I. Dans une réunion de l'opposition parlementaire, résolution est prise d'assister au banquet. Agitation qui en résulte. Il est question d'une procession populaire devant accompagner les députés. Dispositions de la garde nationale. Nouvelle réunion où les députés décident de se rendre en corps au banquet. Optimisme du Roi. Les radicaux ne croient pas à une révolution. — II. Les inquiétudes ressenties dans les deux camps conduisent à chercher une transaction. Arrangement conclu entre les représentants du ministère et ceux de l'opposition. Il en résulte une certaine détente. — III. Publication du programme de la manifestation, rédigé par M. Marrast. Le gouvernement estime que cette publication rompt l'accord et prend des mesures en conséquence. Court débat à la Chambre. Embarras de l'opposition qui renonce au banquet et à la manifestation. Réunions dans les bureaux du Siècle et dans ceux de la Réforme. Le gouvernement, rassuré, contremande pendant la nuit les mesures militaires qu'il avait ordonnées. — IV. La journée du 22 février. Attroupements sur la place de la Concorde et envahissement du Palais-Bourbon. Échauffourées. Les députés préparent la proposition de mise en accusation. Elle est déposée à la séance de la Chambre par M. Barrot. Les désordres s'aggravent. Faiblesse du commandement militaire. On ne se décide pas à appeler le maréchal Bugeaud. Le duc de Nemours. Dans la soirée, ordre d'occuper militairement la ville. — V. Le 23 au matin, l'émeute reparaît. La garde nationale manifeste en faveur de la réforme et prend l'émeute sous sa protection. — VI. Effet produit à la cour et sur Louis-Philippe par la défection de la garde nationale. Conversations du Roi avec M. Duchâtel et M. Guizot. Retraite du cabinet. Émotion de la Chambre. Qui est responsable de cette retraite ? — VII. M. Molé est chargé de former un cabinet. Accueil fait à cette nouvelle. Démarches de M. Molé. En attendant, ne conviendrait-il pas de donner le commandement au maréchal Bugeaud ? La fusillade du boulevard des Capucines. Qui avait tiré le premier coup de feu ? La promenade des cadavres. M. Molé renonce à former un cabinet. Le Roi fait appeler M. Thiers au milieu de la nuit, mais, auparavant, nomme le maréchal Bugeaud au commandement supérieur des troupes et de la garde nationale. — VIII. Bugeaud arrive à l'état-major le 24, vers deux heures du matin. Les mesures qu'il prend. Conversation du Roi avec M. Thiers. Ce dernier est chargé de former un ministère dont fera partie M. Odilon Barrot. Ses démarches pour réunir ses collègues. Les colonnes formées par Bugeaud se mettent en mouvement entre cinq et six heures du matin. Bedeau s'arrête devant la barricade du boulevard Saint-Denis et envoie demander de nouvelles instructions à l'état-major. Bugeaud donne l'ordre de suspendre les hostilités. Comment y a-t-il été amené ? M. Thiers et ses nouveaux collègues sont reçus par le Roi. La Moricière à la tête de la garde nationale. Entrevue des ministres et de Bugeaud. — IX. Retraite lamentable de la colonne du général Bedeau. Bugeaud mal reçu par la garde nationale. M. Barrot et le général de La Moricière vont annoncer dans la ville le nouveau ministère. Leur insuccès. Alerte aux Tuileries. Progrès de l'émeute. Elle n'a toujours ni direction ni chef. Elle s'empare de l'Hôtel de ville. Le Roi essaye de passer en revue les forces réunies sur la place du Carrousel. — X. Les Tuileries sont menacées. Le cabinet du Roi. M. Crémieux demande le changement de M. Thiers et du maréchal Bugeaud. M. Barrot président du conseil. On commence à parler d'abdication. Démarche de M. de Girardin. Le Roi dit : J'abdique. Attitude de la Reine. Le Roi écrit son abdication. L'émeute n'en est pas désarmée. Départ du Roi. — XI. Le duc de Nemours prend en main le commandement. La duchesse d'Orléans quitte les Tuileries. Le duc de Nemours veut l'emmener au Mont-Valérien. La duchesse va à la Chambre. — XII. État d'esprit des députés. M. Thiers, absolument découragé, ne fait que traverser le Palais-Bourbon. M. Odilon Barrot n'y vient pas. Délégation du National. Lamartine promet son concours à la république. — XIII. La duchesse d'Orléans dans la Chambre. M. Sauzet veut la faire sortir. Elle s'y refuse. MM. Marie et Crémieux proposent la nomination d'un gouvernement provisoire. M. Odilon Barrot, qui vient seulement d'arriver, prend la parole. La duchesse veut parler, mais sa voix est étouffée. Première invasion du peuple. Discours de M. Ledru-Rollin et de M. de Lamartine. Seconde invasion. Fuite des députés et de la famille royale. Nomination à la criée des membres du gouvernement provisoire. — XIV. D'où venaient les envahisseurs ? Les troupes les ont laissés passer malgré les ordres réitérés du duc de Nemours. Toutes les troupes qui occupent encore quelque point dans Paris rentrent dans leurs casernes, souvent en se laissant désarmer. Derniers et vains efforts de M. Odilon Barrot. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours aux Invalides. — XV. La duchesse d'Orléans et le duc de Nemours quittent la France. Après beaucoup de traverses, le Roi et la Reine s'embarquent pour l'Angleterre. Départ d'Algérie du prince de Joinville et du duc d'Aumale. — XVI. Conclusion.I Plus l'opposition croyait le ministère perdu, moins elle avait de raisons de continuer une agitation extraparlementaire devenue inutile et dont elle ne pouvait se dissimuler les périls[1]. Mais, par ses défis de tribune, elle s'est mise dans l'impossibilité de reculer. Il lui faut faire quelque chose d'éclatant, sous peine de paraître ridicule. Elle ne se sent plus libre, et, comme l'écrivait alors le duc de Broglie[2], elle a fait un pacte avec le diable. Le 13 février, le lendemain même du vote de l'adresse, une
centaine de députés de gauche et de centre gauche se réunissent au restaurant
Durand, place de la Madeleine, sous la présidence de M. Odilon Barrot. Au
milieu d'une discussion confuse et tumultueuse, deux avis se font jour : l'un
conclut à prendre part au banquet interdit ; l'autre propose une démission en
masse qui, dit-on, amènera forcément la dissolution de la Chambre. Cette idée
de la démission, mise en avant dans les journaux par MM. Marrast et de
Girardin, a pour principal champion dans la réunion un républicain, M. Marie.
Les arguments par lesquels il combat le banquet sont curieux à noter. A
l'entendre, ce banquet, réalisé en face d'une
bataille toujours menaçante, après les excitations qui l'ont précédé et qui
nécessairement doivent l'accompagner et le suivre, au milieu d'une population
si impressionnable, si ardente, si facile à soulever, est un feu de joie
allumé au milieu de matières incendiaires. Déjà le matin, dans une
conférence entre radicaux, M. Marie a dit : Si nous
sommes prêts pour une révolution, donnez votre banquet ; si nous ne sommes
pas prêts, ce sera une émeute, et je n'en veux pas. Dans une telle
bouche, ces paroles devraient faire réfléchir les opposants dynastiques. Ce
sont cependant leurs chefs les plus écoutés qui, d'accord avec certains
radicaux moins timides que M. Marie, viennent réfuter ce dernier. Ils font
valoir qu'il y a un engagement publiquement pris pour le banquet, et que le
renier serait se déconsidérer ; ils ne nient pas la possibilité d'une
collision, mais croient pouvoir la braver, sauf à en rejeter à l'avance la
responsabilité sur le gouvernement ; ils objectent, du reste, à la démission
en masse, que la dissolution ne s'ensuivrait pas nécessairement, et que les
réélections des démissionnaires ne seraient peut-être pas toutes assurées. Ce
dernier argument n'est pas celui qui frappe le moins vivement les intéressés.
En somme, dans cette réunion où les dynastiques sont en immense majorité, le
banquet, qui effrayait un républicain, est voté par 70 voix contre 18. En sortant, M. Thiers, qui est demeuré muet pendant tout le débat, dit à M. Marie : Le parti que vous avez proposé était le seul raisonnable. — Pourquoi donc, lui répond M. Marie, n'avez-vous pas exprimé cette opinion ? Vous auriez influencé plusieurs de vos amis qui ont voté en sens contraire. — Que voulez-vous ? réplique M. Thiers, ils tiennent au banquet ; mais toute agitation est dangereuse ; toute résistance sera vaincue. Le gouvernement est prêt ; il a dans Paris ou près de Paris 80.000 hommes ; les points stratégiques sont arrêtés. Un mouvement populaire, quel qu'il soit, sera écrasé en moins d'une heure. Quelle est la vraie pensée de M. Thiers ? N'a-t-il pas quelque projet ou tout au moins quelque rêve qui lui fait voir sans déplaisir la situation se tendre et les affaires se gâter ? Peu de jours auparavant, un de ses interlocuteurs lui ayant exprimé une certaine inquiétude : Soyez donc tranquille, a-t-il répondu ; tout s'arrangera mieux que vous ne le supposez. Le pis aller serait l'abdication du vieux. Serait-ce donc, à vos yeux, un si grand malheur ? Les propos de ce genre ne sont pas rares à gauche, surtout depuis que le Roi a pris l'habitude, dans ses heures d'impatience, de menacer lui-même de son abdication. L'écho de ces propos arrivait à la cour et dans les milieux conservateurs ; on avait même fini par s'y persuader que, dans une partie de l'opposition dynastique, s'était formée une sorte de conspiration ou tout au moins d'intrigue tendant à pousser le vieux roi dehors et à le remplacer par une régence de la duchesse d'Orléans. Quelques-uns soupçonnaient, très à tort, la princesse d'être personnellement mêlée à cette intrigue. Dès le lendemain de la réunion du restaurant Durand, une note, publiée dans tous les journaux de l'opposition, avertit solennellement le public de la décision prise. Il y est dit que l'adresse, telle qu'elle a été votée, constitue, de la part de la majorité, une violation flagrante, audacieuse, des droits de la minorité ; que le ministère, en entraînant son parti dans un acte aussi exorbitant, a tout à la fois méconnu un des principes les plus sacrés de la constitution, et violé, dans la personne de leurs représentants, l'un des droits les plus essentiels des citoyens. La note annonce ensuite le concours des députés au banquet qui se prépare, à titre de protestation contre les prétentions de l'arbitraire. Elle se termine en faisant connaître que, par suite d'une décision de la réunion, aucun de ses membres ne participera à la présentation de l'adresse au Roi. Ainsi, pour cette seule raison que le gouvernement a blâmé les banquets et reproché à l'opposition son aveuglement, on ne craint pas de le dénoncer comme ayant violé la constitution. Cette accusation redoutable, portée devant une nation qui, depuis dix-huit ans, s'est vue si souvent louée d'avoir fait, pour un semblable motif, la révolution de 1830, devait paraître une invitation à la recommencer. Les dynastiques ont-ils, après coup, quelque sentiment de l'imprudence de leur conduite ? On les voit aussitôt s'appliquer à faire prendre par la commission générale d'organisation des mesures qui révèlent une certaine préoccupation. Ils obtiennent que le comité local du 12e arrondissement, suspect d'être trop radical, soit dessaisi et ses invitations annulées. D'après le projet primitif, le banquet devait avoir lieu un dimanche, dans le faubourg Saint-Marceau, et le prix en était fixé à 3 francs ; on décide qu'il aura lieu un jour de la semaine, dans les Champs-Elysées, et que la cotisation sera élevée à 6 francs. Il était un peu puéril de croire à l'efficacité de ces petits moyens. Au moment même où l'on se flatte d'empêcher que le banquet ne soit trop démocratique, l'idée se répand d'une démonstration bien autrement dangereuse et pour laquelle toutes les précautions sont de nul effet ; il s'agit d'une sorte de grande procession populaire qui doit accompagner les députés à travers la ville lorsqu'ils se rendront au lieu du banquet. Dès lors, plus d'exclusion possible ; personne qui ne soit appelé à participer à cette procession. L'agitation s'en trouve généralisée. Dans les milieux les plus divers, il n'y a guère d'autre sujet de conversation. Chaque soir, sur le boulevard, des groupes se forment, où l'on discute avec animation les événements qui se préparent. La jeunesse des écoles est particulièrement échauffée. Dans les faubourgs, beaucoup d'ateliers s'apprêtent à chômer le jour de la manifestation, et les ouvriers se promettent de s'y rendre, les uns par esprit d'opposition, d'autres par curiosité du spectacle. Les chefs des sociétés secrètes, voyant ce mouvement, ne veulent pas rester à l'écart, et une délégation, composée de MM. Louis Blanc, Guinard et Howyn, vient réclamer dans le cortège une place à part pour deux à trois cents ouvriers en blouse ; il faut montrer par là, disent-ils, que la manifestation n'est pas exclusivement bourgeoise. La délégation est reçue par MM. Garnier-Pagès, Pagnerre et Odilon Barrot ; c'est ce dernier qui insiste pour qu'on lui fasse une réponse favorable. Des étudiants, des ouvriers, on en veut bien dans le cortège ; mais ce que les meneurs désirent avant tout et ce qu'ils se croient assurés d'avoir en grand nombre, ce sont des gardes nationaux. Là leur paraît être ce qui donnera à la manifestation toute son importance et toute son efficacité. Leur ambition est de pouvoir dire que le ministère Guizot est condamné par la garde nationale comme l'avait été autrefois le ministère Villèle. Se trompaient-ils sur les dispositions de cette milice ou sur son influence ? L'événement ne devait malheureusement que leur donner trop raison. On est si complètement revenu aujourd'hui des anciennes illusions sur la garde nationale, qu'on a quelque peine à se figurer les idées régnantes dans la première moitié du siècle[3]. La garde nationale en était venue à se considérer, non comme une partie de la force publique dans la main des autorités, mais comme la cité politique sous les armes, jugeant le gouvernement avant de le soutenir, et pouvant au besoin lui signifier ses blâmes ou ses exigences. La monarchie de 1830, à son origine, n'avait pas peu contribué à exalter des prétentions qui devaient, à la fin, lui être si funestes[4]. La garde nationale lui avait alors payé ses flatteries, en lui fournissant pour la répression des émeutes une force que, dans la désorganisation d'un lendemain de révolution, on n'aurait peut-être pas trouvée ailleurs ; encore raisonnait-elle son concours et n'était-on jamais assuré qu'il ne lui passerait pas par la tête de le refuser. Mais, le danger matériel dissipé et la royauté nouvelle mieux assise, les inconvénients de l'institution subsistèrent seuls[5], et ce fut le jeu habituel de l'opposition de susciter par là des embarras au gouvernement. La revue que le Roi avait l'habitude de passer à chaque anniversaire des journées de Juillet devint bientôt, à cause des manifestations qu'on redoutait d'y voir se produire, un véritable cauchemar pour les ministres. Le premier, M. Thiers osa, en 1836, la contremander. Rétablie en 1837, elle fut de nouveau suspendue les années suivantes et eut lieu pour la dernière fois en 1840[6]. Visiblement, à mesure que le gouvernement de Juillet s'éloignait et se dégageait de son origine, il se montrait plus froid et plus défiant à l'égard de la garde nationale. La défiance se comprend : mais peut-être avait-on le tort d'y joindre un peu de négligence. Cette négligence apparut notamment dans le choix du commandant en chef. Au début, on avait compris l'importance capitale de ce poste. Aussitôt après s'être débarrassé de La Fayette, on y avait appelé le maréchal de Lobau, l'un des plus glorieux vétérans des guerres impériales ; celui-ci, par son prestige personnel, son activité, son mélange de fermeté et de rondeur, était parvenu à tenir bien en main cette troupe de nature indocile et capricieuse ; le bourgeois armé se sentait flatté d'être traité avec une sorte de familiarité militaire par un si illustre guerrier. Mort en 1839, le maréchal de Lobau avait eu pour successeur le maréchal Gérard ; c'était encore une grande renommée ; sa santé l'obligea à donner sa démission en 1842. La sécurité matérielle dont on jouissait alors fit-elle croire que ce commandement n'était plus qu'une sorte de sinécure honorifique ? On donna pour successeur aux deux maréchaux le général Jacqueminot, de promotion récente, sans illustration guerrière, et n'ayant pas figuré sur les champs de bataille de l'Empire avec un grade supérieur à celui de colonel. Il venait d'être, sous les précédents commandants, major général de la garde nationale. En dehors de son dévouement au Roi, il avait pour principal titre d'être le beau-père de M. Duchâtel et d'avoir été, comme député, l'un des membres influents de ce groupe des anciens 221, auxquels le ministère du 29 octobre jugeait utile, en 1842, de donner des gages. Pour comble, il n'était plus jeune et avait une santé délabrée ; dans les derniers temps, il en était venu à ne pouvoir presque plus sortir de sa chambre, ni se lever de sa chaise longue. Malgré d'excellentes intentions, il n'était donc, ni moralement, ni physiquement, en état d'exercer sur les gardes nationaux l'action personnelle qui était, avec eux, la principale et presque l'unique arme du commandement. Naturellement, l'opposition souligna les défiances montrées par le gouvernement, pour éveiller et irriter les susceptibilités de la garde nationale, et elle profita de la négligence du commandement pour s'emparer de l'influence qu'il laissait échapper. Ce ne fut pas sans succès. Les élections des officiers, faites presque toujours sur le terrain politique, témoignaient des progrès que faisait dans la milice parisienne un certain esprit de fronde, s'attaquant, sinon à la monarchie elle-même, du moins à sa politique. Ces sentiments étaient surtout visibles depuis un an. Nulle part les malheureux événements de 1847 et la campagne des banquets n'avaient exercé une plus fâcheuse action. Dans les diverses légions, les réformistes se trouvaient en nombre ; s'ils n'étaient pas la majorité, ils étaient du moins l'élément le plus remuant. On comprend dès lors comment, voulant provoquer une grande manifestation extraparlementaire, les agitateurs se sont tout de suite tournés vers la garde nationale et pourquoi leur appel y a trouvé beaucoup d'écho. Cependant, l'idée de faire précéder le banquet d'une procession populaire ne plaisait pas également à tous les députés. Plusieurs se préoccupaient du caractère que cette procession menaçait de prendre. Le 19 février au matin, l'opposition parlementaire était de nouveau réunie au restaurant Durand, pour prendre les dernières décisions. La principale question posée est celle de savoir si l'on se rendra en corps au banquet. La délibération n'est pas moins confuse et tumultueuse qu'à la première réunion. M. Barrot, qui préside, en fait reproche à l'assemblée. Il est vraiment incroyable, dit-il, que nous ne puissions pas délibérer avec calme, quand nous prenons peut-être la plus grave résolution que nous ayons prise en notre vie. Elle est bien grave en effet, plus encore que ne se l'imagine M. Barrot. Beaucoup des assistants sont visiblement tristes, inquiets, tentés de reculer. M. Berryer augmente encore leur désarroi en leur démontrant qu'ils se placent sur un terrain qui va s'effondrer sous leurs pas. C'est M. de Lamartine qui ranime les courages par une harangue enflammée ; il ne nie pas le péril de la manifestation. La foule, s'écrie-t-il, est toujours un péril ; mais, au point où nous en sommes, il faut, ou avancer dans le péril, ou reculer dans la honte[7]. Sous l'action de cette parole, il est décidé, à la presque unanimité, que le banquet aura lieu le mardi 22 février, et que les députés résolus à prendre part à ce grand acte de résistance légale — ils étaient au nombre de 92 — se réuniront ce jour-là, à dix heures du matin, place de la Madeleine, pour se rendre processionnellement au lieu du banquet. Durant toute cette séance, M. Thiers, suivant le mot d'un témoin, a trouvé le moyen de n'être ni absent ni présent. Il s'est tenu constamment à la porte du salon, voyant et entendant tout, appuyant quelquefois d'un signe de tête ou d'un geste les paroles les plus véhémentes, mais ne prononçant pas un mot. Comme il sortait avec M. de Falloux, celui-ci lui dit : N'êtes-vous pas effrayé de tout ce que nous venons de voir et d'entendre ? — Non, pas du tout. — Cependant ceci ressemble bien à la veille d'une révolution. M. Thiers hausse gaiement les épaules et répond avec l'accent de la plus franche sécurité : Une révolution ! une révolution ! On voit bien que vous êtes étranger au gouvernement et que vous ne connaissez pas ses forces. Moi, je les connais ; elles sont dix fois supérieures à toute émeute possible. Avec quelques milliers d'hommes sous la main de mon ami le maréchal Bugeaud, je répondrais de tout. Tenez, mon cher monsieur de Falloux, pardonnez-moi de vous le dire avec une franchise qui ne peut vous blesser, la Restauration n'est morte que de niaiserie, et je vous garantis que nous ne mourrons pas comme elle. La garde nationale va donner une bonne leçon à Guizot. Le Roi a l'oreille fine, il entendra raison et cédera à temps. Cette sécurité de M. Thiers témoigne sans cloute d'un aveuglement bien étrange chez un esprit aussi fin. Mais, dans ces jours malheureux, où n'est pas l'aveuglement ? M. de Rambuteau, ému des nouvelles inquiétantes que lui ont apportées plusieurs membres de son conseil municipal sur l'état des esprits dans Paris et particulièrement dans la garde nationale, les apporte au Roi. Celui-ci l'écoute non sans impatience et le congédie avec ces mots : Mon cher préfet, dans huit jours, vous serez honteux des sottes peurs qu'on vous a inspirées et que je ne puis partager en aucune façon. Ces mêmes conseillers municipaux sont allés aussi avertir le préfet de police, M. Delessert. Celui-ci se refuse à prendre au sérieux leurs avis. Tout est prévu, leur dit-il ; nous sommes parfaitement en mesure. Et comme l'un de ses interlocuteurs fait un geste d'incrédulité, il reprend d'une voix plus haute : Oui, monsieur, parfaitement en mesure ; vous pouvez le dire à ceux qui vous effrayent. Cette révolution, que Je Roi aussi bien que M. Thiers se refusent à croire possible, la prévoit-on du moins chez les radicaux ? Ceux-ci, dans les pourparlers fréquents qu'ils ont alors avec leurs alliés de la gauche dynastique, protestent n'avoir aucun dessein de ce genre. Le National dénonce à l'avance, comme agents provocateurs, tous ceux qui, le jour du banquet, pousseraient au désordre. M. Marrast dit à M. Odilon Barrot et à M. Duvergier de Hauranne : Vous craignez une collision ; eh bien, moi, je la crains cent fois plus que vous. — Plus, c'est beaucoup dire. — Plus, car si elle a lieu, ce n'est pas votre parti, c'est le mien qui en aura toute la responsabilité. En exprimant ces sentiments, les radicaux sont sincères ; ils redoutent d'autant plus un choc armé, que la victoire du gouvernement leur paraît absolument certaine. On peut clone affirmer qu'il n'y a, de leur part, à cette époque, aucune conspiration tendant à une prise d'armes, aucun plan de révolution[8]. Toutefois, beaucoup d'entre eux n'en ont pas moins le sentiment que la voie où l'on s'engage est pleine d'inconnu et peut leur apporter bien des surprises. Pour n'être pas préparée, voulue, la collision leur paraît possible ; et alors il n'est guère d'éventualités, si hardies soient-elles, que quelques-uns ne caressent en rêve, qu'ils n'abordent en conversation[9]. Dans des réunions tenues chez M. Goudchaux, les républicains de l'école du National vont jusqu'à discuter la composition d'un gouvernement provisoire, et ils font demander à M. Marie s'il consentirait à en faire partie. Y a-t-il donc des projets ? demande M. Marie, étonné et peu disposé, au premier abord, à prendre cette ouverture au sérieux. Des projets, lui répond-on, non ; mais tout est possible dans le mouvement qui se prépare, et il faut nous mettre en garde contre toutes les éventualités. M. Marie se rend à ses observations, et, comme il l'a rapporté depuis, ses interlocuteurs et lui se séparent avec la pensée que le dénouement pourrait bien ne pas être aussi pacifique qu'ils l'ont cru tout d'abord. Ces républicains poussent plus loin encore leur prévoyance. Se sentant par eux-mêmes sans prestige sur l'armée, ils croient utile de s'allier à un Bonaparte ; leur seule hésitation est de savoir s'ils s'adresseront au fils du roi Jérôme ou au prince Louis, l'homme de Strasbourg et de Boulogne ; après délibération, ce dernier a la préférence, et il reçoit d'eux, en Angleterre, avis de se tenir prêt à passer en France au premier signal[10]. II A mesure qu'on approche du jour où l'opposition et le gouvernement doivent se heurter en pleine rue, au milieu d'une population surexcitée, force est aux plus optimistes de s'avouer que le conflit peut avoir de redoutables conséquences. Cette impression se manifeste dans les deux camps. Tandis que plus d'un opposant dynastique regrette au fond de s'être engagé dans une pareille aventure, certains conservateurs ne voient pas sans tristesse ni sans. effroi les choses poussées ainsi à l'extrême. De Cette double disposition devaient naître quelques essais d'arrangement transactionnel, d'autant que les représentants des deux partis se rencontraient chaque jour dans les couloirs de la Chambre, et qu'entre plusieurs les divergences politiques avaient laissé subsister une certaine familiarité affectueuse. Tantôt c'est M. Achille Fould qui propose à M. Thiers de faire prendre, par une cinquantaine de ministériels, l'engagement d'obtenir, de gré ou de force, l'éloignement du cabinet, si le banquet est abandonné ; tantôt c'est M. Duvergier de Hauranne qui offre de renoncer au banquet, si le gouvernement dépose un projet sur le droit de réunion. Ces deux tentatives échouent ; mais une troisième se produit qui paraît d'abord avoir plus de chances de réussir. Dès le premier jour, la commission du banquet, en organisant ses diverses sous-commissions, a chargé trois de ses membres, MM. Duvergier de Hauranne, Berger et de Malleville, de se mettre officieusement en communication avec M. Duchâtel pour régler les formes de la manifestation et pour arriver aux moyens de prévenir tout prétexte de conflit et de désordre. Il est bientôt visible que ces délégués, au fond assez effrayés, sont disposés à réduire leur banquet à une sorte de cérémonial très sommaire dont tous les points seraient convenus à l'avance, et qu'ils cherchent à rendre aux tribunaux le conflit si témérairement porté sur la place publique. Des ouvertures que M. Duvergier de Hauranne fait à M. Vitet, M. Berger à M. de Morny, M. de Malleville à M. Duchâtel lui-même, il ressort à peu près ceci : Si le ministère veut, comme on l'annonce, empêcher les convives d'entrer au lieu même du banquet, il les place dans cette alternative, ou de résister, ce qui est le conflit matériel avec tout son inconnu, ou de reculer devant la première injonction du commissaire de police, ce qui leur est difficile après leurs défis si retentissants. Qu'il laisse seulement commencer le banquet ; le commissaire de police viendra, au bout de quelques instants, en prononcer la dissolution. Engagement serait pris par les convives de se disperser aussitôt, et, par le fait même de la contravention constatée, la question se trouverait soumise aux tribunaux. Le gouvernement ne paraît pas d'abord disposé à se prêter à cette sorte de comédie ; il préfère empêcher, par un grand déploiement de forces, l'accès même de la salle du banquet. De plus en plus inquiets, les délégués de l'opposition reviennent à la charge ; ils font observer que le système du gouvernement empêche la contravention de se commettre, et que, par suite, les tribunaux ne pourront être saisis. Cet argument fait quelque effet sur les ministres. Et puis, pour le plaisir d'embarrasser et d'humilier davantage les opposants, doivent-ils les pousser à risquer par amour-propre ce que par politique ils répugnent à faire ? Ne convient-il pas de tenir compte de l'état d'esprit d'une bonne partie des conservateurs ? N'a-t-on pas vu, dans la discussion de l'adresse, qu'ils ne s'associent qu'à contre-cœur à la résistance du cabinet ? Si celui-ci se montre trop entier et trop raide, ne s'expose-t-il pas à être abandonné par une portion de ses troupes, ou tout au moins à se' voir imputer la responsabilité de tous les accidents qui pourront suivre ? Soutenues avec force par M. Duchâtel, ces raisons triomphent des objections faites par quelques-uns de ses collègues et aussi des répugnances du Roi. Pouvoir est alors donné par le ministre de l'intérieur à MM. de Morny et Vitet de traiter sur les bases proposées avec les délégués de l'opposition. Le sentiment très vif que chacune des parties a des dangers de la situation facilite les pourparlers. A la fin de cette même journée du 19 février, dans la matinée de laquelle a eu lieu la réunion du restaurant Durand, les cinq négociateurs, dûment autorisés par leurs mandants respectifs, arrivent à un accord aussitôt constaté dans un procès-verbal assez étendu, dont le texte n'était du reste destiné à recevoir aucune publicité[11]. Lés conditions de l'accord se résument ainsi : au jour et à l'heure indiqués, M. Odilon Barrot et ses amis se rendront au banquet ; avertis à la porte de la salle, par le commissaire de police, qu'en se réunissant ils violent un arrêté du préfet, ils passeront outre ; aussitôt qu'ils seront assis, le commissaire constatera la contravention et enjoindra à la réunion de se dissoudre ; M. Odilon Barrot répondra brièvement en maintenant le droit de réunion, mais en engageant les assistants à se retirer ; l'autorité judiciaire, saisie de la contravention, prononcera sur la question débattue ; jusqu'à sa décision, lés députés ne patronneront aucun autre banquet. Les négociateurs s'engagent également à agir sur les journaux de leurs partis respectifs, pour empêcher qu'aucun article provocateur ou satirique ne vienne, d'un côté ou de l'autre, envenimer les esprits. A mesure que se répand, dans la soirée du 19 février et dans la matinée du 20, la nouvelle de la transaction conclue, les ardents des deux camps ne cachent pas leur déplaisir. Dans les couloirs de la Chambre, M. Duchâtel se voit reprocher par quelques conservateurs d'avoir pactisé avec le désordre et avili l'autorité ; qu'est-ce, dit-on, que cette façon de régler la rencontre du gouvernement et de l'émeute, comme on ferait les conditions d'un duel entre pairs ? A gauche, certaines gens font ressortir ce que cette retraite de l'opposition a de piteux après une entrée en scène si tapageuse ; au Palais de justice, M. Marie n'ose, devant la vivacité des critiques, avouer l'approbation qu'il a donnée à l'arrangement. Et puis les spectateurs, comme toujours portés à la gouaillerie, ne se privent pas de railler ce qu'ils appellent une parodie. — Serez-vous de la force qui se jouera mardi ? demande-t-on tout haut dans la salle des conférences du Palais-Bourbon[12]. Néanmoins, l'impression dominante est une sorte de soulagement. Si l'on se donne le plaisir facile de se moquer du traité, on est au fond bien aise que la guerre soit évitée. Dans la commission du banquet, personne ne songe à désavouer les négociateurs, et l'on se prépare à exécuter le scénario convenu ; on vient précisément de découvrir enfin un local convenable pour le banquet, dans une rue presque déserte des Champs-Elysées, la rue du Chemin de Versailles, et l'on y fait dresser en toute hâte la tente qui doit abriter les convives. De l'autre côté, le conseil des ministres ratifie pleinement ce qui a été fait ; M. Duchâtel donne aux autorités de police des instructions loyalement conformes à la convention ; sans doute, des précautions militaires sont prises pour parer aux éventualités ; quelques troupes ont ordre de se rassembler près de la barrière de l'Étoile ; mais on évite tout ce qui pourrait être interprété comme une provocation ; ainsi renonce-t-on à mettre préventivement la main sur les hommes connus pour être les fauteurs ordinaires d'émeutes. En même temps, le gouvernement, qui ne croit plus avoir devant lui qu'un débat judiciaire, s'y prépare. M. Hébert, après avoir sondé discrètement des membres considérables de la cour de cassation, se dit assuré que la question de droit sera tranchée contre les prétentions de l'opposition. Le procureur général, M. Dupin, malgré son peu de bienveillance habituelle pour le ministère, est venu spontanément trouver le garde des sceaux ; il lui a dit combien il était heureux de l'arrangement conclu, et il lui a promis de prendre la parole quand l'affaire viendra devant la cour suprême. Le préfet de police n'est pas le moins satisfait de l'arrangement ; interrogé à plusieurs reprises par les ministres sur la possibilité de troubles, il se montre très rassuré et ne redoute pas d'incidents sérieux le jour du banquet. Les gens à émeute, dit-il à M. Hébert, ne sont pas prêts ; les chefs ne veulent pas agir ; toutes les mesures sont bien prises, et les choses tourneront parfaitement. Après le conseil des ministres, M. Duchâtel étant allé voir madame la duchesse d'Orléans, celle-ci le remercie vivement de ce qu'il a fait pour prévenir le conflit et se montre agréablement surprise que le Roi n'y ait pas fait obstacle. Dans les salons où les ministres et les chefs de l'opposition se rencontrent, par exemple à l'ambassade ottomane où il y a fête le 19 au soir, ils s'entretiennent pacifiquement de l'arrangement. M. Duvergier de Hauranne, se trouvant, le 20, au concert du Conservatoire, dans la même loge que M. Vitet, a avec lui une conversation amicale et presque joyeuse sur le futur banquet. En somme, il y a partout comme la détente que produit, entre deux armées prêtes à s'entrechoquer, l'annonce subite d'un armistice. III Tout semble ainsi à la paix, quand, le 21 février au matin, le National, la Réforme et la Démocratie pacifique publient, en tête de leurs colonnes, le programme officiel de la manifestation du lendemain. Dans cette pièce, le banquet disparaît presque absolument derrière la grande procession populaire qui doit accompagner les députés de la Madeleine à la rue du Chemin de Versailles ; le peuple est appelé à descendre dans la rue, pour donner à cette démonstration des proportions énormes ; libellé dans la forme d'un arrêté de police ou plutôt d'un ordre de bataille, le programme dispose de la voie publique, indique les conditions du défilé, attribue à chaque groupe sa place ; enfin, fait plus grave encore et qui met bien en lumière la prétention de substituer une sorte de pouvoir révolutionnaire aux autorités légales, invitation est adressée aux gardes nationaux de figurer dans le cortège, en uniforme, sinon en armes, et de se ranger par légion, officiers en tête. Que s'est-il donc passé ? D'où vient ce programme qui, suivant l'expression même de l'un des députés adhérant au banquet, sentait la république d'une lieue[13] ? C'est M. Marrast qui l'a rédigé au nom d'une des sous-commissions d'organisation. Sur la demande d'un des membres de cette sous-commission, il l'a montré, avant de l'imprimer, à MM. Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne ; ceux-ci en ont été peu satisfaits ; mais ils se sont bornés à recommander au rédacteur de prendre un ton plus modeste, sans paraître attacher beaucoup d'importance à l'affaire et sans réclamer que les corrections leur soient soumises. M. Marrast, laissé ainsi sans contrôle, en a profité pour maintenir à peu près sa rédaction première. Prévoyait-il qu'il ferait ainsi rompre l'accord conclu entre l'opposition et le gouvernement ? Quelques-uns de ses amis lui ont attribué, après coup, une sorte d'arrière-pensée machiavélique dont ils lui ont fait un titre à la reconnaissance du parti républicain. Peut-être lui ont-ils supposé ainsi une décision et une prévision révolutionnaires qu'il était loin d'avoir à cette date. En tout cas, que M. Marrast l'ait voulu ou non, sa publication fait évanouir toute chance d'arrangement pacifique. Les membres du cabinet s'étant réunis vers dix heures du matin au ministère de l'intérieur, M. Duchâtel, si décidé naguère pour l'accord avec l'opposition, déclare que cet accord ne peut subsister après le programme[14]. A son avis, le gouvernement ne saurait accepter d'être ainsi dépossédé de ses pouvoirs de police sur la voie publique et de son droit de commander à la garde nationale ; et puis, contre les dangers d'une telle manifestation, ce qui a été arrangé à l'avance pour le banquet n'est plus une garantie. Les ministres adhèrent unanimement à cette façon de voir. Tout en continuant à offrir à l'opposition l'épreuve convenue pour arriver à un débat judiciaire, ils décident d'interdire et, au besoin, de réprimer la manifestation projetée. Leur détermination est immédiatement communiquée au Roi, qui y donne sa pleine approbation. Diverses mesures sont prises en vue d'avertir le public. La principale est une proclamation du préfet de police à la population parisienne ; MM. Vitet et de Morny ont été invités à la rédiger pendant que les ministres délibéraient. Elle commence par rappeler comment, dans le dessein de donner une issue judiciaire au conflit, le gouvernement avait renoncé à s'opposer par la force à la réunion projetée et avait consenti à laisser constater la contravention en permettant l'entrée des convives dans la salle du banquet. Puis elle continue, en ces termes : Le gouvernement persiste dans cette détermination ; mais le manifeste, publié ce matin par les journaux de l'opposition, annonce un autre but, d'autres intentions ; il élève un gouvernement à côté du véritable gouvernement du pays... il appelle une manifestation publique, dangereuse pour le repos de la cité ; il convoque, en violation de la loi du 22 mars 1831, les gardes nationaux qu'il dispose à l'avance, en haie régulière, par numéro de légion, les officiers en tête. Ici aucun doute n'est possible de bonne foi ; les lois les plus claires, les mieux établies, sont violées. Le gouvernement saura les faire respecter. La proclamation se termine par une invitation à tous les bons citoyens de ne se joindre à aucun rassemblement. On décide d'afficher en même temps : 1° un ordre du jour du général Jacqueminot, rappelant aux gardes nationaux qu'ils ne peuvent se réunir, à ce titre, sans l'ordre de leur chef ; 2° un arrêté du préfet de police, interdisant formellement le banquet ; 3° l'ordonnance sur les attroupements. Tout en cherchant à retenir la population, le cabinet s'apprête, s'il est nécessaire, à réprimer le désordre. Le meilleur moyen lui paraît être de faire, le lendemain, un grand déploiement militaire ; on exécutera un plan que le maréchal Gérard a arrêté dès 1840, pour le cas de troubles dans Paris ; dans ce plan qui suppose l'action simultanée de l'armée et de la garde nationale, tout est minutieusement prévu, la division des zones, l'emplacement à occuper par chaque corps, la façon dont ils doivent se relier, le mode de combat. On croit disposer de forces suffisantes pour parer à toutes les éventualités ; le ministre de la guerre dit avoir sous la main 31.000 hommes de troupes ; depuis quelque temps déjà, en prévision de troubles possibles, les soldats ont reçu des vivres et des munitions. Pendant que les ministres prennent ces diverses décisions, la commission générale du banquet était réunie chez M. Odilon Barrot. Vers midi, M. Duvergier de Hauranne, qui assistait à cette réunion, est averti que deux messieurs le demandent à la porte. Il sort et se trouve en face de MM. Vitet et de Morny, dont la physionomie lui fait aussitôt pressentir un malheur. Tout saisi, il les interroge du regard. Nous venons de passer chez vous, lui disent-ils, pour vous annoncer, à notre grand regret, que tout est rompu. — Rompu, et pourquoi ? — A cause du programme, du malheureux programme qui a paru dans les journaux. M. Duvergier de Hauranne est fort troublé. Ne peut-on pas trouver quelque expédient pour rétablir l'accord ? Il prie les ambassadeurs ministériels d'entrer dans la chambre à coucher de M. Odilon Barrot et appelle ce dernier. Les deux représentants de la gauche insistent sur le péril de la situation. Le char est lancé, disent-ils, et, quoi que nous fassions, le peuple sera demain dans la rue. Ils ne justifient pas le programme, en avouent l'inconvenance, mais ne sont pas en mesure d'en garantir le désaveu public. Ils offrent seulement de faire insérer dans leurs journaux une note destinée à l'atténuer en le commentant. Séance tenante, M. Duvergier de Hauranne rédige cette note et va la montrer à M. Marrast, qui consent à la publier le lendemain dans le National. MM. Vitet et de Morny n'ont pas pouvoir pour accepter rien de semblable ; ils promettent seulement d'en référer aux ministres. M. Barrot et M. Duvergier de Hauranne rejoignent les membres de la commission, auxquels ils n'osent même pas-communiquer la nouvelle qu'ils viennent de recevoir ; ils veulent encore espérer que la rupture pourra être évitée. Leur espoir est de courte durée. Peu après, vers deux
heures, en arrivant au Palais-Bourbon, ils apprennent que le ministère
persiste dans sa résolution, et qu'on commence à afficher dans les rues les
proclamations du préfet de police. Dans les couloirs et sur les bancs de la
Chambre, les conservateurs sont fort animés. Enfin,
disent-ils, c'en est fait des capitulations ; le
parti de l'énergie l'emporte. L'opposition, au contraire, est
accablée, consternée. Elle ne sait que faire ni que dire. Cependant, en se
prolongeant, son immobilité et son silence menacent de devenir tout à fait
ridicules. Vers la fin de la séance, M. Odilon Barrot se décide à interpeller
le ministère. Sa parole est embarrassée. Après avoir rappelé les premiers
faits : Il parait, dit-il, qu'à des conseils de sagesse, de prudence, ont succédé
d'autres inspirations, que des actes d'autorité s'interposent, sous prétexte
d'un trouble qu'ils veulent apaiser et qu'ils s'exposent à faire naître.
(Rumeurs.)... Il n'y a pas de ministère, il n'y a pas de système
administratif qui vaille une goutte de sang versé. C'est le gouvernement qui
est chargé du maintien de l'ordre... C'est
sur lui que pèse la responsabilité. — La
responsabilité ne pèse pas seulement sur le gouvernement, répond M. Duchâtel
; elle pèse sur tout le monde. Le ministre
n'a jamais parlé avec plus d'autorité et de mesure. Du banquet pour lequel il est toujours prêt à laisser arriver les choses au point
où, une contravention étant constatée, un débat judiciaire pourrait s'engager,
il distingue la manifestation annoncée par le programme, au mépris de la loi
sur les attroupements et de la loi sur la garde nationale. C'est, dit-il, un
gouvernement né d'un comité, prenant la place du gouvernement
constitutionnel, parlant aux citoyens, convoquant les gardes nationaux,
provoquant des attroupements... Non, nous ne
pouvions pas le supporter ! M. Barrot essaye de revenir à la charge ;
il n'aboutit qu'à trahir plus encore l'embarras et l'équivoque de sa
situation. Parle-t-il du programme, il déclare qu'il
ne l'avoue ni le désavoue, et comme ces paroles étranges provoquent
des exclamations, qu'on lui crie de toutes parts : Il
faut l'avouer ou le désavouer, il reprend : Je
mettrai tout le monde parfaitement à l'aise. J'avoue très hautement
l'intention de cet acte, j'en désavoue les expressions. — La détermination du gouvernement, réplique le ministre, se
trouve justifiée par les paroles de M. Odilon Barrot. Ce manifeste que l'on
n'avoue ni ne désavoue est-il un gage de sécurité pour nous qui sommes
chargés de maintenir l'ordre public ? De l'aveu de tous, dans cette courte escarmouche, l'avantage a été pour le ministre. Seul il a parlé net et a paru savoir ce qu'il voulait. En outre, sur le terrain où il a fort habilement porté la question, l'opposition ne saurait plus se donner une attitude de résistance légale. Ce n'est pas en effet la question plus ou moins discutable du droit de réunion dans un local clos et couvert qui est maintenant posée ; il s'agit d'appliquer la loi contre les attroupements que personne n'a jamais pu contester et à laquelle on ne saurait refuser d'obéir sans tomber dans la rébellion ouverte. Que peut donc faire cette opposition ? Comment sortir de l'impasse où elle s'est si aveuglément engagée ? Elle n'a pas une minute à perdre pour prendre son parti. La journée touche à sa fin, et c'est pour le lendemain matin qu'elle a donné, rendez-vous au peuple dans la rue. En sortant de la séance, vers cinq heures, les députés de la gauche et du centre gauche se réunissent dans un bureau de la Chambre ; mais le tumulte est tel qu'ils ne peuvent délibérer. Ils se transportent, au nombre d'une centaine, chez M. Odilon Barrot. Ce dernier préside et commence par poser la question sans conclure. M. Thiers, qui jusqu'à présent s'est borné au rôle de spectateur silencieux et complaisant, qui dans aucune des réunions n'a ouvert la bouche pour retenir ses amis, se décide cette fois à crier : Casse-cou ! Il le fait avec une vivacité de gestes et de langage qui montre à quel point il est alarmé. L'opposition, dit-il, serait insensée et coupable, si elle exposait volontairement la capitale à une collision sanglante, si elle livrait les événements au jugement de la force, incomparablement supérieure dans les mains du gouvernement. Il faut subir la loi des circonstances et céder. Un député de la gauche avancée, M. Bethmont, parle dans le même sens. La plupart des assistants sont visiblement soulagés de s'entendre donner ces conseils ; ils ont peur et ne demandent qu'à capituler. Bientôt même, suivant l'expression d'un témoin, c'est une sorte de sauve-qui-peut. A peine consent-on à écouter ceux qui, comme M. de Lamartine, déclament sur la honte de la reculade, ou qui, comme M. Duvergier de Hauranne et M. de Malleville, déclarent qu'ayant pris un engagement public, ils ne sont plus libres de ne pas le tenir. Au vote, 80 voix contre 17 décident que les députés n'iront pas au banquet. C'est maintenant à la commission générale de statuer si ce banquet aura lieu sans les députés. Elle se réunit dans la soirée, toujours chez M. Odilon Barrot. L'irritation est vive parmi les délégués du Comité central et du 12e arrondissement. Toutefois force leur est de reconnaître qu'on ne peut rien faire sans l'opposition parlementaire. M. Marrast est un des plus vifs pour l'abstention. Par humanité, s'écrie-t-il, par amour du peuple, renoncez au banquet... Qu'un conflit s'engage, et la population sera écrasée. Voulez-vous la livrer à la haine de Louis-Philippe et de M. Guizot ?[15] La réunion n'hésite donc pas à prononcer l'ajournement du banquet. Seulement, inquiète de la figure qu'elle va faire, elle cherche comment couvrir l'humiliation de cette reculade. MM. Abbatucci et Pagnerre proposent de mettre en accusation le ministère. On se jette sur cette idée, et les députés présents signent en blanc l'acte d'accusation qui n'est même pas rédigé. Pas un d'eux ne songe à se demander où pourrait bien être, dans la conduite du ministère, le crime qui seul justifierait une proposition aussi grave et aussi insolite. Ce n'est pas au ministère qu'ils songent, mais bien à eux-mêmes ; ils se flattent d'échapper au ridicule à force de violence, et ne voient pas d'autre moyen de se faire pardonner par les partis extrêmes leur défection dans l'affaire du banquet. Comment informer maintenant cette population que, depuis quelques jours, on a travaillé à mettre en branle, que la manifestation est ajournée ? Des notes sont rédigées pour les journaux qui s'impriment dans la nuit. De plus, les députés et les membres de la commission générale se dispersent pour aller porter la nouvelle dans les différents centres d'agitation. Partout elle est reçue avec colère. Les soldats s'indignent de la prudence de leurs chefs. Une députation des écoles vient relancer M. Odilon Barrot jusque dans sa maison et lui reproche d'avoir déserté en présence de l'ennemi. Ce soir-là, il y a réunion assez nombreuse dans les bureaux du Siècle ; les esprits y sont fort échauffés. Les députés, qui viennent y annoncer la décision prise, sont violemment invectives ; on les accuse de lâcheté, de trahison. — Voilà trop longtemps que cela dure, s'écrie-t-on, il faut en finir et jeter tout par terre ! Sur ce, arrive le rédacteur en chef du Siècle, M. Perrée ; il sort de l'état-major de sa légion où il a appris qu'ordre est donné de convoquer la garde nationale le lendemain. Vous avez raison d'être irrités, dit-il aux assistants ; mais il ne s'agit pas de déclamer et de crier comme des enfants ; il s'agit de prendre un parti. Eh bien, moi, voici ce que je vous propose. Demain, j'en suis instruit, le rappel sera battu à six heures du matin. Allons-y tous en armes, et crions : Vive la réforme ! Une acclamation unanime part de tous les coins de la salle. C'est cela ! en armes, vive la réforme et à bas le système ! Se rend-on compte qu'on vient de trouver l'arme avec laquelle sera faite la révolution ? Le Siècle est l'organe de l'opposition dynastique : il était dit que, jusqu'au bout, ce parti prendrait l'initiative et assumerait la responsabilité de tout ce qui devait contribuer à renverser la monarchie. En quittant la réunion du Siècle, vers minuit, les députés sont tristes et inquiets ; ils se sentent absolument débordés par le mouvement qu'ils ont suscité. Comme l'a écrit plus tard l'un d'eux, ils ont le sentiment que la chaudière fera explosion, malgré toutes leurs soupapes. Dans cette même soirée du lundi, il y a aussi réunion aux
bureaux de la Réforme. C'est le quartier général des révolutionnaires
extrêmes, des hommes des sociétés secrètes. On y délibère sur la conduite à
tenir le lendemain. Quelques comparses secondaires paraissent plus ou moins
tentés de profiter de l'agitation régnante et de l'irritation causée par la
défection des députés, pour risquer une émeute. Mais ce parti est nettement
combattu par les personnages importants. M. Louis Blanc déclare qu'on ne peut
exposer le peuple à être écrasé comme il le serait inévitablement. Si vous décidez l'insurrection, s'écrie-t-il, je rentrerai chez moi pour me couvrir d'un crêpe et
pleurer sur la ruine de la démocratie. M. Ledru-Rollin, fort écouté
dans cette maison, n'est pas moins prononcé pour l'abstention. A la première révolution, dit-il d'un ton
légèrement dédaigneux, quand nos pères faisaient une
journée, ils l'avaient préparée longtemps à l'avance ; nous autres,
sommes-nous en mesure ? avons-nous des armes, des munitions, des hommes
organisés ? Le pouvoir, lui, est tout prêt, et les troupes n'attendent qu'un
ordre pour nous écraser. Donner le signal de l'insurrection, ce serait
conduire le peuple à la boucherie. Je m'y refuse absolument. Docile à
la voix de ses chefs, l'assemblée décide qu'on dissuadera le peuple de
descendre dans la rue, et que, s'il y vient' malgré cela, on se bornera à se
mêler à lui et à observer les événements. Il est convenu que la Réforme du
lendemain matin donnera le mot d'ordre de l'abstention, et M. Flocon rédige
un article qui conclut en ces termes : Hommes du
peuple, gardez-vous, demain, de tout entraînement téméraire. Ne fournissez
pas au pouvoir l'occasion cherchée d'un succès sanglant. Ne donnez pas à
cette opposition dynastique qui vous abandonne et qui s'abandonne, un
prétexte dont elle s'empresserait de couvrir sa faiblesse... Patience ! quand il plaira au parti démocratique de
prendre une initiative semblable, on saura s'il recule, lui, quand il s'est
avancé ! Pendant ce temps, que se passe-t-il du côté du gouvernement ? Les autorités militaires ont employé la fin de l'après-midi à assurer l'exécution des résolutions énergiques prises dans le conseil des ministres du matin. Les généraux et colonels de l'armée de Paris, réunis à l'état-major, ont entendu lecture du plan détaillé du maréchal Gérard ; on leur a remis leurs ordres de marche, l'indication des points qu'ils doivent occuper. Les mesures ont été également prises pour que la garde nationale soit appelée sous les armes, le lendemain, à la première heure. Les commissaires de police ont reçu leurs instructions sur la conduite à tenir en face des rassemblements. Enfin le préfet de police est convenu avec le ministre de l'intérieur de faire arrêter dans la nuit vingt-deux individus connus pour être des fauteurs d'émeutes : dans le nombre étaient Albert et Caussidière. En somme, on s'attendait à une journée pour le lendemain, et l'on s'y préparait. Mais, dans la soirée, à mesure qu'on apprend le désarroi de l'opposition, sa reculade, les contre-ordres partout donnés aux manifestants, la préoccupation fait place, dans les ministères et aux Tuileries, à une satisfaction triomphante. On jouit, et de la sécurité retrouvée, et de la figure ridicule faite par des adversaires naguère si arrogants. Le Roi surtout exulte. Lord Normanby étant venu le voir, il lui crie, du plus loin qu'il l'aperçoit : Vous le savez, tout est fini ; j'étais bien sûr qu'ils reculeraient ! De même à l'un de ses ministres, M. de Salvandy : Eh bien ! Salvandy, vous nous disiez hier que nous étions sur un volcan ; il est beau, votre volcan ! Ils renoncent au banquet, mon cher ! Je vous avais bien dit que tout cela s'évanouirait en fumée ! Il répète volontiers : C'est une vraie journée des dupes. La Reine, avec plus de mesure, se laisse gagner par cette confiance. Vous nous trouvez beaucoup plus tranquilles, dit-elle à l'amiral Baudin ; ce matin, j'étais très inquiète, et j'ai écrit à mes fils Joinville et d'Aumale que je regrettais fort leur absence en un pareil moment ; maintenant, j'espère que tout se passera bien. Sans doute, les rapports, en même temps qu'ils font connaître la capitulation des chefs de l'opposition, signalent la fermentation assez grande qui continue à régner dans la ville, les attroupements qui se forment autour des proclamations du préfet de police, les propos irrités ou méprisants qu'on y tient sur la retraite des députés. Mais on ne voit là que la fin des récentes agitations, non le prélude de quelque trouble plus grave. Le gouvernement se sent définitivement confirmé dans sa sécurité, quand, vers minuit, le préfet de police est informé par son agent De La Hodde, en même temps membre influent des sociétés secrètes, de tout ce qui s'est passé dans les bureaux de la Réforme. Du moment que, dans ce milieu d'où sont sorties toutes les insurrections du commencement du règne, on est découragé et l'on conclut à s'abstenir, n'est-ce pas une assurance que l'ordre ne sera pas troublé ? De même que certains hommes d'Etat avaient le tort, pour apprécier les mouvements d'opinion, de ne pas regarder au delà du pays légal, M. Delessert croyait que, pour juger des chances d'émeute, il suffisait de surveiller les conspirateurs de profession. Ainsi l'habileté même avec laquelle il était parvenu à pénétrer dans les sociétés secrètes, lui devenait une cause d'erreur. Aussitôt en possession du l'apport de son agent, il court au ministère de l'intérieur, où il trouve M. Duchâtel conférant avec le général Tiburce Sébastiani, commandant la division de Paris, et avec le général Jacqueminot, commandant la garde nationale. Tous quatre s'accordent à penser que, dans cette situation nouvelle, le grand déploiement militaire, projeté pour le lendemain, devient inutile, qu'il est même dangereux, qu'il aurait un air de provocation, qu'il contribuerait à faire naître les rassemblements ; que, du moment où les troupes doivent demeurer immobiles, le mieux est de ne pas les mettre en contact avec la population ; faut-il ajouter qu'au fond on a des doutes sur la garde nationale, qu'on craint son inertie ou ses manifestations hostiles, et qu'on est bien aise d'avoir une raison de ne pas la convoquer ? En somme, l'opinion unanime est qu'il vaut mieux laisser à la ville sa physionomie accoutumée. Toutefois, le ministre de l'intérieur peut-il, à lui seul, contremander une mesure aussi considérable, qui a été décidée le matin en conseil ? Il juge que l'urgence et la difficulté de consulter ses collègues au milieu de la nuit, lui permettent d'assumer cette responsabilité. Il n'en avertit même pas le président du conseil. Il se borne à envoyer le général Jacqueminot prendre l'avis du Roi. Celui-ci répond non seulement qu'il approuve, mais que la même idée lui était venue, et qu'il allait en écrire au ministre. Dès lors, M. Duchâtel n'hésite pas : le reste de la nuit est employé à faire porter à tous les chefs de corps et aux états-majors des diverses légions de la garde nationale, des contre-ordres qui leur arrivent entre quatre et cinq heures du matin Il est prescrit seulement de consigner les troupes dans leurs casernes, pour qu'elles soient prêtes à tout événement. En outre, M. Delessert croit se conformer à la nouvelle attitude du pouvoir, en suspendant l'exécution des arrestations préventives dont il était convenu, quelques heures auparavant, avec le ministre. IV Le mardi 22 février, au lever du jour, le ciel est bas et plombé ; par intervalles, des rafales de vent chassent une pluie fine et froide. Dans les premières heures de la matinée, tout paraît tranquille. Les organisateurs du banquet, qui, la veille au soir, ont contremandé la manifestation, sont même étonnés d'être si complètement obéis ; ils voient là un signe de l'indifférence de la population, et l'un d'eux, M. Pagnerre, causant avec M. Barrot et M. Duvergier de Hauranne, conclut que le gouvernement, en forçant l'opposition à se retirer, lui a épargné un bien complet fiasco. Aux Tuileries, le Roi félicite chaudement ses conseillers. L'affaire tourne à merveille, leur dit-il. Que je vous sais gré, mes chers ministres, de la manière dont elle a été conduite !... Quand je pense que beaucoup de nos amis voulaient qu'on cédât ! Mais ceci va réconforter la majorité. Cependant, vers neuf heures, des bandes, peu nombreuses d'abord, bientôt grossies, commencent à descendre des faubourgs du nord et de l'est sur les boulevards, des faubourgs du sud sur les quais, se dirigeant toutes vers la Madeleine. C'est l'effet de l'impulsion donnée depuis quelques jours et que le contre-ordre de la dernière heure n'a pas suffi à détruire ; quand le populaire a été à ce point chauffé, il ne se refroidit pas si vite. De ceux qui forment ces bandes, les uns n'ont pas su les dernières décisions de la commission générale du banquet, les autres en sont irrités et veulent protester quand même, le plus grand nombre sont des curieux qui désirent voir s'il y aura quelque chose. Partout ils trouvent libre passage. Pas un soldat dans les rues. Les sergents de ville eux-mêmes ont pour instruction de ne pas se montrer en uniforme. Cette foule vient s'accumuler devant la Madeleine et sur la place de la Concorde. Les blouses y sont en majorité. Nulle cohésion entre les éléments qui la composent ; nulle discipline ; aucun chef ne la pousse ni ne la dirige. Elle reste là, ondulant sur cette vaste place, ne sachant pas ce qu'elle attend, sans dessein arrêté, poussant quelques cris de : Vive la réforme ! A bas Guizot ! huant les gardes municipaux qui passent, mais n'ayant aucune idée de livrer bataille. Les révolutionnaires, qui, suivant le mot d'ordre donné la veille à la Réforme, se sont mêlés à ce peuple pour l'observer, n'estiment pas qu'il y ait rien à tenter avec lui. A la préfecture de police, au ministère de l'intérieur, on n'attache pas une grande importance à ces attroupements. On reste sous l'impression optimiste qui a fait décommander, pendant la nuit, le déploiement des troupes. Tous les ministres, cependant, ne sont pas aussi rassurés. L'un d'eux, M. Jayr, qui, en venant aux Tuileries, a pu voir sur les deux quais un courant continu d'hommes en blouse se dirigeant vers la place de la Concorde, ne peut cacher au Roi ses préoccupations : Nous aurons, lui dit-il, sinon une grande bataille, du moins une forte sédition ; il faut s'y tenir prêts. — Sans doute, reprend le Roi, Paris est ému ; comment ne le serait-il pas ? Mais cette émotion se calmera d'elle-même. Après le lâche-pied de la nuit dernière, il est impossible que le désordre prenne des proportions sérieuses. Du reste, vous savez que les mesures sont prises. Cependant la situation ne s'améliore pas sur la place de la Concorde. Une bande nombreuse d'étudiants et d'ouvriers, partie du Panthéon, arrive en chantant la Marseillaise. Plus organisée et plus compacte que les autres, elle traverse la foule, l'entraîne et se dirige sur le Palais-Bourbon. Vainement quelques gardes municipaux, qu'un commissaire de police est allé chercher en toute hâte au poste voisin, essayent-ils de barrer le pont ; ils sont emportés en un instant. Arrivés devant les grilles de la Chambre, les plus hardis des manifestants les escaladent et pénètrent dans l'intérieur du palais, où il n'y a, à cette heure, que les garçons de service et quelques rares députés. Que signifie cet envahissement ? Ses auteurs eussent été bien embarrassés de le dire. C'est une gaminerie, mais une gaminerie de sinistre augure. L'alarme est donnée ; les dragons accourent de la caserne d'Orsay ; ils trouvent, en arrivant, le palais déjà évacué et rejettent la foule au delà du pont, tandis que d'autres troupes viennent occuper les abords de la Chambre. Les manifestants alors se divisent. Tandis qu'une partie se forme en bandes pour parcourir la ville, le plus grand nombre reste sur la place de la Concorde. Un tas de pierres se trouvant là, l'idée vient à quelques individus de s'en servir pour attaquer un poste voisin. Un détachement de gardes municipaux à pied et à cheval arrive au secours des assiégés. A plusieurs reprises, il essaye de déblayer la place ; mais la foule se reforme derrière lui ; les gamins se mêlent à ses rangs et se faufilent entre les jambes des chevaux que les cavaliers embarrassés ont peine à tenir debout sur l'asphalte glissant ; aussitôt que les soldats ont le dos tourné, des volées de cailloux tombent sur eux. Des curieux réfugiés partout où les charges ne peuvent les atteindre, plusieurs assis dans les vasques des fontaines, rient de ces escarmouches, lancent des lazzi aux troupes, poussent des cris séditieux ou font entendre des chants révolutionnaires. Les municipaux sont admirables de sang-froid et de patience : en dépit des insultes et des pierres dont on les accable, des blessures que reçoivent plusieurs d'entre eux, de l'agacement que doit leur causer l'inefficacité de leurs efforts, ils évitent d'user sérieusement de leurs armes ; tout au plus distribuent-ils quelques coups de crosse et de plat de sabre. Des échauffourées du même genre ont lieu autour de la Madeleine. Vers midi, une bande se détache pour aller attaquer le ministère des affaires étrangères, alors au coin de la rue des Capucines ; elle jette des pierres dans les vitres, essaye d'enfoncer la porte, mais est bientôt obligée de se retirer devant les troupes qu'on est allé chercher aux casernes voisines. Les étudiants repassent alors sur la rive gauche, qu'ils parcourent pendant quelques heures et où ils tentent vainement de débaucher l'Ecole polytechnique. Ces désordres ne décident pas encore le gouvernement à une action plus énergique. Est-il dérouté de voir démentir ses prévisions de la veille au soir ? Ou bien persiste-t-il à croire que tout est fini par l'abandon du banquet, que ces dernières ébullitions sont sans gravité, et que l'important est de ne pas rallumer par une attitude provocante les passions en voie de s'éteindre ? Quoi qu'il en soit, on dirait qu'il s'est appliqué à se montrer le moins possible. En dehors des quelques bataillons et escadrons déployés tardivement autour du Palais-Bourbon, les troupes restent invisibles, renfermées dans leurs casernes. Ce qui a été fait pour protéger tel ou tel point l'a été sur l'initiative isolée de quelque commissaire de police, et on n'y a guère employé que de faibles détachements de gardes municipaux dont le courage ne peut suppléer au petit nombre. Ces luttes inégales ont pour principal résultat d'aviver la vieille hostilité des foules parisiennes contre cette troupe d'élite. Déjà l'on voit poindre la tactique populaire qui tend à diviser les défenseurs de l'ordre, en criant : Vive la ligne ! en même temps que : A bas les municipaux ! En somme, contre l'émeute grandissante, à peine, çà et là, une défensive partielle, morcelée, incertaine ; pas d'offensive générale et puissante. Que font, pendant ce temps, les députés de l'opposition ?
Les voit-on chercher à calmer une agitation dont ils sont responsables ? Non,
ils s'occupent à rédiger l'acte d'accusation qu'ils doivent déposer à la
Chambre contre le ministère. Ils ne se font pourtant pas illusion sur le
résultat ; ils sont découragés et croient leur rôle fini. Venez, mon cher ami, écrit M. Barrot à M. Duvergier
de Hauranne, pour que nous fassions ensemble notre
testament politique. Un projet, préparé à la hâte, est soumis, vers
onze heures, aux députés qui se trouvent réunis chez M. Barrot : le ministère
y est accusé d'avoir trahi au dehors l'honneur et
les intérêts de la France, d'avoir faussé les principes de la constitution,
violé les garanties de la liberté... d'avoir,
par une corruption systématique... perverti
le gouvernement représentatif ; d'avoir trafiqué des fonctions publiques...
d'avoir ruiné les finances de l'État... d'avoir violemment dépouillé les citoyens d'un droit
inhérent à toute constitution libre... d'avoir
remis en question toutes les conquêtes de nos deux révolutions. A la
grande surprise des rédacteurs, M. Thiers les critique vivement. Selon lui, on se méprend sur l'état des esprits ; tout est fini,
complètement fini, et l'opposition n'a plus qu'à subir sa défaite ; si
pourtant on se croit obligé de faire quelque chose, une adresse à la couronne
suffit pleinement ; certes, l'idée d'une mise en accusation ne doit pas être
abandonnée, et, bientôt peut-être, il y aura lieu d'y revenir à propos des
affaires de Suisse et d'Italie ; mais c'est une ressource dernière qu'il faut
ménager ; aujourd'hui, un tel acte paraîtrait à tous excessif et ridicule.
Les auteurs du projet répondent que la mise en accusation sera à peine
suffisante pour calmer l'émotion publique ; ils rappellent que, la veille au
soir, dans la commission du banquet, les députés se sont formellement engagés
à la proposer ; qu'à cette condition seule, ils ont obtenu l'ajournement de la
manifestation ; ils se déclarent résolus à ne pas manquer à leur parole.
L'avis de M. Thiers n'est pas appuyé. La discussion porte à peu près
uniquement sur le point de savoir si l'acte sera signé par quelques membres
ou par tous les députés de l'opposition. Ce dernier parti l'emporte ; mais
quand il s'agit de s'exécuter, beaucoup se dérobent. En se rendant, vers deux heures, à la séance de la Chambre, les députés, dont plusieurs ignoraient jusqu'alors ce qui se passait, sont surpris de voir la foule massée sur la place de la Concorde et le Palais-Bourbon entouré de troupes. Les manifestants les accueillent diversement, suivant qu'ils les reconnaissent pour des amis ou des adversaires du cabinet. Les opposants jouissent plus ou moins des ovations ordinairement assez grossières qui leur sont faites. Aucun d'eux, du reste, n'augure de tout cela rien de sérieux ; les plus radicaux, loin de voir dans cette agitation le commencement d'une révolution, ne croient même pas à une véritable émeute ; ils sont convaincus que la nuit mettra fin à ce tapage. Arrivés à la Chambre, les promoteurs de la mise en accusation circulent de banc en banc pour recueillir des signatures ; ils n'ont qu'un succès médiocre. M. Dufaure répond à l'un d'eux, de sa voix la plus rude et de façon à être entendu de tout le monde : C'est dans le cas où le cabinet aurait laissé faire le banquet qu'il mériterait d'être mis en accusation. En somme, cinquante-trois députés seulement consentent à signer[16]. Les ministériels, qui paraissent confiants, assistent, ironiques, à ces allées et venues. Enfin M. Odilon Barrot se décide à remettre silencieusement son papier au président. M. Guizot monte au bureau, pour en prendre connaissance, et le parcourt avec un sourire dédaigneux. Pendant ce temps, se poursuivait, devant des auditeurs naturellement peu attentifs, une discussion sur le renouvellement du privilège de la Banque de Bordeaux. Elle durait depuis deux heures environ, quand M. Barrot rappelle au président, sans en indiquer autrement l'objet, la proposition qu'il a déposée au nom d'un assez grand nombre de députés, et lui demande de fixer le jour de la discussion dans les bureaux. M. Sauzet répond qu'elle aura lieu le surlendemain, jeudi. Sur ce, l'assemblée se sépare. Durant la séance de la Chambre, l'agitation a grandi dans la ville. La place de la Concorde a fini par être un peu dégagée ; mais, dans les Champs-Elysées, les gardes municipaux ne parviennent pas à avoir raison des bandes qui s'embusquent derrière les arbres ou les amas de chaises. Un moment, le petit poste de la rue de Matignon est assailli par des gens qui tâchent d'y mettre le feu. Des bandes descellent les grilles du ministère de la marine et s'en servent comme de leviers pour déchausser les pavés et ébaucher une première barricade au coin de la rue Saint-Florentin et de la rue de Rivoli. Repoussées par les gardes municipaux, elles se replient sur le centre de la ville, et essayent d'élever d'autres barricades, d'abord rue Duphot, ensuite rue Saint-Honoré. Sur leur chemin, elles enfoncent les devantures des boutiques d'armuriers ; elles y trouvent des fusils, mais peu de poudre, car le gouvernement a eu, dans les jours précédents, la précaution de la faire enlever. Pas plus que le matin, il n'y a d'ensemble ni de direction ; chaque bande agit au gré de sa fantaisie. Les hommes des sociétés secrètes demeurent spectateurs assez sceptiques. Caussidière, qui assiste avec Albert à la tentative de barricade de la rue Saint-Honoré, dit à De La Hodde : Tout cela n'est pas clair ; il y a du monde, mais c'est tout ; ça n'ira pas jusqu'aux coups de fusil. Albert est du même avis ; il n'a pas reconnu ses hommes dans les remueurs de pavés, et la manifestation ne lui paraît pas avoir un caractère républicain. En présence de tels laits, l'effacement des autorités militaires devient de plus en plus difficile à comprendre. Leur quartier général est à l'état-major de la garde nationale, alors installé dans l'aile des Tuileries qui longe la rue de Rivoli. Le général Jacqueminot, commandant supérieur de la garde nationale, et le général Tiburce Sébastiani, chef de l'armée de Paris, y sont en permanence. J'ai déjà eu occasion de noter en quoi le premier était inégal à la position qu'il occupait[17]. Le second était un officier brave, dévoué à la monarchie de Juillet, mais déportée ordinaire, sans grand prestige, et dont on ne pouvait attendre d'initiative en dehors des habitudes d'un service régulier ; s'il avait été appelé, en 1842, à la tête de la première division militaire, c'était uniquement à raison de la faveur dont jouissait auprès du Roi, son frère, le maréchal Sébastiani. Dès le jour où l'on a pu craindre des désordres, certains ministres se sont demandé s'il ne conviendrait pas de réunir tous les pouvoirs dans une main plus forte et plus ferme ; un nom s'est présenté tout de suite à leur esprit, celui du maréchal Bugeaud. Lui-même se croyait indiqué, et, depuis quelque temps, il tournait autour du Roi et des ministres, s'offrant manifestement et se portant fort du succès. Plusieurs fois on a pu croire que ce changement allait être fait. Mais certains membres du cabinet, M. Duchâtel notamment, hésitaient, par crainte soit, d'effaroucher l'opinion, soit de se donner un collaborateur encombrant et dominateur, soit seulement de faire de la peine aux deux titulaires. Cette dernière considération n'était pas sans agir sur le Roi, qui savait gré aux généraux Jacqueminot et Sébastiani de leur dévouement politique. La mesure s'est donc trouvée ajournée. Toutefois, il était implicitement convenu entre le Roi et son gouvernement que, si les choses tournaient mal, le maréchal recevrait le commandement de l'armée et de la garde nationale : on oubliait que les meilleurs remèdes risquent de ne plus produire d'effet, lorsqu'on y recourt trop tard. A défaut du maréchal, le duc de Nemours tâchait d'exercer, au-dessus des deux commandants, une sorte d'arbitrage ; il le faisait sans avoir reçu d'investiture spéciale, et n'ayant d'autre titre que celui de son rang. Ainsi assurait-il un peu d'unité entre des pouvoirs égaux et naturellement rivaux. Loyal, courageux, admirablement désintéressé, ce prince devait se montrer, dans ces journées tragiques, plus que jamais digne du bel éloge que faisait de lui le duc d'Orléans, quand il disait : Mon frère Nemours, c'est le devoir personnifié ! Mais, d'une timidité fière et triste, se sachant peu populaire auprès du public qui le connaissait mal et s'en sentant parfois gêné, ayant plus de réflexion que d'initiative, de rectitude dans le jugement que de promptitude dans la décision, plus habitué par son père à obéir qu'à commander, plus propre à se dévouer qu'à exercer de l'ascendant, il était homme à faire modestement tout son devoir en s'effaçant autant que possible, non à se mettre en avant pour suppléer à l'insuffisance des autres, ni à s'emparer spontanément d'un rôle qui ne serait pas strictement le sien. Combien il eût gagné à être secondé par ses deux frères, le prince de Joinville et le duc d'Aumale, particulièrement aimés du soldat et en faveur auprès de l'opinion ! Malheureusement ils étaient au loin. Le second était, depuis six mois, dans son gouvernement d'Afrique, et le premier venait de rejoindre son frère à Alger, pour assurer à la princesse, sa femme, le bienfait d'un hiver en pays chaud. La Reine, agitée des ombres pressentiments, déplorait ces séparations ; elle eût voulu retenir auprès du Roi le prince de Joinville, et, le 30 janvier, en lui disant adieu, elle avait versé beaucoup de larmes[18]. De tous ses frères, le duc de Nemours n'avait alors à Paris que le plus jeune, le duc de Montpensier, le préféré du père comme presque tous les derniers-nés, mais n'ayant encore eu le temps ni d'acquérir beaucoup d'expérience, ni de se faire un renom égal à celui de ses aînés. Vers cinq heures, les nouvelles qui arrivent à l'état-major sont telles qu'on se décide enfin à prescrire l'occupation militaire de la ville suivant le plan du maréchal Gérard. C'est l'opération que le conseil des ministres avait déjà décidée le lundi matin et que M. Duchâtel avait contremandée dans la nuit. Les ordres sont aussitôt expédiés à tous les chefs de corps, qui savent d'avance où se porter. Comme la garde nationale doit participer à l'occupation, le rappel est battu dans plusieurs quartiers ; il produit peu d'effet ; un très petit nombre d'hommes prennent les armes, et encore leurs dispositions sont-elles souvent douteuses. Ce n'est pas le seul mécompte. Le préfet de police ayant voulu procéder aux arrestations préventives, suspendues la veille au soir, ne parvient à mettre la main que sur cinq des meneurs révolutionnaires et non des plus considérables ; les autres se sont cachés. L'armée, du moins, s'est mise en mouvement aussitôt les ordres reçus. A neuf heures du soir, chaque corps est arrivé à l'emplacement qu'il doit occuper. Partout, devant ce mouvement offensif exécuté avec ensemble, l'émeute s'est dispersée sans résistance sérieuse. Tout au plus se produit-il encore quelque reste de désordre là où les soldats ne se trouvent pas en nombre ; sur divers points, les réverbères sont détruits et les conduites de gaz coupées ; aux Champs-Elysées, des gamins mettent le feu à des baraques et à des amas de chaises ; des bandes incendient ou dévastent les barrières de l'Étoile, du Roule et de Courcelles ; aux Batignolles, dans la rue du Bourg-l'Abbé, dans la rue Mauconseil, il y a des échauffourées avec échange de quelques coups de feu ; mais nulle part ne s'engage de combat sérieux. Peu à peu, d'ailleurs, avec la nuit qui s'avance, le silence se fait dans la ville ; le peuple est rentré dans ses maisons. Les soldats bivouaquent autour de grands feux, sous une pluie épaisse. A une heure du matin, ordre leur est donné de retourner à leurs casernes, en ne laissant dehors que quelques détachements. Que penser de la journée qui finit ? D'aucun côté, on n'y voit clair. Les meneurs des sociétés secrètes se sont réunis, dans la soirée, au Palais-Royal ; ils ne songent toujours pas à se mêler à un mouvement qu'ils se refusent à prendre au sérieux : attendre et voir, telle est la conclusion à laquelle ils aboutissent, après une conversation confuse. A la Réforme, au National, on n'est pas moins embarrassé, et l'on regrette même une agitation dont on n'espère aucun résultat et par laquelle on craint d'être compromis. Dans les bureaux du Siècle, chez M. Odilon Barrot, on est triste et inerte. Aux Tuileries, toute la soirée s'est passée à attendre et à recevoir les nouvelles qui arrivent successivement. La Reine ne cache pas son anxiété et son trouble. Le Roi, au contraire, demeure confiant. Il rappelle plaisamment que les Parisiens n'ont pas l'habitude de faire des révolutions en hiver. Ils savent ce qu'ils font, dit-il encore ; ils ne troqueront pas le trône pour un banquet. Cette confiance augmente à mesure qu'oïl apprend l'absence de résistance opposée aux troupes, dans la soirée, et le calme si facilement rétabli dans la ville. Les ministres d'ailleurs disent bien haut que ce n'a été qu'une échauffourée sans importance, que le lendemain il n'en sera probablement plus question, qu'en tout cas, si le désordre persiste, on sera alors fondé à agir très vigoureusement. Cette impression de sécurité est encore confirmée, quand M. Delessert vient annoncer que les chefs révolutionnaires persistent à se tenir à l'écart. A la fin de la soirée, lorsque le Roi se retire dans ses appartements, il est tout à fait triomphant. Jugeant l'affaire définitivement terminée, il se félicite et félicite ses ministres d'avoir su vaincre sans effusion de sang. Il attend de cette victoire toutes sortes d'heureux résultats. Persuadé que, comme en 1839, l'impuissance constatée de l'émeute raffermira le pouvoir royal, il ne cache pas à M. Duchâtel que depuis longtemps il ne s'est pas senti aussi fort. V Le mercredi 23, Paris se réveille encore sous la pluie. Dès sept heures du matin, les troupes sortent de leurs casernes pour reprendre les positions qu'elles occupaient la veille au soir. La ville paraît calme. Au ministère de l'intérieur, on se flatte que tout est fini ; quelques députés conservateurs, venus aux nouvelles auprès de M. Duchâtel, lui expriment même le regret que le désordre n'ait pas duré assez longtemps pour effrayer les intérêts et donner au pouvoir la force dont il a besoin. Bientôt cependant, vers neuf heures, l'émeute reparaît sur plusieurs points. Cette fois, elle se concentre entre la rue Montmartre, les boulevards, la rue du Temple et les quais, dans ces quartiers populeux, aux rues enchevêtrées, qui, au lendemain de 1830, avaient été le théâtre préféré de toutes les insurrections. Les bandes n'ont toujours pas de direction d'ensemble, ni de chefs connus. Elles harcèlent les troupes, élèvent çà et là des barricades, attaquent les postes isolés ; nulle part elles n'engagent une vraie bataille, n'opposent une résistance durable. De part et d'autre, il y a quelques blessés et même quelques morts, mais en très petit nombre. Dans le peuple, bien que les physionomies soient plus sombres que la veille, rien n'indique une passion bien profonde. Quant à l'armée, elle est triste de la besogne qu'on lui fait faire, un peu troublée parfois quand elle doit marcher contre des gens qui l'accueillent en criant : Vive la ligne ! Elle souffre du mauvais temps, de la distribution défectueuse des vivres et surtout de ne pas se sentir conduite par une main ferme et une volonté résolue. Néanmoins, sa supériorité de forces est évidente. Pendant cette matinée, elle ne subit d'échec nulle part ; partout les insurgés reculent devant elle. Des renforts lui arrivent des garnisons voisines. Dans ces conditions, la lutte pourra, à raison même de ce qu'elle a de morcelé, se prolonger plus ou moins longtemps, mais la défaite finale de l'émeute ne paraît pas douteuse. Telle est la situation quand entre en scène la garde nationale. Dès la veille, aussitôt les premiers troubles éclatés, les adversaires du ministère lui avaient crié : Osez donc réunir la garde nationale ! Trois députés de Paris, MM. Carnot, Vavin et Taillandier, après s'être concertés avec leurs collègues, étaient venus exprimer à M. de Rambuteau la douloureuse surprise qu'éprouvait la population de ne pas voir convoquer la garde nationale. Il eût fallu que le gouvernement pût répondre sans ambages : Non, nous ne la convoquons pas, parce que vous avez travaillé à en faire un instrument de désorganisation, ce que déjà, par sa nature propre, elle n'était que trop disposée à devenir. Mais un tel langage eût fait alors scandale. En haut lieu, d'ailleurs, on avait des illusions sur l'esprit de cette milice ; on s'en fiait aux protestations répétées du général Jacqueminot, qui croyait témoigner son dévouement au Roi en se refusant à admettre qu'il ne fût pas partagé par tous ses subordonnés. Louis-Philippe, dans l'esprit duquel certains rapports finissaient par jeter quelque inquiétude, avait, au cours de cette même journée du mardi, envoyé le ministre de la guerre à l'état-major, pour savoir très nettement ce qu'on devait attendre de la garde nationale. Vous pouvez dire au Roi, avait répondu le général Jacqueminot, que, sur trois cent quatre-vingt-quatre compagnies, il y en a six ou sept mal disposées, mais que toutes les autres sont sincèrement attachées à la monarchie. Informé de cette réponse, le Roi s'était borné à dire : Six ou sept mauvaises ! Oh ! il y en a bien dix-sept ou dix-huit ! C'est évidemment sur ces assurances données par le commandant supérieur que, quelques moments après, lors des ordres donnés, à cinq heures du soir, pour l'occupation militaire de la ville, on s'était décidé à foire battre le rappel dans plusieurs quartiers. J'ai dit quel en avait été le très médiocre résultat. Cette première épreuve n'était pas un encouragement à recommencer. Cependant, le mercredi matin, quand l'armée a été remise en mouvement, on n'a pas jugé possible de ne pas convoquer de nouveau la garde nationale. Celle-ci n'avait-elle pas son rôle et sa place marqués dans le plan d'occupation qu'il s'agissait d'exécuter ? Son absence aurait fait des vides matériels ; elle aurait fait surtout un vide moral dont on craignait que les troupes ne fussent affectées. La convocation a même été plus générale que la veille : ordre a été donné de battre le rappel dans tous les quartiers. Bien que, cette fois, l'affluence soit un peu plus grande, ce n'est encore qu'une faible minorité qui prend les armes. Ceux qui viennent sont-ils du moins les hommes d'ordre, instruits enfin par la prolongation des troubles qu'il est de leur intérêt d'y mettre un terme ? Non, par un phénomène étrange, à l'appel du gouvernement, les amis de ce gouvernement, les conservateurs, qui au fond forment la majorité de la plupart des légions, ne répondent qu'en petit nombre ; presque tous restent chez eux, rassurés, indolents ou boudeurs. Les opposants, au contraire, accourent avec empressement. C'est que, de ce côté, il y a un mot d'ordre, celui de se réunir en armes pour crier : Vive la réforme ! On l'a vu donner, le 21, dans la réunion du Siècle. Depuis, il a été répété et propagé. Dans la soirée du 22, les républicains du Comité central, réunis chez M. Pagnerre, ont décidé de suivre cette tactique. Le 23, au matin, les révolutionnaires de la Réforme, M. Flocon en tête, s'y sont ralliés ; ils ont pressé leurs partisans, dont beaucoup n'étaient pas de la garde nationale, de se procurer quand même des uniformes et de se mêler aux détachements afin d'y pousser le cri convenu. En effet, à peine les gardes nationaux sont-ils arrivés à leurs divers points de rassemblement, que, de leurs rangs, s'élèvent des voix demandant qu'on s'interpose entre le gouvernement et le peuple, pour obliger le Roi à changer ses ministres et à accorder la réforme. Soutenue sur un ton très haut, appuyée par les compères, l'idée trouve faveur. Parmi ceux qui y adhèrent, beaucoup, pour rien au monde, ne voudraient contribuer à jeter bas la monarchie ; mais ils s'imaginent niaisement faire œuvre de pacification ; leur vanité est séduite par l'importance de ce rôle d'arbitre, et il ne leur déplaît pas de donner une leçon à un gouvernement accusé de tant de crimes au dehors et au dedans. Ceux qui seraient d'un avis contraire se croient en minorité, — ils le sont peut-être par la faute de tous les conservateurs restés chez eux, — et ils se taisent, intimidés. Plus que jamais, d'ailleurs, on sent l'insuffisance du commandement supérieur. Autrefois, pas un trouble n'éclatait dans la ville, pas un coup de tambour ne résonnait, sans qu'on vît aussitôt le vieux maréchal de Lobau aller d'une mairie à l'autre, parcourir tous les postes, haranguant, dirigeant, stimulant ses gardes nationaux. Son successeur est hors d'état de quitter la chambre ; nul ne le voit ; il n'est même pas représenté auprès des divers corps par des officiers sûrs qui dirigent et surveillent l'exécution de l'ordre général. C'est vers dix ou onze heures du matin que la plupart des légions se mettent en mouvement. Il est tristement instructif de les suivre à l'œuvre. La première — quartiers des Champs-Élysées et de la place Vendôme — est la seule où les réformistes n'aient pu provoquer aucune manifestation : bien au contraire, elle siffle au passage les députés de la gauche. La seconde — Palais-Royal, Chaussée-d'Antin et faubourg Montmartre —, appelée à prendre position devant le pavillon de Marsan, y arrive, après une longue promenade, escortée de deux mille individus avec lesquels elle chante la Marseillaise et crie : Vive la réforme ! La troisième — quartier Montmartre et faubourg Poissonnière —, chargée de protéger la Banque, se jette entre les insurgés et les gardes municipaux et force ces derniers à rentrer dans leur caserne ; un peu plus tard, elle croise par deux fois la baïonnette contre les cuirassiers qui, d'ordre du général Friant, se disposent à dégager la place des Victoires ; enfin elle parcourt les rues environnantes en criant : Vive la réforme ! à bas le système ! à bas Guizot ! M. Maxime du Camp, qui passe par là, court au commandant dans lequel il reconnaît un riche agent de change, et lui demande où il va. Je n'en sais rien, répond celui-ci ; je viens de protéger la population contre les cuirassiers qui voulaient la sabrer ; ce gouvernement nous rend la risée de l'Europe ; je vais promener mes hommes à travers la ville, afin de donner l'exemple à la bourgeoisie ; je suis tout prêt, si l'on veut, à aller arrêter Guizot pour le conduire à Vincennes. La quatrième légion — quartier du Louvre — signe une pétition pour demander la mise en accusation du ministère, et entreprend de la porter en corps au Palais-Bourbon ; arrêtée sur le quai par un bataillon fidèle de la dixième légion, elle remet sa pétition à quelques députés de la gauche accourus au-devant d'elle. La cinquième — quartier Bonne-Nouvelle et faubourg Saint-Denis — fait comme la seconde : elle empêche les gardes municipaux de charger l'émeute. La sixième — quartier du Temple — se prononce aussi pour la réforme. La septième — quartiers voisins de l'Hôtel de ville — somme le préfet de la Seine de faire savoir au Roi que, s'il ne cède pas à l'instant, aucune force humaine ne pourra prévenir une collision entre la garde nationale et la troupe. La dixième — faubourg Saint-Germain — est divisée : tandis qu'un bataillon, résolument conservateur, protège la Chambre, un autre, massé dans la rue Taranne, acclame la réforme et refuse d'obéir au colonel, qui, désespéré, s'éloigne en arrachant son hausse-col. En somme, presque toutes les légions se sont prononcées contre le gouvernement. Sans doute, si l'on tient compte des gardes nationaux restés chez eux, les manifestants ne sont qu'une faible minorité ; mais qu'importe ? ils sont les seuls à se montrer, à crier, à agir. Sans cloute aussi, parmi ces manifestants, la grande masse n'a pas conscience de ce qu'elle lait, et, au fond, elle aurait horreur et terreur d'une révolution ; mais, encore une fois, qu'importe ? son aveuglement ne rend sa conduite ni moins coupable ni moins funeste. L'effet en est immense, et du coup la situation est absolument changée. Cette émeute misérable, infime, décousue, sans chef, désavouée par les révolutionnaires eux-mêmes, devient importante et se sent enhardie, du moment où la garde nationale l'a prise sous sa protection. Par contre, l'armée, qui jusqu'ici a combattu tristement, mais sans hésitation, est désorientée, ébranlée. Dans le quartier Saint-Denis, au moment où la garde nationale commence à se montrer, un passant demande à un officier : Est-ce que l'émeute est sérieuse ? L'officier lève les épaules, en signe d'ignorance. Ah ! dit-il, ce ne sont point les émeutiers que je redoute. — Eh ! que redoutez-vous donc ? — La garde nationale, qui, si cela continue, va s'amuser à nous tirer dans le dos. Vers le même moment, sur la place de l'Odéon, deux détachements, l'un de soldats de ligne, l'autre de gardes nationaux, sont côte à côte. Les commandants se saluent. Que ferez-vous, si une troupe de peuple se présente ? demande l'officier de la garde nationale. — Je ferai comme vous, répond l'officier de ligne. — Mais, moi, je ne disperserai pas la colonne, je la laisserai passer. — Je ferai comme vous, répète l'officier de ligne ; mes soldats feront ce que fera la garde nationale. Si fâcheux que soient l'encouragement donné aux factieux et le découragement jeté dans l'armée, la conduite de la garde nationale devait avoir une conséquence plus grave encore. VI Quand arrivent aux Tuileries les premières nouvelles de la défection de la garde nationale, on ne veut pas d'abord y croire. C'est impossible, s'écrie le général Jacqueminot, c'est impossible ; la garde nationale est fidèle, je la connais. Mais les rapports se succèdent, de plus en plus positifs et alarmants. D'ailleurs, du palais lui-même, on entend les cris de la seconde légion massée sous les fenêtres du pavillon de Marsan, et l'on voit défiler sur le quai la quatrième légion portant sa pétition à la Chambre. Puis voici des amis connus, M. Horace Vernet, M. Besson, pair de France et colonel de la troisième légion, le général Friant, qui racontent de visu les scènes de la place des Victoires et comment les gardes nationaux ont croisé la baïonnette contre les cuirassiers. Cette fois, les plus optimistes sont atterrés. On avait toujours pensé que la garde nationale était le rempart de la monarchie, et l'on s'était habitué à le dire plus encore qu'on ne le pensait : du moment où elle passe à l'émeute, que devenir ? M. de Montalivet, qui vient de parcourir Paris à la tête des gardes nationaux à cheval ; M. Dupin, qui a tenu à rendre visite au Roi en se rendant à la Chambre, insistent avec émotion sur le péril de la situation. Plusieurs officiers de la garde nationale ont pénétré dans le château, dans un grand état d'effarement et d'exaltation, criant très haut qu'ils sont prêts à se faire tuer pour le Roi, mais que le ministère est en exécration : ils assurent que, si ce ministère est congédié, la garde nationale fera tout rentrer dans l'ordre. Depuis longtemps, on le sait, le ministère avait, au sein de la cour, d'assez nombreux adversaires. Ces nouvelles leur servent d'arguments. Pour un homme, disent-ils, faut-il exposer la monarchie à périr ? Ils trouvent un puissant auxiliaire dans la Reine. Il y a déjà plusieurs mois que, sous l'action des propos tenus autour d'elle, elle désire un changement de cabinet. L'agitation des dernières semaines, en augmentant ses inquiétudes, l'avait rendue plus impatiente encore de voir recourir au remède qu'elle croyait seul efficace. Vers le 15 février, elle avait fait appeler M. de Montalivet, lui avait manifesté les plus sombres pressentiments, et lui avait demandé de tenter un suprême effort pour déterminer le Roi à congédier M. Guizot. M. de Montalivet n'avait pas besoin d'être convaincu ; mais, ayant déjà plusieurs fois échoué devant le parti pris de Louis-Philippe, il avait supplié la Reine de faire elle-même la démarche. Eh bien, soit, avait-elle dit, je parlerai. Toutefois, peu habituée à entretenir son époux des affaires politiques, elle avait différé de jour en jour l'exécution de son dessein. Enfin, le 23, terrifiée des nouvelles qu'on lui apporte sur la garde nationale, oubliant dans son trouble que ce qui eût pu être concédé avec honneur à un mouvement d'opinion, ne pouvait l'être à une émeute, elle accourt, éplorée, auprès du Roi, emploie toutes les ressources de sa tendresse à lui faire partager son émotion et ses inquiétudes, et le conjure de se séparer d'un cabinet dont la solidarité lui paraît mortelle pour la monarchie. Tout à l'heure encore, Louis-Philippe eût éconduit celle qu'il aimait à appeler sa bonne reine, en lui donnant affectueusement à entendre qu'elle se mêlait de choses qui n'étaient pas de sa compétence. Mais, depuis qu'il a su la trahison de la garde nationale, il est bien changé ; rien ne subsiste plus de l'optimisme obstiné, ironique, avec lequel il recevait tous les alarmistes. Il est comme étourdi et affaissé sous le coup qui le frappe et auquel il ne s'attendait pas. Sans doute, il n'ignore pas que l'armée est toujours maîtresse de ses positions, que nulle part elle n'a été entamée par l'émeute, que sa supériorité de forces demeure évidente. Mais il se rend compte que, s'il veut continuer la lutte, il doit engager à fond les troupes, se débarrasser coûte que coûte de la garde nationale et donner l'ordre de tirer au besoin sur elle. Cette dernière perspective le fait frémir. On l'entend se répéter à lui-même : J'ai vu assez de sang ! Ne lui affirme-t-on pas d'ailleurs, jusque dans son entourage le plus intime et le plus cher, que s'il consent à donner satisfaction aux vœux des gardes nationaux, l'ordre sera rétabli aussitôt, sans qu'aucune goutte de sang soit versée ? C'est toucher une de ses cordés les plus sensibles, et j'ai déjà eu occasion de noter combien l'ancien élève de Mme de Genlis avait gardé vifs la sollicitude et le respect de la vie humaine[19]. Un tel sentiment faisait sans doute honneur à son cœur ; mais, dans le cas particulier, était-il bien raisonné ? Les défaillances des souverains, par les conséquences qu'elles entraînent, ne coûtent-elles pas souvent beaucoup plus de sang que n'en feraient répandre les plus énergiques résistances ? On peut indiquer encore une autre cause de l'hésitation qui se manifeste chez le Roi. Il semble avoir, sur son droit à se défendre par les armes, un doute qui ne se fût certes pas présenté à l'esprit d'un prince légitime, s'appuyant sur un titre antérieur et supérieur à toute désignation populaire. Au moment de réprimer par la force la sédition de la bourgeoisie parisienne, il s'arrête, anxieux, à la pensée qu'il a reçu la couronne de ses mains. Il n'ose pas faire violence à l'égarement passager de ceux dont il croit tenir son pouvoir. État d'esprit qui se traduira, après sa chute, dans un entretien avec M. Duchâtel, par cette exclamation bien significative : Est-ce que je pouvais faire tirer sur mes électeurs ?[20] Après tout, n'est-ce pas l'un des phénomènes de ce siècle, que la foi au droit monarchique semble n'être pas moins ébranlée dans le cœur des rois que dans celui des peuples ? N'oublions pas enfin que Louis-Philippe avait alors soixante-quatorze ans : là même, à vrai dire, est la principale explication du trouble où le jette cette crise. Les vicissitudes de sa vie ont fini par user les énergies de son esprit et de sa volonté. Comme j'ai dû déjà le faire observer, dans l'obstination un peu infatuée avec laquelle il refusait naguère d'écouter aucun avertissement, il y avait, à y regarder de près, moins de fermeté que de sénilité ; on ne pouvait s'étonner que cette même sénilité, sous l'empire d'autres circonstances, tournât en défaillance. Louis-Philippe a écouté la Reine, sans prendre de parti ; mais il est sorti de cet entretien, ému et ébranlé. Sur ces entrefaites, vers deux heures, M. Duchâtel arrive aux Tuileries ; il a jugé convenable de venir voir le Roi, en se rendant à la Chambre. Ce n'est pas qu'il ait aucune inquiétude sur ses dispositions. Tout à l'heure encore, il était informé par le général Dumas, aide de camp de service auprès de Sa Majesté, qu'elle estimait le moment venu d'agir plus énergiquement ; il avait répondu que c'était aussi son avis, et, depuis lors, divers messages avaient été échangés entre le château et le ministère de l'intérieur, toujours dans le même ordre d'idées. Aussitôt entré dans le cabinet du Roi, M. Duchâtel est interrogé sur la situation[21]. Il répond que l'affaire est plus sérieuse que la veille et l'horizon plus chargé, mais qu'avec de l'énergie dans la résistance, on s'en tirera. C'est aussi mon sentiment, dit le Roi ; il ajoute qu'on lui donne, de tous côtés, le conseil de terminer la crise en changeant le cabinet, mais qu'il ne veut pas s'y prêter. — Le Roi sait bien, réplique alors M. Duchâtel, que, pour ma part, je ne tiens pas à garder le pouvoir, et que je ne ferais pas un grand sacrifice en y renonçant ; mais les concessions arrachées par la violence à tous les pouvoirs légaux ne sont pas un moyen de salut ; une première défaite en amènerait bientôt une nouvelle ; il n'y a pas eu loin, dans la révolution, du 20 juin au 10 août, et, aujourd'hui, les choses marchent plus vite que dans ce temps-là ; les événements vont à la vapeur, comme les voyageurs. — Je crois comme vous, dit le Roi, qu'il faut tenir bon ; mais causez un moment avec la Reine ; elle est très effrayée ; je désire que vous lui parliez. La Reine, aussitôt appelée, entre dans le cabinet, suivie du duc de Montpensier ; elle est sous l'empire d'une vive excitation. Monsieur Duchâtel, dit-elle, je connais le dévouement de M. Guizot pour le Roi et la France ; s'il le consulte, il ne restera pas un instant de plus au pouvoir ; il perd le Roi ! — Madame, répond le ministre surpris et ému d'une telle sortie, M. Guizot, comme tous ses collègues, est prêt à se dévouer pour le Roi, jusqu'à la dernière goutte de son sang ; mais il n'a pas la prétention de s'imposer au Roi malgré lui. Le Roi est le maître de donner ou de retirer sa confiance, selon qu'il le juge convenable pour les intérêts de sa couronne. Les paroles de la Reine, le ton dont elle les a prononcées, l'émotion dont tous ses traits portent l'empreinte, ont visiblement fait un grand effet sur le Roi ; mais, en même temps, la solution à laquelle elle pousse, l'effraye. Il se tourne vers elle : Ne parle pas ainsi, ma chère amie, lui dit-il ; si M. Guizot le savait ! — Je ne demande pas mieux qu'il le sache, s'écrie impétueusement la Reine ; je le lui dirai à lui-même ; je l'estime assez pour cela ; il est homme d'honneur et me comprendra. Le duc de Montpensier se prononce dans le même sens, plus froidement, bien que d'une manière non moins arrêtée. M. Duchâtel fait observer qu'il ne pourra pas ne pas communiquer à M. Guizot ce qu'il vient d'entendre. Le Roi est devenu de plus en plus soucieux. Il y aurait peut-être lieu, dit-il, de convoquer sur-le-champ le conseil. M. Duchâtel répond que la Chambre est assemblée, qu'elle ne peut rester sans ministre, et que le Roi ferait mieux de causer d'abord avec M. Guizot. Vous avez raison, conclut Louis-Philippe ; allez trouver M. Guizot, sans perdre un instant, et amenez-le-moi. M. Duchâtel court à la Chambre, qui est réunie depuis peu de temps, mais dont l'agitation ne permet aucune délibération. Il prévient M. Guizot qui sort précipitamment de la salle, le fait monter dans sa voiture, et, pendant le court trajet du Palais-Bourbon aux Tuileries, le met au courant de ce qui vient de se passer. Les deux ministres tombent aussitôt d'accord qu'ils doivent se montrer prêts à poursuivre leur tâche, mais que, dans l'état de la Chambre et du pays, ils ne peuvent le faire, s'ils ne sont pas assurés de l'appui résolu de la couronne ; quant à imposer aujourd'hui au Roi chancelant le maintien du cabinet ébranlé, ce serait, à leur avis, œuvre vaine et dangereuse, car ils n'obtiendraient pas ensuite de lui les mesures nécessaires à la résistance ; leur conclusion est donc de laisser la royauté choisir librement dans son hésitation, sans aggraver les conditions des deux conduites entre lesquelles elle a à se prononcer. Il est environ deux heures et demie quand M. Guizot et M. Duchâtel entrent dans le cabinet du Roi, qui a auprès de lui la Reine, le duc de Nemours et le duc de Montpensier. Le Roi expose la situation, s'appesantit sur la gravité des circonstances, parle beaucoup de son désir de garder le ministère, dit qu'il aimerait mieux abdiquer que s'en séparer. Tu ne peux pas dire cela, mon ami, interrompt la Reine ; tu te dois à la France ; tu ne t'appartiens pas. — C'est vrai, reprend le Roi, je suis plus malheureux que les ministres ; je ne puis pas donner ma démission. A ce préambule, les ministres croient voir que la résolution du Roi est prise de se séparer d'eux. M. Guizot, qui jusqu'ici l'a écouté en silence, prend alors la parole : C'est à Votre Majesté, dit-il, à prononcer : le cabinet est prêt ou à défendre jusqu'au bout le Roi et la politique conservatrice qui est la nôtre, ou à accepter sans plainte le parti que le Roi prendrait d'appeler d'autres hommes au pouvoir. Il n'y a point d'illusion à se faire, Sire ; une telle question est résolue par cela seul que, dans un tel moment, elle est posée. Aujourd'hui plus que jamais, le cabinet, pour soutenir la lutte avec chance de succès, a besoin de l'appui décidé du Roi. Dès qu'on saurait dans le public, comme cela serait inévitable, que le Roi hésite, le cabinet perdrait toute force morale et serait hors d'état d'accomplir sa tâche. Sur ces mots, le Roi laisse de côté toute précaution de langage, et, considérant la question comme tranchée : C'est avec un bien amer regret, dit-il, que je me sépare de vous ; mais la nécessité et le salut de la monarchie exigent ce sacrifice. Ma volonté cède ; je vais perdre beaucoup de terrain ; il me faudra du temps pour le regagner. Le Roi indique son intention d'appeler M. Molé, auquel les ministres ne font aucune objection ; puis il leur fait ses adieux, en les embrassant avec larmes. Vous serez toujours les amis du Roi, dit la Reine ; vous le soutiendrez. — Nous ne ferons que de la résistance au petit pied et sur le second plan, ajoute le duc de Nemours, mais, sur ce terrain, nous comptons retrouver votre appui. En présence de la rupture accomplie, le trouble et la tristesse de Louis-Philippe augmentent encore. Tendant une dernière fois la main à ceux dont il se sépare, il leur dit avec un accent particulier d'amertume : Vous êtes plus heureux que moi, vous autres ![22] Cependant la Chambre, intriguée du départ subit de M. Guizot, était de plus en plus agitée. Un député de Paris, M. Vavin, veut interpeller le ministère sur la convocation tardive de la garde nationale. M. Hébert demande qu'on attende le retour du président du conseil. Une demi-heure se passe. Voici enfin M. Guizot : sa figure est pâle et contractée. M. Vavin reprend la parole et indique brièvement l'objet de son interpellation. M. Guizot se lève, gagne lentement la tribune, et avec une gravité triste et fière : Messieurs, dit-il, je crois qu'il ne serait ni conforme à l'intérêt public, ni à propos pour la Chambre, d'entrer, en ce moment, dans aucun débat sur ces interpellations. L'opposition, qui croit que le ministre se dérobe, éclate en murmures. M. Guizot, impassible, répète mot pour mot ce qu'il vient de dire, puis ajoute : Le Roi vient de faire appeler M. le comte Molé, pour le charger... Des bancs de la gauche partent des applaudissements de triomphe, que M. Odilon Barrot, qui en sent l'inconvenance, tâche d'arrêter. L'interruption qui vient de s'élever, reprend M. Guizot toujours du même ton, ne me fera rien ajouter ni retrancher à mes paroles. Le Roi vient d'appeler M. le comte Molé, pour le charger déformer un nouveau cabinet. Tant que le cabinet actuel sera chargé des affaires, il maintiendra ou rétablira l'ordre, et fera respecter les lois selon sa conscience, comme il l'a fait jusqu'à présent. A peine M. Guizot est-il descendu de la tribune que, des bancs de la majorité, les députés se précipitent vers les ministres, la colère dans les yeux, l'injure à la bouche ; ils croient que c'est le cabinet qui a déserté son poste. C'est indigne ! s'écrient-ils. C'est une lâcheté ! On nous trahit ! Un simple mot arrête le torrent : Et qui vous dit que ce soient les ministres qui abandonnent le Roi ? Les députés comprennent. Les uns, stupéfaits, regagnent leurs bancs, la tête basse. Les autres tournent contre le Roi l'indignation qu'ils exprimaient contre les ministres. Aux Tuileries ! s'écrient-ils, et plusieurs d'entre eux quittent précipitamment la salle. M. Calmon, l'ancien directeur général de l'enregistrement, dit à son voisin M. Muret de Bord, ami de M. Guizot, en lui frappant sur l'épaule : Citoyen Muret de Bord, dites à la citoyenne Muret de Bord de préparer ses paquets ; la république ne vous aimera pas. Du côté de l'opposition, si la masse triomphe avec une joie grossière, quelques-uns sont soucieux. Je désirais vivement la chute du cabinet, dit M. Jules de Lasteyrie à M. Duchâtel ; mais j'aurais mieux aimé vous voir rester dix ans de plus que sortir par cette porte. M. de Rémusat, camarade de collège de M. Dumon, cause avec lui du nouveau ministère dont il s'attend à faire partie ; il se montre inquiet. C'eût été bien facile, dit-il, si nous étions arrivés par un mouvement de la Chambre ; mais qui peut mesurer les conséquences d'un mouvement dans la rue ? Quant à M. Thiers, il se fait raconter complètement par M. Duchâtel ce qui s'est passé. Ah ! reprend-il avec une sorte de joie contenue, il a eu peur. Bientôt connue aux Tuileries, l'émotion de la Chambre ne laisse pas que d'augmenter le trouble et la tristesse du Roi. À-t-il eu raison de céder aux instances des siens ? Il a des regrets, tout au moins des doutes. Aussi bien personne ne veut-il paraître avoir conseillé cette mesure. Le duc de Nemours, qui n'a été pour rien dans la chute du cabinet, rencontrant M. de Montalivet à l'état-major, lui dit : Eh bien, mon cher comte, vous devez être content ; M. Guizot n'est plus ministre ! — Bien loin de là, Monseigneur, reprend vivement M. de Montalivet, je m'en afflige profondément. C'est trop tard ou trop tôt. On ne change pas un général au milieu d'une bataille ! A quatre heures, M. Guizot et ses collègues se réunissent, pour la dernière fois, chez le Roi, afin de prendre congé de lui. Louis-Philippe commence par se plaindre, avec un peu d'amertume, qu'on fasse retomber sur lui seul toute la responsabilité du changement de cabinet. Il y a à cela, dit-il, quelque injustice ; j'ai pensé, sans doute à mon grand regret, que l'intérêt de la monarchie exigeait ce changement ; mais M. Guizot et M. Duchâtel ont partagé mon avis. M. Guizot répond que M. Duchâtel et lui étaient prêts à soutenir jusqu'au bout la politique de résistance, qu'ils se sont mis à l'entière disposition du Roi, qu'ils ont seulement ajouté que poser dans les circonstances actuelles la question de la retraite du cabinet, c'était la résoudre. MM. de Salvandy, Hébert et Jayr expriment leurs regrets et leur désapprobation de la décision prise. La conversation devient alors un peu pénible, et, quand on se sépare, il y a de part et d'autre quelque contrainte. Les ministres étaient fondés à rappeler que leur retraite était l'œuvre de Louis-Philippe[23]. Est-ce à dire qu'ils soient absolument dégagés de toute responsabilité ? Ne peut-on pas regretter que M. Guizot et M. Duchâtel aient pris si vite le Roi au mot, qu'ils ne l'aient nullement aidé à se relever d'une défaillance qui pouvait être passagère ? Quelques-uns de leurs collègues, entre autres M. Hébert et M. de Salvandy, leur ont reproché, non sans raison, de s'être décidés et surtout d'avoir fait connaître leur décision à la Chambre, sans avoir consulté préalablement les autres membres du cabinet. M. Guizot et M. Duchâtel n'eussent pas compromis leur dignité ni ne se seraient fait soupçonner d'un attachement excessif au pouvoir, en appelant l'attention du prince sur les inconvénients d'une capitulation devant l'émeute et en demandant que leur retraite fût ajournée jusqu'après le rétablissement de l'ordre matériel. L'idée ne paraît pas leur en être venue. Peut-être M. Duchâtel, qui depuis longtemps désirait s'en aller, a-t-il mis quelque empressement à saisir l'occasion offerte. Quant à M. Guizot, il a vu sans doute tout de suite les choses sous le jour où M. Duchâtel les lui a montrées, dans leur rapide conversation entre le Palais-Bourbon et les Tuileries. D'ailleurs, comme cela ressort de l'entretien qu'il avait eu avec le Roi à la veille de la session[24], le président du conseil se préoccupait vivement, depuis quelque temps, de la cabale de cour formée contre le cabinet, et il était convaincu que le gouvernement deviendrait impossible pour lui du moment où le Roi se laisserait influencer par cette cabale. Ajoutons que ni le président du conseil, ni le ministre de l'intérieur, n'avaient alors la moindre pensée que la sédition mît sérieusement en péril l'existence de la monarchie. Peu après, à Rome, M. Rossi, causant de cet événement avec le prince Albert de Broglie, lui disait : Votre père eût quitté trois mois plus tôt. Casimir Périer n'eût pas quitté du tout. En tout cas, sur ce changement de cabinet opéré en pleine émeute, il ne saurait y avoir deux manières de voir. Qu'à telle ou telle époque antérieure, le Roi eût mieux fait de se séparer de M. Guizot, c'est une opinion qui peut se soutenir par des raisons très sérieuses : on comprend une politique qui eût cherché à prévenir la crise par quelque concession. Mais résister obstinément et à outrance, frapper solennellement l'opposition du blâme contenu dans le discours du trône et dans l'adresse, refuser jusqu'au bout toute promesse de réforme, interdire le banquet, mettre en mouvement l'armée pour réprimer le désordre, engager le combat, et puis subitement, parce que la garde nationale a trahi, abandonner tout ce qu'on a refusé jusqu'alors, capituler sur les hommes et sur les choses, voilà qui ne saurait s'expliquer que par une lamentable défaillance. Tout ce qui va suivre — audace grandie de l'attaque, désorganisation et impuissance de la défense, impossibilité de trouver un point d'arrêt — ne sera que la suite fatale de cette première défaillance. Le signal est donné d'un immense lâchez tout, après lequel il n'y aura plus moyen de rien retenir. A vrai dire, l'histoire de la monarchie de Juillet pourrait se terminer ici : la révolution a cause gagnée. VII Du moment où l'on a pris le parti de la capitulation, au moins faudrait-il tâcher d'en recueillir les bénéfices. Pour cela, la première condition serait de procéder franchement et vivement, sans arrière-pensée ni marchandage, et de s'avancer tout de suite jusqu'au point où l'on a chance de frapper l'imagination populaire, de satisfaire ceux qu'on vise à désarmer. Telle ne paraît pas être la disposition du Roi. Regrettant au fond ce qu'il a fait, il n'a qu'une préoccupation : restreindre ses concessions, s'arrêter le plus près possible du terrain qu'il est triste d'avoir quitté. C'est dans ce dessein qu'au lieu d'appeler M. Thiers, il a voulu tenter d'abord une combinaison avec M. Molé. Ce dernier était à la Chambre des pairs, tandis que le Roi le faisait chercher à son hôtel ; prévenu tardivement, il n'arrive aux Tuileries qu'un peu après quatre heures[25]. Louis-Philippe commence par lui exposer les faits, en atténuant la part qu'il a prise au renvoi du ministère. Maintenant, ajoute-t-il, c'est sur vous que je compte pour former un cabinet. — Sire, répond M. Molé, je remercie le Roi de sa confiance ; mais, au point où en sont les choses, je ne puis rien. Il faut reconnaître que les banquets l'emportent. C'est à ceux qui ont fait les banquets à maîtriser le mouvement. Le seul conseil que je puisse donner au Roi, c'est d'appeler MM. Barrot et Thiers. — Appeler M. Thiers ! Qu'est-ce que dira l'Europe ? — Eh ! Sire, ce n'est pas à l'Europe qu'il faut penser en ce moment. La maison brûle. Il s'agit d'appeler ceux qui peuvent éteindre le feu. — Oui, mais pourquoi M. Thiers ? M. Thiers n'a pas assisté aux banquets plus que vous. — Il les a défendus, et ses amis les ont organisés. — Laissez là M. Thiers, et dites-moi comment vous composeriez un cabinet. Pressé par le Roi, M. Molé indique MM. Dufaure, Passy, Billault. Le nom de Bugeaud se trouvant jeté dans la conversation au sujet du ministère de la guerre, le Roi laisse voir quelque répugnance ; il craint que le caractère dominant et peu traitable du maréchal n'enlève à lui et à ses fils toute action sur les nominations militaires. Enfin M. Molé quitte les Tuileries, en promettant de voir ses amis et d'essayer de constituer un cabinet. Avant même que M. Molé ait vu le Roi, des gardes nationaux à cheval, expédiés par M. de Montalivet, et beaucoup d'autres messagers volontaires, se sont répandus dans les rues pour annoncer le changement de cabinet. Au premier abord, dans les quartiers riches, les gardes nationaux sont flattés de l'avoir emporté ; ils s'imaginent que tout est fini, et qu'ils n'ont qu'à rentrer chez eux. Mais bientôt des objections s'élèvent : le nom de M. Molé est déclaré insuffisant ; on fait remarquer qu'il n'y a eu encore aucun acte précis donnant quelque garantie, et que le Roi pourrait bien avoir voulu se jouer du peuple. La conclusion est qu'il faut exiger davantage. N'y est-on pas encouragé par le premier succès obtenu ? Ces sentiments se manifestent avec plus de force encore dans les quartiers démocratiques. Les républicains, les hommes des -sociétés secrètes, qui commencent à entrevoir des chances auxquelles ils n'avaient pas cru jusqu'ici, travaillent activement à aviver les méfiances et à entretenir l'agitation. Malgré tout, sauf sur quelques points où la plèbe s'acharne avec férocité contre des postes isolés de gardes municipaux, il s'est produit une sorte de suspension d'armes. Mais, entre les deux camps demeurés en présence, quel contraste ! Les émeutiers ont des allures de vainqueurs ; ils pénètrent dans les casernes, sous les yeux des soldats qui n'osent s'y opposer, et délivrent les prisonniers faits dans la journée. Les troupes, au contraire, sont fatiguées, tristes, mal à l'aise, sentant moins que jamais au-dessus d'elles une impulsion forte et une direction nette, ne sachant plus si la consigne est de résister ou de lâcher tout. Cette démoralisation de l'armée est un des grands dangers de l'heure actuelle. Le remède ne peut venir des ministres démissionnaires, demeurés nominalement à leur poste. En réalité, toute initiative leur est interdite. Jusqu'à ce que le nouveau cabinet soit constitué et installé, l'émeute n'a plus aucun gouvernement en face d'elle. M. Molé est-il suffisamment convaincu de la nécessité d'aller vite ? Il semble conduire ses négociations comme il ferait en temps normal. En sortant de chez le Roi, vers cinq heures, il a mandé chez lui MM. Dufaure, Passy, Billault. Leur avis a été qu'on ne pouvait rien faire si l'on n'était pas assuré de l'appui de M. Thiers. Un temps précieux est dépensé pour s'informer des dispositions de cet homme d'État. Les premières démarches n'ayant pas abouti, M. Molé se décide, après dîner, à aller lui-même place Saint-Georges. Il trouve M. Thiers fort entouré et en train d'échanger, à travers les grilles de son hôtel, des poignées de main avec la foule qui l'acclame. Il lui demande si le ministère en voie de formation pourrait compter sur sa bienveillance[26]. M. Thiers ne la refuse pas, mais en indique les conditions. D'abord la réforme électorale et la réforme parlementaire. — M. Molé ne fait pas d'objection. — La dissolution. — Ah ! pour cela, répond M. Molé, c'est impossible. Je vois ce que c'est : vous voulez que je gouverne pour vous. — Et quand je le voudrais, réplique son interlocuteur, est-ce que ce n'est pas la conséquence des derniers événements ? Il est manifeste que M. Thiers se croit maître de la situation, et qu'il ne laisse à M. Molé qu'un rôle assez subalterne : celui-ci s'en aperçoit et en est mortifié. Toutefois, en terminant, M. Thiers daigne lui donner à entendre que l'opposition ne refusera peut-être pas de prendre envers lui quelques engagements pour le lendemain de la dissolution. Encore, en donnant cette espérance, s'avance-t-il beaucoup : en effet, à ce même moment, il y a réunion nombreuse chez M. Odilon Barrot ; M. Duvergier de Hauranne, qui essaye d'y dire quelques mots en faveur du ministère Molé, présenté comme une combinaison transitoire, ne parvient pas à se faire écouter, et il est décidé, à la presque unanimité, qu'on ne saurait se contenter d'une semblable solution. Cependant, aux Tuileries, on s'étonne de ne pas entendre
parler de M. Molé. Chaque heure qui passe fait sentir plus vivement le danger
de cet interrègne. A défaut du ministère, dont l'enfantement paraît devoir
être pénible, n'y aurait-il pas moyen de satisfaire au besoin le plus urgent,
en constituant tout de suite un commandement militaire assez fort et assez
considérable pour agir et s'imposer par lui seul ? N'a-t-on pas sous la main
l'homme d'un tel rôle, le maréchal Bugeaud ? Mais si l'on n'osait pas le
prendre naguère quand on faisait de la résistance, l'osera-t-on maintenant
qu'on est entré dans la voie des concessions ? Quant à lui, il persiste à
s'offrir. Dans la journée, avant la démission de M. Guizot et de ses
collègues, il était venu trouver à la Chambre l'un des ministres, M. Jayr,
pour lui exprimer son étonnement qu'on n'eût pas encore donné suite au projet
de lui confier le commandement, et pour l'avertir que la situation s'était
singulièrement aggravée. Le temps presse,
ajoutait-il ; je suis un excellent médecin, mais pas
au point de sauver les moribonds. Quand les ministres se sont réunis,
peu après, chez le Roi, pour lui remettre leurs portefeuilles, ils lui ont
fait part de la démarche du duc d'Isly ; Louis-Philippe s'est borné à
répondre qu'il y penserait. A cinq heures, le maréchal se rend de sa personne
aux Tuileries et a une conversation avec le Roi. Celui-ci est-il enfin
convaincu ? Il mande MM. Guizot et Duchâtel, leur annonce son désir de donner
le commandement général au maréchal Bugeaud et les prie d'y préparer les
généraux Sébastiani et Jacqueminot. Les ministres remplissent leur mission ;
mais, en revenant, ils trouvent le Roi de nouveau hésitant et disposé à
attendre l'avis du nouveau cabinet. Quel est le secret de ces tergiversations
? Est-ce l'influence du duc de Montpensier, très opposé, en effet, à la
nomination du maréchal ? N'est-ce pas surtout l'âge du Roi qui, décidément,
n'a plus la force physique et morale nécessaire pour dominer une telle crise
? Il n'est pas jusqu'au regret de la faute qu'il a commise en changeant son
ministère, qui ne contribue à abattre son courage et à lui ôter sa présence
d'esprit. Ce regret l'obsède et l'accable. Vers huit heures et demie ou neuf
heures du soir, M. Jayr, lui ayant apporté plusieurs ordonnances à signer, en
profite pour insister longuement et fortement sur la nécessité de constituer
tout de suite le commandement militaire. Louis-Philippe l'écoute sans
l'interrompre, puis, après quelques instants de silence, suivant la pensée
intérieure, pensée amère et douloureuse, qui évidemment l'a seule occupé
pendant que le ministre lui parlait d'un tout autre sujet : Et quand je songe, dit-il, que
cette résolution a été prise et exécutée en un quart d'heure ! M. Jayr
n'obtient pas d'autre réponse. Le maréchal Bugeaud, qui a été retenu à dîner
au château, finit par se lasser d'attendre ; il quitte les Tuileries, en
disant avec colère à son aide de camp, le commandant Trochu : On a peur de moi ; je les inquiète ; je ne puis plus être
employé ; allons-nous-en ! Pendant ce temps, dans la ville qui ne sent
aucune autorité au-dessus d'elle, l'effervescence est loin de se calmer. La
nuit venue, des bandes circulent, criant, chantant, portant des torches et
des lanternes de papier. L'idée leur est venue d'exiger l'illumination des
fenêtres, et les habitants, entraînés ou intimidés, obéissent. Le spectacle
de cet embrasement général a attiré beaucoup de curieux dans les rues. Vers
huit heures et demie, une bande plus nombreuse que les autres s'est formée du
côté de la Bastille et s'est engouffrée dans les boulevards : en tête,
quelques officiers de la garde nationale, dont l'un porte l'épée nue ; puis
un pêle-mêle de gardes nationaux, de bourgeois, d'ouvriers, ces derniers en
grande majorité ; parmi eux, quelques figures menaçantes et sinistres ; des
drapeaux flottent au-dessus de la masse ; sur les flancs, des gamins agitent
des torches. Cette foule avance en chantant la Marseillaise, et grossit à
chaque pas. En plusieurs points, elle rencontre, stationnant sur les
boulevards, des régiments de ligne, de cavalerie ou d'artillerie qui la
laissent passer. A la rue Lepelletier, elle se détourne un instant pour se
faire haranguer aux bureaux du National, puis reprend sa marche vers la
Madeleine. Mais voici qu'arrivée au boulevard des Capucines, — il était alors
environ neuf heures et demie du soir, — elle voit, devant elle, la chaussée
complètement occupée par un bataillon du 14e de ligne, derrière lequel on
aperçoit les casques d'un détachement de dragons. Cette mesure a été prise
pour défendre les abords du ministère dès affaires étrangères qui, depuis la
veille, a été plusieurs fois menacé par l'émeute. La circulation se fait à
droite par la rue Basse-du-Rempart, à gauche par la rue Neuve-Saint-Augustin.
Pour éviter tout risque de contact trop direct entre le peuple et la troupe
de ligne, on avait pris soin de placer devant celle-ci un bataillon de la
garde nationale ; mais, par une fatale malchance, ce bataillon a quitté ses
positions quelques instants avant l'arrivée des manifestants, pour aller
protéger le ministère de la justice. Les hommes qui sont au premier rang de
la foule viennent donc se buter à la ligne immobile des soldats ; pressés par
ceux qui arrivent derrière eux, ils requièrent impérieusement qu'on leur
livre passage. Le lieutenant-colonel leur répond avec douceur, en alléguant
les ordres qu'il a reçus : Mes enfants, leur dit-il, je
suis soldat, je dois obéir ; j'ai reçu la consigne de ne laisser passer
personne, et vous ne passerez pas. Si vous voulez aller plus loin, prenez la
rue Basse-du-Rempart. Et comme la foule criait : Vive la ligne ! Je suis très touché de votre sympathie, reprend-il,
mais je dois faire exécuter les ordres supérieurs ;
je ne puis vous laisser passer. Cependant la poussée venant de la
queue devient de plus en plus forte. Des trottoirs, les curieux crient : Ils passeront, ils ne passeront pas ! Des clameurs
confuses s'élèvent de la bande : A bas Guizot ! Vive
la réforme ! Vive la ligne ! Illuminez ! Le tumulte est au comble. Le
lieutenant-colonel, insulté, menacé, voyant sa troupe sur le point d'être
forcée, rentre dans les rangs et ordonne de croiser la baïonnette. A ce
moment, un coup de feu part ; quelques autres suivent ; puis, sans qu'aucun
ordre ait été donné, tous les soldats, qui se croient attaqués, déchargent
leurs fusils sur la foule. Celle-ci s'enfuit, en poussant un cri d'horreur et
d'effroi. En même temps, par un phénomène étrange, les soldats sont pris
aussi de panique ; malgré le lieutenant-colonel qui leur crie : 14e de ligne, vous vous déshonorez, ils se
précipitent en désordre dans toutes les rues adjacentes ; les dragons détalent
à fond de train du côté de la Madeleine. La chaussée reste déserte, jonchée
de lanternes, de torches, de drapeaux, de chapeaux, de cannes, de parapluies,
d'armes diverses, et, au milieu de mares de sang, gisent une cinquantaine de
morts ou de blessés. Ce n'est qu'au bout de quelques instants que les
soldats, ayant retrouvé leurs esprits, reviennent honteux à Leur poste, et
que, du côté de la foule, plusieurs personnes se hasardent à secourir les
victimes. Comment expliquer cette catastrophe ? D'où était parti le premier coup de feu, devenu le signal d'une décharge générale ? Sur le moment on ne l'a pas su, et ce mystère a donné naissance à beaucoup de suppositions. Les uns ont cru que le coup venait du côté de la foule et en ont donné pour preuve qu'un soldat figurait parmi les morts : on a même précisé et dit que l'auteur volontaire du coup était un certain Lagrange, cerveau brûlé du parti démagogique, qui aurait cherché par là à rendre toute pacification impossible ; le coup de pistolet de Lagrange est même devenu l'une des légendes des journées de Février ; je dis légende, car il paraît qu'à cette même heure Lagrange était au Gros-Caillou. D'autres ont raconté que le coup avait été tiré, dans un dessein analogue, par les agents du prince Napoléon, fils du roi Jérôme, si ce n'est par le prince lui-même. Bien qu'on ait été, paraît-il, jusqu'à se vanter de quelque chose de ce genre dans certains milieux bonapartistes, cette version ne me satisfait pas plus que la première. Le prince Napoléon a pu, le 23 et le 24 février, faire montre de zèle révolutionnaire, probablement pour remercier Louis-Philippe de l'accueil bienveillant qui venait d'être fait aux sollicitations de son père et aux siennes ; mais aucune preuve n'a été apportée qu'il ait joué un rôle dans cet événement. D'après une explication plus simple et par cela seul plus plausible, le coup de feu aurait été tiré par un sergent du 14e. Ce sergent, nommé Giacomoni, Corse d'origine, avait un dévouement passionné pour son lieutenant-colonel. Voyant ce dernier insulté et menacé par une sorte d'énergumène qui faisait le geste de le frapper au visage avec une torche, il avait une première fois ajusté l'insulteur : un capitaine releva vivement son fusil. Etes-vous fou ? lui demanda-t-il, qu'est-ce que vous faites ? — Puisqu'on veut faire du mal au lieutenant-colonel, répondit Giacomoni, je dois le défendre, n'est-il pas vrai ? — Restez tranquille, reprit l'officier. A trois ou quatre reprises, la même scène se renouvela. A la fin, devant une agression plus menaçante du porteur de torche, Giacomoni n'y tint pas et lâcha son coup[27]. Il a été d'opinion courante, dans un certain milieu, de considérer la scène du boulevard des Capucines comme la crise décisive des journées de Février ; on a soutenu que tout aurait bien fini sans ce malheur, et que la monarchie avait été mortellement atteinte par ce coup de feu. C'est la tendance habituelle du vulgaire de chercher dans des accidents fortuits la cause des grands événements ; en simplifiant ainsi l'histoire, il la met mieux à sa portée ; de plus, il trouve parfois son compte à décharger les responsabilités humaines pour charger le hasard. Rien n'est moins justifié dans le cas particulier. On sait en effet combien, avant ce lugubre épisode, la situation était déjà compromise ; les choses en étaient à un point où, si cet accident avait été évité, il en serait survenu un autre qui eût produit le même effet. J'ai garde de nier cependant que cet effet n'ait été considérable et qu'il n'ait contribué à précipiter la révolution. Aussitôt le premier moment de terreur passé, la foule est
revenue sur le boulevard. Croyant à un guet-apens, sa colère est extrême.
Vainement la troupe, stupéfaite et atterrée, témoigne-t-elle ses regrets ;
vainement le lieutenant-colonel envoie-t-il au peuple un de ses officiers
pour lui expliquer que tout a été le résultat d'un horrible
malentendu ; on ne veut rien écouter, et le courageux messager est sur
le point d'être écharpé. Les hommes des sociétés secrètes ont d'ailleurs
compris tout de suite le parti à tirer de ce que l'un d'eux n'a pas craint
d'appeler une bonne aubaine ; ils
s'appliquent à échauffer et à exploiter cette colère et surtout à la propager
dans la ville entière. Un fourgon qui passe là, conduisant des émigrants au
chemin de fer de Rouen, est arrêté, déchargé ; on y entasse seize cadavres,
et le lugubre convoi se met en route dans la direction de la Bastille., Des
ouvriers, debout sur les rebords de la voiture, agitent leurs torches et en
projettent la lueur sur les corps défigurés, souillés et sanglants ; parfois
ils en soulèvent un et le dressent pour le mieux faire voir. Vengeance ! crient-ils, vengeance
! on égorge le peuple ! — Aux armes ! aux
barricades ! répond la foule. Des individus courent aux églises et
sonnent le tocsin. Le cortège s'arrête un moment devant le National, où M.
Garnier-Pagès le harangue ; il parle de crime
horrible, d'ordres sanguinaires ; il
déclare que le sang du peuple a coulé, et qu'il doit
être vengé. Le chariot reprend ensuite sa marche ; il parcourt les quartiers
Saint-Denis, Poissonnière, Montmartre, fait une halte aux bureaux de la
Réforme, passe par, les Halles, le quartier Saint-Martin, et vient enfin déposer
les corps à la mairie du 4e arrondissement. Il est deux heures du matin ; il
y a trois heures que cette tragique procession circule dans Paris, sans que
personne ait osé l'arrêter. Elle a laissé derrière elle comme une longue
traînée d'horreur, de colère et de haine. Le peuple, répondant au lugubre
appel qui lui est fait, redescend en masse dans la rue ; et, malgré la nuit,
malgré la pluie qui tombe par rafales, il s'emploie fiévreusement à hérisser
de barricades les quartiers du centre. Les uns ramassent des armes, soit en
pillant des boutiques d'armuriers, soit en obligeant les habitants de chaque
maison à livrer leurs fusils. D'autres fondent des balles et fabriquent des
cartouches. Partout c'est la bataille qui se prépare. Sur quelques points,
des bandes n'attendent pas le jour pour attaquer les postes de municipaux ou
de soldats de ligne ; mais ce ne sont que des escarmouches isolées.
D'ailleurs, bien que le mouvement soit devenu plus puissant, plus général, et
que les hommes des sociétés secrètes s'y soient mêlés, on ne distingue
toujours pas d'impulsion ni de direction centrales, de chefs connus et
considérables. C'est vers dix heures du soir que le Roi apprend l'événement du boulevard des Capucines. Il envoie aussitôt M. de Montalivet chez M. Molé, pour le presser. M. Molé n'était pas encore revenu de chez M. Thiers ; MM. Dufaure, Passy et Billault l'attendaient. Les deux premiers sont découragés et se sentent débordés. Ce n'est plus une émeute, c'est une révolution, disent-ils. M. de Montalivet abonde dans leur sens et déclare que le Roi n'a plus qu'une ressource : appeler M. Thiers et M. Odilon Barrot. Seul M. Billault se déclare prêt à assumer toutes les responsabilités. M. Molé, qui revient bientôt après, tout ému des nouvelles qu'il a recueillies sur son chemin, tombe d'accord avec MM. Dufaure et Passy qu'il n'y, a plus place pour sa combinaison ; elle n'a du reste jamais été viable. Pendant ce temps, M. de Montalivet est retourné aux Tuileries, où il rapporte, en s'y associant, les sinistres prévisions de MM. Dufaure et Passy. Il trouve, auprès du Roi, MM. Guizot et Dumon qui sont accourus à la nouvelle de la fusillade et qui, au nom de tous les ministres démissionnaires, insistent de nouveau pour là nomination immédiate du maréchal Bugeaud[28]. Louis-Philippe n'en conteste pas la nécessité, mais, dans l'incertitude où il est encore sur le nouveau ministère, il ne se décide toujours pas. MM. Guizot et Dumon se retirent sans avoir obtenu aucun acte. Le vieux roi est calme, mais apathique, visiblement accablé par les émotions successives de cette journée. Le duc de Montpensier est agité ; le duc de Nemours, plus maître de soi, mais gardant sa réserve accoutumée. Vers minuit, le Roi est enfin officiellement informé que M. Molé renonce à constituer un cabinet ; depuis le renvoi du ministère Guizot, neuf heures ont été perdues, et des heures bien précieuses. Il n'est plus possible d'éviter M. Thiers. La répugnance du Roi cède devant la nécessité. Toutefois, il veut, auparavant, prendre une précaution : passant outre aux objections persistantes du duc de Montpensier, il manifeste l'intention de suivre enfin le conseil qui lui a été tant de fois donné dans la journée, et de mettre le maréchal Bugeaud à la tête de l'armée et de la garde nationale. Il juge utile que le nouveau cabinet se trouve sur ce point en face d'un fait accompli. M. Thiers, dit-il, ne voudrait peut-être pas nommer lui-même le maréchal ; mais il l'acceptera, je n'en doute pas, s'il le trouve nommé et installé. Seulement par qui faire contresigner l'ordonnance ? Nul autre moyen que de recourir aux membres de l'ancien cabinet. On envoie chercher en toute hâte MM. Guizot, Duchâtel et le général Trézel. Au nom du salut de la monarchie, le Roi réclame de leur dévouement ce dernier service. Les ministres démissionnaires ne refusent pas d'assumer cette responsabilité. Deux aides de camp sont envoyés à la recherche du maréchal Bugeaud et de M. Thiers. Il est environ une heure du matin. A ce moment, le fourgon qui portait les seize cadavres n'avait pas encore fini sa sinistre promenade. VIII Le maréchal Bugeaud arrive aux Tuileries, vers une heure et
demie du matin, le 24 février. Il accepte aussitôt, sans hésitation ni
récrimination, la mission difficile qu'on lui confie si tardivement. Le duc
de Nemours, M. Guizot et M. Duchâtel l'accompagnent à l'état-major pour
l'installer. Dans le trajet, l'un d'eux lui ayant demandé ce qu'il augurait
de la journée : Il est un peu tard, dit le maréchal,
mais je n'ai jamais été battu, et je ne commencerai pas aujourd'hui. Qu'on me
laisse faire et tirer le canon ; il y aura du sang répandu ; mais, ce soir,
la force sera du côté de la loi, et les factieux auront reçu leur compte.
A l'état-major, il trouve les officiers absolument démoralisés. Il se met
alors à les haranguer, leur déclare que le péril ne dépasse pas ce à quoi on
doit s'attendre dans toute crise politique ; il annonce sa résolution de
prendre les devants contre l'émeute, et de la balayer par une offensive
vigoureuse. Il est deux heures, dit-il en
posant sa montre sur la table ; il faut qu'à quatre
heures nous ayons commencé partout l'attaque. Je n'ai jamais été battu, et je
compte bien ne pas perdre aujourd'hui ma virginité. Ces paroles,
débitées avec une verve gasconne qui, chez un autre, pourrait paraître de la
fanfaronnade, mais qui, chez lui, est l'assurance d'une volonté forte,
produisent un effet extraordinaire sur les assistants. C'est, raconte un
témoin, un véritable retournement. Les
physionomies s'éclairent ; les têtes se redressent ; chacun reprend confiance
; c'est à qui demandera un commandement. Le maréchal arrête aussitôt ses
dispositions. Pas de petits paquets, mais de fortes colonnes. II révoque
l'ordre donné aux troupes cantonnées à la Bastille, à l'Hôtel de ville et au
Panthéon, de se replier sur les Tuileries, et leur annonce, au contraire,
qu'on va les rejoindre. Avec les forces qu'il a sous la main, il décide la
formation de quatre colonnes. La première, commandée par le général Tiburce
Sébastiani, qui a supplié qu'on ne le mît pas complètement de côté, se
dirigera vers l'Hôtel de ville, en passant par la Banque et en coupant les rues
Montmartre, Saint-Denis et Saint-Martin. La seconde, sous les ordres du
général Bedeau, qui, de passage à Paris, a offert ses services, gagnera la
Bastille par la Bourse et les boulevards. La troisième manœuvrera derrière
les deux premières pour empêcher les barricades de se reformer. La quatrième
rejoindra le général Renaud au Panthéon. Les réserves seront sur la place du
Carrousel. Dans cette distribution des rôles, aucune part n'est faite à la
garde nationale. Le maréchal a interrogé le général Jacqueminot, mais n'a
rien pu en tirer : il est résolu à ne pas s'arrêter devant l'inertie ou
l'hostilité de cette milice. Tout en prenant ces décisions, il continue,
suivant son habitude, à pérorer, fait une sorte de cours sur la guerre des
rues, sur la façon de dissiper les rassemblements, d'enlever les barricades.
Il recommande de remettre aux soldats un certain nombre de balles libres,
pour qu'ils puissent au besoin en glisser deux dans le fusil. C'est, dit-il, un souvenir
du siège de Saragosse. En somme, il paraît s'attendre à une bataille
sérieuse, mais est résolu à user de la plus grande énergie. Pendant que le maréchal prend ces dispositions à l'état-major, M. Thiers, qu'un aide de camp est allé chercher, et qui a dû traverser beaucoup de barricades gardées par des sentinelles très excitées et souvent ivres, arrive aux Tuileries : il est environ deux heures et demie du matin. M. de Montalivet accourt au-devant de lui : Ménagez le Roi, lui recommande-t-il. Louis-Philippe, qui a sur le cœur l'hostilité si vive, si directe, manifestée depuis quelque temps contre la politique royale par son ancien ministre, est très mortifié de devoir recourir à lui ; il le laisse voir dans l'accueil qu'il lui fait ; son ton est froid, parfois un peu amer[29]. Ah ! c'est vous, monsieur Thiers, dit-il. Je vous remercie d'être venu. Vous savez que j'ai été forcé, à mon grand regret, de me séparer de mes ministres. J'avais appelé M. Molé qui me convenait mieux que vous, parce que sa politique s'éloigne moins de la mienne. M. Molé vient de me rendre ses pouvoirs. J'ai donc besoin de vous, et je vous prie de me faire un cabinet. — M. Thiers. Sire, dans les circonstances actuelles, c'est une mission bien difficile. Néanmoins, je suis aux ordres du Roi ; mais, avant tout, il convient de s'entendre sur les hommes et sur les choses. — Le Roi. Pourquoi cela ? Je vous charge de faire un cabinet, est-ce que cela ne vous suffit pas ? — M. Thiers. Je prie le Roi de croire que je ne viens pas lui dicter des conditions. En ce moment, je me considère comme tyrannisé plutôt que comme tyran. — Le Roi. Ah ! oui, j'oubliais, vous ne vouliez plus être ministre sous le règne. — M. Thiers. Sire, cela est vrai, et si les circonstances ne me faisaient pas un devoir d'accepter, je prierais le Roi de songer à un autre. Mais, tout disposé que je suis à faire de mon mieux, je ne puis être utile au Roi que si mes amis me secondent. J'ai donc besoin de savoir si le Roi agréera les noms que je compte lui proposer. — Le Roi. Eh bien, voyons, qui voulez-vous ? — M. Thiers. D'abord et avant tout, M. Odilon Barrot. — Le Roi. M. Barrot, M. Barrot ! il vous faut M. Barrot. Un brave homme, je le sais, mais un songe-creux qui voudra me faire passer par je ne sais quelles réformes. — M. Thiers. Sire, cela est inévitable. Le nom de M. Barrot est plus populaire que le mien, et je ne puis pas m'en passer. Quant aux réformes, mon ami M. Duvergier... — Le Roi, vivement. Ah ! M. Duvergier ! — M. Thiers. Mon ami M. Duvergier, qui serait nécessairement un de mes collègues, a présenté et défendu un projet de réformes qui, certes, n'a rien de bien effrayant. — Le Roi. Ah ! oui, ce projet qui augmente le nombre des députés. Combien y en aurait-il de plus ? — M. Thiers. 70 à 80. — Le Roi. Et cela ne vous effraye pas ? Comment vous tireriez-vous d'affaire avec une Chambre aussi nombreuse ? Au reste, cela vous regarde. Pour conduire la Chambre, vous êtes passé maître. Mais ce n'est pas tout, et M. Barrot voudra probablement les incompatibilités ? — En prononçant ce dernier mot, le Roi appuyait sur chaque syllabe. — M. Thiers. Le Roi n'a pas, je pense, d'objection à M. de Rémusat. — Le Roi. Non, certainement. — M. Thiers. Eh bien, sur la question des. incompatibilités, nous sommes, M. de Rémusat et moi, beaucoup plus engagés que M. Barrot. — Le Roi. Eh bien, va pour les incompatibilités. Mais êtes-vous sûr que M. Barrot ne demandera rien autre chose ? — M. Thiers. Sire, il demandera, et je demande avec lui la dissolution de la Chambre. — Le Roi, se levant brusquement. La dissolution de la Chambre ! Pour cela, je n'y consens pas, je n'y consentirai jamais ! — M. Thiers. Cependant, Sire... — Le Roi. Je n'y consens pas, vous dis-je. Je vois bien où l'on, veut en venir. On veut renvoyer la Chambre parce qu'elle m'est dévouée. C'est moi, moi seul qu'on attaque en elle. Ne me parlez pas de dissolution ! M. Thiers insiste. Non, vous dis-je, reprend le Roi, la Chambre est bonne, excellente, je veux la garder, je la garderai... Au surplus, pourquoi nous quereller là-dessus ? Vous avez votre avis, j'ai le mien. Demain, il sera temps de nous entendre. Aujourd'hui, j'ai besoin de votre nom ;... il me le faut ;... et, quoi que vous fassiez, il sera au Moniteur. — M. Thiers. Le Roi ne fera pas mentir le Moniteur. — Le Roi. Non, mais le Moniteur dira que je vous ai appelé. Vous ai-je appelé, oui ou non ? Reste à savoir si vous voudrez qu'on dise que vous avez refusé. — M. Thiers. Si la nécessité était moins pressante, je refuserais certainement. Aujourd'hui, je ne m'oppose pas à ce que le Moniteur annonce que le Roi m'a appelé et que j'ai accepté, pourvu que le nom de M. Barrot soit joint au mien. — Le Roi. Encore M. Barrot. Pourquoi M. Barrot ? — M. Thiers. Le nom de M. Barrot est indispensable, et si le Roi refuse, je n'ai plus qu'à me retirer. — Le Roi. Allons ! il faut faire ce que vous voulez. Eh bien, dictez, je suis votre secrétaire. — M. Thiers. Sire, je vais écrire moi-même. — Le Roi, prenant vivement la plume. Non, non, dictez. Si ce que vous dictez ne me convient pas, je le changerai. — M. Thiers dicte alors la note que doit publier le Moniteur. Elle porte que M. Thiers, chargé de former un cabinet, a proposé au Roi de s'adjoindre M. Barrot, et que le Roi y a consenti. Après une ou deux minutes de réflexion, le Roi trouve cette formule convenable et l'écrit de sa main. Le Roi, ajoute M. Thiers, me permettra maintenant d'aller me concerter avec mes futurs collègues. Quant à la dissolution et aux autres questions non résolues, il reste bien entendu que si demain il nous était impossible de nous entendre avec le Roi, nous serions libres. — Le Roi. Certainement ; vous êtes libres, et moi aussi. Le Roi annonce alors à M. Thiers qu'il a mis le maréchal Bugeaud à la tête de la force publique. C'est votre ami, lui dit-il ; vous vous entendrez à merveille. M. Thiers paraît un peu embarrassé et se plaint qu'on ait pris un parti si grave sans consulter le nouveau cabinet. Que voulez-vous ? lui dit le Roi, Trézel et Jacqueminot ne sont bons à rien. Il me faut un homme pour me défendre, et Bugeaud est le seul en qui j'ai confiance... Au reste, que peut-on vous dire ? Ce n'est pas vous qui l'avez nommé, c'est Duchâtel. Allez trouver le maréchal et concertez-vous avec lui. En sortant de chez le Roi, M. Thiers se rend à l'état-major. Du plus loin qu'il l'aperçoit, le maréchal, interrompant le discours qu'il tient aux officiers : Eh bien, mon cher Thiers, lui crie-t-il, je suis charmé de vous voir. Je suis commandant en chef, vous êtes premier ministre. A nous deux, nous allons faire de bonne besogne. — Permettez, répond M. Thiers, je ne suis pas ministre et je ne sais pas si je le serai ; je suis seulement chargé de former un cabinet avec M. Barrot. Au nom de Barrot, le maréchal fait un peu la grimace ; mais il se remet aussitôt. Il parle alors de ses moyens d'action, se plaint que ses prédécesseurs lui aient laissé des troupes fatiguées avec des munitions insuffisantes[30]. Il n'en promet pas moins d'agir vigoureusement, et répète, à plusieurs reprises, avec sa rudesse de vieux soldat : J'aurai le plaisir de tuer beaucoup de cette canaille, c'est toujours cela. Il presse M. Thiers de courir chez ses amis et de persuader à la garde nationale de donner son concours. Il serait sans doute très malheureux, ajoute-t-il, qu'elle ne voulût pas marcher, ou qu'elle voulût marcher contre nous. Mais, s'il en était ainsi, dites-lui bien que ce ne serait pas une raison pour me faire jeter ma langue au chat. Rentré chez lui, M. Thiers y trouve M. de Rémusat qu'il a envoyé chercher en partant pour les Tuileries ; il lui rend compte brièvement de sa conversation avec le Roi. Au nom de Bugeaud, M. de Rémusat proteste. Il y avait, dit-il, pour le Roi, deux partis à prendre : ou livrer bataille purement et simplement, sans transiger ; dans ce cas, il faisait bien de prendre Bugeaud, mais nous n'avions rien à faire aux Tuileries ; ou essayer de la conciliation et faire, dans ce dessein, les concessions nécessaires ; alors il était naturel d'appeler Thiers et Barrot, mais Bugeaud devait être tenu à l'écart. M. de Rémusat insistant, M. Thiers lui propose de retourner immédiatement avec lui aux Tuileries. Ils trouvent le malheureux roi, épuisé de fatigue, enveloppé de flanelle, sur le point de se mettre au lit. M. de Rémusat expose brièvement ses objections. Le Roi lui répond d'abord qu'il est impossible de faire descendre de cheval le général en chef au moment du combat, ensuite que M. Thiers et ses amis ne sont pas encore ministres et, par conséquent, ne répondent pas de la nomination ; demain, quand le cabinet sera constitué, il fera ce qu'il lui plaira. Il est près de quatre heures du matin, quand M. Thiers et M. de Rémusat, qui a fini par se laisser persuader, sortent des Tuileries. Ils emploient le reste de la nuit à recruter les membres du nouveau ministère ; Ils se rendent successivement chez M. Duvergier de Hauranne et chez M. Odilon Barrot, dont ils ont quelque peine à obtenir le concours ; tous deux font contre le maréchal Bugeaud les plus vives objections. Il est entendu que des portefeuilles sont réservés à MM. Cousin et de Malleville. M. Thiers voudrait avoir aussi quelques membres du tiers parti : des offres sont faites à MM. Dufaure, Passy, Billault, qui les déclinent, et au général de La Moricière, qui les accepte. Ces pourparlers se prolongent jusque vers huit heures du matin. Tandis que M. Thiers est occupé à ces démarches préliminaires, le maréchal Bugeaud commence l'exécution de son plan d'attaque. Les trois colonnes qui doivent se diriger sur l'Hôtel de ville, la Bastille et le Panthéon, sont parties entre cinq et six heures du matin. Le maréchal a présidé lui-même au départ, prescrivant aux chefs d'annoncer partout le nouveau ministère, encourageant les soldats par quelques paroles d'une énergique familiarité. A peu de distance du Carrousel, les troupes rencontrent les barricades qui ont été construites pendant la nuit et qui sont beaucoup plus nombreuses qu'on ne pouvait s'y attendre[31]. Néanmoins la résistance n'est pas suffisamment organisée pour arrêter une offensive vigoureuse. La colonne du général Sébastiani, partie la première à cinq heures un quart, arrive à l'Hôtel de ville un peu avant sept heures, après avoir emporté et détruit plusieurs barricades : elle a eu dix à douze hommes tués et le double de blessés. La colonne dirigée vers le Panthéon atteint aussi le but qui lui a été indiqué. Quant à la colonne du général Bedeau, forte d'environ deux mille hommes et partie à cinq heures et demie, elle s'est avancée sans grande difficulté jusqu'au boulevard Bonne-Nouvelle. Elle se trouve là en face d'une barricade d'aspect assez imposant, élevée à l'entrée de la rue Saint-Denis. Cette barricade ne constitue pas un obstacle infranchissable : ses défenseurs peu nombreux ne tiendraient pas devant une attaque résolue, et en tout cas elle peut être tournée par les rues adjacentes. Mais, à ce moment, interviennent des gardes nationaux, des habitants du quartier, qui adjurent le général de ne pas donner le signal d'une bataille meurtrière. Il y a un malentendu, disent-ils ; le peuple ne sait pas encore que MM. Thiers et Barrot sont chargés de faire un ministère ; attendez au moins quelques instants, qu'on ait le temps de répandre cette nouvelle, et la pacification se fera d'elle-même. En dépit de la vigueur dont il a fait preuve en Afrique, le général Bedeau est, par nature, un peu temporisateur ; la conduite du gouvernement depuis vingt-quatre heures n'est pas d'ailleurs faite pour l'encourager à brusquer les choses. Au lieu de renvoyer ces donneurs de conseils, il les écoute et se met à parlementer avec eux. Il allègue ses ordres. Ses interlocuteurs le pressent d'en référer à l'état-major, qui ne pourra lui savoir mauvais gré d'avoir évité l'effusion du sang. Le général consent à envoyer au maréchal un mot au crayon, l'informant qu'il est en présence d'une population non armée, inoffensive et trompée, qui ne croit pas au changement de ministère ; il lui demande des proclamations faisant connaître ce changement ; il ajoute qu'il s'est arrêté pour faciliter la réunion de la garde nationale. Cependant, plus l'immobilité de la colonne se prolonge, plus la foule augmente autour d'elle, insistant vivement pour qu'on ne cherche pas à forcer le passage, Les troupes sont comme enlisées dans cette foule ; elles ne pourraient s'en dégager que par un effort énergique ; il leur faudrait commencer par bousculer les prétendus médiateurs et peut-être par les charger. Bedeau est de plus en plus hésitant et anxieux. Un négociant du quartier, M. Fauvelle-Delebarre, s'offre à aller faire connaître la situation au maréchal Bugeaud et à rapporter ses ordres ; le général consent à suspendre jusque-là toute attaque. Ne devait-on pas compter sur le maréchal pour mettre fin à ces hésitations ? Depuis que les colonnes d'attaque sont parties, ont afflué à l'état-major, des bourgeois, des gardes nationaux qui, sous prétexte d'apporter des nouvelles, déclaraient tout émus que l'armée, en engageant les hostilités, allait empêcher l'effet pacificateur que devait produire l'appel de MM. Thiers et Odilon Barrot. Le maréchal les a reçus d'abord assez mal. Au premier message du général Bedeau, il a répondu en ne le blâmant pas de s'être arrêté et en lui envoyant des proclamations ; toutefois, a-t-il ajouté, il demeure entendu que, si l'émeute se montre, il faut faire les sommations et employer la force avec énergie, comme nous en sommes convenus ce matin. Mais de nouveaux prôneurs de conciliation accourent, de plus en plus nombreux et pressants ; au lieu de leur fermer la porte, le maréchal consent à discuter avec eux. Voici enfin M. Fauvelle-Delebarre qui se dit chargé d'une mission du général Bedeau. L'état-major présente, à ce moment, un spectacle étrange : l'escalier est encombré par la foule des arrivants ; en haut, le maréchal, entouré d'officiers ; sur les premières marches, M. Fauvelle-Delebarre, couvert de sueur, les traits en désordre, s'exprimant sur un ton très haut et avec une grande exaltation. Si la troupe tire un coup de fusil, s'écrie-t-il, tout est perdu ; toute médiation devient impossible, et Paris est noyé dans le sang. — Qui donc êtes-vous, demande un officier d'état-major, pour parler ainsi à un maréchal de France ? — Oui, ajoute le maréchal d'un ton brusque, qui êtes-vous, un maire, un adjoint ? Êtes-vous hostile ou bien intentionné ? M. Fauvelle se dit connu de plusieurs amis du maréchal qu'il nomme ; il affirme son dévouement à l'ordre et ses intentions pacifiques ; puis il insiste de nouveau avec véhémence sur sa demande, se porte fort qu'une fois le nouveau ministère connu, la garde nationale suffira à maintenir l'ordre. De toutes les marches de l'escalier, des voix confuses l'appuient. Le maréchal résiste quelques instants ; mais il est visiblement étourdi de ce bruit, troublé de ces instances si générales. Enfin il rentre dans la salle la plus proche et dicte un ordre à l'adresse du général Bedeau ; cet ordre lui prescrit de cesser les hostilités, de se replier sur les Tuileries en évitant toute collision et de laisser la garde nationale rétablir seule la tranquillité. Le maréchal revient ensuite sur l'escalier et remet le papier à M. Fauvelle. Allez, lui dit-il, je suis convaincu que vous êtes un honnête homme ; je vous confie l'ordre que vous sollicitez[32]. Aussitôt après, des ordres semblables sont expédiés à tous les chefs de corps. Celui qui est adressé au général Sébastiani est ainsi conçu : Annoncez partout que le feu a cessé, que l'on est d'accord, et que la garde nationale va prendre le service de la police. Faites entendre des paroles de douceur. On y a joint l'Avis suivant, destiné à être porté à la connaissance de la population : Le Roi, usant de sa prérogative constitutionnelle, a chargé MM. Thiers et Barrot de former un cabinet. Sa Majesté a confié au maréchal duc d'Isly le commandement en chef des gardes nationales et de toutes les troupes de ligne. La garde nationale prend le service de la police. Je donne ordre de faire cesser le fou partout. Paris, le 24 février 1848. Le maréchal duc D'ISLY. Le préfet de police reçoit également par un officier d'état-major l'ordre de cesser toute opération autre que celle de la défensive ; il est avisé que les postes occupés doivent être maintenus, mais sans agression et sans tirer un coup de fusil. Que s'est-il donc passé dans l'esprit du maréchal ?
Comment lui, tout à l'heure encore si énergique, en est-il venu à cette sorte
de capitulation ? Quand il avait pris possession du commandement, il était
évidemment dans les dispositions qui, les jours précédents, l'avaient poussé
à proposer son concours au ministère Guizot ; il ne songeait qu'à accomplir
l'œuvre de répression armée qui eût été en harmonie avec la politique de ce
ministère. Mais il avait dû bientôt se rendre compte que le cabinet
Thiers-Barrot auquel il se trouvait associé avait une orientation fort
différente. Quand tout dans le gouvernement était au laisser-aller,
pouvait-il seul s'obstiner à la résistance ? Force lui était bien de s'avouer
que la thèse des preneurs de conciliation et de désarmement eût été approuvée
par les nouveaux ministres. Encore s'il eût pris le parti de suivre sa voie à
part, sans s'occuper d'un cabinet dont, après tout, il ne tenait pas son mandat
et qui n'était pas encore formé ! Mais non ; il nourrissait au contraire
l'arrière-pensée de prendre place dans ce cabinet, et, au milieu de la nuit,
il avait écrit à M. Thiers une lettre par laquelle il s'offrait pour le
ministère de la guerre[33]. Se rendant
compte, comme on le voit par cette lettre même, qu'on lui objecterait son impopularité, il se préoccupait de la faire
disparaître et de montrer à la population parisienne qu'il n'était pas le
fusilleur sanguinaire de la légende de la rue Transnonain. Faut-il ajouter
que, de divers côtés, lui arrivaient d'assez fâcheuses nouvelles ? On
annonçait qu'au delà du rayon où agissaient les troupes, notamment autour de
la Bastille et dans le faubourg
Saint-Marceau, l'insurrection faisait des progrès et s'emparait de plusieurs
casernes ; que, derrière les colonnes elles-mêmes, les barricades détruites
se reformaient. Peut-être, en présence de ces faits, le maréchal perdait-il
un peu, au fond, de son assurance première et commençait-il à se demander si
une armée déjà fatiguée et qu'il croyait insuffisamment munie de cartouches[34], serait en état
de soutenir une lutte qui menaçait de se prolonger. Dans quelle mesure
chacune de ces causes a-t-elle influé sur sa détermination ? Il serait
difficile de le dire avec précision. Après tout, pourquoi pousser plus loin
l'analyse ? A Claremont, comme on débattait devant Louis-Philippe à qui
devait être imputé l'ordre de suspendre les hostilités : A quoi bon cet ordre ? dit le Roi, il était dans l'air. Voilà le vrai mot de la situation.
Oui, cet ordre était dans l'air qui régnait aux Tuileries depuis la retraite
du cabinet conservateur, et ce n'est certes pas la moindre preuve de l'action
débilitante de cet air, qu'un Bugeaud lui-même n'ait pu y échapper[35]. Pendant que ces graves événements se produisent à l'état-major, M. Thiers, qui a terminé ses démarches préliminaires, reprend, vers huit heures du matin, le chemin des Tuileries, en compagnie de M. Odilon Barrot et des autres hommes politiques qu'il désire faire entrer dans son cabinet. De la place Saint-Georges au palais, les futurs ministres franchissent de nombreuses barricades et risquent même un moment d'être pris entre deux feux. Partout, sur leur chemin, ils annoncent le nouveau ministère, mais sans grand succès. On vous trompe, répondent les insurgés ; on veut nous égorger. Et, à l'appui de leurs défiances, ils allèguent la nomination de Bugeaud. M. Barrot, troublé de ces apostrophes populaires, veut s'en retourner chez lui, et ce n'est pas sans peine que M. Thiers et le général de La Moricière le déterminent à franchir le guichet des Tuileries. Les députés trouvent la-place du Carrousel occupée par des troupes assez nombreuses, mais mornes ; dans la cour du château, des aides de camp, des gens de service, de simples citoyens, courant çà et là d'un air effaré. Le duc de Nemours et le duc de Montpensier viennent au-devant d'eux avec courtoisie, calmes et dignes, mais fort abattus. Au moment d'entrer dans le palais, M. Thiers quitte un instant ses collègues pour passer par l'état-major, mais il ne tarde pas à les rejoindre dans les appartements du Roi. Celui-ci vient de se lever. Enveloppé dans un large vêtement brun, il paraît fatigué et ne marche qu'avec effort. La conversation s'engage. Sur les personnes, pas de difficulté. Je les accepte toutes, dit le Roi ; venons aux choses. Quelqu'un ayant parlé de la dissolution, le Roi s'y montre non moins opposé que dans sa conversation de la nuit avec M. Thiers. Le mot de réforme est prononcé. Nous verrons, répond le Roi, quand la crise sera finie. Ce n'est pas de ces éventualités que j'ai besoin de causer maintenant avec vous. Que faut-il faire aujourd'hui même ? Comme M. Thiers répliquait que lui et ses amis n'étaient pas encore ministres, et que le cabinet Guizot était toujours en fonction : Laissez là les bêtises constitutionnelles, dit vivement le Roi ; vous savez bien que M. Guizot est hors de question, et que je ne me fie qu'à vous. M. Thiers propose alors, pour tenir compte des objections présentées contre Bugeaud, sans cependant faire descendre de cheval un maréchal de France, une transaction que, peu auparavant, il a fait agréer par ses collègues : elle consiste à donner le commandement de la garde nationale à un général plus populaire, à La Moricière, Bugeaud conservant toujours le commandement en chef. Le Roi entre vivement dans cette idée ; il demande seulement si le général de La Moricière consent à être sous les ordres du maréchal. De tout mon cœur, dit La Moricière ; j'ai servi sous lui toute ma vie. M. Thiers signale ensuite à l'attention du Roi l'insuffisance des forces militaires et le manque de munitions. Il en conclut que le mieux serait de rappeler toutes les troupes et de les concentrer autour des Tuileries. Le Roi approuve encore. Il est bien entendu, quoiqu'on ne fasse pas allusion à l'ordre donné tout à l'heure par le maréchal, que les hostilités sont suspendues : c'est un point qu'on ne discute pas, parce que tous le considèrent comme acquis. On ne songe à user, pour le moment, que des moyens de conciliation et de pacification. S'ils ne réussissent pas, ajoute M. Thiers, eh bien ! nous nous battrons. Le Roi congédie ses ministres, — je les appellerai désormais ainsi, bien que le cabinet ne soit pas officiellement constitué, — en les engageant à aller s'entendre avec le maréchal Bugeaud sur les décisions prises[36]. Le maréchal prend très bien la nomination de La Moricière. Vous ne pouviez pas, dit-il, me donner un meilleur second. Il agrée également l'idée de M. Thiers de concentrer les troupes autour des Tuileries. J'ai déjà pris les devants, lui répond-il, faisant allusion aux ordres qu'il a envoyés, peu auparavant, aux chefs de corps. De nouvelles instructions, dans ce sens, sont aussitôt rédigées et expédiées[37]. Les ministres exposent, avec complaisance, au maréchal et aux officiers qui l'entourent, leur façon d'envisager la situation. L'opinion, disent-ils, veut la réforme ; nous la lui apportons ; mais elle n'en sait rien encore. Voilà la cause de la crise. Il s'agit donc uniquement de dissiper ce malentendu, non de mettre Paris à feu et à sang. Au lieu de témoigner, comme le précédent cabinet, de la défiance à la garde nationale, nous allons la convoquer ; elle annoncera partout la bonne nouvelle. Dans le même dessein, on décide que M. Odilon Barrot et le général de La Moricière vont se montrer dans les rues pour faire connaître le changement de ministère et de système. Le général étant en costume de ville, on l'affuble, par-dessus son pantalon à carreaux, de diverses pièces d'uniforme empruntées aux uns et aux autres. M. Thiers s'est offert aussi pour aller parler au peuple, mais le maréchal l'a arrêté : Laissez-les, dit-il, aller seuls et tâcher de raconter leur histoire. J'ai besoin de vous ici. Nous serons bientôt attaqués. Le vrai motif du maréchal était que M. Horace Vernet venait de lui dire à l'oreille : Retenez M. Thiers. J'ai traversé l'insurrection ; je l'ai trouvée furieuse contre lui, et je suis convaincu qu'on le couperait en petits morceaux. Les choses allaient vite, et M. Thiers était déjà dépassé. IX Nous avons laissé le général Bedeau, immobile sur le boulevard Bonne-Nouvelle, pressé de toutes parts par le peuple, attendant les ordres qu'il a envoyé demander à l'état-major. Enfin arrivent M. Fauvelle-Delebarre et divers messagers, dont un employé de la ville qui a passé par les égouts pour être plus sûr de ne pas être arrêté ; ils apportent les nouvelles instructions : suspendre les hostilités ; remettre la police à la garde nationale ; se replier sur les Tuileries. Le général Bedeau est tout de suite sans illusion sur les conséquences. Une retraite honorable, dans ces circonstances, est impossible, dit-il à un de ses aides de camp. En effet, que peut-il advenir d'une troupe qu'on fait reculer devant l'émeute, avec recommandation d'éviter tout conflit, et qui se trouve littéralement noyée au milieu d'une foule dont cette retraite même accroît encore la surexcitation et l'audace ? Mais le général est obligé d'obéir à cet ordre, qu'il a contribué, du reste, à provoquer par ses propres hésitations. La mort dans l'âme, il commande demi-tour, et, prenant la tête, il se met en mouvement dans la direction de la Madeleine. Les barricades ont été relevées sur la route qu'il doit parcourir ; à chacune, il faut parlementer, au milieu de cris confus : Vive la ligne ! A bas Guizot ! et même par moments : A bas Louis-Philippe ! Ces obstacles et ces arrêts disloquent et allongent la colonne. La foule pénètre dans ses rangs, engage des colloques et fraternise avec la troupe. Plus on avance, plus le désordre et l'indiscipline augmentent. Les soldats, inertes, ahuris, laissent prendre leurs cartouches. Les officiers détournent les yeux, impuissants et navrés. A la hauteur de la rue de Choiseul, l'artillerie se trouve arrêtée par une barricade plus forte que les autres. Des individus commencent à vouloir fouiller dans les caissons ; un officier, qui s'assied sur l'un d'eux pour empêcher le pillage, est brutalement jeté à terre. L'émeute menace de s'emparer de la batterie entière ; on ne voit pas d'autre ressource que de l'abandonner à la garde nationale, qui réussit à conduire les canons à la mairie du 2e arrondissement, mais laisse tomber les caissons au pouvoir du peuple. Un peu plus loin, nouvelle humiliation : la foule crie : La crosse en l'air ! Le soldat obéit ; la garde nationale lui a d'ailleurs donné l'exemple. Près de la rue de la Paix, M. de Laubespin, qui fait fonction d'officier d'état-major, passe près d'un détachement de cuirassiers. Ah ! capitaine, lui disent des cavaliers tremblant de honte et d'émotion, vous êtes bien heureux, vous avez conservé votre sabre. La foule a exigé que nous lui remissions nos lattes, et nous n'avons au côté que des fourreaux[38]. De plus en plus mêlée au peuple, la colonne n'a rien d'une force militaire. Chaque soldat marche, la crosse sur l'épaule, donnant le bras à un ouvrier ou à un bourgeois. Quant au général Bedeau, il est en avant où il croit sa présence nécessaire pour se faire ouvrir passage. Quand on vient lui annoncer que l'artillerie est abandonnée, que les soldats mettent la crosse en l'air, il baisse la tête : absolument découragé, ne se sentant aucune force en main pour arrêter ce désordre, il est réduit à faire adresser à ses auteurs de bien vaines supplications. Au nom du ciel, dit-il à l'un des bourgeois qui sont près de lui, si vous avez quelque autorité sur les hommes du peuple, faites-leur comprendre qu'ils déshonorent le soldat. Le peuple ne saurait vouloir humilier l'armée ! Malheureux général ! Ceux qui l'approchent peuvent voir les larmes amères qui mouillent ses yeux. Il sent évidemment combien ces quelques heures de guerre civile vont ternir le renom militaire si pur et si brillant qu'il a acquis par des années de combats en Afrique[39]. En débouchant sur la place de la Concorde, confondue dans cette cohue tumultueuse, l'a colonne a un tel aspect, que les vingt gardes municipaux du poste de l'avenue Gabriel, croyant voir arriver l'émeute, se mettent en défense ; bientôt même, attaqués ou se croyant attaqués par des hommes du peuple, ils font feu. On riposte du côté de la foule. Vainement, au risque de se faire tuer, Bedeau se précipite-t-il entre les combattants pour les arrêter ; il n'est pas écouté. Au bout de quelques instants, le poste est enlevé, détruit, ses défenseurs tués ou en fuite. Peu après, du côté opposé de la place, le poste du pont Tournant, trompé par une autre alerte, fait également une décharge qui tue trois personnes, dont un député conservateur, M. Jollivet. Ces incidents ne sont pas pour diminuer la confusion, et c'est à grand'peine que le général Bedeau parvient à rallier ses troupes absolument démoralisées et à leur faire prendre position sur la place, à côté de celles qui s'y trouvaient déjà. Il est alors environ dix heures et demie. A défaut de la lutte dont on vient de se retirer de si piteuse manière, recueille-t-on quelques profits de la conciliation ? Aussitôt après sa conférence avec les ministres, le maréchal Bugeaud a voulu se montrer aux gardes nationaux rangés sur la place du Carrousel. Mes amis, mes camarades, dit-il, tout est terminé. L'ordre vient d'être expédié aux troupes de ne pas combattre et d'annoncer que la police de Paris est confiée au patriotisme de la garde nationale. Il est accueilli froidement. Il sort dans la rue de Rivoli, et ordonne par deux fois à un bataillon de la 2e légion de rompre par sections et de le suivre. Personne ne bouge. Un officier d'état-major se décide alors à lui dire : J'ai le regret, monsieur le maréchal, de vous apprendre que la garde nationale ne veut pas de vous. Il a été convenu, on le sait, que M. Odilon Barrot et le général de La Moricière iraient annoncer au peuple les changements opérés. M. Barrot se dirige vers les boulevards, accompagné de quelques amis, dont M. Horace Vernet, en uniforme de colonel de la garde nationale et tout chamarré de décorations. Au début, dans les quartiers riches, il n'est pas mal accueilli : quelques cris de : Vive Barrot ! mêlés à d'autres cris de : A bas Bugeaud ! et même : A bas Thiers ! A mesure qu'il s'avance sur les boulevards, l'accueil est plus froid, plus méfiant. Vous êtes un brave homme, lui dit-on ; mais il vous a déjà attrapé en 1830 ; il vous attrapera de nouveau. M. Barrot se dépense en phrases sonores, en poignées de main, mais avec un succès qui va toujours diminuant. Bientôt on crie : A bas les endormeurs ! Plus de Thiers ! Plus de Barrot ! Le peuple est le maître ! A bas Louis-Philippe ! Le chef de la gauche arrive enfin auprès de la barricade de la porte Saint-Denis, devant laquelle s'était arrêté le général Bedeau ; un drapeau rouge flotte au sommet. Là, toutes ses avances échouent : les visages sombres, les gestes menaçants lui font comprendre qu'il n'a plus qu'à retourner sur ses pas. Étonné et triste d'avoir rencontré si vite et si près le terme de sa popularité, épuisé de fatigue, la voix brisée, il reprend péniblement, au milieu de la foule tumultueuse qui l'enveloppe, le chemin de la Madeleine. Près de la rue de la Paix, il se rencontre avec le général de La Moricière qui n'a pas mieux réussi dans sa tournée, malgré sa parole primesautière, son allure hardie et ce je ne sais quoi d'héroïque si propre à agir sur le populaire. A ce moment, les bandes qui entourent les deux ministres se mettent à crier : Aux Tuileries ! aux Tuileries ! M. Barrot et le général se voient sur le point de terminer leur expédition conciliatrice, en conduisant l'émeute à l'assaut de la demeure royale. Ils se dérobent, chacun à sa manière : La Moricière pique des deux, devance les braillards, et rentre seul au palais ; M. Barrot expose, d'un ton dolent, qu'il a besoin de se reposer et qu'il doit rentrer chez lui, rue de la Ferme-des-Mathurins, pour rassurer sa femme. La foule le suit ; à l'entrée de sa rue, quelques individus accrochent un écriteau avec ces mots : Rue du Père du peuple. Dans sa maison, M. Barrot trouve un grand nombre de députés, de journalistes, de membres du Comité central, tous ceux avec lesquels il a fait la campagne des banquets ; plusieurs en sont déjà à demander la déchéance du Roi : toutefois le mot de république n'est pas encore prononcé. Pendant que leurs deux collègues font cette expédition, MM. Thiers, Duvergier de Hauranne, de Rémusat sont demeurés aux Tuileries. Toujours convaincus que le salut est dans les concessions, ils arrachent au Roi, non sans peine, la promesse de cette dissolution qu'il avait jusqu'ici refusée. Une proclamation est aussitôt rédigée dans ce sens ; mais on ne trouve pas au palais moyen de l'imprimer. Peu après, vers dix heures et demie, le Roi était à déjeuner, avec sa famille et une vingtaine d'étrangers dont MM. Thiers, de Rémusat et Duvergier de Hauranne, quand la porte de la salle à manger, brusquement ouverte, laisse apparaître un capitaine d'état-major, en tenue de campagne, tout haletant et le visage défait. C'est M. de Laubespin, que nous avons vu tout à l'heure dans la colonne du général Bedeau, et qui s'en est détaché pour venir faire connaître aux Tuileries, où il a ses entrées, le lamentable état de cette colonne[40]. A la vue de cette assemblée au milieu de laquelle il ne s'attendait pas à tomber, le capitaine s'arrête, surpris, embarrassé ; mais apercevant parmi les convives M. de Rémusat, son parent, il s'approche vivement de lui et lui raconte en deux mots ce dont il vient d'être témoin. Le Roi, qui a remarqué la scène, demande à haute voix : Monsieur de Rémusat, que vous dit M. de Laubespin ? — Sire, des choses très graves. Louis-Philippe se lève aussitôt et fait signe à l'officier de le suivre, laissant la réunion singulièrement troublée et inquiète. Arrivé dans son cabinet, le Roi se fait tout raconter par M. de Laubespin. Celui-ci, qui a rapporté des faits auxquels il a assisté l'impression la plus noire, ne cache pas que, dans l'état où elle est, la division du général Bedeau ne lui paraît pas en mesure de défendre la place de la Concorde, et que la famille royale n'est plus en sûreté dans les Tuileries. Mais alors, dit le Roi, qui, tout en parlant, revêt un uniforme de général, vous voulez que je me retire ? M. de Laubespin fait observer qu'il est trop jeune pour donner un conseil. Louis-Philippe, qui répugne à croire la situation aussi désespérée, ordonne qu'on envoie d'autres officiers aux nouvelles. En attendant, entre le Roi, sa famille et les ministres présents, se tient une sorte de conseil sur le parti à prendre. Le vieux roi, qui a gardé son calme, est assis. Dans un coin de la pièce, sont les princesses et leurs enfants, fort agitées et en larmes. La Reine, plus ferme, se place devant son époux et s'écrie, avec énergie, que le Roi et sa famille doivent attendre leur sort aux Tuileries et mourir ensemble s'il le faut. Louis-Philippe demande aux ministres leur avis : faut-il rester ou s'en aller ? Les ministres, très émus, déclinent respectueusement la responsabilité d'un oui ou d'un non. M. Thiers cependant laisse voir sa préférence pour un départ ; à son avis, le mieux serait de se retirer hors Paris, en un point où l'on assemblerait soixante mille hommes, et, avec cette force, le maréchal Bugeaud aurait vite fait de reprendre la capitale[41]. Le Roi paraît goûter cette idée et parle de Vincennes. Pas Vincennes, qui est une prison, dit M. Thiers ; mieux vaudrait Saint-Cloud, qui est une position stratégique. Consulté à son tour, M. Duvergier de Hauranne craint qu'on n'ait peu de chances de rentrer aux Tuileries, si une fois on en sort. Mais, à ce moment, surviennent les officiers envoyés place de la Concorde ; ils rapportent des nouvelles moins alarmantes ; ils font connaître qu'un certain ordre a été rétabli dans les troupes, qu'elles ont pris position sur la place, et que la sûreté du palais n'est pas menacée. Chacun respire, et il ne semble plus qu'il y ait lieu de continuer la délibération[42]. Si l'émeute n'est pas encore, comme on a pu le croire un moment, maîtresse de la place de la Concorde, elle fait, dans le reste de la ville, grâce au désarmement volontaire du gouvernement, des progrès rapides. Plusieurs casernes tombent, l'une après l'autre, en son pouvoir, avec les fusils et les munitions qu'elles contiennent. Comment, après l'ordre donné d'éviter toute hostilité, les détachements qui les occupent opposeraient-ils une résistance sérieuse ? Plusieurs se laissent facilement persuader de fraterniser avec le peuple. On rencontre dans les rues des soldats n'ayant plus ni fusil ni sabre, qui laissent les gamins fouiller dans leur giberne. Oui, mon bourgeois, dit l'un d'eux à M. Maxime du Camp qui le considérait avec stupeur, c'est comme cela ; puisqu'on nous lâche, nous lâchons tout. On ne s'attaque pas seulement aux casernes ; d'autres bandes vont détruire les barrières de l'octroi et brûler les bureaux de péage des ponts ; elles font si bien les choses qu'elles brûlent par-dessus le marché deux ponts, le pont de Damiette et le pont Louis-Philippe. Où donc est la garde nationale qui devait se substituer à l'armée pour faire la police de la ville ? Nulle part on ne la voit dans ce rôle. Elle ne se montre que pour obliger les soldats et les gardes municipaux à céder devant l'émeute. Souvent même elle ouvre ses rangs aux insurgés et forme une seule troupe avec eux. La sédition, cependant, n'a toujours ni ensemble, ni chef. Chaque bande agit séparément, suivant la fantaisie de ceux qui la composent. Les chefs politiques du parti républicain, les premiers surpris de l'importance que prend ce soulèvement, ne le dirigent pas. Un des futurs membres du gouvernement provisoire, M. Marie, étant passé aux bureaux du National, vers dix heures du matin, y trouve une agitation bruyante, mais absolument vaine et stérile. Aucun plan, dit-il, n'était mis en avant, aucune résolution provoquée. La brusquerie du mouvement avait évidemment pris tout le monde au dépourvu. Une heure plus tard, il rencontre le rédacteur en chef de la Réforme, M. Flocon, au pied du grand escalier de la Chambre des députés, causant tranquillement avec un de ses amis ; il n'avait, dit encore M. Marie, ni l'air, ni l'attitude d'un homme qui poursuit, dans sa pensée, une œuvre révolutionnaire. Aussi M. Marie ajoute-t-il : Ce qu'il y a de certain pour moi, c'est que la révolution a mené le peuple de Paris et n'a pas été menée par lui, au moins jusqu'à onze heures... Je défie qu'on me signale jusque-là une direction raisonnée, un acte réfléchi... Voilà pour moi la vérité ; je la dis hautement, n'en déplaise aux prophètes du lendemain et à ces intelligences orgueilleuses qui veulent toujours avoir commandé, tandis que, dans la réalité, elles n'ont fait qu'obéir[43]. Cependant, à défaut d'une direction supérieure, une sorte d'instinct indique à l'émeute que, maîtresse de toute la partie de Paris abandonnée, par les troupes, elle doit porter son effort sur les points où celles-ci sont encore en nombre ; il en est trois surtout dont l'importance stratégique et politique est capitale : l'Hôtel de ville, les Tuileries et le Palais-Bourbon. Il est naturel de commencer par l'Hôtel de ville. Depuis que la division du général Sébastiani a reçu, vers huit heures du matin, l'ordre de cesser les hostilités, elle est demeurée sur la place de Grève, dans une inaction énervante, en contact avec le populaire, s'habituant à crier : Vive la réforme ! avec tous les détachements de gardes nationaux qui passaient, laissant attaquer sous ses yeux les gardes municipaux sans leur venir au secours. Enfin, vers onze heures, tandis qu'une bande d'ouvriers force une des portes de derrière de l'Hôtel de ville, un simple capitaine de la garde nationale, accompagné d'élèves de l'École polytechnique, traverse hardiment les troupes qui ne bougent pas, entre par la grande porte du palais municipal, monte jusqu'au cabinet où le préfet se trouve avec le général Sébastiani, et leur signifie qu'il vient s'emparer de l'Hôtel de ville au nom du peuple. Le préfet et le général se retirent. Les troupes, abandonnées par leur chef, se débandent, livrent à la foule un grand nombre de fusils, tous leurs canons, et s'en retournent à leurs casernes. C'est plus pitoyable encore que la retraite du général Bedeau. La populace, enivrée d'un si facile succès, pousse des cris de joie, hurle des chants révolutionnaires, et décharge en l'air les fusils dont elle vient de s'emparer, tandis qu'une fille, grimpée sur un canon, la harangue en termes immondes. A peu près à la même heure où l'émeute célébrait ainsi sa victoire sur la place de Grève, la place du Carrousel était le théâtre d'un nouvel échec de la royauté. Il avait paru utile, pour relever les courages de ses défenseurs, que le roi passât en revue les forces rassemblées devant le château. L'idée n'était pas mauvaise ; mais, pour réussir, n'eût-il pas fallu plus d'entrain physique et moral que n'en pouvait avoir un roi de soixante-quatorze ans ? Combien il était changé depuis le temps où, en 1832, il parcourait Paris, un jour d'émeute, et, par sa tranquille hardiesse, se faisait acclamer de la garde nationale et du peuple ! Il est environ onze heures, quand Louis-Philippe monte à cheval, entouré de ses deux fils, du maréchal Bugeaud, du général de La Moricière et de plusieurs autres officiers ; M. Thiers et M. de Rémusat l'accompagnent à pied. Des fenêtres, la Reine et les princesses le suivent des yeux avec anxiété. Les groupes les plus proches du palais l'accueillent par des cris assez nourris de : Vive le Roi ! Ces acclamations donnent espoir à la Reine, qui remercie du geste. Louis-Philippe franchit l'arc de triomphe. Sur la place, sont rangés d'abord quatre mille hommes de troupes, ensuite divers corps de gardes nationaux, dont les uns font partie des 1re et 10e légions, les deux plus conservatrices de Paris ; les autres dépendent de la 4e et sont venus là sans ordre, moins pour défendre la royauté que pour peser sur elle. La revue commence par la garde nationale. Des rangs de la 1re et de la 10e légion, partent des cris mêlés de : Vive le Roi ! Vive la réforme ! La réforme est accordée, répond le Roi. Il pousse plus avant et arrive à la 4e légion. Là, on ne crie plus : Vive le Roi ! mais seulement : Vive la réforme ! A bas les ministres ! A bas le système ! Les officiers agitent leurs épées, les gardes nationaux leurs fusils ; plusieurs sortent des rangs avec des gestes menaçants et entourent le Roi. Celui-ci, découragé, abattu, ne cherche pas à lutter ; du moment où la garde nationale se prononce contre lui, il n'a plus d'espoir. A la stupéfaction de ceux qui le suivent, il tourne bride, et reprend le chemin du château, sans faire aucune attention aux troupes de ligne qui l'attendent sous les armes et auxquelles cette brusque et morne rentrée n'est pas faite pour rendre confiance. Une fois dans son cabinet, le vieux roi s'affaisse dans un fauteuil et reste là, muet, immobile, la tête dans les mains. X Maîtresse de l'Hôtel de ville, l'émeute se porte vers les Tuileries. Sur la place du Carrousel, sur la place de la Concorde, autour du Palais-Bourbon et à l'Ecole militaire, le gouvernement a encore sous la main huit à dix mille hommes de troupes : ce serait assez pour se défendre ; car, du côté du peuple, les combattants résolus sont très peu nombreux. Nous étions une poignée, a dit plus tard l'un d'eux, M. Charles Lagrange. Mais que peut-on attendre du soldat dans l'état moral où il' se trouve, et surtout qui est en mesure et en volonté de lui donner une impulsion vigoureuse ? Le maréchal Bugeaud, partant toujours de cette idée qu'on doit agir seulement par la garde nationale, s'évertue à en chercher quelques compagnies un peu sûres, pour les placer aux abords du Carrousel. Quant au général de La Moricière, il se plaint de ne savoir où trouver la milice dont on lui a donné le commandement. Il est réduit à aller presque seul au-devant de l'émeute pour tâcher de la désarmer en lui annonçant les concessions faites ; toujours en mouvement, il dépense à cette besogne beaucoup de courage personnel, sans grande efficacité. Vers onze heures et demie, une bande d'hommes du peuple et de gardes nationaux, au nombre de cinq à six cents, arrive parles petites rues qui existaient alors entre le Palais-Royal et le Carrousel, débouche sur cette dernière place et s'avance hardiment devant les troupes rangées en bataille. Les Tuileries vont-elles donc être enlevées comme l'a été tout à l'heure l'Hôtel de ville ? Le maréchal Bugeaud est sur la place, entouré de quelques officiers. Il s'élance au-devant des envahisseurs et leur adresse des paroles énergiques. Sa figure martiale, l'intrépidité de son attitude les font hésiter. Toutefois, étant venu à se nommer : Ah ! vous êtes le maréchal Bugeaud ? crient des voix menaçantes. — Oui, c'est moi ! Un garde national s'avance et lui dit : Vous avez fait égorger nos frères dans la rue Transnonain ! — Tu en as menti, répond avec force le maréchal ; car je n'y étais pas. L'homme fait un mouvement avec son fusil. Bugeaud le serre de près pour saisir son arme. Oui, s'écrie-t-il, je suis le maréchal Bugeaud ! J'ai gagné vingt batailles. Retirez-vous. Sa contenance en impose aux émeutiers ; quelques-uns même viennent lui serrer la main. La Moricière accourt joindre ses efforts à ceux du commandant en chef, et la bande finit par se retirer. Mais pendant combien de temps peut-on espérer défendre les Tuileries par de tels moyens ? A l'intérieur du palais, le Roi ne s'est pas relevé de l'état d'abattement dans lequel il est rentré de la revue du Carrousel. Il est toujours assis sur un fauteuil, dans une salle du rez-de-chaussée[44]. A côté de lui, ses deux fils et quelques-uns des ministres. Ceux-ci ne savent que faire, n'ont l'idée d'aucune initiative ; on entend seulement, de temps à autre, M. Thiers répéter cette phrase : Le flot monte ! Le flot monte ! A l'autre extrémité de la pièce, se pressent des généraux, des aides de camp, des amis, des inconnus. Par une porte entr'ouverte, on aperçoit, dans le salon voisin, la Reine et les princesses. Depuis le commencement de la crise, Marie-Amélie a le pressentiment d'une catastrophe ; son esprit est fort agité ; mais elle garde le cœur haut, soutenue par la foi religieuse et par la fierté de la race. Auprès d'elle, est la duchesse d'Orléans avec ses deux fils. Plus le péril augmente, plus cette princesse tient à se montrer étroitement unie aux siens. Elle n'ignore pas que, dans l'opposition, des amis compromettants, plus désireux de se servir d'elle que de la servir, ont rêvé de la porter à la régence, en provoquant l'abdication du Roi ; elle sait aussi que, parmi les conservateurs et jusque dans la famille royale, on a été parfois tenté de ne pas la croire absolument étrangère à ces visées. Elle veut, par son attitude, donner un démenti à des espérances et à des soupçons dont elle se sent également offensée. Quelqu'un de sa maison lui demandant : Que fait-on ? Que fait Madame ? — Je ne sais pas ce qu'on fait, répond-elle ; je sais seulement que ma place est auprès du Roi ; je ne dois pas le quitter ; je ne le quitterai pas[45]. Entre la cour des Tuileries et le cabinet du Roi, il y a un va-et-vient continuel d'officiers, de curieux, apportant à chaque minute des nouvelles, des avis. Toutes les barrières de l'étiquette sont tombées ; entre et parle qui veut, comme le matin à l'état-major[46]. Ce n'est pas le caractère le moins étrange de ces heures troublées que les décisions les plus graves se trouvent ainsi prises sur le conseil des premiers venus et souvent des plus suspects. Voici l'un de ces donneurs de conseil : c'est M. Crémieux qu'introduit le duc de Montpensier ; il se posait alors en dynastique. Il dit avoir parcouru divers quartiers ; à l'entendre, la partie peut encore être gagnée. Seulement, ajoute-t-il, le peuple veut un ministère qui soit franchement de gauche ; la présence de M. Thiers à la tête du gouvernement est un dangereux contresens ; il faut le remplacer par M. Odilon Barrot. A ce prix, je crois pouvoir garantir le rétablissement de l'ordre. Si le Roi tarde, tout est perdu. Louis-Philippe se tourne vers M. Thiers, et avec une bienveillance mélancolique où il n'y a plus rien de l'amertume des premières conversations : Eh bien ! mon cher ministre, vous voilà, à votre tour, impopulaire ; ce n'est pas moi, vous le voyez, qui répudie vos services. M. Thiers presse le Roi d'essayer le moyen de salut qu'on lui propose. M. Crémieux signale ensuite l'irritation du peuple contre le maréchal Bugeaud, et demande qu'on lui substitue le maréchal Gérard. A ce moment, le commandant en chef entre dans le cabinet. Mon cher maréchal, lui dit le Roi, on veut que je me sépare de vous. Bugeaud ne se montre pas plus désireux de garder son commandement que M. Thiers son ministère. On mande le baron Fain, secrétaire du Roi, pour préparer les ordonnances constatant ces changements, et le général Trézel pour les contresigner[47]. Le nouveau président du conseil n'est même pas aux Tuileries. Nous avons laissé M. Barrot, vers dix heures et demie, se reposant chez lui de sa vaine expédition sur les boulevards. A onze heures, il s'est remis en mouvement pour aller prendre possession du ministère de l'intérieur[48]. Son cortège est plus d'un chef d'émeute que d'un ministre du Roi ; dans sa voiture et jusque sur le siège, des républicains comme M. Garnier-Pagès et M. Pagnerre ; autour, une foule tumultueuse célébrant bruyamment sa victoire et criant : Mort à Guizot ! Ce dernier était précisément alors au ministère de l'intérieur, avec M. Duchâtel ; tous deux n'ont que le temps de se sauver par le jardin[49]. Installé à la place des fugitifs, M. Odilon Barrot harangue la foule et télégraphie en province que l'ordre, un moment troublé, va être rétabli grâce au concours de tous les bons citoyens. Il ne paraît pas s'être demandé s'il n'y avait pas une œuvre plus urgente et si sa place n'aurait pas dû être auprès du Roi et des autres ministres. Après tout, en quoi la présence de M. Odilon Barrot aux Tuileries eût-elle pu changer les événements ? Sur la pente où l'on glisse avec une rapidité croissante, il ne semble plus y avoir d'arrêt possible. A peine a-t-on sacrifié M. Thiers et le maréchal Bugeaud, sur la demande de M. Crémieux, qu'une bien autre exigence se fait entrevoir. Les rumeurs qui pénètrent par les portes si mal fermées du palais, commencent à y apporter, plus ou moins distinctement, le mot qui servira à précipiter la chute de la royauté ; Ce mot vient d'être jeté dans la foule par certains républicains, que la défaillance du pouvoir et le succès grandissant de l'émeute ont enfin décidés à se mêler au mouvement, mais qui n'osent pas encore parler ouvertement de république. Pendant la promenade de M. Barrot sur les boulevards, M. Emmanuel Arago s'est approché de lui : Avant ce soir, l'abdication du Roi, lui a-t-il dit, sinon une révolution. C'est aussi d'abdication que parlaient les radicaux que M. Barrot a trouvés réunis dans sa maison et qui lui ont fait cortège jusqu'au ministère de l'intérieur. Cette sorte de mot d'ordre a été vite accepté par les hommes des barricades, et tout à l'heure, quand le général de La Moricière est venu leur annoncer les concessions faites, ils ont répondu que cela ne suffisait plus, et qu'il fallait la retraite de Louis-Philippe. La sommation ne tarde pas à arriver jusqu'au Roi lui-même[50]. Interrogé par ce dernier sur le résultat de ses démarches, le général de La Moricière est amené à lui dire : On ne se contente pas de ce que je promets au nom de Votre Majesté : où demande autre chose ! — Autre chose ? s'écrie le Roi ; c'est mon abdication ! et comme je ne la leur donnerai qu'avec ma vie, ils ne l'auront pas... Mais on ne peut s'attendre à voir Louis-Philippe persister longtemps dans cette disposition énergique. Arrive bientôt un autre messager ; c'est un secrétaire de M. Thiers, M. de Rheims ; il vient du National et en rapporte que, de toutes parts, le peuple et la garde nationale réclament l'abdication ; à l'entendre, il n'y a pas d'autre chance de sauver la monarchie, et encore est-il bien tard. Informés de ces nouvelles, les princes sont d'avis de les faire connaître à leur père. Celui-ci demande conseil à M. Thiers, qui se récuse, non sans laisser voir qu'il est porté à penser comme son secrétaire. Louis-Philippe, fort ébranlé, passe dans le salon voisin pour consulter la Reine[51]. Là, du moins, on le presse de ne pas faiblir. Cependant les nouvelles sont de plus en plus alarmantes : bientôt même elles semblent confirmées par un bruit de fusillade qui vient de la place du Palais-Royal. Le détachement qui occupe, sur cette place, le poste du Château d'eau, donnant un exemple de fierté militaire rare dans cette journée, a refusé de se laisser désarmer, et le combat s'est engagé entre cette poignée de soldats et la masse sans cesse grossissante des émeutiers. Des Tuileries, on entend distinctement le crépitement des coups de feu. Ce n'est pas pour donner plus de sang-froid à tous ceux qui se pressent autour du Roi et qui croient déjà voir les Tuileries emportées de vive force. A ce moment, — il est environ midi, — paraît M. Emile de Girardin, l'œil en feu, un carré de papier à la main. Se frayant brusquement passage à travers les rangs pressés des assistants, il va droit au Roi. Qu'y a-t-il ? demande celui-ci. M. de Girardin répond avec beaucoup de véhémence que pas une minute n'est à perdre ; que le peuple ne veut plus de M. Thiers et de M. Odilon Barrot ; qu'il faut l'abdication immédiate. Il a formulé ainsi, sur le papier qu'il tient à la main, les concessions nécessaires : Abdication du Roi, régence de la duchesse d'Orléans, dissolution de la Chambre, amnistie générale. Le Roi interroge du regard ceux qui l'entourent. Pas un conseil d'énergie qui réponde à cette interrogation. M. de Girardin insiste ; M. le duc de Montpensier l'appuie[52] ; dans le fond de la salle et dans l'antichambre voisine, des voix impatientes crient : Abdication ! abdication ! Le vieux roi n'est pas de force à résister longtemps à une telle pression. Il laisse, avec accablement, tomber cette parole : J'abdique ! Puis, tandis que diverses personnes, entre autres le duc de Montpensier, sortent dans la cour pour annoncer cette nouvelle, il se lève, ouvre la porte du salon où se trouve la Reine, et répète, d'une voix plus haute : J'abdique ! La Reine, les princesses se précipitent vers le Roi qui est revenu à son fauteuil. Non, tu ne feras pas cela ! s'écrie Marie-Amélie, d'une voix entrecoupée de sanglots, et tout en couvrant de baisers la tête de son époux. Plutôt mourir ici, que d'en sortir par cette porte !... Monte à cheval, l'armée te suivra ! Puis, se tournant vers les assistants : Je ne comprends pas qu'on abandonne le Roi dans un semblable moment !... Vous vous en repentirez !... Vous ne méritez pas un si bon roi ! La duchesse d'Orléans, prosternée avec ses enfants aux pieds de son beau-père, lui saisit les mains. Sire, supplie-t-elle, n'abdiquez pas ! Les assistants sont émus, mais inertes. Une voix s'élève cependant, chaude, vibrante ; c'est celle de M. Piscatory. L'abdication, dit-il, c'est la république dans une heure ! Il ajoute qu'il vient de parcourir Paris, qu'avec un peu d'énergie tout peut encore être sauvé. M. de Montalivet, que la Reine a envoyé chercher, le colonel de Neuilly se prononcent aussi contre l'abdication[53]. Le Roi paraît hésiter. M. Piscatory revient à la charge. Sur ces entrefaites, les personnes qui étaient sorties pour annoncer l'abdication rentrent dans la salle, surprises et émues d'apprendre que tout est remis en question. Plusieurs font observer qu'on ne peut revenir sur une décision annoncée au peuple, que d'ailleurs il ne reste plus aucun moyen de se défendre. A ce moment même, le bruit de la fusillade redouble. Il n'y a pas une minute à perdre, dit le duc de Montpensier ; les balles sifflent jusque dans la cour. Le Roi est de plus en plus anxieux. Est-il vrai, demande-t-il, que toute défense soit impossible ? — Impossible, impossible ! répondent des voix nombreuses. Il y a là cependant beaucoup de généraux, d'officiers. Le vieux maréchal Soult, appuyé contre un chambranle, assiste muet à cette scène. M. Thiers va et vient, laissant voir une sorte de stupeur. M. Piscatory veut tenter un nouvel effort ; mais Marie-Amélie s'approche de lui. Merci, lui dit-elle, c'est assez ; ne dites pas un mot de plus ; il y a des traîtres ici. M. Piscatory fléchit le genou devant la Reine et lui baise la main. Vainement la duchesse d'Orléans adjure-t-elle une dernière fois le Roi de ne pas charger son petit-fils d'un fardeau que lui-même ne peut pas porter ; Louis-Philippe est définitivement vaincu. Il se lève, et, au milieu d'un silence profond : Je suis un roi pacifique, dit-il ; puisque toute défense est impossible, je ne veux pas faire verser inutilement le sang français, et j'abdique. Le maréchal Gérard entre à ce moment ; il avait été mandé à la suite de la démarche de M. Crémieux. On lui demande aussitôt d'annoncer au peuple l'abdication, Mon bon maréchal, dit la Reine, sauvez ce qui peut encore être sauvé ! Bien que très cassé par l'âge et la maladie, le maréchal ne se refuse pas à un tel appel. Sans lui laisser le temps de revêtir un uniforme, on le hisse sur un cheval ; on lui met, en signe de paix, un rameau vert dans la main ; puis, accompagné de quelques personnes de bonne volonté, il se dirige vers la place du Palais-Royal où le combat dure toujours. Au moment de franchir la grille, quelqu'un lui fait remarquer qu'il n'a entre les mains aucun papier constatant l'abdication. C'est juste, dit-il, et, tout en continuant son chemin, il prie deux personnes de sa suite d'aller demander ce papier. Invité ainsi à fournir le témoignage écrit de son
sacrifice, Louis-Philippe va s'asseoir à son bureau, et, avec une lenteur qui
n'est pas sans dignité, dispose son papier et ses plumes. Les assistants,
parmi lesquels beaucoup d'inconnus, sont littéralement sur son dos, observant
tous ses mouvements, et ne cachant pas l'impatience que leur cause cette
lenteur. Plus vite, plus vite ! osent même
dire quelques-uns. Je vais aussi vite que je puis,
messieurs, répond le Roi. Et il se met à écrire posément, de la grande
écriture qui lui est coutumière. Comme le bruit des coups de feu semble se
rapprocher, le duc de Montpensier, inquiet pour la sécurité de son père, le
conjure de se hâter. J'ai toujours écrit lentement,
dit le Roi, et ce n'est pas le moment de changer mon
habitude. Voici cependant qu'il a terminé ; il trace sa signature. Un
inconnu, debout derrière lui, s'écrie avec joie : Enfin,
nous l'avons ! — Qui êtes-vous, monsieur ?
lui dit sévèrement la Reine, en se levant. — Madame,
je suis un magistrat de la province. — Eh
bien, oui, vous l'avez, et vous vous en repentirez ! La façon dont
sont prononcés ces derniers mots et le regard qui les accompagne sont d'une
petite-fille de Marie-Thérèse. Cependant le Roi relit à haute voix ce qu'il
vient d'écrire : J'abdique cette couronne que la
volonté nationale m'avait appelé à porter, en faveur de mon petit-fils, le
comte de Paris. Puisse-t-il réussir dans la grande tâche qui lui échoit
aujourd'hui ! — Puisse-t-il ressembler à son
grand-père ! s'écrie la Reine ; et, levant par deux fois les bras au
ciel : Ô mon Dieu ! ils le regretteront !
Plusieurs personnes, dont M. Crémieux, se plaignent que le Roi n'ait pas
déclaré la duchesse d'Orléans régente. D'autres le
feront, s'ils le croient nécessaire, dit Louis-Philippe ; mais, moi, je ne le ferai pas. C'est contraire à la loi.
Grâce à Dieu, je n'en ai encore violé aucune, et je ne commencerai pas dans
un tel moment. Cela est dit d'un ton qui ne permet pas d'insister ; du
reste, la consommation de l'abdication a été comme le signal d'une dispersion
générale des assistants[54]. Aussitôt l'acte signé, un jeune homme l'a pris pour le porter au maréchal Gérard ; il ne parvient pas à le rejoindre, et le papier, passant de mains en mains, finit par tomber dans celles des insurgés. Le maréchal, du reste, a échoué complètement dans sa tentative. L'annonce de l'abdication, loin de désarmer l'émeute, l'enhardit. Sur la place du Palais-Royal, l'attaque continue, plus acharnée, contre le corps de garde du Château d'eau. Le moindre mouvement offensif des troupes massées sur le Carrousel suffirait à dégager le détachement qui soutient cette lutte si inégale. Mais le mot d'ordre est toujours de ne pas combattre : les héroïques et obstinés défenseurs du poste sont hors la consigne. A plusieurs reprises, La Moricière et d'autres officiers se jettent bravement entre les combattants pour arrêter le feu. Ils ne sont écoutés d'aucun côté. A la fin, le cheval de La Moricière tombe, frappé d'une balle ; lui-même est blessé d'un coup de baïonnette et fait prisonnier par les insurgés. Autour de la famille royale, une solitude relative s'est, faite, depuis l'abdication. Louis-Philippe espère que son sacrifice lui vaudra au moins la paix dont son extrême fatigue physique et morale lui fait sentir le besoin. Convaincu que, dans l'état des esprits, son éloignement facilitera la tâche de la régence, il est résolu à se retirer tout de suite au château d'Eu. Avec l'aide de la Reine, il quitte son uniforme, revêt un costume de voyage et s'occupe à réunir les objets qu'il veut emporter. Dans sa pensée, du reste, c'est d'un départ, non d'une fuite qu'il s'agit. Ordre vient d'être donné aux écuries royales d'amener les berlines à quatre chevaux et en grande livrée — c'est ce qu'on appelait les attelages — dans lesquelles il effectuera son voyage. En se retirant, à qui laisse-t-il le pouvoir ? Il ne prend à ce sujet aucune mesure S'il n'a pas voulu de lui-même briser arbitrairement la loi qui confère la régence au duc de Nemours, il n'est pas cependant sans se rendre compte que, pour ceux qui ont exigé l'abdication, la régence de la duchesse d'Orléans en est le corollaire indispensable. Peut-être entend-il laisser aux vainqueurs du moment, aux chefs de l'opposition qui l'ont forcé à se démettre, le soin de résoudre la question. Mais où sont-ils, ces vainqueurs ? On ne les voit nulle part. Si, comme beaucoup le croyaient alors, ces opposants ont noué de longue date une sorte d'intrigue pour pousser à l'abdication et en faire sortir la régence féminine, ils se montrent bien mal préparés à user de leur victoire. Quant à la duchesse d'Orléans, qui, personnellement, n'a pas trempé dans ces menées, elle est épouvantée de la tâche qui lui incombe. A des amis qui lui parlent de la nécessité de prendre la régence : C'est impossible ! répond-elle. Je ne puis porter un tel fardeau ; il est au-dessus de mes forces ! Puis elle ajoute : Oter la couronne au Roi, ce n'est pas la donner à mon fils. Enfin, quand elle voit les préparatifs de départ de la famille royale : Quoi ! s'écrie-t-elle avec larmes, vous allez me laisser seule ici, sans parents, sans amis, sans conseils ! Que voulez-vous que je devienne ? La Reine alors, s'approchant d'elle, lui dit avec force et tendresse : Ma chère Hélène, c'est pour sauver la dynastie, c'est pour conserver la couronne à votre fils, qu'il faut que vous restiez ici ; c'est un sacrifice que vous lui devez. Sur ces entrefaites, arrivent de nouveaux messagers de malheur, annonçant, coup sur coup, l'échec du maréchal Gérard, la blessure et la prise du général de La Moricière, les progrès de l'émeute que l'abdication n'a pas désarmée et qui commence à déborder sur la place du Carrousel. Le trouble résultant de ces nouvelles se trouve accru par le fracas d'une décharge qui semble être tout proche ; on ne tarde pas à en avoir l'explication : des insurgés, embusqués aux abords du Carrousel, ont tiré sur les voitures royales au moment où elles sortaient des écuries, alors situées rue Saint-Thomas du Louvre ; ils ont tué le piqueur, deux des chevaux, et se sont emparés des voitures. Ce dernier incident ne laisse plus de doute sur l'imminence du péril. A ce moment, reparaît M. Crémieux, les vêtements en désordre, plus agité que jamais. Sire, s'écrie-t-il, il n'y a pas un instant à perdre. Le peuple vient. Encore quelques minutes, il est aux Tuileries ! On ne songe plus qu'à fuir, sans prendre le temps de terminer les préparatifs commencés. Il est environ midi et demi. Le duc de Nemours a eu la présence d'esprit, au moment où il a vu l'émeute s'emparer des grandes berlines, de faire filer, par le quai, jusqu'à la place de la Concorde, des voitures qui se trouvaient dans la cour des Tuileries ; c'étaient deux coupés et un cabriolet de la maison du Roi, en petite livrée, de ceux qui servaient aux aides de camp[55]. Il s'agit, pour Louis-Philippe et les siens, de rejoindre ces voitures à la grille dû pont Tournant. Le triste cortège se met en route à travers le jardin désert. En tête, le vieux roi, tout brisé, soutenu par la Reine, dont la grande âme semble avoir décuplé la force physique ; viennent ensuite le duc de Montpensier, la duchesse de Nemours et ses enfants, le duc et la duchesse de Saxe-Cobourg et leurs enfants, la duchesse de Montpensier, l'inévitable M. Crémieux, quelques amis, entre autres M. Ary Scheffer, le général Dumas, M. Jules de Lasteyrie, des gens de service ; comme escorte, des gardes nationaux à cheval, commandés par M. de Montalivet, et quelques troupes que le duc de Nemours a fait venir de la place du Carrousel. Du palais où il est resté, ce prince veille à tout. Arrivés à la grille, les fugitifs ont quelques instants de grande angoisse ; les voitures ne sont pas sur la place ; enfin les voici ; quinze personnes s'y entassent. Les soldats, les gardes nationaux, les curieux contemplent avec stupeur cette scène dont ils n'ont pas tout d'abord l'explication. Quelques cris de : Vive le Roi ! se font entendre. Les voitures, entourées par les gardes nationaux à cheval et par deux escadrons de cuirassiers, partent au galop dans la direction de Saint-Cloud. XI Après le départ précipité de Louis-Philippe, où donc est le gouvernement ? M. Thiers, M. de Rémusat et M. Duvergier de Hauranne ont quitté le palais, presque aussitôt après la famille royale. M. Odilon Barrot n'est toujours pas revenu aux Tuileries. Le maréchal Bugeaud, depuis quelque temps déjà virtuellement déchu de son commandement, a accueilli la nouvelle de l'abdication par un juron de soldat ; puis, le Roi parti, croyant n'avoir plus rien à faire, il s'en est retourné chez lui, à cheval, en grand uniforme, en imposant, par l'intrépidité de son attitude, aux braillards qui veulent lui faire un mauvais parti. Le maréchal Gérard n'a pas reparu depuis sa malheureuse tentative. La Moricière est blessé et prisonnier. Dans cet abandon général, un homme du moins ne s'abandonne pas : c'est le duc de Nemours. Il ne se demande pas s'il est ou non le régent[56] ; il se souvient seulement qu'il est fils de France et que ce titre lui crée un devoir. Il monte à cheval et prend en main le commandement que personne n'exerçait plus. Il ne peut songer, sans doute, à engager une lutte offensive ; mais il veut, tout en préparant l'évacuation du palais, tenir l'émeute en respect pendant le temps nécessaire pour assurer la retraite du Roi. Les minutes sont précieuses. Calme et maître de soi au milieu de l'affolement général et des balles qui commencent à siffler, il fait passer les cuirassiers dans le jardin, à travers le vestibule du pavillon de l'Horloge, déploie deux bataillons de ligne dans la cour des Tuileries, en fait monter deux autres au premier étage du château et les poste aux fenêtres, pour avoir, au besoin, une seconde ligne de feux, et enfin met l'artillerie en position. Toutes ces mesures sont rapidement exécutées, et déjà le prince calculait le moment où, le Roi étant hors d'atteinte, il pourrait commencer le mouvement de retraite, quand on vient lui annoncer que la duchesse d'Orléans est encore dans le palais : il la croyait avec la famille royale. A la pensée qu'il aurait pu l'abandonner sans le savoir, son émotion est extrême. Il envoie officier sur officier à la princesse, pour lui dire de partir au plus vite et de se rendre, par le jardin, à la grille du pont Tournant où il la rejoindra. En effet, après le départ du Roi, la duchesse d'Orléans, se voyant délaissée par tous, n'ayant plus auprès d'elle que sa maison, avait pris par la main ses deux enfants, et, à travers les longues galeries du palais, s'était rendue dans ses appartements du pavillon de Marsan. Se plaçant sous le portrait du duc d'Orléans : C'est ici, dit-elle, qu'il faut mourir ! Elle donne l'ordre d'ouvrir les portes, prête à affronter tous les périls d'une invasion de l'émeute, mais au fond ne désespérant pas de ramener le peuple quand elle se trouvera face à face avec lui. Pas un homme politique n'était auprès d'elle. Chaque instant qui s'écoulait lui faisait ressentir plus amèrement cet abandon, quand entrent précipitamment deux députés, MM. Dupin et de Grammont. Ils avaient entendu annoncer dans la rue l'abdication du Roi, et étaient passés par les Tuileries pour savoir à quoi s'en tenir. Oh ! monsieur Dupin ! s'écrie là princesse dès qu'elle l'aperçoit, vous êtes le premier qui veniez à moi ! La conversation s'est à peine engagée que surviennent les officiers dépêchés par le duc de Nemours. Pressée par les avis réitérés de son beau-frère, la duchesse se décide à partir ; elle descend dans la cour et reprend, à travers le jardin, le chemin que Louis-Philippe vient de parcourir quelques instants auparavant. Elle donne le bras à M. Dupin ; le comte de Paris est entre elle et M. de Grammont ; le duc de Chartres, souffrant, est porté par le docteur Blache ; quelques officiers de la maison de la princesse, M. Régnier, précepteur du comte de Paris ; M. Ary Scheffer, qui vient de reconduire le Roi, composent à peu près toute la suite. ; Pendant ce temps, le duc de Nemours est resté dans la cour des Tuileries[57], contenant l'émeute qui n'attend que son départ pour envahir le palais. Quand il estime que la duchesse d'Orléans a eu le temps de s'éloigner, il donne ses dernières instructions sur la façon de faire retraite, traverse à cheval le pavillon de l'Horloge, fait au galop tout le jardin et rejoint la princesse entre le bassin octogonal et la grille. Hélène, lui dit-il, la position n'est plus défendable à Paris ; elle peut l'être encore ailleurs. J'ai là une demi-batterie d'artillerie. Montez sur un caisson avec vos enfants. Je me charge de vous conduire au Mont-Valérien. La princesse ne faisant aucune objection, le duc croit son idée admise et se dirige rapidement sur la place de la Concorde pour se concerter avec les divers chefs de corps : il y a là un régiment de cuirassiers qui entourera la batterie ; l'infanterie marchera derrière et sur les flancs ; les troupes, en train d'évacuer les Tuileries, formeront l'arrière-garde et empêcheront toute poursuite. Ainsi combinée, l'opération est militairement immanquable. Politiquement, n'est-ce pas le meilleur parti à prendre ? On verra, en route, s'il vaut mieux se rendre à Saint-Cloud ou au Mont-Valérien. Ce qu'il importe, c'est de gagner quelques heures pour se reconnaître, de mettre un arrêt dans la déroute, de pouvoir réunir des forces considérables, de donner à la France le temps d'intervenir, à Paris celui de réfléchir. Avec vingt-quatre heures, douze heures de répit, n'est-on pas assuré d'éviter une révolution dont personne ne veut ? N'est-il pas jusqu'à ce tableau d'une princesse montant avec ses deux enfants sur les caissons d'une batterie, qui ne puisse, en frappant heureusement l'imagination populaire, y déterminer un retour de sympathie ? Le duc de Nemours est encore occupé à donner ses ordres au centre de la place de la Concorde, quand on vient lui dire que la duchesse d'Orléans, au lieu de l'attendre comme il y comptait, s'est dirigée vers la Chambre des députés. Que s'était-il donc passé ? Aussitôt après le départ du duc de Nemours, la princesse avait vu venir à elle MM. Havin et Biesta, chargés d'une commission de M. Odilon Barrot. Celui-ci, à la nouvelle de l'abdication, s'était enfin décidé à quitter le ministère de l'intérieur et à se mettre à la recherche de la duchesse d'Orléans. N'ayant pas su la trouver aux Tuileries, il avait prié MM. Havin et Biesta de la rejoindre, de l'inviter à se rendre à l'Hôtel de ville par les boulevards et de lui annoncer qu'il l'y accompagnerait. Après l'échec de sa promenade du matin, ce conseil témoignait, chez M. Barrot, d'une foi singulièrement robuste dans le peuple parisien. Avait-il donc des indices nouveaux lui permettant d'augurer le succès ? Savait-il seulement en quelles mains le palais municipal était tombé depuis quelques heures ? Non ; c'était uniquement, chez lui, le souvenir peu raisonné du sacre populaire que le duc d'Orléans était allé chercher à l'Hôtel de ville, le 31 juillet 1830[58]. La duchesse d'Orléans, dont l'imagination était vaillante, se sentait tentée par ce que l'entreprise avait de périlleux, et elle proposait déjà qu'on lui amenât un cheval de dragon, se faisant fort de le monter sans selle de femme. Mais M. Dupin, avec son gros bon sens, déclara que c'était un conseil de fou. La princesse parla alors d'aller à la Chambre. Vous avez raison, dit M. Dupin. Et sans plus tarder, il franchit la grille, s'avança vers les gardes nationaux et le peuple, ôta son chapeau et cria : Vive le comte de Paris, roi des Français ! Vive madame la duchesse d'Orléans, régente ! La foule, qui n'était pas alors très nombreuse en cet endroit, fit écho à ce cri. La princesse prit le bras d'un officier de la garde nationale et se dirigea vers le pont. Dans cette délibération, qui n'a duré que quelques minutes, elle ne paraît pas avoir parlé de la proposition que le duc de Nemours lui avait faite et qu'il avait cru acceptée. Au milieu de l'agitation générale, ne l'avait-elle pas entendue ou comprise ? Ou bien, se fiant à sa popularité personnelle pour sauver ce qui avait été perdu par le gouvernement ancien, trouvait-elle avantage à se séparer de ce gouvernement, à se montrer entourée d'autres hommes, à user de moyens nouveaux ? La détermination de la duchesse d'Orléans est un coup terrible pour le duc de Nemours. Dans la pensée de ce prince, elle détruit la dernière chance de salut, en même temps qu'elle expose la duchesse et ses fils aux plus grands dangers. Il résout donc de courir après elle, de tâcher de l'arrêter si elle n'est pas encore entrée dans la Chambré, de l'en faire sortir si elle y est déjà. Toutefois, il se préoccupe auparavant d'assurer la défense du Palais-Bourbon. La précaution était d'autant plus nécessaire qu'à ce moment même, sur les pas des troupes qui évacuaient les Tuileries, l'émeute s'y précipitait. Deux corps se trouvent sur la place de la Concorde, celui du général Bedeau et celui que le général Rulhières vient de ramener du Carrousel. Ce dernier général étant le plus ancien en grade, le duc de Nemours lui prescrit de prendre le commandement de toutes les troupes réunies sur la place et lui donne mission spéciale de protéger la Chambre des députés. Il fait porter un ordre semblable à l'officier général qui commande sur la rive gauche. Ces mesures prises, il part, au galop de son cheval, dans la direction qu'a suivie la duchesse. En arrivant à la grille du Palais-Bourbon, il apprend qu'elle y est déjà entrée. Il met alors pied à terre pour la rejoindre dans l'intérieur du palais. XII Que peut-on attendre de l'assemblée à laquelle la duchesse d'Orléans va en quelque sorte livrer les dernières chances de la royauté ? Dès midi, les députés sont venus assez nombreux au Palais-Bourbon. Leur agitation, leur effarement étaient extrêmes. Les membres de l'ancienne majorité, depuis la chute du ministère Guizot, se sentaient, eux aussi, des vaincus ; le vent de déroute qui régnait aux Tuileries ne les avait pas épargnés. L'épreuve révélait ce qui manquait de fond solide et résistant à ce conservatisme établi principalement sur les intérêts. On n'y voyait presque aucune trace de ces convictions et de ces fidélités qui se raidissent contre la mauvaise fortune, prêtes à tous les dévouements et à tous les sacrifices. Chaque minute abattait davantage les courages, en faisant connaître un nouveau désastre : l'abdication d'abord, puis le départ du Roi. Quelques députés essayaient de susciter un mouvement en faveur de la duchesse d'Orléans ; l'idée était bien accueillie, mais les adhésions étaient peu énergiques. D'ailleurs, une assemblée ne peut agir qu'à la condition d'être conduite ; or, aucun de ceux que la Chambre était habituée à suivre ne se trouvait là. Les membres de l'ancien cabinet avaient dû pourvoir à leur sûreté, et l'on ne savait où étaient les nouveaux ministres, ni même quels ils étaient. Cependant, un peu avant une heure, M. Thiers apparaît. Est-ce enfin la direction attendue ? Les députés l'entourent. Haletant, le visage altéré, encore tout ému des menaces qui viennent de lui être faites quand il a traversé la place de la Concorde, M. Thiers est plus en disposition de propager l'effroi que de ranimer la confiance. Il confirme le départ du Roi, mais ne sait rien de plus et n'a pas vu la duchesse d'Orléans ; il craint qu'il ne soit trop tard pour sauver la régence ; toute défense lui paraît impossible ; il déclare que les troupes n'empêcheront pas le peuple de passer, et qu'avant peu la Chambre sera envahie ; puis, comme naguère aux Tuileries, il s'écrie : Le flot monte, monte, monte ![59] et tout en disant ces mots, il élève son chapeau, imitant le geste d'un marin en perdition. Vainement le presse-t-on de rester à la Chambre pour agir en faveur de la régence, il n'a qu'une pensée, s'en aller au plus vite. Il emmène avec lui un député, M. Talabot, qui s'est offert à l'accompagner. On ne devait plus le revoir ; il passera une partie de l'après-midi à regagner son hôtel de la place Saint-Georges, en faisant un long circuit pour éviter les rencontres populaires[60]. Vers une heure, M. Sauzet, pressé par plusieurs députés, se décide, non sans quelque scrupule, à ouvrir la séance plus tôt qu'il n'était indiqué sur l'ordre du jour. Mais l'absence des ministres ne permet aucune délibération. Bien que le président l'ait fait avertir, M. Odilon Barrot ne paraît pas plus pressé de venir au Palais-Bourbon qu'il ne l'était naguère d'aller aux Tuileries. Après sa tentative infructueuse pour rejoindre la duchesse d'Orléans, il a repris le chemin du ministère de l'intérieur. M. de Corcelle l'a rencontré alors, au milieu d'individus affublés des dépouilles de l'armée, celui-ci portant une cuirasse, celui-là un bonnet à poil, plusieurs grimpés sur le siège de sa voiture. Je ne sais comment me dégager, dit-il à M. de Corcelle ; je n'ose aller en cette compagnie à la Chambre, car je la prendrais ! Il n'échappe à cette tourbe, en rentrant au ministère, que pour retomber sous la main des radicaux qui se sont autorisés de l'alliance contractée lors des banquets, pour se constituer, depuis le matin, ses conseillers et ses surveillants. Ils lui prêchent qu'il n'y a rien à faire avec une Chambre impopulaire et dont il a exigé la dissolution. Ils le poussent à regarder plutôt du côté de l'Hôtel de ville ; l'un d'eux, M. Garnier-Pagès, accepte de s'y rendre en compagnie de MM. de Malleville et de Beaumont, pour y disposer les esprits en faveur de la régence ; cet étrange ambassadeur, aussitôt arrivé à destination, fraternisera avec les pires révolutionnaires et proclamera la république. En attendant son retour, M. Barrot reste toujours à l'hôtel de la rue de Grenelle, ne sachant même pas ce qui se passe dans le reste de la ville, sans communication soit avec la duchesse d'Orléans, soit avec les commandants militaires, prêtant l'oreille à tous les avis, ne prenant aucun parti, et bornant son activité à télégraphier en province que tout marche vers la conciliation. Tandis que le gouvernement néglige de se montrer au Palais-Bourbon, la république y a déjà ses envoyés. Ils viennent du National. Jusqu'à midi, dans les bureaux de ce journal, on n'allait pas au delà de l'abdication. Depuis, enhardi par la faiblesse du pouvoir, on s'est mis à parler de déchéance et de république. Une sorte de conciliabule, tenu dans le bureau de la rédaction, a décidé que la monarchie n'était plus possible, que la république s'imposait, et qu'il fallait constituer un gouvernement provisoire dont on a fixé ainsi la composition : MM. Dupont de l'Eure, François Arago, Marie, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Odilon Barrot, Marrast. Quelques membres de la réunion, dont MM. Emmanuel Arago et Sarrans, ont reçu mission de se rendre immédiatement à la Chambre, d'y devancer les représentants de la régence et de signifier aux députés ce qu'on appelle le décret du peuple ; ce peuple, c'est la coterie d'un journal qui n'a pas trois mille abonnés. Les délégués du National, escortés d'une bande assez nombreuse, traversent sans difficulté les troupes qui remplissent la place de la Concorde ; ils reçoivent même en passant les confidences du général Bedeau qui se plaint de n'avoir pas d'ordre et leur demande naïvement de lui en faire parvenir ; ils arrivent au Palais-Bourbon un peu avant la duchesse d'Orléans, pénètrent dans la salle des Pas perdus déjà envahie par une foule assez agitée, et y proclament hardiment l'objet de leur mission. M. Marie promet d'être leur interprète à la tribune. Ils ne cachent pas, du reste, leur prétention d'entrer eux-mêmes dans la salle des séances et d'y prendre la parole, toujours au nom du peuple. Peu d'instants auparavant, d'autres républicains ont gagné à leur cause un concours plus considérable encore. MM. Bastide, Marrast, Hetzel et Bocage ont entraîné M. de Lamartine, dans un des bureaux de la Chambre ; là, lui montrant d'un côté la république pour laquelle ils ne cachent pas leur préférence, de l'autre la régence à laquelle, en cas de nécessité, ils se disent prêts à se rallier, ils lui remettent le soin de choisir. M. de Lamartine, après avoir mis quelques minutes sa tête dans ses mains, se prononce pour la république. Ce n'était pas une surprise pour tous ses interlocuteurs ; en effet, l'un d'eux, M. Bocage, de son métier acteur à l'Odéon, était venu trouver M. de Lamartine, quelques heures auparavant, au nom de ses amis de la Réforme, et lui avait dit : Aidez-nous à faire la république, et nous vous y donnerons la première place. Le marché, ainsi proposé, avait été accepté[61]. La détermination de M. de Lamartine n'étonnera pas beaucoup ceux qui ont suivi les évolutions amenées, depuis quelques aimées, dans ses idées politiques, par les déboires de sa vanité et surtout par l'inquiétude d'une imagination vaguement et immensément ambitieuse[62]. Ce qui commence en ce jour est la suite et comme la mise en action de l'Histoire des Girondins. Depuis longtemps, le poète rêvait de cet orage où il devait se jouer au milieu de la foudre ; depuis longtemps, il attendait, il guettait cette grande crise qui ferait de lui l'arbitre des destinées de la France, en même temps qu'elle humilierait tous ceux qui n'avaient pas pris au sérieux ses prétentions politiques. L'occasion se présente, il la saisit. Il se jette et jette avec lui son pays dans cet inconnu formidable, moins en tribun factieux qu'en acteur curieux d'un rôle tragique, sans conviction sérieuse, mais sans hésitation, sans passion profonde, mais sans remords, sans haine, mais sans pitié. Ainsi, dans cette Chambre où la duchesse d'Orléans se flatte de trouver un point d'appui pour le trône de son fils, rien n'a été préparé par ses amis ; ses ennemis, au contraire, ont creusé et chargé la mine par laquelle ils espèrent faire tout sauter. Pauvre princesse ! Que n'est-elle plutôt à rouler dans la direction de Saint-Cloud ou du Mont-Valérien, assise avec ses enfants sur un caisson d'artillerie ! XIII Il est une heure et demie, quand la duchesse d'Orléans entre dans la Chambre, tenant par la main ses deux fils, suivie de plusieurs officiers et gardes nationaux. Elle est vêtue de deuil, et son voile à demi relevé laisse voir sa figure pâle et ses yeux rougis par les larmes. L'assemblée, attendrie par ce spectacle, se lève et pousse des acclamations répétées : Vive la duchesse d'Orléans ! vive le comte de Paris ! vive le Roi ! vive la Régente ! Presque aucun cri discordant ne se fait entendre. La princesse et ses enfants prennent place sur des sièges que le président fait disposer en hâte dans l'hémicycle, au pied de la tribune. Presque aussitôt après, arrive le duc de Nemours qui s'est frayé, non sans peine, un chemin à travers la foule obstruant déjà toutes les issues. Il presse vainement la duchesse d'Orléans de s'en aller. La voyant résolue à rester, il demeure auprès d'elle pour la protéger et pour partager ses périls. En même temps que la princesse et son escorte, beaucoup de personnes étrangères à la Chambre ont pénétré dans la salle, entre autres les délégués du National. C'est le commencement d'une invasion qui ne pourra que grossir. Si donc l'on veut faire quelque chose, il faut aller très vite, profiter de l'attendrissement du premier moment, ne pas laisser aux envahisseurs le temps de recevoir des renforts et d'agir. Le président du conseil, M. Odilon Barrot, auquel il appartiendrait de prendre l'initiative, est toujours absent. A son défaut, M. Dupin, pressé par plusieurs députés, monte à la tribune, annonce l'abdication, la régence, et demande que la Chambre fasse inscrire au procès-verbal les acclamations qui ont accompagné et salué le comte de Paris comme roi, et la duchesse d'Orléans comme régente. Le président, entrant dans cette idée, constate ces acclamations unanimes. La grande majorité des députés approuve ; mais des protestations s'élèvent, surtout dans la foule qui remplit les tribunes et les couloirs. Plus que jamais, il importe de se hâter. Les ennemis comprennent, au contraire, de quel intérêt il est pour eux de gagner du temps. M. Marie, complice des délégués du National, monte à la tribune. De sa place, M. de Lamartine, non moins empressé à exécuter les conditions de son marché, demande que la séance soit suspendue à raison de la présence de l'auguste princesse. Par une étrange aberration, M. Sauzet, qui croit M. de Lamartine bien disposé, donne dans le panneau qu'il lui tend, et déclare que la Chambre va suspendre sa séance, jusqu'à ce que madame la duchesse d'Orléans et le nouveau roi se soient retirés. De nombreuses réclamations éclatent sur les bancs des députés. La princesse se refuse à sortir ; se tournant vers le président, elle lui dit avec dignité : Monsieur, ceci est une séance royale ! Aux amis effrayés pour sa vie qui l'engagent à partir, elle répond avec un sourire triste : Si je sors d'ici, mon fils n'y rentrera pas. Elle demeure donc, immobile, calme, au milieu de la foule qui l'enveloppe de plus en plus. Par instants seulement, quand son fils, plus Violemment pressé, se serre instinctivement contre elle, une angoisse rapide passe sur son visage ; elle se penche vers l'enfant, mais, aussitôt après, se redresse et reprend son expression de douceur résolue. Le duc de Nemours ne quitte pas des yeux sa belle-sœur et ses neveux ; un député est venu l'avertir qu'on en veut à sa vie ; tout entier à son rôle de protecteur, il ne s'inquiète pas de ce qui le menace personnellement. M. Marie est toujours à la tribune, sans pouvoir parler. Le général Oudinot parvient à se faire entendre. Si la princesse, s'écrie-t-il, désire se retirer, que les issues soient ouvertes, que nos respects l'entourent... Accompagnons-la où elle veut aller. Si elle demande à rester dans cette enceinte, qu'elle reste, et elle aura raison, car elle sera protégée par notre dévouement. Le président s'obstine et invite de nouveau toutes les personnes étrangères à la Chambre à se retirer de l'enceinte. Le tumulte redouble. La situation devient intenable dans l'hémicycle, pour la duchesse d'Orléans et ses enfants, littéralement étouffés et écrasés par la foule. Précédée du duc de Nemours et suivie des jeunes princes, la duchesse gravit les degrés de la salle par le couloir du centre. Est-ce donc qu'elle se décide à s'en aller ? Non ; arrivée aux bancs supérieurs du centre gauche, elle s'y assoit, aux acclamations de la Chambre presque entière. M. Sauzet n'insiste plus pour la sortie de la princesse. Mais un temps précieux a été perdu, pendant lequel le nombre des intrus a augmenté dans les couloirs et l'hémicycle. Ce n'est pas encore une invasion de vive force et en masse ; c'est une sorte d'infiltration continue. Comprendra-t-on enfin la nécessité de conclure ? Le président annonce que la Chambre va délibérer. M. Marie, qui est à la tribune depuis longtemps, prend la parole ; il objecte aux partisans de la duchesse d'Orléans la loi qui attribue la régence au duc de Nemours ; scrupule étrange chez un homme qui, à ce même moment, fait une œuvre ouvertement révolutionnaire ; il conclut, sans nommer la république, en demandant l'organisation immédiate d'un gouvernement provisoire. Le président et la majorité, qui, au milieu de ce brouhaha, n'ont visiblement plus possession entière de leurs esprits, ne protestent pas contre une discussion qui suppose le gouvernement vacant. Encouragé par cette tolérance, M. Crémieux appuie la proposition de M. Marie[63]. Cependant M. Odilon Barrot, informé de la présence de la duchesse d'Orléans au Palais-Bourbon, s'est enfin décidé à y venir. A peine paraît-il qu'il est entraîné dans un bureau par les délégués du National ; ceux-ci lui offrent une place dans le gouvernement provisoire, à condition qu'il abandonne la régence ; il refuse avec indignation, s'arrache aux bras qui veulent le retenir, et rentre dans la salle. Des voix nombreuses l'appellent à la tribune. Après quelques généralités sur le mal de la guerre civile : Notre devoir, dit-il, est tout tracé. Il a heureusement cette simplicité qui saisit une nation. Il s'adresse à ce qu'il y a de plus généreux et de plus intime : à son courage et à son honneur. La couronne de Juillet repose sur la tête d'un enfant et d'une femme. A ces paroles bien inspirées et bien dites, la grande majorité des députés répond par des acclamations. La duchesse d'Orléans et, sur son indication, le comte de Paris se lèvent et saluent. Puis, presque aussitôt, la princesse fait signe qu'elle veut parler. Messieurs, dit-elle avec fermeté, je suis venue avec ce que j'ai de plus cher au monde... Sa voix ne parvient pas à dominer le tumulte. Vainement quelques députés crient-ils : Laissez parler madame la duchesse ! D'autres, qui ne se rendent pas compte de ce qui se passe ou qui redoutent cette intervention, crient : Continuez, monsieur Barrot ! Et M. Barrot continue, ajoutant ainsi le son de sa parole à tous les bruits qui étouffent la voix de la princesse. Ne s'est-il donc pas aperçu qu'elle voulait parler, ou a-t-il cru qu'il dirait mieux ce qui convenait ? La duchesse d'Orléans, restée un instant debout dans l'attitude résolue de quelqu'un qui veut haranguer une foule, retombe accablée sur son banc. Que serait-il arrivé si elle avait pu se faire entendre ? Elle eût certainement trouvé dans son cœur de princesse et de mère des accents inconnus aux avocats parlementaires. Eussent-ils suffi à rétablir une fortune déjà si compromise ? En tout cas, l'occasion, une fois perdue, ne pourra plus se retrouver. La princesse le sent : aussi est-ce pour elle l'instant le plus douloureux. Depuis le départ du Roi, gardant, en dépit de tout, une certaine confiance dans sa popularité personnelle, se sentant l'âme et le courage d'une Marie-Thérèse, elle a été soutenue par l'espoir de se rencontrer face à face avec le peuple, de lui en imposer par son attitude, par sa parole, et de redresser ainsi à elle seule le trône à demi abattu de son fils. C'est pour cela que, tout à l'heure, elle était prête à aller à l'Hôtel de ville et que, malgré le duc de Nemours, elle a voulu venir à la Chambre. Cet espoir s'écroule. La fin du discours de M. Odilon Barrot ne vaut pas le début. La pensée s'amollit en se délayant. Les phrases se suivent, sans agir sur les auditeurs. Et puis, au bout, pas un acte, pas une initiative. Pour toute conclusion, la menace de donner sa démission si l'on n'adopte pas son avis. Il faut certes la naïveté de M. Barrot pour s'imaginer qu'on arrête une révolution en posant la question de cabinet. Le ministre n'ayant fait aucune proposition par laquelle on puisse clore le débat, celui-ci se prolonge. La parole est aux vaincus de 1830 qui voient, avec une joie cruelle, leurs vainqueurs aux prises à leur tour avec la révolution. Messieurs, s'écrie M. de la Rochejacquelein, il appartient peut-être à ceux qui, dans le passé, ont toujours servi les rois, de parler maintenant du peuple. Aujourd'hui, vous n'êtes rien ici ; vous n'êtes plus rien... Il faut convoquer la nation, et alors... A ce moment, comme pour répondre à cet appel, la porte de gauche, frappée violemment à coups de crosse, cède et livre passage à une foule d'hommes armés, gardes nationaux, ouvriers, étudiants, portant des drapeaux et criant : A bas la régence ! La déchéance ! Le flot tumultueux remplit l'hémicycle et déborde sur les premiers gradins. Les députés refoulés se serrent sur les bancs supérieurs. Le président se couvre et déclare qu'il n'y a point de séance en ce moment, mais il reste à son fauteuil. La duchesse d'Orléans est toujours à sa place, le duc de Nemours à côté d'elle[64]. M. Odilon Barrot est immobile, les bras croisés, au pied de la tribune d'où les envahisseurs proclament que le peuple a repris sa souveraineté. L'un d'eux annonce que le trône vient d'être brisé aux Tuileries et jeté par les fenêtres. M. de la Rochejacquelein, s'adressant à l'un des chefs, lui dit : Nous allons droit à la république. — Quel mal y a-t-il à cela ? — Aucun, reprend M. de la Rochejacquelein ; tant pis pour eux, ils ne l'auront pas volé. Enfin, M. Ledru-Rollin parvient à prendre la parole. Au nom du peuple dont il salue les représentants dans les envahisseurs, il dénie à la Chambre le droit de constituer une régence. M. Berryer trouve qu'il ne va pas assez vite. Pressez la question, lui crie-t-il ; concluez ; un gouvernement provisoire ! M. Ledru-Rollin se décide à finir en réclamant un gouvernement provisoire nommé par le peuple, non par la Chambre. Voici M. de Lamartine à la tribune. Il est salué par des applaudissements. Cette ovation rend quelque espoir aux partisans de la duchesse d'Orléans qui ignorent l'engagement pris par l'orateur envers les républicains, et qui se rappellent qu'en 1842, il s'était prononcé avec éclat pour la régence féminine. Ils veulent voir en lui l'homme capable de charmer, de toucher, de dompter cette foule. La cause à défendre ne semble-t-elle pas faite pour, le séduire ? Du haut de la tribune, il peut voir les deux clients qui s'offrent à son éloquence : à ses pieds, l'émeute grouillante, hurlante, menaçante, qui cherche à étouffer par la force la libre délibération des élus du pays ; en face de lui, immobile et digne, une princesse en larmes, une mère en deuil, qui, son enfant à la main, est venue se confier à la représentation nationale ; d'un côté, la violence dans ce qu'elle a de plus cynique et de plus hideux ; de l'autre, le droit sous sa forme la plus touchante, Comment supposer qu'un poète, d'âme tendre et délicate, d'inspiration chevaleresque, puisse un moment hésiter ? Son imagination rêvait un beau rôle : où en trouver un plus beau et qui convienne mieux à son talent ? En effet, les premières paroles de l'orateur semblent un appel à la pitié en faveur d'une princesse se défendant avec son fils innocent, et venant se jeter du milieu d'un palais désert au milieu de la représentation du peuple. L'émeute, surprise, murmure et ébauche des gestes de menace. Quelques amis de la princesse se retournent vers elle, avec une lueur d'espoir dans le regard ; mais elle leur répond par un sourire triste, indiquant d'un léger signe du doigt qu'elle n'a pas leur illusion. M. de Lamartine ne laisse pas longtemps l'auditoire dans l'incertitude ; il ajoute que, s'il partage l'émotion qu'inspire ce spectacle attendrissant des plus grandes catastrophes humaines, il n'a pas partagé moins vivement le respect pour le peuple glorieux qui combat depuis trois jours afin de redresser un gouvernement perfide. Un frémissement douloureux parcourt les rangs des amis de la monarchie, tandis que l'émeute, rassurée, applaudit. L'orateur continue en contestant la portée des acclamations sur lesquelles on a prétendu fonder la régence, et, du droit de la paix publique, du droit du sang qui coule, il demande que l'on constitue à l'instant un gouvernement provisoire. Ce peuple, que l'orateur
flatte si misérablement, ne va pas lui laisser finir son discours. Les
portes, de nouveau forcées, vomissent une seconde invasion plus hideuse
encore que la première. Les émeutiers se précipitent à la fois par les
tribunes et par les entrées du bas, ivres de violence et de vin, vêtements
déchirés, chemise ouverte, bras nus, brandissant leurs armes, hurlant : A bas la Chambre ! Pas de députés ! A la porte les
corrompus ! Vive la république ! L'un d'eux, d'une main mal assurée,
ajuste son fusil dans la direction du bureau. Ne
tirez pas, ne tirez pas, lui crie-t-on ; c'est
Lamartine qui parle ! Ses voisins parviennent enfin à relever son
arme. Président des corrompus, va-t'en ! dit
un insurgé en arrachant le chapeau de M. Sauzet, qui disparaît, non sans
déclarer la séance levée. Les députés épouvantés s'échappent par toutes les
issues. Le groupe royal n'a plus autour de lui qu'un petit nombre d'amis. Des
insurgés, qui ont fini par le découvrir, braquent leurs fusils de ce côté. La
duchesse d'Orléans ne se trouble pas ; le duc de Nemours est toujours auprès
d'elle. Leurs amis les entraînent par un corridor étroit et obscur que la
foule obstrue. Séparée violemment de ses deux fils, la princesse pousse des
cris déchirants : Mes enfants ! mes enfants !
Au bout de quelques instants, le comte de Paris, porté ou plutôt lancé de
bras en bras, parvient à l'extrémité du corridor ; on le fait sortir par une
fenêtre, et il rejoint sa mère dans l'hôtel de la Présidence. Peu après, on
apprend que le duc de Chartres, un moment renversé sous les pieds de la
foule, a été relevé et se trouve en sûreté dans l'appartement d'un huissier.
Impossible de rester à la Présidence, qui va être probablement envahie. On
décide de se réfugier à l'hôtel des Invalides, qui est à peu de distance. Une
voiture se trouve dans la cour ; la princesse y monte avec le comte de Paris
et quelques fidèles. Pendant ce temps, le duc de Nemours a été entraîné par
des amis qui le savent plus menacé que tout autre ; ils lui font revêtir un
costume de garde national. Insoucieux de son propre péril, il ne songe qu'à
celui de sa belle-sœur, et se hâte de la rejoindre aux Invalides. Désormais, dans la salle du Palais-Bourbon, il n'y a plus de Chambre : ce n'est qu'un club, et quel club ! A peine une douzaine de députés républicains sont-ils restés au milieu des envahisseurs en armes qui remplissent l'enceinte. M. de Lamartine est toujours à la tribune, et M. Dupont de l'Eure a été porté au fauteuil. Au milieu du tapage, M. de Lamartine parvient, non sans peine, à faire comprendre qu'on va soumettre au peuple la liste des membres du gouvernement provisoire. Plusieurs noms sont jetés à la foule. C'est ce que M. Dupin a pu appeler une nomination à la criée. Pourquoi tels noms plutôt que tels autres ? Pour cette seule raison que la coterie du National a eu l'idée de les inscrire sur sa liste. Au milieu des acclamations, des huées, des apostrophes diverses qui se croisent, il est difficile de savoir d'une façon précise qui a été admis, et même souvent qui a été proposé. Les noms qui semblent surnager sont ceux de Lamartine, Arago, Dupont de l'Eure, Ledru-Rollin, Marie. Pour mettre un terme à cette scène de confusion tumultueuse, l'acteur Bocage s'écrie : A l'Hôtel de ville ! Lamartine en tête ! L'appel est entendu : une partie de la foule sort avec Lamartine et Dupont de l'Eure. Une autre partie est demeurée dans la salle. M. Ledru-Rollin, jaloux sans doute du rôle joué par M. de Lamartine, a pris possession de la tribune. Sous le prétexte qu'un gouvernement ne peut se nommer à la légère, il recommence la criée, ajoutant à la liste première les noms de MM. Crémieux et Garnier-Pagès, qui ne laissent pas que de soulever quelques protestations. Cela fait, il part à son tour pour rejoindre Lamartine à l'Hôtel de ville. Le peuple se décide alors à évacuer la salle, non sans avoir percé de balles le portrait de Louis-Philippe dans le tableau qui est au-dessus du bureau et qui représente la prestation du serment en 1830. Il est alors environ quatre heures du soir. XIV D'où venaient les bandes qui, par deux fois, ont envahi la Chambre, et qui se sont trouvées subitement exercer le pouvoir constituant ? Gomment ont-elles pu arriver au Palais-Bour-. bon et y pénétrer ? Pour répondre à cette question, il nous faut revenir un peu en arrière. A peine le palais des Tuileries avait-il été évacué par le duc de Nemours, que les émeutiers s'en étaient emparés. Les premiers arrivés, surpris d'être entrés si facilement, s'étaient répandus dans les appartements, curieux, gouailleurs, gamins, sans se livrer à de trop grands excès. A peu près au même moment, le combat qui durait depuis deux heures sur la place du Palais-Royal, prenait fin : les assaillants ayant mis le feu à des matières incendiaires accumulées devant le corps de garde du Château d'eau, la petite garnison, dont le quart était tué ou blessé, avait été contrainte de capituler. Les vainqueurs alors se divisèrent : tandis qu'une partie saccageait le Palais-Royal, détruisant, brûlant les meubles, les objets d'art, s'enivrant dans les caves, les autres se précipitèrent vers les Tuileries et, dans la joie de leur triomphe, y commencèrent une saturnale dévastatrice qui devait se prolonger jusqu'à la nuit. Cependant, parmi les insurgés qui, de tous les points de la ville, affluaient vers la demeure royale, quelques-uns se rendaient compte qu'avant de fêter la victoire, il fallait la compléter ; informés de la présence de la duchesse d'Orléans à la Chambre des députés, ils résolurent d'y porter aussitôt l'attaque. Sous leur impulsion, des bandes, formées de gardes nationaux et de gens du peuple, quittèrent les Tuileries et se dirigèrent, par les deux quais ou par le jardin, vers le Palais-Bourbon. Des masses assez considérables d'infanterie, de cavalerie, d'artillerie occupaient la place de la Concorde, le pont et les abords de la Chambre ; il leur eût été facile de barrer le chemin aux émeutiers qui étaient peu nombreux, mal armés, et plus préparée à crier qu'à se battre, Elles les laissèrent passer, sans faire un mouvement. La bande qui arriva la première devant les grilles du Palais-Bourbon les trouva fermées ; le général Gourgaud essaya de l'arrêter par ses objurgations ; sa résistance, que n'appuya aucune démonstration armée, ne contint pas longtemps les assaillants. Ce fut le seul effort tenté pour protéger la représentation nationale. On a dit, pour excuser les commandants militaires, qu'ils n'avaient pas d'ordre. L'excuse ne serait pas suffisante, et, en fait, elle n'est pas fondée. J'ai dit déjà quelles instructions le duc de Nemours, avant de pénétrer dans le Palais-Bourbon, avait données au général Rulhières, investi du commandement supérieur[65]. Le prince ne s'en tint pas là. De l'intérieur de la salle, il envoya plusieurs officiers de sa suite, dont le capitaine Bro[66], au général Rulhières, afin de lui renouveler l'ordre de faire tout au monde pour couvrir la Chambre des députés du côté de la Seine et de la place du Palais-Bourbon, et de protéger à tout prix et par tous les moyens possibles la liberté de la discussion jusqu'à la fin de la séance, en arrêtant les bandes armées qui voudraient se porter sur la Chambre. M. Bro a raconté lui-même que le général, après avoir écouté cet ordre, le prit par le bras et, l'amenant à hauteur de l'obélisque, lui montra le château : Regardez ! lui dit-il, vous voyez que les Tuileries sont envahies par le peuple... Voilà des bandes qui descendent dans le jardin. Pareille chose va avoir lieu du côté du quai. Retournez auprès du duc de Nemours ; vous lui direz que si dans un quart d'heure ou vingt minutes la duchesse d'Orléans et le comte de Paris ne sont pas hors de la Chambre, je ne réponds plus de rien. Au reçu de cette réponse, le duc de Nemours prescrivit au capitaine Bro de retourner au galop auprès du général Rulhières et de lui réitérer l'ordre de défendre la Chambre à tout prix, de faire tout au monde pour la couvrir de tous les côtés ; il ajouta que le salut du pays en dépendait. Le duc dit encore : Prévenez le général Bedeau de cet ordre. Rencontrant ce dernier au sortir du palais, le capitaine Bro lui fit la commission dont il était chargé ; le général objecta que les troupes qui étaient là ne se trouvaient pas sous son commandement. Le capitaine courut ensuite au plus vite auprès du général Rulhières, qui lui dit avec une sorte de colère : Cette fois-ci, ce n'est pas au duc de Nemours que vous porterez ma réponse, mais à la duchesse d'Orléans. Vous lui déclarerez que si dans dix minutes, un quart d'heure au plus, elle n'est pas sortie de la Chambre, je ne réponds plus de rien. Vers le même moment, le général Bedeau envoyait le capitaine Fabar à la recherche de M. Barrot, pour lui demander si l'ordre d'éviter toute collision tenait toujours. M. Fabar, ne pouvant joindre M. Barrot, pria un député qu'il ne connaissait pas de transmettre au ministre la demande du général. Ce député, qui se trouvait être M. Courtais, prit sur lui de répondre que les ordres étaient maintenus, et que les troupes devaient s'abstenir de toute intervention. Le général Bedeau renvoya alors M. Fabar à la Chambre, pour aviser la duchesse d'Orléans de cette situation et l'inviter à se retirer au plus vite avec les troupes[67]. De toutes les défaillances de cette journée, aucune ne montre mieux à quel point les meilleurs esprits étaient troublés, les plus fermes caractères ébranlés. Le général Rulhières était un très vigoureux vétéran des guerres impériales, le général Bedeau un des premiers entre les Africains ; et cependant, ayant plusieurs milliers de soldats sous leurs ordres, ils se sont sentis incapables de défendre, contre l'invasion de quelques centaines d'insurgés, l'enceinte législative que le duc de Nemours leur avait prescrit de protéger et où ils savaient que la duchesse d'Orléans jouait la dernière partie de la monarchie. C'est qu'en réalité, depuis qu'on l'avait fait reculer devant l'émeute, en lui donnant pour instruction d'éviter toute collision, l'armée n'existait plus[68]. Quand les envahisseurs, auxquels on avait si bénévolement livré passage, eurent accompli leur œuvre dans la Chambre, que la duchesse d'Orléans fut en fuite et le gouvernement provisoire proclamé, des partisans de la révolution victorieuse vinrent faire observer aux généraux que le maintien des troupes sur la place de la Concorde et autour du Palais-Bourbon n'avait plus de raison d'être, et ils les pressèrent de les congédier. Les généraux se rendirent à cet avis et donnèrent l'ordre aux divers corps de retourner à leurs quartiers. Cette retraite ne put même pas s'opérer en bon ordre. Plusieurs détachements, enveloppés et pénétrés par la foule, furent rompus et désarmés. A peu près au même moment, des scènes analogues se produisirent partout où des troupes se trouvaient encore réunies. Ce fut au Panthéon, occupé par la colonne du général Renault, que les choses se passèrent le moins mal. Ce général, dont les communications étaient coupées depuis le matin, avait massé ses soldats derrière les grilles du monument, pour éviter le contact avec la foule, et faisait assez bonne contenance. Aux médiateurs officieux qui le pressaient de se retirer, il répondait ne pouvoir abandonner sans ordre la position qui lui était confiée. Vers deux heures, cependant, informé de la situation générale, il céda. Formées en colonnes serrées, ses troupes purent être ramenées dans les casernes du voisinage. Mais bientôt, malgré les protestations du général et des colonels invoquant l'honneur militaire, le peuple envahit les casernes et se fit livrer les armes. A la Préfecture de police se trouvaient douze à quinze cents hommes de troupes, dont quatre cents gardes municipaux, sous le commandement du général de Saint-Arnaud, qui, comme les autres chefs de corps, avait ordre d'éviter toute hostilité. Vers midi, pour soustraire ses soldats aux fraternisations populaires dont la colonne du général Sébastiani donnait, de l'autre côté de la Seine, le triste exemple, il avait fait évacuer tous les abords et s'était renfermé dans l'enceinte des bâtiments. Le peuple et les gardes nationaux enveloppèrent alors la Préfecture, menaçant de l'attaquer si elle ne leur était livrée. Les municipaux s'offraient à balayer les assaillants ; mais ni le préfet de police, ni le général n'osaient le leur permettre. Après de longs pourparlers, M. Delessert consentit, vers trois heures, à livrer ses bureaux à la garde nationale, et s'en alla à la recherche du gouvernement, dont il n'avait plus aucune nouvelle. Le général de Saint-Arnaud traita alors de la retraite de ses troupes. Le peuple exigeait le désarmement des gardes municipaux : ces braves gens s'y refusaient ; enfin, pressés par le général, ils cédèrent et brisèrent eux-mêmes avec rage leurs fusils et leurs sabres. Les troupes de ligne avaient conservé les leurs ; mais plusieurs détachements, en se retirant, se les laissèrent prendre par la foule. Quant aux municipaux désarmés, ils furent divisés en deux pelotons : l'un d'eux parvint sans trop d'encombre à la mairie du IIe arrondissement, où il fut dissous ; l'autre, sorti avec d'autres troupes sous la conduite du général de Saint-Arnaud, fut lâchement fusillé par une bande d'émeutiers sur le quai de Gèvres ; les hommes s'enfuirent et se dispersèrent, non sans laisser quelques-uns des leurs sur le pavé. Le général, renversé de son cheval, assailli par une foule furieuse, dut chercher un refuge à l'Hôtel de ville. Sauf les troupes demeurées à l'Ecole militaire qui se trouvait jusqu'à présent hors du cercle d'action de l'émeute, l'armée de Paris était dissoute. Le gouvernement n'avait plus aucune force sous la main. Du gouvernement lui-même que restait-il ? Après l'envahissement de la Chambre, M. Odilon Barrot est retourné au ministère de l'intérieur, suivi de quelques amis ; il voulait tenter, avec la garde nationale, un dernier effort en faveur de la régence. Il écrit dans ce sens à plusieurs maires, notamment à celui du 2e arrondissement, M, Berger, sur lequel il comptait d'une façon toute particulière, et dont l'élection récente à la Chambre des députés avait été regardée comme un triomphe de la gauche dynastique. En même temps, le général de La Moricière, qui vient de retrouver sa liberté, toujours plein d'ardeur malgré sa blessure, court à la 10e et à la 11e légion. Tout échoue ; M. Berger répond qu'il ne reconnaît plus d'autre gouvernement que celui de l'Hôtel de ville. En même temps, deux anciens alliés de M. Barrot dans la campagne des banquets, MM. Marie et Carnot, arrivent au ministère de l'intérieur pour en prendre possession et annoncer la révolution aux départements. M. Barrot repousse honnêtement les nouvelles offres qu'ils lui font d'entrer dans le gouvernement provisoire. Triste, abattu, voyant peut-être clair pour la première fois dans les conséquences de sa politique, il quitte ce ministère où il a eu quelques heures de popularité, mais pas une minute de pouvoir, et il se rend à l'hôtel des Invalides. La duchesse d'Orléans s'y trouve depuis qu'elle a quitté
la Chambre des députés. A son arrivée, le gouverneur, le maréchal Molitor,
malade, inquiet, ne lui a pas caché l'impossibilité où il était de la
protéger. N'importe, a-t-elle répondu, ce lieu est bon pour y mourir, si nous n'avons pas de
lendemain ; pour y rester, si nous pouvons nous y défendre. Le duc de
Nemours l'a bientôt rejointe. Tous deux se consultent avec leurs amis. Y
a-t-il moyen de tenter un retour dans Paris ? On envoie aux informations. La
duchesse d'Orléans est prête aux résolutions les plus hardies. Mais les
nouvelles qui arrivent sont absolument décourageantes ; les émeutiers
commencent à se douter que la princesse est aux Invalides, et il est question
de venir l'y attaquer. Y a-t-il quelqu'un ici,
demande-t-elle, qui me conseille de rester ? Tant
qu'il y aura une personne, une seule qui sera d'avis de rester, je resterai.
Je tiens à la vie de mon. fils plus qu'à sa couronne ; mais si sa vie est
nécessaire à la France, il faut qu'un roi, même un roi de neuf ans, sache
mourir. Vers six heures, arrive M. Barrot, qui confirme les mauvaises
nouvelles, conseille de quitter sans retard une retraite qui n'est plus sûre
et engage la duchesse d'Orléans à se retirer à peu de distance de Paris, pour
attendre les événements. Cédant à cet avis, elle quitte à pied l'hôtel des
Invalides, au bras de M. de Mornay ; le comte de Paris la suit à quelques
pas, donnant la main à M. Jules de Lasteyrie ; le duc de Nemours vient
derrière, ne les perdant pas de vue. On s'arrête quelques instants rue de
Monsieur, chez le comte de Montesquiou. Puis la duchesse et son fils montent
en voiture avec M. de Mornay, pour gagner le. château dé Bligny, situé près
de Limours. La dernière parole de la princesse à ses amis a été : Sur un mot, demain ou dans dix ans, je reviens ici.
Le duc de Nemours, demeuré seul, sans asile, accepte l'hospitalité de M.
Biesta, rue de Madame : il y va occuper la chambre où un républicain, M.
Pagnerre, était venu chercher un abri la nuit précédente. XV La royauté de Juillet est donc bien définitivement vaincue. Et maintenant faut-il suivre les vainqueurs à l'Hôtel de ville ? Faut-il les montrer se débattant au milieu de l'anarchie tumultueuse dont ils sont nés et qu'ils ne peuvent dominer ? Faut-il raconter l'impudente usurpation par laquelle ils imposent à la France, qui n'y songeait guère et qui n'en voulait certainement pas, la république exigée par quelques braillards de la place de Grève ? Non, ce serait commencer l'histoire d'un autre régime. La tâche que je me suis imposée prend fin avec la chute de la monarchie. Il suffira d'indiquer, à titre d'épilogue, ce que sont devenus, à la suite de cette catastrophe, les membres de la famille royale. La duchesse d'Orléans resta deux jours au château de Bligny. Ce fut seulement le samedi que son second fils, encore malade, lui fut ramené. M. de Mornay lui apporta, le même jour, un passeport pour l'Allemagne et l'avis de partir immédiatement. Elle ne s'y décida pas sans résistance. En franchissant la frontière, elle fondit en larmes. Comme M. de Mornay pleurait aussi : Nos larmes sont bien différentes, lui dit-elle : vous pleurez de joie de nous avoir sauvés ; je pleure de douleur de quitter la France, cette France sur qui j'appelle toutes les bénédictions du ciel. En quelque lieu que je meure, qu'elle sache bien que les derniers battements de mon cœur seront pour elle l[69]. Le duc de Nemours, conduit par MM. Biesta et d'Aragon, qui le firent passer pour leur secrétaire, quitta Paris le 25 au soir, et s'embarqua à Boulogne dans la nuit du 26 au 27[70]. De toute la famille royale, Louis-Philippe et Marie-Amélie furent ceux qui parvinrent le plus difficilement à atteindre le sol étranger. Arrivés à Saint-Cloud vers deux heures, le 24 février, ils repartaient une heure après pour Trianon, et de là pour Dreux, où ils couchaient : la Reine avait tenu à passer par cette ville, pour prier sur la tombe de ses enfants. Croyant la régence établie, le Roi comptait se rendre au château d'Eu. Mais, le 25 au matin, il apprend que la régence a été, elle aussi, emportée par la révolution, et que la république est proclamée. Il décide alors de gagner incognito une petite maison, pour le moment inhabitée, sise sur la côte de Grâce, près Honfleur, et appartenant à M. de Perthuis, gendre du général Dumas : de là, il cherchera à s'embarquer pour l'Angleterre. Afin d'attirer moins l'attention, on se divise[71]. Tandis que le duc de Montpensier, la duchesse de Nemours et ses enfants se dirigent sur Granville et Jersey, le Roi et la Reine, sous le nom de M. et Mme Lebrun, accompagnés du général de Rumigny, prennent, dans une berline de louage, la route de Honneur. Un peu avant Évreux, les fugitifs trouvent asile, durant quelques instants, dans la demeure d'un agent des forêts royales. Là, on juge plus prudent de modifier les conditions du voyage : le Roi monte dans un cabriolet avec un fermier, tandis que la Reine reste dans la berline. Ils roulent toute la nuit, sans cesse en crainte d'être reconnus, et arrivent, épuisés de fatigue, le 26 au matin, dans la maison de M. de Perthuis. Plusieurs jours sont employés sans succès à chercher un moyen de passer en Angleterre. On s'est d'abord adressé au capitaine de l'Express, paquebot anglais faisant le service du Havre à Southampton ; mais il ne s'est pas cru autorisé à donner son concours. Des négociations ont été ensuite engagées pour la location d'un bateau de pêche à Trouville : le mauvais état de la mer et d'autres contretemps font échouer tous les projets. Le Roi, qui s'est rendu à Trouville, a été sur le point d'y être découvert et a dû s'en échapper de nuit. Chaque jour qui s'écoule rend la situation plus dangereuse ; des personnes auxquelles il a fallu s'ouvrir, aucune n'a trahi ; mais tant de démarches insolites éveillent les soupçons. Grands sont donc le découragement et l'angoisse dans la petite maison de la côte de Grâce, quand, le jeudi 2 mars, un étranger s'y présente : c'est le vice-consul de Grande-Bretagne au Havre qui vient, de la part de son gouvernement, mettre l'Express à la disposition du Roi. Le soir venu, celui-ci se rend au Havre avec la Reine, et, sous la conduite du consul anglais, s'embarque immédiatement sur l'Express. A ce moment, un agent du port reconnaît le Roi, mais il n'est plus temps, le navire a démarré. Le 3 mars au matin, Louis-Philippe débarque à Newhaven ; le 4, il s'installe au château de Claremont, où viennent le rejoindre tous ceux des siens qui l'ont précédé sur la terre d'Angleterre. Deux de ses fils manquaient cependant à cette réunion : c'étaient le prince de Joinville et le duc d'Aumale. On sait qu'ils se trouvaient à Alger, au moment de la révolution. Ce ne fut pas, pendant quelques jours, le moindre souci du gouvernement provisoire, de savoir ce que feraient ces deux jeunes princes, vaillants, populaires, et dont l'un avait sous ses ordres, en Afrique, une armée de cent mille hommes. Les premières nouvelles annonçant les troubles de Paris, l'abdication du Roi, l'établissement de la régence, parvinrent à Alger le 27 février. Deux jours après, le 1er mars, on y apprenait l'établissement du gouvernement provisoire et la proclamation de la république. Enfin, le 2 mars, le duc d'Aumale était informé que, proscrit avec toute sa famille, il avait pour successeur au gouvernement de l'Algérie le général Cavaignac ; en attendant l'arrivée de ce dernier, il devait remettre le commandement au général Changarnier. Le prince décida aussitôt de partir le lendemain. Dans le port, se trouvait l'aviso le Solon, qui avait été mis à sa disposition et à celle de son frère pour leurs promenades de plaisance. Le commandant de ce bâtiment, le capitaine Charles Jaurès, très dévoué aux princes, vint leur déclarer qu'il était prêt à les transporter où ils voudraient : ils demandèrent à être conduits en Angleterre. Avant de résigner ses fonctions, le duc d'Aumale, préoccupé avant tout des intérêts de la France, écrivit au nouveau ministre de la guerre, dont il ne savait même pas le nom, une lettre où il l'informait des concentrations de troupes qu'il avait préparées sur le littoral algérien en vue d'une guerre européenne[72]. La France, ajoutait-il, peut compter sur son armée d'Afrique. Elle trouvera ici des troupes disciplinées, braves, aguerries... J'avais espéré partager leurs dangers et combattre avec elles pour la patrie... Cet honneur m'est enlevé ; mais, du fond de l'exil, tous mes vœux seront pour la gloire et le bonheur de la France. Le prince adressa aux colons et à l'armée deux proclamations inspirées des mêmes sentiments. Le 3 mars, au matin, le général Changarnier et, à sa suite, tous les fonctionnaires vinrent au palais du gouvernement saluer les princes. Ceux-ci se mirent en route pour le port. Le duc d'Aumale marchait en tête, après lui le prince de Joinville donnant le bras à la duchesse d'Aumale, enfin le général Changarnier avec la princesse de Joinville. Les troupes faisaient la haie et portaient les armes. Malgré la pluie froide qui tombait, les colons, les Arabes étaient venus en foule témoigner leur sympathie respectueuse et attristée. Le duc d'Aumale était obligé de s'arrêter, à chaque pas, pour serrer les mains qui lui étaient tendues. Parmi les officiers, les soldats, les habitants, beaucoup ne pouvaient retenir leurs larmes. Au moment où le cortège arriva sur le quai d'embarquement, l'artillerie de terre et de mer, par ordre exprès du général Changarnier, tira le salut royal. Les princesses laissèrent échapper leurs sanglots, en descendant dans le canot que, par un dernier hommage, on avait rempli de fleurs. Une demi-heure après, le Solon s'éloignait dans la direction de Gibraltar. Il s'arrêta quelques jours à Cadix et à Lisbonne, puis débarqua les princes, le 21 mars, en Angleterre. Seuls de leur famille, ils avaient pu gagner la terre d'exil à visage découvert et sous pavillon français. XVI Ainsi a disparu cette monarchie qui, tout à l'heure encore, semblait si bien assise. Elle est tombée, sans que sa chute ait été préparée ou provoquée par quelque événement intérieur ou extérieur, tel que les ordonnances de Juillet en 1830 ou la défaite de Sedan en 1870. Elle a été vaincue, sans qu'il y ait eu bataille, car certes on ne peut donner ce nom aux échauffourées partielles qui, en trois jours, n'ont coûté la vie qu'à 72 soldats et 289 émeutiers. Un effet sans cause, a-t-on pu dire. Aucune histoire ne laisse une impression plus triste, et je ne vois pas quel parti y trouverait sujet de s'enorgueillir. Heures humiliantes et vraiment maudites, où les plus vives intelligences sont obscurcies, les plus fermes caractères ébranlés, les plus pures renommées ternies ; où personne, pas plus dans un camp que dans l'autre, ne sait ce qu'il fait ni ne fait ce qu'il veut ; où, chez les individus comme dans les niasses, tout est aveuglement ou défaillance. Ces misères, je les ai mises à nu à mesure que je les rencontrais : je n'ai aucun goût à y revenir, pour en dresser le long catalogue et y trouver la preuve que presque tout le monde a failli. J'aimerais mieux pouvoir les couvrir par l'excuse du trouble général. Est-ce à dire qu'à mes yeux toutes les fautes soient égales ? Non : il en est qui ont été plus néfastes que d'autres. Du côté du pouvoir, la faute capitale a été sans contredit le changement du ministère en pleine émeute. Tout ce qui a suivi — l'ordre de cesser la lutte armée, les défaillances des généraux et la démoralisation du soldat, l'absence de tout gouvernement, les Tuileries ouvertes aux conseillers les moins autorisés et les plus suspects, l'abdication, le désarroi de la Chambre, le libre passage laissé aux envahisseurs du Palais-Bourbon — n'a été que la conséquence logique, fatale, de cette première faute. Du côté adverse, également, il est facile de dire où sont les principaux coupables. Dans l'opposition parlementaire, il serait puéril de s'en prendre aux radicaux qui suivaient leur voie ; les coupables sont les dynastiques qui, contre leurs convictions et leurs intérêts, sans la justification d'une grande cause à défendre, par impatience de renverser le ministère, ont contracté des alliances, employé des moyens d'attaque, provoqué des agitations, par lesquels la monarchie elle-même se trouvait mise en péril. Si, du Parlement, on descend dans la rue, ce n'est pas contre les tapageurs de profession qu'il faut s'indigner, — ils étaient dans leur rôle, et, d'ailleurs, livrés à eux-mêmes, ils n'eussent rien pu ; — c'est contre cette garde nationale qui, par sottise encore plus que par passion, a protégé, enhardi l'émeute, découragé, désorganisé la défense. L'opposition dynastique avait préparé la révolution ; la garde nationale l'a faite ; aucune d'elles ne la prévoyait ni ne la voulait. D'ordinaire, toute révolution est suivie d'une période plus ou moins longue d'illusions. Après celle de février 1848, rien de pareil. Le sentiment qui domine dans le pays, c'est la consternation[73]. On se soumet, sans doute, au fait accompli, avec une facilité et une promptitude qui prouvent combien l'habitude des changements de gouvernement a détruit tout point d'honneur de fidélité ; mais on le fait tête basse, cœur serré ; jamais victoire populaire n'a eu un lendemain plus morne, plus lugubre. Et ce n'est pas chez ceux que je signalais tout à l'heure comme les principaux auteurs de cette révolution, — dans l'opposition dynastique ou dans la garde nationale, — que cette tristesse et cette angoisse sont le moins visibles. Ils ont l'air penaud et désolé d'enfants ayant brisé par mégarde le jouet qu'ils maniaient trop rudement. Cette consternation si générale n'est-elle pas la manifestation la plus significative du regret — faut-il dire du remords — qu'éveillait chez tous la chute de la monarchie ? J'ose dire qu'avec le temps ce regret ne s'est pas affaibli. Non, sans doute, qu'on ait cessé d'apercevoir, à distance, ce qui pouvait manquer à la monarchie de Juillet, — et l'on me rendra cette justice que, pour ma part, je n'ai cherché à voiler aucune de ses faiblesses organiques ou de ses fautes de conduite ; — non surtout que personne puisse aujourd'hui songer à restaurer de toutes pièces un régime qui ne s'adapterait plus à un état social radicalement changé ; mais, mieux que jamais, on se rend compte que ces dix-huit années ont été, pour la France, une époque heureuse et honorable, époque de scrupuleuse légalité, de liberté sage, de prospérité économique, de diplomatie habile et prudente. Il ne se trouve plus personne pour prendre au sérieux les déclamations de l'opposition d'alors sur le pouvoir personnel de Louis-Philippe ou sur lés humiliations de sa politique étrangère ; n'a-t-on pas vu depuis ce que sont un vrai pouvoir personnel et une réelle humiliation extérieure ? Quant aux maladies sociales ou morales dont le pays avait, en effet, souffert sous la monarchie de Juillet, on ne voit pas qu'elles aient été guéries sous les régimes suivants ; elles ont été plutôt aggravées. De même, des grands problèmes qu'on reproche au gouvernement du roi Louis-Philippe de n'avoir pas su résoudre, on cherche vainement quel est celui dont ses successeurs se sont tirés plus heureusement. On critiquait le parlementarisme d'alors ; préfère-t-on celui d'aujourd'hui ? On blâmait le régime censitaire de n'avoir pas fait à la démocratie sa part ; estime-t-on qu'on soit mieux fixé maintenant sur ce que doit être cette part, et a-t-on beaucoup gagné à se précipiter à l'aveugle dans la voie où, avant 1848, on s'engageait trop timidement ? C'est qu'en effet, pour apprécier équitablement un gouvernement, le mieux est de le rapprocher de ceux qui l'ont précédé ou suivi. A le considérer seul, on risque d'être trop exclusivement frappé par les imperfections qui sont la condition inévitable de toute œuvre humaine et, encore plus, de toute œuvre politique. Je me permets donc de recommander cette méthode de rapprochement à ceux qui, de la lecture de ce livre, auraient surtout emporté l'impression des fautes commises. Je crois leur avoir fourni l'un des éléments de la comparaison à faire, en leur présentant un exposé sincère des événements accomplis de 1830 à 1848 ; ils trouveront ailleurs l'histoire des autres périodes. A eux ensuite de conclure. Je me bornerai seulement à leur indiquer le critérium auquel ils pourraient se rattacher. D'ordinaire, c'est par la fin qu'on juge une entreprise ; or, les gouvernements qui se sont succédé en France, dans ce siècle, monarchies, empires, républiques, ont tous échoué ; pas un qui ne soit tombé à son tour. On ne saurait donc leur demander ce qu'ils sont devenus eux-mêmes ; mais ne peut-on pas leur demander ce qu'est devenue la France en leurs mains, dans quel état ils l'ont laissée à l'heure de leur chute ? Je ne pense pas que la monarchie de Juillet ait à redouter une question ainsi posée. Elle a laissé, en tombant, une nation ayant contracté l'habitude et pris le goût de la liberté réglée dont la Restauration lui avait fait commencer l'apprentissage. Elle a laissé un pays riche, dont quelques embarras budgétaires passagers n'empêchaient pas le rapide développement économique, dont toutes les forces productives, prudemment ménagées, étaient demeurées intactes, et qui avait préparé les progrès de l'avenir sans le grever. Enfin, au point de vue de la grandeur nationale, le principal après tout, elle peut montrer avec plus de confiance encore le résultat de ses dix-huit années : l'Algérie conquise ; les traités de 1815 annulés dans une de leurs clauses les plus directement hostiles à la France, par la dislocation du royaume des Pays-Bas et par l'érection, sous notre patronage, d'un royaume belge, indépendant et neutre ; à la suite et comme le prolongement de la Belgique, toute une ceinture d'États constitutionnels, nos clients naturels, se formant ou se préparant sur nos frontières, en Allemagne, en Italie, en Espagne ; la vieille coalition définitivement dissoute ; les grandes puissances continentales, naguère les plus méfiantes et les plus arrogantes à notre égard, cherchant notre concours, presque notre protection, disposées à marcher derrière nous et à nous laisser le premier rôle en Europe ; pour soutenir ce rôle, une armée nombreuse, aguerrie à l'école d'Afrique, bien munie, bien commandée, n'ayant alors nulle part son égale ; et tous ces résultats obtenus sans avoir une seule fois troublé la paix où le monde se reposait des secousses du commencement du siècle. Voilà, ce me semble, des bienfaits dont, aujourd'hui surtout, nous sentons le prix. Le gouvernement qui peut s'honorer d'avoir laissé la France en pareille, position ne doit pas, — quels qu'aient pu être d'ailleurs ses fautes ou ses malheurs, — être inquiet du jugement qui sera porté sur lui. FIN DU SEPTIÈME ET DERNIER VOLUME |
[1] Pour le récit qui va suivre, j'ai d'abord consulté, en m'efforçant de le contrôler, tout ce qui a été publié par les contemporains, acteurs ou spectateurs du drame, entre autres les Mémoires de MM. Guizot, Odilon Barrot, Dupin ; les brochures de M. Edouard Lemoine et les articles de M. Croker dans la Quarterly Review, échos des entretiens de Louis-Philippe dans l'exil ; les conversations de M. Thiers recueillies par M. Senior ; les lettres apologétiques publiées par le maréchal Bugeaud et le général Bedeau ; les histoires de MM. Garnier-Pagès, Elias Regnault, Daniel Stern, de Lamartine, Louis Blanc, Pelletan ; l'ouvrage de Lucien de la Hodde sur les sociétés secrètes ; les Souvenirs de l'année 1848, par M. Maxime du Camp ; l'écrit de M. Sauzet sur la Chambre des députés ; les notes de M. Marie reproduites par son biographe, M. Cherest ; les Mémoires secrets et témoignages authentiques de M. de Marnay, etc., etc. J'ai complété et redressé, sur plusieurs points, ces témoignages, par de nombreux Documents inédits dont on a bien voulu me donner communication. Ce sont d'abord des notes que M. Guizot s'est fait adresser, après la révolution, par ses anciens collègues et par ses principaux agents, et où ceux-ci rapportent ce qu'ils ont fait et vu : Note de M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, datée d'avril 1850 ; de M. Hébert, garde des sceaux, mai 1850 ; de M. Jayr, ministre des travaux publics, mai 1848 ; de M. Dumon, ministre des finances, mai 1850 ; du général Trezel, ministre de la guerre, décembre 1849 ; du général Tiburce Sébastiani, commandant l'armée de Paris ; de M. Delessert, préfet de police, mai 1850 ; de M. Génie, chef du cabinet de M. Guizot, février 1867. Je n'ai pas besoin de faire ressortir l'importance capitale de ces pièces dont je me suis beaucoup servi. A un point de vue opposé, je n'ai pas pris connaissance avec moins de fruit d'un récit détaillé écrit par M. Duvergier de Hauranne. J'ai eu également communication des Mémoires du duc Pasquier et de quelques fragments de ceux du comte de Montalivet. Enfin j'ai pu recueillir utilement certains renseignements verbaux de la bouche de témoins survivants. Je me borne à indiquer ces sources d'une façon générale, ne pouvant spécifier, à chacun des détails de ce récit, toutes celles ou j'aurai puisé ; je ne ferai cette spécification que pour quelques faits plus importants ou plus contestés que d'autres.
[2] Lettre à son fils, en date du 17 février 1848. (Documents inédits.)
[3] Même après la révolution de 1848, M. de Tocqueville proclamait que les grandes libertés politiques des nations modernes consistaient surtout en trois choses : la garde nationale, la liberté de la presse et la liberté de la tribune.
[4] Rappelons qu'un article de la charte de 1830 avait solennellement confié au patriotisme et au courage des gardes nationales cette même charte et tous les droits qu'elle consacrait.
[5] Ajoutons qu'en 1837, pour rendre moins lourd le service des factions, on porta à 80.000 hommes l'effectif des douze légions de Paris, et que celte augmentation ne put se faire sans en rendre, la composition plus démocratique.
[6] A la suite de diverses scènes de désordre, plusieurs gardes nationales de province furent dissoutes.
[7] Le lendemain, M. de Lamartine écrivait à un ami : Hier, il y a eu une dernière réunion des oppositions. La démoralisation était au camp. Berryer venait de l'achever avec les légitimistes, en parlant bien et en concluant à se retirer. On m'a conjuré de lui répondre. Je l'ai fait, dans une improvisation de vingt minutes, telle que tout s'est raffermi comme au feu. Jamais encore ma faible parole n'avait produit un tel effet. Tout ce que vous avez lu de moi est du sucre cl du miel auprès de cette poudre !
[8] Par mes opinions, a écrit depuis M. Marie, par mes relations, par la situation que quelques services rendus m'avaient faite au sein des partis avancés, j'aurais connu les projets conçus... Un mouvement sérieux se préparant dans le but d'une révolution, je l'aurais su... Or j'affirme que personne alors ne voulait de révolution, qu'il n'y avait aucune préparation dans ce sens. Pas de conspiration, en un mot. Des désirs, des vœux, des espérances peut-être, rien de plus. (La Vie et les œuvres de A. T. Marie, par Aimé CHEREST, p. 94.)
[9] Il me semble, dit un jour M. Pagnerre aux députés radicaux, que les dynastiques vont plus loin qu'ils ne pensent et qu'ils ne veulent. Ils espèrent continuelle mouvement sur le terrain de la légalité, mais il ne me paraît pas du tout certain qu'ils y parviennent. Que feront-ils, que ferez-vous, si le mouvement va plus loin ? — Nous les aiderons loyalement à maintenir tout dans la légalité, répondent les députés radicaux. Si une force supérieure en ordonne autrement, nos collègues de la gauche ont déclaré maintes fois, à la tribune et ailleurs, que la responsabilité des événements retomberait sur les ministres, sur le Roi lui-même, qui les avaient provoqués, et qu'ils n'abandonneraient plus la cause de la Révolution.
[10] Ce dernier fait est rapporté par un témoin peu suspect et bien informé, M. SARRANS jeune, dans son Histoire de la révolution de Février, t. I, p. 291 à 293.
[11] Ce procès-verbal fut publié pour la première fois, en 1851, par M. de Morny, dans le Constitutionnel. M. Guizot l'a reproduit dans ses Mémoires, t. VIII, p. 556 à 560.
[12] Une lettre de M. Doudan au prince Albert de Broglie, en date du 17 février, — c'est-à-dire alors que l'accord n'était pas encore conclu, — est un spécimen des sarcasmes qui avaient cours dans certains salons. Les meneurs modérés, écrivait-il, ne demandent qu'une grâce au gouvernement, c'est de faire juger par les tribunaux si, oui ou non, Dieu et la Loi veulent que M. Ledru-Rollin puisse monter sur les tables après son dîner et dire à peu près ouvertement que le Roi est un drôle, les Chambres, un rainas d'escrocs, et Danton, le plus aimable et le plus humain des législateurs. Or, pour les traduire devant les tribunaux, le gouvernement le veut bien, mais il ne veut pas leur donner l'occasion de commettre le délit nécessaire ; eux insistent et promettent de ne faire le délit que le plus petit possible, un petit crime de deux sous, quoi ! juste ce qu'il en faut pour aller en police correctionnelle ! C'est une chose admirable que ce désir qu'a le parti d'aller en police correctionnelle, et je crois bien que c'est la vocation de la plupart de ceux qui n'en ont pas une plus haute, parmi ces doux panégyristes de 1793 et de 1794. Tout le monde ne peut pas prétendre à la cour d'assises, malgré l'égalité fondamentale et primordiale des hommes entre eux. (Mélanges et Lettres, t. II, p. 153, 154.)
[13] Lettre de M. Léon Faucher à M. Reeve, en date du 8 mars 1848.
[14] Telle a été son impression dès la veille au soir, où il a reçu communication, en épreuves d'imprimerie,' du document qui allait être publié par les journaux radicaux. Il l'a montré alors à MM. de Morny et Vitet, qui l'ont trouvé si contraire à l'esprit des conventions et aux paroles échangées, qu'ils ont refusé d'abord de croire à son authenticité.
[15] Quelques historiens de gauche ont attribué à M. Marrast un langage tout opposé. Mais M. Duvergier de Hauranne, qui était présent, leur donne, dans ses Notes inédites, un démenti formel.
[16] En voici la liste : Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne, général de Thiard, Dupont de l'Eure, Isambert, Léon de Malleville, Garnier-Pagès, Chambolle, Bethmont, Lherbette, Pages de l'Ariège, Baroche, Havin, Léon Faucher, F. de Lasteyrie, de Courtais, H. de Saint-Albin, Crémieux, Gaultier de Rumilly, Raimbault, Boissel, de Beaumont (Somme), Lesseps, Mauguin, Creton, Abbatucci, Luneau, Baron, G. de Lafayette, Marie, Carnot, Bureaux de Pusy, Dusolier, Mathieu, Drouyn de Lhuys, d'Aragon, Cainbacérès, Drault, Marquis, Bigot, Quinette ; Maichain, Lefort-Gonsollin, Tessié de la Motte, Demarçay, Berger, Bonnin, de Jouvencel, Larabit, Vavin, Gamon, Maurat-Ballange, Taillandier. Il est curieux de noter que cette liste contenait trois futurs ministres de l'Empire, MM. Baroche, Abbatucci et Drouyn de Lhuys.
[17] Voir plus haut, § I de ce chapitre.
[18] Le matin du 24 février, ou entendra la duchesse d'Orléans s'écrier à plusieurs reprises : Et Joinville, Joinville qui n'est pas ici !
[19] Par les conversations que le Roi a eues après sa chute, on voit combien cette préoccupation du sang versé a eu d'action sur lui. On ne sait donc pas, disait-il à un de ses interlocuteurs, que tout le monde m'a dit : Si vous cédez, pas une goutte de sang français ne sera versée... On m'avait montré la guerre civile au moment d'éclater ; je n'ai pas voulu de la couronne au prix de la guerre civile ! On m'avait dit : La garde nationale demande la réforme ; si on la lui refuse, le sang coulera ; non pas le sang des émeutiers quand même, des fauteurs de désordre, mais le sang du vrai peuple, le sang de la garde nationale, le sang des travailleurs et des honnêtes gens ! A cette garde nationale, à ce peuple de travailleurs, donnez un ministère réformiste, et tout sera fini, tout. Il ne sera pas même tiré un coup de fusil. (Une visite au roi Louis-Philippe, par Edouard LEMOINE.) Il ajoutait un autre jour : J'ai détesté toute ma vie cette profonde iniquité qu'on nomme la guerre... Ce n'est pas pour rien que mes ennemis m'appelaient, en altérant la vérité comme toujours, le Roi de la paix à tout prix. J'ai surtout une horreur insurmontable pour la guerre civile. (Abdication du roi Louis-Philippe, racontée par lui-même et recueillie par Edouard LEMOINE.) Causant avec le duc de Saxe-Cobourg, qui était venu le voir à Claremont, Louis-Philippe revenait volontiers sur cette idée, qu'il aurait pu triompher facilement de l'émeute ; mais, répétant sa phrase habituelle, il ajoutait : J'ai vu assez de sang ! (Aus meinem Leben und aus meiner Zeit, von ERNST II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 184, 185.), Le Roi disait encore à M. Cuvillier-Fleury : Contre une insurrection morale, il n'y avait ni à attaquer, ni à se défendre.
[20] Louis-Philippe exprimera la même idée à M. Edouard Lemoine : Me défendre, avec quoi ? avec l'armée ? Oh ! je sais qu'elle eût bravement fait son devoir... Mais l'armée seule était prête, et ce n'était pas assez pour moi. La garde nationale, cette force sur laquelle j'étais si heureux de m'appuyer, la garde nationale de Paris, de cette ville qui, la première entre toutes, m'avait dit en 1830 : Prenez la couronne et sauvez-nous de la république ! la garde nationale de Paris, pour laquelle j'ai toujours eu tant de bénévolence, ou s'abstenait, ou se prononçait contre moi. Et je me serais défendu ! Non, je ne le pouvais pas ! (Abdication du roi Louis-Philippe, racontée par lui-même et recueillie par Edouard LEMOINE.) A la même époque, causant des journées révolutionnaires traversées en 1848 par le gouvernement républicain, notamment de l'invasion manquée de la Chambre le 15 mai, et de la sanglante bataille de juin, Louis-Philippe était amené à parler de ceux qui lui reprochaient d'avoir reculé, en février, devant la répression. Le 15 mai, disait-il, leur donne raison ; mais les journées de Juin me donnent raison à moi-même ; il n'y a que les gouvernements anonymes qui puissent faire ces choses-là !
[21] Pour les importantes conversations qui vont suivre et qui ont amené la retraite du cabinet, je me suis attaché au récit qu'en a fait M. Duchâtel dans la note qu'il a écrite à la demande de M. Guizot, et dont j'ai eu communication. M. Guizot a, du reste, reproduit presque entièrement, dans ses Mémoires, le récit de son collègue.
[22] Comme je l'ai dit plus haut, je n'ai, sur cette conversation, que le récit de M. Duchâtel, confirmé par M. Guizot ; je n'ai pas celui de Louis-Philippe. Toutefois je dois faire connaître ce qu'on a parfois donné à entendre pour décharger le Roi. On a dit que, tout en étant fort ébranlé, il n'avait pas encore exprimé positivement sa volonté, qu'il avait seulement posé la question, quand M. Guizot déclara précipitamment, d'un ton très raide et comme s'il saisissait une occasion cherchée, qu'une telle question était résolue par cela seul qu'elle était posée. Dans cette version, M. Guizot aurait prononcé, le premier, la parole de rupture ; le Roi n'aurait fait que suivre. Je ne puis qu'indiquer cette façon de présenter les choses. En l'absence de témoignages formels, je dois m'en tenir au compte rendu si précis des deux anciens ministres.
[23] Au lendemain même de la révolution de Février, M. Capefigue publia un livre où il présentait M. Guizot et ses collègues comme ayant abandonné le Roi, le 23 février. M. Hébert voulut protester et en écrivit à M. Guizot. Celui-ci lui répondit, le 12 avril 1849, en l'engageant, en son nom et au nom de M. Duchâtel qu'il avait consulté, à garder le silence. Ce serait, disait-il, un spectacle déplorable, que de nous voir, tous dans le malheur et naguère dans l'exil, rejeter officiellement les fautes sur le Roi, le plus malheureux de tous et aujourd'hui le seul exilé... Non seulement l'histoire saura et dira sur tout ceci la vérité, mais la plus grande, de beaucoup la plus grande partie du public la sait et l'a dite déjà... (Documents inédits.)
[24] Voir plus haut, chap. VI, § I.
[25] Pour la conversation qui va suivre, j'ai eu sous les yeux un récit recueilli par M. Duvergier de Hauranne de la bouche de M. Molé. J'ai déjà eu occasion de noter cette obligation où l'on est, pour tous les entretiens avec le Roi, de s'en rapporter uniquement au témoignage de ses interlocuteurs, sans pouvoir contrôler leur version par celle du Roi lui-même. Je ne mets aucunement en doute la bonne foi de ces interlocuteurs ; mais il serait possible que certains propos apparussent avec une physionomie un peu différente, racontés par l'autre partie.
[26] Sur la conversation de M. Molé et de M. Thiers, j'ai sous les yeux deux récits recueillis par M. Duvergier de Hauranne de la bouche des deux interlocuteurs. Ils ne concordent pas sur tous les points. J'ai tâché d'en dégager les parties essentielles sur lesquelles le doute ne m'a pas paru possible.
[27] J'emprunte ce récit aux Souvenirs de l'année 1848, par M. Maxime DU CAMP. L'auteur s'est trouvé, après plusieurs années, en rapport avec Giacomoni, et a recueilli ses confidences.
[28] La plupart des ministres démissionnaires avaient dîné chez M. Duchâtel et se trouvaient encore au ministère de l'intérieur, quand arriva la nouvelle de la fusillade. M. Duchâtel dit aussitôt à M. Guizot : Je crois que nous devons demander au Roi la nomination immédiate du maréchal Bugeaud. Ni Jacqueminot, ni Sébastiani n'auront droit de se plaindre ; nous avons assez fait pour eux, trop peut-être ! J'espère qu'il ne sera pas trop tard. — Vous savez, répondit M. Guizot, que c'a été toujours mon avis : allons donc chez le Roi. Il fut convenu que M. Guizot irait avec M. Dumon, M. Duchâtel restant au ministère pour recevoir les nouvelles, mais prêt à rejoindre ses collègues aux Tuileries, si cela était nécessaire. (Note de M. Génie.) — On a cru et dit, sur la foi de témoignages considérables, que M. de Montalivet avait jusqu'au bout combattu auprès du Roi la nomination du maréchal. Dans les fragments qui m'ont été communiqués de ses Mémoires, M. de Montalivet affirme, au contraire, que quand il a été question d'appeler M. Thiers, il a insisté pour que la nomination du maréchal fût faite auparavant.
[29] Je n'ai, sur la conversation du Roi et de M. Thiers, que des comptes rendus recueillis de la bouche de ce dernier, soit par M. Duvergier de Hauranne, soit par M. Senior. Je me suis attaché de préférence au premier, qui est plus complet et qui m'a semblé devoir être plus exact. Toutefois je dois, ici plus que jamais, renouveler les réserves que j'ai faites déjà sur l'inconvénient de comptes rendus émanés d'un seul des interlocuteurs et non contrôlés par l'autre.
[30] Le maréchal Bugeaud ayant renouvelé, après la révolution, dans une lettre publiée, ses plaintes sur l'insuffisance des munitions, le général Trézel, ministre de la guerre dans le cabinet Guizot, lui a répondu en apportant des chiffres détaillés. La controverse intéresse peu aujourd'hui. En effet, ce n'est pas faute de cartouches que la monarchie est tombée, c'est faute d'avoir voulu s'en servir.
[31] D'après un relevé fait après coup, il y en avait plus de 1.500, En outre, 4.000 arbres avaient été abattus.
[32] Quelques personnes ont prétendu que M. le duc de Nemours était présent à l'entretien avec M. Fauvelle-Delebarre, et lui ont attribué un rôle plus ou moins actif dans la délibération qui a précédé l'envoi des ordres. Ces assertions sont inexactes. Je tiens de M. le duc de Nemours qu'il n'est pas retourné à l'état-major depuis la nomination du maréchal Bugeaud. Il ne voulait pas que sa présence pût gêner le commandement ; il se faisait seulement tenir au courant de ce qui se passait par un de ses officiers d'ordonnance.
[33] Dans cette lettre, le maréchal s'exprimait ainsi : Il y avait longtemps que j'avais prévu, mon cher Thiers, que nous serions tous les deux appelés à sauver la monarchie. Mon parti est pris, je brûle mes vaisseaux... Quand j'aurai vaincu l'émeute, et nous la vaincrons, car l'inertie et le défaut de concours de la garde nationale ne m'arrêteront pas, j'entrerai volontiers, comme ministre de la guerre, avec vous, dans la formation d'un nouveau cabinet, à moins que l'impopularité prétendue qu'on me reproche ne soit un obstacle insurmontable. Dans ce cas, je n'hésiterai pas à vous conseiller de prendre Bedeau, officier distingué, et de lui adjoindre, comme sous-secrétaire d'État, M. Magne, député, dont je connais personnellement la rare capacité.
[34] L'insuffisance des munitions préoccupait à ce point le maréchal, qu'en ce moment même il envoyait à M. Thiers une note où il disait qu'en dehors de la colonne de Bedeau, les soldats n'avaient que dix cartouches par homme. J'ai déjà mentionné que le général Trézel a contesté l'exactitude de ces assertions.
[35] C'est au milieu de témoignages souvent un peu incertains et mal concordants, que j'ai cherché à dégager la vérité sur les circonstances dans lesquelles a été donné l'ordre de suspendre les hostilités. Ce cas n'est pas le seul où j'aie eu occasion de remarquer que le trouble et l'émotion de ces heures de crise semblent avoir réagi sur les souvenirs de ceux qui y ont été acteurs ou spectateurs. De là, entre eux, des contradictions parfois singulières qu'on aurait probablement tort d'attribuer à un défaut de sincérité. Ces réflexions trouvent leur application à propos du récit fait par le maréchal Bugeaud des événements que je viens de raconter. Ce récit se trouve dans une lettre publique du 19 octobre 1848, lettre écrite à un moment où le maréchal briguait les suffrages des conservateurs pour la présidence de la république. Le maréchal est parfaitement dans le vrai, quand il parle d'une foule de bourgeois très bien mis, venant des divers points où se trouvait l'insurrection, et accourant vers lui, les larmes dans les yeux, pour le supplier de faire retirer les troupes ; il est également dans le vrai, quand il se fait honneur d'avoir repoussé d'abord ces conseils. Mais, plus loin, voulant expliquer pourquoi il a fini par céder, il affirme que l'ordre exprès et réitéré de cesser les hostilités lui aurait été apporté de la part du Roi, une première fois par MM. Thiers et Barrot, une seconde par M. le duc de Nemours. Ici le maréchal se trompe évidemment. D'abord il parait certain que l'ordre a été donné avant même que les nouveaux ministres fussent arrives aux Tuileries : l'un d'eux, M. Duvergier de Hauranne, le déclare de la façon la plus formelle. A quelle heure exactement cet ordre est-il parti de l'état-major ? C'est difficile à fixer. Le général Sébastian ! et M. Delessert disent sept heures : je serais porté à croire, étant donné le temps pris par la marche de Bedeau et par les pourparlers qui ont suivi, que cette indication est un peu trop matinale. En tout cas, c'est au plus tard vers huit heures, et les ministres ne semblent être arrivés aux Tuileries que vers huit heures et demie. C'est donc à tort que le maréchal fait intervenir M. Thiers et M. Barrot. Quant au Roi, il a nié absolument, dans ses conversations de l'exil, avoir donné l'ordre que lui attribue Bugeaud. Enfin M. le duc de Nemours m'a affirmé n'avoir rien transmis de semblable. Ce n'est pas à dire que les ministres ou le Roi aient blâmé cet ordre. Bien au contraire, comme on le verra dans la suite du récit, les ministres, dans leur première entrevue avec le Roi, ont parlé de la suspension des hostilités comme d'une mesure qui s'imposait, et Louis-Philippe, dans cette même conversation de l'exil où il a nié avoir donné l'ordre, ajoutait : Il est bien entendu que je ne regrette pas, que je n'ai jamais regretté que le maréchal n'ait pas engagé la bataille... J'ai une horreur pour la guerre civile. Aussi il est certain, très certain, que, si l'on m'avait consulté, j'aurais été d'avis qu'il fallait, n'importe par quel moyen, éviter l'effusion du sang. (Abdication du roi Louis-Philippe, racontée par lui-même et recueillie par M. Edouard LEMOINE, p. 17 à 19.) Cet ordre était la conséquence logique de la politique où l'on s'était engagé depuis le changement du ministère. C'est seulement en ce sens que le maréchal pouvait en rejeter la responsabilité sur d'autres. Mais, s'il n'a fait que ce qu'on lui aurait demandé de faire, si sa détermination a été, aussitôt après, approuvée et confirmée, il n'en reste pas moins qu'il a donné l'ordre sans avoir reçu sur ce point aucune prescription spéciale du Roi et des ministres. Bugeaud donnait une explication plus exacte de sa conduite, le jour où, rencontrant dans un salon ce M. Fauvelle-Delebarre qui s'était fait le messager du général Bedeau, il lui disait : Je vous reconnais, monsieur. Vous nous avez fait bien du mal. J'aurais dû, sans vous écouter, vous faire chasser de ma présence, et, sourd aux lamentations de vos bourgeois de Paris et de votre garde nationale, défendre mon roi dans ses Tuileries et vous mitrailler tous sans merci. Louis-Philippe serait encore sur le trône, et vous me porteriez aux nues à l'heure qu'il est. Mais que voulez-vous ? J'étais harcelé, étourdi par un tas de poltrons et de courtisans. Ils m'avaient rendu imbécile comme eux ! (Ce propos a été rapporté par Daniel STERN dans son Histoire de la révolution de 1848.)
[36] Deux des membres de l'ancien cabinet, MM. Dumon et Hébert, arrivant aux Tuileries quelques instants après cet entretien, trouvent le Roi fort soucieux. Ile lui demandent si le ministère est formé. Pas encore, répond le Roi, mais je crois qu'il va se former. Puis, interrogé sur les mesures qui lui sont réclamées, il ajoute : Je ne sais pas trop. Au surplus, je ne dispute pas avec eux. J'accorde tout ; je suis vaincu.
[37] Ce sont peut-être ces instructions que le maréchal Bugeaud confondait avec. le premier ordre de cesser le feu, quand il racontait n'avoir fait qu'obéir aux prescriptions apportées par les nouveaux ministres.
[38] Ce fait, ainsi que plusieurs autres incidents de cette lamentable retraite, m'a été raconté par le comte de Laubespin lui-même, actuellement sénateur de la Nièvre. M. de Laubespin, ancien aide de camp du maréchal Valée et en disponibilité depuis la mort de ce dernier, avait repris volontairement du service quand il avait vu la monarchie en péril.
[39] Le général Bedeau devait en effet être très attaqué à raison de ces faits : on a même voulu faire peser exclusivement sur lui une responsabilité qui devait être au moins partagée. II en a beaucoup souffert, et on peut même dire qu'il en est mort.
[40] Je tiens de M. de Laubespin les détails qui vont suivre. Je les ai complétés, pour la délibération qui a eu lieu entre le Roi et les ministres, par des renseignements émanés de M. Duvergier de Hauranne et de M. Thiers.
[41] C'est, on le voit, le plan que M. Thiers devait exécuter lors de la Commune. Ce plan était-il, le 24 février au matin, aussi net dans son esprit, et y a-t-il alors autant insisté que le ferait croire le récit fait par lui à M. Senior ? Les renseignements donnés par M. Duvergier de Hauranne tendraient à m'en faire douter.
[42] En se retirant, M. de Laubespin, qui demeure inquiet, rencontre le général de Chabannes. Mon cher général, lui dit-il, je persiste à croire que le Roi et sa famille seront obligés, sous quelques heures, de quitter les Tuileries. Avez-vous des voitures ? — Oui, il y a plusieurs berlines à quatre chevaux. — Il sera impossible de vous en servir ; je vous adjure do faire préparer quelques voitures plus modestes. On verra plus tard combien le dévouement de M. de Laubespin était bien inspiré, et de quelle utilité devait être cette précaution.
[43] Extraits des notes de M. Marie, publiés par M. Aimé CHEREST dans la Vie de A.-T. Marie, p. 100 à 102.
[44] Cette salle était une de celles qui servaient de cabinet de travail au Roi.
[45] La nuit précédente, la duchesse d'Orléans était restée auprès de la Reine ; celle-ci, qui essayait de lire des prières et pouvait à peine tenir son livre, s'interrompit un moment et prononça le mot d'abdication. Etait-ce un pressentiment qui lui traversait l'esprit, ou bien, rendue soupçonneuse par le chagrin, voulait-elle sonder sa belle-fille ? Celle-ci se récria vivement. Le Roi, reprit la Reine, est trop bon pour la France ; la France est mobile et ingrate. Ce n'était pas seulement en présence de la Reine que la duchesse d'Orléans protestait contre toute idée d'abdication. Dans la journée du 23 février, comme M. Scheffer, qui était de ses familiers, lui faisait entrevoir dans l'abdication un dernier moyen de salut auquel il faudrait peut-être avoir recours, elle repoussa avec force cette insinuation, et déclara que, si le Roi avait une telle pensée, elle le supplierait de n'y pas donner suite.
[46] On entrait comme dans une halle, dit un témoin.
[47] Il ne paraît pas que, dans le trouble des événements qui vont suivre, ces formalités aient été remplies.
[48] Le ministère de l'intérieur était alors au 101 de la rue de Grenelle, où se trouve actuellement l'hôtel du ministre du commerce.
[49] On a raconté inexactement la façon dont M. Guizot était sorti de France. Voici la vérité. Au moment de s'échapper du ministère de l'intérieur, madame Duchâtel, qui avait conservé tout son sang-froid, dit à M. Guizot : Je suis sûre que vous n'avez pas réfléchi où vous pourriez vous cacher. — Non. — Eh bien, je sais que M. Duchâtel a pris ses précautions ; je vais m'occuper de vous. Elle conduisit M. Guizot chez une concierge de la rue de Verneuil qui le fit monter dans sa chambre, au cinquième étage, et qui, arrivée en haut, lui dit : C'est-il vous qui défendez les honnêtes gens ? — Je l'espère. — Eh bien, alors, je vais vous défendre. M. Guizot resta toute la journée dans cette chambre, où il reçut la visite du duc de Broglie. Le soir, il se rendit chez madame de Mirbel, où il demeura caché plusieurs jours. Enfin il fut conduit en Belgique par M. de Fleischmann, ministre de Wurtemberg à Paris et à Bruxelles, qui le fit passer pour son domestique.
[50] J'ai eu sous les yeux plusieurs récits manuscrits ou imprimés des scènes qui ont précédé et accompagné l'abdication du Roi. Ils ne concordent pas toujours, soit sur l'ordre des incidents, soit sur l'attitude et les propos attribués aux divers personnages. On retrouve là l'effet du trouble que j'ai déjà eu l'occasion de signaler dans les témoignages se rapportant aux événements de ces journées. Je me suis attaché à ceux de ces témoignages qui m'ont paru présenter le plus de garanties d'exactitude.
[51] M. Thiers, dans le récit qu'il a fait à M. Senior, a prétendu que M. Guizot était dans ce salon. C'est une erreur ; l'ancien président du conseil n'était pas revenu aux Tuileries depuis le matin. (Cf. Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 593.)
[52] On a dit que le duc de Nemours, soit à ce moment, soit à un autre, se serait également prononcé pour l'abdication ; cette assertion est inexacte. Ce prince, fidèle à sa réserve habituelle, n'a rien dit qui pût influencer le Roi dans un sens ou dans l'autre.
[53] A en croire le maréchal Bugeaud, il aurait insisté auprès du Roi pour l'empêcher d'abdiquer. Je dois dire que ce fait n'est confirmé par aucun des autres témoins.
[54] Dans les derniers moments de cette scène, on remarqua un aparté entre la princesse Clémentine, fille du Roi, et M. Thiers. La princesse paraissait adresser des reproches très vifs à l'homme d'Etat, qui répondait : Mais, madame, je ne puis rien ; vous voyez que je ne puis rien. Un autre incident plus douloureux se produisit, que je ne puis passer sous silence, parce qu'il a été rapporté plus ou moins exactement par divers historiens. Egarée par l'excès de son chagrin et aussi par d'anciens soupçons dont j'ai déjà indiqué le mal fondé, la Heine aurait dit à la duchesse d'Orléans : Eh bien, Hélène, soyez contente ! La duchesse, se baissant presque jusqu'à terre et saisissant les mains de la Reine : Ah ! ma mère, s'écria-t-elle, que dites-vous là ? vous ne pouvez le penser ! Le grand et noble cœur de Marie-Amélie a dû regretter cette parole cruelle.
[55] J'insiste sur ce détail, pour faire justice de la légende de la fuite en fiacre. La présence de ces voitures était probablement due à l'avertissement donné par M. de Laubespin à M. de Chabannes. (Cf. plus haut, § IX de ce chapitre.)
[56] On a prêté au duc de Nemours, pendant la scène de l'abdication, des propos par lesquels il se serait lui-même prononcé pour la régence de la duchesse d'Orléans. Ces propos n'ont pas été tenus. Le prince n'avait ni revendiqué ni abandonné son droit légal à la régence. Il avait alors d'autres préoccupations.
[57] M. Dupin affirme dans ses Mémoires, avec une insistance dont on cherche vainement le motif, qu'à ce moment le duc de Nemours avait déjà quitté le palais. Il est possible qu'il n'ait pas vu le prince, mais celui-ci était toujours là, occupé à protéger le départ de sa belle-sœur. Je suis autorisé à opposer, sur ce point, à M. Dupin, un témoignage irrécusable, celui de M. le duc de Nemours lui-même. — C'est aussi de M. le duc de Nemours que je tiens les renseignements qui vont suivre.
[58] M. Duvergier de Hauranne a écrit dans ses Notes inédites : C'était peu de partir pour l'Hôtel de ville ; il fallait y arriver et en revenir. Or, dans l'état de Paris, il est très douteux que la princesse y fût arrivée ; il est presque certain qu'elle n'en serait pas revenue.
[59] En voyant cette phrase : Le flot monte ! se retrouver constamment sur les lèvres de M. Thiers pendant la journée du 24 février, comment ne pas se rappeler les termes dans lesquels, en 1846, il avait porté un défi au gouvernement ? Je me rappelle, disait-il, le noble langage d'un écrivain allemand qui, faisant allusion aux opinions qui triomphent tard, a dit ces belles paroles que je vous demande la permission de citer : Je placerai mon vaisseau sur le promontoire le plus élevé' du rivage, et j'attendrai que la mer soit assez haute pour le faire flotter. Il est vrai que je place mon vaisseau bien haut, mais je ne crois pas l'avoir placé dans une position inaccessible.
[60] Ce trouble de M. Thiers a été constaté par tous les témoins. (Voir notamment les Mémoires de M. de Falloux et les Notes de M. Marie.) D'après M. de Falloux, M. Thiers était si ému qu'il demandait par quelle porte il pouvait sortir, quand il en avait une ouverte devant lui. Dans le récit qu'il a fait à M. Senior, M. Thiers ne peut nier son refus de rester à la Chambre et son départ précipité. Seulement, pour y donner une autre couleur, il se montre prononçant une sorte de malédiction contre cette Chambre servile et corrompue, avec laquelle il ne voulait plus avoir rien de commun. Il est, du reste, le premier à reconnaître que, s'il avait été présent à la séance, celle-ci aurait pu avoir un autre résultat ; il s'excuse en disant qu'il, croyait la duchesse d'Orléans partie pour Saint-Cloud avec le Roi.
[61] Ce fait a été expressément confirmé à M. Duvergier de Hauranne par M. Marc Dufraisse, qui le tenait de M. Bocage. (Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.)
[62] Voir plus haut, t. V, ch. III, § III, et t. VII, ch. I, § VI.
[63] M. Crémieux ne mérite certes pas d'occuper longtemps l'histoire. Toutefois, c'est un singulier rôle que celui de cet homme qui, le matin, se proclamant hautement dynastique, s'improvise à plusieurs reprises conseiller du Roi, véritable mouche du coche dans lequel est emporté la monarchie ; qui se propose ensuite comme le conseiller de la régence, au point d'apporter à la duchesse d'Orléans, griffonné sur un chiffon de papier, un projet de discours qu'elle ne lui avait certes pas demandé ; qui, aussitôt après, se prononce pour le gouvernement provisoire et la république. Il est vrai que, quand on lui demandera de lire la liste des membres de ce gouvernement provisoire, il répondra : Je ne puis pas la lire, mon nom n'y est pas. Il finira par l'y faire mettre, sinon par l'y mettre lui-même. Ce n'est pas la moindre humiliation de ces jours de révolution, de voir l'influence qu'ils permettent à de tels personnages de prendre sur les destinées du pays.
[64] Le Moniteur, si complet et si exact sur cette séance, se trompe, quand il dit que la princesse est partie au moment de cette invasion.
[65] Voir plus haut, au début su § XII.
[66] Le capitaine Bro est l'auteur du Journal d'un officier de service aux Tuileries, publié dans les Mémoires secrets et témoignages authentiques de M. DE MARNAY.
[67] Dans les polémiques rétrospectives auxquelles ont donné lieu ces douloureux événements, on a mis aussi en cause la responsabilité de M. Sauzet. On lui a reproché de n'avoir pas, en sa qualité de président, mis en demeure les généraux de défendre la Chambre, ainsi que plusieurs députés l'avaient pressé de le faire. M. Sauzet a répondu qu'il n'avait pas le droit de requérir les troupes, qu'il ne pouvait que signaler le péril au gouvernement, et qu'il l'avait fait sans rien obtenir.
[68] M. Nisard, traversant, peu auparavant, la place de la Concorde, pour se rendre à la Chambre, avait vu un officier de cavalerie recevoir une pierre envoyée, par un émeutier de quinze à seize ans, sans faire un mouvement. Comment, lui avait-il dit, vous laissez-vous lapider par un gamin ? — Que voulez-vous ? répondit l'officier, nous n'avons pas d'ordres.
[69] Le 25 février, un légitimiste ardent, mais de caractère chevaleresque, le baron Hyde de Neuville, vint trouver le comte de Laubespin et lui déclara qu'il se mettait à la disposition de la duchesse d'Orléans pour l'aider à sortir de France : il avait préparé dix mille francs pour subvenir aux frais du voyage. Il pensait que sa notoriété légitimiste et son hostilité connue contre la famille d'Orléans couvriraient bien l'incognito de la princesse. M. de Laubespin fit connaître cette proposition à la comtesse d'Oraison.
[70] En revenant à Paris, MM. Biesta et d'Aragon firent route avec le prince Louis Bonaparte, qui avait quitté l'Angleterre à la nouvelle de la révolution. Etrange retour des choses humaines : après le 4 septembre 1870, le prince impérial, débarquant à Douvres, se croisait et échangeait un salut avec le duc de Chartres qui partait pour la France, impatient de mettre au service de sa patrie envahie l'épée de Robert le Fort.
[71] Déjà, la veille au soir, à Trianon, le duc et la duchesse de Cobourg s'étaient séparés du Roi.
[72] Voir plus haut, à la fin du chapitre V.
[73] On peut invoquer à ce propos le témoignage peu suspect de deux membres du gouvernement provisoire. M. Louis Blanc a écrit que les départements avaient appris l'avènement de la république avec une sorte de stupeur. M. de Lamartine, parlant des premiers jours qui ont suivi la révolution, leur a reconnu un caractère de trouble, de doute, d'horreur et d'effroi qui ne se présenta peut-être jamais au même degré dans l'histoire des hommes.