I. Malaise des esprits. N'aurait-il pas mieux valu changer le cabinet ? Le Roi rebute ceux qui lui donnent ce conseil. Madame Adélaïde. La famille royale. Raisons pour lesquelles M. Guizot ne veut pas quitter le pouvoir. Sa conversation avec le Roi. État d'esprit de M. Duchâtel. Les opposants ne croient pas à la possibilité d'une révolution. — II. Le discours du trône. Irritation de l'opposition. La majorité parait compacte. — III. L'adresse à la Chambre des pairs. Le débat sur l'Italie. M. Guizot expose sa politique. Le débat sur la Suisse. Discours de M. de Montalembert. — IV. A la Chambre des députés, attaque sur l'affaire Petit. Réponse de M. Guizot. — V. L'adresse au Palais-Bourbon. La question budgétaire. M. Thiers et M. Duchâtel. Quelle est la véritable situation des finances ? Le bilan du règne. — VI. L'amendement sur la question de moralité. Discours de M. de Tocqueville. Discussion scandaleuse. — VII. Le débat sur les affaires étrangères. Dans la question italienne, M. Guizot a un avantage marqué sur M. Thiers. Discours révolutionnaire de M. Thiers sur la Suisse. Fatigue de M. Guizot. L'opposition le croit physiquement abattu. Il parle avec un succès éclatant sur la nomination du duc d'Aumale. — VIII. La question de la réforme. Beaucoup de conservateurs voudraient qu'on fit quelque chose. Le projet de banquet du XIIe arrondissement. Défis portés, à la tribune, par les opposants. Réponses de M. Duchâtel et de M. Hébert. Les amendements Darblay et Desmousseaux de Givré. L'article additionnel de M. Sallandrouze. Déclaration un peu ambiguë de M. Guizot. Il a agi malgré le Roi. Le ministère l'emporte au vote, mais il sort affaibli de cette discussion.I L'ouverture de la session était annoncée pour le 28 décembre 1847. L'opposition, tout échauffée de ses banquets, y arrivait dans un état de surexcitation extrême et résolue à ne garder aucun ménagement. Un symptôme encore plus inquiétant peut-être était le malaise et le trouble de cette grande masse qui joue le rôle de spectateur dans le drame politique. Tout y avait contribué : les mécomptes de la dernière session, les souffrances de la crise économique et surtout le doute où l'on était parvenu à jeter les esprits sur la moralité du régime. De nouveaux scandales[1], de retentissants suicides[2] venaient encore d'assombrir les derniers mois de 1847. Triste année, écrivait le 31 décembre, à l'heure même où elle finissait, un ami du cabinet[3], année marquée par tant de désastres, tant de catastrophes, tant de crimes publics ou privés, et qui apparaîtra dans l'histoire avec une physionomie toute particulière, plus sombre que celle des années mêmes où ont éclaté de grandes et sanglantes révolutions, parce qu'elle a semblé mettre à nu les plaies d'une société corrompue. Le même observateur ajoutait, quelques jours plus tard : Les esprits sont inquiets, tristes, agités. Les événements de la politique extérieure, l'état de la Suisse et de l'Italie, en France même le réveil plus ou moins sérieux de l'esprit révolutionnaire, attesté par les banquets, les nombreuses catastrophes qui ont semblé prouver, depuis quelques mois, l'affaiblissement du sentiment moral tant dans le gouvernement que dans les classes supérieures, les embarras financiers, les souffrances du commerce et de l'industrie, les faillites, moins nombreuses, moins énormes qu'en Angleterre, en Belgique et en Allemagne, mais considérables pourtant, la baisse des fonds, les bruits sans cesse répandus sur la maladie ou la mort du Roi, et qui rappellent si vivement aux imaginations les chances de l'existence d'un homme de soixante-quinze ans, tel est le fonds bien sombre sur lequel roulent tous les entretiens. Il faut ajouter que, par suite des diverses calamités qui ont affligé la société, l'hiver s'écoule sans fêtes, sans bals, sans grandes réunions ; que le commerce s'en ressent et s'en plaint. Aussi le mécontentement est-il général. On se croit vaguement menacé de quelque grande calamité[4]. La même impression se retrouve chez d'autres contemporains. On n'entend que des bruits sinistres, écrivait M. Doudan[5]. Pas de mauvaises nouvelles qui ne trouvassent immédiatement créance : à plusieurs reprises, on crut le Roi malade ou même mort. Un député ministériel, déjà assez en vue, bien que fort loin de la notoriété qu'il devait acquérir plus tard, M. de Morny, avouait son anxiété dans un article publié par la Revue des Deux Mondes ; il y déclarait que la situation politique était plus grave et plus difficile qu'elle ne l'avait été depuis longtemps. Le désarroi, le découragement des amis naturels du cabinet frappaient tous les observateurs un peu perspicaces. Dès le 3 octobre 1847, M. de Barante envoyait à M. Guizot cet avertissement : Le parti conservateur est, je crois, fidèle, mais plus attristé qu'on ne vous le dit : vous avez à lui donner courage et contentement. Vous avez besoin d'une forte session et de quelques discussions éclatantes, pour regagner ce que l'insolence des journaux et la présomption des opposants d'ordre inférieur ont fait perdre en considération au gouvernement[6]. Le même M. de Barante écrivait, deux mois plus tard, à un de ses amis : Le parti conservateur soutiendra M. Guizot, mais avec une mollesse chagrine, avec plus de crainte de l'opposition que de confiance dans le cabinet[7]. De bons esprits, — dont plusieurs n'étaient nullement ennemis des hommes au pouvoir, — en venaient à se demander s'il ne vaudrait pas mieux éviter la lutte que l'engager dans ces conditions périlleuses, et s'il ne serait pas plus sage de changer le cabinet avant l'ouverture de la session. A leur avis, la situation était trop tendue ; il fallait à tout prix la détendre. N'était-ce pas précisément l'avantage du régime parlementaire et de la responsabilité ministérielle de permettre à la couronne de se plier aux évolutions successives de l'esprit public ? Que les idées de l'opposition fussent peu raisonnables, ses mobiles et ses procédés encore moins respectables, plusieurs de ceux qui désiraient un nouveau ministère ne le contestaient pas ; mais ils croyaient impossible de ne pas tenir compte des préventions qu'elle était parvenue à soulever. Ils ne s'arrêtaient pas à ce fait que le cabinet avait jusqu'ici gardé la majorité dans les Chambres ; pour être encore numériquement nombreuse, cette majorité leur semblait moralement ébranlée ; si elle suivait le ministère, elle le suivait tristement, avec plus de docilité que de foi. Ils ajoutaient que, surtout avec un régime de suffrage restreint, on devait prêter l'oreille aux bruits qui s'élevaient parfois hors des frontières du pays légal, et y avoir égard quand ils avaient une certaine puissance. Il n'était pas jusqu'à la durée inaccoutumée du cabinet qui ne parût une raison de le remplacer. On ne doit pas croire, en effet, que, pour un ministère, une vie prolongée soit toujours une cause de force. Il faut compter avec la frivolité badaude, si vite ennuyée de toute monotonie. Une partie de l'opinion, oublieuse du dégoût et de l'inquiétude que lui avait causés, avant 1840, un régime de crises ministérielles incessantes, finissait par se lasser de voir au gouvernement les mêmes visages. D'ailleurs, si, en gardant longtemps le pouvoir, de ministres peuvent, par les services rendus, créer et fortifier leur clientèle, ils éveillent aussi forcément autour d'eux, par ce qu'ils font et par ce qu'ils ne font pas, des déceptions, des ressentiments, des jalousies, dont l'accumulation devient un véritable péril. Et puis, dans les luttes parlementaires de quelque durée, la situation est loin d'être égale entre eux et les opposants : ces derniers, après chaque défaite, sont libres de se retirer à l'écart, pendant un certain temps, pour restaurer leurs forces ; ainsi avait fait souvent M. Thiers ; les ministres, au contraire, ne sauraient s'éloigner, un seul instant, du champ de bataille ; ils doivent y demeurer quand même, exposés aux coups de leurs ennemis, aux exigences de leurs amis, aux surprises des événements ; de là souvent ce résultat bizarre que les blessures du vainqueur restent à vif et même s'enveniment, tandis que celles du vaincu se cicatrisent assez promptement. Quelles que fussent les raisons alléguées en faveur d'un
changement de ministère, elles se brisaient devant la volonté absolument
contraire du Roi. Déjà j'ai eu l'occasion de montrer quel était alors l'état
d'esprit de Louis-Philippe[8]. L'irritation que
lui avait causée la campagne des banquets, l'affermissait encore dans son
parti pris de ne rien céder à l'opposition. Et puis il se sentait tout à fait
rassuré sur la correction constitutionnelle de sa conduite. Pour rien au
monde, il n'eût cherché, comme Charles X, à gouverner contre la majorité.
Mais le pays, consulté en 1846, n'avait-il pas répondu en donnant au
ministère une majorité qui, depuis lors, lui était demeurée fidèle ? Après sa
chute, Louis-Philippe revenait volontiers sur cet argument qui lui paraissait
justifier sa conduite. Remarquez-le bien,
disait-il à un de ses visiteurs de Claremont, je
suis tombé en pleine constitution ! Mon ministère, dont on demandait la
chute, avait la majorité... Si, cédant aux
clameurs de l'opposition, j'avais spontanément brisé ce ministère, je n'étais
plus dans la pratique vraie du gouvernement constitutionnel. La France ne
voulait plus de mes ministres, prétendaient leurs adversaires. Mais cet
argument a été, de tout temps et dans tous les pays, l'arme de l'opposition...
C'est ce que la plus formidable des oppositions
disait à Pitt, lorsque, âgé de vingt-quatre ans, il prit les affaires. Pitt
ne se laissa pas convaincre. Après avoir essuyé quatorze défaites en trois
mois — mon ministère n'en avait pas encore subi une seule —, il désira savoir
si l'Angleterre pensait réellement comme l'opposition, et il fit appel aux
électeurs. Que répondirent-ils ? qu'ils étaient avec Pitt et non avec
l'opposition Fort de cette réponse, Pitt garda les affaires, et il les garda vingt
ans ! Mon gouvernement avait une situation bien plus belle que celle de Pitt
; la Chambre le soutenait, et le Roi, — un roi constitutionnel ! — lui devait
son franc et loyal support. D'ailleurs, je croyais, moi, dans mon âme et
conscience, que la politique suivie par mon ministère était la bonne, la
vraie[9]. Il ne manquait pourtant pas de gens, dans l'entourage du Roi, pour le pousser à se séparer de ce ministère. La cour était généralement défavorable à M. Guizot, dont elle jugeait l'impopularité dangereuse pour la monarchie. L'intendant de la liste civile, M. de Montalivet, professait cette idée avec une particulière insistance. Son jugement était, à la vérité, un peu suspect, car, depuis plusieurs années, il avait pris position contre le cabinet et s'était associé aux campagnes de M. Molé[10]. Appelé par ses fonctions à travailler deux ou trois fois par semaine avec le Roi, il en profitait pour lui signaler le mécontentement croissant de l'opinion. Plusieurs autres personnes, en mesure d'aborder le souverain, lui parlaient dans le même sens, telles le maréchal Gérard, le maréchal Sébastiani, M. Dupin, et enfin le préfet de la Seine, M. de Rambuteau, qui déclarait l'esprit de la bourgeoisie parisienne fort malade et ajoutait que la moindre écorchure amènerait la gangrène. Louis-Philippe ne voulait rien entendre et rabrouait même parfois assez rudement ces informateurs et ces conseillers malencontreux. M. d'Haubersaert, conseiller d'État, interrogé au retour d'une mission qui lui avait fait parcourir une partie de la France, rapportait au Roi qu'il y avait beaucoup d'agitation dans les esprits, que partout on demandait des réformes ; mais Louis-Philippe l'interrompait, à chaque mot, par des Non... Vous vous trompez... Je sais le contraire. L'effort pour inquiéter le Roi et le détacher de M. Guizot devait se continuer dans les premiers jours de la session. M. de Montalivet se fondait sur ce qu'il était colonel de la légion à cheval de la garde nationale, pour signaler à Louis-Philippe le mécontentement et la désaffection qui se manifestaient dans les rangs de la milice parisienne. Un jour, il avait fait de cet état d'esprit une peinture si sombre que, pour la première fois, le Roi parut ébranlé. Mais ce ne fut pas pour longtemps. Le surlendemain, comme Louis-Philippe travaillait avec son intendant, il lui dit : J'ai été ému avant-hier ; j'ai fait venir Duchâtel et Jacqueminot ; ils m'ont pleinement rassuré ! Cette maudite goutte vous rend pessimiste ! — Hélas ! Sire, répondit M. de Montalivet, c'est de l'aveuglement de vos ministres que vient le danger ! — Que peut me faire la garde nationale ? reprit le Roi. Je suis dans la Charte. Je n'en sortirai pas comme Charles X. Je suis donc inexpugnable. — La Chambre ne représente plus le pays ; la majorité est factice. La Charte a donné au Roi le pouvoir de dissoudre afin de rectifier les malentendus graves et profonds. — Vous voulez la réforme, vous ne l'aurez pas ! Non que je sois hostile à la réforme en elle-même, mais elle me mènerait par M. Molé à M. Thiers. Thiers, c'est la guerre ! et je ne veux pas voir anéantir ma politique de paix. D'ailleurs, si on me pousse, j'abdiquerai. Cette crainte de M. Thiers était alors l'un des sentiments dominants du Roi. Vous voulez, disait-il à M. Dupin, que je renvoie mon ministère et que j'appelle Molé. Je n'ai pas, vous le savez, la moindre répugnance pour Molé ; mais Molé échouera ; et après lui, que reste-t-il ? M. Thiers escorté de MM. Barrot et Duvergier qui voudront gouverner, qui m'ôteront tout pouvoir, qui bouleverseront ma politique ; non, non, mille fois non. J'ai une grande mission à remplir, non seulement en France, mais en Europe, celle de rétablir l'ordre... C'est là ma destinée ; c'est là ma gloire ; vous ne m'y ferez pas renoncer[11]. Quand ils se voyaient rebutés par le Roi, M. de Montalivet, le maréchal Gérard, M. Dupin, M. de Rambuteau allaient assez volontiers porter leurs alarmes à Madame Adélaïde. Depuis que Louis-Philippe et sa sœur avaient pu se réunir après la première dispersion de l'émigration, ils ne s'étaient pas quittés et, à vrai dire, ils ne faisaient qu'un. Confidente de toutes les pensées de son frère, associée à son travail, admise à lire tous ses papiers, presque constamment présente dans son cabinet, Madame Adélaïde ne représentait pas, dans cette communauté si étroite, l'élément le moins viril, et, chaque fois qu'une initiative hardie avait été prise, elle n'y avait pas été étrangère. Des événements douloureux auxquels sa famille avait été mêlée à la fin du siècle dernier, elle avait gardé une sorte de ressentiment contre les hommes et les idées de la droite, et, par suite, une tendance à se porter du côté opposé. Elle avait notamment peu de goût pour M. Guizot, et en entendre mal parler ne devait pas lui déplaire. Cela ne la déterminait pas cependant à presser son frère de changer son ministère. L'admiration passionnée qu'elle portait au Roi, le souci qu'elle avait de lui conserver la prépotence dans le gouvernement, la détournaient de le contredire ouvertement sur une question où il manifestait avoir une résolution si arrêtée et où il s'était à ce point engagé[12]. D'ailleurs, elle aussi était vieillie, fatiguée. Étant tombée malade dans les derniers jours de 1847, son état s'aggrava subitement, et elle succomba le 31 décembre. Sa mort, très douloureuse pour Louis-Philippe, fit dans le public l'effet d'un nouveau son d'alarme ajouté à tous ceux qui avaient retenti au cours de cette année néfaste ; l'impression générale fut que, privé de cet appui, le vieux roi serait plus faible pour résister aux crises qui pourraient éclater. Ce que Madame Adélaïde n'avait pas pu ou voulu tenter pour détacher le Roi de M. Guizot, personne autre dans la famille royale n'était en mesure de le faire. La Reine avait été un moment assez émue des rapports de M. de Montalivet ; mais le Roi, bien que lui étant très attaché et admirant beaucoup ses vertus, n'avait pas l'habitude de prendre ses avis sur les choses de la politique. Quant à la duchesse d'Orléans, à raison de ses sympathies anciennes et notoires pour les hommes et les idées du centre gauche, elle était un peu suspecte à son beau-père et ne pouvait prétendre à exercer sur lui aucune influence ; triste, inquiète, elle se tenait dans une grande réserve, se sentant observée avec quelque défiance, préoccupée moins d'agir elle-même que de n'être pas compromise par ceux qui s'agitaient parfois un peu indiscrètement autour d'elle. Parmi les fils du Roi, il en était qui ne cachaient pas leurs préventions contre la politique du cabinet, notamment le prince de Joinville. Mais si Louis-Philippe était un père très attaché à ses enfants, plein de sollicitude pour leur avenir, très fier de leurs brillantes qualités, il était aussi un chef de famille très jaloux de son autorité, permettant aux princes d'être les instruments, nullement les conseillers et encore moins les critiques de sa politique. Plusieurs fois, il avait manifesté son vif mécontentement quand quelqu'un d'entre eux s'était trouvé agir à l'encontre de ses idées. Ainsi était-il arrivé, notamment en 1844, lors de la publication de la note du prince de Joinville sur l'Etat des forces navales de la France[13]. A la fin de 1847, le bruit courait que, si ce même prince avait quitté son commandement dans la Méditerranée et s'il se disposait à aller passer l'hiver à Alger, c'était que son désaccord avec le Roi sur la politique extérieure et intérieure l'avait fait frapper d'une sorte de disgrâce[14]. Si Louis-Philippe ne voulait pas se séparer de son ministère, ne pouvait-il pas venir à la pensée du ministère lui-même de se retirer volontairement ? M. Guizot ne devait pas ignorer qu'il y avait, dans une partie des conservateurs, une réelle lassitude de la résistance, l'effroi des violences probables de la lutte, le désir d'une détente. Ajoutons qu'il n'estimait pas ses adversaires capables de garder longtemps sa succession. Une sortie volontaire, en pareil cas, pouvait donc être, de sa part, un acte de prudence et un calcul habile ; et puis elle avait quelque chose de fier et de hautain qui ne devait pas lui déplaire. Il ne paraît pas cependant en avoir eu un seul moment l'idée. Sa conduite ne saurait être expliquée par un vulgaire amour du pouvoir ; il était au-dessus d'un pareil sentiment, et, d'ailleurs, la possession de ce pouvoir avait vraiment alors peu d'agrément. M. Guizot se décidait uniquement par la conviction très sincère du bien qu'il pouvait faire au pays en restant et du mal qu'il lui ferait en tombant ; en cela, il songeait peu aux affaires intérieures, bien qu'il se fût fait scrupule de provoquer, par sa retraite, la dislocation d'une majorité conservatrice si laborieusement constituée ; il songeait surtout aux affaires étrangères qui étaient, on le sait, depuis quelque temps, sa préoccupation dominante. Il se sentait engagé, particulièrement en Suisse et en Italie, dans de grandes opérations diplomatiques, au terme desquelles il apercevait la France devenue l'arbitre de l'Europe ; la mission du comte Colloredo et du général de Radowitz à Paris l'autorisait à croire qu'il touchait à ce but. Or ces opérations, lui seul en possédait le secret et était en mesure de les conduire à bonne fin. C'était à raison de la confiance qu'il inspirait que les puissances continentales consentaient à se mettre derrière la France. On le lui répétait journellement de Vienne et de Berlin, et l'un des objets du voyage à Paris des plénipotentiaires autrichien et prussien était précisément d'examiner, avant de se lier définitivement, jusqu'à quel point on pouvait être assuré de la durée du ministère. Celui-ci tombé et les opposants installés à sa place, tout était interrompu, bouleversé ; plus de chance de voir jouer à la France le grand rôle rêvé pour elle ; elle s'éloignait des puissances continentales, se retrouvait à la merci de lord Palmerston, et n'était-il même pas à craindre qu'on ne l'engageât, en Italie, dans quelque aventure conduisant à la guerre, et à la guerre révolutionnaire ? Un ami du ministre, conseiller d'État et député, le comte de Saint-Aignan, était allé faire un voyage à Rome, à la fin de 1847 ; au moment de prendre congé de M. Rossi, il lui demanda ses commissions pour Paris. J'en aurais bien une, répondit l'ambassadeur, mais vous n'oseriez pas la faire. Sur la promesse d'une transmission fidèle, M. Rossi reprit : Eh bien, dites à M. Guizot qu'il est temps pour lui de s'en aller. M. de Saint-Aignan, qui ne s'était attendu à rien de pareil, ne laissait pas d'être assez embarrassé de son message. Néanmoins, aussitôt revenu à Paris, il s'en acquitta. M. Guizot ne parut ni surpris, ni choqué ; il ne cacha pas qu'à regarder seulement les affaires intérieures, il aurait été très tenté de céder la place à d'autres. Mais, ajouta-t-il, passez dans le cabinet de M. Génie ; il vous montrera les dernières dépêches que j'ai reçues de Londres, de Berne, de Vienne, de Berlin ; vous comprendrez alors pourquoi je ne puis m'en aller[15]. Doit-on beaucoup s'étonner de voir le ministre dans ce sentiment, quand un homme qui n'avait certes pas donné l'exemple d'un attachement immodéré au pouvoir, et qui avait même, dans d'autres circonstances, conseillé à M. Guizot de donner sa démission, le duc de Broglie, écrivait de Londres, le 16 décembre 1847 : Il est clair que le nouveau cabinet, quel qu'il soit, passera sous le joug de lord Palmerston et de M. Thiers, que la France prendra rang, derrière l'Angleterre, à la tête des radicaux de l'Europe ; cela est à peu près aussi certain qu'il est certain que deux et deux font quatre. J'en conclus qu'il n'y a pas pour la France ni pour l'Europe d'intérêt plus pressant que le maintien du cabinet, qu'il faut que le cabinet lui-même ne succombe qu'après avoir fait tout ce qu'il peut faire honorablement pour se conserver, et que les puissances conservatrices en Europe doivent faire également au maintien du cabinet tous les sacrifices que comportent leur honneur et leur dignité[16]. Toutefois, si M. Guizot croyait de son devoir de ne pas déserter son poste, il n'avait nulle envie de s'imposer à la couronne, et était prêt à se retirer au cas où celle-ci aurait la moindre hésitation. Il tenait d'autant plus à avoir sur ce point une explication très nette, qu'il n'ignorait pas tous les propos tenus contre lui à la cour, et que l'air parfois soucieux du Roi pouvait faire craindre qu'il n'en fût ébranlé. Avant donc de s'engager dans les luttes de la session, il voulut éprouver en quelque sorte la résolution du souverain et lui ouvrir la porte toute grande pour reculer s'il en avait la moindre velléité. Que le Roi, lui dit-il, ait la bonté d'y penser sérieusement ; la situation est grave et peut provoquer des résolutions graves ; on a réussi à donner à cette question de la réforme électorale et parlementaire une importance qu'en soi elle n'a pas, mais qui, dans l'état des esprits, est devenue réelle ; il n'est pas impossible que le Roi soit obligé de faire à cet égard quelque concession. — Que me dites-vous là ? s'écria Louis-Philippe avec un mouvement de vive impatience ; voulez-vous, vous aussi, m'abandonner, moi et là politique que nous avons soutenue ensemble ? — Non, Sire ; personne n'est plus convaincu que moi de la bonté de cette politique, et plus décidé à lui rester fidèle ; mais le Roi le sait par sa propre expérience : il y a, dans le gouvernement constitutionnel, des moments difficiles, des désagréments à subir, des défilés à passer. C'est sur le Roi lui-même, je le reconnais, non sur ses ministres, que pèsent les situations de ce genre ; les ministres qui n'y conviennent pas peuvent et doivent se retirer ; le Roi reste et doit rester. Si la question qui agite en ce moment le pays plaçait le Roi dans une nécessité semblable, il y aurait pour lui plus de déplaisir que de danger ; il trouverait, dans les rangs de l'opposition, des conseillers qui lui sont sincèrement attachés et qui accompliraient probablement ces réformes dans une mesure conciliable avec la sécurité de la monarchie. Et si cette mesure était dépassée, si les nouveaux conseillers du Roi ne contenaient pas le mouvement après l'avoir satisfait, si la politique d'ordre et de paix était sérieusement compromise, le Roi ne tarderait pas à retrouver, pour la relever, l'appui du pays. — Qui me le garantira ? Qui sait où peut me mener la pente où l'on veut que je me place ? On est près de tomber, quand on commence à descendre. Avec votre cabinet, je suis à l'abri des mauvais premiers pas. — Pas autant que je le voudrais, Sire ; le cabinet est bien attaqué ; il l'est non seulement dans la Chambré, dans le public ardent et bruyant ; il l'est quelquefois auprès du Roi lui-même, dans sa cour, plus haut encore peut-être. — C'est vrai, et je m'en désole : ils ont même inquiété et troublé un moment mon excellente reine ; mais, soyez tranquille, je l'ai bien raffermie ; elle tient à vous autant que moi. — J'en suis bien heureux, Sire, et bien reconnaissant ; mais tout cela fait, pour le cabinet, une situation bien tendue ; s'il doit en résulter une crise ministérielle, il vaut mieux, infiniment mieux, que la question soit résolue avant la réunion des Chambres et leurs débats. Aujourd'hui, le Roi peut changer son cabinet par prudence ; la lutte une fois engagée, il ne le changerait que par nécessité. — C'est précisément là ma raison pour vous garder aujourd'hui, s'écria le Roi ; vous savez bien, mon cher, ministre, que je suis parfaitement résolu à ne pas sortir du régime constitutionnel et à en accepter les nécessités, même déplaisantes ; mais, aujourd'hui, il n'y a point de nécessité constitutionnelle ; vous avez toujours eu la majorité. Si le régime constitutionnel veut que je me sépare de vous, j'obéirai à mon devoir constitutionnel ; mais je ne ferai pas le sacrifice d'avance, pour des idées que je n'approuve pas. Restez avec moi, défendez jusqu'au bout la politique que tous deux nous croyons bonne ; si on nous oblige à en sortir, que ceux qui nous y obligeront en aient seuls la responsabilité. — Je n'hésite pas, Sire ; j'ai cru de mon devoir d'appeler toute l'attention du Roi sur la gravité de la situation ; le cabinet aimerait mille fois mieux se retirer que de compromettre le Roi ; mais il ne l'abandonnera pas[17]. En effet, ainsi rassuré sur la résolution de la couronne, M. Guizot était prêt à aborder la lutte, sans hésitation, bien que sans illusion sur son extrême gravité. J'aurai besoin de tout ce que je puis avoir de force physique et morale, écrivait-il au duc de Broglie. Pourvu que je l'aie, je l'emploierai volontiers dans la situation actuelle, car elle me convient. Elle est vive, mais elle est nette. Au dedans et au dehors, nous sommes partout en face des radicaux, et plus je les regarde, plus je reconnais en eux l'ennemi[18]. Tous les membres du cabinet étaient prêts à suivre loyalement leur chef dans cette bataille ; mais tous n'y apportaient pas le même entrain. Parmi les plus ardents, les plus dévoués à la politique et à la personne de M. Guizot, était M. Hébert, nommé garde des sceaux le 14 mars précédent. D'autres, au contraire, étaient plutôt portés à prendre un peu ombrage de l'autorité que le nouveau président du conseil pourrait vouloir exercer sur eux. Celui-ci s'en était aperçu le jour où, préoccupé de remédier à ce que son cabinet avait d'un peu vieilli et fatigué, il avait songé à y adjoindre, en qualité de sous-secrétaires d'État, quatre jeunes députés, MM. de Goulard, Moulin, Magne et Béhic ; il dut reculer devant la résistance méfiante d'une partie de ses collègues. Les journaux avaient plus ou moins vent de ces petites difficultés intérieures et cherchaient naturellement à les grossir. Ils faisaient surtout grand bruit de l'hostilité sourde qui, à les entendre, continuait à exister entre M. Guizot et M. Duchâtel. Ils racontaient que l'élévation du premier à la présidence du conseil avait été faite contre l'opposition du second. Ce n'était pas exact. En admettant même qu'au fond, cette mesure n'eût pas été tout à fait agréable au ministre de l'intérieur, il avait eu le bon goût de n'y faire aucun obstacle et de l'approuver hautement. Ce qui était vrai, c'était la continuation de cette lassitude chagrine que nous avons déjà notée chez lui au commencement de l'année[19]. Elle se traduisait quelquefois par une certaine disposition critique à l'égard de son chef. A l'intérieur, bien que très opposé à la réforme, plus opposé même peut-être au fond que M. Guizot, qui, sans le Roi, n'eût pas eu scrupule à faire quelque concession, il jugeait la résistance du président du conseil trop hautaine et trop cassante dans la forme. Sur la politique étrangère, il trouvait plus encore à blâmer : ayant désapprouvé les mariages espagnols[20], il voyait de mauvais œil l'évolution vers l'Autriche qui s'en était suivie, et s'inquiétait d'entendre les journaux crier au rétablissement de la Sainte-Alliance ; j'ai déjà eu occasion, de mentionner la démarche faite par lui, à la fin de 1847, auprès de M. Guizot, pour lui demander de ne pas se séparer de l'Angleterre dans les affaires de Suisse[21]. Sans doute il ne mettait pas le public dans la confidence de ces dissentiments ; mais il s'en ouvrait avec des familiers qui n'étaient pas tous discrets. Il avait aussi des griefs d'un autre ordre. Son frère, M. Napoléon Duchâtel, préfet de la Haute-Garonne, avait eu la fantaisie peu justifiée de devenir ambassadeur, et il avait brigué la succession de M. Bresson à Madrid. M. Guizot ne crut pas pouvoir opposer un refus aux instances de son collègue, et la nomination fut convenue ; seulement, connue des journaux avant d'être réalisée, elle suscita une telle clameur qu'il ne put être question d'y donner suite. Le ministre de l'intérieur en fut mortifié et soupçonna le chef du cabinet du président du conseil, M. Génie, d'avoir perfidement ébruité la mesure pour en rendre l'exécution impossible, et d'avoir encouragé l'opposition en donnant à entendre que son ministre avait eu la main forcée et qu'il serait heureux de pouvoir se dégager. Toutefois, quelle que fût l'humeur de M. Duchâtel, elle ne lui faisait pas oublier les devoirs de sa situation, et l'opposition ne devait compter, non seulement, bien entendu, sur aucune trahison de sa part, mais sur aucune faiblesse. Il avait renoncé, pour le moment, à toutes les idées de démission qui, naguère, lui avaient traversé l'esprit. Bien que toujours assez fatigué du pouvoir, il lui aurait répugné d'avoir l'air de reculer devant la violence injurieuse de l'attaque et de fuir personnellement le péril auquel ses collègues resteraient exposés. Il n'était pas de ceux qui prennent leur retraite la veille d'une bataille. Il restait donc à son poste, faisait face à l'ennemi, et tout en prenant soin parfois de ne pas confondre absolument sa position avec celle de M. Guizot, il annonçait la résolution de prendre sa bonne part de la lutte qui allait s'ouvrir[22]. De cette lutte, personne alors ne pouvait préjuger l'issue. On savait seulement qu'elle serait violente, acharnée. Le ministère avait bien l'air d'être affaibli, mais l'opposition ne paraissait pas avoir gagné ce qu'il avait perdu. On se sentait dans une obscurité pleine d'angoisses et de menaces. Il ne faudrait pas en conclure cependant qu'on s'attendît au dénouement qui devait se produire à si bref délai. Comme j'ai déjà eu occasion de le noter, si l'imagination publique était oppressée de je ne sais quelle vague inquiétude, il n'y avait, à vrai dire, chez personne, la prévision nette et réfléchie que le gouvernement de Juillet pût être à la veille de sa chute. Fait remarquable, c'était chez les révolutionnaires qu'on était le plus éloigné de croire à une révolution prochaine. Les républicains, qui, dans les premières années de la monarchie, s'imaginaient toujours être sur le point de la jeter bas, étaient absolument revenus de ces illusions et ne croyaient plus à la possibilité d'un coup de force. Plusieurs d'entre eux, ne gardant pour la république qu'une préférence théorique, professaient hautement qu'il fallait se placer sur le terrain de la Charte et agir en parti constitutionnel ; cette idée avait été soutenue, au commencement de 1847, dans une brochure intitulée : Les Radicaux et la Charte, qui avait fait quelque bruit ; son auteur, M. Hippolyte Carnot, fils du conventionnel, était cependant un républicain notoire, et il avait donné, quelques années auparavant, un gage aux opinions avancées, en publiant les mémoires de Barrère, le plus odieux peut-être des hommes de 1793, et en les faisant précéder d'une préface apologétique[23]. M. Recurt, l'ancien président de la Société des Droits de l'homme, disait à M. Duvergier de Hauranne, auprès duquel il était assis au banquet du Château-Rouge : Je suis républicain, et je ne doute pas qu'un jour la république ne succède à la monarchie. Mais ce jour est loin, et, je vous le dis en conscience, dans l'état actuel des esprits et des mœurs, j'aurais la république dans ma main, que je me garderais de l'en laisser sortir. Le découragement avait pénétré jusque dans la fraction la plus violente du parti. Le journal la Réforme agonisait, faute d'abonnés et d'argent, et était à la veille d'interrompre sa publication. Les sociétés secrètes, désorganisées, ne comptaient guère plus de quinze cents adhérents. Au plus fort de l'agitation des banquets, en octobre 1847, un aventurier démagogue qui devait avoir son heure de célébrité, M. Caussidière, convoqua à Paris quelques meneurs de province pour examiner si réchauffement des esprits ne permettait pas de tenter un mouvement. L'idée, très mal accueillie, fut combattue notamment par l'un des chefs les plus influents des sociétés secrètes, l'ouvrier Albert, le futur membre du gouvernement provisoire. M. Ledru-Rollin, consulté, parut trouver très mauvais qu'on eût songé à le mêler à une entreprise aussi insensée ; il déclara, d'un ton assez sec, qu'aucune insurrection ne devait éclater, et que, par conséquent, il n'en était pas le chef[24]. A plus forte raison ne songeait-on pas à la possibilité
d'une révolution dans les rangs de l'opposition dynastique. On y avait même,
au fond, peu d'espoir de vaincre prochainement le ministère. Je dois le dire, a écrit depuis l'un des chefs de
ce parti, malgré les efforts de toutes les
oppositions, malgré l'agitation des banquets, malgré le mouvement qui
s'opérait visiblement dans l'opinion des classes moyennes, je croyais que,
pour plusieurs années, le roi Louis-Philippe et sa politique triompheraient
de toutes nos attaques[25]. Peut-être
faut-il voir dans cette double conviction et de la durée du ministère et de
la solidité du trône, une explication des violences où se laissèrent entraîner
des hommes sincèrement attachés à la monarchie. Ils étaient à la fois
exaspérés de se voir encore si loin du pouvoir et rassurés sur les
conséquences de la secousse qu'ils donnaient à la machine politique. Sur ce
dernier point, les principaux d'entre eux ont fait, après coup, des aveux
significatifs. Le Roi et ses ministres, a
écrit M. Odilon Barrot[26], étaient parvenus à nous faire partager leur fausse
sécurité ; ils nous rendirent, par cela même, moins défiants des suites de
l'agitation que nous avions dû provoquer pour répondre à leur défi. Même
langage chez M. Duvergier de Hauranne. L'opposition
constitutionnelle a certainement commis une erreur, a-t-il dit[27] ; elle a cru l'éducation politique du pays plus avancée et
la monarchie de 1830 plus solidement établie qu'elle ne l'était en effet.
M. Guizot, de son côté, s'associait à cette sorte de mea culpa et confessait l'excès de sa
confiance. Ce fut là, à cette époque, dit-il
dans ses Mémoires, et je suis persuadé qu'ils
ne me désavoueront pas, l'erreur commune de tous les hommes qui, dans les
rangs de l'opposition comme dans les nôtres, voulaient sincèrement le
maintien du gouvernement libre dont le pays entrait en possession. Nous avons
trop et trop tôt compté sur le bon sens et la prévoyance politique que répand
la longue pratique de la liberté ; nous avons cru le régime constitutionnel
plus fort qu'il ne l'était réellement[28]. Enfin, le vieux
roi exilé faisait, peu de temps avant sa mort, à M. Cuvillier-Fleury, cette
réflexion d'une philosophie attristée : Les
gouvernements en France ont plus de facilité à s'établir parce qu'ils sont
faibles, qu'à durer quand ils sont forts. Faibles, tout leur vient en aide.
Les bourgeois de Paris ne m'auraient pas renversé s'ils ne m'avaient cru
inébranlable. II Le 28 décembre 1847, les deux Chambres étaient réunies
pour entendre le discours du trône. Louis-Philippe, visiblement vieilli,
fatigué, attristé, en fit la lecture d'une voix sourde. Après un début où il
constatait l'amélioration de la situation économique et annonçait divers
projets, notamment sur la réduction du prix du sel et sur la réforme postale,
il passait aux questions étrangères ; loin d'y appeler la discussion, il se
renfermait dans des généralités peu contestables et se bornait à exprimer
l'espoir de voir maintenir la paix de l'Europe et l'ordre intérieur des États
; quelques phrases étaient dites sur la Suisse, mais le nom de l'Italie
n'était même pas prononcé. Un court paragraphe était consacré à l'Algérie et
à la nomination du duc d'Aumale. Venait enfin le passage le plus important,
celui par lequel le Roi entendait répondre à la campagne des banquets ; on
remarqua qu'en l'abordant, il fit effort pour l'affermir sa voix. Plus j'avance dans la vie, disait-il, plus je consacre, avec dévouement, au service de la
France, au soin de ses intérêts, de sa dignité, de son bonheur, tout ce que
Dieu m'a donné et me conserve encore d'activité et de force. Au milieu de
l'agitation que fomentent des passions ennemies ou aveugles, une conviction
m'anime et me soutient : c'est que nous possédons dans la monarchie
constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de l'État, les moyens
assurés de surmonter tous les obstacles et de satisfaire à tous les intérêts
moraux et matériels de notre chère patrie. Maintenons fermement, selon la
Charte, l'ordre social et toutes ses conditions. Garantissons fidèlement,
selon la Charte, les libertés publiques et tous leurs développements. Nous
transmettrons intact, aux générations qui viendront après nous, le dépôt qui
nous est confié, et elles nous béniront d'avoir fondé et défendu l'édifice à
l'abri duquel elles vivront libres et heureuses. Cette fin du discours
royal ne manquait pas de grandeur ; l'accent en avait même quelque chose de
touchant dans la bouche d'un souverain septuagénaire ; la phrase sur la
nécessité de garantir les libertés publiques et tous
leurs développements n'était pas d'une politique réactionnaire ; mais
tout cela fut pour ainsi dire inaperçu ; on ne vit, on ne voulut voir que ces
trois mots : passions ennemies ou aveugles qui se détachèrent du reste avec
un relief extraordinaire. La sévérité de ce langage indiquait de la part du gouvernement l'intention de faire tête à l'opposition. Comme l'écrivait alors un officieux, le ministère relevait le gant qui lui avait été jeté. On racontait dans les couloirs de la Chambre que, lors de la rédaction du discours, M. Guizot avait répondu à ceux de ses collègues qui eussent préféré un ton moins agressif : Je veux porter la guerre dans leur camp, et que le Roi avait ajouté : C'est à moi, à moi personnellement que les banquets se sont attaqués, et nous verrons qui sera le plus fort. Il n'y avait donc pas à s'étonner que l'opposition prît ces paroles comme une déclaration de guerre, ou plutôt comme l'acceptation de la guerre qu'elle-même avait déclarée. Mais elle fit plus ; elle feignit d'y voir une provocation inattendue, une insulte gratuite, une infraction aux convenances constitutionnelles qui ne permettaient pas de mêler le Roi aux querelles des partis. De là, dans tous ses journaux, de bruyants éclats de colère et d'indignation. Il est difficile de les prendre au sérieux et d'y voir autre chose, qu'une tactique peu sincère. Après tout, ce double qualificatif — ennemies ou aveugles — qui caractérisait avec tant de justesse le rôle des diverses fractions de la gauche, n'avait rien d'excessif ni dans le fond ni dans la forme. Sans doute, ce langage était placé dans la bouche du Roi, mais ne savait-on pas que le discours du trône devait être regardé comme l'œuvre du cabinet et engageait sa seule responsabilité ? Et puis vraiment, étaient-ils fondés à se plaindre qu'on ne les traitât pas avec assez de ménagements, ceux qui venaient, pendant la campagne des banquets, d'accabler d'outrages non seulement le ministère, mais le souverain ? Au sortir de la séance royale, les opposants de toutes nuances, — gauche, centre gauche, républicains, légitimistes, — se réunirent sous la présidence de M. Odilon Barrot. On agita s'il y aurait lieu de répondre à ce qu'on appelait la provocation de la couronne, par une démission en masse ; l'idée fut repoussée, et M. de Girardin demeura seul à vouloir résigner son mandat. Mais tous se proclamèrent résolus à une lutte à outrance. Le plus vif fut M. Thiers, qui, cependant, n'avait pas pris part personnellement aux banquets ; il déclara voir clans l'injure jetée du haut du trône à l'opposition presque entière un attentat véritable dont le châtiment ne devait pas se faire attendre. Quelques jours après, quand la Chambre vint, à l'occasion de la mort de Madame Adélaïde, apporter ses condoléances au Roi affligé, on remarqua l'abstention de presque tous les députés de l'opposition. Les radicaux, naturellement, ne pouvaient qu'encourager les dynastiques dans cette attitude d'hostilité contre le Roi lui-même. On n'a pas mesuré, disait le National, les coups qu'on porte à l'opposition ; qu'elle ne mesure pas davantage ceux qu'elle rendra... Toute faiblesse serait une déchéance. On l'accuse d'être aveugle ou ennemie, qu'elle accepte franchement le dilemme : il lui sera facile de prouver qu'elle n'est pas aveugle ; elle doit avoir le courage de l'autre position et aller jusqu'au bout. Si, par son accent militant, le discours du trône irritait
la gauche, il parut, du moins au début, affermir la majorité conservatrice. Celle-ci
se montra, dans ses premiers votes, plus consistante qu'on ne pouvait s'y
attendre après les incertitudes de la session de 1847 et dans l'état de
l'esprit public. Lors de la nomination du président, des vice-présidents et
des secrétaires de la Chambre, les candidats du ministère l'emportèrent à une
énorme majorité. Les élections du bureau sont
triomphantes pour le parti conservateur, écrivait M. de Viel-Castel[29], le 30 décembre
1847, et dépassent les espérances. Aussi, ce soir,
paraît-on très confiant dans les salons ministériels. Quelques jours
après, il s'agissait de nommer la commission de l'adresse ; les neuf élus
furent des partisans du cabinet. En même temps, arrivait à Paris, le 1er
janvier 1848, la nouvelle de la reddition d'Abd el-Kader. Ne pouvait-on pas,
après les tristesses de l'année précédente, la saluer comme un heureux
présage pour l'année qui commençait et comme un signe que la mauvaise veine
était enfin épuisée ? Sous ces impressions, il se produisait un certain
rassérènement chez les amis du ministère. Il y a
confiance dans le succès, écrivait, le 2 janvier, M. de Barante à un
de ses amis[30].
Le 6, le duc de Broglie mandait à son fils : La
situation ici est bonne, sans être excellente. La majorité est très bien
ralliée... Il y a néanmoins toujours du
trouble au fond des esprits. Les événements de l'année dernière ont laissé
leurs traces, et la majorité, quand elle se sent solidement établie,
recommence à rêver des projets de réforme et à chercher ce qu'elle pourra
faire pour démolir un peu quelque chose. Les bourses sont vides, les
économies sont consommées, le crédit et la confiance se rétablissent
lentement et péniblement. Il y aura du tirage pendant toute la session. M.
Guizot est content, confiant comme à son ordinaire. Duchâtel est bien, mais
il a moins d'ardeur et d'entrain. Le reste du ministère paraît de bonne espérance
et de bonne humeur[31]. III Suivant l'usage, la Chambre des pairs discuta la première son adresse : elle le fit avec une ampleur inaccoutumée et n'y consacra pas moins de huit séances, du 10 au 18 janvier. Au début et à la fin, il fut question de la politique intérieure ; mais, en dépit des excentricités tapageuses de MM. d'Alton-Shée et de Boissy, cette partie du débat n'eut pas grande importance ; on sentait que, sur ce sujet, les paroles décisives seraient dites dans une autre enceinte. La discussion sur les affaires extérieures eut plus d'éclat et mérite qu'on s'y arrête. On commença par l'Italie. M. de Montalembert et M. Pelet
de la Lozère ayant reproché au gouvernement de s'être montré trop tiède envers Pie IX, trop favorable à l'Autriche,
et d'avoir ainsi aliéné à la France les sympathies des Italiens, M. Guizot
saisit avec empressement l'occasion qui lui était offerte de faire la lumière
sur une politique jusqu'alors mal connue. Ses premiers mots furent pour
s'attaquer de front à un préjugé alors très répandu, même dans une partie des
conservateurs ; ce préjugé n'admettait pas que la France libérale pût, sans
commettre une sorte d'apostasie, devenir, dans quelque combinaison
diplomatique, l'alliée d'une puissance absolutiste[32]. — On fait, dit le ministre, retentir
les mots puissances absolutistes, Sainte-Alliance, pour me placer et vous
placer vous-mêmes d'avance sous le joug des sentiments que ces mots
réveillent. Je repousse ces fantômes qu'on rassemble autour de notre
politique ; j'écarte ces entraves dont on prétend la charger. Je me félicite
plus que personne de vivre dans un État constitutionnel et dans un pays libre
; mais les États constitutionnels et les pays libres ont besoin comme les
autres que leur politique aussi soit libre, qu'elle puisse s'éloigner ou se
rapprocher de telle ou telle combinaison, s'isoler ou se concerter avec telle
ou telle puissance, choisir enfin et agir suivant l'intérêt seul du pays,
dans la circonstance où elle est appelée à agir. Le gouvernement de Juillet
possède très légitimement cette liberté, car il l'a conquise à la sueur de
son front... Il est bien en droit de choisir
librement sa politique, sans qu'on puisse le soupçonner de déserter quelqu'un
des grands intérêts qu'il a si fermement défendus. Au nom du gouvernement que
j'ai l'honneur de représenter, je réclame et je pratique cette liberté
nécessaire ; et, en agissant ainsi, je crois mieux servir la révolution de
Juillet, je crois être plus fier pour elle et plus confiant dans ses
destinées que ceux qui veulent la cantonner dans je ne sais quelle politique
fatale, lui interdisant telle ou telle combinaison, tel ou tel mouvement dans
la sphère où se meuvent les grands États[33]. Après ce
préambule, le ministre exposa sa politique italienne telle que nous l'avons
vue à l'œuvre, à la fois favorable aux réformes régulières et en garde contre
les prétentions révolutionnaires et belliqueuses. Il ne méconnaissait pas
qu'une telle sagesse avait pu déplaire aux Italiens. Il
m'est arrivé, dit-il, de sacrifier la
popularité en France pour servir ce que je regardais comme la bonne cause et
l'intérêt bien entendu de mon pays ; je n'hésiterais pas davantage à le faire
en Italie. Je peux regretter la popularité ; la rechercher, jamais. A
ceux qui lui reprochaient d'avoir été trop tiède
envers Pie IX, il répondit en parlant magnifiquement du pontife réformateur
et du catholicisme[34]. Enfin, pour
montrer que sa politique avait été bien réellement celle qu'il venait
d'exposer, il termina en lisant, sans commentaire, l'une des nombreuses
lettres qu'il avait écrites à M. Rossi[35]. Cette simple
lecture eut un effet considérable. Ce fut comme une révélation inattendue
pour tous ceux qui, sur la foi des journaux, s'étaient fait une idée si
fausse de la conduite suivie en Italie. Les orateurs qui, comme M. Cousin,
s'apprêtaient à critiquer cette conduite, se sentirent désarmés, et la
Chambre n'eut plus qu'une pensée : s'associer aux idées exprimées par le ministre,
en en prenant acte ; elle se trouva unanime à voter un paragraphe
additionnel, témoignant sympathie et sollicitude pour le Saint-Père et pour
ses imitateurs. Après l'Italie, la Suisse. Attaquée par M. Pelet de la Lozère, la politique suivie par le ministère dans le conflit de la Diète et du Sonderbund eut la chance d'être défendue par M. le duc de Broglie, qui la connaissait pour en avoir été l'un des principaux agents. Celui-ci exposa, avec la précision et l'autorité habituelles de sa parole, la situation respective des cantons, les attentats de la Diète, le droit des puissances à se mêler de cette affaire, les efforts faits par la France pour arrêter le mal sans cependant se laisser entraîner dans une intervention armée. Il ne put sans doute dissimuler l'échec final : Le temps a manqué, dit-il tristement, et Dieu a permis que l'iniquité triomphât. Sur l'action diplomatique qui se continuait, il garda la plus grande réserve ; évidemment le gouvernement n'était pas pressé de mettre une opinion si prévenue contre tout ce qui lui paraissait avoir un air de Sainte-Alliance, dans la confidence des négociations alors suivies avec le comte Colloredo et le général de Radowitz. M. de Broglie se borna à déclarer que si le gouvernement n'avait pas réussi dans son œuvre de pacification, il avait du moins posé par là les bases d'une entente durable entre les puissances médiatrices. Ce discours, d'un sens politique si haut et si mesuré, avait fait excellente impression, et la question paraissait vidée, quand M. de Montalembert monta à la tribune. Dès ses premiers mots, il apparut que ce n'était plus l'opposant venant chercher querelle au cabinet ni même le chef du parti catholique apportant une doléance purement religieuse. Préludant au rôle qui allait devenir le sien dans les assemblées républicaines, l'orateur se plaçait au-dessus des divisions d'écoles ou de groupes et parlait au nom de la société menacée. Je tiens, dit-il, qu'on ne s'est battu, en Suisse, ni pour ni contre les Jésuites, ni pour ni contre la souveraineté cantonale ; on s'est battu contre vous et pour vous. (Sensation.) Et voici comment : on s'est battu pour la liberté sauvage, intolérante, irrégulière, hypocrite, contre la liberté tolérante, régulière, légale et sincère, dont vous êtes les représentants et les défenseurs dans le monde. (Très bien !)... Ainsi donc, je ne viens pas parler pour des vaincus, mais à des vaincus, vaincu moi-même à des vaincus, c'est-à-dire aux représentants de l'ordre social, de l'ordre régulier, de l'ordre libéral, qui vient d'être vaincu en Suisse et qui est menacé dans toute l'Europe par une nouvelle invasion de barbares. (Sensation.) Et alors, en traits de feu, il faisait un tableau de toutes les infamies commises en Suisse, montrant partout l'abus de la force, l'étouffement de la liberté, la violation de la foi jurée, la supériorité du nombre érigée en dogme et le mensonge servant d'arme et de parure à la violence. Lord Palmerston n'était pas oublié, et sa conduite était flétrie. Jamais parole plus vengeresse n'avait consolé la conscience publique attristée des défaites du bon droit. L'orateur insistait principalement sur ce que la bataille perdue en Suisse était la même qui se livrait en France. Il rappelait les banquets démagogiques fraternisant avec les vainqueurs du Sonderbund ; il signalait également l'évocation des pires souvenirs révolutionnaires, l'éclosion d'apologies terroristes auxquelles on assistait depuis un an. A M. de Lamartine qui avait dit : Nous ne voulons pas rouvrir le club des jacobins ! il répondait : Il est trop tard ; le club des jacobins est déjà rouvert, non pas en fait et dans la rue, mais dans les esprits, dans les cœurs, du moins dans certains esprits égarés par des sophismes sanguinaires, dans certains cœurs dépravés par ces exécrables romans qu'on décore du nom d'histoire et où l'apothéose de Voltaire sert d'introduction à l'apologie de Robespierre. (Approbation énergique et prolongée.) Puis, comme s'il avait eu une intuition prophétique de tout ce que devait être le radicalisme dans la seconde moitié du siècle, il s'écriait : Savez-vous ce que le radicalisme menace le plus ? Ce n'est pas au fond le pouvoir : le pouvoir est une nécessité de premier ordre pour toutes les sociétés ; il peut changer de mains, mais, tôt ou tard, il se retrouve debout ; il ne périt jamais tout entier. Ce n'est pas même la propriété : la propriété peut changer de mains, mais je ne crois pas encore à son anéantissement ou à sa transformation. Mais savez-vous ce qui peut périr chez tous les peuples ? C'est la liberté. (C'est vrai ! Approbation.) Ah ! oui, elle périt, et pendant de longs siècles elle disparaît. Et, pour ma part, je ne redoute rien tant, dans le triomphe de ce radicalisme, que la perte de la liberté. (Très bien !) Qu'on ne vienne pas dire que le radicalisme, c'est l'exagération du libéralisme ; non, c'en est l'antipode, c'est l'extrême opposé ; le radicalisme n'est que l'exagération du despotisme, rien autre chose ! (Très bien !) et jamais le despotisme n'affecta une forme plus odieuse. La liberté, c'est la tolérance raisonnée, volontaire ; le radicalisme, c'est l'intolérance absolue qui ne s'arrête que devant l'impossible... La liberté consacre les droits des minorités, le radicalisme les absorbe et les anéantit. Faisant alors un retour sur lui-même, l'orateur rappelait combien il avait toujours aimé la liberté. La liberté ! Ah ! je peux le dire sans phrase, elle a été l'idole de mon âme. (Mouvement.) Si j'ai quelque reproche à me faire, c'est de l'avoir trop aimée, aimée comme on aime quand on est jeune, c'est-à-dire sans mesure, sans frein. Mais je ne me le reproche pas, je ne le regrette pas ; je veux continuer à la servir, à l'aimer toujours, à croire en elle toujours ! (Très bien !) Et je crois ne l'avoir jamais plus aimée, jamais mieux servie qu'en ce jour où je m'efforce d'arracher le masque à ses ennemis qui se parent de ses couleurs, qui usurpent son drapeau pour la souiller, pour la déshonorer. (Marques unanimes et prolongées d'assentiment.) Devant un tel péril, M. de Montalembert n'avait pas grand cœur à s'arrêter longtemps aux petites critiques qu'il pouvait avoir à faire sur la conduite du cabinet ; aussi se hâtait-il de laisser les ministres pour s'adresser au pays. La France, disait-il en terminant, se trouve dans la situation que voici : le drapeau que vous avez vaincu à Lyon, en 1831 et en 1834, ce drapeau-là est aujourd'hui relevé de l'autre côté du Jura (sensation), et, ce qui est bien plus grave, il y est appuyé par l'Angleterre ! A l'intérieur, vous avez ce que vous n'aviez ni en 1831, ni en 1834, des sympathies avouées, publiques, croissantes pour la Convention et la Montagne... Je ne demande aucune mesure d'exception... Je demande que les honnêtes gens ouvrent les yeux... qu'ils s'arment d'une triple résolution à l'encontre des ennemis intérieurs et extérieurs qui nous menacent... Ne souffrons pas que les méchants aient seuls le monopole de l'énergie de l'audace... Que les honnêtes gens aient aussi l'énergie du bien... Que ce soit le principe de l'union entre nous tous qui voulons, au fond, la même chose : la liberté, l'ordre, la paix. Veillons surtout sur la liberté... N'oublions pas que cette liberté vient d'être immolée en Suisse, qu'elle a été trahie par l'Angleterre, mais que la France a pour destinée d'en être à jamais le drapeau et la sauvegarde. (Acclamations prolongées.) On se ferait difficilement une idée de l'effet produit par ce discours sur la Chambre haute. Ces vieux routiers de la politique, qu'on pouvait croire cuirassés contre toutes les émotions oratoires et qui étaient d'ailleurs habitués plus à contredire qu'à suivre M. de Montalembert, furent étrangement secoués, bouleversés, entraînés par sa parole. Presque à chaque phrase, c'étaient des frémissements, des trépignements, des bravos. Jamais on n'avait vu la vénérable assemblée dans un tel état de surexcitation[36]. Quand l'orateur revint à sa place, presque tous les pairs, et parmi eux M. le duc de Nemours, se précipitèrent pour le féliciter. M. Guizot, qui devait lui succéder a la tribune, renonça à la parole. Je ne partage pas, dit-il, toutes les idées exprimées par l'honorable préopinant ; je n'accepte point les reproches qu'il a adressés au gouvernement. Mais il a dit trop de grandes, bonnes et utiles vérités, et il les a dites avec un sentiment trop sincère et trop profond, pour que je veuille élever, en ce moment, un débat quelconque avec lui. Je ne mettrai pas, à la suite de tout ce qu'il vous a dit, une question purement politique, et encore moins une question personnelle. Le calme ne parvenant pas à se rétablir, il fallut suspendre la séance pendant quelque temps. Quand elle fut reprise, M. le comte de Saint-Priest, encore tout ému, demanda que la Chambre ordonnât l'impression du discours. Cette proposition eût été probablement votée d'enthousiasme, si le président n'eût rappelé les articles du règlement qui interdisaient toute mesure de ce genre. L'émotion ne demeura pas renfermée dans l'enceinte du Luxembourg. L'effet, notait un observateur[37], n'a guère été moins grand au dehors que dans la Chambre des pairs ; c'est un véritable événement. Tous les journaux, même les plus hostiles à M. de Montalembert, étaient obligés de constater son immense succès[38]. M. Marrast ne cachait pas à M. Louis Veuillot son admiration et exprimait le regret que le parti républicain n'eût pas un enragé éloquent comme celui-là[39]. M. Doudan écrivait à un de ses amis : J'aurais mieux aimé que ce fût un autre que M. de Montalembert qui eût ce grand succès. La Chambre des pairs en a été comme folle d'admiration durant plusieurs heures[40]. M. Sainte-Beuve, dans ses notes, tout en se défendant contre les idées développées dans ce discours, ne pouvait s'empêcher de constater l'enthousiasme sans exemple qu'il excitait dans les salons et qui n'était qu'un reflet affaibli de celui qu'il avait excité dans la haute Chambre[41]. Une impression si extraordinaire ne tenait pas seulement à l'éloquence de l'orateur, bien qu'il se fût élevé à des hauteurs qu'il n'avait pas encore atteintes ; elle ne tenait pas à sa passion, bien qu'elle n'eût jamais été aussi entraînante. Elle tenait surtout à ce qu'il venait de répondre à l'angoisse, jusque-là plus ou moins inconsciente, qui oppressait alors les âmes. Il avait éclairé, comme d'une lueur tragique, l'abîme vers lequel la France se sentait poussée, en même temps qu'il essayait de réveiller le courage un peu endormi de ceux que cet abîme épouvantait. C'était vraiment le cri d'alarme et le cri de guerre de la société en péril qu'il se trouvait avoir poussés. La discussion de l'adresse se prolongea, quelques jours encore, sans incident remarquable. Au vote sur l'ensemble, la minorité fut de 23 voix : le chiffre parut élevé pour la Chambre des pairs. IV Le débat du Luxembourg avait pu un moment attirer l'attention par le talent des orateurs ; mais le résultat n'en avait jamais été douteux pour personne. C'est au Palais-Bourbon que devait se livrer la grande bataille. Plus on en approchait, plus l'opinion se montrait nerveuse et inquiète. Le chroniqueur politique de la Revue des Deux Mondes, alors favorable au ministère, écrivait le 15 janvier : Le cabinet ne peut se dissimuler qu'il règne, dans l'opinion publique, et même dans l'esprit de beaucoup de ses amis, une sorte de panique, d'autant plus dangereuse qu'elle est indéterminée. Le Journal des Débats constatait lui-même, le 20 janvier, les rumeurs alarmantes qui de nouveau circulaient et se propageaient partout, sans qu'on en pût saisir l'origine. Des gens, ajoutait-il, viennent vous dire d'un air mystérieux que la situation est bien tendue. A voir certaines figures, à entendre certains discours, on croirait, pour parler le langage révolutionnaire, que nous sommes à la veille d'une journée... Il en reste, dans l'esprit public, une inquiétude vague. La Bourse baisse, et l'on finit par croire qu'il y a quelque chose, quoique personne ne puisse dire ce qu'il y a. Faut-il croire que l'idée d'une révolution prochaine commençait à se présenter à certains esprits ? Le roi des Belges, observateur perspicace, au cœur un peu sec, disait, vers cette époque, au duc régnant de Saxe-Cobourg : Mon beau-père sera sous peu chassé comme Charles X. La catastrophe éclatera inévitablement en France, et, par suite de cela, en Allemagne[42]. Contrairement à l'usage, la Chambre des députés ne commença pas par discuter son adresse. La gauche voulut avoir auparavant, en guise de prologue, une séance de scandale, ce qu'on appelait dans la session précédente une séance de corruption. Il lui parut qu'après avoir été réduit à défendre sa moralité contre des accusations outrageantes, le ministère apporterait moins d'autorité dans les grands débats politiques. Or, par une continuation de cette sorte de malchance mystérieuse qui pesait, depuis un an, sur le gouvernement, il venait précisément de se faire, au cours d'un procès privé, une révélation qui fournissait aux opposants une arme redoutable. Voici les faits tels qu'ils furent alors jetés aux quatre vents de la publicité par les intéressés eux-mêmes. M. Petit, ex-receveur des finances à Corbeil, était en procès avec sa femme, à laquelle il reprochait des relations coupables avec M. Bertin de Vaux, pair de France et l'un des propriétaires du Journal des Débats ; accusé à son tour d'avoir obtenu sa recette particulière grâce à la protection de l'homme qu'il présentait comme l'amant de sa femme, il fit rédiger par son avocat, M. Bethmont, député de la gauche, un mémoire destiné à sa justification, ou plutôt à sa vengeance. Ce mémoire ne pouvait nier l'entremise de M. Bertin, mais il exposait que M. Petit avait été nommé après avoir procuré au gouvernement, qui en avait besoin pour acquitter certaines promesses, la démission de plusieurs membres de la cour des comptes, et qu'il avait dédommagé ces derniers à prix d'argent, soit par une somme une fois payée, soit par une rente viagère. Ces marchés remontaient à 1841 et 1844 ; circonstance aggravante, ils avaient été négociés dans le cabinet de M. Génie, chef du secrétariat particulier de M. Guizot. Averti à l'avance de la publication du mémoire, et en pressentant le très fâcheux effet, le gouvernement essaya de l'empêcher ; il n'y réussit pas. Le mémoire fut lancé le 4 janvier, et l'un des premiers exemplaires fut remis au National, qui se hâta de reproduire les faits, en criant au scandale et à la corruption. On devine quel écho un pareil cri pouvait rencontrer dans une opinion encore tout émue des tristes débats de la session de 1847. Il paraît bien que ces achats de démission n'étaient pas chose nouvelle ; il y en avait eu soit avant, soit depuis 1830, et sous les ministères les plus divers[43]. Leur légalité avait même été débattue devant les tribunaux, et certains arrêts l'avaient admise. L'expédient avait semblé parfois utile pour corriger certains effets de l'inamovibilité et assurer une sorte de retraite à des fonctionnaires âgés et infirmes. Peut-être les souvenirs de la vénalité des charges avaient-ils empêché de bien voir le vice de semblables pratiques. Mais il n'en restait pas moins que c'était un abus, et qu'un gouvernement faisait fâcheuse figure quand il se laissait surprendre la main dans de pareils brocantages. Les amis du cabinet s'en rendaient bien compte. Cela produit beaucoup d'effet, écrivait l'un d'eux[44] ; les conservateurs se sentent mal à l'aise, et M. Guizot lui-même est très préoccupé. L'affaire Petit, comme on disait alors, fut discutée le 21 janvier, à la Chambre des députés, sur une interpellation de M. Odilon Barrot. La veille, le ministère, pour marquer l'attitude qu'il entendait prendre, avait déposé un projet interdisant et réprimant les démissions données à raison d'une compensation pécuniaire. L'attaque fut vive. M. Odilon Barrot s'indigna avec une solennité déclamatoire ; M. Dupin protesta au nom de la dignité de la magistrature ; M. Dufaure fut l'adversaire le plus redoutable, très âpre sous son apparente modération. Derrière ces chefs d'emploi, s'agitait bruyamment le chœur des interrupteurs, manifestant, par ses gestes, par ses cris, par ses injures, le dégoût, le mépris, l'horreur que lui inspirait un gouvernement si corrompu. La tactique était visiblement de faire concentrer tous les coups sur le président du conseil. L'opposition voulait profiter de ce que le marché avait été fait dans le cabinet de M. Génie et, en quelque sorte, sous les yeux de M. Guizot, pour atteindre ce dernier dans son renom, jusqu'alors incontesté, d'austérité. On veut l'abattre à force de clameurs, écrivait M. de Barante[45]. Mais M. Guizot n'était pas de ceux auxquels on faisait ainsi courber la tête. Il répondit avec une hauteur attristée. Sans discuter le détail des faits, sans plaider l'ignorance personnelle, sans opposer scandale à scandale par l'étalage de ce qui avait été fait sous d'autres ministères, il se borna à affirmer que l'abus était ancien, mais il reconnut que c'était un abus, annonça sa résolution de le proscrire à l'avenir, et déclara que, depuis plus de deux ans déjà, il avait cessé. Il ne se plaignait pas de voir de nouvelles susceptibilités morales s'introduire dans les mœurs, de voir tomber devant la publicité, devant l'élévation croissante des sentiments, des usages longtemps tolérés. Il demandait seulement que ce progrès ne rendît pas injuste envers le passé. De la part de l'opposition, sans doute, il savait n'avoir pas à attendre d'équité. Cependant, ajoutait-il, en présence d'hommes qui ont voué leur vie entière à la cause de l'ordre et des libertés du pays... en présence d'hommes que jamais, dans la pensée même de leurs adversaires, aucun intérêt personnel, autre que celui du pouvoir dont ils sont chargés, n'a fait agir, il me semble que ce qui se passe aujourd'hui devant vous dépasse la limite ordinaire des atteintes portées à la justice ou à la vérité... Je n'ai pas un mot de plus à dire à l'opposition. Quant à mes amis, ce n'est pas moi qui les découragerai jamais d'être aussi vigilants et aussi exigeants qu'ils le pourront dans la cause de la moralité publique et privée... Je demande seulement au parti conservateur de se souvenir toujours que les hommes qu'il honore de sa confiance ont recueilli de nos temps orageux un héritage très mêlé... Nous travaillons incessamment à régler, à épurer cet héritage... S'il a la confiance que c'est là ce que nous faisons, qu'alors il se souvienne que l'œuvre est très difficile, quelquefois très amère, et que nous avons besoin de n'être pas un instant affaiblis dans ce rude travail. Nous avons besoin que le parti conservateur voie toujours les choses exactement comme elles sont, sans faiblesse et sans charlatanerie. Nous avons besoin qu'il nous soutienne de toute sa force. Si le moindre affaiblissement devait nous venir de lui dans la tâche difficile que nous poursuivons, je n'hésite pas à dire que, pour mon compte et pour celui de mes amis, nous ne l'accepterions pas un instant. Ainsi mise en demeure, la Chambre ne manqua pas au cabinet ; par 225 voix contre 146, elle déclara sa confiance dans la volonté exprimée par le gouvernement et dans l'efficacité des mesures qui devaient prévenir le retour d'un ancien et regrettable abus. La victoire paraissait complète. M. Guizot s'était tiré avec habileté et dignité d'une situation difficile. Force était cependant d'avouer que le ministère sortait affaibli de ce débat. Tout en votant pour lui et en étant convaincue que ses accusateurs eussent fait pis encore, la majorité n'avait pas caché sa tristesse. Il est toujours fâcheux, pour un gouvernement, d'avoir à se défendre contre de telles attaques, fût-il absolument innocent, ce qui n'était pas alors le cas[46]. Toutefois l'opposition dynastique, qui avait mené cette campagne avec tant de passion, avait-elle sujet de se féliciter du résultat ? Le discrédit qu'elle avait cherché à faire tomber sur le cabinet rejaillissait sur le régime tout entier, sur la classe gouvernante sans distinction de gauche ou de droite. De pareilles journées ne profitaient en réalité qu'aux révolutionnaires et aux socialistes. V Le lendemain même de l'orageux débat sur l'affaire Petit, la Chambre des députés commençait la discussion de son adresse. La première bataille ; qui ne dura pas moins de trois jours[47], porta sur la question financière. D'ordinaire cette question était renvoyée au budget. Mais les meneurs croyaient qu'elle fournissait, cette année, un terrain d'attaque exceptionnellement favorable, et ils étaient impatients d'en profiter. On se rappelle, en effet, le contre-coup fâcheux qu'avait eu sur les finances la mauvaise récolte de 1846[48]. Depuis lors, sans doute, la situation s'était notablement améliorée : l'excellente récolte de 1847 avait ramené l'abondance et le bas prix des subsistances ; plus aucune crainte d'embarras monétaires ; les affaires étaient redevenues actives ; le revenu des contributions indirectes, en recul assez marqué pendant le premier semestre de 1847, avait repris sa marche en avant pendant le second, si bien que le résultat total de l'année se trouvait à peu près égal à celui de 1846 : fait d'autant plus remarquable que le malaise persistait en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Angleterre surtout, où le déchet des impôts indirects pour 1847 n'était pas moindre de 55 millions. Toutefois, si la crise économique semblait à sa fin, les difficultés qui en étaient résultées pour nos finances n'avaient pu disparaître aussi vite ; c'étaient ces difficultés dont l'opposition croyait pouvoir se faire une arme contre le cabinet. M. Thiers mena l'attaque. Pendant deux jours entiers, il fut presque constamment sur la brèche, critiquant, répliquant, interrompant, avec une verve qui ne faiblit pas un moment. Il excellait à illuminer, à animer, à vivifier ces matières d'ordinaire assez ternes, lourdes et arides. Si habile discuteur qu'il fût, il trouva un contradicteur capable de lui tenir tête ; ce fut M. Duchâtel, qui se surpassa en cette circonstance, moins brillant que M. Thiers, mais non moins lumineux et d'une doctrine financière plus sûre, plus large et plus neuve. Quand, par exemple, M. Thiers déclarait l'épargne française incapable de fournir, sans tarir les sources où s'alimentaient le commerce et l'industrie, les 300 millions que l'État et les compagnies s'apprêtaient à lui demander annuellement pour les travaux de chemins de fer, il était singulièrement en retard, et sa conclusion, qui tendait à ralentir la construction de notre réseau ferré, eût été désastreuse. Quand, au contraire, M. Duchâtel rappelait qu'on pouvait alléger les charges de l'État, non seulement en diminuant ses dépenses, mais aussi en accroissant ses ressources ; quand il soutenait que certaines dépenses étaient fécondes, et qu'il exposait les avantages de la politique financière du faire valoir, son idée était juste, à condition d'être appliquée avec mesure et de ne pas servir d'excuse au gaspillage. Tout le discours de M. Thiers tendait à présenter la situation comme dangereuse et très gravement compromise par ce qu'il appelait les folies de la paix : à son avis, avec des finances aussi engagées, il eût fallu être garanti contre tout péril de guerre ; or il croyait qu'on ne l'était plus depuis les mariages espagnols ; aussi terminait-il par ce coup de tocsin : Je quitte cette tribune, profondément alarmé. M. Duchâtel répondait que la situation financière commandait une grande prudence, une salutaire réserve, mais qu'elle ne devait pas inspirer le découragement. Il se croyait sûr de pouvoir conduire à bien, sans dommage et sans péril pour le pays, les grandes entreprises commencées. Entre le pessimisme de M. Thiers et l'optimisme relatif de M. Duchâtel, que faut-il croire ? La vérité est qu'on était alors en train de réparer les suites de la crise de 1847 : ce travail de réparation, analogue à celui que le gouvernement de Juillet avait déjà mené à bonne fin après 1830 et après 1840, n'était pas terminé, mais le plan en était tracé, et l'on pouvait entrevoir le moment où les choses seraient rétablies dans leur état normal. En ce qui touchait le budget ordinaire, si celui de 1847 se soldait par un gros déficit de 109 millions, on s'attendait, pour 1848, à un déficit beaucoup moindre, et on croyait pouvoir promettre le retour à l'équilibre pour 1849. La principale difficulté venait, on le sait, du budget extraordinaire et des travaux de chemins de fer et autres, mis provisoirement à la charge de la dette flottante jusqu'à ce qu'on pût y appliquer les réserves de l'amortissement. Ces réserves se trouvant, pour le moment, absorbées par les découverts du budget, la dette flottante avait rapidement grossi ; elle atteignait, le 1er janvier 1848, 630 millions, sur lesquels 285 millions de bons du Trésor à court terme, et environ 143 millions de comptes courants des caisses d'épargne ou des correspondants du Trésor. Il y avait là évidemment un chiffre trop élevé d'engagements à vue ou à brève échéance ; il pouvait en résulter, en cas de crise, de graves embarras ; sur ce point, les critiques de M. Thiers étaient en partie fondées. Ajoutons que les travaux publics étaient loin d'être terminés ; tels qu'ils avaient été fixés par la loi du 11 juin 1842 sur les chemins de fer et par les lois successives qui l'avaient complétée, ils s'élevaient à un milliard 109 millions ; sur cette somme, 412 millions seulement avaient été dépensés : il restait donc encore à pourvoir, pour les années suivantes, après de 700 millions ; la dépense à faire de ce chef pour 1848 était fixée à 150 millions. Cet avenir effrayait M. Thiers, qui croyait voir déjà la dette flottante à 800 millions. Il oubliait les deux causes qui devaient l'alléger. C'était d'abord l'emprunt de 350 millions que la loi du 8 août 1847 avait autorisé précisément dans ce dessein[49] ; sur cette somme, 250 millions avaient été émis en rentes 3 pour 100 et adjugées, le 10 novembre 1847, à la maison Rothschild, au taux de 75 fr. 25[50] ; les versements des adjudicataires étaient échelonnés jusqu'en novembre 1849[51]. La dette flottante devait aussi être dégagée par les remboursements que les compagnies de chemins de fer auraient à effectuer et qui s'élevaient à 205 millions. Grâce à cette double cause d'allégement, le gouvernement croyait pouvoir affirmer que la dette flottante ne s'augmenterait pas, et que bientôt même elle commencerait à diminuer. En effet, d'après ses calculs, en 1848 ou au plus tard en 1849, tous les déficits des budgets antérieurs seraient éteints par les réserves de l'amortissement qui s'élevaient maintenant à environ 90 millions par an. Ces réserves, devenues ainsi disponibles, pourraient alors être affectées aux travaux extraordinaires et dégageraient d'autant la dette flottante. En somme, en réunissant les 350 millions de l'emprunt, les 205 millions dus par les compagnies et les réserves de l'amortissement, on calculait que vers 1855 on aurait terminé la liquidation de cette colossale entreprise, et que la dette flottante serait absolument dégagée. On aurait ainsi fait pour plus de 1.100 millions de travaux extraordinaires, presque tous productifs, en n'augmentant la dette publique que d'un capital de 350 millions. Ces calculs supposaient, il est vrai, qu'aucun événement ne viendrait d'ici là compromettre la paix extérieure ou la prospérité intérieure, et, par suite, détruire l'équilibre du budget ordinaire ; qu'il n'y aurait aucun danger de guerre comme en 1840, aucune mauvaise récolte comme en 1846. C'était là évidemment le côté faible de la combinaison ; on n'y faisait pas assez la part des accidents possibles. Toutefois, peut-on reprocher au gouvernement de n'avoir pas prévu la catastrophe qui allait éclater et de ne s'être pas préparé financièrement à son propre renversement ? D'ailleurs, quelles précautions eussent pu prévenir les conséquences d'une révolution donnant le signal d'une panique universelle, arrêtant brusquement toutes les affaires, tarissant les impôts, ruinant le crédit, et provoquant le retrait en masse des dépôts faits aux caisses d'épargne ? Les auteurs de cette révolution, placés en face de l'effroyable crise économique dont ils avaient toute la responsabilité, ont essayé de la rejeter sur le régime déchu ; ils ont osé proclamer qu'à la veille des journées de Février, la banqueroute était imminente, et que la République seule en avait sauvé la France[52]. Pur mensonge dont il est facile aujourd'hui de faire justice. C'est après et non avant la chute de la monarchie qu'il y a eu menace de banqueroute ; et la faute en était à ceux qui avaient déchaîné la révolution et ne parvenaient pas, en dépit du mot de l'un d'eux, à faire de l'ordre avec du désordre. Et maintenant si l'on cherche à juger dans son ensemble la politique financière de la monarchie de Juillet, sans s'arrêter aux embarras passagers dans lesquels elle se trouvait encore engagée à la veille de sa chute, certains grands faits ressortent avec netteté. D'abord, loin d'avoir augmenté les impôts, elle les a réduits ; si elle a ajouté 16 millions au principal de la contribution personnelle et mobilière et de la taxe sur les portes et fenêtres, elle a fait des dégrèvements pour plus de 60 millions, notamment sur l'impôt dés boissons et sur la loterie ; l'accroissement d'environ 300 millions qui s'est produit dans le revenu des contributions indirectes a été dû au développement de la richesse publique. En second lieu, elle a très peu emprunté : les rentes perpétuelles étaient, à la fin de la Restauration, de 202 millions, soit, si on en défalque environ 38 millions appartenant à la caisse de l'amortissement, 164 millions ; elles s'élevaient, en 1848, à 244 millions, soit, en en défalquant aussi 67 millions de rentes de la caisse d'amortissement, 177 millions. Ce n'est donc qu'une augmentation de 13 millions pour les dix-huit années du règne, chiffre singulièrement minime si l'on songe que le total des rentes dépasse actuellement 900 millions. A la vérité, pour être absolument exact, les 13 millions devraient être augmentés des 8 à 9 millions de rentes dont l'émission, autorisée par la loi du 8 août 1847, n'a pu être réalisée avant la chute de la monarchie ; cette émission, en effet, était nécessaire pour dégager la dette flottante. Ajoutons enfin que, parmi les 67 millions de rentes appartenant en 1848 à la caisse d'amortissement, toutes ne provenaient pas, comme en 1830, de rachats ; 38 millions provenaient de la consolidation des fonds des caisses d'épargne. Malgré ces deux dernières observations, la monarchie de Juillet n'en doit pas moins être considérée comme ayant usé très discrètement de l'emprunt. Et cependant, sans impôts nouveaux, avec des emprunts si réduits, elle a fait plus de 1.600 millions de travaux extraordinaires ; elle a dépensé plus d'un milliard pour la conquête de l'Algérie ; elle a créé l'instruction primaire ; elle a transmis à ses successeurs une armée en parfait état ; elle a laissé un pays dont toutes les ressources avaient été ménagées et qui était en plein développement économique. Jamais on n'a fait autant pour l'avenir, en le grevant aussi peu. Devant ces résultats, que pèsent certaines difficultés momentanées, ou même certaines fautes de gestion ? L'histoire est obligée de reconnaître qu'en dehors de la Restauration, aucun autre des régimes qui se sont succédé en France dans ce siècle ne se présente avec un pareil bilan. VI La discussion sur les finances avait été vive, mais honorable. A peine fut-elle finie que la Chambre retomba dans le scandale. M. Billault avait présenté un amendement demandant au gouvernement de travailler sans relâche à développer la moralité des populations et de ne plus s'exposer à l'affaiblir par de funestes exemples. C'était vouloir infliger au cabinet une sorte de flétrissure infamante. La présentation d'un tel amendement par un homme qui n'appartenait pas aux opinions extrêmes, et qui avait même refusé de s'associer aux banquets, montrait à quel degré d'animosité en était venue l'opposition de toutes nuances. Le débat[53] commença toutefois par un discours d'une inspiration supérieure à l'amendement qu'il venait appuyer. J'ai déjà eu occasion de marquer le rôle parlementaire de M. de Tocqueville, et comment, chez lui, la vue naturellement haute et lointaine du moraliste politique se trouvait parfois rabaissée et raccourcie par les préoccupations de l'homme de parti[54]. Cette dualité ne fut jamais plus apparente que dans le discours du 27 janvier 1848. Le moraliste politique s'y montrait d'abord dans des avertissements d'une clairvoyance vraiment prophétique. Pour la première fois depuis quinze ans, disait-il, j'éprouve une certaine crainte pour l'avenir... pour la première fois, existe, dans le pays, le sentiment, l'instinct de l'instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois les fait naître On dit qu'il n'y a point de péril parce qu'il n'y a pas d'émeute ; on dit que, comme il n'y a pas de désordre matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous. Messieurs, je crois que vous vous trompez. Sans doute le désordre n'est pas dans les faits, mais il est entré profondément dans les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières qui, aujourd'hui, je le reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu'elles ne sont pas tourmentées par les passions politiques proprement dites, au même degré où elles ont été tourmentées jadis ; mais ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont devenues sociales ? Ne voyez-vous pas qu'il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées qui ne vont pas seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement, mais la société même, à l'ébranler sur les bases sur lesquelles elle repose aujourd'hui ? Ne voyez-vous pas que peu à peu il se dit dans leur sein que tout ce qui se trouve au-dessus d'elles est incapable et indigne de les gouverner ; que la division des biens, faite jusqu'à présent dans le monde, est injuste ; que la propriété repose sur des bases qui ne sont pas les bases équitables ? Et ne croyez-vous pas que quand de telles opinions prennent racine, quand elles se répandent d'une manière presque générale, quand elles descendent profondément dans les masses, elles amènent, tôt ou tard, je ne sais pas quand, je ne sais pas comment, mais elles amènent tôt ou tard les révolutions les plus redoutables ? Telle est, messieurs, ma conviction profonde ; je crois que nous nous endormons à l'heure qu'il est sur un volcan. Revenant sur la même idée, à la fin de son discours, il s'écriait avec une véritable angoisse : Est-ce que vous ne ressentez pas, par une sorte d'intuition instinctive qui ne peut s'analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe ? Est-ce que vous ne sentez pas, que dirai-je ? un vent de révolution qui est dans l'air ? Est-ce que vous avez, à l'heure où nous sommes, la certitude d'un lendemain ? Est-ce que vous savez ce qui peut arriver en France, d'ici à un an, à un mois, à un jour peut-être ? Vous l'ignorez ; mais ce que vous savez, c'est que la tempête est à l'horizon, c'est qu'elle marche sur vous. Vous laisserez-vous prévenir par elle ? Messieurs, je vous supplie de ne pas le faire ; je me mettrais volontiers à genoux devant vous, tant je crois le danger réel et sérieux, tant je pense que le signaler n'est pas recourir à une vaine forme de rhétorique. On ne relit pas aujourd'hui sans émotion ces paroles auxquelles l'événement est venu donner une si prompte et si tragique confirmation. Sur le moment, cependant, elles produisirent peu d'effet : l'opinion n'en fut pas remuée et effrayée, comme elle l'avait été par le discours de M. de Montalembert. Cette différence ne tenait pas seulement à ce que l'éloquence de M. de Tocqueville était de nature plus froide et moins communicative ; elle tenait surtout à ce que, par d'autres côtés, sa thèse paraissait être une thèse de parti, et qu'à ce titre son pessimisme devenait suspect. En effet, quelle était sa conclusion ? Il ne disait pas : Oublions nos misérables querelles ; unissons-nous contre le danger commun ; faisons tous notre mea culpa de fautes qui sont celles, non de tel parti, de tel gouvernement, de tel ministère, mais d'une société où les révolutions politiques ont détruit les traditions, les principes, les croyances, et où la révolution économique menace d'aboutir à une sorte de matérialisme aussi dépravant pour les hautes classes qu'irritant pour les classes inférieures ; travaillons ensemble à refaire les mœurs publiques de la France. Non, il retombait dans les griefs courants de l'opposition ; on eût dit qu'il ne parlait de la dégradation des mœurs publiques que pour en imputer la responsabilité au ministère, et il offrait comme remède au péril si effrayant qu'il dénonçait, la réforme électorale et le remplacement de M. Guizot par M. Thiers. En dépit de cette conclusion, M. de Tocqueville s'était
tenu généralement sur des hauteurs où les adversaires du cabinet
n'entendaient pas se placer. Le signataire de l'amendement, M. Billault, lui
restitua sa vraie portée, en rassemblant, dans un discours d'une acrimonie
froide et venimeuse, tous les scandales réels ou imaginaires, exploités
depuis un an par l'opposition. Conformément à la tactique qui s'était déjà
manifestée lors de l'affaire Petit, il
chercha à faire retomber le poids infamant de ces scandales sur M. Guizot. Jusqu'à présent, disait-il, la situation personnelle de M. le président du conseil avait donné à
l'éloquence de sa parole une influence considérable. Jusqu'à présent, tous
les reproches de corruption, de mauvais moyens, d'abus d'influence venaient
mourir, au pied de cette tribune, devant l'austère magnificence de sa figure
oratoire. Mais nous commençons à connaître les secrets intimes de cet
extérieur éclatant. Nous savons que, derrière ce mirage oratoire qui
enthousiasmait la majorité et qui frappait le pays, se cachent des pratiques
dont l'influence est moins brillante, mais plus sûre. Tous les regards
étaient fixés sur le président du conseil. La tête renversée, plus pâle
encore que. de coutume, d'une effrayante immobilité, son émotion ne se
trahissait que par les éclairs qui, de temps à autre, jaillissaient de ses
yeux. Il dédaigna de répondre. Ce fut un membre de la majorité, M. Janvier,
qui vint déplorer le tour pris par le débat ; il termina par cette grave
leçon à l'adresse de l'opposition constitutionnelle : Elle travaille, dit-il, à faire des
ruines sous lesquelles nous serions écrasés en commun. Pourtant elle a été
durement avertie. On ne reprochera pas aux radicaux d'avoir fait de
l'hypocrisie ; ils ont montré une formidable, une implacable sincérité ; ils
se sont réservé, une fois le parti conservateur abattu, de régler leur compte
avec les dynastiques, comme ils les nomment. Les radicaux sont de terribles
logiciens ; ils ne tarderont pas à se prévaloir des arguments de leurs alliés
d'un jour pour démontrer qu'il faut couper jusque dans sa racine l'arbre qui,
depuis dix-huit ans, n'a produit que de mauvais fruits. La leçon ne
fut pas entendue, et ceux à qui elle était adressée n'en continuèrent pas
moins leur vilaine besogne. A la séance suivante, M. de Malleville descendit
à des personnalités plus mesquines encore ; comme M. Billault, il visait
principalement M. Guizot ; il se complaisait à montrer le souverain pontife du parti conservateur mêlé à
d'indignes tripotages, recéleur de démissions achetées à prix d'argent.
Le garde des sceaux ayant répondu, M. de Girardin en prit prétexte pour lui
lancer de grossières injures, visiblement inspirées par les plus méprisables
rancunes. Plus on allait, plus le débat s'abaissait. La Chambre finit par en
ressentir honte et dégoût. M. Dufaure, tout en se prononçant pour
l'amendement, jugea nécessaire de désavouer les personnalités par lesquelles
on l'avait appuyé. Après quelques mots de M. Duchâtel, cet amendement fut
repoussé, par assis et levé, à une grande majorité. En dépit du vote, les journaux de gauche se félicitaient
du débat : avec une sorte de joie féroce, ils comparaient les moyens de
discussion employés par l'opposition à des coups de
stylet ; ils proclamaient que M. Guizot avait été condamné non
seulement dans sa politique, mais clans sa probité, dans son honneur, et ils
saluaient d'avance le procès qui devait le conduire
où son collègue Teste l'attendait. La vérité était que cette violence
finissait par faire un tort sérieux au ministère. M. de Barante, dans une
lettre à un ami, après avoir constaté que ce qui se passait à la Chambre n'était plus une discussion parlementaire, mais une vraie
guerre civile où l'on veut détruire son ennemi par tous les moyens,
ajoutait : Cette situation afflige et effraye un
grand nombre de conservateurs. Les uns lâchent pied ; les autres cherchent
des conciliations ; beaucoup sont portés au blâme et au mécontentement.
Il disait encore, dans une autre lettre : Une partie
des conservateurs savent mauvais gré à M. Guizot d'avoir tant d'ennemis[55]. VII Heureusement, pour l'honneur des derniers jours du régime parlementaire, le débat se releva avec les affaires extérieures. L'Italie occupa deux séances[56] ; la Suisse, trois[57]. M. de Lamartine, qui n'avait pas paru à la tribune depuis dix-huit mois, ouvrit le feu sur la question italienne : sa harangue, plus sentimentale que politique, plus déclamatoire qu'éloquente, fut ce qu'on pouvait attendre de l'auteur de l'Histoire des Girondins. Avec de grandes phrases sur la sympathie due aux peuples opprimés, il accusa le gouvernement de s'être montré d'une partialité inqualifiable pour le seul antique ennemi de la France, la maison d'Autriche, et d'avoir travaillé à maintenir, au delà des Alpes, l'oppression étrangère, les abus, le morcellement et l'impuissance des États italiens ; puis, généralisant son grief, il s'écria : Depuis les mariages espagnols, il a fallu que la France, à l'inverse de sa nature, à l'inverse des siècles et de la tradition, devint gibeline à Rome, sacerdotale à Berne, autrichienne en Piémont, russe à Cracovie, française nulle part, contre-révolutionnaire partout ! M. Guizot se leva pour répondre ; il fut tout de suite visible que les outrages dont il venait d'être abreuvé depuis le commencement de la session, ne l'avaient pas abattu. Aussi maître de son visage, de son geste, de sa voix, de sa pensée, qu'au lendemain d'un triomphe, sa parole était fière, imposante. Vainement l'opposition, surprise et irritée de voir porter la tète si haut à celui qu'elle se flattait d'avoir accablé, tentait-elle de le démonter par ; ses clameurs injurieuses ; chaque apostrophe qu'elle lui jetait provoquait de sa part une réplique qui mettait en déroute les imprudents agresseurs. Domptant la gauche comme un cheval ombrageux qu'on l'amène à l'obstacle jusqu'à ce qu'il l'ait franchi, il la forçait à entendre l'éloge de la modération de l'Autriche. Interrompu lorsqu'il disait : Nous avons accepté les traités de 1815, par des voix lui criant : subis, subis ! — Comment, messieurs, leur répondait-il, vous trouvez plus honorable et plus fier de dire que vous les avez subis ! Après chacun de ces incidents, renouvelés dix fois avant qu'il eût parlé un quart d'heure, le ministre reprenait le fil de son discours avec une entière liberté d'esprit. La gauche, vaincue, finit par l'écouter en silence. La politique qu'il exposait, nous la connaissons : politique de juste milieu, comme disait le ministre, favorable aux réformes, sympathique à Pie IX, mais en garde contre les entraînements révolutionnaires et belliqueux, se refusant à faire, pour enlever la Lombardie à l'Autriche, ce que la France n'avait pas voulu faire, au lendemain de 1830, pour reprendre elle-même la frontière du Rhin et la frontière des Alpes. La majorité paraissait goûter ces idées, et quand le président du conseil descendit de la tribune, il fut accompagné jusqu'à son banc par des acclamations enthousiastes. Le lendemain, ce fut le tour de M. Thiers. Au début, à l'entendre grossir la voix pour dénoncer les tyrans et les bourreaux de l'Italie, on put croire à une répétition de la Marseillaise déjà chantée à la tribune par M. de Lamartine. Mais s'il voulait plaire à l'opposition, il entendait ne pas devenir impossible comme ministre ; or il se rendait bien compte que, sur ce terrain des affaires italiennes, dépasser une certaine limite, c'était tomber dans la guerre[58]. De là, dans son discours, après des phrases qui semblaient d'un tribun, des conclusions qui étaient d'un ministre éventuel. Le premier criait qu'il fallait détester les traités de 1815 ; le second se hâtait d'ajouter qu'il fallait les observer. En somme M. Thiers se défendait de vouloir, en Italie, aucun bouleversement, aucun remaniement de territoire, et, tout en affectant de combattre la politique du gouvernement, il n'aboutissait qu'à revendiquer, comme lui, l'indépendance des divers États de la Péninsule et à demander qu'on les encourageât dans leurs réformes. Surprise, désappointée, l'opposition, qui avait commencé par applaudir l'orateur, devint bientôt silencieuse ; elle laissait même entrevoir une irritation qui devait éclater plus librement, le lendemain, clans ses journaux[59]. M. Guizot profita habilement de l'avantage que lui donnait le discours de M. Thiers. Avec une modération qui n'était pas sans persiflage, il se félicita de se trouver si parfaitement d'accord avec son adversaire. Vous demandez, lui dit-il en substance, qu'on défende l'indépendance des États et qu'on encourage les réformes ; ç'a été précisément la politique du cabinet ; tout au plus différons-nous sur certains détails de forme, sur l'emploi de certains gros mots que vous eussiez probablement laissés de côté si vous étiez au pouvoir ; ainsi, nous n'avons pas qualifié les gouvernements de tyrans et de bourreaux, ne croyant pas utile et convenable de traiter de cette manière ceux qu'on veut ramener à des sentiments de modération, de clémence et de générosité envers les peuples ; ainsi encore, nous ne nous sommes pas vantés de détester les traités que nous jugions nécessaire de maintenir et de respecter, estimant que ce n'était peut-être pas la meilleure manière d'en conseiller le respect et d'en assurer le maintien ; mais, à cela près, nous sommes d'accord ; les bons conseils que vous nous avez donnés, nous les avons suivis d'avance ; ce que vous avez dit, nous l'avons déjà fait[60]. M. Thiers se sentit pris au piège, et, contrairement à son habitude, il ne répliqua pas. Ses mouvements d'épaule et la moue de son visage trahissaient assez clairement sa contrariété. A son défaut, M. Odilon Barrot vint déclamer furieusement contre les traités de 1815, qui, disait-il, n'existaient plus en droit, s'ils existaient encore en fait. Cela n'était pas pour rendre moins fausse la situation de M. Thiers, ni pour atténuer le succès de M. Guizot ; aussi se trouva-t-il une grande majorité pour approuver la politique italienne du ministère. M. Thiers voulut prendre sa revanche dans la discussion des affaires de Suisse. La question lui paraissant diplomatiquement close, il crut les hardiesses de langage moins compromettantes et visa à se foire pardonner par la gauche sa réserve dans le débat sur l'Italie. Tout d'abord, il marqua qu'il voyait, dans ce qui s'était passé en Suisse, la lutte de la révolution et de la contre-révolution ; la France ne pouvait, à son avis, prendre parti contre la première sans trahir son principe et sacrifier son intérêt. Suivait un long récit où, avec une habileté perfide, les faits étaient toujours présentés à l'honneur des radicaux. L'orateur applaudissait sans réserve à la grande force déployée par la diète contre le Sonderbund, et accusait le gouvernement du roi Louis-Philippe de s'être conduit comme eût pu le faire Charles X. Puis, faisant allusion aux négociations qui se continuaient avec les puissances continentales, il s'efforçait de soulever l'opinion en lui montrant une perspective d'intervention armée. A la face de la France et de l'Europe, il défiait solennellement le ministère d'oser demander à la Chambre un homme et un écu pour envoyer une armée en Suisse. Il ajoutait que, si on ne voulait pas l'intervention, la politique suivie conduisait à une issue ridicule. Vous êtes coupable, en Suisse, concluait-il, ou des plus mauvais sentiments, ou d'une imprévoyance impardonnable, et peut-être des deux torts à la fois. Jamais la parole de M. Thiers n'avait été plus pressante, plus saisissante ; jamais il n'avait eu plus de verve et d'éclat ; mais jamais aussi il ne s'était montré plus audacieusement révolutionnaire. On dit, s'écriait-il, que les hommes qui viennent de triompher en Suisse sont radicaux, et on croit avoir tout dit en les accusant de radicalisme. Je ne suis pas radical, messieurs, les radicaux le savent bien, et il suffit de lire leurs journaux pour s'en convaincre. Mais entendez bien mon sentiment. Je suis du parti de la révolution, tant en France qu'en Europe ; je souhaite que le gouvernement de la révolution reste dans la main des hommes modérés ; je ferai tout ce que je pourrai pour qu'il continue à y être ; mais, quand ce gouvernement passera dans la main d'hommes qui sont moins modérés que moi et mes amis, dans la main d'hommes ardents, fussent les radicaux, je n'abandonnerai pas ma cause pour ce motif : je serai toujours du parti de la révolution. A cette déclaration que l'orateur, le bras étendu, la tête haute, avait faite avec une énergie voulue, la gauche, surprise et ravie, répondit par des bravos frénétiques, auxquels les rédacteurs du National s'associèrent ouvertement du haut de la tribune des journalistes. Trois fois M. Thiers voulut reprendre son discours, trois fois les acclamations réitérées l'en empêchèrent. L'impression ne fut pas moins vive de l'autre côté de la Chambre : seulement c'était de la colère, de l'indignation. Les conservateurs voyaient plus clairement encore qu'ils ne l'avaient vu dans le passé, ce qu'ils auraient à craindre d'un retour de M. Thiers au ministère. Ces sentiments se manifestaient même chez quelques-uns de ceux qu'on pouvait croire avoir partie liée avec l'opposition. De ce nombre était M. Molé : alors fort prononcé contre M. Guizot dont il se flattait de recueillir la succession, il avait négocié d'avance avec la gauche la composition de son futur cabinet ; depuis le commencement de la discussion de l'adresse, il assistait à toutes les séances de la Chambre des députés, dans l'attente visible de l'événement qui lui ouvrirait l'accès du pouvoir, et ne cachait nullement son intimité avec les opposants les plus animés ; néanmoins, après le discours de M. Thiers sur les affaires de Suisse, il ne put contenir son irritation ; il allait répétant partout dans les couloirs : Ce sont d'odieux sophismes ! M. Guizot eût désiré répondre immédiatement ; mais brisé par la fatigue des débats antérieurs, souffrant en outre d'un violent accès de grippe, il se trouvait physiquement hors d'état de le faire. Le lendemain, bien que très faible encore, il voulut parler quand même. Son discours se ressentit de l'état de sa santé ; il parut languissant et terne, surtout après celui de M. Thiers. Le président du conseil n'en parvint pas moins à faire la lumière, et sur le droit des puissances à regarder aux affaires intérieures de la Suisse, et sur la justice de la cause du Sonderbund, et sur l'iniquité des radicaux. Ce qui fit le plus d'effet fut la citation de plusieurs dépêches que M. Thiers lui-même avait écrites en 1836, et dans lesquelles il gourmandait et menaçait les radicaux suisses beaucoup plus rudement que ne l'avait fait depuis le ministère conservateur[61]. La contradiction entre le langage de ces dépêches et celui que le même homme d'État venait de tenir à la tribune était telle, qu'elle provoqua, de la part de la majorité, pendant la lecture des pièces, une succession presque ininterrompue de rires et d'exclamations. Avec son impatience accoutumée, M. Thiers demanda à s'expliquer immédiatement et ne fit que s'enferrer davantage. Explicite sur le passé, M. Guizot fut réservé sur l'avenir connaissant les préjugés répandus jusque dans une partie des conservateurs, il n'osait pas trop dévoiler son intention de continuer, dans les affaires suisses, l'entente avec les puissances continentales. Au moment du vote, pressé de nouveau sur ce point par M. Thiers, il déclara, à deux reprises, pour éviter de s'expliquer, que le projet d'adresse, tel qu'il était rédigé, impliquait seulement approbation de ce qui avait été fait jusqu'alors. La Chambre, ajoutait-il, reste parfaitement libre dans son jugement sur ce qui pourra se faire ; il n'y a pas un mot qui enchaîne l'avenir et qui le préjuge, ni pour le gouvernement, ni pour la Chambre. Sur cette déclaration, l'amendement de l'opposition fut repoussé par 206 voix contre 126. Dans la question suisse comme dans la question italienne, M. Guizot avait donc eu pour lui une majorité considérable. Néanmoins, n'était-ce pas une attitude assez inusitée de la part d'un ministère, que cette façon de limiter au passé l'approbation demandée ? Cela seul ne montrait-il pas quelles difficultés rencontrait, dans l'état de l'opinion, la politique, pourtant alors très justifiée, qui tendait à se rapprocher des puissances continentales et à profiter du besoin que celles-ci avaient de se mettre derrière la France ? On en vient à se demander si M. Guizot eût pu jamais triompher de préventions si fortes, et s'il n'eût pas nécessairement succombé le jour où il lui aurait fallu faire accepter du pays quelque démarche manifestant ce rapprochement. Étrange et inintelligente contradiction de ce public qui attendait de son gouvernement qu'il lui assurât, en Europe, toutes les satisfactions de la prépondérance, si ce n'était même les profits de la conquête, et qui, par une sorte de sentimentalité révolutionnaire, répugnait a la liberté d'alliances qui était la condition première d'une telle politique ! Il y avait déjà treize séances que l'opposition s'acharnait contre M. Guizot. Elle ne pouvait se vanter de l'avoir une seule fois battu ; mais, en voyant la faiblesse relative de son discours sur la Suisse, elle se flattait qu'il était physiquement hors de combat ; elle croyait avoir brisé sinon son courage, du moins sa voix. Ses journaux le déclaraient usé, fini : M. Guizot aphone, c'était Samson dépouillé de sa chevelure. Tout le monde a pu se convaincre, disait une feuille de ce parti, que sa voix compte pour une grosse moitié dans son éloquence. Ce peu généreux espoir devait être de courte durée. Dès la séance suivante[62], un député de la gauche, M. Lherbette, ayant débité une diatribe contre la nomination du duc d'Aumale au gouvernement de l'Algérie, M. Guizot n'y peut tenir, et, malgré sa souffrance, il prend la parole. Il ne la garde qu'une demi-heure, mais c'est assez pour y déployer, avec un éclat extraordinaire, les qualités même qu'on avait pu croire voilées lors de son précédent discours ; on ne saurait imaginer parole plus serrée, plus nerveuse, plus vibrante. De M. Lherbette et de ses sottises, il n'est plus trace ; tout a été broyé. Avec cela, d'admirables accents pour exprimer la fierté de l'homme et la loyauté du royaliste. Le geste, l'allure, semblent avoir quelque chose d'inspiré. Ajoutez la pâleur de ce visage altéré, ce regard où brûle la fièvre, cette voix sombre, d'abord incertaine, mais bientôt subjuguée par une volonté maîtresse. L'assemblée, qui ne s'attendait à rien de pareil, en est toute saisie. Tandis que la majorité, soulevée de ses bancs, éclate en applaudissements, la gauche demeure stupide et anéantie, en voyant se dresser, si grand et si terrible, l'orateur qu'elle croyait terrassé ; elle ne songe pas à l'interrompre et semble presque sur le point d'être entraînée dans l'enthousiasme général. Au sortir de la séance, chacun disait que M. Guizot n'avait jamais eu un plus beau triomphe oratoire[63]. Qui donc aurait pu se douter que c'était le dernier ? VIII En somme, jusqu'à ce jour, le ministère a fait assez bonne figure dans la bataille, et le duc de Broglie pouvait écrire à son fils, le 7 février 1848 : Les choses marchent ici laborieusement, mais glorieusement. La majorité est solide[64]. Toutefois, on n'avait pas encore abordé la question la plus brûlante et la plus périlleuse, celle des banquets et de la réforme. Sur ce point, le projet d'adresse faisait docilement écho au discours du trône ; il parlait des agitations que soulevaient des passions ennemies ou des entraînements aveugles, et se bornait à des généralités sur l'ordre social et les libertés publiques, sans un mot qui donnât pour l'avenir une espérance de réforme. Était-ce répondre au vrai sentiment des conservateurs ? Plus que jamais, on pouvait discerner, chez un certain nombre d'entre eux, une sorte d'hésitation inquiète, le sentiment qu'il fallait faire quelque chose. Dans la lettre même que je viens de citer, après avoir constaté la solidité de la majorité, le duc de Broglie ajoutait : Elle n'est ébranlable que par un point : le désir d'un petit bout de réforme pour satisfaire aux engagements pris avec les collèges électoraux et apaiser l'opinion publique, qui est fort gâtée par les banquets et par la mauvaise année que nous venons de passer. Ce besoin de voir faire quelque chose ne se manifestait pas seulement chez les conservateurs progressistes, plus ou moins détachés du cabinet, mais chez les ministériels les plus dévoués. J'ai déjà eu occasion de parler de l'article que M. de Morny avait publié dans la Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1848[65]. Dans cet article, tout en se défendant d'être un progressiste ou un dissident, il déclarait que la réforme parlementaire était l'objet d'un vœu presque unanime ; sans doute, disait-il, cette concession aura moins bonne mine après les banquets qu'elle n'aurait eu au commencement de 1847 ; mais vouloir introduire l'amour-propre dans ces situations, c'est refuser au pays sa participation et son influence ; un gouvernement ne doit pas résister par pique. M. de Morny ne se contenta pas de faire connaître ainsi son sentiment au public ; il vint trouver M. Guizot, qui faisait cas de son esprit et de son courage. Prenez-y garde, dit-il au président du conseil, je ne prétends pas que ce mouvement soit bon, mais il est réel ; il faut lui donner quelque satisfaction. Dans quelle mesure ? Je ne sais pas ; mais il y a quelque concession à faire. Plusieurs de nos amis le pensent sans vous le dire. Si vous ne vous y prêtez pas, on hésitera, on se divisera. — Vous me connaissez assez, répondit M. Guizot, pour ne pas supposer qu'à les considérer en elles-mêmes, j'attache aux réformes dont on parle une importance capitale ; quelques électeurs de plus dans les collèges et quelques fonctionnaires de moins dans la Chambre ne bouleverseraient pas l'État. Je ne me fais pas non plus illusion sur la situation du cabinet ; il dure depuis bien longtemps ; les assiégeants sont impatients ; et, parmi nos amis assiégés avec nous, quelques-uns sont las et voudraient bien un peu de repos. S'il ne s'agissait que de cela, ce serait facile à arranger. Mais ne vous y trompez pas : l'affaire n'est plus dans la Chambre ; on l'en a fait sortir ; elle a passé dans ce monde du dehors, illimité, obscur, bouillonnant, que les brouillons et les badauds appellent le peuple... — Je le sais bien, reprit M. de Morny, et c'est à cause de cela que je suis inquiet ; si ce mouvement continue, si on va où il pousse, nous arriverons je ne sais où, à quelque catastrophe ; il faut l'arrêter à tout prix, et on ne le peut que par quelque concession. — Retirez donc la question, dit M. Guizot, des mains qui la tiennent aujourd'hui ; qu'elle rentre dans la Chambre ; que la majorité fasse un pas dans le sens des concessions indiquées ; si petite qu'elle soit, je vous réponds qu'elle sera comprise et que vous aurez un nouveau cabinet qui fera ce que vous croyez nécessaire. — C'est aisé à dire, répondit M. de Morny, mais ce sera là bien autre chose que la retraite du cabinet ; ce sera la défaite, la désorganisation plus ou moins profonde, plus ou moins longue, du parti conservateur. Qui sait ce qui en résulterait ? Et qui voudra se faire l'instrument d'un tel coup ? — Je vous comprends, répliqua le président du conseil, mais, à coup sûr, vous comprenez aussi que ce n'est pas moi qui me chargerai de cette œuvre. Qu'une majorité nouvelle en décide. Si la question rentre dans la Chambre, c'est au groupe réformiste qu'il appartient de la vider[66]. Ce ne fut pas le seul avis donné alors à M. Guizot, des dispositions de la majorité. Vers cette époque — probablement dans les premiers jours de février —, un groupe assez nombreux de députés conservateurs déléguait, après délibération, deux des leurs, MM. de Goulard et d'Angeville, auprès du président du conseil, afin d'appeler son attention sur la nécessité de la réforme parlementaire ; ces délégués devaient en outre toucher une question plus délicate, celle du remplacement de M. Hébert, jugé trop provocant, et de l'éloignement de M. Génie, compromis par l'affaire Petit. M. Guizot reconnut qu'il y avait quelque chose à faire sur les incompatibilités, mais que cela devait être l'œuvre du parti conservateur, accomplie à son heure et non sous l'injonction de l'opposition ; il défendit dans M. Hébert son collègue, le plus dévoué ; tout au plus parut-il résigné à se séparer de M. Génie[67]. De ces diverses démarches, il résultait clairement que la politique de résistance était à bout. Comme l'a écrit le duc de Broglie : La majorité de la majorité était plus d'à moitié vaincue ou convaincue. Encore un peu de patience, et l'opposition obtenait sûrement sa réforme. C'est le moment qu'elle choisit pour sortir de cette enceinte parlementaire, où elle touche à la victoire, et pour faire de nouveau appel à l'agitation extérieure qui ne doit profiter qu'aux révolutionnaires. On ne saurait comprendre comment elle y a été amenée, sans revenir de quelques jours en arrière. Aussitôt la session ouverte, les chefs du centre gauche et de la gauche modérée avaient déclaré que, ne jugeant pas convenable d'opposer une tribune populaire à celle du Parlement, ils ne consentiraient plus désormais à assister à des banquets. Ils n'étaient d'ailleurs pas fâchés d'avoir une raison d'interrompre une campagne où ils se sentaient débordés. Dans les premiers jours de janvier, l'idée s'étant présentée à quelques personnes qu'une agitation commencée à Paris devait se clore dans la même ville, il avait été question de faire deux banquets, l'un dans le 2e arrondissement, l'autre dans le 12e. Invités à y prendre part, MM. Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne et leurs amis, fidèles à leur résolution, répondirent par un refus formel et invitèrent les organisateurs à ajourner leur projet. Ceux du 2e arrondissement y consentirent sans difficulté. Ceux du 12e — c'était le quartier du Panthéon — persistèrent. Ils formèrent un comité où ils appelèrent plusieurs députés radicaux, MM. Marie, Crémieux, Garnier-Pagès, Boissel, et un républicain du Comité central, M. Pagnerre. Puis, ayant fixé le jour de leur banquet au 19 janvier, ils en donnèrent avis au commissaire de police. Le gouvernement était résolu à ne plus user envers les banquets d'une tolérance que beaucoup de conservateurs lui avaient reprochée. Le préfet de police répondit donc, le 14 janvier, par un refus d'autorisation, et annonça qu'il s'opposerait à la réunion[68]. Le comité, tout en retardant l'exécution de son projet, répliqua que le préfet avait confondu une déclaration pure et simple du lieu et du jour du banquet, avec la demande d'une autorisation qu'on n'avait ni à solliciter, ni à refuser, et il déclara regarder la sommation de M. le préfet comme un acte de pur arbitraire et de nul effet. Interrogé, le 18 janvier, à la Chambre des pairs par M. d'Alton-Shée, M. Duchâtel dit que le préfet avait agi par ses ordres ; il ajouta que, conformément à de nombreux précédents, il se tenait pour investi par les lois générales de police, et notamment par la loi de 1790, du droit d'interdire les banquets et autres réunions publiques, quand il croyait que l'ordre était menacé. L'attitude prise par le gouvernement n'était pas faite pour beaucoup surprendre. Depuis quelque temps déjà, les ministres n'avaient pas fait mystère de leur volonté de ne plus tolérer de banquets. Quant au droit d'interdiction, on n'ignorait pas qu'il avait été souvent exercé, et que, notamment, sous le ministère du 1er mars, M. de Rémusat en avait usé contre un des banquets réformistes d'alors[69]. Sans doute, un tel régime n'avait rien de commun avec la liberté de réunion ; mais ne savait-on pas que, sur ce point, comme en matière d'association, notre législation et nos mœurs publiques étaient encore fort timides ? L'opposition affecta cependant de se trouver en face d'une prétention exorbitante et d'un attentat imprévu contre lesquels il était de l'honneur de tous les amis de la liberté de lutter hautement. Entraînés ou intimidés, M. Odilon Barrot et ses amis parurent croire que cet incident changeait complètement la situation et leur imposait des devoirs nouveaux. Quand donc les délégués radicaux du 12e arrondissement, l'arrêté du préfet de police et le discours de M. Duchâtel à la main, vinrent leur demander s'ils persistaient dans leur refus de prendre part au banquet, ils déclarèrent que non, et promirent leur concours pour la résistance légale projetée ; ils demandèrent seulement et obtinrent que le banquet fût remis après la discussion de l'adresse, et qu'on leur laissât le soin d'en fixer la date. Ces monarchistes ne paraissent pas s'être demandé, un seul instant, jusqu'où pouvait les conduire le conflit qu'ils retiraient du Parlement pour le porter dans les rues de Paris, à un moment déjà si troublé et en compagnie si ouvertement révolutionnaire. Pouvaient-ils mieux justifier le reproche d'aveuglement que leur adressait le discours du trône, et dont ils se montraient tant indignés ? Loin de manifester quelque hésitation à s'engager dans cette voie, ils ne paraissaient préoccupés que de le faire avec plus d'éclat et d'une façon plus irrévocable. Afin de se couper toute retraite, ils convinrent entre eux que M. Duvergier de Hauranne, inscrit pour parler le premier sur le dernier paragraphe de l'adresse, annoncerait solennellement sa détermination d'assister au banquet du 12e arrondissement malgré l'interdiction ministérielle, et que l'opposition s'associerait à ce défi par ses acclamations. Le programme fut exécuté. Le 7 février, aussitôt la
discussion ouverte sur la question des banquets et de la réforme, M.
Duvergier de Hauranne parut à la tribune. Après avoir déclaré qu'il
s'adressait au pays, non à la Chambre, il ajouta : Je
tiens, quant à moi, les réunions politiques pour légales, pour libres, et, je
le déclare hautement, je suis tout prêt à m'associer à ceux qui, par un acte
éclatant de résistance légale, voudront prouver jusqu'à quel point,
cinquante-huit ans après notre première révolution, les droits des citoyens
peuvent être confisqués par un arrêté de police. Comme il était
convenu, les membres de la gauche s'écrièrent : Nous
aussi, tous ! M. Duvergier de Hauranne recommença ensuite son
réquisitoire habituel contre le gouvernement et fit l'apologie des banquets.
Pour justifier les dynastiques d'y avoir donné la main aux radicaux, il crut
suffisant d'évoquer le souvenir de la coalition de 1839. Il toucha, en
passant, l'exclusion du toast au Roi. Lorsqu'on a
l'imprudence, disait-il, de faire du Roi un
chef de parti et de le faire parler comme tel, on n'a pas le droit de
s'étonner d'un tel silence. On a dit avec raison que le silence des peuples
est la leçon des rois ; faites donc votre profit de celui qui a été gardé
dans quelques banquets, mais n'en faites pas un grief contre nous. Puis,
se tournant vers les ministres : Vous nous accusez,
s'écria-t-il, d'être mus par des passions haineuses
ou aveugles ! nous vous accusons, nous, de fonder sur des passions basses et
cupides tout l'espoir de votre domination... Je
l'ai dit et je le répète, nous serions indignes de la liberté, si, forts du
droit que nous donne la constitution, nous allions reculer lâchement devant
un ukase ministériel. Commencée sur ce ton, la discussion générale sur le paragraphe se prolongea pendant trois séances[70]. Toujours même thèse chez les orateurs de l'opposition. Ils refusaient à la majorité le droit de blâmer les banquets dans le passé et de les interdire dans l'avenir, renouvelaient le défi de M. Duvergier de Hauranne, le tout accompagné de déclamations contre la corruption et le pouvoir personnel, d'attaques plus ou moins voilées contre le Roi. C'était chez eux comme un mot d'ordre d'évoquer le souvenir de Charles X. Ne résistez pas, disaient-ils ; autrement ce ne serait plus seulement une réforme, ce serait une révolution ! Cette révolution, ils n'y croyaient pas, et la plupart d'entre eux étaient sincères quand ils protestaient n'en pas vouloir ; mais cela leur paraissait un procédé oratoire propre à intimider la majorité. Ils ne se faisaient aucun scrupule de mettre ainsi publiquement en doute la solidité et la durée du régime, de réhabituer les esprits à voir dans les violences de la rue la revanche des défaites parlementaires ; et ils ne se demandaient pas ce qu'un tel langage, tenu à la tribune nationale par des hommes se disant monarchistes, produisait de trouble et d'ébranlement dans la masse de la nation, d'encouragement chez les révolutionnaires. Du côté du ministère, la lutte fut principalement soutenue par M. Duchâtel et par M. Hébert, chacun avec son tempérament particulier. M. Duchâtel, alors dans la plénitude de son talent, fut très net et très ferme, mais de ton modéré, sans violence, quoique parfois non sans malice, affectant de montrer plus de bon sens et de raison que de passion. Il commença par établir juridiquement le droit du gouvernement et par rappeler les précédents, notamment celui de 1840, alors que l'un de ses principaux contradicteurs, M. de Malleville, était sous-secrétaire d'État au ministère de l'intérieur. Quant au conflit dont on le menaçait dans la rue, il tâchait prudemment de le faire tourner en controverse judiciaire. Je crois, disait-il, que ceux qui, tout à l'heure, comme on l'a déjà fait hier, adressaient au gouvernement un défi, — défi auquel je ne répondrai pas par un défi pareil, car je ne veux pas envenimer la question, — je crois que ceux qui ont adressé ce défi feraient beaucoup mieux de porter la question devant les tribunaux, que de s'exposer contre leur gré à provoquer un désordre que je n'hésite pas à dire certain, par une résistance matérielle aux prescriptions de l'autorité agissant en vertu de ses droits... Mais je n'hésite pas à dire que, si l'on croit que le gouvernement, accomplissant son devoir, cédera devant des manifestations, quelles qu'elles soient, non, il ne cédera pas. Et comme la gauche éclatait en clameurs, prétendant que Charles X ou Ferdinand de Naples n'auraient pas tenu un autre langage, le ministre, sans se troubler ni s'échauffer, répondait tranquillement qu'il avait seulement voulu faire bien connaître la résolution où le gouvernement était de ne pas changer d'avis. Puis, à la fin, sans hausser la voix et, en quelque sorte, de bonne amitié, il demandait aux banqueteurs ce qu'on aurait pu leur dire de plus doux que de les appeler aveugles. — Nous nous abonnerions parfaitement, ajoutait-il, à ne subir jamais d'autres qualifications. Courageux, hardi, M. Hébert était un discuteur puissant, mais avec je ne sais quoi d'implacable, de cassant et d'irritant dans l'argumentation ; il allait volontiers jusqu'au bout de toutes ses thèses, ne craignant ni de porter ni de recevoir les coups. Tandis que M. Duchâtel s'était borné à revendiquer pour le gouvernement le droit d'empêcher par mesure de police les réunions dangereuses, M. Hébert nia d'une façon absolue le droit même de réunion. Aux défis de l'opposition, il répondit en exprimant dédaigneusement le doute qu'elle osât les tenir, et il rappela que, lors de la loi de 1834 contre les associations, il y avait eu également des serments de désobéir, et que les auteurs de ces serments étaient devenus, l'un pair de France, l'autre député de la majorité conservatrice. C'était provoquer naturellement la gauche à renouveler ses menaces. Elle n'y manqua pas. Sur tous les bancs, l'excitation était extrême. A un moment, M. Odilon Barrot se lève, et, le bras tendu, d'une voix fatidique, il jette au ministre cette apostrophe : M. de Polignac et M. de Peyronnet n'ont jamais parlé ainsi ! Acclamations enthousiastes de la gauche ; exclamations indignées du centre. Je proteste contre ces accusations, répond M. Hébert ; et loin qu'elles arrêtent mon courage, loin qu'elles me fessent reculer, elles me démontrent de plus en plus que j'ai eu raison, que j'ai montré la vérité, que j'ai touché la plaie. Cette plaie, il n'y a que le maintien juste et persévérant des lois, malgré ceux qui veulent s'en écarter, qui pourra la guérir. — Nous acceptons la menace ! Nous n'en avons pas peur ! crie-t-on de toutes parts à gauche. Les députés sont debout, poussant des clameurs, trépignant, se montrant le poing. Le ministre, la tête haute, les bras croisés, pâle, mais résolu, regarde fixement M. Odilon Barrot. Le président agite sa sonnette, sans pouvoir dominer un tumulte qui menace de dégénérer en pugilat, et il se voit réduit à lever la séance. Le soir même, M. Duchâtel écrivait à M. Guizot : L'effet de la séance n'est pas très favorable. Hébert a été trop absolu à la fin. C'est le sentiment de tous ceux que j'ai vus. Il faut calmer la Chambre. Nous allons droit à une émeute, pour laquelle j'ai, du reste, toutes mes mesures prises. Le National, de son côté, saluait avec joie, dans cette agitation, dans ces incidents, dans cette véhémence des apostrophes, dans ces échanges de colère, le prologue d'un autre drame bien plus palpitant et plus réel. En effet, ces violences ne pouvaient pas ne pas avoir leur contre-coup dans le pays. A vrai dire, elles produisaient moins encore d'excitation que de malaise et d'inquiétude. Mais ce n'était pas de quoi se rassurer ; un tel état d'esprit est souvent le préliminaire des paniques et des débandades. Chez plus d'un contemporain, on discernait alors l'impression vague que tout cela pourrait bien finir d'une façon brutale[71]. Seul le Roi gardait son entière sécurité. Tous ces gens-là, disait-il à son entourage, sont des fiers-à-bras qui veulent intimider le gouvernement ; ils crient, ils s'enivrent de l'encens que leurs propres journaux leur mettent sous le nez. Mais, quand ils verront qu'ils n'intimident personne, ils se calmeront[72]. Le moment était venu, pour la Chambre, de conclure et de voter. Elle se trouvait en présence de divers amendements, tous présentés par des conservateurs dissidents. La discussion se ralluma à propos de chacun d'eux et se prolongea encore, avec un acharnement inouï, pendant trois longues séances[73]. Le premier de ces amendements, celui de M. Darblay, faisait deux parts des banquets, condamnant les uns comme factieux, absolvant les autres comme constitutionnels. Repoussé également par M. Odilon Barrot et par M. Duchâtel, il ne se trouvait convenir à personne. Ce n'en fut pas moins l'occasion d'un débat violent. M. Guizot y intervint en quelques mots, avec le désir visible de corriger ce que la parole de M. Hébert avait eu de maladroitement provocant. Mais les esprits étaient trop montés pour que cette tentative pût avoir un heureux effet. Le président du conseil n'aboutit qu'à faire parler M. Thiers, qui prit hautement et vivement parti pour les banquets. De là de nouvelles scènes de tumulte au milieu desquelles l'amendement, mis aux voix, ne réunit que deux suffrages. Le jour suivant, ce fut le tour d'un amendement de M.
Desmousseaux de Givré, qui se bornait à supprimer du projet d'adresse le
double reproche d'aveuglement et d'hostilité. De nombreux orateurs
l'appuyèrent. M. de Lamartine s'écria d'un ton menaçant : Souvenez-vous du Jeu de paume ! Le Jeu de paume,
Messieurs, c'est un lieu de réunion fermé par l'autorité, rouvert par la
nation. MM. de Rémusat et Dufaure, plus habiles, reprochèrent à la
politique ministérielle d'être une politique irréconciliable et de rendre
impossible toute transaction. MM. de Morny, Vitet, Duchâtel répondirent, avec
la préoccupation de ne pas se montrer agressifs. Un premier vote par assis et
levé fut déclaré douteux ; on procéda alors à l'appel nominal, au milieu
d'une grande émotion ; le scrutin donna 185 voix pour l'amendement, 228
contre. Le ministère l'emportait encore ; mais, de 80 voix, sa majorité était
tombée à 43. Immédiatement après, le paragraphe de la commission fut adopté
par 223 voix contre 18 ; la gauche s'était abstenue, dans l'espérance de
rendre le vote nul. Tout n'était pas fini. Un dernier défilé restait à franchir, et ce n'était pas le moins difficile. On savait en effet, depuis quelques jours, qu'un député récemment élu, riche manufacturier, conservateur notoire, bien vu à la cour, M. Sallandrouze, proposait un paragraphe additionnel où, sans rien retrancher du blâme infligé aux banquets, il exprimait le vœu que le gouvernement prît l'initiative de réformes sages et modérées, notamment de la réforme parlementaire. Quelle conduite le ministère devait-il tenir en face de cette proposition ? M. Guizot, on le sait, n'avait pas personnellement d'objection absolue contre la réforme demandée. Il n'ignorait pas que cet amendement répondait au sentiment vrai d'une partie de ses amis ; les démarches de M. de Goulard et de M. de Morny ne pouvaient lui laisser sur ce point aucun doute. Il n'ignorait pas non plus que la majorité était ébranlée ; le dernier vote le lui avait prouvé. Mais, d'autre part, il se demandait si, après une si longue résistance, et devant une pareille attaque, il pouvait céder sans se diminuer. Et puis, pour certains conservateurs qui désiraient la réforme parlementaire, il en était d'autres qui auraient regardé toute concession comme une sorte de trahison ; ne pouvait-il pas se croire, envers ces derniers, des devoirs particulièrement étroits ? Était-ce à lui de désorganiser l'armée qu'il avait eu tant de peine à former ? Enfin, il lui fallait compter avec le Roi, plus décidé que jamais à tout refuser. On racontait que Louis-Philippe s'était borné à répondre à M. Sallandrouze qui lui démontrait les avantages de son amendement : Monsieur Sallandrouze, vendez-vous bien vos tapis ? De quelque côté qu'on l'envisageât, la situation était fort embarrassante pour M. Guizot. Céder, malgré le Roi, ne lui paraissait pas être dans son rôle. Résister absolument comme l'aurait voulu le Roi, c'était s'exposer à un échec. Cette dernière perspective, à la vérité, ne déplaisait pas à certains conservateurs, qui, jugeant l'heure venue de passer la main à d'autres ministres, voyaient là un moyen de mettre fin à une tension devenue périlleuse. Tel était notamment le sentiment de M. Duchâtel. Mais d'autres amis du ministère, dont était le duc de Broglie, estimaient que, dans l'état de l'Europe, il ne devait pas aller au-devant d'une chute qui bouleverserait toute notre politique étrangère et mettrait peut-être la paix en péril[74]. Un tel argument était fait pour agir sur M. Guizot. Il décida donc, après délibération, de tenir un langage moins absolu que dans le passé, et il se proposa cette tâche peu aisée de donner quelque satisfaction ou du moins quelque espérance aux conservateurs désireux d'une réforme, sans cependant prendre l'engagement refusé par le Roi. Le 12 février, au moment où s'ouvrit la discussion sur l'amendement de M. Sallandrouze, la Chambre ignorait à quel parti s'était arrêté le gouvernement. Aussi l'anxiété était-elle grande. Le débat fut d'abord concentré entre conservateurs ; la gauche jugeait plus prudent de se tenir à l'écart. MM. Sallandrouze et Clappier soutinrent l'amendement, mais en protestant de leurs bons sentiments à l'égard du cabinet. MM. de Goulard et de Morny le combattirent, mais en se prononçant pour la réforme parlementaire. M. Guizot fit ensuite sa déclaration. Après ce qui s'est passé naguère dans le pays, dit-il, en présence de ce qui se passe en Europe, toute innovation du genre de celle qu'on vous indique et qui aboutirait nécessairement à la dissolution serait, à notre avis, au dedans une faiblesse, au dehors une grande imprudence... Le ministère croirait manquer à tous ses devoirs en s'y prêtant. Il croirait également manquera ses devoirs, s'il prenait aujourd'hui, à cette tribune et pour l'avenir, un engagement. En pareille matière, Messieurs, promettre, c'est plus que faire ; car, en promettant, on détruit ce qui est et on ne le remplace pas. Un gouvernement sensé peut et doit quelquefois faire des réformes, il ne les proclame pas d'avance ; quand il en croit le montent venu, il agit ; jusque-là, il se tait. Je pourrais dire plus ; je pourrais dire, en m'autorisant des plus illustres exemples, que jusque-là il les combat ; plusieurs des grandes réformes qui ont été opérées en Angleterre l'ont été par des hommes qui les avaient combattues jusqu'au moment où ils ont cru devoir les accomplir. En même temps que je dis cela, le ministère ne méconnaît pas l'état des esprits, ni dans le pays, ni dans la Chambre ; il ne le méconnaît pas et il en tient compte. Il reconnaît que ces questions doivent être examinées à fond et vidées dans le cours de cette législature. Ce que vous me demandez en ce moment, dans votre pensée, c'est ce que fera le ministère, le jour où viendra définitivement cette question... Voici ma réponse. Le maintien de l'unité du parti conservateur, le maintien de la politique conservatrice et de sa force, voilà ce qui sera l'idée fixe et la règle de conduite du cabinet... Il fera de sincères efforts pour maintenir, pour rétablir, si vous voulez, sur cette question, l'unité du parti conservateur, pour que ce soit le parti conservateur lui-même et tout entier qui en adopte et en donne au pays la solution. Si une telle transaction dans le sein du parti conservateur est possible, si les efforts du cabinet dans ce sens peuvent réussir, la transaction aura lieu. Si cela n'est pas possible, le cabinet laissera à d'autres la triste tâche de présider à la désorganisation du parti conservateur et à la ruine de sa politique. En dépit du grand air qu'avait toujours la parole de M. Guizot, elle n'avait pu, cette fois, masquer complètement l'embarras de sa situation. De l'effort fait pour donner satisfaction à la fois à des opinions contradictoires, résultait une sorte d'incertitude et d'équivoque. Le ministre en disait assez pour que sa résistance, si longtemps superbe, parût avoir fait place à une demi-capitulation, pas assez pour désarmer les mécontents. M. Sallandrouze déclara maintenir son amendement. Par combien de conservateurs allait-il être suivi ? L'incertitude du résultat faisait naître une grande agitation dans la Chambre ; chaque parti envoyait chercher ses amis absents ou même malades. Dans cette passe périlleuse, le ministère fut sauvé par MM. Thiers et de Rémusat, qui ne résistèrent pas au plaisir d'appuyer sur la désorganisation de la majorité, sur l'humiliation du cabinet, et qui témoignèrent de l'orgueil qu'en ressentait l'opposition. Les conservateurs, ainsi avertis de la portée de leur vote, repoussèrent l'amendement par 222 voix contre 189. M. Guizot gardait donc la majorité ; mais celle-ci avait subi un nouveau déchet ; elle n'était plus que de 33 voix. La séance d'hier, — écrivait, le lendemain, dans son journal intime, un des amis du ministère[75], — a produit un effet très peu favorable au cabinet, moins encore par la faiblesse relative de la majorité, à laquelle on s'attendait, que parce que beaucoup de gens, ne tenant pas, à mon avis, suffisamment compte des difficultés de la position du gouvernement, ont trouvé l'attitude de M. Guizot peu cligne et peu franche. Les partisans de la réforme lui reprochent de n'avoir pas nettement adopté le principe qu'il avouait lui-même ne pouvoir plus repousser d'une manière absolue et péremptoire, et d'avoir cherché à se ménager encore des faux-fuyants ; les adversaires systématiques de toute innovation, tels qu'on en compte un bon nombre dans le parti conservateur, s'indignent, au contraire, de le voir baisser pavillon devant des exigences auxquelles il a longtemps opposé de si hautains refus. Si peu que M. Guizot eût cédé et donné d'espérances aux partisans de la réforme, il avait dû le faire de sa propre autorité et malgré le Roi. Le soir même de la séance et devant ceux qui venaient la lui raconter ; Louis-Philippe protestait avec vivacité qu'aucune promesse n'avait pu être apportée à la tribune par son ministre ; que lui, en tout cas, n'en avait pas fait. Il n'y aura pas de réforme, disait-il[76], je ne le veux pas. Si la Chambre des députés la vote, j'ai la Chambre des pairs pour la rejeter. Et quand bien même la Chambre des pairs l'adopterait, mon veto est là. Il ne faudrait pas, sans doute, prendre trop à la lettre les boutades un peu intempérantes auxquelles s'abandonnait parfois le Roi. Néanmoins, il n'est que trop certain que, sur cette question, il était singulièrement animé et obstiné. Le lendemain, il rabrouait assez rudement M. de Montalivet, qui venait le féliciter de ce que son ministère avait fait un premier pas dans la voie des concessions[77]. C'était évidemment parce que M. Guizot connaissait cet état d'esprit du Roi et pour adoucir son mécontentement, qu'il lui écrivait, le 12 février au soir, en sortant de la Chambre[78] : Voilà le défilé passé ; un des plus difficiles que nous ayons jamais passés. Je n'ai pris aucun engagement. Si je n'avais pas dit ce que j'ai dit, l'amendement était adopté et le cabinet renversé. Il y aura bien à réfléchir dans la session prochaine ; car, si on ne parvient pas à remettre l'unité dans le parti conservateur, la division que j'ai fait ajourner éclatera, et l'opposition en profitera infailliblement. En tout cas, le Roi reste parfaitement libre. Rien sans doute que de vrai dans cette lettre ; seulement elle ne s'attachait qu'à l'une des faces de la déclaration ministérielle. Il était une autre face que le Journal des Débats, soucieux de ménager, non plus les préventions du Roi, mais celles du public, mettait en lumière quand il affirmait que les paroles de M. Guizot n'avaient qu'un sens possible, qu'elles annonçaient la solution définitive de la réforme parlementaire dans le cours de la législature, que cette grande question était décidée en principe, en attendant qu'elle le fût au scrutin, et que désormais il n'y avait plus matière à discussion, ni prétexte aux violences qui avaient affligé le pays. Le Journal des Débats n'avait certainement pas tenu ce langage à l'insu de M. Guizot. Ce dernier, du reste, en était déjà à arrêter quelle réforme non seulement parlementaire, mais électorale, il pourrait proposer. Le duc de Broglie, qui avait alors toutes ses confidences, écrivait à son fils : La semi-réforme a gagné son procès ; il a fallu donner des espérances au parti progressiste devenu la majorité de la majorité. Il paraît convenu que, comme contrepied à l'extension des incompatibilités et à l'admission de la seconde liste du jury, on rétablira les catégories de la propriété pour la Chambre des pairs, ce qui donnera à la loi un caractère général et lui ôtera un peu celui d'une concession[79]. Aussitôt après le rejet de l'amendement de M. Sallandrouze, la Chambre procéda au vote sur l'ensemble de l'adresse et l'adopta par 241 voix sur 244 ; l'opposition s'était abstenue. Ainsi finit, le 12 février, cette bataille, la plus longue et la plus acharnée qui eût été livrée à la tribune parlementaire, pendant la monarchie de Juillet. La discussion n'avait pas occupé moins de vingt séances, avec de singuliers contrastes, tantôt déshonorée par de honteuses violences, tantôt brillant d'un incomparable éclat oratoire. Ce n'était pas seulement en France qu'on l'avait suivie avec une curiosité anxieuse. L'Europe entière tenait les yeux fixés sur le Palais-Bourbon, car elle n'ignorait pas quel contre-coup aurait sur ses destinées la victoire ou la défaite du cabinet. Tandis qu'à Londres, lord Palmerston désirait le renversement de M. Guizot et y travaillait de son mieux, à Berlin et à Vienne on faisait des vœux ardents pour son succès[80]. Au plus vif des attaques contre le ministère français, la princesse de Metternich, causant avec un diplomate autrichien, ne pouvait s'empêcher de s'écrier : S'il tombe, nous sommes tous perdus ![81] Sans doute le cabinet n'était pas tombé ; dans aucun des nombreux votes émis durant ces vingt séances, il n'avait été mis en minorité. Néanmoins pouvait-on dire qu'il sortait de là intact ? Force était bien d'avouer que, s'il s'était habilement défendu sur la question financière, s'il avait eu un réel succès dans le débat sur les affaires extérieures, les séances à scandale et surtout les dernières discussions sur la réforme avaient été pour lui d'un fâcheux effet. Tout le monde s'en rendait compte. Ce n'était pas seulement M. Duvergier de Hauranne qui constatait, au sortir de la dernière séance, ce sentiment général que le ministère était perdu[82]. Parmi les amis même de ce ministère, plus d'un reconnaissait qu'il était blessé à mort, qu'il ne pouvait plus que se traîner, et que son intérêt était de se retirer le plus tôt possible[83]. |
[1] Un pair portant un grand nom de l'Empire était devenu fou à la suite de désordres et avait voulu, dit-on, tuer sa maîtresse. Un autre, ambassadeur en fonction, pris d'un accès de manie furieuse à la suite de querelles domestiques, s'était enfermé dans une chambre d'hôtel, avec ses deux enfants, menaçant de les tuer et de se tuer après ; ce n'était qu'après trois heures d'efforts qu'on était parvenu à se rendre maître de lui et à l'enfermer dans une maison do santé.
[2] Le plus douloureux de ces suicides fut celui du comte Bresson, l'habile négociateur des mariages espagnols, qui se coupa la gorge à Naples, où il venait d'être nommé ambassadeur. Le déboire très vif qu'il avait ressenti en se voyant appelé momentanément à un poste secondaire ne suffisait pas à expliquer cet acte de désespoir, qui devait être attribué à un accès de fièvre chaude.
[3] Journal inédit du baron de Viel-Castel.
[4] Journal inédit du baron de Viel-Castel.
[5] Mélanges et lettres, t. II, p. 148.
[6] Documents inédits.
[7] Documents inédits.
[8] Voir plus haut, au § I du premier chapitre de ce livre.
[9] Abdication du roi Louis-Philippe, racontée par lui-même et recueillie par M. Edouard LEMOINE, p. 34 à 37,
[10] Voir t. V, ch. VII, § II.
[11] J'ai trouvé ces divers renseignements soit dans les passages qui m'ont été communiqués, des Mémoires de M. le comte de Montalivet, soit dans d'autres documents contemporains également inédits.
[12] Mémoires inédits du comte de Montalivet.
[13] Aus meinem Leben und uns meiner Zeit, von ERNST II, herzogvon Sachsen Coburg-Gotha, t. I, p. 184.
[14] On a fait grand bruit, à ce propos, d'une lettre que le prince de Joinville avait écrite le 7 novembre 1847, de la rade de la Spezzia, à son frère le duc de Nemours. Cette lettre, ramassée dans quelque tiroir, lors du sac des Tuileries, le 24 février 1848, a été publiée par la Revue rétrospective. Cette façon de violer le secret d'une correspondance de famille, pour livrer au public les plaintes d'un fils contre son père, et cela quand ce dernier était dans le malheur, fait peu d'honneur à la délicatesse des éditeurs de la Revue rétrospective, et montre une fois de plus qu' on se permet dans la vie politique des procédés auxquels on aurait honte d'avoir recours dans la vie privée. Ajoutons qu'on ne saurait accepter comme un jugement réfléchi et définitif des pages écrites dans le laisser-aller d'un épanchement fraternel, à une heure d'idées noires où le prince lui-même se disait troublé et funeste par de douloureuses nouvelles. Pour avoir l'expression exacte de sa pensée, il faudrait, non sans doute prendre le contre-pied, mais baisser ses plaintes de plusieurs tons. Ces réserves faites, voici les principaux passages de la lettre : Mon cher bon, je t'écris un mot parce que je suis troublé par les événements que je vois s'accumuler de tous côtés. Je commence à m'alarmer sérieusement, et, dans ces moments-là, on aime à causer avec ceux en qui on a confiance. La mort de Bresson m'a funeste... Il était ulcéré contre le Roi ; il avait tenu à Florence d'étranges propos sur lui. Le Roi est inflexible ; il n'écoute plus aucun avis ; il faut que sa volonté l'emporte sur tout. On ne manquera pas de répéter, et on relèvera, ce que je regarde comme un danger, l'action que le père exerce sur tout. Cette action inflexible, lorsqu'un homme d'Etat compromis avec nous ne peut la vaincre, il n'a plus d'autre ressource que le suicide. Rien, soit dit en passant, de moins prouvé que cette interprétation donnée au suicide de M. Bresson ; le prince, écrivant dans l'émotion de la première nouvelle, était évidemment mal informé. La lettre continuait en ces termes : Il me paraît difficile que, cette année, à la Chambre, le débat ne vienne pas sur cette situation anormale qui a effacé la fiction constitutionnelle et a mis le Roi en cause sur toutes les questions. Il n'y a plus de ministres ; leur responsabilité est nulle ; tout remonte au Roi. Le Roi est arrivé à cet âge où l'on n'accepte plus les observations. Il est habitué à gouverner, et il aime à montrer que c'est lui qui gouverne... Son immense expérience, son courage et ses grandes qualités font qu'il affronte le danger audacieusement, mais le danger n'en existe pas moins... Nous arrivons devant la Chambre avec une déplorable situation extérieure, et, à l'intérieur, avec une situation qui n'est pas meilleure. Tout cela est l'œuvre du Roi seul, le résultat de la vieillesse d'un roi qui veut gouverner, mais à qui les forces manquent pour prendre une résolution virile. Le pis est que je ne vois pas de remède. Chez nous, que dire et que faire, lorsqu'on montrera notre mauvaise situation financière ? Au dehors, que faire pour relever notre position et suivre une ligne de conduite qui soit du goût de notre pays ? Ce n'est pas, certes, en faisant en Suisse une intervention austro-française, ce qui serait pour nous ce que les campagnes de 1823 ont été pour la Restauration. J'avais espéré que l'Italie pourrait nous offrir ce dérivatif, ce révulsif dont nous avons tant besoin ; mais il est trop tard, la bataille est perdue... Je me résume : En France, les finances délabrées ; au dehors, placés entre une amende honorable à Palmerston au sujet de l'Espagne, ou cause commune avec l'Autriche pour faire le gendarme en Suisse et lutter en Italie contre nos principes et nos alliés naturels : tout cela rapporté au Roi, au Roi seul qui a faussé nos institutions constitutionnelles... Tu me pardonneras cette épître ; nous avons besoin de nous sentir les coudes. Tu me pardonneras ce que je dis du père : c'est à toi seul que je le dis ; tu connais mon respect et mon affection pour lui ; mais il m'est impossible de ne pas regarder dans l'avenir, et il m'effraye un peu.
[15] Ce fait m'a été rapporté par M. le comte de Saint-Aignan.
[16] Documents inédits.
[17] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 542 à 545.
[18] Lettre particulière du 13 décembre 1847. (Documents inédits.)
[19] Voir plus haut, ch. I, § II.
[20] Voir plus haut, ch. I, § II.
[21] Voir plus haut, ch. IV, § VI.
[22] Journal inédit du baron de Viel-Castel, novembre et décembre 1847.
[23] Cette publication avait eu du moins cet avantage de provoquer l'Essai de Macaulay sur Barrère. En effet, voyageant alors en France, Macaulay fut indigné de cette tentative de réhabilitation, et il voulut, selon sa propre expression, faire trembler le vieux scélérat dans sa tombe. Il y réussit. Qui ne se souvient de ces lignes vraiment vengeresses par lesquelles il termina son Essai : Il n'est pas indifférent qu'un homme revêtu par le public d'un mandat honorable et élevé, un homme auquel sa position et ses relations semblent donner le droit de parler au nom d'une grande partie de ses concitoyens, vienne solliciter notre approbation en faveur d'une vie souillée de toutes sortes de vices que ne rachète aucune vertu. C'est ce qu'a fait M. Hippolyte Carnot. En cherchant à transformer en relique cette charogne jacobine, il nous a forcé à la pendre au gibet, et nous osons dire que de la hauteur d'infamie où nous l'avons placée, il aura quelque peine à la descendre.
[24] Lucien DE LA HODDE, Histoire des sociétés secrètes de 1830 à 1848, p. 378 à 381.
[25] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.
[26] Mémoires posthumes de M. Odilon BARROT, p. 505, 506.
[27] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.
[28] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 546.
[29] Journal inédit du baron de Viel-Castel.
[30] Documents inédits.
[31] Documents inédits.
[32] Dans un article publié par la Revue des Deux Mondes, le 1er janvier 1848, un député de la majorité, M. de Morny, se demandait si, pour remplacer l'alliance anglaise, la France devait rechercher d'autres alliances et s'empresser de donner des gages à. ces nouvelles amitiés. Il répondait : Non. Il reconnaissait sans doute la nécessité de respecter les traités ; mais il ajoutait : Cela fait, n'oublions jamais que nous sommes une puissance libérale, que notre gouvernement est ne d'une révolution... Si nous étions tentés de l'oublier, le pays nous en ferait bientôt ressouvenir. N'imitons pas ces parvenus qui, rougissant de leur origine, finissent par être odieux à leurs familles plébéiennes et méprisés par le monde nouveau ou ils tentent de s'introduire.
[33] C'étaient là des vérités que ne contesterait aujourd'hui aucun homme politique sérieux. M. Thiers, qui, par entraînement d'opposition, usait, en 1847, de l'argument combattu par M. Guizot, en a fait justice lui-même plus tard, quand il l'a rencontré dans la bouche des ministres de Napoléon III ; à ceux-ci, prétendant que l'Empire était tenu, à raison de son principe, de se mettre toujours, en Europe, du côté des nationalités, il a répondu, avec l'impatience du bon sens se heurtant à une niaiserie dangereuse : En politique, il faut se mettre du côté de ses intérêts. Si on rencontre son principe sur son chemin, tant mieux ; si on le trouve contre soi, tant pis. C'était, sous une forme plus vive et, en quelque sorte, plus brutale, la même idée qu'avait exprimée M. Guizot.
[34] Le Pape, dit M. Guizot, a fait une grande chose, une chose qui, depuis bien des siècles peut-être, n'était venue spontanément dans la pensée d'aucun souverain. Il a entrepris volontairement, sincèrement, la réforme intérieure de ses États... A ce titre seul, une immense confiance lui est due... Mais qu'est-ce qui manque, en général, à la plupart des grands réformateurs ? Un point d'arrêt, un principe de résistance... Il y a, grâce à Dieu, dans la situation du Pape, a côté d'un principe admirable et puissant de réforme, un principe admirable et puissant de résistance... Je sais bien que les révolutionnaires sont arrogants ; je sais qu'ils font bon marché de la religion, du catholicisme, de la papauté ; qu'ils se figurent qu'ils enlèveront tout cela comme un torrent. Ils l'ont essayé plus d'une fois ; ils ont cru qu'ils avaient emporté ces vieilles grandeurs de la société humaine ; elles ont reparu derrière eux ; elles ont reparu plus grandes qu'eux. Ce qui a surmonté le pouvoir de la Révolution française et de Napoléon surmontera bien les fantaisies de la jeune Italie.
[35] La lettre lue par M. Guizot était du 27 septembre 1847 ; j'en ai cité ailleurs quelques passages. (Cf. plus haut, ch. IV, § IX.) Le ministre aurait pu, du reste, aussi bien lire plusieurs autres de ses lettres.
[36] Un journal peu suspect de sympathie pour l'orateur, qu'il traite de sacristain, le National, fait ce tableau de la séance : Nous voudrions raconter froidement la séance incroyable à laquelle nous avons assisté ; froidement, si cela est possible... Il était réservé à M. de Montalembert d'exciter parmi ses collègues une de ces violentes émotions contre lesquelles nous les croyions garantis. Il peut être fier de son succès, qui dépasse tout ce que son orgueil avait pu rêver. Personne n'avait encore remué à ce point les pupitres, les couteaux de bois et les poitrines de la pairie. Ce n'était pas de l'agitation, mais des transports. Ce n'étaient pas des spasmes, mais une sorte de fièvre chaude. Les cris, les bravos, les trépignements servaient de cortège aux effusions de son éloquence. Passionné lui-même jusqu'au délire, il a jeté, sur tous les bancs, des courants d'électricité qui les faisaient bondir.
[37] Journal inédit du baron de Viel-Castel, à la date du 15 janvier 1848.
[38] Le Journal des Débats déclarait que l'effet produit par le discours était peut-être unique dans notre histoire parlementaire. Le Constitutionnel disait : Sans proclamer, comme on l'a fait, M. de Montalembert le plus grand orateur des temps modernes, nous reconnaîtrons volontiers qu'il à déployé un grand talent pour la défense d'une détestable cause. On lisait dans la Presse : L'aiglon s'est fait aigle et s'est élevé à une hauteur où l'amitié la plus complaisante ne le supposait pas capable d'arriver. Peu d'hommes de tribune ont compté dans leur vie un succès aussi complet.
[39] Mélanges, par Louis VEUILLOT, t. IV, p. 74.
[40] X. DOUDAN, Mélanges et lettres, t. II, p. 147.
[41] Les Cahiers de Sainte-Beuve, p. 70.
[42] Aus meinem Leben und aus
meiner Zeit, von ERNST II, herzog von Sachsen
Coburg-Gotha, t. I, p. 193.
[43] Une note, trouvée dans les papiers de M. Guizot et publiée par la Revue rétrospective, n'en relevait pas moins de vingt et un entre 1821 et 1844.
[44] Journal inédit du baron de Viel-Castel.
[45] Lettre du 21 janvier 1848. (Documents inédits.)
[46] M. Doudan écrivait au prince de Broglie, au sujet de cette discussion : C'est un bruit terrible pour une omelette au lard. J'en ai voulu à la majorité d'avoir permis que M. Guizot subît la nécessité de s'expliquer devant la Chambre sur ces misères. Il y a des choses qui ne sont rien et qui sont indéfendables devant le pédantisme d'un public, même d'un public qui ferait la même chose et plus, toute la journée ; mais la majorité, tout en votant bien, s'est passé la fantaisie de prendre de grands airs attristés sur l'horreur de donner des places dans une vue politique. (Mélanges et lettres, t. II, p. 148.)
[47] Séances des 24, 25 et 26 janvier 1848.
[48] Voir plus haut, ch. I, § IV. — Cf. du reste, sur l'histoire financière de la monarchie de Juillet, t. III, ch. V, § V ; t. IV, ch. V, § XII ; t. V, ch I, § X ; t. VI, ch. II, § III.
[49] Cf. plus haut, le chapitre premier de ce livre, § IV.
[50] Les emprunts précédents avaient été négociés, celui de 1841 à 78 fr. 52 ½, celui de 1844 à 84 fr. 75 : on voit quelle dépréciation avait été causée par la crise de 1847.
[51] Les adjudicataires versèrent ainsi, jusqu'au 24 février 1848, 64 millions. Après la révolution, à raison de l'effondrement du crédit, ils obtinrent de ne pas remplir leurs engagements.
[52] M. Garnier-Pagès, membre du gouvernement provisoire, chargé de diriger les finances du nouveau régime, a dit, dans son rapport du 10 mars 1848 : Ce qui est certain, ce que j'affirme de toute la force d'une conviction éclairée et loyale, c'est que si la dynastie d'Orléans avait régné quelque temps encore, la banqueroute était inévitable. Oui, citoyens, proclamons-le avec bonheur, avec orgueil, à tous les titres qui recommandent la République à l'amour de la France et au respect du monde, il faut ajouter celui-ci : la République a sauvé la France de la banqueroute.
[53] Cette partie de la discussion occupa les séances des 27 et 28 janvier 1848.
[54] Cf. plus haut, t, VI, ch. II, § VI.
[55] Documents inédits.
[56] 29 et 31 janvier 1848.
[57] 1er, 2 et 3 février.
[58] A ce même moment, M. Rossi, qui de Rome suivait anxieusement ces débats, disait à son premier secrétaire, le prince Albert de Broglie : Si le ministère tombe, et que Molé ou Thiers arrivent au pouvoir, je vous envoie tout de suite à Paris pour leur dire : — Je ne puis faire un pas de plus sans aboutir à la guerre contre l'Autriche. La voulez-vous ? — Je tiens ce fait de M. le duc de Broglie.
[59] Le National du 1er février disait que la politique exposée par M. Thiers était au fond la même que celle de M. Guizot, avec l'hypocrisie en plus, et il regrettait que la gauche n'eût pas sifflé l'orateur.
[60] M. Guizot éprouvait parfois un singulier embarras à concilier les exigences de la discussion parlementaire avec les convenances de sa diplomatie. Au cours de sa réponse à M. Thiers, il fut amené à dire que la présence des troupes autrichiennes à Modène était un fait irrégulier. Mais il se rendit compte aussitôt que cette expression blesserait l'Autriche, qu'il entrait dans son jeu de ménager. M. Klindworth écrivit, le 3 février 1848, à M. de Metternich : Dans la discussion sur l'Italie, M. Guizot a prononcé un discours dans lequel il a dit que la présence des Autrichiens à Modène constituait un état de choses irrégulier. Le ministre fait savoir à Votre Altesse le. vif regret qu'il éprouve de n'avoir pas songé, en parlant ainsi, aux traités qui autorisaient la présence des troupes impériales dans cet Etat. Ce mot irrégulier lui est échappé, et il s'appliquera à réparer le mal à la première occasion, en expliquant la vérité sur cette affaire. (Mémoires de Metternich, t. VII, p. 565.) On peut croire que si M. Guizot eût écrit lui-même, il l'eût fait d'un ton un peu différent, et que, s'il a inspiré la démarche de M. Klindworth, il n'a pas été consulté sur la rédaction de sa lettre. Il est heureux, en tout cas, qu'une indiscrétion n'ait pas fait tomber alors ce document aux mains de l'opposition.
[61] Sur les circonstances dans lesquelles ces dépêches avaient été écrites, cf. plus haut, t. III, ch. II, § III.
[62] 4 février 1848.
[63] Journal inédit du baron de Viel-Castel.
[64] Documents inédits.
[65] V. plus haut, au § I de ce chapitre.
[66] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 537 à 539.
[67] Joseph D'AUCAY, Notes inédites sur M. Thiers, p. 225 à 229. — L'auteur dit tenir ces renseignements de M. de Goulard. Seulement il se trompe évidemment, quand il place cette démarche à la fin de 1847. D'après ce qu'il rapporte lui-même, elle a eu lieu après l'affaire Petit. L'opposition paraît en avoir eu, sur le moment, une connaissance plus ou moins précise ; le National en parle dans les premiers jours de février 1848. — Des démarches de M. de Morny et de M. de Goulard, on peut rapprocher la lettre suivante, écrite au Roi, le 24 janvier 1848, par un autre député conservateur, M. Liadières : Que le Roi me permette de le dire, il serait dangereux pour le système conservateur de résister plus longtemps à l'entraînement des esprits. Je pense, avec un grand nombre de mes amis, que des réformes sérieuses doivent être préparées, et qu'il serait utile d'annoncer aux Chambres que le cabinet s'en occupe.
[68] On a prétendu plus tard que le projet de banquet était abandonné, quand le préfet de police était venu le faire reprendre par son interdiction provocatrice. Cette assertion est démentie par les pièces mêmes publiées sur le moment.
[69] Voir plus haut, t. IV, ch. II, § IX.
[70] 7, 8 et 9 février.
[71] C'est l'expression dont se servait, à la date même du 9 février, dans son journal intime, un officier de service aux Tuileries. (MARNAY, Mémoires secrets.)
[72] MARNAY, Mémoires secrets.
[73] Séances des 10, 11 et 12 février.
[74] Quelques jours plus tard, le 17 février, le duc de Broglie mandait à son fils que quelques personnes eussent préféré que le ministère se laissât mettre en minorité et se retirât ; puis il ajoutait : Dans l'état présent de l'Europe, je ne saurais partager ce sentiment. (Documents inédits.)
[75] Journal inédit du baron de Viel-Castel.
[76] Documents inédits.
[77] Mémoires inédits de M. de Montalivet. — Plus tard, après sa chute, dans une conversation très réfléchie et destinée à être publiée, le Roi a tenu à rappeler qu'il avait désapprouvé le langage de M. Guizot, et que, quant à lui, il était résolu à s'en aller plutôt que de faire la réforme. (Abdication du roi Louis-Philippe racontée par lui-même et recueillie par M. Edouard LEMOINE, p. 40 à 44.)
[78] Revue rétrospective.
[79] Lettre du 17 février 1848. (Documents inédits.)
[80] Correspondance de M. le comte de Flahault et de M. le marquis do Dalmatie avec M. Guizot. (Documents inédits.)
[81] M. DE HUBNER, Une année de ma vie, p. 12.
[82] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.
[83] Journal inédit du baron de Viel-Castel, à la date du 14 février 1848.