mais les années se succédaient, et l'œuvre n'avançait pas. Il était trop sincère pour ne pas reconnaître qu'il était toujours dans le même néant. Le dénuement de son âme le faisait cruellement souffrir. Par intervalles, a-t-il écrit, quand j'étais à rêver la nuit à ma fenêtre, ou lé jour sous les ombrages des Tuileries, des élans intérieurs, des attendrissements subits, me rappelaient à mes croyances passées, à l'obscurité, au vide de mon âme, et au projet toujours ajourné de le combler 2[26]. Ce devait être la douleur de toute sa vie. Là est le secret de cette tristesse inconsolable, qui, chaque année, était plus profondément gravée sur les traits de sou visage et qui se trahissait dans ses écrits. On a remarqué que le mot de mélancolie revenait sans cesse sous sa plume et sur ses lèvres. Partout il laissait apparaître un chagrin intime, même dans les cérémonies où règnent d'ordinaire des inspirations plus sereines, et il disait un jour, en s'adressant à des enfants dans une distribution de prix : Le sommet de la vie vous en dérobe le déclin. De ses deux pentes, vous n'en connaissez qu'une, celle que vous montez. Elle est riante, elle est belle, elle est parfumée, comme le printemps. Il ne vous est pas donné, comme à nous, de contempler l'autre, avec ses aspects mélancoliques, le pâle soleil qui l'éclaire et le rivage glacé qui la termine. Si nous avons le front triste, c'est que nous la voyons.

S'il sembla, vers ses derniers jours, entrevoir plus de lumière, c'est qu'il se rapprocha un peu de ce foyer de vérité chrétienne dont, jeune homme, il s'était éloigné[27]. Il n'eut pas le temps d'accomplir, si ce n'est peut-être dans le mystère de son âme, le pas dernier et décisif. Il est mort à quarante-six ans, laissant à tous ceux qui l'ont approché un souvenir profond et voilé de tristesse, sans avoir trouvé la solution qu'il s'était obstiné à chercher hors du christianisme, sans avoir pu édifier un corps de doctrine, ni même rédiger un livre complet. Les résultats de vingt ans d'étude et de méditation n'avaient abouti en effet qu'à quelques fragments épars, et, fait justement remarqué, dans ces matériaux non coordonnés qui constituaient la philosophie du plus religieux des spiritualistes, une place était entièrement vide, celle de la théodicée. La leçon mérite d'être recueillie, car elle a une portée générale. Nous trouvons en M. Jouffroy les aspirations élevées qui honoraient l'école du Globe et la distinguaient des survivants ou des imitateurs du dix-huitième siècle ; mais sa vie morale nous apporte aussi le spectacle de cet avortement douloureux auquel aboutit toujours la présomption rationaliste. De l'histoire de cette âme, — qui est l'histoire de toute une génération, — ressort l'impuissance de la raison la plus pure et la plus éclairée à se créer, à elle seule, une croyance qui remplace la foi chrétienne, qui puisse donner la lumière et la paix, si vainement cherchées par l'infortuné Jouffroy.

Avec M. Dubois, on descend de ces hautes régions ; on sort des crises de la vie intérieure, pour se mêler davantage aux luttes plus banales des partis. Principal fondateur du Globe, M. Dubois y exerçait à peu près les fonctions de rédacteur en chef. C'était lui d'ordinaire qui traitait les questions se rattachant à la politique quotidienne. Moins philosophe que M. Jouffroy, il était plus militant, plus homme de presse. Quoique jeune — il avait vingt-neuf ans en 1824 —, sa carrière de professeur avait été déjà fort agitée. Révoqué une première fois en 1815, puis replacé, il s'était vu de nouveau suspendu en 1821. Il avait été engagé plus avant qu'aucun de ses collaborateurs dans les sociétés secrètes, et c'était lui qui donnait contre le gouvernement la note la plus aiguë et la plus batailleuse. Une verve bretonne, parfois un peu rude, mais de jet franc et vigoureux, un style ardent et âpre, faisaient de ce professeur devenu journaliste un polémiste redoutable. Seulement, malgré des saillies parfois supérieures, il y avait chez lui quelque chose d'incomplet et d'inégal qui explique comment, en fin de compte, il se trouvera dépassé de beaucoup par ceux auxquels il paraissait alors servir de chef. Sainte-Beuve a dit de lui dans une de ses notes : M. Dubois serait plus qu'un homme de talent, s'il y avait persistance en lui, s'il mettait bout à bout tous les fragments et les éclats successifs de son talent. Mais il a toutes les nuits des espèces d'attaques nerveuses et de somnambulisme qui font tout manquer... Son esprit est comme un acier trempé, mais d'une trempe un peu aigre ; à tout coup, l'épée perce, mais casse ; il faut la refaire. Toutefois il avait une qualité précieuse pour un directeur de journal : l'initiative, le don de susciter et d'employer l'activité de ses collaborateurs, d'éveiller autour de soi des idées que les autres mettaient en œuvre. Ses amis ont écrit des articles dans le Globe, mais c'est lui vraiment qui a fait le Globe.

Les autres Normaliens avaient un rôle plus effacé. Parmi eux, M. Damiron, quoique l'aîné de M. Jouffroy, n'était que son disciple et son reflet un peu pâle. La plupart traitaient surtout les questions littéraires. M. Sainte-Beuve, qui venait d'atteindre ses vingt-deux ans, commençait ses excursions de curieux et de dilettante à travers les églises, les écoles et les opinions, trop mobile et trop personnel pour qu'on puisse le classer dans aucune.

 

§ 5. — LES MONDAINS DU GLOBE.

Les Normaliens, nous l'avons dit, n'étaient qu'un des éléments de la petite armée du Globe. A côté d'eux, étaient les jeunes gens venus du monde politique : M. de Rémusat et M. Duchâtel, tous deux titrés et fils de hauts fonctionnaires de l'Empire ; M. Vitet, appartenant à une famille respectée de la bourgeoisie lyonnaise, dont le grand-père avait été parmi les-modérés de la Convention et dont le père, par scrupule libéral, était demeuré volontairement à l'écart sous l'Empire[28] ; M. Duvergier de Hauranne, fils d'un député notable du centre gauche. Plus jeunes en général que leurs alliés du professorat[29], ils apportaient à l'œuvre commune des qualités que ceux-ci ne pouvaient avoir : la connaissance plus directe de la scène et des acteurs, l'expérience que donne la fréquentation de la haute société et que ne supplée pas le travail de cabinet, cette aisance et ce bon ton de l'esprit qui viennent de l'usage du monde. C'était parfois pour eux une occasion de légère divergence avec les Normaliens auxquels ils auraient désiré plus de mesure, plus d'esprit politique, quelque chose de moins absolu dans le fond, et de moins pédant dans la forme. Ils apportaient un vaillant concours à leurs compagnons d'armes, bravant, sans souci du respect humain, l'étonnement avec lequel une partie de leurs amis les regardait devenir journalistes assidus, en compagnie de pro-. fesseurs et d'hommes de lettres.

Le plus âgé, et alors le plus en vue, était Charles de Rémusat ; on se trouve ainsi conduit à l'étudier comme le type de la partie mondaine et en quelque sorte aristocratique de la rédaction du Globe. Son éducation s'était faite autant dans le salon de sa mère qu'au collège. Chez la comtesse de Rémusat, attachée à la cour de Napoléon, se réunissait la fraction la plus polie de la haute société impériale. Dans cette atmosphère d'élégance lettrée, un peu légère et artificielle, de goût raffiné, mais froid, d'idées tempérées, tolérantes par indifférence, mêlées d'ancien régime et de révolution, ne passait aucun de ces souffles puissants qui fécondent ou renversent. C'était la quintessence gracieuse d'une époque où, comme l'a dit M. de Rémusat lui-même, on avait de l'esprit, mais où l'on ne pensait pas. Que le fils de l'aimable comtesse soit sorti de là homme du monde accompli, en ayant le ton, la causerie facile sur tout sujet, le sentiment du ridicule, artiste délicat, expert en littérature légère, tournant agréablement et vivement la devise ou la chanson, — rien de plus naturel. Qu'il en soit sorti sceptique souriant et railleur poli, malicieux sans amertume et sans colère, sinon sans passion, accoutumé à ne pas dire toute sa pensée et surtout à ne pas la publier, plus amateur qu'auteur[30], se prenant à tout et ne s'attachant nulle part, très-curieux d'esprit et d'une volonté nonchalante, ayant l'intelligence des tempéraments, le goût des transactions et l'habitude de l'indécision, prêt à remettre toujours en question son propre sen-filent, fuyant sous un examen un peu serré, sans qu'on puisse jamais trouver en lui le fond solide et définitif ; esprit critique, plus désireux de balancer des objections que de résoudre un problème, évitant de prendre parti par crainte d'être dupe, d'ailleurs presque disposé à croire qu'une affirmation trop nette est chose brutale et de mauvais ton, donnant comme le dernier mot du travail intellectuel, non la foi, mais une philosophie d'impartialité qui parviendrait à tout comprendre, sans rien conclure, — c'est encore fort naturel. On est davantage surpris que ce même jeune homme soit un des ouvriers les plus laborieux dans les choses de l'esprit, adonné à toutes les études sérieuses, historien, philosophe, homme politique, ne croyant pas déroger en devenant l'ami et le collaborateur de professeurs de collège, attendant à peine ses vingt ans pour se faire imprimer, traduisant le De legibus de Cicéron pour son maître, M. Leclerc, et faisant connaître au public français le théâtre de Gœthe ; en un mot, tout entier aux efforts, aux espoirs, aux ambitions de cette génération qui, partie à la conquête d'un nouveau monde moral, prétendait réagir précisément contre l'esprit politique, philosophique, littéraire, si longtemps florissant dans le salon de madame de Rémusat. C'est qu'au moment où l'adolescent sortait du collège, la Restauration succédait à l'Empire ; il avait reçu en plein visage le vent de liberté qui avait alors parcouru la France, et lui-même a souvent raconté quelle sorte d'émancipation, quel puissant éveil s'étaient aussitôt produits dans son intelligence.

Ainsi était-il devenu, bien que son origine ne semblât pas l'y destiner, l'un des représentants les plus brillants et les plus actifs de la jeunesse libérale dont l'esprit s'était ouvert aux jours heureux de 1814. Il se sentait qualité pour parler en son nom. Dès 1818, — il n'avait alors que vingt et un ans, — six années avant la fondation du Globe, quatre ans avant l'arrivée de M. Thiers à Paris, il avait écrit en quelque sorte le manifeste de cette jeunesse, et signifié son congé à la vieille génération qui seule cependant paraissait occuper alors l'arène politique, dans les Chambres et même dans la presse. Qui possède l'esprit du siècle ? demandait-il. Le cherchera-t-on dans ceux qui, ayant participé aux événements et joué un rôle, ont un personnage à soutenir ? Non, ils ont pris, pour ainsi dire, des engagements avec les faits ; ils ont un passé[31]. Cet esprit du siècle, on le trouvera dans la jeunesse, dans ce que M. de Rémusat appelait cette société naissante, la moins apparente, mais la plus réelle et la plus forte. Puis il ajoutait : Que ceux donc qui veulent traiter avec nous apprennent à nous connaître. Ils verront que cette roideur hautaine, ce ton présomptueux qu'ils nous reprochent, n'est que la confiance dans notre cause, le sentiment d'un droit que nous défendons. Cet écrit avait fait quelque bruit. M. de Barante en ayant parlé à M. Guizot, celui-ci l'avait publié dans les Archives philosophiques, avec une introduction fort élogieuse, et avait attiré chez lui le jeune publiciste, pour l'associer à ses travaux. Madame de Broglie lui avait écrit ; et un jour, comme M. Royer-Collard disait d'un ouvrage, avec son accent terrible : Je ne le relirai pas, il s'était retourné aussitôt vers le jeune de Rémusat et avait ajouté : Je vous ai relu, monsieur.

On le voit, c'était aux doctrinaires que M. de Rémusat paraissait alors se rattacher. Il n'avait pas personnellement à se plaindre de la Restauration. Son père n'avait perdu les dignités de cour dont il jouissait sous l'Empire que pour devenir préfet de la monarchie. Lui-même, pendant les ministères du centre, avait commencé à prendre pied dans les fonctions publiques, et son jeune talent avait été utilement employé dans la presse ministérielle. En 1820, la réaction à droite le jeta dans une opposition qui devait s'accentuer de jour en jour. Rendu plus libre encore par la révocation de son père, en 1822, il put alors montrer son véritable fond. Il était en réalité plus à gauche que n'avaient dû le faire croire sa liaison avec les doctrinaires et une modération de langage qui tenait à la fois de son scepticisme et de ses habitudes de société. Une autre influence était venue d'ailleurs contre-balancer celle que M. Guizot avait jusque-là exercée sur lui. En 1823, dans une fêté donnée au château de Saint-Ouen par M. Ternaux, il avait rencontré M. Thiers et contracté avec lui une liaison plus étroite qu'aucun des autres jeunes gens qui devaient collaborer au Globe. Les deux nouveaux amis furent ensemble les rédacteurs les plus actifs des Tablettes. Quand ce journal disparut, M. Thiers songea à fonder avec M. Mignet un autre recueil ; il vint d'abord trouver M. de Rémusat : Sachez, lui dit-il, que je ne ferai jamais rien sans vous demander d'en être. Il a, dit-on, tenu parole.

Le jeune disciple de M. Guizot n'aurait pas été homme cependant à suivre M. Thiers au Constitutionnel, parmi les survivants de l'Empire et du jacobinisme. Son genre d'esprit, ses origines d'éducation, lui inspiraient trop de répugnance pour les violences et surtout pour la vulgarité de la politique et de la philosophie révolutionnaires. D'une part, il avait horreur de la routine ; de l'autre, hardi dans les idées abstraites, il évitait les jugements trop tranchés sur les faits, les attaques trop agressives contre les personnes. C'était, sur tous les points, le contraire de M. Thiers. Aussi M. de Rémusat préféra-t-il se joindre aux fondateurs du Globe. D'ailleurs, s'il n'avait aucune attache de sentiment pour la dynastie, il n'apportait aucun parti pris de révolution. Ce n'est pas qu'il n'allât peut-être, en cet ordre d'idées, plus loin que certains de ses collaborateurs. Il ne se proposait pas le renversement pour but ; mais il l'acceptait, comme une éventualité, une chance, qui, de jour en jour, lui parut plus probable et, à la fin même, presque souhaitable[32].

En face de la monarchie, l'attitude de M. de Rémusat n'était dont celle ni d'un ennemi déclaré, ni d'un ami sûr ; vis-à-es de la droite, elle était celle d'un adversaire absolu. Déjà en 1818, dans l'écrit auquel on a fait allusion, il avait déclaré très-nettement la guerre à tous ceux qui rêvaient la contre-révolution :

Sachez bien que vos souvenirs sont de la fable pour nous. Ce sont les restaurateurs du passé qui nous semblent d'imprudents novateurs et, peu s'en faut, des rebelles. Vos idées conservatrices sont à nos yeux de dangereux desseins. Ce que vous appelez concession, nous l'appelons droit. Ce qui vous paraît exception, nous le tenons pour un principe. En tout genre le terrain qu'on nous reproche d'avoir envahi, nous le regardons comme un patrimoine. Nous héritons d'une conquête, voilà tout.

 

Ainsi, au nom de la jeune génération, il invoquait la Révolution et s'y rattachait étroitement. Sans doute, il n'en acceptait pas toutes les traditions sans réserve, et il lui semblait faux et dangereux de prétendre que la Terreur avait été nécessaire. Mais, parlant de 89 : La nation, disait-il, ne fut pas aussi imprudente qu'on l'a répété... Elle fit ce qu'elle avait à faire... L'hésitation n'eût rien valu. Et il donnait comme mot d'ordre à la jeunesse : La Révolution à continuer. Ce n'était pas dans sa pensée une Révolution en carmagnole ; c'était une Révolution qui ne choquât point la bonne société, qui fit peut-être de grosses choses, mais ne dit pas de gros mots. D'ailleurs, non sans quelque subtilité, il établissait une grande différence entre l'esprit révolutionnaire dont il ne voulait pas, et l'esprit né de la Révolution qu'il exaltait ; il disait à ce propos, dans ce même écrit de 1818 :

Nos pères avaient la mission de détruire ; la nôtre est de conserver. Agressifs dans leurs bouches, les mêmes principes nous restent, modifiés et convertis en instruments d'ordre et de protection. L'esprit de révolte n'est pas en nous. Si quelques-uns semblent en garder les formes et le langage, ce sont des traînards de l'ancienne armée, des imitateurs maladroits qui se trompent d'époque. Que nos adversaires ne s'y méprennent point ; qu'ils ne confondent pas l'esprit révolutionnaire et l'esprit né de la révolution ; l'un entreprend, l'autre termine. Si quelques-uns dans nos rangs ont de contraires apparences, tenez pour certain qu'ils manquent d'étude et de méditation, et que leur intelligence étroite et inconséquente les égare hors de la grande voie où nous marchons... Disons-le pour rassurer les plus prudents, la tendance est au repos ; la France veut la paix.

 

Nous ne prétendons pas être arrivés à préciser d'une façon bien nette le point où s'arrêtait à gauche l'esprit du jeune de Rémusat. Sa nature incertaine et ondoyante ne le permet pas, et s'interrogeant lui-même sur cette question, il n'eût répondu sans doute que par des distinctions et des sous-distinctions. Toutefois n'est-il pas certain que la lutte contre les chimères d'ancien régime l'entraînait bien loin, quand il offrait pour programme : La Révolution à continuer ? Cette formule risquait au moins d'être comprise et interprétée d'une façon fort dangereuse par une foule habituée à donner aux mots un sens moins raffiné et plus brutal. Un libéral prévoyant eût au contraire écrit sur son drapeau : La Révolution à clore.

Par ses écrits de ce temps ou d'une époque postérieure, M. de Rémusat a donc fourni, quoique toujours dans une forme un peu abstraite et en évitant systématiquement les faits et les noms propres, quelques traits fort utiles à qui veut étudier l'histoire intellectuelle de la jeunesse libérale de 1824 ; il ne faudrait pas cependant juger trop exclusivement d'après ce type tous ceux des rédacteurs du Globe qui étaient venus de la haute société politique. Sur M. Duvergier de Hauranne, le seul aujourd'hui survivant, on a peu de renseignements. Par l'ouvrage vraiment considérable qu'il a publié, il est un de ceux qui ont le plus contribué à nous faire connaître la Restauration. Dans ses dix volumes, on trouve tout sur les faits grands et petits de l'histoire parlementaire, mais — notre regret est un hommage à la discrétion de l'écrivain — on ne trouve rien sur le rôle que celui-ci, jeune homme, avait pu jouer dans ces événements, ni même sur les sentiments avec lesquels il y avait assisté. Il paraît, du reste, d'après d'autres témoignages, s'être surtout occupé au Globe de littérature, et avoir employé la vigueur militante et facilement critique de son esprit à faire une campagne romantique contre les règles du vieux théâtre.

M. Vitet et M. Duchâtel étaient notablement plus jeunes. Agés à peine l'un de vingt-deux ans, l'autre de vingt et un, lors de la fondation du Globe, ils n'avaient pu encore acquérir de notoriété politique ou littéraire. Ils étaient unis par une. amitié touchante, née sous les auspices de Jouffroy, dans ce petit salon de la rue du Four, où tous deux avaient suivi assidûment les leçons du maître. M. Vitet a raconté ces débuts d'une intimité qui devait durer jusqu'à la mort, dans des pages charmantes et émues qu'il a consacrées à la mémoire de son ami. Et pourtant pouvait-on imaginer natures plus dissemblables ? L'un, dilettante d'un goût exquis, se montrait plus spectateur qu'homme d'action ; c'était une âme pleine de tendresse et de passion, sous un aspect un peu froid et réservé qui tenait à distance l'indiscrétion et la médiocrité ; il ne faisait que se prêter à la politique, où il devait trouver la considération et l'influence, tout en se dérobant aux honneurs et au pouvoir ; il se donnait à l'art, à l'esthétique, à l'histoire pittoresque, y cherchant loin de la foule et des passions vulgaires, dans une sorte de solitude austère et jalouse, ses plus vives jouissances. L'autre, caractère d'homme d'État anglais, esprit net, pratique, volonté ferme, avait, tout jeune, et bien qu'il fût alors dans l'opposition, le goût et les aptitudes des choses de gouvernement ; il blâmait déjà dans l'intimité l'esprit critique de M. de Rémusat ; préférant aux spéculations abstraites et aux rêveries d'imagination l'étude des faits sociaux, des lois économiques, du droit politique ou administratif, il trouvait dans les statistiques officielles ou dans un traité d'Adam Smith les jouissances que son ami goûtait dans la contemplation d'une belle cathédrale ou la lecture d'une vieille chronique.

Libéraux très-décidés, plus ardents et plus exigeants même qu'ils ne le seront quand leur esprit aura mûri, M. Vitet et M. Duchâtel étaient cependant la droite dans la petite école du Globe. Ils y représentaient les idées de M. Guizot avec lequel ils étaient en relations suivies et sous la direction duquel ils avaient travaillé à rédiger ses cours. En face des vivacités passionnées de M. Dubois et des hardiesses spéculativement révolutionnaires de M. de Rémusat, ils remplissaient l'office.de modérateur. M. Vitet, notamment, eut, à ce point de vue, un rôle plus important que ne le laisserait supposer ce qui a été vu du public et raconté par quelques-uns de ses collaborateurs. Cette nature, délicate par élévation et discrète par fierté, ne cherchait jamais d'elle-même à sortir du demi-jour ; elle agissait par devoir et souvent très-efficacement, mais sans se mettre en avant.

Les deux jeunes amis n'étaient pas seulement, comme les autres rédacteurs du Globe, étrangers à tout parti pris de renverser les Bourbons. Leur loyauté dynastique allait au delà. Ils avaient accepté, en 1814, la monarchie, avec un grand espoir de liberté, et ils ne se résignaient pas à voir.cet espoir trompé. Ils ne voulaient pas sans doute renoncer à ce qu'ils croyaient être les justes prétentions de la France nouvelle, mais ils désiraient sincèrement que l'accord pût se faire entre elle et les Bourbons. Dans son étude sur M. Duchâtel, M. Vitet a lui-même précisé en ces termes les sentiments des libéraux non révolutionnaires auxquels il se rattachait : Même en dehors de toute question de sentiment et de fidélité chevaleresque, sans affection pour les personnes, sans lien d'aucune sorte avec la maison de Bourbon, par pur amour de la vraie liberté, ils pensaient que la meilleure chance, le moyen le plus sûr d'en fonder parmi nous le règne, étaient de ne pas rompre avec le droit séculaire de l'ancienne monarchie, qu'il y avait dans ce droit consacré par le temps une base d'autorité que rien ne pouvait suppléer, et sans laquelle tout établissement libéral serait précaire et contesté ; qu'il fallait tout au moins user d'égards et de patience, résister sans détruire, atténuer plutôt qu'envenimer la guerre, et surtout ne pas la provoquer. M. Vitet opposait ces sentiments à ceux d'autres libéraux, convaincus que jamais on n'obtiendrait, non-seulement du roi Charles X, mais de tout prince régnant par droit héréditaire, la franche reconnaissance et la fidèle observation du pacte constitutionnel, et qui soutenaient que c'était perdre son temps d'en poursuivre la chimère, qu'il fallait prendre son parti et saisir la première occasion de fabriquer du même coup le pacte tel qu'on l'entendait et le monarque tel qu'on le souhaitait. En octobre 1824, quand Charles X prit possession de trône, M. Vitet et M. Duchâtel étaient à Lausanne. A la nouvelle des manifestations qui semblaient annoncer le rapprochement de la dynastie et de la nation, leur joie fut grande, et M. Duchâtel écrivit à un de ses amis : ci Voici donc un moment où la réconciliation va devenir possible. Je ne saurais dire combien en théorie je serais heureux que la question de dynastie fût définitivement résolue, et que la lutte n'eût plus à s'établir que sur la marche de l'administration, comme en Angleterre, sans hostilité de la nation contre la famille régnante, ni de la famille régnante contre la nation... La question de la dynastie vidée, un point de départ commun devient possible, condition nécessaire de toute fondation stable. Ce n'est certainement pas M. Thiers qui se fût ainsi exprimé, et nous aimons à croire que ces sentiments étaient au contraire partagés par la plupart des collaborateurs de M. Duchâtel.

Nous nous sommes arrêtés, avec quelque complaisance, à étudier l'école du Globe. Cet avènement d'une nouvelle génération, prétendant apporter en tout des idées nouvelles et des procédés nouveaux, marquait, à notre avis, l'une des phases les plus intéressantes de l'histoire des idées libérales sous la Restauration. D'ailleurs, les jeunes gens qui se réunissaient alors autour de ce journal ont joué plus tard un rôle assez considérable pour qu'il importe de les observer à leurs débuts, dans la première éclosion de leur talent et comme à l'aurore de leur renommée. Nous avons mis largement en lumière ce qui faisait la supériorité de cette école sur la vieille opposition que la monarchie avait jusque-là rencontrée devant elle. Nous lui avons su gré d'avoir relevé le drapeau du spiritualisme, en face du sensualisme du dix-huitième siècle, d'avoir tenté de remplacer le vieil esprit révolutionnaire et bonapartiste par un libéralisme plus large, plus sincère. Toutefois il a fallu indiquer des réserves, signaler des lacunes et des périls. En effet, si, devançant les événements, on juge cette école d'après ses résultats, et non plus d'après ses espérances, qui pourrait ne pas confesser son impuissance et son échec ? L'élan avait été magnifique ; et l'on a vu avec quel cri de confiance présomptueuse ces jeunes gens étaient entrés en campagne. Eh bien quelques années plus tard, après la révolution de Juillet, quand, dans la force de l'âge et avec tous les avantages de l'expérience, ils se sont trouvés maîtres du terrain, qu'ont-ils pu faire de leur succès ? Il en est qui ont continué à chanter victoire. M. de Rémusat, par exemple, rappelant après 1830, avec une sorte d'orgueil, quelles avaient été les prétentions de ce qu'il nommait le nouvel esprit : Jamais, disait-il, il n'avait ambitionné à ce point de réunir tous les caractères d'un-pouvoir ensemble spirituel et temporel. A lui désormais les deux glaives. A lui les deux couronnes. Il rend la pareille à l'esprit du moyen âge, il aspire aussi à la domination universelle. Puis, l'ancien rédacteur du Globe ajoutait : Ce nouvel esprit a-t-il réussi ? Est-il vrai qu'il ait obtenu un double succès ? A-t-il su en même temps démontrer et fonder des institutions, donner le mot d'une époque et d'une société ?... Pour moi, je le crois... Il me semble qu'à prendre les choses en masse, ce grand effort de l'intelligence n'a pas échoué. Ailleurs, il précisait encore plus sa pensée : Si un sceptique chagrin me demandait ce qu'a produit ce mouvement si complaisamment décrit, je n'hésiterais pas, et je répondrais : Il nous a rendus capables de la révolution de 1830, et je croirais assez dire... Voilà le résultat de quinze années : une révolution irréprochable !

M. de Rémusat avait-il donc raison de se féliciter ? Un autre écrivain de la même génération, M. Sainte-Beuve, n'était-il pas plus dans le vrai quand, vers la même époque, en 1833, après avoir rappelé, lui aussi, ses grandes espérances, il confessait sa déception avec une franchise d'irrégulier ?

Vers la fin de la Restauration, et grâce aux travaux et aux luttes enhardies de cette jeunesse déjà en pleine virilité, le spectacle de la société française était mouvant et beau... On allait à une révolution, on se le disait, on gravissait une colline inégale, sans voir au juste où était le sommet, mais il ne pouvait être loin. Du haut de ce sommet, et tout obstacle franchi, que découvrirait-on ? C'était là l'inquiétude et aussi l'encouragement de la plupart ; car, à coup sûr, ce qu'on verrait alors, même au prix des périls, serait grand et consolant. On accomplirait la dernière moitié de la tâche, on appliquerait la vérité et la justice, on rajeunirait le monde. Les pères avaient dû mourir dans le désert ; on serait la génération qui touche au but et qui arrive... Tandis qu'on se flattait de la sorte en cheminant, le dernier sommet, qu'on n'attendait pourtant pas de sitôt, a surgi au détour du sentier ; l'ennemi l'occupait en armes, il fallut l'escalader, ce qu'on fit au pas de course et avant toute réflexion. Or ce rideau de terrain n'étant plus là pour borner la vue, lorsque l'étonnement et le tumulte de la victoire furent calmés, quand la poussière tomba peu à peu et que le soleil, qu'on avait d'abord devant soi, eut cessé de remplir les regards, qu'aperçut-on enfin ? Une espèce de plaine, une plaine qui recommençait plus longue qu'avant la dernière colline, et déjà fangeuse. La masse libérale s'y rua pesamment comme dans une Lombardie féconde ; l'élite fut débordée, déconcertée, éparse. Plusieurs, qu'on réputait des meilleurs, firent comme la masse et prétendirent qu'elle faisait bien. Il devint clair à ceux qui avaient espéré mieux que ce ne serait pas cette génération si pleine de promesses et si flattée par elle-même qui arriverait.

 

Si dès 1833, et quand on croyait n'être arrivé que dans une plaine indéfinie et stérile, un esprit clairvoyant faisait entendre ce cri de découragement, qu'eût-ce été après 1848, après 1851, après 1870 et 1871, à la vue des précipices qui attendaient, au bout de cette plaine, les assaillants si enthousiastes de 1824 ? Cette école qui avait prétendu trouver, par la seule raison, la vérité sociale et politique, pourrait-elle encore aujourd'hui, comme M. de Rémusat au lendemain de 1830, se vanter d'avoir réussi ? Pourrait-elle nous donner l'éclectisme rationnel, et la révolution de Juillet, comme le port définitif, le salut dernier de la société et de la France ? Ces brillants esprits avaient prétendu, entre la foi religieuse et l'impiété vulgaire, édifier leur philosophie d'impartialité, indifférente et hautaine. Qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Le matérialisme et le positivisme les ont débordés. Entre la politique conservatrice et la politique révolutionnaire, entre l'hérédité royale et la démocratie, ils avaient cru pouvoir se fixer à mi-chemin dans une sorte de révolution bourgeoise peu libérale. Qu'ont-ils pesé en 1848, devant la démagogie ; en 1851, devant le césarisme ? Grandes leçons, bien faites pour éclairer tous les esprits sincères et réfléchis ! Ne leur prouvent-elles pas comment en philosophie, contre les incarnations diverses du matérialisme, la raison ne peut sauvegarder, à elle seule et sans la révélation chrétienne, les vérités spiritualistes ? Ne leur prouvent-elles pas aussi comment dans l'ordre politique, pour défendre la liberté contre le péril révolutionnaire, qu'il s'appelle empire ou démagogie, les libéraux ont besoin de l'appui de toutes les forces conservatrices et traditionnelles, et quelle faute ils ont commise, ou, si l'on veut, de quel malheur ils ont été les victimes, quand, au début de ce siècle, ils se sont laissé séparer d'une de ces forces, la monarchie héréditaire ?

 

 

 



[1] Les candidats de gauche avaient obtenu treize nominations : le général Foy élu dans trois collèges, MM. Casimir Périer, Benjamin  Constant, Méchin, Tardif, Basterèche, Couderc, le général Thiard, Girardin, Descarnaux, Kœchlin. L'option du général Foy permit de faire élire encore MM Labbey de Pompières et Dupont de l'Eure. Ajoutez à ces élus quatre députés du centre gauche : MM. Royer-Collard, Devaux, Humann et de Turckheim.

[2] M. Royer-Collard écrivait peu de temps après les élections de 1824 : Pour moi, jamais l'avenir ne m'a paru plus vague et plus insaisissable, et jamais aussi il ne me fut plus étranger. Ce n'est pas de quoi je m'occupe. Si, comme je n'en doute pas, il reste encore quelques âmes supérieures qui, dégoûtées du présent, se replient sur elles-mêmes et nourrissent silencieusement leurs forces dans cette retraite, quels sont les événements qui les en feront sortir ? Quelques mois auparavant, il avait dit dans une lettre à M. Guizot : Il n'y a pas ici trace d'homme, et je ne sais ce qu'on peut apprendre des journaux ; mais je ne crois pas qu'il y ait rien de plus à savoir. En tout cas, je ne m'en soucie pas. Je n'ai plus de curiosité, et je sais bien pourquoi. J'ai perdu ma cause... Dans ces tristes pensées, le cœur se serre, mais ne se résigne pas.

[3] Mémoires et correspondance du roi Joseph, t. X. Lettre du 14 octobre 1828.

[4] Quel contraste en effet entre les années qui suivirent la Restauration et celles qui l'avaient immédiatement précédée ! Un autre écrivain de cette génération nouvelle, M. de Rémusat, voulant faire ressortir ce contraste, a dépeint ainsi l'état des esprits à la fin de l'Empire : Que pensait-on alors ? Et qui s'avisait de penser ? Et que pouvait-on croire ? Quelle grande idée ne passait pas pour une chimère ? On était revenu de toutes choses, de la gloire comme de la liberté. La politique ne connaissait plus de principes. La Révolution avait cessé d'être en honneur ; mais, ses résultats matériels n'étant pas contestés, elle ne se plaignait pas. La morale se réduisait graduellement à la pratique des vertus utiles ; on l'appréciait comme une condition d'ordre, non comme une source de dignité. La religion, admise à titre de nécessité politique, se voyait interdire la controverse, l'enthousiasme, le prosélytisme. Il paraissait aussi inutile de la discuter qu'inconvenant de la défendre. Une littérature sans inspiration attestait la froideur des esprits, et, par-dessus tout, un besoin de repos, trop motivé par les événements, mais aveugle et pusillanime, subjuguait, énervait les plus nobles cœurs. Déçue dans toutes ses espérances, lasse de ses aventureuses tentatives, la raison était comme humiliée. C'est encore M. de Rémusat qui écrivait sur la même époque : Quelqu'un disait vers ce temps-là à M. Sieyès Que pensez-vous ? — Je ne pense pas, répondait le vieux métaphysicien, dégoûté et intimidé, et il disait le mot de tout le monde. L'esprit humain a rarement été moins qu'alors fier de lui-même. C'est un temps où il fallait être soldat ou géomètre.

[5] Il serait assez curieux de parcourir la liste des hommes qui, ayant moins de vingt-cinq ans au moment de la Restauration, ont marqué depuis lors dans les travaux intellectuels et ont, à des degrés divers, pris part, de 1824 à 1830, à l'opposition libérale : M. Villemain, né en 1790 ; M. Cousin, en 17922 MM. Patin et Magnin, en 1793 ; MM. Augustin Thierry, Damiron, Dubois, de Salvandy, en 1792 ; MM. Jouffroy, Mignet, en 1796 ; MM. Thiers et de Rémusat, en 1797 ; MM. Duvergier de Hauranne et Michelet, en 1798 ; MM. Carrel et Farcy, en 1800 ; MM. Saint-Marc Girardin et Jacquemont, en 1801 ; M. Vitet, en 1802 ; MM. Duchâtel, Mérimée, Quine et Lerminier, en 1803 ; M. Sainte-Beuve, en 1804. M. Guizot était un peu plus âgé ; il était né en 1787.

[6] Carrel a reconnu, dans une lettre écrite le 17 avril 1832, cette tendance presque fatale du journaliste à être violent et excessif, et il en a donné l'une des raisons : Si j'étais député, disait-il, je ne parlerais pas à la tribune comme j'écris dans un journal ; mais il faut écrire dans un journal autrement que lorsqu'on parle en public. Quand on fait de la politique dans un journal, c'est comme si l'on criait au milieu d'une foule ; l'individualité est absorbée, et les ménagements qui donnent un certain relief d'habileté à l'individu qui se présente et parle en son nom éteindraient sa voix quand il parle au nom de tous et parmi tous.

[7] M. Thiers était né à Marseille en 1797, M. Mignet à Aix en 1796.

[8] M. Mignet était venu à Paris, en juillet 1821, M. Thiers deux mois plus tard. Les lauriers académiques dont il est ici question avaient été l'occasion d'un petit incident, où s'était montré l'espièglerie qui a toujours été l'un des caractères de l'esprit de M. Thiers. L'Académie d'Aix avait proposé un prix pour l'éloge de Vauvenargues. M. Thiers concourut : il avait pour protecteur un des membres de l'Académie, M. d'Arlatan. A la chaleur avec laquelle celui-ci défendit le mémoire de M. Thiers, on en devina l'auteur, et les adversaires des libéraux firent alors remettre le concours à l'année suivante. M. Thiers ne se tint pas pour battu. Aux approches du nouveau terme fixé, il fabriqua, en toute hâte et dans le plus grand secret, un second discours qu'il fit cette fois arriver de Paris par la poste. La cabale qui lui était hostile, heureuse d'avoir un concurrent si brillant à opposer au premier mémoire, s'empressa de faire succès au second, et lui décerna le prix, ne réservant à l'autre que l'accessit. Mais en décachetant les enveloppes qui contenaient les noms, on s'aperçut que les deux étaient de M. Thiers. Les rieurs ne furent pas du côté des juges.

[9] Plusieurs biographes racontent que, vers 1822, grâce au concours financier d'un riche Allemand, propriétaire de la Gazette d'Augsbourg, le baron Cotta, M. Thiers avait acheté une action du Constitutionnel. Il était le prête-nom du baron, et avait part aux bénéfices très-considérables que rapportait cette action. Ce fut, dit-on, le début de la fortune pécuniaire du jeune écrivain.

[10] Dès lors M. Thiers avait, en des matières où l'inspiration n'a aucune part et où tout repose sur la lente étude des faits, des partis pris qu'il conservera sa vie entière. Il racontait un jour à M. Sainte-Beuve : Je fus présenté au baron Louis ; tout d'abord il me parla de la liberté du commerce ; j'arrivais tellement avec ces idées que j'ai eues depuis, que je bataillai à l'instant ; je bataillai bravement et tant que je pus. Tel j'étais dès mon arrivée, et ces idées que la nature m'avait données toutes faites, l'âge n'a fait que me les confirmer chaque jour. On remarquera cette expression : ces idées que la nature m'avait données toutes faites. Aussi, M. Sainte-Beuve ajoute-t-il plus loin : Ces natures si rapides de Thiers et de quelques autres sont comme des torrents qui bruissent et n'écoutent pus, qui rejettent tout ce qui se présente de biais et ne reçoivent que ce qui tombe dans le fil du courant, qui ne montrent que l'écume de leur propre flot et ne réfléchissent pas le rivage. Ô toi, lac immense, vaste et calme miroir de Gœthe, où es-tu ?

[11] On raconte qu'il Aix, M. Thiers, simple étudiant, sans fortune et sans protecteur, disait couramment devant ses camarades : Quand nous serons ministres.....

[12] Dans l'intimité cependant, en 1847, M. Thiers paraissait, être revenu de cet enthousiasme pour Béranger. (Voir sa conversation avec Sainte-Beuve, citée par nous, chap. I, § 7.)

[13] On plaisantait dès cette époque M. Thiers à cause de son faible pour le lieu commun, et un écrivain jouissant alors d'une certaine notoriété, M. Malitourne, lançait contre lui cette épigramme qui e la part de vérité et d'exagération de toute caricature : M. Thiers, c'est M. de la Palisse ayant le courage de ses opinions. Beaucoup plus tard, en 1867, M. John Lemoinne écrivait dans le Journal des Débats : Comme M. Thiers est un habile vulgarisateur, il plie surtout au vulgaire ; il donne des airs de sentence aux plus incontestables banalités, et il excelle à mettre l'histoire à la portée du commun des martyrs. Pour rendre toute notre pensée, qui naturellement ne saurait avoir rien de blessant, M. Thiers est le dictionnaire Bouillet des assemblées... Les auditeurs de M. Thiers, après chacun de ses grands discours, emportent une provision d'histoire toute faite, et la trouvent commode et portative.

[14] L'éditeur défiant avait exigé, pour les deux premiers volumes, que l'ouvrage portât, avant le nom de M. Thiers, celui d'un assez médiocre rédacteur de résumés historiques, aujourd'hui complètement oublié, M. Bodin. C'est aussi en 1823 que M. Mignet publia son Précis de la Révolution française, qui obtint un vif succès, plus vif même que les deux premiers volumes alors parus de M. Thiers.

[15] Dans un autre article écrit quelques années plus tard, en 1830, M. Sainte-Bente ajoutait : MM. Thiers et Manet, dans leurs admirables histoires, ont fort bien montré, et avec une intrépide fermeté de coup d'œil, dans la Montagne, malgré ses horreurs, dans le Directoire, malgré ses faiblesses, dans Napoléon, malgré sa tyrannie, les continuateurs plus ou moins glorieux, les héritiers suffisamment légitimes de la Révolution de 89.

[16] Pour avoir une liste à peu près complète des rédacteurs du Globe, il faudrait ajouter à ces noms ceux de MM. Patin, Trognon, Sainte-Beuve, Party, Guizard, Magnin, Ampère, Lerminier, Cavé, Dittmer, Bertrand.

[17] M. Guizot, présentant, en 1818, aux lecteurs des Archives historiques, un travail de M. de Rémusat, alors âgé de vingt et un ans, sur le livre de madame de Staël, constatait l'influence qu'avait exercée cet ouvrage a surtout dans cette jeune génération, l'espoir de la France, qui naît aujourd'hui à la vie politique, que la Révolution et Bonaparte n'ont ni brisée, ni pervertie, qui aime et qui veut la liberté, sans que les intérêts ou les souvenirs du désordre corrompent ou obscurcissent ses sentiments et son jugement, à qui, enfin, les grands événements dont fut entouré son berceau ont déjà donne, sans lui en demander le prix, cette expérience qu'ils ont fait payer si cher à leurs devanciers. Il apportait comme exemple le petit écrit qu'a inspiré à un jeune homme la lecture d'un ouvrage de madame de Staël, et il ajoutait : Ces sentiments et ces idées forment déjà notre atmosphère morale, et il faut que les gouvernements s'y placent aussi, car, hors de là, il n'y a point d'air vital.

[18] Les fondateurs du Globe avaient pensé d'abord à s'attacher M. Thiers, qui écrivit pour ce journal huit articles sur le salon de 1824. Mais ce fut tout ; on s'aperçut bientôt qu'on ne marchait pas dans la même voie.

[19] Correspondance d'Ampère. — Ce reproche de pédanterie était du reste assez fréquent ; le même M. Ampère écrivait le 31 janvier 1825 à madame Récamier : J'ai dîné aujourd'hui avec l'élite de la jeunesse française, qui me paraît terriblement pédante ! Quels contrôleurs de toutes choses que mes jeunes compatriotes !... Avec cela, ils ont beaucoup d'esprit. Il est bon de les entendre de temps en temps pour savoir où en sont les idées.

[20] Elle sera rétablie, en 1826, sous le nom d'École préparatoire, et ne reprendra son ancien titre qu'après 1830.

[21] M. Cousin était né en 1792. MM. Dubois, Jouffroy et Damiron, ses disciples, étaient de 1795 et de 1796. M. Cousin était plus jeune que M. Guizot, né en 1787, et que M. Villemain, né en 1790.

[22] M. Sainte-Beuve devait plus tard le juger ainsi : M. Cousin a du mime, du comédien en lui. Lamartine, un jour, après avoir été témoin de la mimique de Cousin, dit : Il y a du Bergamasque dans cet homme-là. — M. Cousin, a écrit M. Taine, était le plus admirable tragédien du temps. Il préparait sa leçon huit jours à l'avance, l'écrivait, la récrivait, l'apprenait par cœur, la répétait devant ses amis, devant les indifférents, devant tout le monde.

[23] Je n'oublierai jamais la soirée de décembre, où le voile qui me dérobait à moi-même nia propre incrédulité fut déchiré. J'entends encore mes pas dans cette chambre étroite et nue où, longtemps après l'heure du sommeil, j'avais l'habitude de me promener ; je vois encore cette lune, à demi voilée par les nuages, qui en éclairait par intervalles les froids carreaux. Les heures de la nuit s'écoulaient, et je ne m'eu apercevais pas ; je suivais avec anxiété ma pensée qui, de couche en couche, descendait vers le fond de ma conscience, et, dissipant l'une après l'autre toutes les illusions qui m'en avaient jusque-. là dérobé la vue, m'en rendait, de moment en moment, les détours plus visibles. En vain, je m'attachais à ces croyances dernières, comme un naufragé aux débris de son navire ; en vain, épouvanté du vide inconnu dans lequel j'allais flotter, je me rejetais pour la dernière fois avec elles vers mon enfance, ma famille, mon pays, tout ce qui m'était cher et sacré ; l'inflexible courant de ma pensée était plus fort : parents, famille, souvenirs, croyances, il m'obligeait à tout laisser : l'examen se poursuivait, plus obstiné et plus sévère, à mesure qu'il approchait du terme, et il ne s'arrêta que quand il l'eut atteint. Je sus-alors qu'au fond de moi-même, il n'y avait plus rien qui fût debout. — Ce moment fut affreux, et quand, vers le matin, je me jetai épuisé sur mon lit, il me sembla sentir ma première vie, si riante et si pleine, s'éteindre, et derrière moi s'en ouvrir une autre, sombre et dépeuplée, où désormais j'allais vivre seul, seul avec ma pensée qui venait de m'y exiler et que j'étais tenté de maudire. (JOUFFROY. — Nouveaux Mélanges, p. 34.)

[24] Le côté pieux et religieux de la philosophie de M. Jouffroy a été très-bien mis en lumière dans un remarquable article de M. Caro, publié par la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1865.

[25] Dans quelques écrits de polémique, par exemple dans l'article trop fameux que le Globe a publié sous ce titre : Comment les dogmes finissent, la gravité respectueuse de M. Jouffroy fait place parfois à une inspiration plus amère et plus dédaigneuse, à une sorte de fanatisme antichrétien, mais c'était l'entraînement momentané de la lutte : ce n'était pas l'expression réfléchie et durable de la pensée du philosophe.

[26] Obligé par la maladie de passer quelque temps dans son pays natal, la vue des lieux témoins de son enfance chrétienne aviva, encore la douleur de ses regrets du passé et de son impuissance dans le présent. Tout était comme autrefois, disait-il, excepté moi. Cette église, on y célébrait encore les saints mystères, avec le même recueillement ; ces champs, ces bois, ces fontaines, on allait encore au printemps les bénir ; cette maison, on y élevait encore, au jour marqué, un autel de fleurs et de feuillage ; ce curé, qui m'avait enseigné la foi, avait vieilli, mais il était toujours là, croyant toujours, et tout ce que j'aimais, tout ce.qui m'entourait, avait le même cœur, la même âme, le même espoir dans la foi. Moi seul l'avais perdue, moi seul étais dans la vie sans savoir ni comment, ni pourquoi ; moi seul, si savant, ne savais rien ; moi seul étais vide, agité, aveugle, inquiet. Devais-je, pouvais-je demeurer plus longtemps dans cette situation ?

[27] Peu de temps avant sa mort, il disait à un évêque, son compatriote et son ami : Monseigneur, je ne suis pas de ceux qui pensent que les sociétés modernes peuvent se passer du christianisme. Je ne l'écrirais plus aujourd'hui. — Au curé qui préparait sa fille à la première communion, il disait à propos de Lamennais devenu du même coup schismatique, rationaliste et panthéiste : Hélas, monsieur le curé, tous ces systèmes ne mènent à rien. Mieux vaut mille et mille fois un bon acte de foi chrétienne. Et ce prêtre zut écrire à son tour : Je crois que la foi s'était rallumée dans le cœur de ce pauvre Jouffroy. Ces faits sont rapportés par M. Amédée de Margerie, dans un excellent article qu'a publié le Correspondant du 25 juillet 1867.

[28] C'est par erreur que presque tous les biographes, même les plus autorisés, indiquent M. Vitet comme ayant été à l'École normale. Il n'en avait jamais fait partie et n'avait rien de l'esprit normalien.

[29] Lors de la fondation du Globe, en 1824, M. de Rémusat avait vingt-sept ans, M. Duvergier de Hauranne vingt-six, M. Vitet vingt-deux, et M. Duchâtel vingt et un.

[30] M. Royer-Collard disait de M. de Rémusat : C'est le premier des amateurs dans tous les genres.

[31] Plus loin, avec une fermeté de style et une vigueur d'observation remarquables chez un écrivain de vingt et un ans, le jeune de Rémusat revenait sur les raisons qui lui faisaient condamner la génération précédente : Le malheur, en développant quelques émotions honorables et généreuses, avait brisé les mêmes. Les excès de nos années sinistres avaient pu ranimer les sentiments de la justice et de l'humanité ; mais ils avaient intimidé la volonté, humilié la raison. On avait cessé de se croire fait pour se gouverner soi-même. On s'était habitué à redouter le besoin aventureux de penser et d'agir qui avait poussé tant d'hommes obscurs sur la scène éclatante de la politique. On s'était repris d'un goût légitime pour la vie paisible et régulière, pour les affections de famille, pour les vertus privées qui paraissaient les seules solides, depuis que les vertus publiques avaient mal tenu leurs promesses. C'est de ce temps que date l'existence d'une classe d'hommes fort nombreuse, les honnêtes gens mauvais citoyens.

[32] Plus tard M. de Rémusat révélait en partie ce qu'avaient été ses propres sentiments, quand il disait de la France : Elle eut tous jours plus de colère contre la Restauration que de haine ; sans se soucier de la voir durer, elle ne travailla jamais à l'abattre, et lors même qu'elle s'emporta jusqu'à souhaiter sa chute, elle voulut toujours n'en pas répondre et laisser à la monarchie le triste honneur de se précipiter dans l'abîme.