HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE VII. — LA CHUTE DE LA MONARCHIE (1847-1848).

 

CHAPITRE V. — LE DUC D'AUMALE GOUVERNEUR DE L'ALGÉRIE (1847-1848).

 

 

I. Le duc d'Aumale et le maréchal Bugeaud. Attaques contre la nomination du prince au gouvernement de l'Algérie. Ses rapports avec Changarnier, La Moricière et Bedeau. Ce qu'il fait pour l'administration civile de l'Algérie et pour le gouvernement des indigènes. — II. Les hostilités éclatent entre l'empereur du Maroc et Abd el-Kader. L'émir, vaincu, engage les siens à se soumettre à la France. Après avoir essayé de gagner le désert, il prend le parti de se rendre à La Moricière. Conditions de la reddition. Le duc d'Aumale les approuve. Ses entrevues avec l'émir. Hommage rendu par le duc d'Aumale au maréchal Bugeaud. L'engagement pris envers Abd el-Kader est critiqué en France. Attitude du gouvernement en présence de cet engagement. Il se décide à le ratifier, sauf à obtenir certaines garanties nécessaires à la sécurité de la colonie. Grand effet produit en Algérie par la reddition d'Abd el-Kader. Projets du duc d'Aumale.

 

I

Quand le maréchal Bugeaud avait quitté l'Algérie, le 5 juin 1847, en annonçant hautement sa démission[1], le gouvernement était décidé à lui donner le duc d'Aumale pour successeur[2]. Ne voulant pas, cependant, par ménagement pour le maréchal, paraître trop pressé de le remplacer, il se borna d'abord à confier l'intérim au général Bedeau. Ce fut seulement trois mois après, le 11 septembre, que le Moniteur publia la nomination du prince. Quelques semaines auparavant, le 3 août, celui-ci avait écrit au maréchal Bugeaud : J'ai longtemps espéré que vous consentiriez à reprendre le gouvernement général. Si tout espoir doit être perdu à cet égard, si aucune autre combinaison ne paraît acceptable au gouvernement du Roi, je ne refuserai pas une position éminente où je puis servir activement mon pays. Je ne me fais aucune illusion sur les obstacles qui hérissent la question, sur les attaques dont je serai l'objet, sur les déceptions qui m'attendent ; mais j'apporterai à l'accomplissement de mes devoirs une entière abnégation personnelle et un dévouement de tous les instants. Je conserverai précieusement le souvenir de tout ce que je vous ai vu faire d'utile et de grand sur cette terre d'Afrique, et je ferai tous mes efforts pour suivre vos traces et y continuer votre œuvre. Le maréchal avait répondu : Vous avez mesuré les difficultés, vous avez prévu la critique et même la calomnie, et cependant vous bravez tout cela pour servir la France et obéir à votre père... Vous voulez, dites-vous, marcher sur mes traces ; moi, je veux que vous les élargissiez, et je serai bien heureux si vous faites mieux que moi ; je ne serai pas le dernier à le proclamer.

Le duc d'Aumale était nommé gouverneur général au même titre et avec les mêmes attributions que son prédécesseur. Un moment, Louis-Philippe avait songé à faire de lui un vice-roi ; il y avait aussitôt renoncé, pour ne pas fournir un prétexte aux attaques de l'opposition. Ces attaques se produisirent quand même. Dans une nomination si hautement justifiée par le passé et par les qualités du prince, comme par les traditions de toutes les monarchies, même des plus parlementaires, les journaux de gauche affectèrent de voir un acte de courtisanerie de la part du cabinet et une preuve nouvelle du dessein attribué à la couronne d'absorber tous les pouvoirs et d'annihiler l'autorité ministérielle. Comme presque toujours, ces journaux se trouvaient faire campagne avec les organes de lord Palmerston. Ceux-ci accueillirent avec de singuliers emportements une mesure qui avait, à leurs yeux, le tort de manifester notre résolution de nous installer définitivement en Algérie ; ils virent là une sorte de provocation à l'adresse de l'Angleterre, et déclarèrent que l'ambition de Louis XIV et de Napoléon ne leur avait jamais rien fait faire de plus exorbitant. Ainsi attaquée, la nomination du prince aurait dû être défendue par tous les patriotes : nos opposants ne parurent pas s'en douter.

Débarqué à Alger, le 5 octobre, le duc d'Aumale fut reçu avec enthousiasme. Dans son ordre du jour aux troupes, il l'appela qu'il avait été appelé déjà cinq fois à l'honneur de servir dans leurs rangs, et il rendit hommage à l'illustre chef auquel il succédait et sous les ordres duquel il aurait tant aimé à se retrouver encore. Il avait eu soin de s'assurer le concours des plus célèbres Africains. Il gardait La Moricière à Oran et Bedeau à Constantine. Il obtenait de Cavaignac, sur le point de rentrer en France, qu'il demeurât à Tlemcen, où on lui organisait un commandement divisionnaire. Enfin, il ramenait dans la colonie le général Changarnier, auquel il donnait la division d'Alger. On sait à la suite de quelles querelles cet officier de haut mérite, mais de caractère difficile, avait quitté l'Afrique en 1843[3] ; le ressentiment qu'il en gardait lui avait fait rejeter, à deux reprises, en 1845 et en 1846, l'offre de revenir sous les ordres du maréchal Bugeaud ; il avait posé sans succès, aux élections de 1846, une candidature d'opposition ; il se morfondait donc, depuis quatre ans, dans une inaction aussi douloureuse pour lui que fâcheuse pour le pays, quand le duc d'Aumale lui proposa un commandement, accepté tout de suite avec reconnaissance. Ce n'était pas le moindre avantage du nouveau gouverneur général que d'être, par sa situation, étranger et supérieur aux rivalités jalouses qui divisaient trop souvent nos généraux et qui, sans lui, eussent rendu impossibles certaines collaborations. Sa suprématie était facilement acceptée de tous. Il l'exerçait d'ailleurs avec un tact rare, sachant allier l'autorité qui appartenait à son rang avec la modestie qui convenait à son âge, maniant les caractères les plus ombrageux avec une adresse aimable à laquelle le souvenir des rudesses de son prédécesseur donnait encore plus de prix, et justifiant chaque jour davantage son élévation par les qualités dont il faisait preuve. A peine débarqué à Alger, il eut, pendant huit jours de suite, avec La Moricière, Changarnier et Bedeau, des conférences où furent examinées toutes les questions militaires et administratives, intéressant l'avenir de la colonie. Les trois généraux en sortirent pleins de confiance dans la haute capacité de leur jeune chef et charmés de sa bonne grâce. Le prince savait du reste gagner l'estime et l'affection des officiers de tous rangs, attentif à faire récompenser le mérite partout où il le découvrait, sans préoccupation de coterie ou de politique, et usant à l'égard de tous d'un esprit de justice et d'impartialité à laquelle un républicain, le colonel Charras, devait rendre plus tard, du haut de la tribune, un hommage reconnaissant.

Ce n'était pas de conquête qu'avait le plus à s'occuper le duc d'Aumale : sur ce point, le principal avait été fait et bien fait par le maréchal Bugeaud ; c'était d'administration et de colonisation. Le sentiment général était que cette partie de l'œuvre africaine avait été jusqu'alors trop négligée, et qu'il était urgent de s'y appliquer. Cela avait été dit par plusieurs orateurs, avec l'assentiment visible de la Chambre, dans la discussion des crédits de l'Algérie, en juin 1847 ; M. Guizot, tout en essayant de répondre à ces critiques et de justifier le passé, avait promis de donner désormais toute son attention à ces problèmes, et, pour assurer l'exécution de cet engagement, on avait ajouté à la loi des crédits un article portant qu'il serait rendu compte, dans la session de 1848, de l'organisation de l'administration civile en Algérie. Le ministre était, du reste, résolu à tenir sa promesse : il écrivait au duc de Broglie, le 8 juillet 1847 : Je m'occupe sérieusement de l'Algérie. C'est une de ces affaires qui doivent nécessairement avoir fait un pas d'ici à la prochaine session.

A ce point de vue encore, le duc d'Aumale était bien l'homme de la situation ; grâce à sa qualité de prince qui dominait chez lui celle de général, il pouvait donner à son gouvernement un caractère moins exclusivement militaire, sans cependant tomber dans un régime purement civil qui eût compromis notre autorité sur les Arabes. Il avait déjà prouvé, pendant son trop court passage à la tête de la province de Constantine, l'importance qu'il attachait aux questions d'administration, et il n'y avait pas moins bien réussi que dans les choses de la guerre. Ses trois principaux lieutenants étaient tout disposés à le seconder dans cette tâche. La Moricière se piquait, depuis longtemps, d'idées libérales et avait à ce sujet rompu plus d'une lance avec Bugeaud ; tout heureux de se voir désormais mieux compris, il envoyait force plans au nouveau gouverneur, qui les recevait volontiers, tout en se réservant de décider par lui-même. Le général Bedeau était frappé des défauts de l'administration civile et du tort ainsi fait à la colonisation et aux intérêts européens en Afrique. — Cette administration, disait-il, telle qu'on l'a constituée, est indubitablement le principal obstacle au progrès des affaires ; dans l'état actuel, il y a abus d'attributions, multiplicité inutile de hiérarchie et de centralisation, emploi beaucoup trop nombreux de personnel, et, malgré cela, lenteur extrême d'expédition. Enfin, le général Changarnier, lui aussi, tenait à ce qu'on ne le classât pas parmi ceux pour lesquels il n'y avait pas dans la vie autre chose que des fusils et des soldats ; il reconnaissait que désormais la grande affaire était la colonisation.

Avant même de débarquer en Algérie, le nouveau gouverneur s'y fit précéder par deux ordonnances royales, destinées à donner, sur deux points importants, satisfaction aux vœux de l'opinion. La première, datée du 1er septembre 1847, réorganisait complètement l'administration civile de l'Algérie, de façon à lui donner plus de simplicité, de promptitude, d'unité et, par suite, d'efficacité : aux trois grandes directions rivales qui, à Alger, s'entravaient l'une l'autre, on substituait une seule direction générale des affaires civiles, flanquée d'un conseil supérieur, et ne relevant que du gouverneur général, qui, de son côté, correspondait avec le ministre de la guerre ; dans chacune des trois provinces, l'administration était également concentrée aux mains d'un directeur des affaires civiles, sorte de préfet, préparant le travail du commandant de la province pour tout ce qui concernait les affaires administratives, même en territoire militaire, et assisté d'un conseil qui avait quelque ressemblance avec nos conseils de préfecture ; la centralisation était notablement diminuée, et la décision de beaucoup d'affaires se trouvait reportée soit de Paris à Alger, soit d'Alger au chef-lieu de la province. La seconde ordonnance, datée du 28 septembre, fondait le régime municipal en Algérie. Dans le rapport fait au nom de la commission des crédits, M. de Tocqueville avait insisté sur la nécessité de cette réforme. Le duc d'Aumale en avait préparé les bases avec le général de La Moricière ; puis, M. Vivien, fort habile rédacteur en ces matières, lui avait donné sa forme définitive. C'étaient à peu près l'organisation et les attributions des municipalités françaises, sauf qu'on n'avait pas jugé possible d'introduire, dès le début, le principe électif. Cette mesure, l'une des plus fécondes que l'on pût prendre, fut accueillie avec grande satisfaction en Algérie. Elle devait survivre, au moins dans ses principales dispositions, à beaucoup de transformations et de bouleversements. En 1873, un député algérien, d'opinion avancée, disait à M. le duc d'Aumale que, de toutes les institutions du passé, l'ordonnance du 28 septembre 1847 était restée la plus chère aux Français d'Afrique.

Pendant les quelques mois de son gouvernement, le prince résolut ou aborda beaucoup d'autres questions : réorganisation des tribunaux de commerce avec élection de leurs magistrats ; création d'un comptoir de la Banque de France à Alger ; développement des voies de communication ; fixation définitive des plans du port d'Alger et activité imprimée aux travaux ; construction de postes et de batteries pour la défense des côtes, etc.. Soucieux de développer la colonisation, le gouverneur faisait étudier dans chaque province la détermination des zones où les Européens pourraient s'établir ; il cherchait à simplifier la procédure des concessions et des mises en possession. Il assurait aux colons un débouché pour leurs récoltes, en interdisant à l'intendance d'acheter au dehors, comme elle l'avait fait souvent, la subsistance des troupes. Il pensait surtout que le meilleur moyen de seconder cette colonisation et de lui procurer les terrains nécessaires, était de débrouiller les questions fort obscures ayant trait à l'assiette de la propriété arabe et d'arriver, sans violence, sans spoliation, au cantonnement graduel des tribus ; des études étaient faites dans ce sens. La sollicitude que le prince témoignait à la population civile ne lui faisait pourtant pas négliger les Arabes. Sa politique à leur égard était équitable, bienveillante, respectueuse des droits acquis et des mœurs, mais elle tendait à les fixer au sol, à affaiblir parmi eux la grande féodalité, trop souvent tyrannique pour les populations et hostile à la France. Tout en maintenant l'excellente institution des bureaux arabes, il soumettait les indigènes, en matière criminelle, à la juridiction des tribunaux français. Comme bienvenue, il leur apporta une amnistie qui rendit la liberté à beaucoup de prisonniers détenus en France. Plusieurs tribus émigrées furent rapatriées et installées sur des territoires désignés à cet effet. Un projet fut préparé, de concert avec La Moricière, pour l'organisation de l'instruction publique musulmane. Le duc d'Aumale apportait ainsi, dans tous les ordres de questions, une activité intelligente qui ne pouvait sans doute se flatter de résoudre instantanément tous les problèmes, mais dont on devait, avec le temps, recueillir les fruits. Amis et ennemis, lui écrivait M. Guizot, sont unanimes à reconnaître l'heureuse impulsion que vous avez donnée à toutes choses.

 

II

Si occupé qu'il fût des affaires administratives, le duc d'Aumale ne pouvait perdre de vue Abd el-Kader, réfugié avec sa deïra, dans le Maroc, à peu de distance de notre territoire[4]. La prise d'armes de 1845 nous avait appris tout ce qu'on pouvait craindre de cet indomptable ennemi. Si dénué qu'il fût, tant qu'il demeurait libre, une menace planait sur la colonie. Le gouverneur faisait donc surveiller la frontière, tandis que notre diplomatie agissait sur l'empereur Abd er-Raman. Celui-ci commençait à comprendre que l'émir était plus menaçant encore pour lui que pour la France, et qu'il travaillait à se créer un État indépendant aux dépens du Maroc. Les Kabyles du Rif, voisins de la deïra, s'étant plaints à Fez d'avoir été razziés par Abd el-Kader, l'empereur envoya au caïd de cette région un renfort de cavaliers et l'ordre de s'emparer de l'émir. Celui-ci répondit en surprenant de nuit le camp des Marocains et en tuant le caïd. Ce coup d'audace irrita fort Abd er-Raman. Tout ce que tu nous as prédit est arrivé, mandait-il à notre consul général ; tu connaissais mieux que nous les ruses diaboliques d'Abd el-Kader ; il ne lui reste plus que la vengeance céleste à attendre, et c'est à nous de faire disparaître de ce monde la trace même de ses pas. Les marabouts qui cherchèrent à s'interposer en faveur de l'émir furent fort mal reçus du sultan. Ce n'est point un vrai musulman, disait ce dernier, celui qui, après avoir demandé l'hospitalité, cherche à trahir son hôte !... C'est un rebelle qui trace une ligne de feu et de sang partout où il passe. Je ne veux rien entendre de lui... L'un de nous deux doit commander dans l'empire, et Dieu va décider entre nous. Vers cette même époque, en septembre 1847, une partie de la tribu algérienne des Beni-Amer, émigrée récemment dans l'intérieur du Maroc, ayant voulu rejoindre la deïra, l'empereur la fit poursuivre et impitoyablement massacrer. Abd el-Kader, venu à sa rencontre, ne put qu'être témoin de cette extermination et s'échappa lui-même avec peine. Commençant un peu tard à se rendre compte qu'il avait trop bravé le souverain du Maroc, il essaya de l'apaiser et d'entrer en négociation. Ce fut sans succès. Son envoyé fut retenu prisonnier. L'armée destinée à le combattre grossissait chaque jour ; le fils de l'empereur venait en prendre le commandement, et, au commencement de décembre, elle comptait, dit-on, près de vingt mille cavaliers, auxquels devaient s'ajouter un nombre à peu près égal de Kabyles du Rif. Enfin, — et ce n'était pas le coup le moins redoutable, — l'émir était solennellement frappé par le sultan d'une sorte d'excommunication religieuse.

Cette crise nous intéressait trop pour échapper à la vigilance du duc d'Aumale et de ses lieutenants. Ils eurent d'abord quelque peine à croire à l'énergie d'Abd er-Raman ; mais quand ils le virent se mettre sérieusement en mouvement, ils prirent de leur côté les précautions nécessaires. La Moricière, vers la fin de novembre, se rapprocha de la frontière avec un corps de cinq à six mille hommes, et s'y tint sur le qui-vive, prêt à marcher à la première alerte.

La situation d'Abd el-Kader devenait singulièrement critique. Aux quarante mille hommes rassemblés pour l'attaquer, il n'a à opposer qu'une poignée de combattants. Ses réguliers, vétérans de toutes ses guerres, sont à peine mille à douze cents, admirables, il est vrai, de bravoure et de dévouement. Les cinq à six cents tentes de sa deïra contiennent surtout des femmes, des enfants, des vieillards, des esclaves ; il peut cependant en tirer encore mille à quinze cents combattants de moindre valeur. Il n'a guère plus de huit jours de vivres. Malgré tout, jamais si hardi que dans les cas désespérés, il décide de prendre l'offensive. Ses ennemis, d'ailleurs, en dépit de leur immense supériorité, semblent hésiter à l'aborder, comme des chiens poltrons autour d'un redoutable sanglier. Son plan est de surprendre de nuit les camps marocains qui, au nombre de quatre, occupent les hauteurs, de courir droit à la tente du fils de l'empereur et de s'emparer de sa personne ; une fois en possession d'un tel otage, il pourra traiter avantageusement. L'attaque a lieu dans la nuit du 10 au 11 décembre. Mais le secret en a été livré aux Marocains, qui sont sur leurs gardes. Les assaillants trouvent le premier camp désert. Ils se jettent sur le second ; le fils de l'empereur n'y est pas. Bientôt le jour commence à paraître. Épuisés, accablés par le nombre, décimés par le feu de l'ennemi, les réguliers sont obligés de battre en retraite, en laissant sur le terrain la moitié de leur effectif. Cet insuccès ne laisse plus aucun espoir à Abd el-Kader. Acculé à la mer et à la Moulouïa, petite rivière au delà de laquelle est la frontière algérienne, serré de plus en plus près par la masse des Marocains, voyant les défections se produire dans ses rangs et jusque parmi ses frères, il n'a plus d'autre ressource, pour sauver du massacre la deïra où il a des êtres très chers, sa mère, sa femme, ses enfants, que de la faire passer sur le territoire français. Dans la nuit du 20 au 21 décembre, commence la traversée du gué de la Moulouïa. Au lever du soleil, les Marocains paraissent sur les hauteurs : il faut livrer un dernier combat pour couvrir la retraite de la deïra. Les réguliers se dévouent. Abd el-Kader est au milieu d'eux, la tête, la poitrine et les pieds nus, brave entre les plus braves, cherchant la mort sans la trouver ; ses vêtements sont criblés dé balles, et il a trois chevaux tués sous lui. A la fin de la journée, un tiers de ses combattants à succombé, mais le but est atteint ; la deïra touche le sol algérien. L'émir conseille alors à ses soldats de se disperser et d'aller faire leur soumission aux Français. Les survivants des réguliers, en haillons, noirs de poudre, exténués, décharnés, la plupart criblés de blessures, mais d'allure encore superbe, se dirigent les uns vers la ville de Nemours, les autres vers le camp de La Moricière. Abd el-Kader ne les suit pas. Accompagné de quelques cavaliers, il s'éloigne vers le sud. Espère-t-il gagner le désert et y tenter encore une fois la fortune ? Ou bien n'est-ce pas plutôt le souvenir des prisonniers français odieusement massacrés par son ordre, presque au même endroit où il vient de livrer son dernier combat, qui pèse sur lui et le fait hésiter à se fier à la générosité française ?

De la frontière strictement gardée, La Moricière suit tous ces événements. L'important est de mettre la main sur Abd el-Kader. Avec son coup d'œil habituel et sa connaissance des lieux, le général devine que l'émir devra passer par le col de Kerbous, voisin de la frontière. Sans perdre une minute, il y envoie un détachement de spahis, et lui-même se met en route, au milieu de la nuit, avec le gros de ses troupes. Il a vu juste. Au bout de peu de temps, on entend quelques coups de feu : c'est Abd el-Kader qui essaye de forcer le passage. Le trouvant gardé, il se décide enfin à suivre le parti que sa mère et sa femme l'ont supplié de prendre, et à se livrer aux Français. Ne pouvant écrire à cause de la nuit noire et du mauvais temps, il envoie à La Moricière l'empreinte de son cachet sur un papier tout mouillé par la pluie. Le général lui fait porter, avec la promesse de l'aman, son propre sabre comme gage de sa parole. Le jour venu, l'émir écrit à La Moricière : ... J'ai reçu le cachet et le sabre que tu m'as fait remettre comme signe que tu avais reçu le blanc-seing que je t'avais envoyé... Cette réponse de ta part m'a causé de la joie et du contentement. Cependant, je désire que tu m'envoies une parole française qui ne puisse être ni diminuée ni changée, et qui me garantira que vous me ferez transporter, soit à Alexandrie, soit à Akka (Saint-Jean d'Acre), mais pas autre part. Veuille m'écrire à ce sujet d'une façon positive... Le général estime qu'avant tout il ne faut pas laisser échapper l'occasion, vainement cherchée pendant tant d'années, de délivrer notre colonie de son plus redoutable ennemi ; il a trop l'expérience du pays et de l'homme pour être sûr de s'emparer de ce dernier s'il veut gagner le désert ; aussi n'hésite-t-il pas à prendre sur lui d'accepter les conditions de l'émir. J'ai reçu ta lettre, lui répond-il, et je l'ai comprise. J'ai l'ordre du fils de notre Roi de t'accorder l'aman que tu m'as demandé et de t'accorder le passage de Djemma-Ghazaouet à Alexandrie ou à Akka ; on ne te conduira pas autre part. Viens, comme il te conviendra, soit de jour, soit de nuit. Ne doute pas de cette parole : elle est positive. Notre souverain sera généreux envers toi et les tiens...

Le lendemain, — c'était le 23 décembre, — Abd el-Kader vient se livrer aux Français, sur le plateau même de Sidi-Brahim où, deux ans auparavant, il a exterminé la petite troupe du colonel de Montagnac : le marabout est là avec ses murs encore tachés de sang, et les ossements jonchent le sol. L'émir croyait rencontrer La Moricière ; mais celui-ci étant occupé ailleurs à pourvoir au sort des nombreux fugitifs, il est reçu par le colonel de Montauban. Après avoir salué gravement la cavalerie française, il pousse jusqu'à Nemours, où il rejoint enfin La Moricière ; celui-ci y arrivait sans autre escorte que quelques-uns des réguliers qui s'étaient rendus à lui la veille. Abd el-Kader remet son yatagan au général, le seul homme, dit-il, entre les mains duquel il a pu se résoudre à consommer le sacrifice suprême de son abdication.

Quelques heures auparavant, dans cette même petite ville de Nemours, débarquait le duc d'Aumale qui était parti d'Alger le 18 décembre, sur les pressantes instances de La Moricière, mais qui avait été retardé par le mauvais état de la mer. Le commandant de la province d'Oran lui rend aussitôt compte de tout ce qu'il a fait. Après quelques instants de réflexion, le prince donne son approbation entière, et déclare au général, qui l'en remercie avec émotion, qu'il ratifie les engagements pris et en assume la responsabilité. Le soir, Abd el-Kader, conduit par La Moricière, vient rendre visite au gouverneur. Tu devais, depuis longtemps, désirer ce qui arrive aujourd'hui, lui dit-il ; l'événement s'est accompli à l'heure que Dieu avait marquée. Le prince confirme alors à l'émir la promesse qui lui a été faite de le conduire à Saint-Jean d'Acre ou à Alexandrie ; toutefois il ajoute : Il sera ainsi fait, s'il plaît à Dieu ; mais il faut l'approbation du Roi et des ministres, qui seuls peuvent décider sur l'exécution de ce qui est convenu entre nous trois ; quant à moi, je ne puis que rendre compte de ce qui s'est passé, et t'envoyer en France pour y attendre les ordres du Roi. — Que la volonté de Dieu soit faite, répond l'émir ; je me confie à toi. Le prince prévient en outre Abd el-Kader, qui paraît le comprendre, qu'on ne pourra pas l'envoyer tout de suite en Orient, et que le gouvernement devra préalablement se concerter avec la Porte. La conversation se prolonge pendant quelques instants : on parle du passé, particulièrement de la prise de la Smala. A la fin de la visite, le duc d'Aumale rappelle à l'émir, qui eût bien voulu l'oublier, qu'il doit lui amener un cheval en signe de soumission. En rentrant dans sa tente, Abd el-Kader, jusque-là si stoïque, ne peut s'empêcher de pleurer : toute la nuit, il demeure sans sommeil, secoué par ses sanglots.

Le lendemain matin, l'âme brisée, mais résignée, l'émir monte la dernière jument qui lui reste et qui, comme lui-même, est blessée ; puis il s'avance, suivi de quelques serviteurs, vers le logement du gouverneur. A une certaine distance, il met pied à terre, et, conduisant le cheval par la bride, il s'approche du duc d'Aumale qui est entouré de son état-major. Je t'offre ce cheval, lui dit-il, le dernier que j'aie monté ; c'est un témoignage de ma gratitude, et je désire qu'il te porte bonheur. — Je l'accepte, répond le prince, comme un hommage rendu à la France dont la protection te couvrira désormais, et comme signe de l'oubli du passé. Les nombreux indigènes, témoins de cette scène, ne cachent pas leur émotion. Abd el-Kader retourne ensuite à pied à sa tente. Dans l'après-midi, il s'embarque, avec le gouverneur, sur un bâtiment à vapeur qui le conduit à Mers el-Kébir, le port d'Oran. Là, il est transbordé sur une frégate qui fait immédiatement route pour Toulon. Pendant ce temps, un Te Deum solennel d'actions de grâces était chanté dans la principale église d'Oran, en présence du prince, du général de La Moricière et de toutes les autorités.

Dans la joie d'un succès qui marquait si heureusement les débuts de son gouvernement, le jeune prince eut le bon goût de ne pas oublier le vieux guerrier qui, après avoir été si longtemps à la peine, ne se trouvait pas être à l'honneur ; il écrivit au maréchal Bugeaud : Les événements du Maroc et la vie politique d'Abd el-Kader ont eu le dénouement que vous prévoyiez et que je n'osais espérer. Lorsque le grand fait s'est accompli, votre nom a été dans tous les cœurs. Chacun s'est rappelé avec reconnaissance que c'est vous qui aviez mis fin à la lutte, que c'est l'excellente direction que vous aviez donnée à la guerre et à toutes les affaires d'Algérie qui a amené la ruine morale et matérielle d'Abd el-Kader. Visiblement touché au cœur, le maréchal répondit : J'étais certain d'avance que vous pensiez ce que vous m'écrivez sur la chute d'Abd el-Kader. Vous avez l'esprit trop juste pour ne pas apprécier les véritables causes de cet événement, et l'âme trop élevée pour ne pas rendre justice à chacun. Comme tous les hommes capables de faire les grandes choses, vous ne voulez que votre juste part de gloire, et, au besoin, vous en céderiez un peu aux autres. Dans cette circonstance, mon prince, vous m'avez beaucoup honoré, mais vous vous êtes honoré bien davantage. Sous la même inspiration, le duc d'Aumale envoyait à Mme de La Moricière le yatagan que le général, son mari, avait reçu d'Abd el-Kader lors de sa soumission, et qu'il avait ensuite remis au gouverneur, et il faisait présent au général Changarnier du pistolet que l'émir avait laissé à l'arçon de sa selle en amenant le cheval de soumission. Le prince tenait évidemment à bien marquer ce qui était dû, dans le bonheur présent, aux efforts passés. C'était d'un cœur délicat et d'une politique habile.

Il semble qu'un événement aussi heureux, aussi décisif pour l'avenir de notre domination algérienne, eût dû causer en France une satisfaction sans mélange. Mais il fallait compter avec un esprit d'opposition alors trop surexcité pour laisser juger des choses au seul point de vue patriotique. C'était ainsi qu'à la veille de la révolution de 1830, les libéraux de ce temps, loin d'applaudir à la prise d'Alger, avaient vu avec déplaisir un succès qui pouvait servir au gouvernement et s'étaient efforcés d'en obscurcir l'éclat. Aussitôt la nouvelle de la reddition d'Abd el-Kader arrivée à Paris, dans les premiers jours de janvier 1848, les journaux de gauche affectèrent d'en réduire la portée et d'y voir un pur hasard dont le gouvernement n'était pas fondé à se faire honneur. Cherchant où faire porter leur critique, ils s'attaquèrent à l'engagement contracté envers l'émir, feignant de croire qu'il eût été facile de s'emparer de sa personne sans souscrire aucune condition. Ils s'en prenaient moins à La Moricière, chez lequel ils ménageaient un député siégeant sur les bancs de l'opposition, qu'au duc d'Aumale. A les entendre, le général n'avait pas eu, dans la chaleur et la rapidité de l'action, le loisir de beaucoup réfléchir ; il appartenait au gouverneur de décider avec plus de maturité et de liberté d'esprit. L'approbation que ce dernier avait donnée était présentée comme un acte de légèreté imputable à sa jeunesse ; si elle eût été refusée, les mêmes journaux eussent montré là, sans doute, une malveillance jalouse. Cette campagne tendait à mettre le ministère en demeure de désavouer le prince, ou, s'il s'y refusait, à l'accuser une fois de plus de courtisanerie.

Le duc d'Aumale avait prévu ces attaques. Quand, après avoir entendu le rapport du général de La Moricière, il s'était décidé à ratifier l'engagement pris, le général Cavaignac, présent à l'entretien, lui avait dit : Vous serez attaqués, très vivement attaqués, soyez-en sûrs, vous surtout, prince. Plus le succès est grand, plus on s'efforcera de l'amoindrir et même de le retourner contre vous. Cette perspective n'avait pas ébranlé un moment le gouverneur dans sa résolution de couvrir entièrement son lieutenant. Eh bien, avait-il répondu en riant à Cavaignac, le général de La Moricière est député de la gauche, et vous n'êtes pas, je crois, sans avoir encore quelques amis dans le parti républicain : à vous deux de parer. La Moricière était sans doute sous l'impression de l'avertissement donné par Cavaignac, quand, dans cette même journée du 24 décembre, il écrivait à sa femme : Nous n'étions pas sûrs de prendre l'émir ; il a proposé de se soumettre, j'ai accepté, le voilà entre nos mains. Plus ce résultat est important, plus on va chercher à le diminuer ou à le décrier. Ainsi sont les hommes. Attendez-vous donc à m'entendre attaqué en cette occasion. Je vous en préviens, pour que vous ne vous en étonniez pas. Du reste, une fois rentré en France, le commandant d'Oran profita de sa position de député pour justifier sa conduite du haut de la tribune ; il expliqua comment Abd el-Kader eût pu s'échapper, et à ceux qui disaient qu'il eût mieux valu courir cette chance et que l'émir était moins dangereux dans le désert qu'à Alexandrie, il ripostait vivement : Si telle est votre opinion, rien n'est plus facile que de le remettre au désert : vous n'avez qu'un mot à dire ; les chemins sont ouverts, et, si vous lui offrez la liberté, votre prisonnier ne la refusera pas.

Tout en laissant à La Moricière le soin de parer les coups de l'opposition, le duc d'Aumale ne négligeait pas, de son côté, d'agir auprès du gouvernement pour prévenir un désaveu qui eût été bien autrement grave que toutes les criailleries de journaux. Dès le 24 décembre, il adressait à M. Guizot une dépêche où, après avoir fait connaître l'engagement pris envers l'émir par La Moricière, il exprimait le vœu qu'on n'en fît pas attendre longtemps l'exécution : Sans cette condition, ajoutait-il, il était fort possible qu'un homme seul, résolu, entouré d'une poignée de cavaliers fidèles, parvînt à nous échapper et à gagner les tribus qui lui sont encore dévouées dans le Sud, où il nous eût suscité de grands embarras. Je ne pense pas qu'il soit possible de manquer à la parole donnée par cet officier général. Le 1er janvier 1848, le ministre de la guerre répondait au duc d'Aumale : Vous avez ratifié les promesses faites par le général de La Moricière, et la volonté du Roi est qu'elles soient exécutées. Le cabinet s'occupe des mesures propres à prévenir les embarras éventuels qui pourraient naître, dans l'avenir, du caractère aventureux et perfide de l'émir. Cette dernière réserve était justifiée : il eût été imprudent de débarquer purement et simplement Abd el-Kader dans quelque port du Levant, sans prendre aucune mesure pour l'empêcher de travailler de là contre nous ou même de revenir nous faire la guerre en Algérie. L'attention du gouvernement était d'autant plus en éveil sur ce danger, que l'émir, causant avec le colonel Damnas qui était venu le voir à Toulon, avait émis la prétention, dont il n'avait pas été question lors de sa reddition, d'aller s'établir à la Mecque, loin de toute surveillance française et au foyer le plus ardent du fanatisme musulman. Le ministère n'admettait l'idée de conduire Abd el-Kader à Alexandrie que s'il devait y être en quelque sorte interné et tenu dans l'impossibilité de nous nuire. Tant qu'il se préoccupait seulement d'obtenir ces garanties, le gouvernement ne manquait pas aux promesses faites par le duc d'Aumale. Mais y avait-il chez lui quelque autre arrière-pensée ? Songeait-il à désavouer ces promesses ? On avait remarqué qu'à peine arrivé à Toulon, Abd el-Kader, au lieu d'être gardé au lazaret, avait été enfermé comme un prisonnier au fort Lamalgue. Le 3 janvier, lors de la nomination de la commission de l'adresse, M. Léon Faucher ayant critiqué, dans son bureau, l'engagement contracté et ayant sommé le ministère de dire s'il le prenait à son compte, M. Guizot répondit qu'il réservait son opinion, qu'il n'avait pas arrêté encore de parti, et que la publication faite, dans le Moniteur, du rapport du gouverneur général n'impliquait pas ratification. Deux semaines après, le 17 janvier, à la Chambre des pairs, le président du conseil, tout en exprimant l'espoir d'arriver à concilier le maintien des paroles données avec ce qu'exigeait la sécurité de l'Algérie, insistait d'une façon significative sur ce qu'il n'appartenait pas à un général, à un général en chef, même à un prince, d'engager politiquement, sans retour, sans examen, le gouvernement du Roi ; il ajoutait que, dans la question qui lui était soumise, le gouvernement conservait et entendait conserver la pleine liberté de son examen et de sa décision. Le lendemain, le Journal des Débats développait, dans un grand article, une thèse semblable. Enfin, vers la même époque, on tâchait, sans succès, il est vrai, par l'entremise du colonel Daumas, d'amener l'émir à demander de lui-même à rester en France.

Tout cela indiquait évidemment chez les ministres une méfiance, après tout assez justifiée par le passé, de ce que chercherait à faire Abd el-Kader une fois hors de nos mains ; ils eussent été heureux de pouvoir honorablement échapper à l'exécution de l'engagement pris ; mais, d'autre part, ils n'oubliaient pas que cet engagement avait seul permis de s'emparer de la personne de l'émir, et que, en dépit de toutes les thèses sur le droit de ratification, l'honneur de la France était engagé dans une certaine mesure. D'Alger, d'ailleurs, le duc d'Aumale ne manquait pas de faire valoir avec beaucoup de force ces considérations, et il déclarait sa volonté très nette de donner sa démission s'il était désavoué. Est-ce l'effet de cette menace ? toujours est-il que les déclarations faites, le 5 février, par M. Guizot, à la Chambre des députés, différaient notablement de son langage à la Chambre des pairs. Il y annonçait que le gouvernement se proposait de tenir la parole donnée et d'envoyer l'émir à Alexandrie ; il ajoutait qu'une négociation était ouverte pour obtenir du pacha d'Égypte les garanties de surveillance nécessaires à notre sécurité. Le 22 février, à la veille même de la révolution, le Roi, causant avec M. Horace Vernet qui allait faire le portrait de l'émir, le chargeait de donner à ce dernier toute assurance pour la prochaine réalisation, des promesses faites par le duc d'Aumale. On le voit, le gouvernement avait, plus ou moins à regret, pris son parti de ratifier ce qui avait été fait. Si donc Abd el-Kader a été, pendant quatre ans encore, retenu prisonnier en France, c'est le fait de la république, non de la monarchie de Juillet. La république a-t-elle cru trouver, dans l'ébranlement général causé par la révolution, des raisons nouvelles qui l'autorisaient à prendre cette mesure ? Ce n'est pas le lieu d'examiner cette question. Remarquons seulement que le pouvoir a été alors occupé, pendant un certain temps, par les hommes qui devaient attacher le plus d'importance à observer la parole donnée, par les généraux de La Moricière et Cavaignac.

Si la reddition d'Abd el-Kader causait quelques embarras passagers au gouvernement français, elle avait, en Algérie même, un effet immense et singulièrement bienfaisant. Nulle victoire n'eût autant servi à affermir notre domination, à soumettre les Arabes et à donner confiance aux colons. Partout se manifestait une impression de paix et de sécurité, inconnue jusqu'alors. L'Afrique française voyait s'ouvrir devant elle une ère vraiment nouvelle. Tel était le changement que, du coup, l'armée d'occupation eût pu être réduite d'un tiers. Le duc d'Aumale insista cependant pour qu'on ne rappelât pas immédiatement en France les régiments devenus disponibles : ceux-ci lui paraissaient pouvoir être employés plus utilement en Algérie. Il avait préparé, pour la conquête de la Kabylie, demeurée indépendante malgré les diverses expéditions du maréchal Bugeaud, un plan qui pouvait être exécuté au printemps de 1848, si aucune tâche plus urgente ne s'imposait. Ajoutons qu'à ce moment, tout attentif qu'il fût aux choses de son gouvernement, il ne s'y absorbait pas exclusivement et ne laissait pas de porter ses regards au loin. En présence de la situation chaque jour plus troublée de l'Europe et particulièrement de l'Italie, il croyait que la France serait amenée prochainement à quelque action militaire, et, dans ce cas, l'armée d'Afrique lui semblait appelée à jouer un rôle considérable. Sous l'empire de cette préoccupation, il ramenait sur la côte, pendant le mois de janvier 1848, les troupes dont la présence n'était plus nécessaire dans l'intérieur des provinces. Il massait ainsi, sans bruit, à proximité des ports, environ quinze mille soldats aguerris qui, en quatre jours et sans donner l'éveil à personne, pouvaient être embarqués et dirigés sur un point quelconque de la Méditerranée[5]. L'emploi possible de ce corps expéditionnaire faisait travailler la jeune et généreuse imagination du gouverneur : il voyait déjà s'ouvrir devant lui de plus importants champs de bataille, et son âme frémissait à la pensée des grandes choses qu'il aurait peut-être l'occasion d'y faire, pour cette France tant aimée. Ces idées l'occupaient, quand, le 10 février 1848, il fut rejoint à Alger par le prince de Joinville qui cherchait pour la princesse, sa femme, un climat plus chaud que celui de Paris. Le vainqueur de Saint-Jean d'Ulloa et de Mogador n'avait pas le patriotisme moins ardent que le vainqueur de la Smala. On peut donc s'imaginer les rêves de gloire qui durent être alors ébauchés dans les conversations des deux frères. Hélas ! le réveil était proche, et quel réveil !

 

 

 



[1] Sur les dernières années du gouvernement du maréchal Bugeaud et sur les causes de sa retraite, voir plus haut, t. VI, ch. VII

[2] Sur l'origine de cette résolution, voir t. VI, p. 371 et 425.

[3] Voir plus haut, t. V, ch. V, § XIII.

[4] Pour le récit qui va suivre, je me suis servi principalement des Souvenirs toujours si exacts du général DE MARTIMPREY, et du remarquable ouvrage de M. Camille ROUSSET sur la Conquête de l'Algérie. J'ai aussi consulté la Vie du général de La Moricière, par M. KELLER.

[5] Ce sont ces troupes que la république devait trouver toutes prêtes et dont elle fera le noyau de l'année des Alpes.