§ 1. — LES LIBÉRAUX SOUS LA PREMIÈRE RESTAURATION. En 1814, les Bourbons n'ont pas dû leur retour aux royalistes. La distribution de cocardes blanches faite par quelques gentilshommes, le jour de l'entrée des alliés dans Paris, n'était qu'un enfantillage. Si les démarches hardies de M. de Vitrolles n'ont pas été aussi absolument inefficaces, il semble toutefois que ce personnage agité n'ait joué le plus souvent que le rôle de mouche du coche[1]. La Restauration n'a pas été davantage l'œuvre des puissances étrangères. En Angleterre seulement, elle avait été prévue et désirée. Le chef le plus influent de la coalition, Alexandre, semblait répugner au rétablissement de la vielle monarchie, et son esprit un peu rêveur cherchait quelque combinaison qui ne fût ni Napoléon Ier, ni Louis XVIII. L'empereur d'Autriche, fort indécis, n'avait pas renoncé à tout espoir de constituer une régence sous le nom de son petit-fils Napoléon II. C'est par la force des choses que les Bourbons ont été rétablis. Seuls ils étaient possibles, parce que seuls ils apportaient à la France la dignité Eng la défaite et la liberté à la place de la gloire, Darce que seuls ils garantissaient à l'Europe l'ordre et la paix. Aussi quels personnages ont été les instruments de la Restauration ? Ne cherchez pas parmi eux ces hommes dont la foi puissante ou l'impérieux génie S'imposent aux événements et contraignent la destinée des peuples. C'étaient des esprits moins élevés, mais doués de cette perspicacité qui devine où sont la force et le succès, de ce flair qui découvre d'où vient le vent, de cette souplesse qui sait en suivre la direction. Le type de ces politiques est Talleyrand qui a été précisément l'acteur principal des événements de 1814. Il n'eût pas songé à se risquer pour une cause douteuse. Jamais il n'aurait engagé une lutte pour forcer la nation à se diriger là où ne l'eût pas poussée son instinct ; mais il était merveilleusement apte à comprendre où elle désirait aller et à l'y conduire, pourvu du moins que lui aussi y trouvât son intérêt. Son grand mérite était de prévoir la veille ce que tout le monde voudrait le lendemain. Nonchalant et léger, il ignorait le courage, qui suppose le sacrifice ; dans les moments de crise cependant, il joignait à l'intelligence très-prompte et très-nette de ce qui était possible une sagacité hardie, un sang-froid résolu, un rare savoir-faire. Aucune sympathie ne le portait vers l'ancienne dynastie. Il avait vu la chute nécessaire de Napoléon, avant de voir le rétablissement non moins nécessaire des Bourbons. Par goût, il se serait volontiers arrêté à mi-chemin, dans l'expédient d'une régence de Napoléon II, où il eût pu jouer un rôle prépondérant. S'il se prononça résolument pour la Restauration, c'est qu'il saisit bientôt, comme il le disait à Alexandre, que tout ce qui n'était pas Napoléon ou Louis XVIII était une intrigue. Cette conduite de Talleyrand est la preuve la plus incontestable que le rétablissement de la royauté était imposé par les circonstances, et désiré par la nation. Les Bourbons furent donc généralement bien accueillis. Les représentants de l'école libérale, ceux mêmes qu'on verra plus tard à la tête de l'opposition, ne furent pas les moins prompts à se féliciter. Benjamin Constant prononçait le mot de légitimité avant Chateaubriand, affirmait que tous les partis devaient être également satisfaits de voir le sceptre rendu aux mains de la famille incontestée, et déclarait que la révolution française de 1814 réunissait les avantages de la révolution anglaise de 1660 et de 1688. Il allait même jusqu'à adjurer les princes de la maison de France de ne pas faire l'immoral abandon de l'oriflamme de leurs pères, pour prendre un drapeau tout sanglant de crimes et dépouillé de l'auréole du succès. La Fayette, bien que plus engagé par son passé contre les Bourbons, se sente' tout ému en voyant le comte d'Artois dans les rues de Paris ; il écrivait aussitôt à ce prince pour lui faire connaître la part qu'il prenait à la satisfaction nationale, et il se présentait à la première audience du roi en uniforme et en cocarde blanche. M. Laffitte, écho de la bourgeoisie parisienne, s'était prononcé publiquement en faveur du retour des Bourbons, avant même M. de Talleyrand. M. Bignon écrivait : Un juste espoir nous est permis ; nous avons pour nous l'expérience du passé, toutes les données de l'avenir, un roi constitutionnel et un Bourbon pour roi. Madame de Staël avait vu Louis XVIII en Angleterre, et elle se sentait du goût pour ce prince qu'elle vantait à ses amis. Il n'était pas jusqu'aux vieux révolutionnaires et aux
récents dignitaires de l'Empire qui ne crussent nécessaire de s'associer au
mouvement général, empressés à témoigner de leur dévouement au régime qui
s'établissait, et souvent aussi de leur exécration pour celui qui
s'écroulait. Carnot, dont on a voulu faire le type de l'austérité
républicaine, se hâtait, en qualité de commandant de la place d'Anvers,
d'adhérer publiquement au nouveau gouvernement, déclarant qu'aucun doute ne pouvait s'élever sur le vœu de la nation
française en faveur de la dynastie des Bourbons. — Ce serait, ajoutait-il, nous
mettre en révolte contre l'autorité légitime que d'hésiter plus longtemps à
la reconnaître. Nous avons dû procéder avec circonspection ; nous avons dû
nous assurer que le peuple français ne recevait cette grande loi que de
lui-même. Quelques mois plus tard, quand ce personnage, brouillé avec
la monarchie, publiait son pamphlet sous forme de Mémoire au Roi, il
était contraint de reconnaître que le retour des Bourbons avait produit un enthousiasme universel ; qu'ils avaient été accueillis avec une effusion de cœur inexprimable,
et que les cœurs républicains avaient partagé
sincèrement les transports de la joie commune. — Toutes les classes, ajoutait-il, avaient tellement souffert qu'il ne se trouvait personne
qui ne fût véritablement dans l'ivresse. Il signait : Chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis.
Quelques mois plus tard, il était comte de l'Empire. Si les hommes déjà mêlés depuis quelque temps aux affaires publiques, et qui s'étaient par suite plus ou moins compromis contre les Bourbons, se montraient cependant si bien disposés, qu'était-ce de la jeunesse libérale qu'aucun passé ne gênait ? Elle fut unanime à applaudir ce gouvernement qui lui ouvrait des horizons nouveaux en lui apportant la paix et la liberté. Parmi les satisfaits du moment on retrouverait bien des opposants du lendemain, Cousin, Jouffroy, Augustin Thierry, Villemain et tant d'autres. L'un des jeunes hommes de cette génération écrira plus tard en se reportant à ces heures d'espoir et de confiance[2] : Vous tous qui n'avez guère plus que l'âge du siècle, dites, ne vous rappelez-vous pas bien vivement tout ce que vous avez senti, alors que soumis à la plus rude épreuve, livrés en proie à des émotions bien, diverses, combattus entre l'humiliation et l'orgueil, vous entendîtes, au bruit des clairons de l'ennemi, retentir quelques premiers mots de liberté ? Ne vous sembla-t-il pas que la France relevait un peu son front courbé par la fortune, en conservant quelque chose de meilleur que la gloire ? Cette sorte d'embrassement général ne pouvait durer toujours. Le nouveau gouvernement, entouré d'amis exaltés et compromettants, placé sans expérience en face des plus difficiles problèmes, devait fatalement commettre des fautes, provoquer des mécontentements, fournir prétexte à des reproches plus ou moins fondés. Comment d'ailleurs le frère de Louis XVI aurait-il pu désarmer les vieux révolutionnaires, les mettre en paix avec la conscience publique et avec leur propre conscience ? Comment également satisfaire ceux qui, par intérêt ou par passion, désiraient le rétablissement de l'Empire ? Il y avait là le double élément d'une opposition inévitable, en quelque sorte irréductible. Elle pouvait être un moment intimidée par l'explosion du sentiment public ; mais elle devait reparaître à première occasion. Les régicides, manquant de clairvoyance par défaut de sens moral, avaient cru que leur empressement à se rallier au régime nouveau ferait oublier leur passé ; illusion promptement dissipée quand ils se virent exclus de la Chambre des pairs ou des fonctions qu'ils occupaient sous le régime précédent. Ils commencèrent alors à se plaindre. Fouché et Carnot furent leurs principaux interprètes[3]. Quant aux impérialistes, s'ils n'osaient pas encore arborer leur drapeau et prendre la défense de l'usurpateur, ils ne s'en remuaient pas moins ; ils répandaient dans les casernes et dans les campagnes le bruit que le grand empereur avait succombé par la trahison, et ils annonçaient son retour[4]. On ne saurait nier les embarras qui pouvaient résulter de cette agitation révolutionnaire et bonapartiste. Mais le mal était prévu et nécessaire. Composée d'ailleurs d'éléments vieux, n'ayant pour mobile que l'intérêt de quelques personnages compromis, nullement l'intérêt général, cette double opposition devait aller toujours en s'affaiblissant, si une fois on résistait à ses premiers efforts. Elle représentait beaucoup plus les regrets du passé que les espérances de l'avenir. Le jeune parti libéral persistait, au contraire, à ne pas se montrer hostile au principe du gouvernement. S'il cherchait à faire sortir de la Charte la plus grande somme de liberté possible, s'il critiquait certains actes qu'il prétendait être eu contradiction avec l'esprit des institutions nouvelles, on ne devait en être ni surpris ni alarmé. Mais rien dans sa conduite, qui fût antidynastique, et qui l'associât, fût-ce de loin, aux entreprises des conventionnels ou des impérialistes. Benjamin Constant et la Fayette mettaient même une sorte d'affectation à affirmer leur loyauté monarchique[5]. Les deux rédacteurs du Censeur, MM. Comte et Dunoyer, esprits honnêtes, bien qu'étroits et absolus, hostiles par beaucoup de points aux idées de la Restauration, poussant jusqu'à la manie la méfiance contre l'aristocratie et la crainte de la domination ecclésiastique, conseillaient cependant aux partis, par horreur du bonapartisme militaire, de se rallier sans arrière- pensée à la royauté. Béranger lui-même, chez lequel couvait une haine si vive contre les Bourbons, se gardait bien alors de la manifester ; il eût été en contradiction avec le sentiment général, ce que craignait la nature un peu subalterne de son esprit. Il devait attendre la seconde Restauration ; sa chanson politique, avec son libéralisme napoléonien, sera fille des Cent-Jours. Le fait a été remarqué plus tard, et pate a cru devoir l'expliquer en 1833, dans une de ses préfaces : Il lui semblait qu'en 1814, a-t-il dit, l'opinion du peuple n'était pas d'abord décidément contraire aux maîtres qu'on venait d'exhumer pour lui. Aussi quand arrive l'heure du péril, quand le monde stupéfait et anxieux apprend que Napoléon s'est échappé de l'île d'Elbe et a débarqué au golfe Juan, en même temps que les royalistes les plus exaltés sentent le besoin de manifester pour la Charte des sentiments de tendresse qu'ils avaient tenus jusque-là dans l'ombre, les libéraux se serrent autour de la royauté pour faire face à l'ennemi commun. Presque toute la jeunesse intelligente, étudiants en droit ou en médecine, élèves de l'École normale, se jettent dans les rangs des volontaires royaux à la suite d'un professeur de vingt-deux ans, mais déjà illustre, M. Cousin[6]. La Fayette se distingue par l'énergie de ses conseils, et dans une conférence chez M. Lainé, il propose de défendre quand même la capitale. Le Censeur tonne contre l'usurpateur. Madame de Staël, en s'apprêtant à fuir de Paris, s'écrie : J'aime les Bourbons ; je les regrette parce qu'eux seuls, ils peuvent me donner la liberté, et qu'ils sont honnêtes gens. Benjamin Constant flagelle le terrible revenant ; puis, invitant tous les vrais libéraux à s'unir au roi, il ajoute : Et ceux-là ne seront pas les derniers qui, dans leur franchise et leur conscience, ont pu censurer quelques mesures ou quelques actes de l'autorité. Il redouble de véhémence, le 19 mars, la veille même de l'entrée de Bonaparte à Paris. Dans un article fameux publié par le Journal des Débats, il célèbre l'association salutaire qui réunit toutes les opinions, efface les vestiges des partis opposés, et entoure le roi constitutionnel de ses véritables appuis. A l'empereur, plus odieux qu'Attila et Gengiskan, il oppose ce roi dont le règne d'une année n'a pas fait couler autant de larmes qu'un seul jour du règne de Bonaparte. Puis il termine par ce serment solennel : Je le dis aujourd'hui, sans crainte d'être méconnu : j'ai voulu la liberté sous diverses formes ; j'ai vu qu'elle était possible sous la monarchie. Je obis le roi se rallier à la nation. Je n'irai pas, misérable transfuge, me traîner d'un pouvoir à l'autre, couvrir l'infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. Oublions que Benjamin Constant sera quelques jours après le confident et le conseiller de l'empereur ; cette palinodie, qui donne la mesure du caractère de l'homme, n'empêche pas que l'écrivain n'exprimât alors les sentiments de l'école libérale. Ces sentiments se retrouvent au barreau, plus tard l'un des foyers de l'opposition. Pendant que Napoléon s'avance, le conseil de l'ordre vient offrir l'hommage de son dévouement au roi Louis le Désiré et à son auguste famille. M. Odilon Barrot était fort jeune à cette époque ; fils d'un conventionnel, ami, secrétaire et successeur désigné, comme avocat au conseil d'État, d'un régicide qui avait été rapporteur dans le procès du roi, M. Mailhe, il ne vivait certes point dans un milieu favorable aux Bourbons. Quel zèle cependant ne déploie-t-il pas pour les défendre[7] ! Il rédige lui-même une sorte d'adresse que son père propose au Corps législatif pour repousser Bonaparte et défendre Louis XVIII au nom de la tradition libérale ; il y parle du vœu général et spontané qui a rappelé sur le trône une famille que la France était accoutumée à vénérer, et invite tous les citoyens à combattre pour le roi et la patrie. La situation s'aggravant, le jeune Barrot se fait inscrire avec ses amis sur les contrôles de la onzième légion qui a la garde des Tuileries. Il y est de service dans la soirée du 19 mars, et assiste désolé au départ précipité du roi ; dans l'ardeur de son dévouement, il offre même de l'accompagner avec ses amis. Contraste singulier ! Quinze ans plus tard, le même homme escortera jusqu'à la frontière, non plus comme un défenseur fidèle, mais comme un surveillant désigné par la révolution victorieuse, le successeur de Louis XVIII. Toutefois ne devançons pas les événements : en 1814, M. Odilon Barrot quittait triste les Tuileries après y avoir vu rentrer Napoléon dont il jugeait la conduite criminelle ; regrettant de n'avoir pu comme ami de la liberté, et avec la partie de la garde nationale qui partageait son avis, s'opposer au retour de l'empereur. Cet incident, cette conduite d'un jeune homme alors obscur et que rien ne poussait à se mettre en avant, n'est pas un symptôme moins significatif de l'état de l'esprit public que les déclarations retentissantes des personnages plus en vue. N'est-il pas dès lors manifeste, — tel est le point important à établir, — qu'avant le retour de Napoléon, la fondation de la liberté, sous les auspices de la royauté, était en bonne voie ? Il y avait, de part et d'autre, des tâtonnements, des hésitations trop lentes d'un côté, des exigences trop impatientes de l'autre, accident inévitable avec l'inexpérience de tous ; mais l'accord semblait possible, probable. Si la monarchie rencontrait sur son chemin les irréconciliables de la Convention ou de l'Empire, il n'y avait pas chez les libéraux d'opposition antidynastique : nulle trace dans leur langage et dans leur conduite de cette hostilité de parti pris qui fera plus tard désespérer de toute entente. C'est là ce que les Cent-Jours vont complètement changer. § 2. — LES LIBÉRAUX ET LES CENT-JOURS. Le 15 juillet 1815, lorsqu'après un peu plus de trois mois de règne, Napoléon vaincu, fugitif, venait, selon ses propres paroles, s'asseoir ainsi que Thémistocle au foyer du peuple britannique, et trouvait une prison en cherchant un asile, que laissait-il derrière lui comme fruit de la formidable aventure où son égoïsme et son ambition avaient entraîné le pays ? Il laissait la France plus épuisée encore d'hommes et d'argent, envahie de nouveau par des ennemis, cette fois exaspérés, qui dépouillaient ses musées, lui imposaient une rançon écrasante, mutilaient son territoire ; et au cœur de la nation, cette plaie de Waterloo si longtemps saignante, et dont de plus effroyables désastres, attirés par un autre Napoléon, pourront seuls affaiblir le sentiment. Tels sont les résultats qui frappent au premier abord. Mais il en est d'autres qui touchent à la politique intérieure et qui n'ont pas été moins funestes. On a déjà montré comment les royalistes étaient sortis des Cent-Jours, irrités contre ce qu'ils croyaient avoir été un vaste et mystérieux complot, résolus à être désormais méfiants, implacables contre tout ce qui semblerait tenir de près ou de loin à la Révolution, et à substituer la politique de vengeance, ou tout au moins de châtiment, à la politique de transaction qui avait été celle de la Charte, en 1814. Du côté opposé, le mal n'a pas été moindre. Les Cent-Jours, qui avaient été l'origine et la cause des folies des ultras, ont été pour beaucoup dans l'attitude antidynastique que la gauche devait prendre après la seconde Restauration. N'est-ce pas tout d'abord à cette fatale époque qu'il faut principalement faire remonter l'origine du bonapartisme démagogique et pseudo-libéral qui tiendra une si grande place dans l'opposition de quinze ans ? Dès le lendemain de son audacieux débarquement, Napoléon, isolé au milieu des quelques grenadiers qu'il avait amenés de l'île d'Elbe, avait fait appel à la vieille passion révolutionnaire. Il s'était présenté comme le champion du peuple contre la noblesse. Sur la route des Alpes, s'adressant aux campagnards attirés par la curiosité : Vous êtes menacés, s'était-il écrié, du retour des dîmes, des privilèges, des droits féodaux ! N'est-il pas vrai, paysans ? A Grenoble : Je viens vous arracher à la glèbe, au servage, au régime féodal. Et le peuple avait répondu par les cris de : Mort aux nobles ! Mort aux prêtres ! Vive l'Empereur ! Même réinstallé aux Tuileries, Napoléon n'avait pas osé redevenir lui-même ; il jugeait encore nécessaire de se mettre en frais de coquetterie avec les deux partis qu'au fond il détestait le plus, les jacobins et les constitutionnels. Pour plaire à ceux-ci, il se résignait à inscrire dans l'Acte additionnel quelques-unes de ces libertés qu'il avait si longtemps méprisées et repoussées comme des utopies d'idéologue. Aux jacobins, il permettait de rouvrir les clubs et de renouer les vieilles fédérations révolutionnaires, tâchant seulement d'y introduire quelques éléments officiels par lesquels il espérait dominer, ou tout au moins surveiller les autres. M. Guizot raconte que traversant un de ces jours-là le jardin des Tuileries, il vit une centaine de fédérés, d'assez mauvaise apparence, qui, réunis sous les fenêtres du palais, criaient : Vive l'Empereur ! et le provoquaient à se montrer. Celui-ci tarda beaucoup à tenir compte de leur désir. Enfin une fenêtre s'ouvrit ; le maître parut et salua de la main ; mais presque à l'instant la fenêtre se referma, et M. Guizot aperçut distinctement Napoléon se retirer en haussant les épaules. Ces scènes ne laissaient pas que d'éveiller quelques alarmes. Quand les processions populaires descendaient des faubourgs jusqu'aux Tuileries, les citoyens paisibles se demandaient s'ils ne revoyaient pas le spectre de 93. Une telle inquiétude ne déplaisait pas à l'empereur qui comptait ainsi intimider les classes les plus hostiles à son gouvernement. Que les nobles et les prêtres y prennent garde, disait-il ; si je leur lâche le peuple, ils seront dévorés en un clin d'œil. Dans les départements, cette effervescence démagogique était plus menaçante encore ; les fédérations y dominaient par la terreur les majorités désarmées ; elles allaient même jusqu'à lever des emprunts forcés sur les plus riches contribuables. Il fallait beaucoup de bonne volonté pour être dupe de cette comédie libérale et démocratique[8]. Napoléon n'y voyait qu'un jeu momentanément profitable à sa politique. Mis au ban des monarchies européennes, il cherchait un allié dans l'esprit révolutionnaire et s'imaginait, en tous cas, réveiller ainsi l'ardeur belliqueuse de la nation. Quant à la liberté constitutionnelle, elle était, à ses yeux, un moyen d'amuser et de leurrer certaines oppositions qu'il était obligé de laisser derrière lui et qui pouvaient le gêner, pendant qu'il se battrait à la frontière. S'il était victorieux, il était bien résolu à remettre tout en ordre, à balayer les ordures démagogiques, aussi bien que les toiles d'araignée parlementaires. S'il était vaincu, tout serait perdu, et dès lors, que lui importeraient les fédérations et l'Acte additionnel ? Il n'attendait pas d'ailleurs la solution de cette
alternative, pour être tenté de reprendre ses concessions. Ceux qu'il
appelait des citoyens dans les Basses-Alpes,
au lendemain du débarquement, étaient un peu plus loin des Français et redevenaient, aux portes de Paris, des sujets. M. Fourier, nommé préfet de Lyon, avait
reçu dans trois décrets successifs les titres de citoyen,
de monsieur et de comte.
Il affublait Carnot d'un titre nobiliaire, comme pour diminuer un peu le pas
qu'il faisait vers la démocratie en confiant un portefeuille à l'ancien
collègue de Robespierre. Ceux qui approchaient alors l'empereur voyaient
parfois éclater, avec une singulière vivacité, ses répugnances et ses
révoltes contre le rôle qu'il s'était condamné à jouer pour quelques mois. On me pousse dans une route qui n'est pas la mienne,
s'écriait-il pendant qu'on discutait devant lui les clauses de l'Acte
additionnel ; on m'affaiblit, on m'enchaîne. La France
me cherche et ne me trouva pas... Elle se demande
ce qu'est devenu le vieux bras de l'empereur... Que me parle-t-on de bonté, de justice abstraite, de lois
naturelles ? La première loi, c'est la nécessité ; la première justice, c'est
le salut public. — Je n'aurais jamais quitté
l'île d'Elbe, disait-il à M. Molé, si j'avais
prévu à quel point, pour me maintenir, j'aurais besoin de complaire au parti
démocratique. Volontairement aveuglés par leur haine contre les Bourbons, les révolutionnaires se refusaient à prés voir ce que Napoléon ferait de la liberté et de la démocratie, si une fois il se débarrassait de la coalition étrangère, et presque tous se ralliaient à l'Empire. Le comte Carnot, devenu ministre de l'intérieur, célébrait dans ses rapports le retour des républicains et leur attachement actuel à la cause de l'empereur. Il croyait avoir servi suffisamment ses principes, quand il avait proposé un décret pour supprimer les mots de sujets et de monseigneur. Les plus compromis n'étaient pas les moins empressés. Mehée de Latouche qui avait été mêlé aux massacres de Septembre, s'employait à échauffer les esprits en publiant le Patriote de 1789. Barrère redevenait publiciste pour défendre les intérêts, confondus à ses yeux, de l'Empire et de la Révolution. Félix Lepelletier, un ancien complice de Babeuf, proposait à la Chambre des représentants de décerner à Napoléon le titre de sauveur pour avoir délivré la France de l'esclavage royal. Au-dessus de ces personnages secondaires, et leur servant d'intermédiaire avec le maître, s'agitait ce corrompu fameux, ce roué de cour et de révolution, Fouché, trahissant tout le monde, se décidant suivant la chance du moment ; seul actif et à son aise dans la confusion et l'embarras de tous, seul gai dans le deuil universel, imposant à chacun par l'impudence insouciante de son audace. La prépondérance même du rôle qu'il jouait alors ne donne-t-elle pas la note morale de cette triste comédie ? Les constitutionnels ont-ils mieux résisté que les
révolutionnaires aux avances de l'Empire ? Plusieurs, et des plus autorisés,
entre autres M. Royer-Collard et M. Guizot, demeurés fidèles à la royauté,
faisaient la seule démarche qui pût alors préparer une seconde restauration,
en poussant Louis XVIII à se dégager, plus complètement encore, de l'ancien
régime[9]. Mais, était-ce
ainsi que se conduisaient les libéraux de gauche, dont il est plus
spécialement question dans cette étude ? Combien parmi eux disaient avec un
député qui jouissait alors d'un renom d'éloquence déclamatoire, M. Dumolard :
S'il fallait choisir entre un homme et la nation, je
n'hésiterais pas ; mais je crois que la nation doit se sauvez avec et par
l'empereur. Benjamin Constant, quelques jours après les articles
foudroyants qu'il avait publiés contre l'usurpateur,
était conseiller d'État et rédacteur principal de l'Acte additionnel[10]. Sismondi avait complètement
donné dans le libéralisme impérial. La Fayette était plus défiant ; il ne le
dissimulait pas à ceux qui venaient, au nom du nouveau gouvernement,
solliciter son concours. Cependant il se déclarait reconnaissant de la
convocation d'une Chambre des représentants, et il acceptait d'y jouer un
rôle. Oui, je suis satisfait, écrivait-il à
Constant, et j'aime à vous le dire. — Je m'unirai cordialement à vos efforts,
répondait-il à Joseph Bonaparte, pour repousser les
puissances étrangères et les Bourbons qui les- ont appelées. Jusque-là, vous
pouvez compter sur moi. Mais ce sera, je dois le dire franchement, avec le
désir que si le gouvernement de l'empereur continue d'être ce que je crains,
il dure le moins longtemps possible. Ainsi, pour faire échec aux
princes qu'ils avaient acceptés tout à l'heure presque avec enthousiasme, les
libéraux de gauche s'unissaient à Bonaparte. Les réserves de la Fayette ne
dégageaient pas sa responsabilité, au contraire. Ceux qui, comme Benjamin
Constant, avaient l'illusion plus ou moins sincère d'un Empire libéral,
n'étaient pas absolument illogiques en repoussant les Bourbons ; mais ceux
qui, avec la Fayette, repoussaient les Bourbons sans croire à l'Empire, que
voulaient-ils ? Ne voyaient-ils donc pas que rien n'était possible entre les
deux ? Ils ne devaient pas tarder à en faire l'épreuve. Après Waterloo, pendant ces heures tragiques où l'empereur, ayant devancé son armée en déroute, s'était enfermé à l'Élysée, sombre, accablé, à la fois brusque et indécis, inerte et agité, s'abandonnant encore par moments à quelques rêves chimériques, mais n'ayant plus aucune vigueur de résolution, la Chambre des représentants fut un moment l'arbitre de la situation intérieure. Des bonapartistes, des anciens régicides qui sentaient n'avoir plus de merci à espérer des Bourbons, il n'y avait rien à attendre. Mais un autre élément pouvait exercer une action décisive ; c'étaient précisément les constitutionnels de gauche, dont le plus en vue était la Fayette. Ils eurent le courage peu, héroïque d'achever l'empereur blessé et de lui arracher son abdication. Mais était-ce tout ? En face des armées étrangères qui arrivaient à marche forcée sur Paris, il fallait constituer un gouvernement capable de traiter, de sauvegarder la dignité et l'indépendance nationales. La royauté seule le pouvait. Tout patriote clairvoyant eût dû le reconnaître et agir en conséquence. Louis XVIII rétabli aussitôt, en dehors de toute action étrangère, se fût interposé entre la France vaincue et l'Europe victorieuse. C'était l'intérêt de la paix. C'était aussi l'intérêt de la liberté ; aimait-on mieux que les Bourbons revinssent malgré les libéraux et contre eux ? La Fayette et ses amis ne parurent pas le comprendre. Ayant renversé l'empire sans vouloir rétablir la royauté, ils se débattaient en face d'un vide qu'ils cherchaient vainement à combler. Nul ne proposait la république. Les uns songeaient à Napoléon II, alors en Autriche. Les autres parcouraient des yeux l'Europe pour voir s'ils ne trouveraient pas un prince disponible ; ces gens-là, disait le Journal des Débats, offraient la couronne de France à qui voudrait l'accepter ; ils l'auraient offerte au Grand Mogol peu leur importait, pourvu que ce ne fût pas un Bourbon ! Plusieurs enfin, et la Fayette était du nombre, imaginaient d'organiser, avec quelques députés et quelques pairs, une sorte de gouvernement innomé, provisoire, sans se demander quelle figure il pourrait faire en tête-à-tête avec Wellington ou Blücher. Au fond, ces meneurs parlementaires ne savaient que vouloir. Ils ne devaient avoir aucune illusion sur leur impuissance ; mais engagés d'amour-propre, de passion ou d'intérêt personnel, ils s'obstinaient à repousser les Bourbons, chaque jour plus désirables et plus inévitables. Quand ils n'avaient plus que quelques heures devant eux, quand il leur eût suffi de prêter l'oreille pour entendre les soldats anglais et prussiens qui heurtaient aux portes de Paris, dignes émules des théologiens de Byzance, ils employaient leur temps à voter une déclaration des droits proposée par Garat, et une constitution où rien n'était oublié, pas même les conditions auxquelles il serait permis d'élever des statues ; puis, cette belle œuvre terminée, ils s'attendrissaient en la contemplant. Ce qu'ils y gagnaient de plus clair, c'était d'être les dupes de Fouché, devenu tout-puissant par leurs fautes, qui disait d'eux, en les jouant et en les trahissant : Ils sont si bêtes ! Spectacle pitoyable qui a fait porter par tous les écrivains une condamnation sévère et méprisante contre la Chambre des Cent-Jours ! Déjà, du reste, les contemporains devançaient le jugement de l'histoire. La masse du public, dédaigneuse et dégoûtée, n'écoutait pas ce qui se disait à la Chambre ; elle tournait les yeux vers la royauté, et à ce moment même le Journal des Débats, après avoir montré la nécessité et l'évidence d'une nouvelle restauration, ajoutait : Paris est tranquille, il n'y a de trouble nulle part, excepté à la Chambre des représentants. Le 6 juillet, un député avait osé reproduire les paroles de Mirabeau, et s'était écrié : Nous ne céderons qu'à la puissance des baïonnettes ! Tous les membres s'étaient levés pour protester qu'ils resteraient inébranlables à leur poste. Le lendemain les portes du palais législatif étaient fermées et gardées par quelques soldats étrangers. Nul ne s'en émut, et n'y fit même attention. Le mal ne devait pas finir avec la dispersion de cette assemblée, et les conséquences en étaient faciles à pressentir. Les libéraux se trouvaient désormais engagés dans une opposition antidynastique contre la Restauration. Non-seulement ils s'étaient conduits de telle façon que la royauté devait les considérer comme des ennemis, mais surtout ils avaient la conscience trop chargée vis-à-vis des Bourbons pour jamais leur pardonner. Chi offende non perdona, dit le proverbe italien. Ils avaient, en outre, inauguré leur alliance avec les bonapartistes. Peu importait qu'ils eussent forcé l'empereur à abdiquer, et que tous ne se fussent pas expressément ralliés à Napoléon II. La main dans la main des impérialistes, ils avaient opposé à la royauté une résistance obstinée ; avec eux, ils avaient voté leur constitution et leur déclaration des droits ; avec eux, ils avaient signé leur dernière protestation. Les Cent-Jours n'ont donc pas eu une action moins funeste sur le parti libéral que sur le parti royaliste. Ils ont donné une sorte de vie à ce fantôme du napoléonisme libéral et démocratique qui eût été impuissant comme gouvernement, mais qui sera redoutable comme moyen d'opposition. Ils ont fait, des hommes de gauche, naguère défenseurs de la monarchie, les ennemis irréconciliables des Bourbons et les complices des césariens. M. Guizot a dit justement : Avec la Restauration, la liberté était rentrée en France. Napoléon venait d'y réveiller la Révolution. § 3. — LES DÉBUTS DE L'OPPOSITION (1816-1817). La politique suivie au début de la seconde Restauration n'était pas faite pour rompre les alliances funestes contractées par les partis de gauche, ni pour redresser la direction fâcheuse dans laquelle ils venaient de s'engager. On était — toujours par le contre-coup des Cent-Jours — en pleine réaction royaliste, bien loin des idées modérées et des transactions de 1814. La majorité de la Chambre introuvable semblait vouloir fournir par ses exagérations des prétextes aux préventions des libéraux, et confirmer l'union du parti révolutionnaire et du parti bonapartiste, en inscrivant pêle-mêle, dans les catégories de proscription, conventionnels et généraux, régicides et sénateurs. Au premier moment, nulle opposition ne s'éleva sur le terrain légal. C'est l'habitude en France ; les partis vaincus disparaissent, on les croit morts, jusqu'au jour où les circonstances — le plus souvent les fautes de leurs adversaires — leur permettent de reprendre place dans l'arène. En 1815, ni les impérialistes, ni les révolutionnaires n'étaient représentés dans la nouvelle Chambre. Les libéraux de gauche n'y comptaient que MM. Voyer d'Argenson et Flauguergues. Quant aux hommes importants du parti, ceux qui n'étaient pas sous le coup des proscriptions se tenaient cois. La Fayette vivait retiré et silencieux dans son château de la Grange. Benjamin Constant avait jugé prudent de passer en Angleterre ; un moment inscrit sur la liste des proscrits, il avait été rayé par le roi auquel il avait adressé une lettre justificative. Seuls, les enfants perdus s'agitaient ; un ramassis de bonapartistes et de révolutionnaires subalternes, réfugiés à Bruxelles, nouaient des intrigues avec le prince d'Orange qu'on prétendait, à défaut de Napoléon II, pousser au trône de France. D'autres tentaient à l'intérieur des coups de main ; mais l'insurrection de Didier à Grenoble, le complot des patriotes de 1816 à Paris, étaient facilement déjoués et impitoyablement réprimés. Tout changea avec l'ordonnance du 5 septembre 1816 qui dissolvait la Chambre introuvable. Ce fut désormais la politique du centre qu'adopta le roi, qu'appliquèrent les ministres, politique de transaction et de pacification qui avait pour programme : royaliser la nation, nationaliser la royauté. Il semblait qu'on voulût, en revenant à l'esprit de 1814, effacer à droite et à gauche les tristes conséquences des Cent-Jours. La droite répondit, on le sait, par une opposition méfiante et irritée. Après tout, n'était-elle pas dans une certaine mesure excusable ?Cette politique se présentait avec une physionomie agressive contre une fraction des royalistes. Elle prétendait déposséder ceux qui avaient dominé après les élections de 1815. Mais pourquoi les mêmes préventions auraient-elles existé à gauche ? A ces libéraux naguère annihilés, persécutés, le ministère tendait la main ; il cherchait à faire triompher les meilleurs de leurs principes ; il allait jusqu'à donner certaines satisfactions à leurs antipathies en faisant la guerre aux ultras ; et si ce gouvernement du centre a mérité les reproches de quelques historiens, c'est pour avoir poussé trop loin sa lutte contre la droite et ses concessions à la gauche. Tous ceux qui avaient un souci réel de fonder le régime représentatif et qui comprenaient que l'avenir de la liberté ne pouvait être séparé de celui de la vieille dynastie, ne devaient-ils pas saisir cette occasion unique, inespérée ? Comment donc les libéraux ont-ils répondu aux avances des modérés du centre ? Histoire curieuse à connaître, car elle intéresse tous les gouvernements qui seraient tentés de désarmer les partis de gauche en leur cédant et de gouverner en s'appuyant sur eux. Au premier moment, sans doute, la gauche applaudit et parut vouloir soutenir le ministère. Tout ce qui avait l'habitude de crier : Vive le roi ! remarque M. de Montlosier, garda le silence. Tout ce qui avait l'habitude de garder le silence cria : Vive le roi ! C'était le spectacle le plus singulier de voir dans la rue d'effrénés jacobins poursuivant les royalistes de cris de : Vive le roi ! Aux élections générales qui suivirent l'ordonnance de 1816, les libéraux volèrent pour les candidats ministériels. Mais, l'année suivante, quand la politique nouvelle leur eut rendu la sécurité en dominant les ardeurs révolutionnaires, et livré des armes de combat en concédant des libertés, ils se mirent à faire campagne à part et pour leur compte ; ils s'appelèrent les indépendants. D'après la loi électorale, la Chambre se renouvelait par cinquième tous les ans. On vit, aux scrutins partiels de 1817 et de 1818, les indépendants se séparer ouvertement du ministère et profiter même de ce que celui-ci s'était affaibli en rompant avec la droite, pour faire passer contre lui leurs candidats. Par l'effet d'une loi fatale qui a pu être constatée en toute circonstance analogue, les modérés de la gauche étaient entraînés par les violents dont ils ne voulaient, ou ne pouvaient se dégager. En 1817, les élections de Paris eurent une importance particulière. Trois listes étaient en présence : les indépendants portaient avec MM. Laffitte, Casimir Périer et Delessert, candidats vraiment parisiens, des hommes qui n'avaient d'autres titres auprès des électeurs de la capitale que d'être les ennemis notoires de la Restauration : la Fayette, Manuel, Benjamin Constant, Gilbert de Voisin, premier président de la cour de Paris pendant les Cent-Jours, et le général de Thiard, ancien aide de camp de l'empereur, emprisonné, en 1816, comme prévenu de menées factieuses. Les principaux candidats du ministère étaient M. Pasquier, l'un des ministres, M. Roy et M. Bellart. L'extrême droite avait aussi sa liste. Cette division pouvant profiter aux révolutionnaires, le gouvernement fit proposer à M. Laffitte de s'entendre avec lui et avec MM. Périer et Delessert s'ils voulaient séparer leur cause des candidats antidynastiques. La transaction fut rejetée. M. Laffitte tenait tant à faire élire Manuel, l'adversaire le plus haineux des Bourbons, qu'il lui avait, assure-t-on, constitué lui-même son cens d'éligibilité. A chaque élection, les indépendants gagnaient du terrain, presque toujours aux dépens du cabinet qui se trouvait de plus en plus à l'étroit entre la droite et la gauche. Au parlement, cette gauche n'était sans doute pas, en 1817 et 1818, aussi violente qu'elle le sera bientôt. Toutefois, elle laissait apparaître ses préjugés, ses ressentiments et ses exigences. Plus nettement opposante à mesure qu'elle grossissait en nombre, elle faisait déjà appel dans le pays aux passions les plus dangereuses, aux plus mauvais sentiments, exaltait les proscrits de 1815, cherchait à envenimer et à tourner contre le gouvernement les douleurs et les humiliations de l'invasion, et entrait même en pourparlers de coalition avec cette extrême droite, aux vengeances de laquelle le ministère l'avait arrachée. Quel était donc, dès ces premières années, le but poursuivi par l'opposition ? Était-ce seulement d'obtenir plus vite une plus grande somme de liberté ? Même de la part de ceux qui n'avaient pas d'autre préoccupation, la faute était grande. Ils ne tenaient compte ni des hommes, ni des temps, et méconnaissaient les transitions nécessaires. Au lendemain de la Chambre introuvable, au surlendemain de l'Empire, avec les souvenirs des Cent-Jours et de l'émigration, n'était-ce pas déjà beaucoup d'avoir les libertés dont on jouissait ? Le gouvernement avait fait un effort de confiance et de bonne volonté, dont peu d'autres eussent été capables. Y répondre par des exigences trop impatientes était une maladresse et une injustice. Plusieurs, du reste, ne s'en tenaient pas là, et l'on entrevoyait chez eux ce parti pris ou tout au moins cette répugnance antidynastique, suites de l'attitude prise en face des Bourbons, après le retour de l'île d'Elbe. Dès ces premières années, l'opposition n'était pas loyale. Si elle n'entrait pas encore aussi avant dans les voies révolutionnaires qu'elle le fera plus tard, elle rebutait déjà cependant les esprits droits comme le duc de Broglie. Celui-ci, par ses relations de famille, s'était d'abord trouvé mêlé au monde de la gauche ; mais cette société politique commençait à lui répugner. Le parti libéral, a-t-il écrit en rappelant ses souvenirs de 1817, devenait plus arrogant et plus enclin aux espérances révolutionnaires. J'hésitais à changer de camp. Celui où le cours des événements m'avait placé me convenait chaque jour de moins en moins : il y régnait un certain esprit court, étroit et routinier. Sans mauvaises intentions, sans idées bien arrêtées, on y rentrait dans l'ornière révolutionnaire. C'était bien là vraiment qu'on n'avait rien appris, ni rien oublié. Le duc de Broglie entrevoyait déjà des velléités de conspiration ; il avait assisté, en 1817 et en 1818, à des dîners hebdomadaires où, vers le dessert, entre la poire et le fromage, on parlait, et même assez haut, à cœur ouvert. Aussi se détachait-il peu à peu de ses premiers amis politiques. L'éloignement d'un tel homme était un blâme muet, plus éloquent que bien des réquisitoires. Mais quels étaient ceux qui restaient et qui pouvaient être considérés alors comme la personnification de la gauche ? Étudier de près ces personnages, pénétrer même dans leur caractère et leur vie privée, n'est peut-être pas inutile à qui veut se faire une juste idée du parti et en apprécier la valeur politique et morale. § 4. — BENJAMIN CONSTANT. Parmi les hommes importants de la gauche, on en rencontre tout d'abord deux dont la réputation était de date relativement ancienne, et dont les noms ont été déjà prononcés ici plusieurs fois : Benjamin Constant et La Fayette. La situation politique de Benjamin Constant était bien changée depuis ces jours où, à la veille du 20 mars 1815, il était applaudi dans le salon de madame Récamier par la société royaliste. On lui avait pardonné alors, à raison de l'ardeur momentanée de son monarchisme et de ses pamphlets récents contre l'esprit de conquête et l'usurpation, ses fâcheux débuts sous le Directoire et le zèle équivoque de son républicanisme fructidorien. Mais le scandale de sa brusque palinodie sous les Cent-Jours lui aliéna, lors de la seconde Restauration, ceux qui l'avaient accueilli presque comme un des leurs, une année auparavant. Les exaltés demandèrent son châtiment, au même titre que celui de Ney ou de Labédoyère. Embarrassé des colères qu'il avait excitées, il se tint quelque temps, à l'écart et ne reparut sur la scène politique qu'après l'ordonnance de 1816. Mal à l'aise comme un homme qui attendait un reproche, il se montra d'autant plus hostile contre la royauté, qu'il avait plus de torts envers elle. C'est à cette époque qu'il exposa dans une série de brochures les doctrines qui devinrent bientôt le symbole du parti libéral. Il se fit, suivant son expression, le maître d'école de la liberté. Par suite de sa vie errante à travers tous les pays, il avait, des législations étrangères et des conditions de la vie politique, une connaissance qui manquait à presque tous les publicistes de ce temps. Monarchiste constitutionnel, convaincu que dans les mœurs de la vieille Europe, la république serait une chimère et un mal, il voulait deux Chambres, dont l'une héréditaire. Le premier en France, il enseigna le jeu de la responsabilité ministérielle. Seulement, se trouvait-il en face de n'importe quel problème politique, administratif, économique, religieux, il s'imaginait pouvoir le résoudre à toute époque, en toute matière, par la maxime du laisser faire et du laisser passer. Libéralisme absolu, faux en théorie, précisément parce qu'il est absolu, périlleux en pratique, parce qu'il ne tient pas compte des faits. Depuis lors, de douloureux mécomptes ont quelque peu désabusé les esprits de cet optimisme trop confiant. Du reste, si l'écrivain était un libéral imprévoyant et excessif, il n'était pas un jacobin. Personne, en théorie du moins, ne combattait plus vigoureusement les sophismes et les menaces qui se cachent derrière les grandes phrases de la mauvaise école démocratique. Mais avec Benjamin Constant, on ne saurait s'attacher seulement aux doctrines abstraites. Il n'était pas un professeur dissertant dans le calme de son cabinet ; il était un combattant mêlé aux luttes de la presse et du parlement. Ses brochures étaient des actes politiques, avant d'être des exposés de principes. Or, si les principes étaient parfois corrects, l'acte était presque toujours mauvais, le plus souvent une manœuvre au service d'une opposition maladroite et malveillante. Constant avait assez de clairvoyance pour distinguer ses fautes, pas assez de caractère pour refuser de les commettre. Lui-même semblait l'avouer avec une sorte de scepticisme résigné, et dans une lettre intime, il résumait ainsi la situation des partis : Des fous des deux côtés, et des gens raisonnables qui se laissent quelquefois entraîner par leurs fous, de peur de paraître en trop petit nombre aux yeux des fous du parti opposé. D'ailleurs, à voir l'ensemble de sa carrière, cet homme avait eu tout au moins un singulier malheur : il n'était sorti que deux fois de la politique critique et négative pour donner son concours aux gouvernements, et c'était aux heures où ceux-ci avaient commis de criminels et funestes attentats contre la liberté de la nation, au 18 Fructidor et aux Cent-Jours[11]. Commentaire au moins singulier, apporté dans la pratique aux théories libérales du publiciste ! Le renom de l'écrivain lé fit entrer en 1817 à la Chambre des députés. Il y devint aussitôt l'un des debaters les plus féconds du parti indépendant. A première vue, on lui eût refusé les qualités ordinaires de l'orateur. Il n'improvisait guère que la plume à la main ; mais sa plume avait la rapidité de la parole, et il lui arrivait parfois d'écrire sa réplique en entier, tout en écoutant la harangue qu'il devait réfuter. Il lisait d'ordinaire ses discours sur de petits papiers qu'il était obligé sans cesse de remettre en ordre. Sa voix, d'un timbre féminin, souvent embarrassée, se traînait non sans quelque monotonie. Rien en lui de ce souffle puissant, de cette véhémence d'accent qui marquent la grande éloquence. En dépit de ces désavantages, il était à la tribune un adversaire toujours embarrassant, parfois redoutable. Dans sa parole plus fine que colorée, plus subtile que forte, relevée par une pointe d'ironie, il montrait une grande habileté de discussion, une rare présence d'esprit, un art de tout dire, malgré les restrictions de la loi, de tout faire entendre à l'auditoire le plus intolérant, une souplesse qui lui permettait de glisser entré les mains de son contradicteur et de se redresser sous les plus vigoureuses étreintes. Et cependant, si l'on y regardait d'un peu près, cet écrivain et cet orateur de tant d'esprit et de savoir, supérieur par l'intelligence à la plupart des personnages politiques qui l'environnaient, exerçait peu d'action sur les événements et avait encore moins d'autorité sur les hommes. Il était entouré d'une certaine popularité, popularité décevante dont le culte lui avait coûté bien des sacrifices, et dont le nom reviendra encore sur ses lèvres dans le délire de l'agonie[12] ; mais il lui manquait ce qui vaut mieux, ce qui seul est une force réelle et durable : la considération. Aussi qui veut expliquer la vie publique de Benjamin Constant doit toujours finir par étudier l'homme lui-même. Le seul aspect de sa physionomie n'était pas fait pour donner un présage favorable. De loin, il pouvait imposer par le prestige du talent et de la notoriété ; de près, il glaçait tous ceux qui se rencontraient avec lui. Voyez-le tel qu'il était déjà à cette époque, fané, avec sa tournure de jeune vieillard ; portant, sur ses traits ravagés, la marque des passions qui l'avaient épuisé ; la figure encore fine, encadrée de longs cheveux négligés et flottants ; la taille mince et longue, autrefois flexible, maintenant débile et courbée par lassitude ; la démarche traînante, au point qu'il sera bientôt obligé de s'aider d'une sorte de béquille ; ayant dans tout son être je ne sais quoi de délabré ; ruiné à tous les points de vue, par les dettes et par les maladies que sa vie de désordre lui avait fait contracter. Au sortir de la tribune où il venait d'invoquer les principes les plus élevés, il allait passer la nuit dans une maison de jeu, pour y chercher quelque émotion violente qui pût le distraire de lui-même et ranimer ses passions éteintes. Constant était tellement usé, racontait de lui Béranger, que je lui disais que vieux et ne pouvant plus quitter le coin de son feu, il donnerait de la tête contre le marbre de sa cheminée pour se secouer ; il m'a avoué qu'il ne jouait que pour cela. Un peu plus tard, il répondait à M. Molé, qui lui demandait de ses nouvelles : Je mange ma soupe aux herbes et je vas au tripot. Né en 1767, mort en 1830, un pied dans le dix-huitième siècle, l'autre dans le dix-neuvième, Benjamin Constant paraissait avoir réuni en lui, par une chance singulièrement malheureuse, les maladies intellectuelles et morales des deux époques. Il avait le scepticisme railleur, impertinent et sensuel d'un fils de Voltaire. A voir d'autre part ce rêveur désolé qui se nourrissait de son ennui et de sa souffrance, qui éprouvait parfois comme une impossibilité d'agir et même une difficulté de vivre, ne dirait-on pas un frère de René, de Werther et d'Obermann ? Il était encore presque enfant que son scepticisme apparaissait. Un persiflage incessant desséchait tous les sentiments en lui et autour de lui. Il se servait à lui-même de sujet pour satisfaire son besoin de railler, et une partie de son individu semblait occupée à se moquer de l'autre[13]. Jamais il ne voulait paraître avoir ressenti une impression vraie et profonde. Je suis furieux, j'enrage... mais ça m'est bien égal ! était son refrain habituel. A vingt ans, cet écolier qui exagérait Voltaire en le balbutiant se dépeignait lui-même blasé sur tout, amer, égoïste. Jusque dans ses lettres d'amour, à côté de beaucoup d'esprit, on ne trouvait pas le moindre soupir du cœur, la moindre flamme d'enthousiasme et de poésie. Aussi la mère de Sismondi, s'adressant à son fils, disait-elle de Constant : Il n'a de sensibilité que celle des passions, il fait tout avec de l'esprit ; il en a infiniment ; mais ce qu'on appelle de l'âme, il n'en a point. N'est-on même pas tenté de se demander s'il apportait quelque conviction sérieuse dans les luttes politiques, et si toutes ses controverses n'étaient pas seulement une distraction que ce blasé offrait à son ennui ? Il paraissait le confesser en écrivant à une de ses parentes : Quand la vie a perdu tout ce qui l'embellit et qu'on n'a plus d'avenir, il faut s'occuper le plus qu'on peut. L'esprit est un instrument dont on doit faire usage quand tout est désenchanté. On juge au lien de jouer, mais on se distrait de soi, et c'est ce qu'on peut faire de mieux. Nous parlions tout à l'heure de René ; la différence cependant est grande. Il y avait de la flamme chez René ; tout était éteint chez l'auteur d'Adolphe. Chateaubriand n'eût pas dit comme ce dernier, tout jeune encore : Je ne veux rien voir fleurir près de moi ; je veux que tout ce qui m'environne soit triste, languissant, fané. La vie de Constant n'a été qu'une suite de gémissements, interrompue seulement par des sarcasmes, et peu de temps avant sa mort il se plaindra de n'avoir trouvé la paix nulle part. Sans doute, comme chez tous les grands désolés de.la littérature, il y avait un peu de pose ; il était facile cependant de voir que sa souffrance et surtout son ennui étaient réels. Une de ses cousines, qui s'intéressait à lui et qui l'a bien connu, a pu écrire : Pauvre Benjamin ! je le crois un des hommes les moins heureux qui existent. On connaît dès lors la cause secrète qui a fait la stérilité de sa vie publique. Jamais épreuve n'a plus clairement établi que chez l'homme d'État, l'intelligence n'est pas tout. Vainement Benjamin Constant a-t-il été, comme le prétendait madame de Staël, le premier esprit du monde. Son inconsistance morale, son défaut de caractère, ses vices pour dire le vrai mot, ne lui permettaient pas de faire du bien ni d'exercer de l'influence. Le châtiment se prolongera et s'aggravera après sa mort. On lui fera sans doute, en 1830, des obsèques solennelles : crêpe noir attaché au drapeau de la Chambre des députés, couronne civique placée sur le banc où il siégeait, loi proposée pour le ranger parmi les grands hommes du Panthéon, cortège nombreux derrière son char funèbre, rien ne manquera ; rien, sinon ce qu'il n'avait lui-même jamais éprouvé et ce que, par suite, il ne pouvait inspirer : un sentiment réel et profond. Ces démonstrations pompeuses et artificielles seront vite oubliées, et le silence se fera bientôt sur sa froide mémoire. Cet homme qui, de son vivant, n'avait obtenu que la popularité, peu la considération, ne méritait pas la gloire après sa mort. § 5. — LA FAYETTE. Comme Benjamin Constant, La Fayette avait accepté les Bourbons en 1814. Mais, comme lui, il avait dévié pendant les Cent-Jours. Comme lui aussi, après une retraite prudente, il avait reparu, vers la fin de 1816, au premier rang de l'opposition. Ce n'est pas, du reste, qu'on pût découvrir entre ces deux hommes la moindre ressemblance. Malgré ses défauts, La Fayette avait des qualités de cœur qu'on n'eût pas trouvées chez l'égoïste et corrompu Constant : sincérité généreuse et même un peu naïve dans les convictions et les attitudes, dévouement facile, quoique toujours fastueux, à sa cause, dignité extérieure de la vie, intégrité dans les questions d'argent, bienveillance aimable pour tous, particulièrement pour les siens. Ceux qui en font un grand homme, a-t-on écrit[14], n'ont pas causé avec lui, et ceux qui le croient un mauvais homme n'ont point lu sa correspondance avec sa femme pendant sa captivité. Si Benjamin Constant réunissait le scepticisme desséché de Voltaire à la désespérance stérile de René, La Fayette, crédule et optimiste, se rattachait à ce type d'homme sensible, ami de l'humanité, qui avait été fort à la mode dans la seconde moitié du dix-huitième siècle[15]. On ne saurait refuser à La Fayette un esprit poli, une bonne grâce piquante, parfois un art de la réplique et du mot historique qui était comme un don de grand seigneur. Mais qu'il était loin de l'intelligence déliée, de la science politique ou du talent littéraire de Constant ! Maître du pouvoir, de 1789 à 1791, il s'était montré au-dessous de sa tâche, incapable d'une résolution ferme, d'une action suivie, l'homme aux indécisions, comme l'appelait alors Mirabeau. Sous la Restauration, il ne brillait pas davantage dans son rôle parlementaire. Il n'était pas orateur. Néanmoins ses discours, toujours brefs, débités sur le ton de la conversation, avaient l'aisance légèrement hautaine d'un gentilhomme de race qui traite courtoisement tout le monde en inférieur. Quand il s'attaquait de front au gouvernement, son insolence, parfois singulièrement audacieuse, ne laissait pas que de produire quelque effet. En somme, chez ce marquis qui faisait tant d'efforts pour être démocrate, les qualités intellectuelles ou morales dignes de remarque, la politesse impertinente de l'esprit, comme la tenue du caractère, étaient des restes d'aristocratie dont il n'avait pu se défaire. L'importance du personnage tenait d'ailleurs, non à sa valeur réelle, mais au rôle que chacun s'accordait à lui attribuer. La Fayette n'était pas un chef de parti ; il n'avait jamais dirigé personne. Ce qui lui arriva le matin du 5 octobre 1789, à l'un des moments décisifs de sa carrière, est comme l'image de toute sa vie. La tourbe parisienne ameutée devant l'Hôtel de ville criait : A Versailles ! La Fayette aurait voulu ne pas y aller. A cheval devant le bataillon de la garde nationale rangé sur le quai de Grève, il ne bougeait pas, et cherchait par quel moyen il pourrait gagner du temps. A ce moment un jeune homme sortit des rangs, et saisissant la bride du cheval : Mon général, lui dit-il, jusqu'ici vous nous avez commandés ; maintenant c'est à nous de vous conduire. La Fayette le regarda, regarda la foule impatiente, puis il laissa échapper l'ordre : En avant ! — Tel il devait être toujours. Mais s'il ne dirigeait pas son parti, il en était l'ornement. Il apparaissait comme une sorte de figure historique qui personnifiait pour la gauche le souvenir de 1789 et de 1791. Il était l'enseigne qu'on mettait en vue dans toutes les parades du libéralisme révolutionnaire. Rien de curieux, du reste, comme la conviction profonde, l'abnégation aveugle avec lesquelles il se livrait à ceux qui se servaient ainsi de lui. Il voyait là une sorte de mission démocratique à laquelle il considérait de son honneur de ne jamais faillir. Charles X disait un jour : Il n'y a que deux hommes qui n'aient pas changé depuis 1789, La Fayette et moi. C'était reconnaître, soit dit en passant, que l'un et l'autre n'avaient rien appris. L'âme de La Fayette, à la fois triste et fière, se roidissait contre toutes les déceptions, et était obstinément insensible aux leçons de l'expérience, si rudes qu'elles fussent parfois pour son pays et même pour lui[16]. Le soin de sa propre sécurité était d'ailleurs ce qui l'arrêtait le moins. Il eût sacrifié volontiers sa vie, à la condition que ce fût avec une certaine mise en scène. On raconte que le soir de l'enterrement du général Lamarque, en 1832, la pensée vint à des conspirateurs de tuer La Fayette dans la voiture où ils le reconduisaient en triomphe, et d'exposer, à la manière de Marc-Antoine, son cadavre sanglant devant le peuple pour le soulever. Le fait lui ayant été raconté, il sourit comme s'il l'eût trouvé tout naturel et approprié à la spécialité de son rôle[17]. Veut-on analyser les sentiments qui inspiraient la constance et le dévouement de ce libéralisme ? On y trouverait avant tout le besoin de la louange. Tel était le genre d'ambition de La Fayette. De la meilleure foi du monde, il se croyait désintéressé, parce qu'il ne convoitait ni place, ni titre, ni argent, et que du pouvoir il cherchait plus l'apparence que la réalité. Sa réputation était, disait-il lui-même, une portion de son bonheur, sans laquelle il ne pourrait vivre. Au fond, il était moins occupé de sauver la chose publique que d'y maintenir l'unité et la pureté de sa ligne. Ce souci du renom est iule garantie contre certains abaissements, contre certains scandales, et l'on ne donnerait pas volontiers raison à Mirabeau quand il raillait avec colère, et non sans un retour jaloux sur lui-même, ce qu'il appelait la a pudibonderie u de La Fayette. Toutefois il était facile de discerner dans ce sentiment une part d'égoïsme, et de prévoir à quelles fautes il pouvait conduire. Aussi Washington, avec son droit et sage esprit, avait-il depuis longtemps reproché à son ami sa sensibilité peu commune pour tout ce qui touchait à sa réputation. Cette préoccupation exclusive de la louange était d'autant plus dangereuse, que le gentilhomme démocrate recherchait, non, comme le chevalier d'autrefois, l'approbation de ses pairs, mais l'applaudissement de la foule. Au vieil et délicat idéal de l'honneur, était substituée la réalité subalterne de la popularité. Dès son retour d'Amérique, avant 89, le jeune marquis se réjouissait d'avoir obtenu la faveur populaire. Plus tard il parlait, en pleine Révolution, de la délicieuse sensation du sourire de la multitude. Jefferson lui-même blâmait cette faim canine de la popularité. La Fayette se laissait aller à son rôle avec d'autant
moins de scrupule, qu'il avait une facilité inouïe d'illusion, une confiance
béate dans les principes auxquels il avait une fois attaché son nom, un de
ces partis pris d'espérance que ne connaissent pas les esprits à longue vue.
Lui semblait-il qu'on avait arboré le drapeau libéral, il allait aussitôt de
l'avant, sans rien prévoir, risquant, le sourire aux lèvres, son sort et
celui de son pays, s'imaginant toujours avoir réussi ou devoir réussir. Il
n'avait pas changé depuis le jour où, en 1791, après la séparation de la
Constituante, et à la veille du 10 Août, persuadé qu'il venait de fonder la
liberté, il s'était retiré à la campagne pour y jouir de ce qu'il appelait la philanthropie de ses espérances[18]. Cette candeur
un peu naïve et très-vaniteuse avait fait dire à Napoléon., dans un de ses
jours de brusquerie : C'est un niais. Mirabeau
l'avait traité de Gilles[19]. Pour n'être
point sans fondement, le jugement de Napoléon et le sobriquet de Mirabeau
n'étaient pas absolument justes. Ni l'un ni l'autre, en effet, ne tenaient
compte d'une certaine finesse un peu sournoise et égoïste qui venait se mêler
à cette sorte de don quichottisme libéral, si bien qu'on serait tenté parfois
de dire comme Sainte-Beuve : Avec M. de La Fayette,
on est toujours dans l'alternative de le trouver ou plus fin, ou moins
intelligent qu'on ne voudrait. § 6. — AUTRES FIGURES DE LIBÉRAUX. Benjamin Constant et La Fayette, personnages originaux chacun à leur manière, ayant eu tous deux leur réputation faite avant 1814, l'un aventurier littéraire et politique, d'origine et d'éducation cosmopolites, l'autre descendant infidèle de la vieille aristocratie, ne pouvaient être considérés comme les représentants de la bourgeoisie libérale et révolutionnaire de la Restauration. On serait plutôt tenté de chercher la personnification de cette bourgeoisie dans Manuel. Il en avait les intérêts, les préjugés, les haines. Détesté et redouté de ses adversaires auxquels, sans jamais s'emporter, il cherchait posément à faire le plus de mal possible ; peu goûté de ses partisans, bien qu'il ait dû aux rancunes, excitées et servies par lui, ses heures de popularité, il a joui pendant quelques années d'une notoriété qu'il put prendre pour du renom ; puis il n'a rien laissé derrière lui. L'historien voulant noter son rôle, juger son œuvre, esquisser sa physionomie, retrouve seulement la trace des passions mesquines qu'il avait 'soulevées, des blessures qu'il avait faites et surtout des antipathies qu'il s'était attirées. Pour trouver le point de départ de son opposition, il faut encore remonter aux Cent-Jours. Jusqu'alors Manuel était demeuré étranger à la politique. Volontaire en 1792, bientôt officier démissionnaire, avocat à Aix, nommé député après le 20 mars 1815, arrivé à Paris inconnu, il avait été, dans la Chambre des représentants, le confident et l'instrument de Fouché dont il partageait la demeure. Que voulait-il alors ? La république ? Il ne l'a jamais goûtée. Napoléon II ? Peut-être. En tout cas, il repoussait les Bourbons. Je veux le bonheur des Français, disait-il à la tribune, et je ne crois pas que ce bonheur puisse exister si le règne de Louis XVIII recommence. Dès ce moment donc, il s'était posé en adversaire irréconciliable de la vieille monarchie. Il devait porter dans l'opposition toute l'âpreté de sa nature. Nul n'a voulu ni fait plus de mal aux Bourbons. Dès 1816, alors que les chefs de la gauche ne conspiraient pas encore, il allait à Bruxelles comploter pour le prince d'Orange ; il cherchait ensuite à nouer une intrigue avec le prince Eugène. Les royalistes avaient l'instinct de la haine qu'il leur portait ; une fois à la Chambre, il fut aussitôt l'orateur que la droite craignait le plus et supportait le moins patiemment. Il bravait ces répugnances et ces colères avec un sang-froid et une audace qui les exaspéraient davantage encore. Habile et obstiné à introduire dans le débat les souvenirs irritants des guerres civiles ou de l'invasion étrangère, il se plaisait à exciter l'une contre l'autre la France de la Révolution et celle de l'Émigration, et triomphait quand il avait amené entre elles un de ces chocs violents et stériles qui rendaient plus difficile ensuite la réconciliation nécessaire. Il fallait le voir à la tribune, grand, mince, avec sa physionomie régulière mais un peu triste, sa mise simple, opposant le sarcasme ou l'adresse perfide de l'argumentation aux émotions de ses adversaires, cherchant, d'une main maîtresse d'elle-même, l'endroit par où il pourrait le plus sûrement blesser le sentiment royaliste, et alors enfonçant froidement le trait. Le point culminant de sa carrière parlementaire sera celui où, par ses provocations, il aura enfin mis la, droite tellement hors d'elle-même, que celle-ci, trop facile à imiter les traditions révolutionnaires, l'expulsera de la Chambre. Son renom d'orateur, qui datait d'un discours heureux fait pendant les Cent-Jours, fut un moment exagéré. Ce n'est pas qu'on puisse nier son réel talent. S'il ne faut point demander à Manuel la chaleur communicative, la véhémence entraînante, les vues élevées, l'instruction approfondie qu'il n'a pu acquérir dans les camps ni au barreau, on doit lui reconnaître une rare facilité, une abondance toujours claire quoique parfois excessive, une aisance singulière pour traiter les sujets les plus différents, une souplesse hardie pour venir frapper par quelque point ses adversaires, beaucoup de présence d'esprit pour calculer ses violences, tout en étant très-audacieux dans ses calculs. Quelques-uns de ceux qui l'ont connu ont prétendu que, dans d'autres circonstances, il aurait pu être homme de gouvernement. Il y avait chez lui, assuraient-ils, des qualités de résolution calme et de clairvoyance judicieuse qu'on eût cherchées en vain chez les autres chefs de la gauche. Manuel semblait, par moment, comprendre lui-même le néant de cette opposition révolutionnaire à laquelle il s'était condamné. J'étais fait pour la liberté, disait-il un jour non sans mélancolie, et je ne paraîtrai probablement qu'un homme de révolution. Le temps lui a manqué pour donner sa mesure dans un autre rôle. Il devait mourir en 1827, éloigné du parlement, où il n'avait pu rentrer après son expulsion, délaissé de ses amis, usé par les fatigues d'une vie de travail et, dit-on, de plaisir, peut-être aussi par l'amertume de ses déceptions politiques, d'ailleurs dignement supportées. Ses funérailles seront l'occasion d'une émeute contre la monarchie qu'il avait tant haïe : épilogue approprié d'une vie factieuse ! Et maintenant que reste-t-il de lui ? Une figure dans le ridicule fronton que David d'Angers a sculpté au portique du Panthéon, et les éloges enthousiastes de Béranger qui voyait en lui l'idéal de l'homme d'État. Le chansonnier a raconté qu'il avait recueilli, comme un précieux héritage, le matelas de crin sur lequel Manuel était mort ; par une sorte de dévotion politique, il devait jusqu'à la fin coucher lui-même sur cette relique. M. Laffitte était moins ennemi des Bourbons que Manuel. Il était plutôt mécontent que factieux. Encore pouvait-on se demander d'où venait son mécontentement. Tout lui avait réussi. Fils d'un charpentier de Bayonne, arrivé à Paris les mains. vides, il était devenu rapidement le plus riche banquier de France. A ne considérer que la bienveillance souriante, un peu légère, mais facilement généreuse de son caractère, on ne voyait rien en lui de ces convictions ardentes, de ces partis pris de doctrine ou de situation, de ces déceptions irritées, de ces amertumes envieuses qui font ordinairement les révolutionnaires. Il avait reçu beaucoup d'avances du gouvernement royal ; mais il avait vite reconnu que dans cette cour de haute noblesse il ne pourrait pas, même avec son argent, avoir le premier rang. Son orgueil, qui ne savait se contenter à moins, se retourna alors vers la popularité. Il chercha à se créer une clientèle politique dans la petite bourgeoisie. Il se fit libéral comme les fermiers généraux du dix-huitième siècle s'étaient faits beaux esprits ou petits-maîtres. Devenu le Mécène des opposants de tous bords, il réunissait, dans son salon ou autour de sa table, à Paris ou à la campagne, aussi bien les débris du personnel impérial que les nouveaux venus de la presse de gauche, ayant d'ailleurs, aux yeux de tous, cet incomparable mérite d'avoir la bourse constamment ouverte. Cherchant l'importance plus que le pouvoir, moins ambitieux que vain, il voulait être surtout entouré, flatté, et il semblait au comble de ses désirs, quand, dans son royal château de Maisons, il pouvait raconter à ses convives que M. de Talleyrand lui avait dit : On est bien important, monsieur, quand on a comme vous à sa disposition un bourg pourri tel que Paris. Il aimait à la fois éblouir par son faste et poser pour l'austérité civique. Dans cette dernière partie du rôle, il apportait même un peu de cette niaiserie vaniteuse dont certains railleurs ont fait le ridicule distinctif du bourgeois de 1830 ; c'est à croire parfois qu'il a une sorte de parenté avec Jérôme Paturot ou M. Prudhomme. Quelqu'un lui faisait un jour compliment de son château : C'est une demeure de grand seigneur, lui disait-on. — Non, monsieur, répondait-il, c'est la demeure d'un citoyen qui possède[20]. M. Laffitte était cependant loin d'être un sot. Homme d'affaires hardi et habile, esprit vif, ouvert, causeur affable, il avait en toutes choses une facilité gracieuse qui lui avait valu plus d'un succès. Mais ces qualités étaient gâtées par une légèreté présomptueuse, qui venait toujours de sa vanité. Il croyait facilement que son influence ou sa séduction étaient irrésistibles. Se flattant de tout surmonter ou de tout concilier, il ne s'inquiétait pas des obstacles, ne prévoyait jamais les revers, traitant du reste ses propres affaires comme celles de l'État. Les unes et les autres devaient en souffrir Le duc de Richelieu qui, dans sa fière et pauvre honnêteté, goûtait peu le millionnaire courtisan du peuple, disait de lui : Ce banquier ambitieux se croit le roi des halles, et n'est qu'un écervelé, ne sachant ni ce qu'il veut, ni ce qu'il fait, capable de ruiner la France et de se ruiner lui-même par vanité. Ce fut une prédiction. Après avoir fait une royauté nouvelle par une émeute, et avoir failli la perdre par son ministère, M. Laffitte devait mourir ruiné, aigri, n'ayant plus aucune considération politique, compromis dans une opposition révolutionnaire contre le gouvernement qu'il avait fondé, et demandant pardon à Dieu et aux hommes d'avoir concouru à la monarchie de Juillet. La gauche parlementaire comptait d'autres champions de notoriété et de talent divers. De ce nombre était, par exemple, M. Voyer d'Argenson, type assez bizarre du gentilhomme devenu socialiste, cœur généreux, esprit faux, quoique avec beaucoup de sincérité et parfois quelque finesse, nature morose et taciturne, plein d'illusion sur l'humanité et de mépris pour les hommes, poursuivant, non sans fanatisme, le rêve d'une réforme radicale de toutes les lois sociales et politiques. — Le marquis de Chauvelin venait aussi de l'aristocratie, mais son caractère était fort différent. Fils d'un favori de Louis XVI, pourvu lui-même, dès son enfance, d'une importante charge de cour, il s'était à ce point engagé dans la Révolution, qu'après le 21 janvier, il représentait encore à Londres la république régicide. Il n'avait cessé ses fonctions qu'une fois expulsé par l'Angleterre. Après le 18 brumaire, il avait essayé un peu de l'opposition dans le Tribunat ; mais il avait fait bientôt sa paix avec le maître, et était devenu préfet et conseiller d'État. Il voulut, en 1814, rentrer en grâce auprès des Bourbons et osa même demander à reprend, e 'son ancienne charge de maître de la garde-robe. Justement éconduit, il découvrit aussitôt que la liberté était en souffrance, et il se présenta comme indépendant aux élections de 1817 ; il était alors devenu démocrate, signait ses circulaires : M. Chauvelin, et affectait même, dit-on, de se montrer aux électeurs dans un costume dont l'extrême négligence allait jusqu'à la grossièreté. Orateur caustique et acerbe, tout imprégné de l'esprit du dix-huitième siècle, il menait grand train la guerre d'épigrammes contre la royauté et les royalistes. — M. Bignon, ancien secrétaire d'État aux affaires étrangères pendant les Cent-Jours, était porté à se croire plus de valeur et plus d'autorité qu'il n'en avait. Ses discours écrits, œuvre prétentieuse d'un esprit superficiel, ne se remarquaient que par une volonté haineuse de nuire aux Bourbons. — M. Dupont de l'Eure était le type honnête et désintéressé de l'opposition démocratique dans ce qu'elle avait de plus vulgaire et de plus étroit. Il a été chargé pendant plusieurs générations de jouer dans la gauche le rôle rare d'homme vertueux du parti. Ne pouvant lui trouver de l'esprit, on tâchait de lui prêter du bon sens. Il prenait lui-même son rôle au sérieux, et y apportait une sorte d'orgueil rude et d'obstination peu clairvoyante. A côté de ces personnages divers, qui tous appartenaient à l'opposition antidynastique, nous aurions répugnance à placer des hommes comme Casimir Périer ou le général Foy. Aussi bien, en 1818, le second n'avait pas encore mis le pied sur la scène politique, et si le premier était déjà entré dans la Chambre, il n'avait pas donné sa mesure et ne jouait qu'un rôle secondaire. Il convient donc d'attendre pour parler d'eux. L'un et l'autre y gagneront de ne pas apparaître dans un voisinage dont eux-mêmes, de leur vivant, n'ont peut-être pas toujours assez pris soin de se dégager. Si maintenant on jette un regard d'ensemble sur cette pléiade des chefs du parti libéral en 1817 et 1818, ne semble-t-il pas que leur caractère commun ait été de faire beaucoup parler d'eux pendant leur vie, et de laisser après leur mort une mémoire vide ? N'est-ce pas un châtiment ? Ils ont tout sacrifié à la popularité. La confondant avec la gloire, ils s'en sont rassasiés pendant quelques années. La plupart ne l'ont même pas conservée jusqu'à leur dernière heure. Et quels noms sont aujourd'hui les plus honorés, les leurs ou ceux de leurs adversaires, parfois impopulaires pendant qu'ils vivaient, le duc de Richelieu, M. de Serre, ou même M. de Villèle ? Aussi est-ce le lieu de rappeler la sévère répartie de l'un des personnages politiques les plus respectés de la Restauration : un jour, après 1830, M. Royer-Collard, causant dans un groupe, avait parlé contre la popularité ; M. Mauguin lui dit de cet air riant et fat qui lui était habituel : Mais, vous-même, monsieur Royer-Collard, vous avez eu votre moment de popularité. — De la popularité, lui fut-il répliqué, j'espère que non, monsieur ; mais peut-être un peu de considération. Et chaque syllabe du mot était accentuée avec une redoutable lenteur[21]. § 7. — PAUL-LOUIS COURIER ET BÉRANGER. Les députés de la gauche avaient des alliés en dehors du
parlement et jusque dans la littérature. Volontaire irrégulier, faisant la
guerre à sa fantaisie et pour son compte, Paul-Louis Courier venait de tirer
son premier coup de feu à la fin de 1816. Il se disait ancien canonnier et
vigneron : Je suis du peuple, écrivait-il ; je ne suis pas des hautes classes ; j'ignore leur langage
et n'ai pas pu l'apprendre : soldat pendant longtemps, aujourd'hui paysan,
n'ayant vu que les camps et les champs. Cet ancien soldat qui se posait en dévot de la vieille gloire
nationale avait été, sous l'Empire, un officier mécontent de son métier et
médisant de ses chefs, se dérobant au service et aux campagnes pour passer
son temps dans les bibliothèques, se moquant de la gloire, et prenant la
guerre par son côté le moins grandiose. Ce paysan
qui prétendait être du peuple était un lettré
de la famille de Montaigne ; un délicat qui avait pour devise : Peu de matière et beaucoup d'art ; un écrivain
façonnant à ce point sa prose polie, courte et scandée, qu'il en débitait, de
mémoire, des fragments à ses amis ; un railleur qui aiguisait avec amour les
traits de ses sarcasmes ; un érudit fier d'être l'un des cinq ou six hommes qui savaient le grec[22] ; un critique
exigeant, difficilement content de lui, plus difficilement encore des autres,
trouvant volontiers tout banal ou médiocre ; un raffiné qui méprisait les
hommes et qui avait en tout le goût de l'élite ; en un mot, un aristocrate de
l'intelligence s'il en fut jamais. Il était trop sceptique pour qu'on lui supposât une conviction ou même une grande passion politique. Mais son humeur était quinteuse, chagrine, encore aigrie par les souffrances d'un ménage mal assorti. Peut-être lors de la première explosion de la réaction religieuse et royaliste, avait-il été gêné ou agacé par quelque petite vexation locale. Les choses prenaient naturellement dans son esprit une tournure humoristique et burlesque ; l'ultra-royalisme lui apparut sous ce jour. Il y vit de quoi tenter une verve satirique jusqu'ici sans emploi, et le voilà devenu pamphlétaire. N'attendez pas qu'il aborde les hautes et graves questions de politique. Il s'engageait par les petits côtés, tiraillant, embusqué derrière sa haie, contre le capucin, le noble ou l'homme de cour ; guerre méchante et perfide, qui, sous d'humbles apparences, s'attaquait à la Restauration par l'un des points les plus sensibles. Bien que son talent fût trop délicat pour la foule, Courier trouvait moyen de se faire entendre d'elle, en s'adressant, dans la forme la plus exquise, aux préjugés les plus vulgaires et aux plus basses passions. Il se sentait encouragé à poursuivre son œuvre par le plaisir d'artiste qu'il y trouvait et aussi par les applaudissements des spectateurs. On surprend, en effet, ce dédaigneux, mordant comme les autres à la popularité, sans cesser pour cela de mépriser les hommes. cc Je peux dire que je suis bien avec le public, écrivait-il, non sans une satisfaction presque naïve ; et il ajoutait : Le peuple m'aime ; savez-vous ce que vaut cette amitié ? Il n'y en a point de plus glorieuse ; c'est de cela qu'on flatte les rois. Quel était l'idéal politique de Courier ? Il n'était pas impérialiste, bien qu'il s'adressât souvent à la fibre militaire. Il n'était pas républicain, encore moins démocrate. Ses préférences auraient été pour une monarchie bien bourgeoise, aussi peu magnifique que possible. Il désirait un gouvernement qui fût comme le coche qu'on paye et qui doit nous mener, non où il veut, mais où nous prétendons aller. Il faisait d'ailleurs souvent l'éloge du duc d'Orléans, et exprimait en termes mystérieux le vœu qu'il fût maire de la commune. Les pamphlets de Paul-Louis ne sont pas cependant ce que la littérature a produit de plus redoutable contre la Restauration. Dès la fin de 1815, circulaient des chansons satiriques, vives attaques contre ce qui touchait de plus près à la royauté, notamment contre la noblesse et le clergé. Un volume de ces pièces légères avait paru à cette époque ; d'autres étaient publiées dans la Minerve. L'auteur, petit employé des bureaux de l'Université, n'était connu que pour avoir rimé sous l'Empire quelques gaudrioles ; son nom était Béranger. Homme d'apparence simple, l'air fin et rustique, affectant d'être du populaire, et cachant, par une sorte de vanité à rebours, la particule qui précédait son nom ; nature espiègle et taquine, esprit peu élevé, mais fort avisé ; feignant d'éviter le bruit, de dédaigner la mise en scène, en réalité la soignant plus adroitement que tout autre ; jouant le naïf, quoiqu'il n'eût rien de cette fraîcheur de cœur et d'imagination, de cette franchise de sentiment qui sont au fond de la vraie naïveté. Parmi les défenseurs naturels du régime qu'il attaquait, quelques-uns l'accueillaient au début avec cette curiosité frivole et indulgente que la cour alitait montrée, avant 89, pour Beaumarchais et pour son Mariage de Figaro. Parfois, dans les salons où Béranger disait lui-même ses chansons inédites, il se trouvait à côté de M. Anglès, le préfet de police[23]. Lors de la publication de son premier volume, on avait parlé devant le roi d'enlever au chansonnier la place qu'il occupait dans l'administration. Il faut pardonner bien des choses à l'auteur du Roi d'Yvetot, avait dit en souriant Louis XVIII. C'était se méprendre sur la force offensive de ces chansons alertes, mordantes, et de ces refrains habilement calculés pour enflammer les esprits avec la rapidité d'une traînée de poudre. Le talent du poète a été surfait par ses admirateurs, mais il était incontestable. Telle de ses bluettes était, au point de vue de l'art, un rare modèle de sobriété gracieuse, de mesure et de finesse. Presque toutes étaient admirablement conçues pour le dessein politique qu'elles devaient servir. On était loin de la vieille chanson gauloise avec son abandon, sa gaieté folâtre, sa malice sans méchanceté. C'était une œuvre plus sèche, plus étudiée : singulier mélange d'épigrammes détournées et d'injures directes, souvent grossières, où l'auteur paraissait froidement songer moins à provoquer le rire qu'à faire du mal. Avec la hardiesse effrontée du gamin de Paris, ignorant comme lui le respect, l'innocence, la pudeur, il se plaisait à éclabousser les armoiries des équipages, à jeter des pierres dans les vitres des palais royaux, à narguer la croix des églises. En réalité, il s'en prenait à tout ce qui était le fondement social de la monarchie, éveillant dans le peuple et la bourgeoisie les préjugés les plus dangereux, les haines les plus malfaisantes. Béranger a toujours servi et flatté les instincts de la foule beaucoup plus qu'il ne les a dirigés ; il mettait un soin particulier et une rare habileté à rester toujours aussi bas que son public. De là le côté égrillard, polisson — le mot est de lui — de beaucoup de ses chansons. Ce n'était pas de sa part légèreté de jeunesse, ardeur de plaisir, entraînement de passion ; c'était quelque chose de plus laid et de plus sale, comme la corruption d'un don Juan d'estaminet, ou le libertinage d'un sexagénaire blasé[24]. Un jour qu'il voulait s'excuser, le chantre de Lisette a révélé cyniquement son calcul. Ces obscénités étaient, a-t-il dit, des compagnes fort utiles données aux graves refrains et aux couplets politiques. Sans leur assistance, je suis tenté de croire que ceux-ci auraient bien pu n'aller ni aussi loin, ni aussi bas, ni même aussi haut, ce dernier mot dût-il scandaliser les vertus de salon. Honnête façon de solliciter l'attention et de mériter la confiance du peuple ! Quelle cause servait-il par de si tristes moyens ? Il détestait les Bourbons : on serait même tenté de voir là tout son programme. Quoi que ces princes eussent fait, il eût travaillé à les renverser. On peut dire de lui, comme de son ami Manuel, que nul ne les a haïs d'une haine plus implacable et plus meurtrière. Mais qu'aimait-il ? que voulait-il ? On l'a appelé le poète libéral. Singulier libéral qui, à son aise sous le premier Empire, n'a senti la liberté lui manquer que quand la Restauration eut relevé la tribune et affranchi la presse ! S'il a eu une passion, ce serait plutôt celle de l'égalité, de cette égalité envieuse qui s'accommode fort bien du césarisme. Il amis aussi parfois une sorte de coquetterie à laisser croire qu'il était républicain ; mais tel n'était pas son vrai sentiment[25]. Au fond, Béranger était bonapartiste. Quand il attaquait la royauté, c'était en évoquant et en exaltant les souvenirs militaires du règne précédent. N'était-ce pas piquant de voir cet homme qui, sous l'Empire, avait été un conscrit réfractaire, un fidèle du Caveau, le chantre des joies pacifiques du royaume d'Yvetot, se plaire désormais aux refrains de gloire et de victoire ? Quoi qu'il en soit, nul n'a plus contribué, sous la Restauration, à créer et à répandre la légende napoléonienne. Peu importe qu'il ait glissé des réserves, par égard pour son renom républicain, et qu'il ait donné à son bonapartisme une teinte démocratique ; peu importe qu'il ait chanté, — non l'empereur enveloppé dans sa pourpre, escorté par ses maréchaux, ou le héros perdu dans les nuages de l'apothéose, — mais le petit caporal revêtu de sa redingote grise, coiffé de son chapeau traditionnel, aux allures familières, entouré du paysan, du soldat, du petit peuple. Cette dernière légende était plus dangereuse encore que l'autre, et elle devait empoisonner l'esprit des foules. D'ailleurs, Napoléon a toujours été grandissant dans l'imagination de Béranger, si bien qu'il devait finir par lui apparaître comme le Messie armé envoyé par Dieu au monde croulant. Plus tard, quand l'Empire est revenu, grâce en grande partie à l'œuvre du chansonnier, celui-ci lui a fait bonne figure, sans cependant trop se compromettre[26]. Aussi, en 1857, Napoléon III reconnaissant a fait rendre un hommage solennel au poète national, lors de sa mort, et les critiques officiels l'ont justement revendiqué pour leur parti[27]. Seulement, par l'effet de cette merveilleuse habileté avec laquelle Béranger avait, de tout temps, soigné sa popularité auprès des hommes de gauche, les républicains l'ont pleuré aussi comme un des leurs. On a même vu, ce qui est plus inexplicable, M. de Rémusat le célébrer comme l'Alcée de la France libérale ; type pur et vif de ce que l'on veut que la France ne soit plus, ajoutait-il, en faisant allusion au gouvernement d'alors. Cependant l'heure de la réaction est enfin venue. Des mains honnêtes et hardies ont secoué et renversé l'idole, non sans faire crier les dévots de ce culte au scandale et au sacrilège. La besogne n'a pas été faite seulement par des adversaires politiques. D'autres y ont contribué, venus de la démocratie ou de la libre pensée[28]. Le renom usurpé de grand poète a été ramené à une plus juste mesure. Le caractère surtout a été dévoilé. Il n'a plus été question de ce Béranger, cher à tous les Prudhommes bourgeois ou démocrates, patriote ému, philanthrope au cœur sensible et indulgent, trinquant avec le vieux soldat, présidant aux plaisirs de guinguette avec l'air d'un Franklin attendri. On a montré à nu le faux bonhomme, malicieux, haineux, d'inspiration basse et d'esprit étroit, plus corrupteur encore que corrompu, d'une prudence égoïste, hardi dans l'attaque, lâche devant la responsabilité ; nullement libéral et foncièrement bonapartiste, n'ayant eu qu'un but, faire le plus de mal possible aux Bourbons qu'il détestait, en s'arrangeant à lui-même la petite vie la plus douce et la moins compromettante ; courtisan habile, mais courtisan de la popularité, toujours occupé à soigner son rôle, et d'une adresse merveilleuse à mener la barque de sa réputation à travers le flux et le reflux de la faveur des foules. Proudhon, avec sa franchise d'irrégulier, est venu donner le dernier mot en résumant ainsi l'œuvre du personnage : Il a servi la Révolution, mais il a fait baisser le sens moral et dérouté le sens politique. § 8. — LE LIBÉRALISME BONAPARTISTE. Avec Béranger, on a touché du doigt l'une des plaies de l'opposition prétendue libérale, le bonapartisme. Le mal n'est pas toujours aussi patent, ni aussi aigu. Néanmoins, on le retrouverait à des de- grés divers chez presque tous les hommes de gauche. Les plus ennemis du césarisme en apparence n'avaient pas échappé à la contagion. Pourquoi par exemple Benjamin Constant, réimprimant, vers 1817, un choix de ses principales œuvres, se gardait-il d'y mettre la plus éloquente, son fameux pamphlet publié contre Napoléon en 1813 : De l'esprit de conquête et de l'usurpation ? M. Laboulaye, son panégyriste, est obligé de confesser que c'était pour ne pas déplaire à ses nouveaux alliés, les impérialistes. Avoir été fonctionnaire sous les Cent-Jours était un titre pour être porté à la députation par les indépendants, et un journal satirique du temps représentait un candidat s'écriant avec une surprise indignée : On prétend que je ne suis pas libéral, moi qui ai servi dans les mameluks ! Nul ne saurait s'étonner, du reste, que tant d'anciens bonapartistes se soient transformés en libéraux après 1815, quand on voit combien de libéraux de cette époque deviendront plus tard bonapartistes. Pour ne s'en tenir qu'au barreau, ne retrouvera-t-on pas parmi les hauts dignitaires et les instruments les plus dociles de Napoléon III presque tous les jeunes avocats dévoués aux idées de la gauche sous la Restauration, MM. Barthe, Dupin, Delangle, Boinvilliers, Mocquart, Chaix d'Est-Ange, Boulay de la Meurthe ? C'est surtout dans la presse qu'apparaissait, avec une sorte de cynisme, l'alliance, on pourrait dire la fusion, des deux partis. Le plus important des journaux opposants était, sans contredit, le Constitutionnel, fondé en 1815, sous le patronage de Fouché. Ce que le Siècle devait être sous le second Empire pour la démocratie du suffrage universel, le Constitutionnel l'était pour la petite bourgeoisie censitaire ; il flattait ses prétentions, servait ses haines dans ce qu'elles avaient de plus mesquin et de plus étroit ; il mangeait du prêtre et du noble chaque matin, mais avec une sorte de décence littéraire qui convenait à ce public ; il ne se piquait pas d'une chevalerie qui eût été peu comprise de ses lecteurs, et se proclamait, au contraire, le journal des intérêts et des besoins ; aussi la caricature lui avait-elle donné pour blason un pain de sucre et un bonnet de coton : railleries que son succès matériel l'aidait à dédaigner ; ses actions sur lesquelles on n'avait versé que 500 fr. en valurent bientôt 100.000. Les rédacteurs de cette feuille offraient un édifiant mélange de bonapartistes et de révolutionnaires. Les plus en vue étaient trois écrivains qui ont fait partie de l'Académie française, MM. Jay, Tissot et Étienne. Leur passé est curieux à observer. M. Jay avait été, jusqu'en 1810, attaché comme précepteur à la maison de Touché, puis chargé par le duc de Rovigo de faire, pour l'empereur, des rapports sur la presse étrangère, enfin placé d'autorité par Napoléon à la tête du Journal de Paris. M. Tissot, membre du club des Cordeliers en 92 et 93, avait été poursuivi comme terroriste après le 9 thermidor, et repoussé par le Directoire pour opinions trop avancées ; sous l'Empire, il était devenu le familier et l'obligé de Fouché ; en 1810, lors de la réorganisation des journaux, le ministre de la police lui avait confié la surveillance de la Gazette de France. M. Étienne avait été le protégé du duc de Bassano ; nommé, par la faveur particulière de l'empereur, censeur et rédacteur en chef préposé au Journal de l'Empire — ainsi s'appelait alors le Journal des Débats —, il avait fini par être élevé au poste important de chef de la division de la presse au ministère de la police, et était devenu du reste fort impopulaire dans l'exercice de ses fonctions. A côté et au-dessous de ces trois rédacteurs, on pourrait aussi nommer M. Gémond, ancien juré révolutionnaire et juge de Marie-Antoinette, et M. de Saint-Albin, qui avait été ami de Danton et de Camille Desmoulins. Avec ce personnel, le journal se disait libéral et travaillait pour l'Empire. Il célébrait chaque mort de vieux grognard, avec la même piété que la Quotidienne pleurait les anciens émigrés. Parfois, surtout dans les premières années, il affectait hypocritement d'attaquer Napoléon ; mais ce n'était qu'une apparence. A voir les passions auxquelles il faisait appel, la manière dont il distribuait les éloges et le blâme, son dessein évident et très-arrêté était de servir la cause impériale. Le Constitutionnel n'était pas une exception. Sur une vingtaine de feuilles périodiques de gauche, à peine en comptait-on deux ou trois qui fussent hostiles à l'Empire. De ce nombre était le Censeur. Indigné, dans sa sincérité, de la palinodie des bonapartistes, il conseillait à ses lecteurs de se défier des hommes qui semblaient embrasser la liberté parce que le pouvoir d'opprimer leurs concitoyens leur était enlevé. — Qu'on y prenne garde, ajoutait-il ; celui qui n'aime la liberté que parce qu'il ne trouve pas à vivre dans l'arbitraire ne saurait appartenir longtemps à la nouvelle cause qu'il paraît avoir embrassée. Le spectacle de ces anciens instruments de la censure et de la police impériales, devenus dans la presse les champions intolérants de la liberté, avait en effet de quoi dégoûter les honnêtes gens. Personnages impudents, a dit M. Prévost-Paradol, qui, n'ayant rien eu à redire à la constitution de l'an VIII, trouvaient leur grande âme à l'étroit dans la charte constitutionnelle ; qui, ayant approuvé qu'on mît au pilon les œuvres de madame de Staël, s'indignaient des moindres entraves opposées à la liberté d'écrire ; qui, ayant envahi, sans forme de procès, dépouillé et administré des journaux pour le compte de la police impériale, pouvaient à peine supporter, quelques années plus tard, qu'un jury réprimât les excès de la presse ; que ne blessait pas sous l'Empire l'image des prisons d'État et des détentions sans jugement, mais que révoltaient, sous la Restauration, les moindres précautions prises contre le fléau renaissant des conspirations militaires. Si les impérialistes se prêtaient à jouer une comédie qui, hors du pouvoir, ne leur coûtait guère, les indépendants de leur côté aidaient leurs alliés à réveiller les souvenirs et les rancunes du militarisme napoléonien. A ce jeu, l'Empire ne perdait pas. Au début, les bonapartistes avaient dû feindre de désavouer l'empereur pour se faire croire libéraux. Bientôt ce fut au tour des libéraux d'être contraints de concourir à la glorification de Napoléon. Il suffit de regarder les titres des publications patronnées alors par l'opposition : Victoires, conquêtes et revers des Français ; les Fastes de la gloire ; l'Almanach des guerriers, ou De la gloire pour tous les jours ; Une victoire par jour, ou le Calendrier militaire, etc. On remuait le patriotisme du vieux soldat, on caressait ses passions, on envenimait ses regrets. Ce n'étaient que vaudevilles en l'honneur des braves. Une invention nouvelle, la lithographie, contribuait puissamment, entre les mains habiles de Charlet et plus tard de Raffet, à vulgariser cette légende guerrière. Toutes les industries s'en mêlaient, et il y avait jusqu'à des mouchoirs patriotiques où étaient représentés les hauts faits du grand capitaine. On répandait à profusion les brochures de Chatelain dont tout l'art consistait à placer systématiquement dans un cadre vulgaire, d'un côté un émigré bête et poltron, un curé méchant et hypocrite, un fonctionnaire intrigant et bas, de l'autre un paysan acquéreur de biens nationaux, un philosophe de village, pleins, tous deux, d'intelligence et de droiture, et surtout un ancien officier qui n'avait qu'à froncer le sourcil pour faire trembler le gentilhomme. Les libéraux clairvoyants ne devaient pas se dissimuler qu'une telle propagande profitait surtout au bonapartisme. Mais leur haine étouffait leur prudence. Ils voyaient seulement, dans cette évocation de la gloire impériale, le moyen de destruction -le plus puissant et le plus immédiat qui pût être employé contre la Restauration. Les thèses de liberté n'eussent, en effet, échauffé que quelques bourgeois ou jeunes gens des écoles. La thèse du patriotisme irrité avait écho dans des couches plus étendues et plus profondes. Le licenciement de l'armée, en 1815, avait jeté dans tout le pays une population militaire, regret-. tant le passé dont elle avait oublié les souffrances et ne se rappelait que les glorieux enivrements, mécontente du présent, attribuant la défaite de l'empereur à la trahison, l'invasion aux Bourbons, et ne rêvant que de prendre contre la royauté d'abord, contre l'étranger ensuite, la revanche de Waterloo[29] ! C'est le type connu du vieux soldat qui racontait avec orgueil, aux paysans de son village, ses campagnes sous le grand homme, ou de l'officier à demi-solde, souffrant de sa carrière brisée, oisif, souvent exposé au dénuement, instrument prêt à toutes les agitations et à tous les coups de main. Cette armée licenciée constituait alors la seule démocratie militante sur laquelle pût s'appuyer utilement une opposition factieuse. Le reste du peuple qui n'était pas électeur s'occupait peu des affaires de l'État, et la gauche ne pratiquait pas encore la politique populaire à laquelle devait la conduire plus tard la poursuite ou la possession du suffrage universel[30]. Parfois les opposants, même les plus haineux, se montraient inquiets des sentiments auxquels il était fait ainsi appel. Le général Lamarque leur répondait alors : Il n'est avec la masse du peuple qu'un point de contact, c'est le souvenir de la gloire passée, à laquelle le plus mauvais hameau, la plus petite cabane ont pris une part active ; car dans tous les hameaux, sous le toit de toutes les cabanes sont les guerriers de la vieille armée... Ils ignorent sans doute cette disposition de la nation, les d'Argenson, les Bignon, les Chauvelin qui ne cessent de répéter qu'on parle trop de l'armée, qu'on s'occupe trop de nos victoires passées. Qu'ils sachent que c'est la seule manière de parler à l'immense majorité de la nation, que les théories les plus brillantes, l'argumentation la plus pressée, les épigrammes les plus spirituelles, sont entendues seulement dans les salons de Paris et de quelques notables de nos petites villes. Que les vieux soldats ou les officiers licenciés fussent émus et soulevés par cette propagande, nul ne saurait en être surpris, et ne pourrait beaucoup leur en vouloir. A leurs passions se mêlait une part de patriotisme ; le préjugé qui leur faisait associer les Bourbons aux revers de la France venait souvent de l'ignorance plutôt que de la mauvaise foi. L'attitude de certains royalistes était faite d'ailleurs, presque autant que les excitations des libéraux, pour entretenir ce préjugé. Les coupables contre lesquels l'histoire doit réserver sa sévérité sont les meneurs de cette triste et funeste campagne. Ce sont les césariens, hypocritement travestis en libéraux, qui ne voulaient pas permettre à la France de se remettre par la paix des désastres où ils l'avaient deux fois précipitée. Ce sont les libéraux, imbéciles par passion, qui, pour satisfaire leur haine contre les Bourbons, aidaient à créer une légende impériale dont la liberté serait la première à souffrir. Que de chemin ils avaient fait depuis qu'en 1814, La Fayette avait repoussé l'idée d'une opposition, par cela seul qu'il aurait fallu s'allier aux bonapartistes ! Une telle opposition, avait-il écrit alors à Jefferson, illibérale dans son principe, serait désastreuse dans ses résultats. Quelle est' donc l'idée, quel est le mot, qui peut servir de cri de combat à cette monstrueuse coalition, et maintenir unis des partis si dissemblables ? Ce n'est pas la liberté si les libéraux en avaient souci, ils se garderaient d'ébranler la royauté ; quant aux bonapartistes, on sait quel cas ils en faisaient. Ce n'est pas la république : personne n'ose même en prononcer le nom. Ce n'est pas la monarchie de Napoléon H, du prince d'Orange, du prince Eugène ou du duc d'Orléans : chacune d'elles peut avoir ses partisans ; aucune ne satisferait les partisans des autres. Le drapeau commun, c'est la Révolution. Il eût été de l'intérêt de la France, et particulièrement de la liberté, de mettre fin à la Révolution par une politique d'apaisement qui, tout en maintenant la partie utile et irrévocable de l'œuvre de 89, eût effacé les divisions du passé, calmé les ressentiments et garanti l'avenir contre toute secousse violente. Au lieu de cela, on affecte de croire la Révolution menacée par les Bourbons, et l'on prétend la défendre, la continuer, la développer, non-seulement dans ce qui est légitime et acquis, mais dans son esprit mauvais, ses préjugés, ses haines. On s'empresse d'exploiter dans ce dessein les sottes provocations de quelques ultras, alors combattus par le gouvernement, et qui menacent, beaucoup plus en parole qu'en action, les intérêts de la société nouvelle. Sur ce terrain détestable de la défensive et de l'offensive révolutionnaires, bonapartistes et libéraux se trouvent réunis pêle-mêle, confondant, par crainte vraie ou feinte de l'ancien régime et par haine des Bourbons, 1789 et Napoléon. État d'esprit singulier qu'il faut se représenter, si l'on veut avoir lé secret de ces alliances. Oserait-en affirmer que cette aberration a pleinement disparu aujourd'hui ? En tous cas, elle a duré longtemps, car M. Quinet en était encore possédé quand il écrivait en 18410 : La blessure de la France, la voici : la bataille de la Révolution française a duré trente ans ; victorieux au commencement et pendant presque toute la durée de l'action, nous avons perdu la journée vers le dernier moment. Cette bataille séculaire ressemble à celle de Waterloo, heureuse, glorieuse jusqu'à la dernière minute ; mais c'est cette minute qui décide de tout. La Révolution a rendu son épée en 1815. § 9. — LE CENTRE GAUCHE. Celle opposition de gauche, chaque jour plus âpre, plus menaçante,
plus nettement antidynastique, rendait difficile la continuation, impossible
le succès de la politique de transaction, de pacification et de confiance
libérale qui avait été inaugurée après l'ordonnance de 1816. L'honnête duc de
Richelieu était stupéfait et indigné. On lui entendait souvent répéter : Est-ce qu'il n'y a pas moyen de rompre cette alliance
monstrueuse des libéraux et des bonapartistes ? Mais tous ses efforts
échouaient. Voyant à gauche, et non sans raison, une menace de révolution, il
en tenait à se demander si, pour l'écarter, il ne fallait pas se rapprocher
de la droite. Il sentait d'ailleurs que ce péril croissant éveillerait chez
le roi et chez les amis les plus éclairés de la monarchie des alarmes qu'il
serait impuissant à maîtriser. Pendant l'attente anxieuse des élections
partielles de 1818, il écrivait à M. Decazes : Si
par malheur il vient à sortir de l'urne des noms révolutionnaires, j'aurai
beau me servir des arguments que vous me donnez, personne ne voudra me croire.
Et après les élections qui avaient réalisé ses inquiétudes : Nous avons battu l'aile droite, disait-il, elle est à terre laissons-la en repos, et réunissons nos
forces contre l'aile gauche, bien autrement redoutable ; car elle a ses
réserves derrière elle. Le résultat le plus clair de ces deux
premières années d'opposition avait donc été de porter le trouble et le
découragement chez ceux qui s'étaient si loyalement dévoués à fonder la
liberté et à assurer la paix sociale, en réconciliant la France nouvelle et
la vieille royauté. Leur déception était d'autant plus douloureuse, qu'ils ne voyaient même pas leur conduite approuvée et secondée par ceux qui auraient dû, semble-t-il, être leurs plus fermes soutiens. En dehors des hommes de gauche, qui se disaient sans droit les libéraux, étaient d'autres vrais libéraux, groupés autour de MM. Royer-Collard, Camille Jordan, de Serre, le duc de Broglie, et qui eux voulaient sincèrement la monarchie et la liberté. On les appelait souvent les doctrinaires, et ils constituaient l'élément dirigeant du centre gauche[31]. Au début, ils avaient soutenu le ministère du duc de Richelieu, mais en l'excitant contre la droite, où ils voyaient le seul danger, et en l'attirant le plus possible vers la gauche. A leur avis, il n'y avait et ne pouvait y avoir que deux grands partis : les libéraux et les réactionnaires. Chaque jour ces auxiliaires étaient devenus plus exigeants, plus incommodes. Méconnaissant les transactions et les temporisations nécessaires, ils voulaient arriver tout de suite au plenum de liberté qui formait leur idéal constitutionnel. Ils se plaignaient notamment que les ministres n'eussent pas écarté des fonctions publiques quiconque était soupçonné de sympathie pour les royalistes de 1815. Au moindre dissentiment, ils s'exprimaient sur le cabinet avec une sévérité parfois fort rude. La vivacité d'âme de Camille Jordan lui faisait même apporter dans la controverse une passion et un défaut de mesure qui contrastaient avec sa bonne foi, la pureté de ses intentions, la modération réelle de ses principes, l'aimable douceur et la tendresse candide de son caractère. Il dénonçait, en 1817, comme cause du malaise, la politique du centre droit, et la qualifiait d'hérésie doucereuse, de constitutionnalisme incertain, équivoque, bâtard. La gauche applaudissait, s'emparait de ces mots et en faisait aussitôt ses cris de combat. Les ministériels, par contre, étaient blessés, et Louis XVIII, dans son irritation, appelait M. Royer-Collard et son ami les confrères en trahison. Du reste, il semblait que les doctrinaires, même quand ils étaient satisfaits, craignissent de se compromettre en soutenant trop le ministère : ils consentaient à être ses protecteurs, non à se montrer ses partisans. Dans cette attitude réservée et quelque peu orgueilleuse, apparaissait le caractère particulier de l'homme le plus considérable de ce groupe, M. Royer-Collard. Originale et puissante figure que celle de ce bourgeois de souche janséniste, à la taille haute, à la démarche majestueuse, au visage austère et un peu abrupt, au regard tombant de haut, à la bouche dédaigneuse, d'une constitution robuste qui ajoutait à l'énergie de son âme, ardent et ferme, inaccessible aux faiblesses mesquines, non aux passions tenaces, peu porté à se défier de lui-même, ne sentant rien faiblement et ne cherchant ni à maîtriser, ni à cacher ce qu'il sentait, s'y livrant au contraire avec impétuosité, disant tout haut ce qu'il pensait de tout le monde, et, par fierté démocratique, ne se gênant nulle part, ni pour personne. A quatre-vingts ans, il aimait à répéter : J'ai toujours été une mauvaise tête. Les courtisans se regardaient, étonnés et souriant, quand ils le voyaient, en présence du roi, se moucher bruyamment dans son grand foulard rouge qu'il déployait tranquillement comme s'il eût été chez lui. M. Royer-Collard avait l'esprit imposant. Sa parole était grave ainsi que sa pensée, un peu dogmatique et altière, mais coulée en bronze. A la tribune, et surtout dans la conversation, il se mêlait parfois, à la dignité habituelle de son langage, une ironie sentencieuse et redoutable qui, d'un seul trait, emportait la pièce. D'une absolue droiture d'intention, désintéressé de toute ambition vulgaire, mais non d'une sorte d'égoïsme élevé qui lui faisait placer très-haut le soin de sa personnalité politique et de son intégrité doctrinale, il marchait de son pas, sans s'inquiéter s'il suivait les autres, ni si les autres le suivaient. Impitoyable pour ceux qui se trouvaient ainsi séparés de lui, il ne laissait jamais passer un acte en désaccord avec ses vues propres sans le noter d'un blâme, le blâme dût-il atteindre un cabinet pour lequel il avait estime et confiance, et qu'il eût eu intérêt à soutenir. Du reste, il redoutait pour son propre compte l'action et la responsabilité ; il ne voulait être ni ministre, ni même ministériel, et trouvait plus commode le rôle de critique indépendant et d'oracle irresponsable. Être écouté lui suffisait. Là est le côté faible de cette noble et forte nature. Aussi, après avoir eu un grand renom, une rare puissance morale, il n'a laissé en mourant aucun écrit, aucune œuvre ; et avec les vues les plus élevées et les plus pures, son action politique n'a pas toujours été utile à cette double cause monarchique et libérale qui lui tenait tant au cœur. Les doctrinaires n'avaient donc apporté d'abord qu'un concours précaire et disputé au ministère du duc de Richelieu. Ils allèrent bientôt plus loin. Quand le cabinet, justement effrayé de la gauche, voulut, vers la fin de 1818, revenir un peu à droite et modifier la loi électorale dans un sens conservateur, ils s'en séparèrent ouvertement. Le duc de Broglie, qui était l'un des amis de M. Royer-Collard, a reconnu plus tard, avec une haute loyauté, que cette scission avait été une faute capitale. Du moment, dit-il, où l'on acceptait la Restauration, il fallait traiter avec elle sans humeur, sans dédain, sans impatience, tenir compte de ses côtés faibles, louvoyer pour ainsi dire entre ses écueils ; il ne fallait ni s'étonner, ni se plaindre des incertitudes et des préjugés auxquels on se heurtait. C'était, ajoute-t-il, une bonne fortune inespérée d'avoir trouvé un roi tel que Louis XVIII, un président du conseil tel que le duc de Richelieu, des ministres tels que ses collègues ; il les fallait conserver comme la prunelle de l'œil ; il fallait non-seulement les maintenir, mais les maintenir dans leurs bonnes dispositions, ou naturelles, ou de circonstance ; et pour cela, il fallait même leur passer beaucoup de fautes ; on n'est un parti politique qu'à ce prix ; on ne garde qu'à ce prix le terrain gagné. Le duc de Broglie constate d'ailleurs que M. de Richelieu ne s'effrayait pas sans motif, que la loi électorale, bonne en principe, était sur certains points imprudente et portait évidemment des fruits révolutionnaires. Aussi, déclare-t-il en terminant une si honorable et si rare confession, que ses amis et lui avaient été inexcusables de sacrifier le ministère Richelieu au maintien de la loi sur les élections[32]. Combattu par la gauche, qui suivait sa criminelle tactique de renversement, abandonné par le centre gauche, le ministère dut enfin renoncer à continuer l'œuvre de conciliation libérale et monarchique, entreprise en 1816, avec quelques illusions peut-être, mais avec un patriotisme clairvoyant ; et, en décembre 1818, le duc de Richelieu quittait le pouvoir, suivi par MM. Lainé et Pasquier. § 10. — L'OPPOSITION ET M. DE SERRE (1819). On aurait pu s'attendre, après la retraite du duc de Richelieu, à une évolution du gouvernement vers la droite ; mais, malgré des tentatives dans ce sens qui alarmèrent vivement la gauche et durent lui faire comprendre la témérité coupable de sa conduite récente, la crise aboutit, au contraire, à la constitution d'un ministère plus libéral encore que le précédent. Des hommes du centre gauche, M. de Serre, le général Dessoles, le baron Louis, M. Portal, remplacèrent les ministres sortants. Une occasion nouvelle, inespérée, était donc offerte à la gauche de revenir à résipiscence et de réparer ses fautes. M. de Serre, le plus important des nouveaux ministres, était alors dans l'ardeur singulièrement pure et généreuse, trop généreuse même, de son optimisme réformateur. Il rêvait de résoudre tous les problèmes par la liberté, de désarmer les partis hostiles par la confiance. S'il péchait, c'était par excès de condescendance envers la gauche. Pour vaincre au Luxembourg toute résistance de la droite, on fit une fournée de soixante pairs, parmi lesquels vingt-deux étaient d'anciens pairs éliminés après les Cent-Jours. De nombreux changements parmi les préfets, les conseillers d'État, les commandants de la garde nationale, mirent partout les libéraux à la place des fonctionnaires suspects d'indulgence pour les ultras. Une œuvre plus utile et plus durable fut la présentation de ces grandes lois sur la presse qui, du premier coup, ont donné le dernier mot de la liberté en cette matière ; si bien que les gouvernements suivants y ont seulement ajouté, les uns après les autres, des restrictions et des garanties répressives. Des commissions composées d'hommes indépendants et éclairés préparaient, dans le même esprit, plusieurs lois sur les institutions municipales et départementales, sur la composition du jury, sur la liberté individuelle, sur la réforme du Code pénal. Pour suivre cette politique si hardiment réformatrice, le cabinet bravait l'hostilité violente de la droite, à laquelle s'était joint le centre droit, du jour où M. Lainé n'avait plus été ministre.11ne craignait même pas de s'exposer aux représentations de la diplomatie étrangère qui, depuis 1815, prétendait avoir son avis à donner dans nos affaires intérieures. Jamais gouvernement n'avait accordé tant de gages aux libéraux. Ceux-ci devaient, semble-t-il, soutenir de pareils ministres avec sollicitude : attentifs à leur éviter tout embarras, et surtout à ne fournir, par aucune imprudence, des arguments à ceux qui répétaient au roi et aux royalistes qu'on les menait grand train à la révolution. Telle eût été en effet leur conduite, si leur principal souci avait été celui de la liberté ; mais, par passion chez les uns, par faiblesse chez les autres, ils obéissaient à un sentiment différent : plus que jamais, leur conduite était inspirée par une arrière-pensée antidynastique. Dans les premières heures qui suivirent la formation du
ministère du 30 décembre 1818, comme naguère après l'ordonnance de 1816, la
gauche applaudit : elle promit presque son appui. Était-ce sentiment du
danger de réaction auquel elle venait d'échapper ? Était-ce habileté perfide
pour exciter et compromettre les nouveaux ministres ? Il est inutile de le
rechercher. Mais quelques jours s'étaient à peine écoulés, qu'elle redevenait
exigeante et mécontente. Il lui fallait des places pour tous les affamés de
son parti ; tellement que ses convoitises excitaient l'indignation et le dégoût
de l'honnête Censeur. Aux quelques élections isolées qui eurent lieu
en mars 1819, elle porta et fit triompher contre le ministère des candidats
d'une hostilité patente, entre autres M. de Corcelle, récemment revenu
d'exil, ancien colonel de la garde nationale sous les Cent-Jours, et bientôt
l'un des plus ardents conspirateurs. La Minerve commentait ces
élections avec une ironie impertinente. Le ministère,
disait-elle, a recueilli le prix de ses efforts ;
les dernières élections ont dû même surpasser son attente. Vainement
la Renommée, fondée par Benjamin Constant, tâchait-elle de modérer le
ton de l'attaque, et faisait-elle des professions de loyauté monarchique et
constitutionnelle ; vainement, tout en critiquant les ministres, les
déclarait-elle préférables à ceux qui voudraient les
remplacer : ce langage demeurait isolé. Les autres journaux de gauche
guerroyaient bien plus contre les ministériels que contre les ultras, et ne
profitaient de la liberté garantie par les lois de 1819, que pour rivaliser
d'amertume, de perfidie et de violence. Rien d'ailleurs ne montre mieux la mauvaise foi de la gauche, que la manière dont elle accueillit ces lois si hardiment libérales sur la presse. La Bibliothèque historique les présenta comme le dernier effort du despotisme aux abois, comme une insulte faite au bon sens du public et à la dignité des Chambres. Les écrivains de la Minerve, anciens censeurs de la police impériale, disaient : On donne à ces lois le nom de lois sur la liberté de la presse, à la manière des Génois qui écrivaient le mot liberté sur leurs prisons. Benjamin Constant avait rendu d'abord hommage aux projets ; mais, quelques jours plus tard, il les critiqua amèrement et énuméra les dangers qu'il y découvrait. Que s'était-il donc passé ? Les bonapartistes de la presse de gauche avaient réprimandé Constant pour sa première et trop sincère approbation ; celui-ci s'empressait de faire amende honorable. La nature seule des polémiques de presse et des conflits de tribune suffisait à révéler le parti pris d'agitation qui était au fond de l'opposition de la gauche. Si celle-ci se fût bornée à réclamer plus de liberté, on eût pu, tout en lui reprochant un défaut d'opportunité et de mesure, comprendre et excuser sa conduite ; mais ce n'étaient pas des questions de réforme qu'elle soulevait le plus volontiers ; c'étaient des questions de parti, à la fois irritantes et stériles, et entre toutes, par une préférence aveugle ou perfide, celles qui opposaient face à face la vieille société et la nouvelle, la France de l'Émigration et la France de la Révolution. L'une des plus graves alors était celle du rappel des régicides, proscrits, après 1815, avec quelques autres catégories de révolutionnaires ou de fonctionnaires impériaux. Depuis deux années, et surtout depuis le nouveau ministère, la clémence royale avait rouvert les portes de la patrie à beaucoup de ces bannis. Mais la gauche ne se contentait pas de ces grâces individuelles ; elle voulait un rappel en masse qui fût une sorte d'amende honorable et de réparation faite à la Révolution parle frère de Louis XVI. Elle provoquait, dans ce sens, tout un mouvement de pétitions. Politique rétrograde, s'il en fut jamais ! De toutes les campagnes que pouvait poursuivre la gauche, il n'en était pas qui intéressât moins le présent ou l'avenir de la liberté, ni qui fût mieux calculée pour faire avorter tout rapprochement de la monarchie avec le parti libéral, en mettant entre eux deux, comme un abîme de sang, le souvenir du 21 janvier. M. de Serre en ressentit une légitime irritation. Quand vint le jour de discuter ces pétitions à la Chambre, on le vit se lever et se diriger vers la tribune, en proie à une émotion inaccoutumée. Sa figure, déjà pâlie par l'approche de la maladie, trahissait la violence des sentiments qui l'agitaient. Il y eut un frémissement dans la salle. Chacun sentit qu'il allait se passer quelque chose de grave. Alors, an milieu du silence de la droite, à la fois satisfaite et malveillante, des libéraux consternés, le ministre prononça, au sujet du rappel des régicides, ce mot redoutable : Jamais ! De ce jour, la rupture était définitive. La gauche était d'autant plus animée contre M. de Serre, qu'elle était au fond plus mécontente d'elle-même. Quant au ministre, comment n'eût-il pas hésité et reculé en voyant l'accueil fait à ses avances ? Quelques libéraux, sans doute, se disaient constitutionnels, et auraient voulu l'être ; mais ils n'avaient ni la force ni la volonté de résister aux violents. Comme toujours dans ces partis, la queue conduisait la tête. Les bonapartistes prenaient dans l'opposition un rôle de plus en plus important ; une grande partie de la presse était entre leurs mains ; des généraux en retraite s'introduisaient dans les comités directeurs. Peut-être n'y avait-il pas encore à cette époque de conspirations proprement dites, mais pour arriver sur ce terrain ouvertement anticonstitutionnel, le dernier pas seul était à faire. M. de Serre qui, sans avoir en main de preuves juridiques, connaissait ces dispositions, se sentait autorisé, en dépit des réclamations à la fois hypocrites et violentes de la gauche, à dénoncer à la tribune une attaque concertée contre le gouvernement du roi. M. Royer-Collard lui-même, porté cependant alors à ne voir que le danger venant de l'extrême droite, déclarait aussi devant la Chambre que le gouvernement légitime avait des ennemis et que ces ennemis s'agitaient. La déception devait être grande pour M. de Serre. il avait rêvé de faire de la liberté en s'appuyant sur les libéraux. Ceux-ci lui répondaient par la révolution. On comprend l'accent plus poignant que prenait alors son éloquence. Toujours sur la brèche, se dépensant sans mesure, bien que frappé à mort par la maladie, il luttait vaillamment ; mais, trompé dans son libéralisme, effrayé dans son royalisme, indigné dans sa droiture, s'il ignorait la défaillance, il ne pouvait empêcher le découragement d'envahir son âme. Quelle responsabilité pour ceux qui éveillaient ainsi, chez un esprit généreux et confiant, les premiers doutes, sinon sur les grandes idées qu'il avait servies, du moins sur les hommes et les partis au milieu desquels il était condamné à les appliquer[33] ! § 11. — L'ÉLECTION DE GRÉGOIRE. Chaque année, depuis 1817, les élections avaient été, pour
la gauche, une occasion de se fortifier et d'accentuer davantage son
opposition. A la fin de 1819, un cinquième de la Chambre était à renouveler.
Bien loin d'être désarmée par le libéralisme du ministère, la gauche se
montra plus hostile encore. Ceux de ses membres qu'on pouvait croire modérés
firent cause commune avec les bonapartistes et les républicains. Les noms les
plus compromis furent inscrits de préférence sur les listes de candidats. On
y voyait beaucoup de généraux, manifestation première de ce militarisme
révolutionnaire qui commençait à apparaître comme le caractère le plus
dangereux et le plus détestable de l'opposition ; c'étaient, à côté du
général Foy qui, malgré son ardeur passionnée, était du moins
constitutionnel, les généraux Lamarque, Tarayre, Rey, Gérard, Sébastiani,
Sémélé, Demarsay, etc. On remarquait aussi sur les listes d'anciens sénateurs
à réputation semi-républicaine comme M. Lambrechts. Quelques esprits timides
manifestaient-ils des inquiétudes à ce sujet, les journaux de la gauche
répondaient que la crainte des bonapartistes et des
républicains était une crainte vaine. Non-seulement les indépendants
se séparaient des ministériels, mais c'était à ceux-ci qu'ils en voulaient le
plus, ne craignant pas, pour leur faire échec, de se coaliser ouvertement
avec les ultra-royalistes. Singulière façon de remercier les modérés du
centre de s'être brouillés avec la droite pour l'arrêter, en 1816, dans sa
réaction contre la gauche ! La Société des Amis de la presse décida qu'en cas
de ballottage, les électeurs libéraux devaient préférer l'ultra au candidat
du cabinet. A peine Benjamin Constant essaya-t-il timidement de combattre la
maxime : Tout plutôt que les ministériels. Le
Censeur lui-même sembla adhérer à la décision du comité. Quant aux feuilles
d'extrême droite, elles acceptèrent avec empressement l'alliance qui leur était
offerte. La gauche obtint, à ces élections de 1819, un succès plus grand
encore que dans les années précédentes. Elle gagna vingt-cinq sièges, tandis
que le centre en perdait douze. Au nombre des élus se trouvaient vingt et un
fonctionnaires ou députés des Cent jours. La Minerve raillait
agréablement la déconvenue des ministres. Parmi ces élections, il en était une dont l'immense retentissement fit bientôt oublier toutes les autres : c'était celle d'un ancien membre de la Convention, l'évêque constitutionnel Grégoire. Ce personnage n'était pas, sans doute, de ceux qui avaient été le plus loin dans la révolte religieuse et dans la démagogie politique ; prêtre, il n'avait pas reculé devant le schisme, mais il avait refusé en pleine Terreur de suivre Gobel jusqu'à l'apostasie ; représentant du peuple, il s'était trouvé engagé dans les mesures les plus violentes, mais il avait pu, à côté des montagnards, paraître presque modéré. Toutefois ses antécédents étaient assez chargés pour faire de sa nomination un sanglant outrage aux frères et à la fille de Louis XVI, à la royauté elle-même. Absent au moment du vote dans le procès du roi, Grégoire n'était pas proprement régicide ; seulement il avait tenu à s'associer au crime de ses collègues par des déclarations empreintes de la haine la plus sauvage[34]. Esprit sincère, disent ses apologistes, mais en tous cas étroit, faible, à la fois inconséquent et obstiné, ce chrétien qui se disait tolérant avait accepté les persécutions religieuses de la Convention, ce républicain avait consenti à être sénateur et comte de l'Empire. Depuis la Restauration, retiré à Auteuil, nullement molesté par le gouvernement royal qui lui avait même laissé son traitement sénatorial de vingt-quatre mille francs, il n'avait pris aucune part aux luttes politiques. Il paraissait même vivre un peu dans les nuages ; au moment de son élection, M. Laffitte étant venu l'entretenir de l'émotion générale : J'ai reçu, lui avait-il répondu, des nouvelles d'un brahmine qui m'apprend que l'esprit public fait beaucoup de progrès dans l'Inde. Par quelle maladroite et sinistre fantaisie allait-on, en 1819, chercher dans sa retraite le revenant affaibli et oublié d'un odieux passé ? Les idées courantes de la gauche à cette époque sembleraient plutôt en contradiction avec cette conduite. Les plus avancés d'alors pouvaient s'inspirer des souvenirs de 1791, de cet esprit de démocratie méfiante et irrespectueuse qui, s'il rend la monarchie impossible, n'ose pas cependant s'attaquer directement à elle. Mais ils répudiaient 1792 et 1793. Nul d'entre eux ne se serait dit jacobin où montagnard. Les Considérations de madame de Staël donnaient alors la note de l'opinion libérale sur la Révolution[35]. Plus tard seulement, on entreprendra ce travail de réhabilitation qui, de sophisme en sophisme, aboutira à l'exaltation des hébertistes et à leur réapparition pendant la Commune de 1871. Quand la lie est une fois tombée au fond, elle ne remonte pas tout de suite à la surface. Il faut un certain temps pour que, les factions enchérissant de violence les unes sur les autres afin de se dépasser et de se supplanter, les extrêmes aient leur tour. En 1819, on n'en était encore qu'à La Fayette. Les souvenirs de la Terreur étaient trop présents, et personne n'eût osé évoquer ce sanglant fantôme, si ce n'est pour le maudire. Beaucoup de libéraux auraient dit alors, comme M. Royer-Collard : Il y a deux êtres que je n'ai jamais pu voir sans un soulèvement intérieur : un régicide et un prêtre marié. Comment, en effet, tenter la justification de ces régicides, quand on rencontrait chaque jour dans les rues la duchesse d'Angoulême, portant sur son visage le souvenir et comme le témoignage vivant des agonies du Temple ! D'ailleurs, entre la gauche et les hommes de 1793, sauf quelques cas accidentels, les relations personnelles étaient en fait presque nulles. Beaucoup des régicides étaient morts ; les survivants étaient exilés depuis 1815. Quelques-uns cherchaient la solitude comme de vieux sangliers et évitaient même leurs complices. Pour les voir, il aurait fallu les chercher dans les campagnes les plus isolées de la Suisse, dans les faubourgs écartés des villes, quelques-uns jusque dans les déserts de l'Amérique ; la vue des hommes leur était à charge. Ceux qui sortaient de leur retraite paraissaient obsédés d'une seule préoccupation, justifier, expliquer le vote redoutable qui pesait sur eux ; ces juges devenus accusés se sentaient contraints de répondre à l'interrogatoire d'un tribunal invisible qui n'était autre que la conscience publique. Plusieurs conservaient cependant la vieille haine au fond de leur âme farouche ; Genevois, sur le point de mourir à Vevey, faisait approcher son domestique : Quand je serai mort, lui disait-il, et que les Bourbons auront été détrônés, tu viendras sur ma tombe, tu frapperas deux coups de canne et tu crieras : Monsieur ! nous les avons chassés ! Les plus sociables s'étaient groupés en Belgique ; un moment remarqués, ils furent vite oubliés. Ils vivaient entre eux, mais pour s'entre-déchirer, fidèles en cela, jusqu'au bout, au vieil esprit de la Convention[36]. Plus tard, en 1830, quand ces hommes rentreront en France, ils pourront juger par l'indifférence générale à quel point ils étaient devenus étrangers même à la fraction la plus avancée de l'opinion[37]. La séparation que les événements avaient creusée entre les hommes de la Convention et ceux du nouveau libéralisme rend donc plus inintelligible et plus injustifiable l'inspiration haineuse et insolente qui avait fait choisir Grégoire, à la fin de 1819, pour le présenter aux électeurs de Grenoble. Les habiles, Benjamin Constant entre autres, avaient vu cette candidature avec regret. S'ils n'en ressentaient point par eux-mêmes la criminelle inconvenance, ils en comprenaient le péril. Mais cette fois, comme toujours, les modérés avaient été menés par les violents, les chefs par leurs soldats. Après quelque résistance, lé comité central avait fini par mettre l'ancien conventionnel sur sa liste, et les journaux de la gauche avaient recommandé ce candidat si connu, disaient-ils, par ses admirables antécédents. Grégoire ne réussit pas dès le premier tour de scrutin. Au second, il l'emporta sur le candidat ministériel, grâce aux voix des ultra-royalistes[38]. Le scandale fut immense. Toute la politique parut un moment se résumer dans cet incident électoral. Chez ceux qui détestaient les souvenirs révolutionnaires, et voulaient maintenir la monarchie, ce fut une impression soudaine d'effroi et d'indignation. Les feuilles d'extrême droite comprirent aussitôt le parti qu'elles pouvaient tirer de cette élection contre la politique du ministère et contre les modérés ; elles s'employèrent avec une singulière ardeur à entretenir et à exciter encore davantage l'émotion générale ; elles n'appelaient plus les libéraux que les Grégoriens. Devant cette explosion, la gauche se montrait fort embarrassée. Elle sentait trop tard qu'à son point de vue même, elle avait fait une irréparable sottise. Ses journaux ne défendaient que timidement Grégoire, et la Minerve affectait de voir seulement en lui un homme d'une piété douce qui allait défendre l'Église gallicane. Du reste, dans l'intimité, chacun rejetait sur son voisin, non sans d'amères récriminations, la responsabilité de cette téméraire et maladroite candidature. On tâcha de peser sur Grégoire pour lui faire donner spontanément sa démission ; l'entêté vieillard refusa. Quand vint à la Chambre le débat sur la validation de son élection, les députés opposants n'osèrent pas plaider ouvertement sa cause ; ils se jetèrent dans des chicanes de procédure qui n'empêchèrent pas la majorité de prononcer l'exclusion pour indignité. Il ne restait donc rien de cette campagne électorale, on plutôt il en restait un nouvel et décisif échec pour l'œuvre de conciliation libérale, inaugurée par le duc de Richelieu après 1816, reprise avec plus de hardiesse encore, à la fin de 1818, par M. de Serre. Déjà les violences et les menaces de la gauche n'avaient que trop réussi à entraver et à décourager cette politique ; l'élection de Grégoire y porta le dernier coup. Elle ne révélait sans doute, sur les haines irréconciliables et la déloyauté d'une partie de la gauche, sur la faiblesse et la lâcheté de l'autre partie, rien qu'on n'eût pu déjà discerner dans les actes antérieurs de l'opposition. Mais c'était un de ces faits simples, compris de tous parce qu'ils se traduisent par un nom propre, un de ces scandales qui saisissent vivement la conscience publique, l'éclairent aussitôt sur des dangers déjà existants, mais jusqu'alors imparfaitement perçus, l'alarment d'autant plus que l'impression est plus soudaine et plus brutale, et déterminent dans l'opinion des mouvements de réaction auxquels nul sang-froid, nulle sagesse ne sauraient résister. Dès le lendemain de cette élection, le comte d'Artois, qui s'était tenu éloigné du roi depuis quelque temps, l'aborda, en lui disant : Mon frère, vous voyez où l'on vous mène. — Oui, mon frère, répondit Louis XVIII, et j'y pourvoirai. Le ministère, déjà ébranlé, reconnut la nécessité d'incliner décidément vers la droite, notamment de changer la loi électorale, et il se modifia en vue de cette politique nouvelle. Des pourparlers furent engagés avec M. de Villèle et ses amis. Sur ces entrefaites, dans la soirée du 13 février 1820, le duc de Berry fut assassiné. Cet événement précipita davantage encore la réaction déjà provoquée par l'élection de Grégoire. Le crime était l'œuvre personnelle d'un misérable fanatique ; mais pour les écrivains royalistes, c'était une occasion de dire avec Charles Nodier : On demande si le couteau qui a tué le duc de Berry s'appelait un poignard, un tire-point, un tranchet. Je l'ai vu : cet instrument s'appelle une idée libérale. La gauche, comme ahurie, essayait à peine de résister. Le ministère subit alors une nouvelle transformation : M. Decazes se retira ; le duc de Richelieu reprit la présidence du conseil ; M. de Serre, par dévouement monarchique, consentit à demeurer garde des sceaux. C'étaient encore des hommes du centre qui allaient détenir nominalement le pouvoir, mais, en réalité, la politique du centre était finie. Le nouveau cabinet était à la merci de la droite, sur laquelle il lui faudrait s'appuyer pour combattre une gauche ouvertement révolutionnaire. L'avènement de M. de Villèle n'était plus qu'une affaire de temps. Quel est, en effet, le résultat le plus clair de cette politique de gauche qui a eu pour dénouement l'élection de Grégoire, et pour épilogue le crime de Louvel ? C'est la dissolution du parti intermédiaire qui, au lendemain de la réaction de 1815, au surlendemain des Cent-Jours, avait rêvé d'unir l'amour des Bourbons et celui de la Charte, de fondre les royalistes libéraux et les libéraux dynastiques, après avoir séparé les uns et les autres de la fraction extrême et violente de leurs amis. Une si noble espérance avait un moment donné à ce parti un grand élan. Mais, en 1820, lassé de tant de déceptions successives, affaibli par ses échecs, il était sur le point de disparaître complètement de la scène politique. Sort habituel des groupes modérés, quand une fois ils ont échoué ! Ils n'ont pas, dans la mauvaise fortune, cette garantie de durée et de persistance que donnent les passions ardentes, les symboles absolus, les drapeaux aux couleurs simples et tranchées. En leurs jours de succès, ils sont soutenus, eu plutôt suivis, par la masse un peu flottante et molle des hommes de bon sens et de bonne foi, sans opinions préconçues, sans attachements obstinés, sans grand goût pour les luttes publiques ; mais ils n'ont pas de ces partisans fanatiques qui, après la défaite, demeurent fidèles à leur poste, toujours prêts au combat même sans espoir. En réalité, il n'y aura plus désormais, l'une en face de l'autre, que deux armées foncièrement ennemies, la droite et la gauche, cherchant mutuellement à s'écraser, non à se convertir, chacune à la merci des violents de son propre camp, sans aucun médiateur qui puisse s'interposer entre elles. Les amis clairvoyants de la liberté ont-ils lieu de s'en féliciter ? C'est pourtant à de prétendus libéraux qu'on doit en grande partie ce résultat. Depuis trois ans, que d'avances leur avaient été faites ! Il n'avait pas tenu aux ministres du roi que la France n'entrât alors en possession de toutes les institutions que les plus exigeants devaient souhaiter. L'histoire pourrait même reprocher à ces ministres une excessive confiance, sinon dans la liberté, du moins dans les libéraux. On a vu quelle réponse leur avait faite la gauche, n'usant de chaque concession nouvelle que pour en faire un instrument d'agitation révolutionnaire, une arme au service de ses haines contre les Bourbons. M. de Serre sera autorisé à lui dire, quelques semaines plus tard, avec un mélange de fierté et de tristesse : Si le succès n'a pas couronné nos efforts, c'est que le gouvernement n'a pas toujours rencontré la franchise qu'il apportait lui-même. Ce ministère dont je faisais partie a fait tout ce qu'il était humainement possible pour fonder les libertés publiques. On sait de quel succès il a été payé ! Ne semble-t-il pas que les opposants aient voulu apprendre eux-mêmes aux habiles comme M. Decazes, aux généreux comme M. de Serre, et, par eux, à tous les hommes d'État de l'avenir, qu'un gouvernement, fût-il le plus justement irrité des extravagances, effrayé des témérités de l'extrême droite, ne saurait prendre son point d'appui sur la gauche, — sur la gauche révolutionnaire, parce qu'elle poursuit toujours obstinément son œuvre de renversement, — sur la gauche moins avancée, parce qu'elle n'ose jamais se séparer des révolutionnaires ? Dans cet échec si malheureux de la politique du centre, les fautes de la droite ont aussi leur part ; elles ont été déjà mises en lumière[39]. Mais après ce que nous venons de voir de la gauche, n'est-on pas tenté de dire, avec un juge peu suspect, M. Prévost-Paradol, que la conduite de ce dernier parti est plus blâmable encore, car l'extrême maladresse est plus digne d'indulgence que la mauvaise foi ? La mauvaise foi ! le mot est sévère sous une telle plume : il est mérité. Le même jugement se rencontre d'ailleurs dans le témoignage — on pourrait dire dans la confession d'un homme qui avait pris une part active à l'opposition de 1814 à 1830. Voici, en effet, comment M. Charles Dunoyer, l'un des rédacteurs du Censeur, éclairé par l'expérience, appréciait, au terme de sa vie, la conduite que ses amis et lui avaient tenue en face de la royauté. Ce jugement fait le plus grand honneur à la droiture, à l'élévation de son esprit, et l'on ne saurait mieux résumer les leçons qui peuvent servir de conclusion à l'histoire de ces premières années[40] : S'il est une vérité qui ressorte avec éclat des expériences révolutionnaires que nous avons faites depuis soixante-dix ans, c'est que, pour un peuple qui veut devenir libre, la première et la plus impérieuse des nécessités est de savoir respecter son gouvernement ; non pas, bien entendu, qu'il doive renoncer à le modifier, à le corriger, à l'approprier du mieux qu'il se peut faire à la tâche qu'il a mission de remplir ; mais en entreprenant de le réformer, et pour y réussir sans trop de peine, il faut qu'il se montre fermement résolu à le protéger contre toute entreprise subversive, qu'il lui ôte tout sujet d'inquiétude par des témoignages non équivoques d'un respect inaltérable, qu'il s'efforce de lui inspirer une sécurité entière, qu'il se conduise de manière à justifier par sa loyauté la confiance qu'il aura réussi à faire naître en lui, et qu'il s'abstienne, avec le plus grand soin, de rien faire qui puisse altérer cette confiance si nécessaire. Je suppose qu'il n'est pas besoin de dire ce qu'il nous en coûte, à l'heure qu'il est, pour n'avoir pas suffisamment senti cette nécessité pourtant si réelle, et pour avoir voulu devenir libres, si tant est que nous l'ayons jamais voulu sérieusement, sans respecter la sécurité des gouvernements de qui nous prétendions obtenir les libertés qui nous faisaient défaut. Nous 'n'avons fait servir la liberté, quand nous l'avons eue, qu'à battre en brèche l'autorité, et il semble que nous ne l'ayons désirée jamais que pour nous en faire une arme irrésistible, un moyen d'une efficacité singulière, non pour réformer des abus, niais pour détruire tantôt tel régime politique, tantôt tel autre : montrant ainsi que toutes nos entreprises politiques avaient pour unique objet la conquête du pouvoir. Il était difficile, assurément, d'être animé d'un esprit plus funeste à la liberté même, et l'on comprendra sans peine que, s'il est un moyen de la rendre odieuse aux gouvernements, c'est de l'employer, comme nous l'avons fait si souvent, à les outrager, à les diffamer, à les perdre de considération, et finalement à les renverser. Il est de haute évidence que rien ne saurait être plus propre que de tels procédés à détourner les hommes qui sont en possession de la puissance publique, de rien céder de leurs attributions les plus abusives ; que rien ne doit les pousser davantage à accroître leurs forces, à s'armer, pour ainsi dire, jusqu'aux dents... Autant donc il a pu être logique de se conduire comme on l'a fait envers l'ancienne monarchie, si l'on ne songeait qu'à satisfaire les passions haineuses et cupides, sans s'inquiéter des conséquences qui devaient nous conduire directement à livrer la France au despotisme, autant il l'a été peu d'en user ainsi, si ce que le pays voulait réellement était de s'affranchir. Pour réussir à devenir libres, c'est une voie tout opposée que nous aurions dû suivre. C'est la blottie, en effet, qui est la vertu par excellence des peuples qui aspirent à la liberté. Il n'en est pas dont la pratique leur importe davantage. Non-seulement les demandes de réformes qu'ils adressent aux gouvernements qui les régissent ne doivent cacher aucun dessein, mais le premier de leurs soins doit être de faire tous leurs efforts pour les en convaincre et pour acquérir des titres irrécusables à leur confiance, en les faisant jouir d'une inviolable sécurité. Il convient de ne rien ajouter à cet examen de conscience fait avec tant de sincérité par l'un des libéraux de la Restauration. Les reproches que M. Dunoyer s'adresse et qu'il adresse à ses amis ne vont-ils même pas paraître tout à l'heure plus mérités encore ? |
[1] Après avoir rappelé qui a fait la Restauration, Chateaubriand ajoute dans ses Mémoires : Quant à nous, pauvres diables de légitimistes, nous n'étions admis nulle part ; on nous comptait pour rien. Tantôt on nous faisait dire dans la rue d'aller nous coucher ; tantôt on nous recommandait de ne pas crier trop haut : Vive le Roi ! d'autres s'étant chargés de ce soin... Je n'ai point vu de châtelaine, point de Jeanne d'Arc proclamer le souverain de droit, un faucon sur le poing ou la lance à la main ; mais madame de Talleyrand, que Bonaparte avait attachée à son mari comme un écriteau, parcourait les rues en calèche, chantant des hymnes sur la pieuse famille des Bourbons.
[2] Préface de Passé et Présent, par M. de Rémusat.
[3] Chateaubriand se chargeait de répondre : Par quelle imprudence, écrivait-il, des hommes qui devraient surtout se faire oublier sont-ils les premiers à attirer sur eux l'attention publique ? Qui pensait à eux ? Qui les accusait ? Qui les priait de se justifier ?... Que veulent an fond les auteurs de ces déplorables apologies ? La République ? Ils sont guéris de cette chimère. Une monarchie limitée ? Ils l'ont. Si nous sondons leur blessure, nous trouverons au fond une conscience malade qui ne peut se tranquilliser, une vanité en souffrance... enfin un désespoir secret né de l'insurmontable obstacle qui s'élève entre Louis XVIII et les juges de Louis XVI. Qu'ils jouissent en paix de ce qu'ils ont acquis ; qu'ils élèvent tranquillement leur famille. Il n'est pas cependant si dur, lorsqu'on approche de la vieillesse, qu'on a passé l'âge de l'ambition, qu'on e connu les hommes et les choses, qu'on a vécu au milieu du sang, des troubles et des tempêtes ; il n'est pas si dur d'avoir un moment pour se reconnaître avant d'aller où Louis XVI est allé. Louis XVI a fait le voyage, non pas dans la plénitude de ses jours, non pas lentement, non pas environné de ses amis, non pas avec tous les secours et toutes les consolations, mais jeune encore, mais pressé, mais seul, mais nu, et cependant il l'a fait en paix. Chateaubriand rappelait ensuite qu'au moins les grands régicides anglais s'étaient distingués par leur désintéressement et par leur constance. Mais, ajoutait-il, si des fortunes immenses ont été faites ; si après avoir égorgé l'agneau on a caressé le tigre ; si Brutus a reçu des pensions de César, il ferait mieux de garder le silence ; l'accent de la fierté ne lui convient plus.
[4] M. Cauchois-Lemaire rédigeait, sous l'inspiration directe du duc de Bassano et du poète Arnaud, un petit journal satirique, le Nain Jaune. Cette feuille ne s'avouait pas impérialiste, mais elle était ardente et habile à exciter le mépris et la haine contre les partisans des Bourbons. Il n'était pas de sobriquet qu'elle n'inventât sur les royalistes anciens ou nouveaux. Elle imaginait l'ordre de l'Éteignoir ou de la Girouette, et en distribuait les décorations. Le vieil émigré était livré à la risée sous le type de M. de la Jobardière ou du Voltigeur de Louis XIV. On vantait au contraire les exploits et le patriotisme des Braves ; ainsi étaient appelés les soldats de Napoléon.
[5] Benjamin Constant blâmait ceux qui nourrissaient des soupçons injustes, employaient des formes âpres et blessantes. — Reconnaissez, disait-il, qu'à aucune époque, sous aucune forme de gouvernement, la France n'a été aussi libre qu'aujourd'hui. Puis il concluait ainsi : Une double vérité doit pénétrer tous les esprits et diriger toutes les conduites..... Les amis de la royauté doivent se convaincre que sans une liberté constitutionnelle, il n'y a point de monarchie stable, et les amis de la liberté doivent reconnaître que sans une monarchie constitutionnelle, il n'y aura point de liberté assurée. — La Fayette écrivait à Jefferson : Nous convînmes, mes amis et moi, de nous réunir au trône constitutionnel des Bourbons, en nous efforçant de le rendre aussi national et aussi libéral que possible. Il reprochait certaines fautes au gouvernement : Cependant, ajoutait-il aussitôt, on doit reconnaître que nous avons plus de chances de liberté que jamais on n'eût pu en espérer sous l'habile despotisme et la main de fer de Bonaparte.
[6] Le 13 mars, l'École de droit envoyait à la Chambre des députés une adresse où on lisait : Messieurs, nous nous offrons au Roi et à la patrie. L'École de droit tout entière demande à marcher. Nous n'abandonnerons ni notre souverain, ni notre Constitution... Le sentiment d'amour que nous portons à Louis XVIII vous répond de la constance de notre dévouement. Nous ne voulons plus de fers, nous voulons la liberté. Nous l'avons, on vient nous l'arracher : nous la défendrons jusqu'à la mort. Vive le Roi ! Vive la Constitution !
[7] Mémoires d'Odilon Barrot, I, p. 26-27.
[8] Madame de Staël a dit dans ses Considérations : Si c'était un crime de rappeler Bonaparte, c'était une niaiserie de vouloir masquer un tel homme en roi constitutionnel.
[9] Sur la conduite de madame de Staël, les témoignages sont contradictoires. S'il faut en croire le duc de Rovigo et le roi Joseph, elle eût applaudi à l'Acte additionnel. Mais le langage qu'elle a tenu elle-même après coup, il est vrai, la montre en opposition avec ceux de ses amis qui avaient cru la liberté possible sous Bonaparte.
[10] L'illusion de Benjamin Constant, s'il y a eu illusion, semblée cependant sans excuse. Lui-même, en effet, n'a-t-il pas écrit dans ses Lettres sur les Cent-Jours, à propos de ses conversations d'alors avec Napoléon : Il n'essaya point de me tromper sur ses vues... Il ne se présenta pas comme corrigé par les leçons de l'adversité... Il était clair que si l'expérience avait démontré à Napoléon que momentanément la liberté lui était nécessaire, elle ne l'avait point convaincu que cette liberté qu'il voulait bien employer comme moyen fût le but principal... Dans tous ses discours, j'avais reconnu ce mépris pour les discussions et pour les formes délibérantes, caractère inhérent aux hommes qui ont l'instinct du pouvoir absolu... Constant ajoutait, après avoir raconté une de ces scènes violentes où l'Empereur semblait se révolter contre la comédie libérale qu'on lui faisait jouer : Cette disposition était menaçante et paraissait, pour se développer, n'attendre que la victoire.
[11] En indiquant les époques auxquelles Benjamin Constant s'est rapproché du gouvernement, nous ne parlons pas de 1830. Si, en effet, il a reçu alors 300.000 francs de Louis-Philippe pour payer ses dettes, il n'est pas sorti pour cela de l'opposition ; ce qui faisait dire à M. Dupin : Il s'est vendu, mais il ne s'est pas livré.
[12] J'ai acquis ce que je désirais, de la réputation, écrivait Constant peu de temps avant sa mort. Mon seul vœu, la seule chose à laquelle, à tort ou à raison, mon imagination s'attache, c'est de laisser après moi quelque renommée, et je crois que j'en laisserai moins comme-ministre que comme écrivain et député... Quant à la popularité, je l'aime, je la recherche, j'en jouis jusqu'ici avec délice.
[13] Dans une circonstance critique de sa vie, menacé de proscription après les Cent-Jours, il écrivit une lettre au Roi. On lui en faisait compliment le soir : Eh bien ! votre lettre a réussi, elle a persuadé le Roi. — Je le crois bien, répondit-il ; moi-même elle m'a presque persuadé.
[14] Souvenirs, de M. d'Estourmel.
[15] Dès 1786, La Fayette, dans une lettre adressée à Washington, se vantait d'avoir étonné le public par sa sensibilité.
[16] M. de La Fayette n'avait qu'une seule idée, a écrit Chateaubriand dans ses Mémoires, et heureusement pour lui, elle était celle du siècle. La fixité de cette idée a fait son empire. Elle lui servait d'œillère ; elle l'empêchait de regarder à droite et à gauche... L'aveuglement lui tenait lieu de génie.
[17] Le plus beau jour de ma vie, disait-il à M. Odilon Barrot, serait celui où je monterais sur l'échafaud pour y confesser ma foi politique. — Nul n'était aussi facilement la dupe de tous les faiseurs de complots. En 1812, rapporte-t-il dans ses Mémoires, un de mes amis m'ayant annoncé la visite de certains conspirateurs assez peu sûrs que Carnot avait repoussés, je répondis qu'il ne m'était pas permis de décourager, pour ma sûreté personnelle, un projet quelconque en faveur de la liberté ; tant ma conscience était timorée à cet égard.
[18] Il suffirait, pour caractériser La Fayette, de se rappeler qu'il a été de tout temps l'homme de la garde nationale. Il est en quelque sorte l'incarnation de cette grande illusion du libéralisme bourgeois. Chateaubriand a écrit : M. de La Fayette sera éternellement la garde nationale. Appelé à la tête de cette milice, en 1789, après le 14 juillet, il s'y est trouvé replacé en 1830. Il la nommait sa fille aînée et signait tel de ses manifestes sous la Restauration : Un garde national de 1789.
[19] Avant 1789, La Fayette avait dans la tournure une certaine gaucherie qui le faisait peu goûter de la vieille cour. Le duc de Choiseul, agacé de voir qu'on exagérait le rôle du jeune volontaire de la guerre d'Amérique, avait dit un jour dans un salon : Pour moi, mesdames, je ne vois dans La Fayette que Gilles-César. Mirabeau s'amusa beaucoup de cette plaisanterie qui lui sembla bien s'appliquer à la physionomie et au caractère du personnage. Il se servait du sobriquet en disant avec une variante : Gilles le Grand. Le duc d'Ayen, beau-père de La Fayette, parlait souvent de la niaiserie de son gendre.
[20] Un autre jour, M. Laffitte, causant avec le duc de Lévis, s'oublia jusqu'à l'appeler deux ou trois fois par son titre : Où avais-je la tête ? reprit-il ; sachez bien que si je vous ai donné du monsieur le duc, c'est par pure courtoisie, car je n'y suis point obligé. — Oh ! mon Dieu, répondit malignement son noble interlocuteur, soyez tranquille ; je n'ignore pas du tout qu'à vos yeux nous sommes, nous antres, de vieilles médailles effacées ; et vous, messieurs, vous n'aimez que les lingots. (Charles BRIFAUT, Passe-temps d'un reclus.)
[21] Faudrait-il aller cependant jusqu'à accepter le jugement porté par M. Laffitte lui-même quand il écrivait à Béranger en 1837 : Quelle canaille, mon cher Béranger, quelle canaille que la plupart de nos amis de quinze ans !
[22] Ne se vantait-il pas de lire chaque jour Aristote, Plutarque, Montaigne et l'Évangile dans la langue même de Jésus-Christ ?
[23] Je ne me faisais pas trop prier pour chanter mes productions inédites, soit avec mes amis de l'opposition, soit même quelquefois avec les hommes attachés au gouvernement. C'était un bonheur pour moi que de servir à ceux-ci ai fruit défendu. MM. de Garante, Guizot, Siméon père, Mounier et beaucoup d'autres pourraient le dire ; ils m'ont entendu à table à côté de M. Anglès, préfet de police, leur donner l'étrenne du Bon Dieu, des Missionnaires, etc., etc. Un jour, ce dernier reçut un rapport où on lui faisait savoir que j'avais chanté chez M. Bérard, son ami et le mien, quelques-unes de nies chansons anarchiques comme on disait alors. Le préfet en rit beaucoup : il était du dîner. (Ma biographie, par BÉRANGER.)
[24] Un critique qui n'a rien de systématiquement hostile à l'homme et à ses idées, M. Montégut, a dit à ce propos : Le libertinage de ces chansons se compose d'allusions, de calembours grivois et de sous-entendus indécents, enfilés à la suite les uns des autres comme les grains d'un chapelet composé de figures obscènes.
[25] En 1848, Chateaubriand disait à Béranger : Eh bien ! votre république, vous l'avez. — Oui, je l'ai, répondait le chansonnier ; mais j'aimerais mieux la rêver que la voir.
[26] M. Sainte-Beuve raconte que quelqu'un vit Béranger peu de mois après le rétablissement du second Empire. Le poète était content, et dit à son interlocuteur : Ne voyez-vous pas que nous sommes à jamais délivrés du drapeau blanc ? Vous n'avez pas compris le péril de cette Fusion ! Ne voyez-vous pas ici le triomphe de la Révolution et la portée des événements ? — Mais la liberté ajournée, lui objecta-t-on. Il se mit à rire : Bah ! elle reviendra !
[27] Aussitôt que la mort de Béranger fut connue, le préfet de police fit afficher un placard qui débutait ainsi : La France vient de perdre son poète national ! Le gouvernement de l'empereur a voulu que des honneurs publics fussent rendus à la mémoire de Béranger. Ce pieux hommage était dû au poète dont les chants, consacrés au culte de la patrie, ont aidé à perpétuer dans le cœur du peuple le souvenir de gloires impériales.... — De son côté, M. Sainte-Beuve pouvait écrire : Béranger est mort en communion parfaite avec le régime impérial qu'il n'avait pas appelé, mais qu'il avait certainement préparé ; il a compris qu'il lui serait ridicule, à lui qui avait tant fait pour entretenir par ses refrains le culte de Napoléon, de n'en pas accepter les conséquences. Il avait mis les autres en train ; c'était bien le moins qu'il les suivit.
[28] MM. Pelletan, Renan, Proudhon, ont complété ce qu'avaient déjà commencé M. de Pontmartin et, dans une moindre mesure, MAI. Sainte-Beuve et Montégut. — D'ailleurs, même au temps où l'idole était debout, quelques-uns de ceux qui paraissaient s'associer au culte général en parlaient librement dans l'intimité. Dans les Cahiers récemment publiés de M. Sainte-Beuve, on trouve le récit suivant d'une conversation que ce dernier eut, en 1847, avec M. Thiers : J'ai dîné hier chez Thiers. Il y avait Cousin et Mignet. On a parlé de Béranger. Thiers qui l'a bien connu, et qui a vécu avec lui durant de longues années, dans les moments les plus décisifs de son existence, le juge comme moi : un homme calculé, faux bonhomme, un comédien qui ne fait rien que par rapport à son rôle, dans les plus petites choses comme dans les plus imposantes ; d'une vanité qui n'a de comparable que celle de M. de La Fayette ; ayant d'ailleurs du patriotisme sincère. Comme bon sens, il lui en trouve beaucoup, mais gâté par un esprit de contradiction et par le caprice. Cousin non plus que Mignet ne voient rien de tout cela, et sont dupes du dehors. Je souriais en entendant Cousin défendre chaleureusement Béranger ; je me rappelais que celui-ci ne l'appelait jamais dans un temps que le laquais de Platon, et qu'il disait de Mignet : Oh ! pour Mignet, il est comme les chats qui peuvent passer même par les égouts sans se salir.... Car tel est Béranger quand il parle, le dos tourné, de ses amis : il a une manière de les louer qui les dénigre.
[29] Si l'on veut avoir une idée de ce qu'avaient de profond et d'aigu ces ressentiments militaires que l'esprit de parti exploitait et envenimait, on en peut recueillir l'expression dans les Mémoires de l'un des plus éclairés parmi les soldats de Napoléon, le général comte de Ségur. Il dit en parlant de 1814 : Amer et douloureux souvenir, lorsqu'au sein d'une patrie à reconquérir, devant un grand effort à venger, au milieu de tant d'éclat et de gloire que nous défendions encore, nos bras tombèrent tout à coup désarmés, et quand, dans la force de l'âge, il fallut que nos cœurs flétris s'efforçassent de recommencer une vie nouvelle et de subir une autre existence ! Mais nous n'étions plus les hommes du jour. En nous comme autour de nous, tout nous repoussait en nous-mêmes ! Ce fut alors que, l'âme remplie de longs et profonds regrets, que l'oreille encore toute retentissante des bruits de guerre, me réfugiant dans le passé, je m'essayai à en retracer la gloire. — Plus loin, parlant de 1815, il s'exprime ainsi : J'emportai dans ma retraite une âme obsédée de regrets amers, des sens tellement pleins de bruits de guerre qu'aux moindres sons il me semblait encore entendre les pétillements inégaux des feux de tirailleurs, précurseurs des combats et des batailles. J'y portai surtout une inconsolable imagination, en désaccord avec le présent, renonçant l'avenir, toute retournée dans le passé qu'elle s'épuisait à refaire, et enfin, comme Prométhée sur son rocher, enchaînée au sommet de notre gloire perdue, où l'aigle de nos victoires que nous avions rendues si vaines, ainsi qu'un remords, la dévorait.
[30] A côté d'animosités passionnées, ces anciens soldats avaient des fidélités de sentiment et des crédulités singulières. Ils s'attendaient à un nouveau retour de l'île d'Elbe. Le bruit courait dans les campagnes que Napoléon s'était évadé de Sainte-Hélène par un immense souterrain, et qu'il arrivait avec trois cent mille nègres, ou qu'il était soutenu par des armées de Persans, de Turcs et de Marocains. D'autres racontaient qu'il avait débarqué en Amérique ou en Égypte et qu'il y faisait des progrès étonnants. D'audacieux imposteurs se faisaient passer pour l'empereur et trouvaient toujours des dupes pour leur extorquer de l'argent.
[31] Leur petit nombre ne diminuait ni leur prestige, ni leur confiance en eux-mêmes. Cette confiance, en partie justifiée d'ailleurs par leur talent et leur autorité morale, donnait lieu à quelques railleries. Ils sont quatre, disait malicieusement un journal de gauche, qui tantôt se vantent de n'être que trois, parce qu'il leur paraît impossible qu'il y ait au monde quatre tètes d'une telle force, et tantôt prétendent qu'ils sont cinq, mais c'est quand ils veulent effrayer leurs ennemis par leur nombre.
[32] Notes biographiques citées par M. Guizot dans son étude sur le duc de Broglie.
[33] Il sera permis de renvoyer, pour tout ce qui touche à la personne et au rôle de M. de Serre, à l'étude plus approfondie qui a été faite de cet homme d'État, dans la première partie de notre étude sur l'Extrême droite et les Royalistes pendant la Restauration. (Voir Royalistes et Républicains, p. 157 et suiv.)
[34] Du département où il était en mission pendant le procès de Louis XVI, Grégoire avait écrit, de concert avec les autres commissaires, la lettre suivante : Nous déclarons que notre vœu est pour la condamnation à mort par la Convention nationale, sans appel au peuple. D'ailleurs, dans un débat préalable, il avait combattu vivement ceux qui ne voulaient pas que la Convention jugeât Louis XVI. Les rois, disait-il, forment une classe d'êtres purulents qui fut toujours la lèpre des gouvernements et l'écume de l'espèce humaine. On pourrait multiplier ces citations. C'est Grégoire qui avait écrit : La destruction d'une bête féroce, la cessation d'une peste, la mort d'un roi, sont pour l'humanité des motifs d'allégresse.
[35] M. Thiers et M. Mignet ne viendront que plus tard. Les Considérations sur la Révolution française, de madame de Staël, publiées après sa mort, en 1818, eurent un immense succès. En quelques jours il s'eu vendit 60.000 exemplaires. C'était l'esprit de 89. L'idéal de madame de Staël n'allait pas au delà de la monarchie anglaise. On pouvait seulement se demander si son amour pour l'Angleterre ne la poussait pas à souhaiter à la France une révolution de 1688. — Notons cependant, dans une région inférieure, un écrit de Bailleul, l'ancien apologiste du 18 fructidor, qui contenait déjà à cette époque le germe des sophismes qui infesteront plus tard les histoires révolutionnaires.
[36] La querelle était surtout fort vive entre les conventionnels anoblis par l'Empire et leurs compagnons demeurés démocrates, parfois malgré eux. Ceux-ci appelaient les premiers des Magnats, et ne leur épargnaient pas les plus sanglantes épigrammes. A la tête des Magnats étaient le comte Sieyès et le prince Cambacérès. Ce dernier avait pour chambellans deux anciens montagnards porte-bâton. Arrivé en exil, il leur dit : Nous voilà dans l'adversité : il faut nous y conformer et nous faire des mœurs plus simples ; quand nous serons en public, vous m'appellerez prince ; mais quand nous serons seuls, il suffira de dire monseigneur. (Mémoires inédits du conventionnel Baudot, cités par M. Quinet, dans son livre sur la Révolution.)
[37] J'ai vu moi-même, en 1830, raconte M. Quinet, le retour des conventionnels, exilés depuis 1815 ; ce souvenir me navre encore an moment où j'écris. (Et me préserve le ciel de pareille avanie dam mes vieux jours !) Personne ne leur tendit la main. Ils reparurent étrangers dans leur propre maison ; leur ombre toute seule eût fait plus de bruit. Leurs enfants avaient pris d'autres opinions, le plus souvent toutes contraires ; ce reniement domestique journalier, incessant, était un de leurs supplices. Ils voulurent entrevoir leurs provinces natales où ils avaient été autrefois honorés, applaudis ; pas un seuil ne s'ouvrit à eux. Le séjour leur devint bientôt insupportable. Après s'être convaincus qu'ils étaient incommodes aux vivants, ils se retirèrent à l'écart, dans quelque abri obscur, regrettant, comme l'un d'eux me l'a avoué, l'exil lointain d'où ils étaient sortis, et trouvant le retour pire cent fois que la mort qui ne pouvait tarder de suivre.
[38] Était-ce à cette occasion que Chateaubriand disait chez la duchesse de Duras : Il est indispensable de faire avaler au roi quelques Jacobins, pour lui faire rendre les ministériels qu'il a dans le ventre. Et on lui répondait : Savez-vous que vous êtes un dangereux apothicaire ! Vous vous servez de poisons comme remède !
[39] Voir Royalistes et républicains, p. 157 à 200.
[40] Le Second Empire et une nouvelle Restauration, par M. Charles DUNOYER, ouvrage publié, après la mort de l'auteur, en 1864, par son fils M. Anatole Dunoyer. — Voir t. II, p. 122 et sq. de la 2e édition (Londres, Taffery, éditeur).