EN ESPAGNE, EN GRÈCE, EN PORTUGAL ET SUR LA PLATA.
I. Hostilité persistante de lord Palmerston. Le duc de Broglie ambassadeur à Londres. Sa façon de traiter avec lord Palmerston. — II. Attitude volontairement réservée du gouvernement dans les affaires espagnoles. Intrigues de Bulwer et scandales du palais de Madrid. Précautions prises par M. Guizot contre un divorce de la Reine. Retour de Narvaez au pouvoir. Échec de la diplomatie anglaise. — III. En Grèce, lord Palmerston cherche à renverser Colettis. Difficultés qu'il lui suscite. Le gouvernement français défend le ministre grec. Habileté de Colettis. Sa mort. Attitude plus réservée de la diplomatie française. — IV. La guerre civile en Portugal. Lord Palmerston, après avoir repoussé la coopération de la France, est obligé de l'accepter. A la Plata, le plénipotentiaire anglais dénonce arbitrairement l'action commune avec la France. Lord Palmerston, qui avait d'abord approuvé son agent, est contraint de le désavouer.I On sait tout ce que, dans les derniers mois de 1846 et dans les premiers de 1847, lord Palmerston avait tenté, soit à Madrid, soit auprès des puissances continentales, pour se venger des mariages espagnols[1]. Partout il avait échoué. Allait-il enfin prendre son parti des faits accomplis et renoncerait-il à continuer la guerre diplomatique qu'il nous avait déclarée ? Non, ses premiers insuccès n'avaient fait qu'exaspérer son ressentiment, et, plus que jamais, il était résolu à chercher toutes les occasions de faire du mal à la France. Sans doute, parmi les hommes politiques d'Angleterre et jusque dans le sein du cabinet, il en était plusieurs que cet acharnement fatiguait, inquiétait, et qui eussent volontiers vu se produire une certaine détente. Mais que pesaient leurs velléités conciliatrices devant la décision passionnée de lord Palmerston ? Cette rancune persistante du secrétaire d'État rendait
inefficaces toutes les démarches faites du dehors pour amener un
rapprochement entre les deux cours. Le roi des Belges, cependant, ne se
lassait pas d'aller de l'une à l'autre, dans l'espoir de mettre fin à un
conflit qui l'alarmait de plus en plus, et pour l'Europe en général, et pour
la Belgique en particulier[2]. Fort écouté de
la reine Victoria, sa nièce, non moins apprécié de Louis-Philippe, son
beau-père[3], il était mieux
placé que personne pour s'entremettre. Il l'essaya, à deux reprises, en
février 1847, puis en mai, mais ne parvint à nous offrir qu'une transaction
fondée sur le sacrifice des droits éventuels de la duchesse de Montpensier à
la couronne d'Espagne[4]. Le gouvernement
français ne pouvait y consentir. Louis-Philippe le fit comprendre amicalement
à son gendre et insista pour qu'il ne le compromît pas par des ouvertures
sans chance d'aboutir : Vous en avez fait assez,
lui écrivit-il le 2 mai, en vous efforçant de
rectifier les idées aussi fausses qu'injustes qui ont amené la cessation
d'une intimité personnelle à laquelle j'attachais beaucoup de prix et que je
regrette vivement, mais sur laquelle je préfère que mon fidèle ami ne dise
plus rien que cela. Je crois que c'est le germanisme qui domine à Windsor, et
que l'intimité avec Berlin, qui n'est peut-être pas celle pour laquelle la
reine Victoria aurait eu le plus de penchant, est celle qu'on aime mieux
cultiver[5]. Le gouvernement français savait donc à quoi s'en tenir sur
l'impossibilité de rétablir, pour le moment, l'entente cordiale. Il ne
voulut, néanmoins, rien négliger de ce qui pouvait limiter les conséquences
du différend. M. de Sainte-Aulaire, qui représentait la France, outre-Manche,
depuis 1841, fatigué par l'âge et aussi quelque peu dégoûté des procédés du Foreign
office, demandait instamment à se retirer : Londres lui était devenu,
disait-il, un véritable purgatoire. M. Guizot
pria le duc de Broglie de prendre, pour un temps, la succession de M. de
Sainte-Aulaire ; nul nom ne lui paraissait mieux fait pour flatter l'opinion
anglaise et en imposer à lord Palmerston ; on se rappelait d'ailleurs, à
Paris, quel avait été le succès d'une première mission du duc, en 1845, pour
le règlement du droit de visite. M. de Broglie accepta par patriotisme, non
par goût ; il exposait ainsi ses motifs, dans une lettre à son fils : Si Palmerston n'a personne devant lui, il fera tout ce qui
lui plaira ; si on lui fournit l'occasion de rappeler lord Normanby et de
placer la France et l'Angleterre dans la position où se trouvent, depuis
quatre ans, la France et la Russie, il la saisira avec empressement. Il y a
nécessité de lui tenir tête, de donner courage à ceux qui lui tiennent tête,
de lui enlever l'opinion qu'il a ameutée contre la France et qui commence à
nous revenir. C'est là ce qui m'a décidé. La mission que je vais remplir
pendant quelque temps est précisément de même nature que celle que j'ai
remplie il y a deux ans... Cette fois, je
fais encore un plus grand sacrifice, en entreprenant de contenir un peu un
méchant fou et de remettre en honneur la bonne foi de notre gouvernement qui,
à tort, à mon avis, niais réellement, n'est pas sortie tout à fait intacte
des transactions espagnoles. Je tente quelque chose qui peut fort bien
échouer et qui, dans la plus grande chance de succès, ne rapportera pas grand
honneur. Mais, tout compte fait, j'y suis plus propre qu'aucun autre, et, si
je refuse, il faut laisser la barque à la grâce de Dieu[6]. Arrivé à Londres, le 1er juillet 1847, le duc de Broglie
fut personnellement très bien reçu de la Reine, des ministres, de la haute
société politique. Peut-être même y avait-il dans ces politesses quelque
affectation et comme une arrière-pensée de séparer l'ambassadeur de ceux qui
l'envoyaient, et d'honorer d'autant plus la probité politique du premier
qu'on contestait celle des seconds ; mais le duc n'était pas homme à
permettre que son bon renom fût tourné en affront contre son gouvernement. La
courtoisie dont on usait à son égard ne l'empêchait pas de bien voir à quelles
préventions il se heurtait[7]. Il savait
notamment à quoi s'en tenir sur lord Palmerston. M. Guizot lui écrivait de
Paris : Les Anglais sont comme les pièces de
Shakespeare, pleins de vrai et de faux, de droiture et d'artifice, ayant
beaucoup de grandes et bonnes impulsions et beaucoup de petits calculs. Et,
dans lord Palmerston, le mal l'emporte de beaucoup sur le bien. Mon
impression est même que ce qu'il a des bonnes qualités du caractère anglais
ne lui sert guère qu'à couvrir les mauvaises tendances de son propre
caractère. Je vous dis sans réserve toute ma méfiance de lui. Je le crois
encore plus avantageux et impertinent dans son âme et à part lui qu'il ne le
montre au dehors, quoiqu'il le montre pas mal. Il ajoutait, quelque
temps après : Palmerston est persévérant et
astucieux ; il a une idée fixe ; il la suivra toujours, en dessous, quand il
ne pourra pas en dessus[8]. Le ministre et
l'ambassadeur s'entendaient parfaitement sur la façon de traiter avec ce
personnage si incommode. Dès le 16 juillet, M. Guizot faisait remarquer au
duc de Broglie que lord Palmerston était disposé à
n'être bien que pour ceux qui, sensément et convenablement, se faisaient
craindre de lui[9]. De son côté, M.
de Broglie écrivait au ministre : Une manière de se
conduire ouverte, directe, résolue, est ce qui embarrasse le plus lord
Palmerston. A mon avis, on se trouve toujours bien d'aller droit à lui, de le
mettre en demeure de prendre le bon parti, et de prendre, soi, acte de son
refus. Nous avons pour nous, en toutes choses, la raison, le bon droit, la
bonne cause ; il faut prendre tranquillement nos avantages et lui laisser la
politique sournoise et querelleuse, cette politique de roquet qui grogne sans
mordre et qui ruse sans attraper[10]. L'ambassadeur usait en outre de son autorité personnelle pour agir sur les autres membres du cabinet anglais, et pour tâcher de les décider à retenir un peu leur collègue. Ainsi écrivait-il, un jour, à M.. Guizot, après une conversation avec lord Lansdowne : Je lui ai expliqué la politique de la France avec détail, et je l'ai forcé, comme toujours, à y donner son entière approbation. Mais ces approbations sont sans effet immédiat ; ce n'est qu'à la longue et en ne se lassant point qu'on peut en attendre quelque chose. Il faut changer les esprits autour de lord Palmerston[11]. Une autre fois, c'était le chef du cabinet, lord John Russell, avec lequel le duc de Broglie avait une longue conversation sur les questions pendantes, et auquel il se sentait en position d'adresser l'avertissement suivant[12] : J'espère qu'aucun différend, aucune difficulté ne s'élèvera entre nos deux gouvernements. Si cela arrivait par malheur, il n'est pas d'efforts que je ne fisse pour en prévenir les conséquences. Mais promettez-moi une chose : c'est de veiller avec soin, comme chef du gouvernement de la Reine, au langage qui serait tenu dans les premiers moments, si telle conjecture venait à se présenter ; c'est de ne rien dire, c'est de ne rien laisser dire qui parût mettre le gouvernement français, la nation française au défi de faire telle ou telle chose, de prendre tel ou tel parti. Souvenez-vous de l'affaire Pritchard. A coup sûr, jamais nos deux gouvernements, nos deux nations n'ont été plus unis qu'à cette époque. L'affaire était minime en elle-même. Nous avions tort jusqu'à un certain point, et il nous était d'autant plus facile de le reconnaître que le gouverneur de Taïti avait donné tort officiellement à son subordonné. Nous ne demandions pas mieux que de terminer le différend, comme il s'est effectivement terminé. Mais des paroles imprudemment prononcées dans le Parlement ont failli rendre tout accommodement impossible ; il ne s'en est fallu que de quatre voix que le ministère français ne fût renversé, et que son successeur ne fût obligé de refuser toute réparation, ce qui aurait entraîné la guerre entre les deux pays. Dans la situation actuelle des choses, tout serait bien autrement grave, bien autrement périlleux et compromettant. Promettez-moi de veiller à ce qu'il ne soit pas dit, le cas échéant, un mot qui nous rende plus difficile, qui nous rende impossible dé faire au bien de la paix tous les sacrifices que comporteraient notre honneur et nos intérêts essentiels. La haute considération dont jouissait notre ambassadeur ne lui donnait pas seulement le moyen de faire entendre d'utiles vérités aux hommes d'Etat anglais ; elle faisait de lui le confident, le conseiller et, dans une certaine mesure, le leader des ambassadeurs étrangers accrédités à Londres. Tout le corps diplomatique, écrivait-il à son fils[13], non seulement est bien pour moi, mais me considère comme un point central... On se ferait difficilement l'idée du degré d'humeur et de malveillance dont tous les gouvernements de l'Europe sont animés contre l'ennemi commun. Sans doute, comme on le verra bientôt, notre ambassadeur
ne parvenait pas, par ces divers moyens, à déjouer tous les mauvais desseins
de lord Palmerston. Du moins il faisait ainsi, à Londres, tout ce qui était
alors possible pour limiter le mal, pour gagner du temps. L'ambition du
gouvernement français n'allait pas au delà. Dès le début de l'ambassade du
duc de Broglie, le 8 juillet 1847, M. Guizot lui écrivait : Je crois parfaitement à tout ce que vous me dites dans
votre lettre du 5[14]. Le Roi en a été très frappé. Et cet état des esprits en
Angleterre durera assez longtemps, car il se fonde sur des faits mal compris,
mal appréciés, mais réels et que nous ne pouvons ni ne devons changer. La
politique anglaise a perdu en Espagne une bataille qu'elle a eu tort de
livrer ; sensément et honnêtement, il n'y avait pas lieu à bataille ; mais
enfin, la bataille a eu lieu. Nous n'en pouvons effacer ni l'impression ni
les résultats. Tant qu'on croira, comme dit le Times, que nous travaillons
avec passion à nous créer partout une prépondérance exclusive et illégitime,
la situation actuelle durera. Personne n'est aussi propre que vous à la
contenir, à l'atténuer, à la combattre chaque jour, à faire chaque jour
pénétrer dans les esprits anglais un peu de vérité et de confiance. Et puis,
viendra peut-être en Europe quelque grand événement, en Angleterre quelque
grand revirement des partis et des hommes, qui remettra les idées justes et
les intérêts vrais à la place de toutes les susceptibilités, jalousies,
vanités et chimères nationales et individuelles. C'est à attendre ce moment
et à prévenir, en l'attendant, tout accident grave, que nous travaillons,
vous et moi. J'espère que nous y réussirons[15]. II Le gouvernement français devait tenir tête à lord
Palmerston et parer ses coups, sur les divers théâtres où les deux
diplomaties se trouvaient en contact. J'ai déjà eu l'occasion d'indiquer
quelle avait été, aussitôt après la célébration des, deux mariages de la
reine Isabelle et de sa sœur, l'attitude très différente prise, en Espagne,
par les cabinets de Paris et de Londres[16]. Tandis que lord
Palmerston, tout à sa soif de vengeance, poussait son agent, sir Henri
Bulwer, à se jeter plus passionnément que jamais dans les intrigues des
partis espagnols, notre gouvernement, préoccupé de dissiper les soupçons
éveillés par son récent succès, se retirait ostensiblement de la lutte,
faisait prendre un congé à son ambassadeur, M. Bresson, et ne laissait à
Madrid qu'un secrétaire auquel instruction était donnée de ne pas se mêler
aux affaires intérieures de la Péninsule. M. Guizot expliqua lui-même ainsi,
à la tribune, les raisons de cette attitude : On
s'est servi de l'action que nous avions exercée, des résultats que nous
avions obtenus, pour nous accuser d'esprit de domination, d'ingérence, de
prépotence en Espagne, pour exciter contre nous, à ce sujet, l'esprit de
nationalité, de fierté, de susceptibilité espagnole. Eh bien ! quand
l'événement a été accompli, quand la conclusion a été obtenue, nous avons
pensé qu'il était bon que notre attitude, que notre conduite donnât un
démenti éclatant à de telles accusations. Nous avons pensé qu'il était d'une
politique intelligente et prudente que les passions excitées à cette
occasion, les ressentiments, pour appeler les choses par leur nom, eussent le
temps et la facilité de se calmer, de s'éteindre... Voilà les motifs de notre conduite, et je les tiens, tous
les jours, pour plus décisifs et meilleurs. Je tiens qu'il est bon que le
soupçon, légitime ou non, d'ingérence et de prépotence se porte ailleurs. Que
d'autres aient, à leur tour, à en sentir l'embarras, le fardeau et les
inconvénients... Nous avons d'ailleurs dans
l'intelligence et dans les sentiments du peuple espagnol une entière
confiance. Nous avons la confiance que, livré à lui-même, sous l'empire d'institutions
libres, le peuple espagnol, en présence des faits, comprendra mieux, tous les
jours, que l'intimité avec la France est pour lui, aussi bien que pour nous,
une bonne et nationale politique[17]. Cette tactique parut d'abord assez peu nous réussir. Sir Henri Bulwer profita de ce que nous lui laissions le champ libre pour combattre nos amis, pousser les siens et surtout brouiller les cartes. Le ministère Isturiz, qui s'était compromis avec nous dans l'affaire des mariages, se vit obligé de céder la place à un ministère Sotomayor, encore moderado, mais en réaction contre l'influence française et en coquetterie avec les progressistes. Il y avait quelque chose de plus fâcheux encore : l'un des deux mariages que nous avions faits tournait fort mal. La jeune reine laissait éclater son antipathie contre le mari que la politique lui avait imposé, et témoignait à un certain général Serrano, d'opinion progressiste et ouvertement engagé dans la politique anglaise, une faveur dont elle ne se mettait pas en peine de voiler le caractère. Le roi François d'Assise, blessé de l'affront qui lui était fait, embarrassé de son rôle et de sa personne, n'avait pas ce qu'il fallait pour ramener sa femme et ne se montrait nullement disposé à lui pardonner. Le scandale devint tel qu'en mars 1847, le ministère enjoignit au général Serrano d'aller prendre un commandement en Navarre, et, sur son refus d'obéir, fit ouvrir contre lui une instruction par le Sénat. La Reine répondit en mettant brusquement à la porte, le 28 mars, les ministres assez osés pour s'attaquer à son favori, et les remplaça par un cabinet composé principalement des amis personnels de ce dernier ; l'un des plus remuants parmi les nouveaux ministres était M. Salamanca, spéculateur peu considéré et âme damnée de sir Henri Bulwer. Bien que Serrano fût demeuré hors du ministère, son pouvoir était connu de tous, et l'on avait trouvé un euphémisme pour le désigner ; on l'appelait l'influence. A la nouvelle du coup fait par la Reine, Palmerston ne put retenir un cri de joie et de triomphe. Bravo, Isabelle ! écrivait-il à lord Normanby[18]. En même temps, il pressait Bulwer de lier partie plus étroite encore avec le favori. L'attachement de la Reine n'éveillait chez lui aucun scrupule ; il y voyait une bonne fortune dont il fallait profiter pour amener un divorce[19]. Ainsi aidée par la diplomatie anglaise, la rupture des royaux époux devint de plus en plus profonde. Le Roi avait quitté le palais et s'était retiré au Pardo, près Madrid, se refusant à toute rencontre avec la Reine. Celle-ci, dans l'emportement de son caprice, en venait à répéter à ses ministres et même à certains membres du clergé ce mot de divorce que lui avait soufflé Bulwer[20]. Mais, si les ministres avaient l'air d'entrer plus ou moins dans son idée, si quelques-uns même, comme Salamanca, l'y encourageaient, les membres du clergé lui répondaient par un non possumus absolu. C'était l'illusion de protestants comme Palmerston et Bulwer de croire qu'un divorce était chose possible dans un pays aussi catholique que l'Espagne. Leur passion les aveuglait. Chaque jour, ils s'enfonçaient plus avant dans leurs très vilaines intrigues. Désespérant de trouver assez d'audace chez les ministres espagnols, ils travaillaient à les remplacer par de purs progressistes : dans ce dessein, ils avaient fait l'appeler d'exil Espartero. Bulwer finit par trouver Serrano lui-même trop timide et trop mou, et il poussa à sa place, auprès de la Reine, un nouveau favori, colonel de la garde d'Espartero. De Londres, Palmerston excitait son agent, et les journaux inspirés par le Foreign office faisaient ouvertement campagne pour le divorce de la Reine, et demandaient qu'en même temps la duchesse de Montpensier fût déchue de ses droits successoraux[21]. Il est vrai qu'en Angleterre, tout le monde n'était pas également flatté de se trouver ainsi complice des scandales du palais de Madrid. Les journaux tories n'étaient pas les seuls à blâmer Bulwer. Au sein même du cabinet britannique, la conduite de lord Palmerston était loin d'être universellement approuvée : lord John Russell laissait voir par moments sa tristesse et son embarras[22]. Le gouvernement français ne pouvait qu'être très désagréablement affecté de ce qui se passait en Espagne, d'autant que l'opposition ne manquait pas d'en tirer argument et de lui demander ironiquement si tel était le bénéfice des fameux mariages. Toutefois, il ne trouvait pas là une raison de sortir de sa réserve. Non qu'il ne fût sollicité d'opposer intrigues à intrigues, complots à complots. Certains moderados, irrités de la conduite de la Reine, l'eussent volontiers poussée à une abdication dont elle-même parlait assez souvent, afin de la remplacer par la duchesse de Montpensier. La reine mère Christine, mécontente qu'on l'empêchât de retourner en Espagne, entrait plus ou moins dans ce projet. M. Guizot y mit fermement le holà. On ne nous forcera pas la main, écrivait-il au duc de Broglie. Bien loin d'accepter l'abdication de la Reine, nous protesterons contre. Nous garderons ici le duc et la duchesse de Montpensier. Le jour où leurs droits s'ouvriraient naturellement, nous verrions. D'ici là, nous ne serons point à la merci de fantaisies folles ou d'intrigues coupables. Je crois qu'à Madrid et à la rue de Courcelles[23], on croit assez que nous ferons comme nous disons, et cela contient beaucoup. Cela contiendra-t-il assez ? Je l'espère, et je compte beaucoup sur le défaut de suite et de vraie hardiesse de tout ce monde-là. Ils rêvent et complotent tous, et ne font rien[24]. Toutefois, la réserve du gouvernement français n'était ni de l'indifférence ni de l'inertie. Très attentif aux événements, il se tenait prêt à intervenir dans certaines éventualités. Dès le mois d'avril 1847, M. Guizot écrivait à l'un de ses ambassadeurs : Que les Espagnols fassent ou défassent leurs affaires comme ils l'entendent. Nous disons cela très haut, et nous le pratiquons. Mais si quelque grande question française se trouvait engagée dans les affaires espagnoles, nous reprendrions la position active, et nous la reprendrions d'autant mieux que nous aurions quelque temps détendu la corde. Quelques mois plus tard, dans une autre lettre, notre ministre annonçait que, le cas échéant, il serait aussi décidé et aussi efficace pour maintenir les conséquences du mariage, qu'il l'avait été pour le conclure[25]. Le cabinet de Paris tenait à ce que le gouvernement britannique ne se fît sur ce point aucune illusion. Le duc de Broglie saisit l'occasion d'une conversation avec le premier ministre, lord John Russell, pour lui donner, avec toutes les assurances qui pouvaient dissiper ses préventions, des avertissements qui le missent en garde contre certains entraînements. Il n'y a qu'une chose qui nous importe, à Madrid, lui dit-il, c'est que le fond même de l'établissement actuel en Espagne subsiste. Du reste, que ce soit Pierre ou Paul qui soit ministre, cela nous fait peu de chose. Nous ne mettons pas de vanité à paraître gouverner l'Espagne et à répondre de ce qui s'y fait ; et effectivement, il n'y a pas beaucoup de vanité à en tirer... Que désirez-vous ? Vous désirez que la reine d'Espagne vive, qu'elle règne, que les droits éventuels de la duchesse de Montpensier soient indéfiniment ajournés ? Eh bien, je vous affirme, et croyez que je sais ce que je dis en parlant ainsi, qu'il n'entre pas dans notre pensée d'avancer d'un seul jour, d'une heure, l'ouverture des droits éventuels de la duchesse de Montpensier... Rien n'est si aisé, pour la légation d'Angleterre, que de renverser un ministère moderado. En voilà trois qui tombent, coup sur coup, depuis un an. Rien ne serait si aisé à la légation de France que de renverser un ministère progressiste, si elle se mettait à l'œuvre. Mais à quoi cela peut-il servir, sinon à faire les affaires de nos ennemis, aux dépens des nôtres, et quel est le meilleur moyen de rendre le trône d'Espagne vacant que de rendre à la Reine tout gouvernement impossible !... Sur la question du divorce, j'ai deux choses à vous dire : la première, c'est que toute idée de divorce est un rêve et une folie. Si la reine d'Espagne veut divorcer, elle n'a qu'un parti à prendre, c'est de faire comme Henri VIII, de se faire protestante et de faire son royaume protestant. Aucun pape, aucun prêtre catholique, — non excommunié, — n'admettra un seul instant l'idée d'un divorce, et, pour que le mariage fût déclaré nul ab initio, il faudrait qu'il eût été contracté en violation des lois de l'Église, ce qui n'est pas. L'empereur Napoléon, dans toute sa puissance, n'a pu obtenir de Pie VII, qui l'avait sacré, l'annulation du mariage de son frère Jérôme, qui cependant avait épousé une protestante. Ma seconde observation est plus grave... Il importe essentiellement que l'Angleterre se tienne pour satisfaite de l'ordre de choses établi en Espagne ; dans le cas contraire, je prévois tout, et je ne réponds de rien. Si vous vous aperceviez que nous travaillions à détruire cet ordre de choses à notre profit, à hâter, je le répète, d'un seul jour, d'une seule heure, les droits éventuels de Mme la duchesse de Montpensier, vous auriez toute raison d'y regarder de très près ; vous auriez tout droit de vous y opposer. Ce que vous feriez en pareil cas, je ne vous le demande pas ; peut-être ne le savez-vous pas vous-même ; mais je reconnais toute l'étendue de vos droits. En revanche, la partie est égale entre nous : si nous apercevions que vous travailliez à détruire, à notre détriment, l'ordre de choses actuel, à changer la position de la Reine vis-à-vis de nous et l'ordre de succession tel qu'il existe aujourd'hui, nous aurions toute raison d'y regarder de très près et tout droit de nous y opposer. Ce que nous ferions, ne me le demandez pas, car je l'ignore ; mais je sais ce que nous aurions le droit de faire[26]. Si assuré que fût M. Guizot de la fermeté du Pape à
maintenir l'indissolubilité du mariage, il ne laissait pas que de prendre aussi,
de ce côté, quelques précautions. Dans ce dessein, il mettait notre
ambassadeur à Rome, M. Rossi, au courant de toutes les menées de la diplomatie
anglaise. Je n'ai pas besoin, ajoutait-il, de vous dire combien l'affaire est grosse, et combien il
nous importe d'arrêter le travail de lord Palmerston dans son cours, avant
d'en venir, et pour ne pas en venir aux dernières extrémités et nécessités. A
Rome est l'enclouure décisive. Rome ne prononcera pas la nullité du mariage.
Elle ne le peut ni religieusement, ni moralement, ni politiquement. Nous y
comptons. Assurez-vous-en bien, et ne négligez aucune occasion, aucun moyen
de corroborer cette certitude. Qu'on ne s'inquiète pas, à Rome, des
conséquences possibles, en Espagne, de la résistance. La reine Isabelle ne
fera point ce qu'a fait Henri VIII. Je sais bien, très bien où elle en est et
ce qui se passe en elle. Elle fera beaucoup de folies secondaires. Elle ne
fera pas la folie suprême... Je tiens pour
impossible qu'on ne comprenne pas, à Rome, que les intérêts vitaux du
catholicisme en Espagne sont liés à la cause du parti monarchique modéré
espagnol et de la politique française[27]. La confiance de
notre ministre était fondée : Pie IX était absolument résolu à repousser
toute demande en annulation de mariage. La cour romaine n'était pas la seule à laquelle M. Guizot jugeât utile de dénoncer les mauvais desseins de la diplomatie britannique. Il se faisait honneur auprès des puissances continentales de ce qu'en Espagne, comme sur beaucoup d'autres théâtres, il se trouvait être, contre lord Palmerston, le champion de la cause conservatrice. Dès le 4 mars 1847, il avait écrit à son ministre à Berlin : Nous avons bien le droit de demander aux amis de l'ordre européen, même à ceux qui nous ont témoigné dans la question espagnole peu de bienveillance, qu'ils nous secondent un peu dans cette rude tâche. L'ordre en Espagne, c'est l'ordre dans l'Europe occidentale. L'ordre dans l'Europe occidentale, c'est l'ordre dans l'Europe[28]. Pour le moment, au delà de cet avertissement donné à Londres, de cette vigilance exercée à Rome, de cet appel un peu platonique à la sympathie des autres cours, le gouvernement français ne voyait rien à faire. A Madrid, notamment, il estimait habile de se tenir coi et attendait la réaction qui lui paraissait devoir être provoquée, tôt ou tard, par les excès de ses adversaires. Divers symptômes confirmaient sa prévision. L'orgueil espagnol était vivement blessé de l'ingérence et de la prépotence de plus en plus affichées par le ministre d'Angleterre. Les intérêts s'inquiétaient des avantages commerciaux que la diplomatie britannique, toujours pratique, prétendait se faire accorder par les ministres qu'elle patronnait. Et puis, la politique suivie ne pouvait-elle pas être jugée à ses fruits : gouvernement en décomposition, désordre moral et matériel du haut en bas de l'échelle, sans compter l'insurrection carliste qui profitait de cette situation pour se ranimer et qui faisait en Catalogne des progrès alarmants ? Le péril devenait tel que les complices mêmes de Bulwer hésitaient à le suivre plus loin. Ajoutez l'effet produit par l'arrogance des progressistes qui, forts de l'appui de l'Angleterre, annonçaient hautement leur intention, une fois revenus au pouvoir, d'exercer leur vengeance contre tous leurs anciens adversaires, à commencer par les ministres actuels ; c'était mettre sur ses gardes non seulement le cabinet, mais aussi la Reine, qui avait gardé de certains événements de son enfance un souvenir assez présent pour ne pas désirer retomber aux mains de cette faction. Méfie-toi de tes progressistes, répétait-elle à Serrano ; ils te pendront et moi aussi ! Elle détestait et redoutait particulièrement Espartero : Je vois bien qu'il faudra que je prenne Narvaez, afin de me sauver d'Espartero, disait-elle assez haut pour être entendue des amis de ce dernier[29]. Il y aurait eu là de quoi faire réfléchir sir Henri
Bulwer. Mais celui-ci se croyait maître de la situation, et, grâce au
concours de M. Salamanca, qui, lui, ne reculait devant aucune extrémité, il
se flattait de réaliser bientôt ses desseins. Aussi quel ne fut pas son
ébahissement, quand, le 4 octobre 1847, par un nouveau coup de théâtre, non
moins soudain que celui du mois de mars, la Reine congédia ses ministres et
les remplaça par le chef du parti conservateur, par l'adversaire le plus
redouté des progressistes, par Narvaez ! A peine au pouvoir, celui-ci obtint,
en quelques jours, l'éloignement de Serrano, la réconciliation de la Reine et
du Roi, enfin le rappel de la reine Christine, qui fut reçue par sa fille
avec effusion et tendresse. Au tour de M. Guizot de triompher. L'événement est complet, écrivait-il à ses
ambassadeurs ; l'ordre extérieur apparent est
rétabli dans le gouvernement par la formation d'un cabinet en harmonie avec
les cortès, dans le palais par la réconciliation de la femme avec le mari, de
la fille avec la mère. Pour combien de temps ? Nous verrons. Quoi qu'il
arrive, nous sommes rentrés dans la bonne voie, nous y marcherons quelque
temps. Et, en tout cas, ce qui vient de se passer prouve qu'on peut y
rentrer, et que, si le bien est toujours chancelant en Espagne, le mal l'est
aussi[30].
De Londres, le duc de Broglie répondait au ministre : L'événement fait ici un excellent effet, en bien sur les uns, en consternation
sur les autres[31]. La revanche de
la France en Espagne paraissait éclatante. Ce n'est pas à dire que notre diplomatie en eût fini avec
toutes les difficultés espagnoles. En dépit de l'autorité que Narvaez et la
reine Christine exerçaient sur la jeune reine, celle-ci menaçait à chaque
instant de leur échapper et de faire quelque nouvelle frasque privée ou
publique ; seule, la peur des progressistes la retenait un peu. D'autre part,
quelques esprits ardents caressaient toujours le projet de remplacer Isabelle
par sa sœur. Tout au moins le vœu unanime des moderados
était-il de voir revenir à Madrid le duc de Montpensier. Narvaez faisait
savoir à Paris qu'à cette condition seule, il pourrait continuer sa tâche. La
reine Christine joignait ses instances à celles du ministre. On faisait même
écrire par Isabelle une lettre dans ce sens à sa sœur, pour laquelle, malgré
le contraste absolu de leur mode de vie, elle avait conservé une très vive
affection. Notre chargé d'affaires affirmait qu'un refus découragerait absolument
les amis de la France[32]. M. Guizot
cependant ne crut pas devoir accueillir cette demande. Le voyage du duc et de la duchesse en Espagne,
mandait-il le 2 novembre à son agent à Madrid, rouvrirait
la carrière des intrigues, des calomnies, des jalousies... Il faut, pendant quelque temps du moins, fermer toute
porte, enlever tout prétexte à ce mouvement fébrile et pervers de l'intérieur
du palais, des journaux, des conversations hostiles[33]. Et il écrivait,
le lendemain, au duc de Broglie : Nos amis de Madrid
auront de l'humeur. Ils seraient plus rassurés, s'ils nous avaient sous la main
et à leur disposition. Mais l'humeur passera et le bon effet de la bonne
conduite restera. A tout prendre, je suis bien aise de cet incident. Il m'a
fourni l'occasion de sonder un peu avant tous les cœurs et d'établir
nettement notre position[34]. De nouvelles
instances ne firent pas changer d'avis M. Guizot. Ce refus n'eut pas pour nos amis, dans la Péninsule, les conséquences fâcheuses qu'ils nous avaient annoncées. Somme toute, leur situation allait plutôt s'affermissant, et, le 17 novembre 1847, notre ministre pouvait écrire à M. de Broglie : Laissant de côté les oscillations, nous avons gagné en Espagne plus de terrain solide que je ne pensais[35]. D'ailleurs, si prudent qu'il fût, le gouvernement français ne se refusait pas, avec le temps, à sortir de la réserve où il s'était volontairement renfermé depuis les mariages, et à reprendre sur Ce théâtre l'influence active qui lui appartenait. Aussitôt Narvaez de retour au pouvoir, il avait été question, à Paris, de ne plus se contenter d'un chargé d'affaires en Espagne, et d'y envoyer un ambassadeur ; le nom de M. Piscatory avait été prononcé. Le choix d'un diplomate aussi énergique, aussi entreprenant, et qui venait de lutter avec succès, en Grèce, contre lord Palmerston, était significatif. Il l'était même tellement, qu'on jugea sage d'attendre encore quelque temps avant de l'arrêter et de le faire connaître. M. de Broglie écrivait à ce sujet, le 18 octobre, à M. Guizot : Je ne serais pas d'avis de trop tendre la corde à Madrid. C'est beaucoup que d'y réunir tout d'un coup Narvaez, la reine Christine et Piscatory[36]. Ce fut seulement le 12 décembre 1847 qu'on jugea possible de faire ce nouveau pas, et que le Moniteur annonça la nomination de M. Piscatory. Celui-ci n'eut pas le temps de prendre possession de son poste avant la révolution de Février. Lord Palmerston et son agent n'avaient pas vu sans un amer dépit l'insuccès si complet de leurs menées et le rétablissement de l'influence française. Il était dur, en effet, de s'être à ce point compromis, pour n'en retirer aucun profit. Dans l'aveuglement de son ressentiment, Bulwer prêtait une oreille complaisante à toutes les dénonciations qui lui étaient apportées contre les ministres espagnols et le gouvernement français, fût-ce des accusations d'empoisonnement, et il les transmettait au Foreign office, où elles trouvaient crédit. Au commencement de décembre, lord John Russell écrivit un mot au duc de Broglie, pour lui communiquer amicalement, disait-il, les nouvelles qu'il venait de recevoir de Madrid : d'après ces nouvelles, les ministres espagnols conspiraient pour faire abdiquer Isabelle, et celle-ci avait été malade après avoir pris des drogues suspectes préparées par son entourage ; la lettre du premier ministre se terminait par une phrase établissant un lien entre les auteurs de ces prétendus complots et le gouvernement français qui les protégeait. Le duc de Broglie renvoya aussitôt à lord John sa lettre. En relisant le dernier paragraphe, lui écrivit-il, vous concevrez qu'il m'est impossible de la garder. Je crois agir dans l'intérêt de la paix et de la bonne intelligence entre nos deux gouvernements, en m'efforçant de l'oublier. Le chef du cabinet anglais comprit la leçon, et répondit par un billet d'excuse et de regrets[37]. Du reste, plus on allait, plus la situation de Bulwer devenait fausse en Espagne : il avait partie ouvertement liée avec l'opposition, s'agitait, intriguait, conspirait même avec elle ; loin de voiler son intervention, il l'affichait, non seulement par emportement de passion, mais aussi par calcul, se flattant d'exercer ainsi une sorte d'intimidation. Narvaez n'en était ni troublé ni affaibli. Cela lui servait, au contraire, à soulever le patriotisme espagnol contre cette ingérence de l'étranger et à retenir la Reine. La campagne de la diplomatie britannique devait, peu de temps après la révolution de Février, aboutir à un très piteux dénouement. Poussé par les instructions que lord Palmerston lui enverra à l'insu des autres ministres, Bulwer en fera tant, il s'engagera à ce point dans les conspirations révolutionnaires, il se montrera si impérieux, si insolent envers le gouvernement de Madrid, que celui-ci, poussé à bout, le mettra à la porte de l'Espagne ; et le cabinet anglais, se sentant dans son tort, subira cet affront, sans user des représailles auxquelles lord Palmerston tâchera vainement de l'entraîner. III La Grèce était, comme l'Espagne, l'un des champs de lutte où les diplomaties anglaise et française avaient, depuis quelques années, l'habitude de se rencontrer. Même du temps de l'entente cordiale, il avait suffi que Colettis, chef de ce qu'on appelait à Athènes le parti français, remplaçât au pouvoir Maurocordato, client de la légation britannique, pour que le ministre d'Angleterre, sir Edmund Lyons, digne émule de Bulwer, fît une opposition passionnée au nouveau cabinet, et pour que notre agent, M. Piscatory, se crût par contre obligé de le prendre sous sa protection[38]. L'avènement de lord Palmerston n'était pas pour améliorer la situation. Je suis averti, écrivait M. Guizot à l'un de ses ambassadeurs, le 9 novembre 1846, que lord Palmerston penche à se venger en Grèce de son échec en Espagne[39]. Non seulement Lyons ne fut plus contenu, mais il fût excité. M. Piscatory n'était pas d'humeur à laisser sans défense son ami Colettis, quand il était ainsi attaqué. H se jeta dans la bataille, avec son ardeur accoutumée, et y remporta plus d'un avantage, non, il est vrai, sans s'exposer quelque peu à fausser son rôle diplomatique, en se mêlant d'aussi près aux querelles des partis. Pour tâcher de renverser Colettis, tous les moyens étaient bons à lord Palmerston et à son agent, même ceux qui menaçaient le trône d'Othon et l'indépendance de la Grèce. Vers la fin de janvier 1847, à l'occasion d'un passeport refusé à un de ses aides de camp, le roi de Grèce avait adressé, dans un bal, quelques paroles assez vives au ministre de Turquie, M. Musurus. Celui-ci, poussé par sir Edmund Lyons, grossit aussitôt l'incident, affecta d'y voir un affront dont il imputait la responsabilité à Colettis, et réclama des excuses. La question, portée à Constantinople, y fit l'objet de pourparlers, qui se prolongèrent pendant les mois de février et de mars. Vainement Othon et son ministre envoyèrent-ils des explications très acceptables et que les cours continentales, l'Autriche notamment, jugeaient telles ; l'Angleterre excita la Porte à se montrer intraitable. Ce conseil fut naturellement écouté d'une puissance qui ne se consolait pas d'avoir vu créer, à ses dépens, l'État grec, et qui devait saisir toute occasion de le mettre en danger. Ainsi envenimée, la querelle amena une rupture des relations diplomatiques entre Constantinople et Athènes, et l'on pouvait se demander si elle ne finirait pas par une guerre. Ce n'était pas assez pour lord Palmerston. Les finances avaient toujours été l'un des points faibles de la Grèce. Le pays était pauvre et l'administration sans ordre. Les trois puissances protectrices, la France, l'Angleterre et la Russie, s'étaient souvent plaintes d'un état de choses dont elles subissaient le contre-coup, comme garantes de l'emprunt de 60 millions contracté au lendemain de l'émancipation. Colettis désirait sincèrement remédier au mal, et y avait travaillé, mais sans beaucoup de succès. De l'aveu de son ami, M. Guizot, l'ancien palikare n'avait ni les habitudes ni les instincts de la régularité administrative. Au commencement de 1847, il n'était pas encore en mesure de payer complètement les intérêts de la dette, et se voyait réduit à demander aux puissances un nouveau délai ; il leur offrait en échange beaucoup de promesses et quelques garanties. La France et la Russie étaient disposées à s'en contenter, tout en insistant pour de promptes et efficaces réformes. Mais lord Palmerston répondit en réclamant impérieusement le payement immédiat du premier semestre de 1847, et en dressant un véritable acte d'accusation contre le gouvernement grec. En même temps, avec cette rudesse qui est un peu dans les habitudes des Anglais quand ils ont affaire aux petits, il appuya ses exigences par l'envoi de plusieurs navires sur les côtes de l'Attique ; la présence de ces navires, auxquels on croyait mission de saisir de force les revenus du trésor grec, devait jeter et jeta en effet beaucoup d'alarme et de trouble dans la population. Un tel conflit venant s'ajouter à la querelle diplomatique alors engagée avec la Turquie, n'était-ce pas plus qu'il n'en fallait pour rendre la situation intenable à Colettis, d'autant qu'il avait alors sur les bras de graves difficultés dans le Parlement et jusque dans le sein de son parti et de son ministère ? Aussi Palmerston, tout joyeux, se croyait-il sur le point de nous battre à Athènes, comme, à ce moment même, il se flattait de nous avoir battus à Madrid[40]. Son imagination vindicative ne s'arrêtait pas à un changement de ministre ; elle rêvait plus ou moins d'une révolution ; ce n'était pas à son insu qu'à Londres, à Malte, à Corfou, on préparait des insurrections en Grèce, et que le prince Louis-Bonaparte, alors réfugié à Londres, ébauchait des intrigues en vue de prendre la place du roi Othon[41]. Le gouvernement français vit le danger. A peine, dans les derniers jours de mars 1847, fut-il informé des mauvais desseins de lord Palmerston, que, sans perdre une minute, il les dénonça aux cabinets de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg. Pour les intéresser à cette affaire, il fallait leur y montrer autre chose qu'une lutte d'influence locale entre la France et l'Angleterre. Aussi M. Guizot affectait-il de n'attacher aucune importance à cette face de la question. Je sais trop bien, écrivait-il à son ambassadeur à Vienne, ce que vaut pour nous l'apparence de l'influence à Athènes, pour me préoccuper longtemps de ce qui nous ferait perdre cette influence. Il insistait, sachant bien que cela toucherait davantage le cabinet autrichien, sur ce que les menées anglaises risquaient de provoquer en Grèce une explosion nationale et un soulèvement anarchique qui bouleverseraient l'Orient et, par suite, l'Europe. Lord Palmerston, ajoutait-il, ne s'inquiète guère de mettre en branle les insurrections et les révolutions, et, quand il a sa passion à satisfaire, il ne voit plus du tout l'ensemble et l'avenir des choses. Mais, en vérité, l'Europe n'est pas obligée de s'associer à son emportement et à son imprévoyance. Est-ce que l'Europe ne fera rien, ne dira rien, pour empêcher qu'on n'ouvre sur elle cette nouvelle outre pleine de je ne sais quelle tempête ? Est-ce que M. de Metternich n'avertira pas l'Europe, pour qu'elle se réunisse et s'entende afin de parer le coup, si cela se peut encore, ou du moins afin d'en arrêter les conséquences ?... Nous croyons qu'avec un peu de prévoyance et d'action commune, le mal peut être étouffé dans son germe. Que le prince de Metternich take the lead dans cet intérêt européen ; nous le seconderons de notre mieux. En même temps, M. Guizot écrivait à Berlin : Je ne puis croire que, si l'Europe continentale se montrait unie dans son improbation, lord Palmerston n'hésitât pas à aller jusqu'au bout[42]. Obtenir des deux cours allemandes une action prompte et énergique, était chose à peu près impossible. Tout indigné qu'il fût des menées de lord Palmerston, M. de Metternich laissa voir, au premier moment, une sorte de résignation fataliste à ce qu'il ne croyait pas pouvoir empêcher. Il faut se borner, nous disait-il, à prendre une attitude et à attendre[43]. N'était-ce pas du reste, en bien des circonstances, le premier et le dernier mot de sa diplomatie ? Quant à la Prusse, les représentations qu'elle était disposée à faire faire à Londres perdaient beaucoup de leur force en passant par la bouche de M. de Bunsen, de plus en plus acquis à lord Palmerston[44]. A Athènes, les deux envoyés d'Autriche et de Prusse, tout en témoignant leur sympathie à Colettis, l'engageaient, dans son intérêt, à céder momentanément devant l'orage. Plus tard, lui disaient-ils, vous reviendrez plus fort[45]. Notre gouvernement eût certainement désiré un concours plus ferme ; ce n'en était pas moins un résultat sérieux d'avoir amené les cabinets de Vienne et de Berlin à déclarer qu'ils jugeaient comme nous la politique britannique en Grèce, à adresser à Londres des observations même mal écoutées, et à agir, non sans efficacité, sur le gouvernement russe pour le détourner de suivre lord Palmerston[46]. Toutefois, la meilleure carte de notre jeu était Colettis lui-même. Celui-ci, loin de faiblir, trouvait dans le péril une occasion de montrer tout ce qu'il avait de ressources. Un remaniement de son cabinet, des élections hardiment provoquées et terminées par un éclatant succès, lui suffirent pour se débarrasser de ses difficultés intérieures, et il en sortit plus populaire que jamais dans la nation, plus en crédit auprès du Roi. Sagement préoccupé de mériter la sympathie des autres puissances continentales, il les fit en quelque sorte juges de sa conduite et de celle de lord Palmerston, et s'arrangea pour mettre celui-ci bien dans son tort, en lui faisant des offres assez sérieuses de garanties ou même de payement. De son côté, le ministre anglais, chaque jour plus violent, s'aliénait les autres puissances, sans parvenir à intimider la Grèce ; loin d'ébranler le ministre qu'il détestait, il le fortifiait et le grandissait, en faisant de lui le représentant du sentiment national offensé. Au commencement de septembre 1847, lord Palmerston paraissait donc avoir échoué dans sa campagne, et le cabinet français se félicitait du succès de son client, quand arriva tout à coup d'Athènes une lugubre nouvelle : Colettis, tombé malade au milieu même de sa victoire, était mourant. Il succomba le 12 septembre, pleuré de la cour et du peuple. M. Guizot ressentit très vivement la douleur de cette perte. La mort de Colettis, écrivait-il à M. de Barante, est pour moi un vrai chagrin. J'ai fait, deux fois en ma vie, de grandes affaires avec de vrais amis. Lord Aberdeen est à Haddo. Colettis est mort. La veille de sa mort, la reine de Grèce, fondant en larmes avec Piscatory, lui disait : Et il y a des gens qui ne voient pas que c'est un grand homme qui meurt ![47] Notre ministre ne pleurait pas seulement un ami personnel. Avec Colettis, le parti français à Athènes perdait ses principales chances de succès et à peu près tout ce qui pouvait nous le rendre intéressant. Cet homme, vraiment unique sur le petit théâtre où les circonstances l'avaient fait surgir, ne laissait derrière lui personne en état de le remplacer. M. Guizot devait se sentir un peu dans la situation d'un joueur qui se verrait enlever la carte sur laquelle il avait placé tout son enjeu, et, de la politique suivie jusqu'alors, il ne lui restait guère que l'embarras de se trouver engagé si avant dans l'inextricable imbroglio des affaires intérieures de la Grèce. Par contre, lord Palmerston croyait, grâce à cet accident, tenir enfin sa revanche. Il la voulait très complète. Vainement le gouvernement bavarois proposait-il une sorte de désarmement réciproque et la constitution à Athènes d'un ministère de coalition où tous les partis seraient représentés ; vainement la France se montrait-elle disposée à entrer dans cette voie et offrait-elle de rappeler M. Piscatory si l'on faisait de même pour sir Edmund Lyons : lord Palmerston repoussait toutes ces ouvertures ; il lui fallait un cabinet présidé par Maurocordato, le chef du parti anglais, et le premier acte de ce cabinet devait être de dissoudre la Chambre qui venait d'être élue et qui n'avait pas encore siégé. La Grèce et son roi, blessés de cette arrogance impérieuse, refusèrent de s'y soumettre et maintinrent le pouvoir aux mains des amis de Colettis. Lord Palmerston, exaspéré, voulut alors renverser de vive force ceux qui osaient lui résister. Dans ses conversations, il ne se gênait pas pour annoncer la chute prochaine d'Othon[48]. Mais, cette fois encore, sa passion fut trompée. Tel avait été le prestige de Colettis que, mort, il protégeait encore ceux qui suivaient sa politique et se recommandaient de son nom. Le cabinet, appuyé par le Roi et par la grande majorité de la nation, parvint à réprimer les insurrections fomentées ou en tout cas favorisées par la diplomatie anglaise, mit fin au conflit diplomatique avec la Porte, et, lorsque la session se rouvrit, il put se faire honneur de la pacification relative du pays. Le gouvernement français aidait le ministère grec à se défendre, mais avec réserve, sans l'épouser, comme il avait fait de Colettis. Il cherchait visiblement à se dégager peu à peu des affaires helléniques. M. Piscatory, qui comprenait la nécessité de cette semi-retraite, mais qui éprouvait quelque embarras à l'effectuer lui-même, était le premier à désirer son rappel. Aussi fut-il heureux, au commencement de décembre 1847, de se voir nommer à l'ambassade de Madrid[49]. La gestion de la légation d'Athènes resta aux mains du premier secrétaire, M. Thouvenel. Ce dernier était précisément de ceux qui avaient regretté que la politique française se compromît autant au service de ses clients de Grèce. Réduit au rôle de spectateur par l'activité débordante de son chef, M. Piscatory, il avait été, par cela même, d'autant plus porté à la critique. Sans nier les qualités rares de Colettis, son esprit, son adresse, son courage, il le trouvait un peu chimérique, homme d'expédient plus que de solution, capable de faire gagner du temps, non de créer un gouvernement vraiment régulier. Sur bien des points, disait-il, les Anglais voient trop noir ; de notre côté, nous voyons trop blanc ; en fondant les deux couleurs, nous arriverions à une nuance grise qui serait plus vraie et plus juste. De même, tout en reconnaissant les mérites de M. Piscatory, en admirant l'énergie avec laquelle il forçait le succès, en proclamant qu'il avait habilement et complètement battu sir Edmund Lyons, il lui reprochait d'avoir trop mis au jeu dans les affaires grecques, et d'y avoir apporté une trop grande excitation personnelle. A son avis, la lutte d'influence, si vivement engagée avec l'Angleterre, était dangereuse pour un pays aussi frêle que la Grèce, et la France n'en pouvait recueillir des avantages proportionnés aux efforts faits et aux responsabilités assumées. Athènes lui paraissait être devenue un terrain d'une importance exagérée et factice, et, dans ce qui s'y passait, il ne voyait guère qu'une tragi-comédie assez pitoyable, où il nous était fâcheux d'avoir le premier rôle. En 1846 et 1847, le jeune secrétaire avait exprimé plus ou moins librement ces idées, dans les lettres qu'il écrivait à ses amis et même dans sa correspondance avec le directeur politique du ministère des affaires étrangères, M. Désages[50], qui était déjà un peu en méfiance des entraînements philhelléniques de M. Piscatory[51]. On conçoit qu'avec de telles opinion, M. Thouvenel fût bien préparé à suivre la politique qui s'imposait, après la mort de Colettis. Il la définissait ainsi, le 30 décembre 1847, dans une lettre à M. Désages : L'œuvre que M. Piscatory a tenté d'accomplir en Grèce lui appartenait en propre, et je ne conseille à personne de la reprendre ; mais ce qui nous importe, ce me semble, c'est que cette œuvre ne cesse pas brusquement, c'est que notre politique ne fasse pas de soubresaut. Il faut qu'on ne nous accuse pas de faiblesse, et cependant que nous rentrions dans une voie normale. Nous devons désirer que notre bruit ne soit pas plus fort que notre action réelle, et que nos embarras ne dépassent pas notre profit... Je pense que six ou huit mois d'un régime plus doux, tel que je le conçois, suffiront pour donner à notre situation un caractère moins tranché, mais toujours très amical pour le Roi et pour le pays, toujours fermes, sauf des irritations personnelles de moins vis-à-vis de la légation anglaise. En un mot, je tâcherai de faire en sorte que le successeur de M. Piscatory ne vienne pas à Athènes pour prendre à son compte tous les actes et toutes' les fautes d'un parti et du gouverne ment grec, mais simplement pour être le chef d'une légation bienveillante[52]. Ce programme était conforme à la pensée du cabinet de Paris, et M. Désages répondait, le 11 février 1848, à M. Thouvenel : Nous n'avons, pour le présent, autre chose à vous demander que ce que vous faites. Continuer modérément M. Piscatory, prendre à l'égard de ce qu'on appelle le parti français, parti actuellement sans tête depuis la mort de Colettis, le rôle de conciliateur plutôt que celui de directeur ; se maintenir dans les meilleurs rapports avec le Roi et la Reine, les conseiller dans le sens vrai de leur intérêt et de leur dignité, et, sauf le cas de péril sérieux, se tenir plutôt derrière que devant eux ; voilà, en gros, ce que vous faites et ce que vous avez de mieux à faire. Quel eût été le résultat de cette politique ? Eût-elle pu maintenir ce qu'il y avait de légitime et d'essentiel dans notre influence, tout en diminuant nos compromissions ? C'est une question à laquelle la révolution de Février n'a pas permis d'avoir la seule réponse vraiment décisive, celle des faits. IV Lord Palmerston ne se bornait pas à aviver et à envenimer la lutte sur les théâtres où l'Angleterre et la France étaient déjà avant lui en état de rivalité. Dans toutes les questions, il cherchait l'occasion d'user envers nous d'un de ces mauvais procédés, de nous jouer un de ces mauvais tours auxquels notre diplomatie avait fini par être si bien habituée qu'elle les appelait, de son nom, des palmerstonades[53]. Le Portugal n'était pas moins troublé que l'Espagne. Des
mesures réactionnaires, prises en 1846 par la reine Dona Maria, avaient
provoqué une insurrection libérale, devenue
bientôt une véritable guerre civile. Les Miguelistes en avaient profité pour
reprendre les armes. En Angleterre, on ne voyait pas sans préoccupation
l'état fâcheux d'un pays qu'on considérait comme une sorte de client. De
plus, la reine Victoria s'intéressait particulièrement au sort de Dona Maria,
qui avait épousé un cousin germain du prince Albert ; elle désirait qu'on
vînt à son secours et pesait dans ce sens sur lord Palmerston, dont les
sympathies naturelles fussent allées plutôt aux révolutionnaires. La France,
au contraire, était peu attentive à ce qui se passait en Portugal, et ne
songeait aucunement à y rivaliser avec l'influence anglaise ; c'était sans
fondement et par un pur effet de sa manie soupçonneuse, que lord Palmerston
croyait voir, derrière la politique rétrograde de Dona Maria, les conseils de
Louis-Philippe. Cependant, la persistance et les progrès de l'insurrection
avaient fini par éveiller la sollicitude de notre gouvernement : celui-ci
craignait le contre-coup qui pouvait se produire à Madrid, d'autant que les
Esparteristes proclamaient très haut leur espoir de faire
rentrer la révolution en Espagne par le Portugal. C'était pour nous ne
raison de nous intéresser à la pacification de ce dernier pays. Telles étaient les dispositions du cabinet de Paris quand, au commencement de 1847, Dona Maria, se fondant sur le traité un peu oublié de la Quadruple alliance, réclama le secours de l'Espagne. On sait que par ce traité, signé le 22 avril 1834, les deux reines constitutionnelles de la Péninsule avaient établi entre elles une sorte d'assurance mutuelle contre les Miguelistes et les Carlistes, et que, de plus, l'Angleterre et la France avaient promis de les aider, au besoin par les armes, contre ces adversaires[54]. L'évocation d'un acte diplomatique où il avait été partie parut à notre gouvernement une occasion de dire son mot dans l'affaire : il s'autorisa, à son tour, du traité de 1834, pour offrir aux cabinets de Londres et de Madrid de délibérer en commun sur les mesures à prendre, et d'examiner s'il n'y aurait pas lieu de se porter ensemble médiateurs entre les belligérants. Que la France se mêlât des affaires du Portugal, et qu'au lendemain des mariages espagnols, elle parût, dans une démarche publique, être l'alliée de l'Angleterre, c'est ce que l'animosité et la rancune de lord Palmerston ne pouvaient admettre. Aussi, pour nous éconduire, s'empressa-t-il de déclarer que le traité de la Quadruple alliance n'existait plus, et qu'en tout cas il ne pouvait s'appliquer à la circonstance présente. Pas d'action commune avec la France, quand on peut l'éviter, écrivait-il à ce propos, le 17 février 1847, à lord Normanby[55]. Toutefois, le secrétaire d'État ne pouvait justifier son refus et se défendre contre de nouvelles insistances de notre part, qu'en accomplissant à lui seul la besogne pour laquelle il repoussait notre concours, et en trouvant, en dehors de nous, quelque autre moyen de pacification. Il l'essaya. On le vit successivement négocier avec l'Espagne et le Portugal, pour substituer une triple alliance à la quadruple dont il ne voulait plus, puis offrir la médiation de l'Angleterre seule. Tout échoua. La situation du Portugal devenait de plus en plus critique. Lord Palmerston sentait qu'autour de lui, à la cour de Windsor, dans le public anglais, et jusque chez ses collègues du cabinet, on s'en prenait à lui de la prolongation et de l'aggravation de cette crise. Embarrassé de son impuissance et de sa responsabilité, il sentit la nécessité de revenir sur le refus hautain qu'il nous avait d'abord opposé. C'était sans doute une reculade mortifiante, mais force lui fut de s'exécuter. La Quadruple alliance fut donc momentanément ressuscitée, et, en mai 1847, des arrangements furent conclus entre les quatre cours, en vue d'une sorte de médiation armée à exercer entre les belligérants. La charge peu agréable de procéder aux mesures coercitives fut laissée à l'Angleterre. Celle-ci s'en acquitta aussitôt d'une main si peu légère qu'elle se fit beaucoup d'ennemis en Portugal et y affaiblit sa situation. C'était une maladresse de plus ajoutée à toutes celles qu'avait déjà commises lord Palmerston en cette affaire. Quant à la France, une fois qu'elle se fut donné le plaisir d'imposer son concours au cabinet de Londres, et qu'elle eut obtenu, tant bien que mal, la pacification matérielle désirée par elle en vue de l'Espagne, elle eut soin de se dégager d'une entreprise où elle n'avait aucun intérêt. Dès la fin d'août 1847, notre gouvernement avertissait lord Palmerston qu'il regardait, en ce qui le concernait, la question comme close[56]. A peine en avait-on fini avec le Portugal, qu'un incident du même genre se produisait sur un tout autre théâtre. En 1845, pour être agréable à lord Aberdeen, M. Guizot avait consenti, fort à contre-cœur, à remettre la main dans les affaires de la Plata, et à tenter, avec l'Angleterre, une médiation armée entre Rosas, le dictateur de la Confédération argentine, et l'État de Montevideo[57]. Il n'avait pas fallu longtemps pour nous apercevoir que, suivant le mot de M. Désages, nous nous étions fourrés dans un véritable guêpier[58]. Nous n'y restions que par fidélité à l'engagement pris envers l'Angleterre. Tant que lord Aberdeen avait été au Foreign office, l'accord avait régné à la Plata entre les agents des deux gouvernements. Il fallait s'attendre que cette situation changeât avec lord Palmerston. Celui-ci apporta dans cette affaire sa méfiance accoutumée à l'égard de la France ; il s'imaginait, on ne sait vraiment pourquoi, que nous songions à profiter de ce qu'il y avait un certain nombre de Français à Montevideo, pour nous emparer de cette ville ; et l'important lui paraissait être moins de faire réussir l'action commune que de nous empêcher de jouer le jeu d'Alger sur la rivière de la Plata[59]. En 1847, le plénipotentiaire anglais dans ces régions était lord Howden ; s'inspirant évidemment des méfiances de son chef, il se trouva bientôt en désaccord avec son collègue français, M. Walewski, sur la façon de traiter Montevideo ; au lieu d'en référer à son gouvernement et de laisser, en attendant, les choses dans l'état, il prit sur lui de mettre brusquement fin à Faction concertée : il signifia à notre représentant que l'Angleterre se retirait de l'intervention, leva le blocus et abandonna Montevideo au sort que lui ferait subir Rosas. Un tel procédé était inouï dans une entreprise faite en commun. A peine notre gouvernement fut-il informé, en septembre 1847, de la conduite de lord Howden, qu'il chargea le duc de Broglie de s'en plaindre au cabinet anglais. Le premier ministre, lord John Russell, que notre ambassadeur vit, à la place du chef du Foreign office, momentanément absent de Londres, convint des torts de lord Howden et promit d'en écrire aussitôt à lord Palmerston. Mais ce dernier, qui reconnaissait sinon ses instructions, au moins son esprit, dans l'acte de son plénipotentiaire, l'avait aussitôt pris à son compte ; sans consulter ses collègues, il avait envoyé à Paris une dépêche où il approuvait lord Howden et déclarait terminée l'action commune à la Plata. Cette fois encore, la passion l'avait entraîné trop loin ; il allait être obligé de reculer. Lord John Russell, lié par ses premières déclarations, relancé par l'ambassadeur de France, se décida à user de son autorité de premier ministre et à adresser de sérieuses représentations à son collègue. Palmerston dut céder. Renonçant à maintenir les déclarations de sa dépêche, il reconnut que Faction commune n'était pas terminée, et que les deux gouvernements avaient à délibérer sur les suites à donner à l'affaire, absolument comme s'il ne s'était manifesté aucun dissentiment entre leurs agents ; sans convenir expressément des torts de lord Howden, il ne contredit pas au jugement sévère que nous en portions. Sur ce point encore, comme naguère en Portugal, il avait été obligé, suivant l'expression du duc de Broglie, d'avaler la pilule. Tout cela se passait vers la fin de septembre et le commencement d'octobre 1847. Les pourparlers pour la rédaction des instructions communes à envoyer aux plénipotentiaires français et anglais, se prolongèrent pendant plusieurs semaines et n'aboutirent que dans les premiers jours de décembre. D'ailleurs, le gouvernement français, satisfait d'avoir empêché qu'on ne lui faussât peu honnêtement compagnie, ne cherchait aucunement à prolonger l'intervention. Bien au contraire, il estimait que les deux cabinets devaient chercher ensemble un moyen décent de sortir le plus tôt possible de cette ennuyeuse affaire[60]. On le voit, sur ces divers théâtres, la rancune de lord Palmerston avait été gênante, mais, en fin de compte, assez impuissante. En Espagne, l'influence française, un moment compromise, avait bientôt repris le dessus, et c'était, au contraire, l'influence anglaise qui se trouvait absolument discréditée. En Grèce, il avait fallu l'accident de la mort de Colettis pour ébranler notre prépotence, et encore le cabinet de Londres était-il loin de recueillir de cette mort les avantages qu'il en avait espérés. En Portugal, sur la Plata, après avoir tenté d'agir en dehors de nous, lord Palmerston devait reconnaître assez piteusement qu'il n'en avait ni le moyen ni le droit. Tant d'échecs ne laissaient pas que d'être fort mortifiants pour ce ministre, et son prestige outre-Manche en était atteint. De Londres, le duc de Broglie écrivait à son fils : On commence ici à trouver que le mal n'a pas trop bonne mine quand il ne réussit pas[61]. |
[1] Voir plus haut, t. VI, ch. V et VI.
[2] Voir les lettres écrites, le 25 février et le 6 avril 1847, par le roi Léopold à son neveu, le duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha. (Aus meinem Leben und aus meiner Zeit, von ERNST II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, t. I, p. 175 et 181.) J'ai déjà eu, du reste, occasion de noter ces préoccupations chez le roi des Belges. (Voir plus haut, t. VI, ch. VI, § III.)
[3] Louis-Philippe prisait si haut l'esprit politique du roi des Belges, que, vers la fin de son règne, en face des difficultés croissantes de la situation, il songea à confier à ce prince la régence de la France, pendant la minorité de son petit-fils. Il eut, à ce sujet, avec lui, une correspondance, mais on ne s'entendit pas. Eh bien, disait assez irrévérencieusement Léopold, en causant de cette affaire avec son neveu, le duc régnant de Saxe-Cobourg, que le bon vieux monsieur mange sa soupe lui-même ! (Aus meinem Leben, etc., t. I, p. 184.) Le roi des Belges, esprit plus avisé que tendre, ne se piquait pas de dévouement envers son beau-père ; il cherchait plus à l'exploiter qu'il n'était disposé à le servir, et il ne le ménageait pas, quand il se trouvait avec d'autres Cobourg.
[4] Lettre de Louis-Philippe au roi des Belges, en date du 16 février 1847, publiée par la Revue rétrospective. — Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, du 3 mai 1847. (Documents inédits.)
[5] Revue rétrospective.
[6] Lettre du 26 avril 1847. (Documents inédits.) Le duc de Broglie terminait ainsi sa lettre : Mon rôle dans les affaires publiques a toujours été de me compter pour peu de chose et de ne point viser au succès personnel. Somme toute, je m'en suis bien trouvé, comme il arrive toujours quand on suit ce rôle par instinct et avec persévérance. Je parle quand je crois avoir quelque chose à dire qu'un autre ne dira ni mieux ni aussi bien que moi. J'agis quand je crois que j'ai quelque chose à faire qu'un autre ne peut faire ni mieux ni aussi bien que moi. Passé cela, je me tiens tranquille, et ce que je préfère, c'est la vie privée. Si j'ai tort ou raison dans cette occasion, c'est ce que l'événement décidera ; mais je me serai conduit conformément à mon caractère. C'est tout ce qu'il me faut. A soixante et un ans, on n'a plus que cela à faire, même par intérêt.
[7] Le roi des Belges, alors à Windsor, avait averti le duc de Broglie qu'il était impossible d'ôter de la tête de toutes les personnes tant soit peu influentes en Angleterre, la Reine y comprise, que tout ce qui était arrivé était le résultat d'une vaste machination du gouvernement français. (Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, du 5 juillet 1847. Documents inédits.)
[8] Lettres confidentielles de M. Guizot au duc de Broglie, du 16 juillet et du 6 décembre 1847. (Documents inédits.)
[9] Lettre précitée du 16 juillet 1847. (Documents inédits.)
[10] Lettre confidentielle du 18 octobre 1847. (Documents inédits.)
[11] Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, du 12 octobre 1847. (Documents inédits.)
[12] Dépêche du duc de Broglie à M. Guizot, du 16 septembre 1847.
[13] Lettre du 23 septembre 1847. (Documents inédits.)
[14] Il s'agit de la lettre dont j'ai cité plus haut, en note, un passage, et où M. de Broglie rapportait une conversation avec le roi des Belges.
[15] Cette lettre est de celles que Mme de Witt a publiées dans son intéressant volume, Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis.
[16] Voir plus haut, t. VI, chapitre VI, § I.
[17] Discours du 5 mai 1847.
[18]
Lettre du 2 avril 1847. (BULWER, The
Life of Palmerston, t. III, p. 308.)
[19] BULWER, t. III, p. 199, 200.
[20] En rapportant ces faits après coup, Bulwer s'étonne des scrupules du peuple espagnol. C'est un peuple plein de décorum, dit-il. Quelques personnages très considérables et très considérés discutaient gravement s'il y avait lieu de se débarrasser tranquillement du Roi au moyen d'une tasse de café ; mais le scandale d'un divorce les choquait. (BULWER, The Life of Palmerston, t. III, p. 200.)
[21] Sur toutes ces intrigues, voir passim la correspondance de M. Guizot avec ses divers ambassadeurs, et les lettres qu'il recevait du duc de Glucksbierg, chargé d'affaires de France à Madrid. (Documents inédits.) Voir aussi les aveux qui ressortent du récit même de Bulwer. (The Life of Palmerston, t. III, p. 200, 201.)
[22] Le duc de Broglie mandait à M. Guizot, le 21 septembre 1847 : Lord John Russell m'a parlé avec découragement de l'Espagne ; les attaques contre Bulwer lui sont très sensibles. Toutefois, notre ambassadeur se rendait compte que, pour voir grandir cette révolte de la conscience anglaise, il fallait à la fois que les menées de Bulwer fussent mises en lumière et que la France s'effaçât. (Lettre du duc de Broglie à son fils, en date du 15 septembre 1847. Documents inédits.)
[23] C'était là que demeurait la reine Christine.
[24] Lettre du 30 juillet 1847. (Documents inédits.)
[25] Lettres de M. Guizot à M. Rossi, du 26 avril et du 3 octobre 1847. (Documents inédits.)
[26] Dépêche de M. le duc de Broglie à M. Guizot, du 16 septembre 1847.
[27] Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi, du 3 octobre 1847. (Documents inédits.)
[28] Lettre particulière de M. Guizot au marquis de Dalmatie, du 4 mars 1847. (Documents inédits.)
[29] Correspondance du duc de Glucksbierg, chargé d'affaires de France à Madrid, avec M. Guizot. (Documents inédits.)
[30] Lettres M. Guizot à M. Rossi et au duc de Broglie, en date du 17 octobre 1847. (Documents inédits.)
[31] Lettre du duc de Broglie à M. Guizot, en date du 26 octobre 1847. (Documents inédits.)
[32] Correspondance du duc de Glucksbierg avec M. Guizot. (Documents inédits.)
[33] Documents inédits.
[34] Documents inédits.
[35] Documents inédits.
[36] Documents inédits.
[37] Lettre confidentielle du duc de Broglie à M. Guizot, du 5 décembre 1847. (Documents inédits.)
[38] Sur les événements de Grèce jusqu'en 1846, voir plus haut, t. VI, ch. IV, § III.
[39] Lettre particulière au comte de Flahault. (Documents inédits.)
[40] C'était, en effet, le moment où Isabelle mettait violemment ses ministres moderados à la porte, pour les remplacer par les créatures de Bulwer. — Voir la lettre de lord Palmerston à lord Normanby, du 2 avril 1847. (BULWER, The Life of Palmerston, t. III, p. 308.)
[41] M. Guizot mentionnait ces intrigues dans une lettre particulière, écrite le 31 mars 1847, au marquis de Dalmatie, ministre de France à Berlin, et il terminait par ces mots : Il n'y a pas un de ces détails dont je ne sois positivement sûr. (Documents inédits.)
[42] Lettres particulières de M. Guizot au comte de Flahault, en date du 30 mars 1847, et au marquis de Dalmatie, en date du 31 mars. (Documents inédits.) Les affaires de Grèce étaient de celles sur lesquelles, à cette même époque, M. de Kindworth avait mission de proposer une entente à M. de Metternich. (Mémoires de Metternich, t. VII, p. 389.)
[43] Lettre particulière de M. de Flahault à M. Guizot, du 5 avril 1847. (Documents inédits.)
[44] Lettre particulière de M. Guizot à M. de Flahault, du 30 mars 1847. (Documents inédits.)
[45] Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 370.
[46] Mémoires de M. de Metternich, t. VII, p. 389, 390.
[47] Lettre du 28 septembre 1847. (Documents inédits.)
[48] De Londres, le duc de Broglie écrivait, le 2 novembre 1847, à M. Guizot : Lord Palmerston a dit à M. de Bunsen que le roi Othon serait bientôt détrôné, qu'une révolution se préparait. (Documents inédits.)
[49] Voir plus haut, au § II de ce chapitre.
[50] Passim dans La Grèce du roi Othon, Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis, publiée par L. THOUVENEL.
[51] Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, 30 juillet 1847 (Documents inédits.)
[52] La Grèce du roi Othon, etc., p. 160, 161.
[53] Le mot se trouve, par exemple, dans une lettre de M. Thouvenel au prince Albert de Broglie, 19 janvier 1848. (La Grèce du roi Othon, etc., p. 164.)
[54] Voir plus haut, t. II, ch. XIV, § V.
[55] BULWER, The life of Palmerston, t.
III, p. 290.
[56] Voir la conversation du duc de Broglie et de lord Palmerston, rapportée dans une dépêche du duc à M. Guizot, en date du 29 août 1847.
[57] Voir plus haut, t. VI, ch. I, § II.
[58] Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, du 29 août 1846. (Documents inédits.)
[59] BULWER, The Life of Palmerston, t.
III, p. 273.
[60] Sur ces négociations, j'ai consulté la correspondance confidentielle échangée entre M. Guizot et le duc de Broglie. (Documents inédits.)
[61] Lettre du 22 octobre 1847. (Documents inédits.)