I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France. — II. L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait enfumer des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud. Expédition en Kabylie. — III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil de la colonie. Pour lui, l'armée est tout. Ordonnance du 15 avril 1845 sur l'administration de l'Algérie. — IV. Le problème de la colonisation. La crise de 1839. La colonisation administrative. Villages créés autour d'Alger. — V. La Trappe de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers évêques d'Alger. — VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système est très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner le gouvernement. — VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa démission. Son voyage en France et son entrevue avec le maréchal Soult. — VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre de Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne. — IX. Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu par le général Gentil et rejeté dans le Sud. — X. Le maréchal fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût désiré porter la guerre sur le territoire marocain, mais le gouvernement l'en empêche. Massacre des prisonniers français dans la deïra. Abd el-Kader, à bout de forces, est réduit, après sept mois de campagne, à rentrer au Maroc. — XI. Bugeaud supporte impatiemment les critiques qui lui viennent de France. Discussion à la Chambre, en juin 1845. Le maréchal parle de nouveau de donner sa démission. — XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de proposer un essai de colonisation militaire. Délivrance des prisonniers français survivants. Soumission de Bou-Maza. — XIII. Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion à la colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et de quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la colonisation, un système opposé à celui du maréchal. — XIV. Projet déposé par le gouvernement pour un essai de colonisation militaire. II y est fait mauvais accueil. Bugeaud, qui s'en aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et donne sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte la démission du maréchal et retire le projet de colonisation militaire.I La victoire d'Isly (14 août 1844) avait encore grandi la situation du maréchal Bugeaud[1]. Tandis que le Roi lui conférait le titre de duc, les témoignages spontanés de la gratitude et de l'admiration nationales lui venaient de toutes parts. Jamais, écrivait-il à un de ses amis, ivresse de la victoire n'a été plus prolongée que la mienne : il y a bien quarante jours que j'emploie le tiers de mon temps à répondre ou à faire répondre aux lettres de félicitations qui m'arrivent[2]. Le 21 septembre 1844, quelques jours après la rentrée du gouverneur à Alger, les chefs des tribus arabes du voisinage vinrent, en grand appareil et accompagnés d'une brillante escorte, rendre solennellement hommage au vainqueur des Marocains. Le maréchal leur adressa la parole d'un ton d'autorité paternelle et ordonna qu'on leur racontât les détails du combat. A la fantasia d'usage succéda un banquet ; il prenait fin quand un des agas se leva : Arrêtez, s'écria-t-il, messeigneurs et frères. Nous sommes tous ici membres d'une seule famille. Les Français sont chrétiens, les Arabes de l'Algérie sont musulmans, mais Dieu est pour tous. Il nous a donné pour sultan le roi des Français. Notre religion nous ordonne de lui obéir, puisque le Seigneur a voulu que son bras fût plus fort que le nôtre. Nous avons juré de le servir fidèlement et de l'honorer comme notre sultan ; je vous propose donc une prière au Très-Haut, que vous répéterez tous avec moi. On eut alors ce spectacle vraiment extraordinaire des chefs arabes prenant l'attitude de la prière pour demander à Dieu de donner toujours la victoire au sultan des Français et de punir ses ennemis. Tout paraissant être ainsi à la paix, le maréchal Bugeaud jugea qu'il pouvait s'absenter pendant quelques mois. Il s'embarqua le 16 novembre 1844, laissant le commandement par intérim au général de La Moricière. D'autres ovations l'attendaient en France. A peine descendu de la frégate qui l'avait amené, il fut invité par les commerçants de Marseille à un grand banquet dans la salle du théâtre ; suivant son habitude, il ne se fit pas prier pour prendre la parole. La conquête de l'Algérie par les armes est achevée, dit-il ; la paix est partout ; depuis les frontières de Tunis jusqu'à celles du Maroc, tout est soumis, à part quelques tribus kabyles. Partout règne la sécurité la plus entière. Un progrès immense se fait sentir. Les revenus de la colonie, qui n'étaient, en 1840, que de 4 millions, s'élèvent aujourd'hui à 20 millions... La population européenne, qui n'était, en 1840, que de 25.000 âmes, est maintenant de 75.000... En vous parlant ainsi, je ne suis pas suspect, car, vous le savez, dans l'origine, je n'étais pas partisan de la colonie. L'exemple de Marseille fut suivi par plusieurs autres villes. Le dernier banquet, et non le moins retentissant, fut celui que le commerce de Paris donna, le 18 mars 1845, dans le palais de la Bourse, et auquel prirent part quatre cent cinquante convives, dont les quatre fils du Roi. Le maréchal jouissait de sa gloire et, en même temps, tâchait de la faire servir au triomphe de ses idées. Ainsi prononçait-il, dans la discussion de l'adresse, le 24 janvier 1845, un grand discours où il disait hautement, avec une sorte de brusquerie humoristique, sans s'inquiéter de heurter les préventions régnantes, tout ce qui lui tenait le plus à cœur sur les choses algériennes, — glorification des services rendus par l'armée et nécessité de ne pas la réduire, réfutation des scrupules philanthropiques qui s'effarouchaient des razzias, justification des expéditions partielles qu'il fallait entreprendre de temps à autre, défense du régime militaire contre les partisans du régime civil, exposé des avantages de la colonisation par les vieux soldats. Écouté avec une curiosité attentive, le maréchal ne fut pas contredit : le prestige de sa victoire en imposait ; mais il n'eût pas fallu en conclure que l'auditoire était convaincu. Pendant ce temps, l'Algérie, sous l'habile administration du général de La Moricière, demeurait tranquille. Les quelques explosions de fanatisme musulman, qui se produisaient de temps à autre, ne paraissaient être que des accidents isolés. Le Maroc, encore sous le coup de sa défaite, subissait le traité de délimitation que lui imposait le général de La Rue, envoyé spécialement de Paris pour suivre cette négociation. A peine arrivé en Afrique, cet officier constatait l'effet considérable produit par les derniers succès de nos armes ; il écrivait à M. Guizot, le 22 février 1845[3] : Notre situation vis-à-vis de nos tribus et des Marocains est bonne. Ils reconnaissent notre supériorité et la puissance de nos forces militaires. L'expulsion d'Abd el-Kader de l'Algérie, l'invincible sultan du Maroc battu, son armée dispersée, ont frappé l'imagination des Arabes ; ils disent que Dieu est décidément pour nous, puisque nous sommes les plus forts. Cette impression est déjà répandue même dans les tribus les plus éloignées, à ce point qu'un marabout vénéré du désert disait hier : Je ne veux ni pouvoirs ni richesses ; j'ai assez de tout cela. Ce que je voudrais, ce qui ajouterait à l'illustration de ma famille, ce serait de recevoir une lettre du grand sultan de France, à qui Dieu donne la victoire. Le gouverneur général rentra à Alger, dans les derniers jours de mars 1845. L'état dans lequel il trouva la colonie ne pouvait que confirmer l'impression agréable que lui laissaient les ovations dont il avait été l'objet, pendant son séjour en France. Aussi l'ordre du jour qu'il adressa, en débarquant, aux citoyens et aux soldats de l'Algérie, respirait-il le plus complet optimisme. J'ai vu, dit-il, avec une vive satisfaction, qu'en mon absence, aucune affaire n'avait périclité. Les progrès en tout genre ont continué... Aucun fait militaire de quelque importance n'a signalé cette période de quatre mois... Vous apprendrez avec bonheur que notre noble entreprise n'a pas moins de succès en France qu'en Afrique. La presque universalité des citoyens et des hommes politiques y ont foi... Notre cause est gagnée dans l'opinion. II Le maréchal Bugeaud, cependant, ne pouvait se flatter que la période des luttes armées fût définitivement close. A peine était-il de retour en Afrique que, vers le milieu d'avril 1845, une insurrection éclatait dans le Dahra, massif montagneux s'étendant du Chélif à la mer, à l'ouest d'Alger. L'instigateur en était un jeune homme de vingt ans, inconnu jusqu'alors, venu du Maroc avec une réputation de saint et que les Arabes surnommaient Bou-Maza, l'homme à la chèvre. Il se donnait comme le chérif envoyé de Dieu pour chasser les chrétiens, le maître de l'heure annoncé par les prophéties. Le meurtre de deux caïds dévoués aux Français et des surprises tentées contre quelques troupes isolées marquèrent son entrée en campagne. Vainement le colonel de Saint-Arnaud, qui commandait en cette région, lui infligea-t-il des échecs, la révolte ne fut pas étouffée. Bien au contraire, à la fin d'avril, elle avait gagné l'Ouarensenis, au sud du Chélif. Les Arabes, enhardis, venaient même insulter les murs d'Orléansville. Le gouverneur général se décida alors à intervenir, et, dans les premiers jours de mai, il se porta, avec une forte colonne, dans l'Ouarensenis ; le duc de Montpensier l'accompagnait. Son expédition se borna à des marches pénibles, contrariées par le mauvais temps ; l'ennemi se dérobait. Bou-Maza avait préféré porter tous ses efforts contre le colonel de Saint-Arnaud, qui continuait à agir dans le Dahra, avec une colonne moins nombreuse. Le chérif n'y gagna rien : il fut battu à plusieurs reprises, vit détruire ses meilleurs soldats et perdit ses drapeaux. Il finit par disparaître, sans qu'on eût pu mettre la main sur lui. Nous venons, écrivait Saint-Arnaud, de chasser Bou-Maza du pays, — jusqu'à ce qu'il revienne. En présence d'ennemis si difficiles à atteindre, le gouverneur général estima qu'il ne lui restait qu'un moyen d'action efficace : c'était de frapper très durement les tribus qui avaient pris part à la révolte, de détruire leurs récoltes/de couper leurs arbres fruitiers, d'enlever leur bétail et leurs chevaux, et surtout de les contraindre ainsi à livrer leurs fusils. Ce désarmement était chose nouvelle ; jusqu'à présent, on n'avait pas cru possible de l'imposer à des populations aussi guerrières. Le colonel dé Saint-Arnaud fut le premier à l'exécuter. Je ruine si bien le pays des Beni-Hidja, écrivait-il dès le 4 mai, que je les force à demander grâce, et, ce qui ne s'est jamais vu, je les oblige à rendre leurs fusils... Les vieux officiers d'Afrique ont peine à croire à la remise des fusils, même en les voyant couchés devant ma tente. Encouragé par ce succès, le maréchal voulut, une fois Bou-Maza en fuite, généraliser le désarmement ; il chargea les colonels de Saint-Arnaud, Pélissier et Ladmirault de l'opérer sur les deux rives du Chélif. Plus de sept mille fusils propres au service furent ainsi recueillis. Ordre fut donné de les employer, en les dénaturant le moins possible, aux constructions de l'arsenal d'Alger et des divers établissements militaires : on devait en faire des rampes d'escalier, des grilles, des balcons. Ils serviront ainsi, écrivait le maréchal, de monument pour constater le désarmement. Les commandants militaires qui succéderont à ceux d'aujourd'hui y trouveront la preuve permanente de la possibilité de cette mesure qui, selon nous, doit être rigoureusement appliquée à toute tribu qui se révoltera[4]. Ce désarmement fut marqué, le 19 juin, par un incident tragique. Une partie des Ouled-Rhia, contre lesquels agissait le colonel Pélissier, s'étaient réfugiés dans des grottes profondes. Mis en demeure de se soumettre et de livrer leurs armes, avec promesse qu'à ce prix leurs personnes et leurs propriétés seraient respectées, ils répondirent par des coups de fusil. Impossible de les prendre de force ni de les réduire par la famine ; ils avaient, des vivres et de l'eau. Le colonel menaça alors de les chauffer, c'est-à-dire d'allumer de grands feux à l'entrée des cavernes ; ce moyen avait été déjà employé, l'année précédente, dans une circonstance analogue, par le colonel Cavaignac, et il avait contraint les Arabes à capituler. La menace, renouvelée à plusieurs reprises, fut sans effet : les Arabes continuaient à tirer sur tous ceux qui se montraient. De délai en délai, la nuit arriva. Des fascines furent amoncelées et allumées. Vers une heure du matin, le colonel, estimant en avoir fait assez pour vaincre la résistance, fit éteindre le feu et envoya reconnaître l'ouverture des grottes. La fumée en sortait si épaisse et si acre qu'il fut d'abord impossible d'y pénétrer. Bientôt, on vit sortir de là quelques malheureux à demi brûlés et asphyxiés. Quand on put enfin pénétrer, on reconnut avec stupeur que la flamme, attirée par un fort courant d'air, avait produit un ravage dépassant toutes les prévisions : plus de cinq cents cadavres d'hommes, de femmes, d'enfants, gisaient au fond des cavernes ; cent cinquante Arabes environ purent seuls être sauvés. Ce sont là, écrivait le colonel Pélissier à la fin de son rapport, ce sont là de ces opérations que l'on entreprend quand on y est forcé, mais que l'on prie Dieu de n'avoir à recommencer jamais. Aussitôt connu en France, cet événement y souleva une
douloureuse émotion que les journaux opposants exploitèrent violemment. Le
prince de la Moskowa porta la question à la tribune de la Chambre des pairs,
dans la séance du 11 juillet. Le maréchal Soult, intimidé par le tapage de la
presse, ne sut pas parler en homme de gouvernement et en chef d'armée : il
fit une réponse embarrassée, blâmant le colonel Pélissier, sans cependant
satisfaire ceux qui l'attaquaient. Le maréchal Bugeaud n'eut pas de ces
timidités ; couvrant hardiment son subordonné, il fit publier, le 15 juillet,
dans le Moniteur algérien, un article qui le justifiait, et adressa, le 18,
la lettre suivante au ministre de la guerre : Je
regrette, Monsieur le maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans
correctif aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi la
responsabilité de son acte. Si le gouvernement juge qu'il y a justice à
faire, c'est sur moi qu'elle doit être faite. J'avais ordonné au colonel
Pélissier, avant de nous séparer à Orléansville, d'employer ce moyen à la
dernière extrémité. Et, en effet, il ne s'en est servi qu'après avoir épuisé
toutes les ressources de la conciliation. C'est à bon droit que je puis
appeler déplorables, bien que le principe en soit louable, les
interpellations de la séance du 11 ; elles produiront sur l'armée un bien
pénible effet, qui ne peut que s'aggraver par les déclamations furibondes de
la presse. Avant d'administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que les
populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé qu'elles ne
l'acceptent que par la force, et celle-ci même est impuissante si elle
n'atteint pas les personnes et les intérêts. Par une rigoureuse
philanthropie, on éterniserait la guerre d'Afrique en même temps que l'esprit
de révolte, et alors on n'atteindrait même pas le but de philanthropie. La révolte suscitée par Bou-Maza était la plus importante, non la seule. D'autres furent tentées sur divers points, notamment sur les confins des provinces d'Alger et de Constantine ; mais nos troupes les réprimèrent promptement. Cette agitation n'échappait pas à Abd el-Kader, qui était
toujours établi, avec sa deïra, sur le territoire marocain, à peu de distance
de la frontière française. On se rappelle que, par le traité de Tanger,
l'empereur du Maroc s'était obligé à mettre notre ennemi hors la loi.
Avait-il jamais eu la volonté sérieuse de le faire ? En tout cas, on ne fut
pas long à s'apercevoir qu'il n'en aurait pas le pouvoir. Aux premières
injonctions qu'il avait fait adresser à l'émir, celui-ci ne s'était montré
nullement disposé à obéir. Les tribus de la
frontière, écrivait alors le général de La Moricière, celles au milieu desquelles est établie la deïra d'Abd
el-Kader, ont été si bien prêchées et fanatisées par lui, qu'elles sont
aujourd'hui plutôt à lui qu'à Mouley-Abd-er-Raman ; et comme ces tribus sont
nombreuses et puissantes, qu'elles occupent un pays fort difficile et en
général fort mal soumis, je crois que l'Empereur, alors même qu'il en aurait
la ferme intention, serait fort embarrassé pour employer des mesures coercitives
contre la base d'opérations que l'émir s'est créée dans ses États[5]. C'était bien, en
effet, une base d'opérations : argent, vivres, soldats, tout était fourni à
Abd el-Kader par les populations au milieu desquelles il vivait. Pendant tout
l'hiver, sous son influence, une fermentation sourde avait régné sur la
frontière. Au printemps, quand il apprit l'insurrection de Bou-Maza, il crut
possible d'oser davantage. A la tête d'une troupe de cavaliers, il pénétra
sur le territoire algérien, dans cette région du Sud oranais, sorte de désert
de sable parsemé d'oasis, où nos colonnes avaient pénétré, mais où nous
n'avions pas d'établissements fixes. Passant subitement d'un point à un
autre, il rattacha à sa cause une partie des tribus, très imparfaitement
soumises, et maltraita celles qui nous demeuraient fidèles. La prodigieuse
rapidité de ses déplacements défiait toutes les poursuites. Nos commandants
se bornaient à veiller sur les confins des grands plateaux, là où avait été
créée une ligne de postes ; tous leurs efforts tendaient à empêcher l'émir de
franchir cette ligne et de pénétrer dans le Tell. Ils n'étaient rien moins
que sûrs d'y parvenir. Je m'attends, d'un jour à
l'autre, écrivait alors le maréchal Bugeaud au général de La Moricière[6], à apprendre qu'Abd el-Kader s'est montré sur l'un ou sur
l'autre point du Tell, ce que ni vous, ni moi, ni personne ne pouvons
empêcher, quoique nous soyons vingt fois plus forts qu'il ne faut pour le
battre. Les mois de mai et de juin se passèrent ainsi sur le qui-vive.
Enfin, dans les derniers jours de juin, on apprit que l'émir était rentré sur
le territoire marocain, sans avoir pu ou voulu pénétrer plus au nord. Bien
que n'ayant pas eu de grands résultats apparents, cette incursion lui rendit
un peu de son prestige et de son influence. Sa deïra devenait chaque jour plus
nombreuse et plus prospère ; elle ne comptait pas moins de deux mille tentes.
On évaluait à trente ou quarante mille les émigrés algériens qu'il attirait
au Maroc[7]. Il y avait là, pour l'avenir, une menace qui n'échappait pas au
maréchal Bugeaud. Abd el-Kader prépare un retour,
c'est évident, écrivait-il, et le Maroc le
laisse faire. Il y a là un danger permanent[8]. Tout en regardant, avec cette attention anxieuse, le nuage
qui grossissait sur la frontière de l'Ouest, le maréchal Bugeaud ne perdait
pas de vue les autres parties de l'Algérie. Ainsi fut-il conduit, en juillet,
à clore ses opérations militaires par une expédition contre la Kabylie, où
les émissaires d'Abd el-Kader étaient parvenus à fomenter quelque agitation.
Il songeait depuis longtemps à agir de ce côté, et avait même projeté une
expédition beaucoup plus considérable que celle à laquelle il dut se borner.
Le massif montagneux de la grande Kabylie, d'accès difficile, habité par une
population nombreuse, énergique, très jalouse de son indépendance, était la
seule partie de l'ancienne régence qui ne nous fût pas soumise ; il formait,
au milieu de nos possessions, entre la province d'Alger et celle de Constantine,
une sorte d'enclave longue de quatre-vingts lieues et large de trente. Il est
vrai que les habitants de ces montagnes, si redoutables à qui venait les
chercher, n'étaient pas, de leur nature, agressifs ; ils ne sortaient pas
volontiers de chez eux, et ne menaçaient pas notre domination dans le reste
de l'Algérie. Aussi, dans les cercles où notre entreprise africaine était
déjà jugée bien lourde, disait-on couramment : Ces
gens-là ne nous attaquent pas ; laissons-les tranquilles ; nous avons assez à
faire ailleurs. Telle était l'opinion qui prévalait dans le monde
parlementaire, et dont, chaque année, les commissions des crédits se
faisaient l'écho dans leurs rapports. Le maréchal Bugeaud n'acceptait
nullement cette façon de voir ; elle lui paraissait un vieux reste du
détestable système de l'occupation restreinte, et il comptait bien, un jour
ou l'autre, éteindre ce dernier foyer de l'indépendance algérienne. Dans les
premières années, toutefois, il s'était borné à quelques expéditions
passagères, pour châtier telles ou telles tribus, mordant plus ou moins avant
dans les bords du massif, mais ne pénétrant pas au cœur du pays, et surtout
ne s'y établissant pas. A la fin de 1844, Abd el-Kader chassé et le Maroc
vaincu, le moment lui parut venu de tenter davantage. Dans sa pensée, la
soumission de la Kabylie devait être la grande entreprise de l'année
suivante. Ce fut, sans doute, afin d'y habituer les esprits qu'il toucha ce
sujet dans son discours du 24 janvier 1845, à la Chambre des députés ; après
y avoir rappelé l'impossibilité de faire une conquête
à demi, et comment la force des choses
nous avait peu à peu amenés à prendre tout le pays,
il ajoutait : Nous serons donc contraints de prendre
la Kabylie, non pas que les populations soient inquiétantes, envahisseuses,
hostiles ; non, elles défendent vigoureusement leur indépendance, quand on va
chez elles ; elles n'attaquent pas Mais ce territoire insoumis, au milieu de
l'Algérie obéissante, est d'un mauvais exemple pour les tribus qui payent
l'impôt et voient auprès d'elles des voisins qui ne le payent pas. C'est un
témoin vivant de notre impuissance, de notre respect pour les gens forts, et
cela diminue notre force morale. C'est un refuge pour les mécontents de nos
possessions ; c'est là qu'un lieutenant d'Abd el-Kader, Ben-Salem, s'est
retiré et maintient encore le drapeau de son maître ; il pourrait sortir de
là, quelque jour, un gros embarras. Et il concluait en répétant : Nous serons obligés de prendre la Kabylie un jour ou
l'autre. Sans contredire sur le moment l'orateur, la Chambre ne se
laissa pas convaincre ; elle demeurait manifestement opposée à toute
opération importante contre la Kabylie. Le ministère ne crut pas dès lors
possible d'entrer dans les vues du maréchal, et celui-ci quitta la France, en
mars 1845, sans avoir obtenu les renforts qui lui eussent été nécessaires
pour une telle entreprise. J'ai renoncé à la grande
expédition contre les montagnes de Bougie, écrivait-il d'Alger[9], le 10 avril, à
un de ses amis. Le gouvernement s'en souciait peu,
et ne voulait pas en prendre la responsabilité ; le public et les Chambres
blâmaient. Pour agir avec une entière prudence, il eût fallu des renforts
qu'on ne voulait pas me donner. Et il ajoutait, non sans amertume, le
lendemain, dans une autre lettre : Rassurez tous les
grands généraux et tous les grands politiques, je ne mordrai, cette année,
que dans un petit morceau du grand pâté du Djurdjura[10]. On le voit, si
le gouverneur était empêché de diriger contre la Kabylie une attaque
décisive, il ne renonçait pas entièrement à s'y montrer en armes. Ce fut
cette expédition limitée qui, retardée quelque temps par les troubles du Dahra
et du Sud oranais, s'accomplit enfin au mois de juillet 1845. La chaleur ne
permit pas de pousser loin les opérations. Quelques tribus furent obligées de
demander l'aman ; mais, au fond, rien ne fut changé à l'état de la Kabylie ;
elle demeurait toujours indépendante. La grande conquête, rêvée par le
maréchal, restait toujours à faire. III A la fin de juillet 1845, les opérations militaires
étaient terminées, et la tranquillité semblait partout rétablie. L'alerte avait
été trop courte et trop localisée pour inquiéter beaucoup l'opinion et y
effacer l'impression de confiance produite par nos succès de 1844. Mais plus
on était disposé à croire l'Algérie soumise, plus on se préoccupait d'y voir
résoudre tous les problèmes que soulevaient l'administration et la
colonisation du territoire. On était impatient d'utiliser
la conquête, de trouver quelque compensation aux lourds sacrifices faits
jusqu'alors, par plusieurs à contre-cœur, sacrifices qui, depuis 1840, ne
montaient pas à moins de cent millions par an. Le maréchal Bugeaud était
souvent accusé de négliger cette partie de sa tâche et de se donner trop
exclusivement à l'œuvre guerrière. Sensible à ce reproche, il entreprit
plusieurs fois d'y répondre publiquement. Quelques
personnes, disait-il, le 4 septembre 1845, aux notables d'Alger, auraient voulu que je restasse habituellement au siège du
gouvernement ; on a été jusqu'à compter les jours que j'ai été en expédition,
et l'on m'a fait un reproche de ce qu'ils dépassaient le temps de mon séjour
à Alger. Eh bien, moi, Messieurs, je m'en fais un titre d'honneur. Je
persiste à croire de toutes mes forces que je servais mieux les intérêts
civils que si je m'étais laissé absorber par les détails minutieux de
l'administration... Il fallait, avant tout,
vous donner la sécurité. C'était le premier de tous les besoins, la source de
tous les progrès, et nous ne pouvions la conserver qu'en portant la guerre
jusqu'aux limites du pays. Le gouverneur prétendait d'ailleurs que, tout en dirigeant cette guerre, il avait beaucoup fait pour l'organisation de la colonie. Sur cette organisation, aussi bien que sur les choses militaires, il paraissait avoir des idées personnelles arrêtées ; suivant son habitude, il les professait très haut, d'autant plus haut qu'elles étaient plus contredites, et il travaillait avec ardeur à les appliquer. Déjà nous avons vu ce qu'il avait fait pour le gouvernement des indigènes, en développant et en réglant l'institution fort utile des bureaux arabes[11]. Il avait certainement moins fait pour la population civile. La goûtant peu, ce qui se comprend quand on sait ce qu'elle valait alors, il n'était pas pressé de la voir grossir. Toutefois, les Européens débarquaient, chaque jour plus nombreux, en Algérie, et dès lors se posait cette question : A quel régime les soumettre ? Le maréchal avait une réponse très simple. L'armée est tout en Afrique, disait-il ; comme elle est tout, il n'v a de possible que le pouvoir militaire[12]. Aucune tâche, selon lui, à laquelle l'armée ne pût suffire : les soldats exécuteraient les travaux publics et prêteraient la main, en cas de nécessité, aux travaux privés ; les officiers serviraient d'administrateurs et de magistrats ; le commandant en chef exercerait une sorte de dictature paternelle, usant, pour le bien de tous, du personnel et du matériel dont il disposait en maître, trouvant dans son omnipotence les moyens de résoudre promptement et facilement tous les problèmes. A l'appui de sa thèse, le maréchal rappelait tout ce que l'armée avait fait jusqu'alors pour les colons ; comment elle avait ouvert les routes, desséché les marais, irrigué les plaines, exploité les carrières, donné l'impulsion à toutes les exploitations, aidé le colon pauvre à transporter ses matériaux, à bâtir sa maison, à défricher son terrain. Il opposait la simplicité et l'économie de ce régime aux lentes et coûteuses complications d'une administration civile. Ne pouvait-il pas aussi arguer, en faveur du personnel militaire, d'une certaine supériorité morale ? Tandis que l'élite de l'armée demandait à servir en Afrique, l'administration civile n'y envoyait alors le plus souvent que son rebut[13]. Que les immigrants eussent des répugnances contre ce qu'ils appelaient le régime du sabre, le maréchal Bugeaud ne parvenait pas à le comprendre. Il était convaincu que tout ce qui n'était pas hargneux ou brouillon devait être satisfait de vivre sous une autorité si protectrice et si bienfaisante. Les populations, disait-il à la Chambre, dans son grand discours du 24 janvier 1845, ne craignent pas autant qu'on veut bien le dire le régime du sabre, et les choses qui les préoccupent le plus, ce ne sont pas les garanties civiles, les libertés municipales, mais bien la sécurité. La certitude de conserver sa tête, celles de sa femme et de ses enfants, les récoltes qu'on a semées, passe avant les théories libérales[14]. Je pourrais comparer les habitants qui vivent sous le régime civil de la côte à des enfants mal élevés, et ceux qui sont dans l'intérieur, sous le régime militaire, à des enfants bien élevés. Les premiers crient, pleurent, se fâchent pour la moindre contrariété. Les seconds obéissent sans mot dire. En cet endroit du discours, le Moniteur constate l'hilarité de la Chambre. Cette verve humoristique amusait en effet les auditeurs, mais ne les convertissait pas. Bien au contraire, en heurtant ainsi de front les préventions, l'orateur les fortifiait plus tôt. C'était souvent l'effet des boutades un peu intempérantes auxquelles Bugeaud se laissait aller dans la chaleur de la contradiction. Il était tellement plein de ses idées qu'il ne se rendait pas compte du tort que leur faisait une exposition trop franche et trop crue. Si peu de goût qu'il eût pour les fonctionnaires
n'appartenant pas à l'armée, le maréchal était cependant obligé de leur faire
une certaine part. Dès l'origine de l'occupation algérienne, le gouvernement
central avait institué, dans ces conditions et sous des noms qui changèrent
souvent, une administration civile, à côté du commandement supérieur des
forces militaires ; c'était, dans sa pensée, à la fois une garantie pour les
colons et un moyen d'empêcher le gouverneur général de devenir trop puissant.
On avait même tenté, un moment, d'établir à Alger une sorte de dualisme,
d'après lequel le chef de l'administration civile, à peu près indépendant du
gouverneur, eût relevé directement des ministres. Mais une telle organisation
n'était pas viable : des conflits se produisirent, à la suite desquels
l'administration civile fut de nouveau subordonnée au commandement militaire,
qui se trouva plus omnipotent que jamais. Le rôle du gouvernement central
était ainsi singulièrement effacé. Le maréchal Valée, notamment, s'était
soustrait presque complètement à sa suprématie et à son contrôle. Le maréchal
Soult, rentré au ministère de la guerre, le 29 octobre 1840, voulut profiter
du remplacement du maréchal Valée par le général Bugeaud, pour rétablir son
autorité ; mais le caractère du nouveau gouverneur ne se prêtait guère à un
rôle de subordonné : de là des heurts continuels. Par l'effet de cette
rivalité, le ministre se trouvait intéressé au développement de
l'administration civile. Tant que la guerre avait été flagrante en Algérie,
il n'avait pu être sérieusement question de
diminuer les pouvoirs du commandement militaire ; mais, à la fin de 1844 et
au commencement de 1845, la conquête paraissant finie, on jugea le moment
venu de tenter quelque réforme dans ce sens. Pendant son séjour en France, le
gouverneur général apprit, non sans une vive irritation, que, dans les
bureaux du ministère de la guerre, on avait préparé une ordonnance
réorganisant toute l'administration algérienne ; elle créait notamment un
directeur général des affaires civiles, personnage considérable qui devait
centraliser tous les services et avoir la présidence du conseil
d'administration avec la signature quand le gouverneur serait en expédition.
Le maréchal Bugeaud se démena pour faire écarter ce projet et crut, un
moment, y avoir réussi : Il paraît,
écrivait-il, le 2 janvier 1845, à un de ses amis, qu'on
voulait, au ministère de la guerre, enlever l'ordonnance sur l'Algérie sans
consulter ni le cabinet ni moi... On était
convaincu, en vraies mouches du coche, que l'Algérie ne pouvait vivre sans
l'application de cette œuvre si longuement élaborée par lesdites mouches. A
force de s'en occuper, on s'était persuadé qu'il y avait urgence extrême,
lorsqu'il n'y a pas même utilité... Mais
l'éveil a été donné à temps. Je sais que plusieurs ministres doivent demander
que ce travail de Pénélope soit revu au conseil d'État. C'est un moyen
dilatoire qui pourra bien devenir une fin de non-recevoir[15]. Le projet ne
fut pas abandonné, comme s'en flattait le maréchal ; il fut seulement
atténué. Publiée le 15 avril 1845, la nouvelle ordonnance, portant réorganisation de l'administration générale et des
provinces en Algérie, était une transaction assez boiteuse entre les
résistances du gouverneur et le désir du ministre de développer les
attributions du pouvoir civil. Elle distinguait trois sortes de territoires :
civils, mixtes et arabes. Les territoires civils sont ceux sur lesquels il existe une population civile européenne assez
nombreuse pour que tous les services publics y soient ou puissent y être
complètement organisés ; l'administration y
est civile. Les territoires mixtes sont
ceux sur lesquels la population civile européenne,
encore peu nombreuse, ne comporte pas une complète organisation des services
publics ; les autorités militaires y remplissent les fonctions
administratives, civiles et judiciaires. Quant aux territoires arabes, ils
sont administrés militairement, et les Européens n'y sont admis qu'en vertu
d'autorisations spéciales et personnelles. Tout en laissant au gouverneur
général des pouvoirs considérables et prépondérants, l'ordonnance les
précisait et les réglementait, avec l'intention évidente de les limiter. A
côté de lui, elle instituait un conseil supérieur et un conseil du
contentieux. Elle créait aussi un directeur général des affaires civiles,
comme le premier projet ; seulement, elle le subordonnait au gouverneur et ne
lui donnait pas le pouvoir de le remplacer en cas d'absence. En somme, le pur
régime militaire était maintenu dans les territoires mixtes et arabes, de
beaucoup les plus étendus. Quant à l'administration organisée dans les
territoires civils, elle était assez mal conçue, et le déplaisir avec lequel
le gouverneur général l'avait vu établir n'était pas fait pour en faciliter
le fonctionnement. Aussi les résultats devaient-ils en être fort médiocres.
Complication, tiraillement et impuissance, tel était le triple caractère de
cette organisation. IV Quand on reprochait au maréchal Bugeaud de ne pas faire assez pour la colonisation, il montrait quelle avait été, sous son gouvernement, la progression rapide de l'immigration européenne. La population civile de l'Algérie, qui n'était que de 25.000 âmes en 1840, s'élevait à 96.000 en 1845. Ces chiffres semblaient une réponse décisive. Cependant, quand on les analysait, ils n'étaient pas aussi concluants qu'ils en avaient l'air. Presque toute cette population s'était fixée dans les villes : la plus grande partie à Alger, devenu un centre important d'affaires et même de spéculations assez suspectes ; une autre partie dans les villes de la côte ou de l'intérieur. C'était chose curieuse de voir, partout où s'installaient nos troupes, arriver aussitôt à leur suite une bande de mercanti, des cabaretiers surtout, quelques ouvriers d'état, des manœuvres, des maraîchers, en un mot, tous ceux qui espéraient vivre de l'armée ; parmi eux, un assez grand nombre d'étrangers, notamment des Maltais ou des Espagnols. Des villes absolument nouvelles, comme Orléansville ou Ténès, se trouvèrent ainsi peuplées, en quelques mois, d'habitants, à la vérité, fort mélangés : première alluvion, souvent un peu boueuse, qui forme comme le sous-sol de toutes les colonies à leur début. De ce côté, il n'y avait qu'à laisser faire : nul besoin d'activer artificiellement l'immigration. Mais était-ce tout ce qu'il fallait à l'Algérie ? L'instinct public s'était promptement rendu compte que ce dont la colonie avait le plus besoin, ce n'était pas de trafiquants, ni même d'ouvriers d'état ; nous ne pouvions utiliser notre conquête qu'en y implantant des agriculteurs. D'ordinaire, quand une nation entreprend une colonie de peuplement agricole, elle le fait dans un pays où, ne rencontrant devant elle qu'une population clairsemée, inférieure, aisément refoulable, elle est assurée de trouver beaucoup de terres, sinon vacantes, du moins d'une appropriation facile ; tels, par exemple, le Canada et l'Australie. Rien de pareil en Algérie. Les Arabes détenaient le sol, et ils étaient trop nombreux, trop énergiques, pour qu'on songeât à les supprimer ou à les déposséder ; trop fiers, trop orgueilleux, trop dressés au mépris des autres races, pour que les Européens pussent leur en imposer par le prestige d'une civilisation supérieure. A défaut de terres à occuper, en trouvait-on à acheter ? Pour la plus grande partie du sol, la propriété collective des tribus empêchait les achats individuels ; quant aux domaines assez rares appartenant à des particuliers, l'incertitude des titres de propriété était faite pour décourager tout acquéreur tant soit peu soucieux d'avoir une possession stable et sûre. Au cas où l'on parviendrait à surmonter ces obstacles, les terres du moins seraient-elles d'une exploitation facile et rapidement avantageuse ? L'Algérie, autrefois l'un des greniers de Rome, avait été, depuis, stérilisée par l'occupation arabe. Nous ne pouvions lui rendre quelque chose de son ancienne fécondité qu'au prix d'un défrichement pénible dont il ne fallait pas espérer recueillir les bénéfices avant plusieurs années. Si l'on ajoute que le paysan français, par l'effet de notre organisation sociale et économique, était moins que tout autre disposé à émigrer, on se rendra compte que jamais colonisation ne s'était présentée dans des conditions aussi difficiles. On ne comprendrait même pas qu'elle eût été entreprise, si l'on ne se rappelait ce qu'il y avait eu d'accidentel, d'imprévu dans l'origine de cette conquête. Seul le point d'honneur, et non l'espérance d'un profit agricole ou commercial, avait déterminé la France d'abord à aller en Afrique, ensuite à y rester. Tout avait été peu à peu imposé par les circonstances ; rien n'avait été le résultat d'un plan prémédité. C'était, la conquête faite, et faite, en quelque sorte, malgré soi, qu'il avait fallu chercher les moyens de l'utiliser. Est-il surprenant qu'on ait tâtonné et qu'on ait commencé par faire plus d'une école ? Dans les premières années de l'occupation, le gouvernement, qui ne savait même pas bien alors s'il garderait l'Algérie, ou du moins ce qu'il en garderait, ne s'était pas sérieusement préoccupé d'y installer des colons. Malgré tout, il s'était produit un certain courant d'immigration auquel la pacification apparente, suite du traité de la Tafna, avait imprimé quelque activité. Des colons, venus la plupart spontanément, s'étaient établis à peu de distance d'Alger, dans la Métidja, sur des terres qu'ils avaient acquises de Maures qui, malheureusement, n'en étaient pas toujours bien régulièrement propriétaires. Ce sont ces exploitations, dont quelques-unes étaient devenues promptement assez florissantes, qu'Abd el-Kader dévasta en 1839, quand il rouvrit soudainement les hostilités et pénétra jusqu'aux portes d'Alger, sans que le maréchal Valée pût l'arrêter. Dans cette année néfaste, les colons, mal protégés, ne virent pas seulement détruire leurs fermes ; leur confiance aussi fut détruite. Les fermes auraient pu être facilement reconstruites, et quelques-unes le furent en effet ; la confiance était beaucoup plus difficile à rétablir. Au début du gouvernement du général Bugeaud, il n'y eut place que pour la guerre. Mais à peine nos troupes eurent-elles un peu refoulé Abd el-Kader et élargi le cercle des territoires soumis, que la question de colonisation se trouva de nouveau posée. Il ne semblait plus désormais qu'on pût attendre quelque chose d'efficace de l'initiative privée, découragée par l'échec de sa précédente tentative. C'était d'ailleurs l'idée alors régnante dans tous les pouvoirs publics, — civils ou militaires, métropolitains ou coloniaux, — qu'étant données les conditions de l'Algérie et les mœurs du cultivateur français, l'immigration agricole serait nulle et impuissante, si l'État ne lui tendait la main et ne se chargeait de lever lui-même une bonne partie des difficultés. De là le système de colonisation exclusivement administrative qui prévalut. L'État déterminait les zones où les Européens pouvaient s'installer sans embarras pour lui, sans péril pour eux, et les points où il convenait de créer des villages. Il se procurait aussi les terres qui pouvaient être livrées aux particuliers et qu'il leur garantissait être à l'abri de toute revendication ; il en avait d'ailleurs une certaine quantité immédiatement disponible ; c'étaient celles-de l'ancien domaine beylical dont il était devenu propriétaire par l'effet de la conquête. Au lieu d'appeler pour ces terres des acheteurs qu'il croyait introuvables ou dont il se défiait, il les offrait en concessions gratuites, et souvent même promettait en outre une certaine aide pour l'installation et la mise en train de l'exploitation. Par contre, il se réservait de choisir ceux qu'il admettrait, et leur imposait, pour assurer la mise en valeur des terrains, des conditions fort compliquées. Jusqu'à ce que ces conditions fussent accomplies, les concessionnaires n'étaient que des détenteurs à titre provisoire et précaire, placés sous la surveillance incessante et en quelque sorte sous la tutelle de l'administration, tutelle aussi gênante à subir que lourde à exercer. Ainsi furent créés, de 1842 à 1845, principalement- aux environs d'Alger, dans le massif du Sahel et dans la plaine de la Métidja, une trentaine de villages. A la fin de 1844, on comptait 1.765 familles concessionnaires, dont 133 avaient rempli les conditions imposées et reçu leurs titres définitifs ; les dépenses effectuées par ces 133 familles étaient évaluées à 1.020.940 francs. Environ 100.000 hectares avaient été distribués ; la plupart, il est vrai, étaient encore en friche. Chaque année, le nombre des demandes de concessions augmentait : il dépassait 2.000 en 1845. Jamais on n'avait fait autant, ni procédé si méthodiquement pour la colonisation rurale. Mais, s'il y avait un progrès notable par rapport à ce qui avait précédé, le résultat, en soi, était encore bien maigre. Qu'était-ce que cette poignée de cultivateurs ou prétendus tels, comparés aux 90.000 Européens déjà établis, à cette même époque, dans Alger et dans les autres villes de la colonie ? Qu'était-ce, surtout, que les quelques milliers d'hectares cultivés, par rapport à l'immense territoire qu'il s'agissait de mettre en valeur ? Au moins, le peu qu'on avait fait était-il bien fait ? Arrivés plein d'espoir, d'illusion, les colons s'étaient aussitôt trouvés aux prises avec les difficultés d'un défrichement singulièrement pénible, coûteux et malsain. Le Sahel, notamment, où avaient été installés la plupart des concessionnaires, était alors une lande sauvage, aride, désolée, couverte de ces terribles palmiers nains dont l'extraction était faite pour user tous les outils et lasser tous les courages ; il avait été laissé tout à fait inculte par les Arabes, peu soucieux du voisinage des Turcs d'Alger. L'emplacement des nouveaux villages, fixé par des considérations purement stratégiques, n'assurait trop souvent au colon ni eau potable pour sauvegarder sa santé, ni routes pour aller vendre les produits de son exploitation. Le sol de la Métidja, plus facile et plus fertile que celui du Sahel, n'était pas moins meurtrier quand on le remuait pour la première fois. Combien de villages où périrent, en peu d'années, plusieurs couches de colons ! Boufarik, par exemple, aujourd'hui l'un des points les plus sains et les plus charmants de cette plaine, était alors un foyer de miasmes si pestilentiels qu'une sorte d'épouvante avait fini par s'attacher à son nom. Pour surmonter tant d'obstacles, il eût fallu chez les immigrants beaucoup d'énergie morale et de ressources matérielles. Or, c'est précisément ce qui manquait au personnel qu'attirait la gratuité des concessions et que ne rebutait pas la tutelle administrative. Ce personnel était généralement pauvre, maladroit, de nature un peu mendiante et geignante, attendant tout de l'administration dont il se savait le pupille, s'en prenant à elle de chacune de ses déceptions, prompt à se dégoûter d'une terre qu'il n'avait pas payée de ses deniers, sur laquelle il n'exerçait pas les droits et pour laquelle il n'éprouvait pas les sentiments du propriétaire. En somme, la plupart des villages, sauf quelques-uns par hasard mieux placés que les autres, avaient peu réussi, certains d'entre eux offraient même un spectacle lamentable. L'abbé Landmann écrivait, après les avoir visités, à la fin de 1844 : Je n'ai trouvé presque partout que découragement et misère profonde[16]. Les commissions des crédits à la Chambre des députés, volontiers maussades pour tout ce qui regardait l'Algérie, constataient ces échecs et s'en faisaient un grief. V Au milieu de tant d'entreprises de colonisation avortées ou tout au moins incertaines, un fait se détache, qui est, au contraire, un succès : c'est la fondation de la Trappe de Staouëli, renouvelant, en plein dix-neuvième siècle, les merveilles des grands couvents défricheurs du commencement du moyen âge[17]. L'idée première en était venue à M. de Corcelle, en 1841, au retour d'un voyage en Afrique, dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui avait été l'origine de sa liaison avec le général Bugeaud[18]. Il avait rapporté de ce voyage la conviction que la colonie ne pouvait réussir qu'en devenant chrétienne et agricole. N'était-ce pas répondre directement à ce double besoin que d'y établir des moines qui se trouvaient être en même temps des cultivateurs ? Voisin des Trappistes, dans le département de l'Orne, M. de Corcelle les avait vus à l'œuvre et savait ce dont ils étaient capables. Il exposa son projet dans un mémoire adressé au gouvernement ; après y avoir montré combien il importait de rendre l'Algérie catholique, pour qu'elle demeurât française, il ajoutait : Sous ce rapport, l'introduction d'une congrégation religieuse dans les cultures de l'Algérie serait assurément très salutaire. Les Trappistes, par exemple, apporteraient là une expérience agricole fort précieuse et surtout des exemples de sainteté de nature à émouvoir vivement l'imagination des indigènes... Si nouvelle qu'une pareille idée fût pour le maréchal Soult, il la prit tout de suite à cœur. A tel de ses collègues qui s'effarouchait de voir le gouvernement protéger des congréganistes : Ce ne sont pas des congréganistes, répondait-il, que j'envoie à Alger, ce sont des colons de la meilleure espèce, des colons qui ne parlent pas, mais qui agissent. L'adhésion du ministre de la guerre ne suffisait pas ; il fallait aussi celle du gouverneur général de l'Algérie. M. de Corcelle lui écrivit à ce sujet. Essayez mes Trappistes, lui disait-il ; je vous supplie d'introduire cette goutte de sainteté dans la caverne africaine. Le général Bugeaud, alors très engoué d'un projet de colonisation au moyen de soldats mariés, projet sur lequel j'aurai à revenir, ne fut pas d'abord sans prévention contre les célibataires qu'on lui proposait ; toutefois, il se rendit vite et promit son concours. Ainsi approuvée par les deux chefs supérieurs, à Paris et à Alger, il semblait que la fondation ne dût plus rencontrer d'obstacles administratifs. Mais il fallut compter avec l'indifférence nonchalante ou même avec la malveillance tracassière des bureaux et des sous-ordres ; il fallut compter aussi avec la timidité d'un gouvernement qui hésitait à braver les préjugés alors ravivés contre les congrégations par les controverses sur la liberté de l'enseignement. Le maréchal Soult lui-même, tout en persistant à protester de sa bonne volonté personnelle, expliquait aux Trappistes qu'il craignait, en se montrant trop favorable, d'ameuter contre eux les aboyeurs de la Chambre. De là des difficultés qui retardèrent pendant longtemps la solution et firent même parfois douter qu'on pût jamais aboutir. Cependant, le zèle de M. de Corcelle et de quelques autres personnes qui s'intéressaient à son projet finit par obtenir du ministre de la guerre l'ordre exprès de terminer cette affaire, tout obstacle cessant, et l'acte de concession fut signé le 18 juillet 1843. Les religieux se mirent aussitôt à l'œuvre. Les débuts furent très durs. Staouëli était situé dans le Sahel, et l'on sait combien le défrichement y était pénible et meurtrier. Tous les moines furent frappés par la fièvre, sur ce champ de bataille qu'aucun d'eux ne songea à déserter. Avant l'expiration de la première année, dix étaient morts, dont sept en trois mois. En même temps, l'argent manquait : pour une cause ou pour une autre, des subventions promises soit par le gouvernement, soit par des couvents de France, firent défaut. Plusieurs fois, on put croire qu'il faudrait interrompre les travaux. La jeune Trappe avait heureusement à sa tête l'homme le mieux fait pour triompher de ces obstacles. C'était dom François Régis, nature vaillante entre toutes, l'un de ces capitaines qui savent obtenir de leurs soldats des prodiges d'héroïsme.- Aux plus rudes moments, quand tous les religieux et lui-même étaient brisés par la maladie, il donnait l'exemple d'une énergie invincible : Allons, mon frère, disait-il à chacun de ses compagnons, un peu de cœur ! C'est pour le bon Dieu ! Si mal que les choses parussent aller, si anxieux qu'il fût lui-même au fond, il n'admettait pas qu'on se laissât gagner par la tristesse ; il voulait qu'on mangeât joyeusement le pain de chaque jour. Ce n'était pas un de ces moines dont la vue se borne aux murs de leur couvent. Bien que très vertueux et très avancé dans la vie intérieure, il savait regarder au dehors et s'y créer des appuis. Au premier besoin, botté et éperonné, il montait à cheval et galopait jusqu'à Alger, ou même, dans les grands périls, il n'hésitait pas à traverser la mer et à parcourir la France. Caractère indépendant et fier, très franc et parfois presque brusque d'allure, il était cependant un solliciteur incomparable ; il avait le don d'aplanir les difficultés, de gagner les bonnes grâces, de vaincre les résistances. Tous ceux auxquels il avait ainsi affaire, depuis les employés de bureau et les simples soldats jusqu'aux généraux et aux ministres, étaient surpris et charmés de trouver dans ce moine austère une parole vive, prompte aux saillies d'un accent toujours généreux, une droiture ouverte, une belle humeur affable, une sorte de familiarité cordiale qui laissait cependant intacts le caractère et la dignité du religieux. Les militaires surtout étaient absolument conquis. Au premier rang des amis que s'était ainsi faits l'abbé de
Staouëli, il convient de nommer le maréchal Bugeaud. Rien ne subsistait plus de
ses préventions premières. Quand vous aurez de
grosses difficultés, avait-il dit à dom François Régis, venez me trouver. L'abbé ne manquait pas de le
faire. Qu'il fallût écarter quelque obstacle administratif ou triompher des
hésitations d'un évêque, il trouvait toujours le gouverneur général prêt à
lui venir en aide. Mêmes sentiments chez les autres chefs militaires, par
exemple chez le général de La Moricière, plusieurs fois gouverneur par
intérim. Le duc d'Aumale témoigna aussi sa sympathie au religieux et eut même
occasion de lui donner un conseil dont la précoce maturité le frappa vivement
: c'était en novembre 1843, à un moment où tout semblait se réunir pour faire
échouer l'entreprise. Dom François Régis avait laissé voir au duc quelque
velléité de transporter au moins partiellement ses efforts sur un terrain
plus favorable. Sera-ce au religieux de la Trappe,
répondit le jeune prince, alors seulement âgé de
vingt-deux ans, qu'il faudra prêcher la patience et la persévérance ? Vous
datez d'hier, et vous voulez déjà avoir réussi. C'est trop tôt vous
décourager... Soyez ici constants, comme vous
l'êtes ailleurs ; soyez-le plus qu'ailleurs, et vous réussirez. Ces
amis de haut rang n'étaient pas les seuls que se fût acquis le vaillant et
aimable abbé ; il en compta beaucoup d'autres, plus humbles, mais non moins
dévoués ni moins efficaces, parmi les officiers de divers grades qui se
trouvaient, par leurs fonctions, en rapport avec la Trappe[19]. Ainsi secondée, la courageuse persévérance des Trappistes finit par surmonter les obstacles devant lesquels succombaient, autour d'eux, tant d'immigrants européens. En 1845, deux ans après leur installation, la meurtrière bataille qu'ils livraient au sol, bien que non complètement terminée[20], pouvait être considérée comme d'ores et déjà gagnée. Les résultats acquis étaient considérables : les bâtiments essentiels étaient construits, l'exploitation en train, et une grande étendue de terrain mise en culture. Cette transformation faisait l'étonnement des visiteurs, chaque jour plus nombreux. Staouëli devenait l'une des principales curiosités de l'Algérie. Le maréchal Bugeaud voulut en juger par lui-même. Le 14 août 1845, il arriva à l'improviste au monastère, visita tout en détail, mêla quelques conseils à beaucoup d'éloges et s'en retourna le soir, plein d'admiration pour un travail si fécond et pour une si héroïque austérité. Peu de jours après, le Moniteur algérien racontait la visite du maréchal et faisait connaître sa satisfaction. Dans le succès des Trappistes, il y avait plus que le résultat matériel ; il y avait, pour les autres colons, un exemple instructif et consolant, un voisinage bienfaisant, et surtout la prédication chrétienne qui agit le plus, celle de la vertu en action. Les Arabes n'étaient pas les derniers à en être frappés et à témoigner de leur respect pour les nouveaux marabouts. La goutte de sainteté, demandée par M. de Corcelle, commençait à faire sentir son effet. Le maréchal Bugeaud n'était pas homme à s'en effaroucher :
bien au contraire. Il comprenait de quel secours pouvait être pour son œuvre
l'action catholique. D'autres religieux que les Trappistes eurent aussi à se
louer de lui. Les Jésuites avaient été des premiers à suivre notre armée à
Alger. L'un d'eux, le P. Brumauld, fonda, aux portes de la ville, un
orphelinat dont le gouvernement prisait très haut les services et qu'il
subventionnait. Le maréchal, cependant, n'avait pas été, à l'origine, sans
partager un peu les préjugés alors régnant contre la Compagnie de Jésus. Un
jour qu'il la traitait assez mal en paroles, devant ses aides de camp, l'un
d'eux l'interrompit : Nous vous avons pourtant
entendu dire beaucoup de bien du P. Brumauld. — Ah ! mais, oui. — Eh bien
! le P. Brumauld est un Jésuite. — Un
Jésuite, le P. Brumauld ? — Assurément.
Déconcerté, le maréchal garda un moment le silence, puis s'écria : Fût-il le diable, il fait le bien. C'était un des
traits de son caractère, de ne pas fermer les yeux à la vérité. Aussi, peu
après, irrité de voir le Journal des Débats s'associer à la violente
campagne alors ouverte contre les Jésuites, il lui adressa d'Alger, le 24 juin
1843, la lettre suivante : J'ai été peiné de
l'article sur les Jésuites que j'ai lu dans votre numéro du 13 juin. Vous
savez bien que je ne suis ni Jésuite ni bigot ; mais je suis humain et j'aime
à faire jouir tous mes concitoyens, quels qu'ils soient, de la somme de
liberté dont je veux jouir moi-même. Je ne puis vraiment m'expliquer la
terreur qu'inspirent les Jésuites à certains membres de nos assemblées...
Quant à moi, qui cherche, par tous les moyens, à
mener à bonne fin la mission difficile que mon pays m'a confiée, comment
prendrais-je ombrage des Jésuites, qui, jusqu'ici, ont donné de si grandes
preuves de charité et de dévouement aux pauvres émigrants qui viennent en
Algérie, croyant y trouver une terre promise, et qui n'y rencontrent, tout
d'abord, que déceptions, maladies et souvent la mort ? Eh bien ! oui, ce sont
les Sœurs de Saint-Joseph et les Jésuites qui m'ont puissamment aidé à
secourir ces affreuses misères que l'administration, avec toutes les
ressources dont elle dispose, est complètement insuffisante à soulager. Les
Sœurs de Charité ont soigné les malades qui ne trouvaient plus de place dans
les hôpitaux et se sont chargées des orphelines. Les Jésuites ont adopté les
orphelins. Le P. Brumauld, leur supérieur, a acquis, moyennant 120.000 francs,
une vaste maison de campagne entourée de 150 hectares de terre cultivable, et
là, il a recueilli plus de 130 orphelins européens qui, sous la direction de
différents professeurs, apprennent les métiers de laboureur, jardinier,
charpentier, menuisier, maçon. Il sortira de là des hommes utiles à la
colonisation, au lieu de vagabonds dangereux qu'ils eussent été. Sans doute,
les Jésuites apprendront à leurs orphelins à aimer Dieu. Est-ce un si grand
mal ? Tous mes soldats, à de rares exceptions près, croient en Dieu, et je
vous affirme qu'ils ne s'en battent pas avec moins de courage... Pour moi, gouverneur de l'Algérie, je demande à conserver
mes Jésuites, parce que, je vous le répète, ils ne me portent nullement
ombrage et qu'ils concourent efficacement au succès de ma mission. Que ceux
qui veulent les chasser nous offrent donc les moyens de remplacer les soins
gratuits et la charité de ces terribles fils de Loyola. Mais je les connais ;
ils déclameront et ne feront rien que grever le budget colonial, sur lequel
ils commenceront par prélever leurs bons traitements, tandis que les Jésuites
ne nous ont rien demandé que la tolérance[21]. Six ans plus
tard, au moment de la mort du maréchal Bugeaud, le P. Brumauld l'appellera son plus grand bienfaiteur, son père, le grand-père
bien-aimé de ses orphelins[22]. Cette attitude du maréchal contrastait heureusement avec l'indifférence que, dans les premières années de l'occupation, les autorités algériennes avaient témoignée pour les choses religieuses. C'est qu'en effet, sous ce rapport, la situation s'était améliorée. La part du culte catholique, dans le budget de la colonie, originairement de 9.000 francs, atteignait maintenant 150.000 francs. Grâce à la création de l'évêché d'Alger en 1838, la vie chrétienne, nulle jusqu'alors, s'était développée. Au lieu des rares prêtres et des trois ou quatre chapelles misérables que Mgr Dupuch avait trouvés en Algérie, quand il avait pris possession de son siège épiscopal, on comptait, en 1845, dans le nouveau diocèse, 91 prêtres, 60 églises ou chapelles, un séminaire, plusieurs établissements hospitaliers ou scolaires fondés par des congrégations, des associations de piété et de charité. Toutefois, celui qui mesurait l'étendue des besoins était plus frappé encore de ce qui manquait. Cent cinquante mille francs pour le culte catholique, sur un budget total de cent trente millions, n'était-ce pas une proportion misérable, dans un pays où tout était à créer ? Que de lieux où les immigrants et les soldats étaient absolument sans secours religieux ! Dans la plupart des villages qu'elle avait établis, l'administration ne s'était pas inquiétée de bâtir une église. Les visiteurs recueillaient, à ce propos, de la bouche des colons, plus' d'une plainte. Point d'église, point d'école ! disait l'un d'eux ; nous sommes comme des animaux. Si nous avions une chapelle, une clochette, on pourrait se rappeler comment on a été élevé[23]. L'administration ne se bornait pas à ne pas faire ; par routine tracassière et ombrageuse, elle gênait la libre initiative du clergé. Malheureusement, le premier évêque, Mgr Dupuch, n'avait pas autant d'esprit de conduite que de zèle, de prudence que de générosité. Sa charité téméraire et imprévoyante le fit tomber dans des embarras pénibles et compromettants. Aux prises avec quatre cent mille francs de dettes qu'il ne pouvait payer, il se vit réduit à donner sa démission, vers la fin de 1845. Il ne le fit pas sans élever la voix contre le gouvernement, auquel il reprochait de ne l'avoir pas soutenu et même de l'avoir entravé. Son successeur, Mgr Pavy, eut son zèle avec plus de sagesse. Le maréchal Bugeaud le prit tout de suite fort en gré. Tenez, monseigneur, lui dit-il un jour brusquement, si vous n'étiez évoque, je vous voudrais soldat ! Près de moi, sur un champ de bataille, quel bon général vous feriez ! L'évêque allait-il visiter, dans une de ses tournées pastorales, quelques-uns des villages créés par l'administration, le gouverneur se hâtait de l'en remercier. C'est ainsi, lui écrivait-il, que l'on console et que l'on encourage les exilés de la patrie, en leur montrant des sentiments paternels, en même temps qu'on leur offre les secours de la religion[24]. A Paris également, il était, dans le gouvernement, des esprits assez clairvoyants et élevés pour comprendre combien la religion était nécessaire en Algérie, et pour se rendre compte que, sous ce rapport, il y avait beaucoup à réparer. Cette année, pour la première fois, écrivait M. Guizot à M. Rossi, le 8 mars 1846, je vais prendre à mon compte cette question de l'Algérie, si grande et si lourde. J'attache à l'établissement religieux beaucoup d'importance ; je crois qu'il en acquerra beaucoup, et cela me plaît personnellement de ressusciter le christianisme en Afrique[25]. VI Staouëli montrait ce qu'avec beaucoup d'énergie et de persévérance on pouvait faire du sol algérien. L'enseignement venait fort à propos, en présence du découragement que tant d'autres insuccès devaient produire. Toutefois, les conditions de cette entreprise monacale étaient trop exceptionnelles pour qu'on y trouvât la solution, jusqu'alors vainement cherchée, du problème de la colonisation algérienne. Où était donc cette solution ? Le maréchal Bugeaud croyait le savoir. Il avait un système à lui qu'il jugeait le seul capable de lever toutes les difficultés et dont il attendait des merveilles. Convaincu que les échecs subis venaient de ce qu'on avait eu affaire à des colons civils, cohue désordonnée, sans force d'ensemble, parce qu'elle était sans discipline, il voulait faire appel à la colonisation militaire : application nouvelle du principe posé par lui que l'armée était tout en Algérie. A l'entendre, on pouvait trouver facilement, chaque année, parmi les soldats devant encore trois ans de service, un grand nombre d'hommes disposés à s'établir en Afrique. Un congé leur serait accordé pour aller chercher femme en France. L'État leur fournirait le sol, les matériaux, les instruments, le bétail. Dans chaque village, tout devait être possédé en commun jusqu'à l'expiration des trois ans. Embrigadés, commandés, soumis à la discipline militaire, les hommes continuaient, pendant ces trois ans, à faire partie de l'armée : il n'y avait de changé que leur mode de service. Dans les saisons où la culture ne les occuperait pas, ils seraient employés aux travaux publics. En cas de guerre, ils se trouveraient tout organisés et encadrés pour faire face au péril. A l'expiration des trois ans, on procéderait à la liquidation de la communauté : l'État se ferait rembourser de ses avances ; le surplus serait divisé en autant de lots que de copartageants, et les lots tirés au sort. Le maréchal estimait qu'en quelques années on établirait ainsi un grand nombre de familles, composées d'éléments énergiques et disciplinés, dont la présence assurerait la soumission de la colonie en même temps que la culture du sol, et permettrait de réduire de moitié l'armée d'occupation. Par là donc, il prétendait résoudre, à la fois, le problème agricole et le problème militaire. Il y avait longtemps que le maréchal Bugeaud rêvait de ce mode de colonisation. Avant de commandera Alger, en 1838, il avait fait paraître une brochure intitulée : De l'établissement de légions de colons militaires dans les possessions françaises du nord de l'Afrique, suivi d'un projet d'ordonnance adressé au gouvernement et aux Chambres. Une fois gouverneur général, il ne manqua pas une occasion de revenir sur sa thèse favorite. Discours à la Chambre, mémoires au ministre, toasts dans les banquets, brochures, articles de journaux, correspondance avec les personnages influents, tout était employé par lui pour tâcher de gagner à ses idées le gouvernement et l'opinion. Dans l'ardeur de sa conviction, il ne craignait pas de proposer tout de suite une opération gigantesque, l'établissement, chaque année, de dix mille soldats colons, soit, en dix ans, de cent mille familles. Il n'évaluait pas la dépense à moins de 350 millions et reconnaissait même bientôt qu'elle pourrait s'élever au double. Il faisait entrevoir, à la vérité, comme compensation à cette charge, une réduction prochaine de l'armée d'Afrique, soit une économie annuelle de 40 millions. Quant à la colonisation civile, il se défendait de vouloir la supprimer entièrement, et lui laissait, sur la côte, une bande de terrain large de douze à quinze lieues : c'était au delà, dans l'intérieur des terres, qu'il entendait placer ses villages de soldats. En attendant une mesure générale que seuls les pouvoirs publics avaient qualité pour décréter, le maréchal, de sa propre autorité, avait fait un très petit essai de son système. En 1842 et 1843, il avait fondé trois villages militaires, deux dans le Sahel, un dans la Métidja. Sur sa demande, le maire de Toulon s'était occupé de trouver des femmes pour les soldats colons, et ceux-ci étaient allés en France se marier, comme ils eussent accompli toute autre corvée commandée : la chose prêta à rire, et il ne paraît pas qu'une fois la dot mangée, les époux aient fait bien bon ménage. Ce ne fut pas le seul déboire du maréchal. Au bout de peu de temps, les colons, absolument dégoûtés du travail en commun et de la propriété collective, le supplièrent de les désassocier[26]. En 1845, sur les trois villages, deux étaient aussi misérables que les villages civils voisins : c'étaient ceux du Sahel ; seul, celui qui était dans la Métidja devait à l'avantage de sa situation d'être assez prospère. Rien donc, dans ces premiers résultats, qui pût détruire les préventions existant contre le système du maréchal Bugeaud. On faisait remarquer que des mariages accomplis comme une manœuvre de champ de Mars n'étaient pas une façon bien sérieuse de constituer les familles, condition première de toute bonne colonisation. On demandait ce que deviendrait la sujétion disciplinaire sur laquelle le maréchal fondait tout son système, lorsque, au bout de trois ans, les soldats seraient libérés et redeviendraient des citoyens comme les autres. Enfin, on insistait sur l'énormité des frais, et la franchise peu adroite avec laquelle le maréchal avait tout de suite parlé d'une dépense de plus de 300 millions, donnait beau jeu à ses adversaires. Ce n'était pas la Chambre qui se montrait le moins hostile. Les commissions des crédits se prononcèrent à plusieurs reprises dans leurs rapports contre toute opération de ce genre[27]. Quant au cabinet, il répugnait visiblement à s'engager dans cette voie. Le maréchal Soult ne cachait pas qu'il y était opposé. M. Guizot, d'ordinaire le principal soutien du maréchal Bugeaud dans les conseils du gouvernement, ne croyait pas pouvoir proposer à ses collègues plus qu'un essai limité et peu coûteux ; encore n'était-il pas sûr de l'obtenir et le demandait-il moins par goût pour la colonisation militaire que par égard pour son promoteur. Le gouverneur général n'était pas homme à reculer devant
des oppositions, si nombreuses qu'elles fussent. Il se montrait, au
contraire, chaque jour plus confiant dans son idée. Le ministère se refusant
ou hésitant à se mettre en mouvement, il tenta de l'entraîner, en prenant audacieusement
les devants. Le 9 août 1845, il adressa cette circulaire à tous les généraux
sous ses ordres : Général, j'ai lieu de regarder
comme très prochain le moment où nous serons autorisés à entreprendre un peu
en grand les essais de colonisation militaire. Les conditions sont détaillées
ci-après. Invitez MM. les chefs de corps à les faire connaître à leurs
subordonnés et à vous adresser, aussitôt qu'il se pourra, l'état des
officiers, sous-officiers et soldats qui désirent faire partie des colonies
militaires. Suivait une série d'articles organisant d'une façon
complète ces colonies, absolument comme si le principe en avait été adopté et
qu'il s'agît seulement de l'appliquer. Aussitôt cette circulaire connue à
Paris, l'émotion fut grande dans le cabinet, dans les Chambres, dans le
public. Pacha révolté, s'écria la Presse.
M. Guizot, bien qu'habitué aux incartades du maréchal, ne put s'empêcher de
trouver celle-ci un peu forte. Il fit insérer dans le Journal des Débats
une note officieuse qui, avec des précautions de langage, remettait à son
rang le gouverneur trop indépendant et lui rappelait qu'il
y avait à Paris un gouvernement et des Chambres. En même temps, il lui
écrivit une lettre de reproches affectueux. Peut-être
avez-vous cru, lui disait-il, lier d'avance
et compromettre sans retour le gouvernement dans cette entreprise ainsi
étalée tout entière dès les premiers pas. C'est une erreur, mon cher maréchal.
Et il lui montrait que le seul résultat de son initiative était d'embarrasser grandement ses plus favorables amis,
ceux qui, à ce moment, travaillaient et avaient si grand'peine à faire accepter
l'idée d'un essai partiel. Le maréchal sentit qu'il était allé trop loin ; il
fit publier par le Moniteur algérien un article destiné à atténuer la
circulaire. Dans sa réponse à M. Guizot, il s'excusa tant bien que mal. Cette circulaire, lui écrivait-il, ne devait avoir aucune publicité... Je dois dire aussi que les termes en étaient trop positifs
; j'aurais dû mettre partout les verbes au conditionnel ; au lieu de dire : Les
colons recevront, etc., j'aurais dû dire : Si le gouvernement adoptait
mes vues, les colons recevraient, etc. Changez le temps du verbe, et vous
ne verrez plus qu'une chose simple, une investigation statistique qui est
dans les usages du commandement et destinée à éclairer le gouvernement
lui-même[28]. VII Si les oppositions que rencontrait le maréchal Bugeaud ne l'ébranlaient pas dans sa conviction, elles le fatiguaient, l'irritaient. Il y voyait volontiers une sorte d'ingratitude. Plus que jamais, d'ailleurs, il se croyait en butte à une malveillance systématique de la part du maréchal Soult et des bureaux du ministère de la guerre. Il accusait notamment ces bureaux d'inspirer et de subventionner le journal l'Algérie, qui, de Paris, lui faisait une guerre acharnée, et dont les attaques trouvaient souvent écho dans les autres feuilles de la capitale[29]. Ces piqûres de presse mettaient parfois hors de lui le peu patient gouverneur. Ainsi en était-il, par exemple, quand l'Algérie, par un calcul plein de malice, exaltait ses lieutenants, La Moricière, Bedeau et surtout le duc d'Aumale. Non sans doute que le maréchal ne fût le premier à proclamer les hautes qualités du vainqueur de la Smala. En 1843, il lui aurait fait confier, malgré sa jeunesse, l'intérim du gouvernement général, si le Roi, sur la demande même de son fils, ne se fût opposé à une élévation trop rapide[30]. Bien souvent depuis, dans ses conversations comme dans ses lettres, il s'était plu à saluer dans le duc d'Aumale son futur successeur[31]. Mais n'est-ce pas quelquefois à l'endroit de leurs héritiers que les vieillards se montrent le plus ombrageux ? Ce fut principalement à l'occasion du commandement que le prince venait d'exercer, pendant quelque temps, dans la province de Constantine, que l'Algérie essaya de l'opposer au gouverneur. Il ne faut pas oublier que cette province se trouvait dans une situation à part. Ayant échappé à l'action d'Abd el-Kader, elle était passée, sans interruption, de la domination des Turcs à celle de la France, et les Arabes, habitués à obéir, nous avaient acceptés sans trop de peine. Il en était résulté, presque dès le lendemain de la prise de Constantine, une pacification relative qui contrastait avec la guerre acharnée dont les deux autres provinces étaient le théâtre. L'armée n'y avait guère que des courses de police à faire : aussi, sur cent mille hommes de troupes qui, depuis 1840, étaient en Algérie, quatorze à dix-huit mille suffisaient pour la province de Constantine. Il est vrai que, sur plus d'un point de cette région, nous n'exercions qu'une sorte de souveraineté, parfois même un peu nominale. Absorbé par sa lutte contre Abd el-Kader, le maréchal Bugeaud ne regardait guère à ce qui se passait dans l'est de la colonie, et les généraux qui y commandaient étaient à peu près livrés à eux-mêmes. Par une heureuse fortune, deux d'entre eux, le duc d'Aumale et son successeur, le général Bedeau, se révélèrent des administrateurs éminents. L'Algérie n'avait pas tort quand elle faisait d'eux un très grand éloge. Mais où elle devenait injuste, c'est quand elle donnait à entendre que le maréchal Bugeaud aurait pu obtenir la même pacification dans les provinces d'Alger et d'Oran, s'il avait su gouverner et administrer, au lieu de ne savoir que batailler. Si peu fondée qu'elle fût, cette insinuation n'était pas sans rencontrer quelque crédit dans l'opinion, qui connaissait mal les faits, et dans la Chambre, toujours impatiente de mettre un terme aux sacrifices d'hommes et d'argent qu'on lui demandait pour l'Algérie. Le maréchal ne pouvait soupçonner le duc d'Aumale ni le
général Bedeau d'être pour quelque chose dans ces comparaisons ; mais elles
ne lui en étaient pas moins fort déplaisantes. Il en était même venu, sur ce
sujet, à un état de susceptibilité qui lui faisait voir des adversaires
jusque chez ses plus sûrs amis. Vers la fin de la session de 1845, M. de Corcelle
ayant, dans un de ses discours, loué l'administration du duc d'Aumale et mis
en relief le bon état de la province de Constantine, Bugeaud se crut visé et
lui envoya aussitôt ce que l'honorable député appelait plaisamment, dans sa
réponse, un bouquet de mitraille. Le maréchal
laissait voir, avec une sorte de naïveté, où il se sentait blessé. Je ne suis pas jaloux, je vous le jure,
écrivait-il, des éloges qu'on donne à mes
lieutenants ; je suis heureux de voir louer un prince que j'aime... mais je ne puis admettre que ce qu'ils ont fait de louable
se soit opéré sans ma participation... S. A.
R. le duc d'Aumale n'a pas pris une seule mesure administrative sans m'avoir
préalablement consulté... Il n'a rien changé
au fond des choses... Il n'a fait qu'adopter
des mesures d'ordre, de surveillance, de régularité ; il me les a soumises,
et je les ai approuvées. Le maréchal déclarait que tout cela le décourageait, qu'il ne se sentait plus la force de se donner tant de peine, tant
de soucis, pour être ainsi jugé. — Je ne suis
pas du tout éloigné, ajoutait-il, de remettre
aux mains des hommes nouveaux que vante l'Algérie et que moi-même
j'estime certainement à leur valeur qui est très réelle, le soin des
destinées de notre conquête. Et dans une autre lettre : Vous me dites que je ne sais pas souffrir la contrariété,
parce que je suis entouré d'amis qui m'approuvent toujours... Il n'y a pas d'homme en France qui soit plus contrarié que
moi. Puis, revenant sur le parallèle fort
blessant dont il se plaignait : Comment,
demandait-il, pouviez-vous croire que je
m'entendrais dire de sang-froid que je ne suis pas le gouverneur de
l'Algérie, que j'administre très mal la portion du pays qui est sous ma main,
pendant que mes lieutenants font très bien sans ma participation ?[32] M. de Corcelle n'eut pas de peine à se justifier, et il ne
le fit pas sans dire quelques utiles vérités à son illustre, mais trop
ombrageux ami. Vous avez, lui écrivait-il, à vous méfier beaucoup de vos premiers mouvements, lorsque
vous rencontrez certaines oppositions à vos vues, quoique ensuite vous soyez
on ne peut plus accessible, modéré et tolérant. Cette promptitude dans
l'attaque ou la défense n'est tout à fait bonne que devant l'ennemi. C'est
dans ce sens que je vous reprochais les rapides entraînements qui sont la
conséquence d'une humeur très vive, et peut-être d'un grand pouvoir justifié
par de si beaux succès. Si vous revenez vite d'une prévention, comme vous
sabrez tout d'abord les malencontreux opposants, avant de vous rendre compte
de leur pensée ! Tenez, mon cher maréchal, je maintiens que si par esprit
d'opposition on entend une certaine vivacité de prévention, l'ardeur du
combat, un peu de raideur au service d'une théorie ou d'une opinion toute
faite, vous êtes, dans ces premiers transports dont vous savez heureusement
revenir, bien plus de l'opposition que je n'en suis. Vous avez de si
glorieuses qualités que je ne crains pas de vous être moins attaché en vous
découvrant des défauts, et notamment celui d'être prompt à l'exagération et à
l'offense dans le feu des discussions. Je suis convaincu que, dans vos
relations avec l'administration de la guerre, ce sont des diableries de ce
genre qui vous ont causé des embarras. Les mauvais tours dont vous avez à
vous plaindre vous viennent en grande partie de votre humeur d'opposition et
aussi de votre goût pour la polémique écrite ; car, bien que vous soyez un
grand homme d'action, je vous considère comme un très superbe opposant et
très habile journaliste. Vous n'aimez pourtant ni l'opposition ni les
journaux. Toute votre vie, vous serez journaliste contre les journaux ; mais,
comme vous serez mieux que cela, il n'y aura pas grand mal[33]. Le maréchal
avait l'âme assez haute et assez droite pour goûter cette franchise
affectueuse. Il mit donc de côté tout ressentiment contre son ami, mais il
n'en demeura pas moins convaincu qu'il était entouré d'ennemis, et, comme il
le disait, qu'une grosse intrigue d'envieux et
d'ambitieux se servait du journal l'Algérie et des bureaux de
la guerre pour le démolir[34]. J'ai été déclaré incapable de continuer l'œuvre,
écrivait-il à M. de Corcelle. Mon temps est fini. On
convient que je suis assez bon soldat ; mais on dit que je n'entends rien en
administration... que, d'ailleurs, comme il
n'est plus nécessaire de faire la guerre, on n'a plus besoin de mon unique
talent. On va fermer le temple de Janus. Mais les Arabes se chargeront de
l'ouvrir, et mes grands hommes apprendront bientôt qu'on ne reste pas en paix
à volonté[35]. Sous le coup de
ce découragement et de cette amertume, le maréchal avait songé, un moment, à
donner sa démission. Vers la fin de juin 1845, il avait adressé au
gouvernement une lettre dans laquelle il demandait formellement à être
rappelé[36].
Quant aux motifs de sa détermination, il les exposait ainsi à M. Guizot : J'ai la conviction que M. le maréchal Soult a l'intention
de me dégoûter de ma situation pour me la faire abandonner. Cette pensée
résulte d'une foule de petits faits et d'un ensemble qui prouve qu'il n'a
aucun égard pour mes idées, pour mes propositions. Vous avez vu le cas qu'il
a fait de l'engagement, pris devant le conseil, de demander 500.000 francs
pour un essai de colonisation militaire ; c'est la même chose de tout, ou à
peu près. Il suffit que je propose une chose pour qu'on fasse le contraire,
et le plus mince sujet de ses bureaux a plus d'influence que moi sur
l'administration et la colonisation de l'Algérie. Dans tous les temps, les
succès des généraux ont augmenté leur crédit ; le mien a baissé dans la
proportion du progrès des affaires de l'Algérie. Je ne puis être l'artisan de
la démolition de ce que je puis, sans vanité, appeler mon ouvrage. Je ne puis
assister au triste spectacle de la marche dans laquelle on s'engage au pas
accéléré. Extension intempestive, ridicule, insensée, de toutes les choses
civiles ; amputation successive de l'armée et des travaux publics, pour
couvrir les folles dépenses d'un personnel qui suffirait à une population dix
fois plus forte, voilà le système. Je suis fatigué de lutter sans succès
contre tant d'idées fausses, contre des bureaux inspirés par le journal
l'Algérie. Je veux reprendre mon indépendance, pour exposer mes propres idées
au gouvernement et au pays. Le patriotisme me le commande, puisque j'ai la
conviction qu'on mène mal la plus grosse affaire de la France[37]. Le gouvernement s'apercevait, une fois de plus, que le maréchal Bugeaud était un agent peu commode. Mais il n'oubliait pas que, quand on a la fortune d'être servi par de tels hommes, il faut bien leur passer quelques bizarreries de caractère. C'est le propre de ces natures faites pour agir, de savoir mal obéir. M. Guizot rappelait justement à ce propos que Napoléon disait un jour : Croit-on que ce soit use chose toute simple de gouverner un Soult ou un Ney ? Loin donc de profiter de l'occasion qui lui était offerte de se débarrasser de Bugeaud, le conseil des ministres décida de le retenir. Le maréchal Soult lui-même l'informa, en termes excellents et fort amicaux, du désir qu'avaient le Roi et le cabinet tout entier de le voir conserver ses fonctions[38]. Touché de cette démarche, le gouverneur n'insista pas sur sa démission. A ce même moment, d'ailleurs, il se faisait prendre en faute avec sa circulaire du 9 août 1845 sur la colonisation militaire, et la conscience de son tort le rendait plus conciliant. Il sollicita seulement un congé, pour venir conférer avec le ministre de la guerre et se rendre compte s'il pouvait se mettre d'accord avec lui. J'irai droit mon chemin, écrivait-il à M. Guizot, le 18 août 1845[39], tant que je serai soutenu par le gouvernement du Roi. Je serai dédommagé des déclamations des méchants par l'assentiment général de l'armée et de la population de l'Algérie. Le 6 ou 7 septembre, je serai près de M. le maréchal Soult. Je traiterai avec lui de quelques-unes des principales questions. Si nous pouvons nous entendre, comme j'en ai l'espoir d'après les bonnes dispositions qu'il me montre depuis quelque temps, je me remettrai de nouveau à la plus rude galère à laquelle ait jamais été condamné un simple mortel. A la même époque, il disait au colonel de Saint-Arnaud[40] : Si l'on ne me comprend pas, si l'on ne veut pas me comprendre, je ne reviendrai pas. Si tout s'arrange, comme je le crois, je serai de retour à Alger dans les premiers jours de novembre. Le gouverneur s'embarqua pour la France le 4 septembre 1845, et se rendit tout droit à Soultberg, résidence du ministre de la guerre dans le Tarn. L'entrevue se passa beaucoup mieux qu'on ne pouvait s'y attendre. Le maréchal Bugeaud s'était appliqué, comme il l'écrivait lui-même à M. Guizot, à y mettre du moelleux et de la déférence. De son côté, le maréchal Soult, trop fatigué pour ne pas désirer éviter un conflit avec un contradicteur si considérable et d'ordinaire si véhément, chercha à être aimable. Bugeaud se bornait, pour le moment, à demander une chose qu'il n'y avait aucune raison de lui refuser : c'était la constitution d'une commission de pairs, de députés et d'autres personnages compétents, qui serait envoyée en Afrique et y rechercherait, de concert avec le gouverneur, la solution des problèmes intéressant l'avenir de l'Algérie, notamment du problème de la colonisation. Le maréchal Bugeaud sortit de cette conférence très satisfait[41]. Pendant les deux jours que nous avons discuté sur les affaires d'Afrique, mandait-il peu après à M. Guizot, je n'ai trouvé, chez le ministre de la guerre, que d'excellents sentiments pour moi et de très bonnes dispositions pour les affaires en général[42]. Le gouverneur se faisait illusion : après avoir vu longtemps les choses trop en laid, il les voyait maintenant trop en beau. Elles n'étaient pas à ce point éclaircies et pacifiées entre le ministre de la guerre et lui. Au fond, ils étaient toujours en désaccord sur la question principale, celle de la colonisation militaire, et l'on devait s'attendre qu'à l'heure de préciser davantage les résolutions à prendre, ce désaccord se manifestât de nouveau. Mais avant que rien de ce genre eût pu se produire, survinrent d'Afrique de tragiques nouvelles qui reléguèrent aussitôt au second plan tous les problèmes sur lesquels on discutait depuis quelque temps. Il s'agissait bien de se quereller sur un mode de colonisation ! C'était la soumission même de l'Algérie qui paraissait remise en question. VIII Quand le maréchal Bugeaud s'était embarqué pour la France, le 4 septembre 1845, tout semblait tranquille en Algérie. Il n'était pas parti depuis quelques jours, que divers symptômes d'agitation se manifestaient avec une simultanéité inquiétante. Bou-Maza reparaissait dans le Dahra, et telle était la vigueur de ses premiers coups, que nos troupes se trouvaient tout d'abord réduites à la défensive. Ailleurs surgissaient d'autres fauteurs de révoltes, qui, eux aussi, se paraient du surnom, devenu populaire, de Bou-Maza. Sur notre frontière de l'Ouest, des troubles, visiblement suscités par Abd el-Kader, obligeaient le général Cavaignac, qui commandait dans Tlemcen, à se mettre en campagne, et, dès ses premiers pas, il était étonné de la résistance qu'il rencontrait. On ne savait pas encore quelle importance il fallait attacher à tous ces incidents, quand se répandit une nouvelle bien autrement grave et douloureuse : une colonne française venait d'être surprise et détruite par Abd el-Kader. Voici en quelles circonstances. Le poste de Djemâa-Ghazouat, situé sur la côte, près du Maroc, était commandé parle lieutenant-colonel de Montagnac, officier admirable de bravoure et d'énergie, mais péchant quelquefois par excès de fougue et d'audace. En dépit des recommandations expresses qui lui avaient été faites de ne pas aller livrer des combats au dehors, Montagnac, au premier bruit des mouvements d'Abd el-Kader, crut devoir se porter au secours d'une tribu fidèle, menacée par l'émir. Le 21 septembre 1845, il se mit en route avec 346 fantassins du 8e bataillon des chasseurs d'Orléans et 62 hussards. Dès le lendemain, il était rejoint par un messager du général Cavaignac qui rappelait à Tlemcen le 8e bataillon de chasseurs. Montagnac ne pensa pas être tenu d'obéir avant d'avoir infligé un échec à l'ennemi, avec lequel il avait commencé à échanger des coups de fusil. Il poussa donc plus avant. Le 23, près du marabout de Sidi-Brahim, à un moment où sa troupe se trouve imprudemment morcelée en trois petits corps, celui qui marchait en tête tombe dans une sorte d'embuscade, et est enveloppé par une cavalerie très nombreuse qu'Abd el-Kader dirige lui-même. Aux premiers coups de feu, Montagnac est mortellement blessé. Nos soldats se réunissent sur un mamelon, sans autre espoir que de vendre chèrement leur vie ; bientôt les munitions sont épuisées ; personne, néanmoins, ne songe à se rendre. Alors, rapporte l'un des rares survivants de ce combat, les Arabes, resserrant le cercle autour de ce groupe immobile et silencieux, le font tomber sous leur fou, comme un vieux mur. Au bout de peu de temps, il n'y a plus, du côté des Français, que des cadavres ou des blessés ne donnant presque plus signe de vie. A ce moment, le second détachement, mandé dès le début par Montagnac, accourt sur le lieu du combat ; aussitôt accablé par les vainqueurs, il subit le même sort. Reste l'arrière-garde, demeurée auprès des bagages et composée de 80 carabiniers sous les ordres du capitaine Géreaux. Les Arabes fondent sur elle. Géreaux ne se trouble pas ; le marabout de Sidi-Brahim est à sa portée : il se jette dedans, s'y barricade et résiste aux plus furieuses attaques. Abd el-Kader lui fait porter une sommation de se rendre, avec promesse de vie sauve. Le capitaine lit la lettre à ses hommes, qui n'y répondent que par les cris de : Vive le Roi ! et hissent sur le marabout un drapeau fait avec des lambeaux de vêtement. Après de nouvelles attaques, l'émir fait faire une seconde sommation ; il ordonne, cette fois, qu'elle soit transmise par un des officiers prisonniers et blessés, l'adjudant-major Dutertre. Celui-ci s'avance vers le marabout : Chasseurs, s'écrie-t-il, on va me décapiter si vous ne posez les armes, et moi, je viens vous dire de mourir jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre. Sa tête tombe aussitôt. Le combat reprend plus acharné, interrompu deux fois encore par des sommations sans résultat. L'émir, lassé de cette résistance qui lui coûte très cher, prend le parti de s'éloigner avec le gros de son armée, en laissant seulement les forces nécessaires pour bloquer étroitement le marabout. Les assiégés n'ont ni vivres ni eau. Ils passent ainsi trois longs jours, attendant un secours qui aurait dû venir et qui ne vient pas. Enfin, le 26, aimant mieux tomber en combattant que de mourir de faim et de soif, ils s'élancent hors de leur réduit, en emportant leurs blessés. Ce coup de désespoir semble d'abord leur réussir ; ils font une trouée à travers les Arabes stupéfaits et se dirigent en bon ordre vers Djemâa. Déjà l'on peut distinguer les murs de la ville, quand, à la vue d'un filet d'eau qui coule au fond d'un ravin, les hommes, en dépit de leurs officiers, quittent leurs rangs, se précipitent dans le ravin et se jettent à plat ventre pour étancher là terrible soif qui les dévore depuis trois jours. Ce désordre n'échappe pas aux Arabes qui accourent et, de la hauteur, font pleuvoir les balles sur les malheureux buveurs : tous succombent. Géreaux cependant a essayé de continuer la retraite avec les quelques hommes qui ne se sont pas débandés ; mais ils ne sont plus assez nombreux et finissent par être écrasés ; le capitaine tombe, mortellement atteint. Douze soldats seuls parviennent à rejoindre les cavaliers sortis de Djemâa à leur rencontre : c'est tout ce qui revient des 425 hommes partis de cette ville, cinq jours auparavant, avec le colonel de Montagnac[43]. Quand on sut à Alger le désastre de Sidi-Brahim, l'émotion
y fut extrême ; dans l'imagination du public, l'événement prit les
proportions d'une catastrophe. L'effet en fut encore aggravé par la série de
mauvaises nouvelles qui survinrent coup sur coup, dans les jours suivants. La
plus douloureuse fut celle de la capitulation d'Aïn-Temouchent : le
lieutenant Marin conduisait 200 hommes, la plupart sortant de l'hôpital, de
Tlemcen à Aïn-Temouchent ; apercevant sur sa route des cavaliers qu'il
reconnaît pour ceux d'Abd el-Kader, il perd la tête ; sans avoir été même
attaqué, il court à l'émir et se rend à lui avec toute sa troupe[44]. Il n'était pas
à craindre sans doute qu'une défaillance aussi inexplicable trouvât des
imitateurs ; mais, succédant, à quarante-huit heures d'intervalle, au
désastre de Sidi-Brahim, elle était bien de nature à exalter les Arabes. Tout
d'ailleurs révélait un soulèvement prémédité et concerté : à Sebdou, le
commandant Billot était attiré dans une embuscade et massacré avec toute son
escorte ; le chef du bureau arabe de Tiaret était enlevé par trahison ; des
caïds, amis de la France, tombaient assassinés ; plusieurs postes étaient
attaqués, des ponts et des magasins brûlés, des communications interrompues ;
la majeure partie des tribus de la subdivision de Tlemcen prenait les armes
et rejoignait Abd el-Kader. Qui sait ce qui arrivera
? écrivait le colonel de Saint-Arnaud, à la date dû 3 octobre. Abd el-Kader peut aussi bien être dans la Métidja, dans un
mois, que fuyant dans le Maroc, sans suite, avant dix jours... Une seule chose est certaine, c'est que la guerre sainte a
éclaté et a débuté par une catastrophe qui a atterré les colons et jusqu'aux
négociants d'Alger. Dès le 28 septembre 1845, le général de La Moricière, gouverneur par intérim, avertit le maréchal Soult que la situation était fort grave. — Vous jugerez sans doute indispensable, ajoutait-il, que M. le maréchal Bugeaud rentre immédiatement en Algérie. Le même jour, il dépêchait directement au maréchal le commandant Rivet, pour presser son retour. En attendant, il ne demeurait pas inactif. Jugeant avec raison que le plus grand péril n'était pas à l'intérieur avec Bou-Maza et ses imitateurs, mais sur la frontière de l'Ouest, où il fallait tâcher de barrer le chemin à Abd el-Kader, il s'y porta immédiatement de sa personne. Le 8 octobre, il rejoignait le général Cavaignac au delà de Tlemcen, attaquait vigoureusement avec lui les tribus révoltées, les battait, mais sans atteindre l'émir lui-même, qui, suivant son habitude, s'était dérobé. Ce fut le 6 octobre que le commandant Rivet arriva à la Durantie, en Périgord, où était le maréchal Bugeaud, et lui fit part de ce qui se passait en Algérie. En présence de tels événements, le maréchal ne songea plus à se retirer ni à marchander les conditions de son retour. Le péril l'appelait, et aussi l'espérance d'acquérir une nouvelle gloire dont il se servirait pour faire prévaloir ses idées. Je pars dans la nuit du 7 au 8, écrivit-il, le 6, au ministre de la guerre. J'ai pensé qu'étant encore gouverneur nominal de l'Algérie, je ne pouvais me dispenser de répondre à l'appel que me font l'armée et la population, que ce serait manquer à mes devoirs envers le gouvernement et mon pays. Il ajoutait, après avoir énuméré avec précision les renforts dont il avait besoin : Nous allons, Monsieur le maréchal, jouer une grande partie qui peut être décisive pour notre domination, si nous la jouons bien, ou nous préparer de grandes tribulations et de grands sacrifices, si nous la jouons mal. L'économie serait ici déplorable. Il écrivait en même temps à M. Guizot : Les circonstances sont très graves ; elles demandent de promptes décisions. Ce n'est pas le cas de vous entretenir de mes griefs et des demandes sans l'obtention desquelles je ne comptais pas rentrer en Algérie. Je cours à l'incendie ; si j'ai le bonheur de l'apaiser encore, je renouvellerai mes instances pour faire adopter des mesures de consolidation de l'avenir. Si je n'y réussis pas, rien au monde ne pourra m'attacher plus longtemps à ce rocher de Sisyphe. C'est bien le cas de vous dire aujourd'hui ce que le maréchal de Villars disait à Louis XIV : Je vais combattre vos ennemis et je vous laisse au milieu des miens[45]. Seulement, comme si le maréchal ne pouvait s'empêcher de
mêler à ses plus généreuses résolutions quelqu'une de ces diableries dont parlait M. de Corcelle, il
adressait, à cette même date du 6 octobre, la lettre suivante au préfet de la
Dordogne : M. le chef d'escadron Rivet m'apporte
d'Alger les nouvelles les plus fâcheuses ; l'armée et la population réclament
à grands cris mon retour. J'avais trop à me plaindre de l'abandon du
gouvernement vis-à-vis de mes ennemis de la presse et d'ailleurs, pour que je
ne fusse pas parfaitement décidé à ne rentrer en Algérie qu'avec la
commission que j'ai demandée et après la promesse de satisfaire à
quelques-unes de mes idées fondamentales ; mais les événements sont trop
graves pour que je marchande mon retour au lieu du danger. Puis, après
avoir donné au préfet quelques détails sur l'insurrection, il finissait ainsi
: Il est à craindre que ceci ne soit une forte
guerre à recommencer. Hélas ! les événements ne donnent que trop raison à
l'opposition que je faisais au système qui étendait sans nécessité
l'administration civile et diminuait l'armée pour couvrir les dépenses de
cette extension. J'ai le cœur navré de douleur de tant de malheurs et de tant
d'aveuglement de la part des gouvernants et de la presse qui nous gouverne
plus qu'on n'ose l'avouer. Ce ne pouvait être sérieusement que le
maréchal attribuait l'agression d'Abd-el-Kader à la prétendue extension de
l'administration civile. Quant au reproche d'abandon adressé au gouvernement,
il venait d'autant plus mal à propos qu'en ce moment le ministère expédiait
d'urgence les renforts demandés ; ces renforts, qui ne comprenaient pas moins
de six régiments d'infanterie et deux de cavalerie, devaient porter à 107.000
hommes l'armée d'Algérie. Encore n'y aurait-il eu que demi-mal, si cette
injuste récrimination se fût produite à huis clos. Mais la lettre du maréchal,
communiquée étourdiment par le préfet au rédacteur du Conservateur de la
Dordogne, fut publiée par ce journal et, de là, fit le tour de la presse,
avec les commentaires qu'on peut supposer. Fort penaud de cette publication
et du bruit qu'elle faisait, le gouverneur se hâta de déclarer qu'il n'y
était pour rien. Ma lettre, écrivit-il à M.
Guizot, était la communication confidentielle d'un
ami à un ami ; elle ne devait avoir aucune publicité. C'est encore une tuile
qui me tombe sur la tête. Je le déplore surtout parce que la presse opposante
ne manquera pas d'en tirer parti contre le gouvernement. M. Guizot ne
se contenta pas de cette sorte d'excuse et jugea nécessaire de faire sentir
au maréchal le tort de sa conduite : Je ne puis
accepter, lui répondit-il, votre reproche que
vous n'avez pas été soutenu par le gouvernement. Il appartient et il sied aux
esprits comme le vôtre, mon cher maréchal, de distinguer les grandes choses
des petites, et de ne s'attacher qu'aux premières. Il n'y a, pour vous, en
Afrique, que deux grandes choses : l'une d'y avoir été envoyé, l'autre d'y
avoir été pourvu, dans l'ensemble et à tout prendre, de tous les moyens
d'action nécessaires. Le cabinet a fait pour vous ces deux choses-là, et il
les a faites contre beaucoup de préventions et à travers beaucoup de
difficultés... Après cela, qu'à tel ou tel
moment, sur telle ou telle question, le gouvernement n'ait pas partagé toutes
vos idées, ni approuvé tous vos actes, rien de plus simple : c'est son droit.
Que vous ayez même rencontré, dans telle ou telle commission, dans tel ou tel
bureau, des erreurs, des injustices, des idées fausses, de mauvais procédés,
des obstacles, cela se peut ; cela n'a rien que de naturel et presque
d'inévitable ; ce sont là des incidents secondaires qu'un homme comme vous
doit s'appliquer à surmonter, sans s'en étonner ni s'en irriter, car il
s'affaiblit et s'embarrasse lui-même en leur accordant, dans son âme et dans
sa vie, plus de place qu'il ne leur en appartient réellement. M.
Guizot engageait le maréchal à faire comme lui, à
laisser dire les journaux et à compter sur la tribune pour mettre sa
conduite en lumière ; c'est là, ajoutait-il, que vous devez être défendu, mais grandement et dans les
grandes occasions, non pas en tenant les oreilles toujours ouvertes à ce
petit bruit qui nous assiège, et en essayant, à tout propos et bien
vainement, de le faire taire. Le ministre terminait par des plaintes
sur la publication de la lettre au préfet de la Dordogne. Cette lettre, disait-il, m'a
affligé pour vous et m'a blessé pour moi... C'est
là un désordre. Vous ne le souffririez pas autour de vous. Et, croyez-moi,
cela ne vaut pas mieux pour vous que pour le pouvoir auquel vous êtes dévoué[46]. Le maréchal n'avait à peu près rien à répondre à ces amicales réprimandes, ou, du moins, il n'avait qu'une réponse à faire, c'était de montrer, une fois de plus, que, s'il parlait quelquefois de travers, cela ne l'empêchait pas de bien agir. Pendant ce temps, d'ailleurs, il poursuivait rapidement sa route vers l'Afrique, s'embarquait à Marseille, et arrivait à Alger le 15 octobre 1845. La population s'était portée en foule au-devant de lui, témoignant par son attitude, et de l'alarme que lui causaient les événements, et de la confiance que lui rendait le retour du gouverneur général. IX C'était l'une des qualités maîtresses du maréchal Bugeaud — véritable don de général en chef — de voir, dans une crise, tout de suite et très nettement ce qu'il y avait à faire. A peine a-t-il pris terre en Algérie, que son plan est arrêté. Toujours persuadé que le moyen de dompter Abd el-Kader, c'est de lui enlever l'impôt et le recrutement[47], il se donne pour tâche principale de lui fermer l'entrée du Tell, seule partie du territoire où l'émir peut trouver, avec quelque abondance, de l'argent, des vivres et des soldats. Les mesures, déjà prises par le général de La Moricière ont barré le passage, à l'ouest, sur la frontière du Maroc. Le gouverneur devine que, devant cet obstacle, l'ennemi fera un détour par le désert, et cherchera, au sud, quelque fissure. Dans cette prévision, dont l'événement devait démontrer la justesse, il décide de former, sur toute la lisière des hauts plateaux, comme une chaîne continue de petites colonnes mobiles. Ces colonnes auront charge de guetter Abd el-Kader, de le repousser, de le poursuivre, de l'atteindre s'il est possible, de ne pas lui laisser un moment de repos en n'en prenant pas elles-mêmes, de ne lui permettre de rien organiser nulle part, et enfin de frapper impitoyablement les tribus qui seraient tentées de le soutenir. Le gouverneur ne néglige pas non plus les révoltes intérieures suscitées par les divers Bou-Maza : le soin de les réprimer sera confié à plusieurs autres colonnes. Cette extrême dispersion des troupes pouvait paraître, à un certain point de vue, une cause de faiblesse. La première loi de la guerre n'est-elle pas de concentrer ses forces, au lieu de les morceler ? Bugeaud a expliqué lui-même, plus tard, à ses soldats, les raisons qui lui faisaient, en cette circonstance, déroger à la règle ordinaire. Évacuer une partie du pays pour se concentrer, leur a-t-il dit, c'eût été laisser à notre adversaire les ressources de l'impôt et du recrutement, ainsi que toutes les forces locales. Il aurait bientôt formé une armée régulière pour appuyer les goums des tribus. C'eût été aussi renverser le gouvernement des Arabes, si péniblement institué par nous, et livrer à la vengeance implacable d'un chef irrité tous les hommes compromis pour notre cause. Comment, plus tard, aurions-nous pu reconstituer ce gouvernement, si nous avions lâchement abandonné les chefs qui, presque tous, nous sont restés fidèles ? Il fallait tout conserver[48]. Le maréchal n'est pas moins prompt à exécuter son plan
qu'à le concevoir. Débarqué le 15 octobre 1845 à Alger, il entre en campagne
dès le 18, et, le 24, il arrive près de Teniet el-Had, sur la limite du
désert. A la fin de novembre, douze colonnes sont en mouvement ; peu après,
on en compte dix-huit. Les plus nombreuses, celle par exemple que commande le
gouverneur général, ont moins de trois mille hommes. A leur tête sont, outre
le maréchal, des officiers vigoureux, ayant l'expérience de la guerre
d'Afrique : La Moricière, Cavaignac, Géry, Korte, Bourjolly, Arbouville,
Marey, Saint-Arnaud, Jusuf, Canrobert, Pélissier, Comman, Camou, Gentil,
Bosquet ; il faut y ajouter Bedeau, qui commandait depuis quelque temps à
Constantine, mais que la tranquillité de cette partie de l'Algérie a permis
d'en éloigner momentanément pour l'employer au sud de la province d'Alger.
Quelques-unes de ces colonnes opèrent, dans l'intérieur du cercle, contre Bou-Maza
qu'elles ne parviennent pas du reste à saisir, et contre ses nombreux
homonymes, dont plusieurs sont pris et passés par les armes[49]. La plupart
agissent ou tâchent d'agir contre Abd el-Kader. Savoir où se trouve l'ennemi
est déjà fort difficile ; le joindre, à peu près impossible. L'émir glisse
entre les mains de ceux qui croient l'avoir cerné. D'une mobilité
prodigieuse, faisant cinquante lieues en deux jours, il trouve partout des
sympathies, des renseignements sûrs, des provisions, des chevaux frais.
Depuis les confins de la province de Constantine jusqu'au Maroc, toutes nos
troupes sont ainsi dans une alerte continuelle : ce ne sont que marches et
contremarches à la recherche d'un adversaire invisible, bien qu'on devine
partout sa présence. Il n'était pas dans les habitudes et dans le tempérament
du maréchal de s'en tenir à la défensive : dès le commencement de décembre,
il lance dans le désert des colonnes légères et rapides. Jusuf, qui commande l'une
d'elles et la mène avec une vitesse endiablée, approche plusieurs fois d'Abd
el-Kader, mais sans l'atteindre. Celui-ci, pendant qu'on court vainement
après lui dans le sud, pointe audacieusement vers le nord, passe entre les
trois ou quatre colonnes qui le guettent, franchit la lisière du Tell et
pénètre dans l'Ouarensenis. Le maréchal se retourne et tâche de serrer le
cercle autour de l'envahisseur. Le 23 décembre, à Temda, Jusuf se heurte
enfin aux réguliers d'Abd el-Kader ; mais ceux-ci se dispersent trop vite
pour que le combat soit décisif ; l'émir n'en reste pas moins dans
l'Ouarensenis, où il trouve de quoi se refaire. Jusuf, d'ailleurs, est
dérouté. Heureusement, La Moricière, toujours ingénieux à deviner les
mouvements des Arabes, se lance sur la bonne piste, avec des troupes
relativement fraîches. Pas plus que les autres, il ne met la main sur
l'insaisissable adversaire ; mais, par l'habileté et la rapidité de ses
manœuvres, il l'oblige, dans les premiers jours de janvier 1846, à sortir du
Tell et à rentrer dans le désert. Guerre singulière, où l'on peinait
beaucoup, sans avoir presque jamais l'occasion de se battre. Il n'y avait pas de bataille à livrer, écrivait le
colonel de Saint-Arnaud, le 24 janvier, puisque
l'ennemi fuyait toujours. Il n'y avait qu'une chose à faire, empêcher l'émir
de descendre dans les plaines, l'user en le réduisant à l'impuissance. Pour
cela, il fallait se montrer partout, lutter d'activité, de persévérance,
d'énergie, courir toujours et souvent frapper dans le vide... Le maréchal manœuvre et organise. Le pays est mauvais, on
manque de tout, et on a l'air de ne rien faire. Pour accepter un pareil rôle,
il faut être grand et sûr de soi ! Ce rôle aurait compromis des réputations
moins solides. La chose la plus facile à la guerre, c'est la bataille, pour
l'homme de guerre, s'entend. Mais manœuvrer contre un ennemi aux abois, qui
se rattache à tout, mobile comme un oiseau, c'est plus difficile, et
personne, en ce genre, n'aurait fait autant que le maréchal[50]. Après avoir forcé
Abd el-Kader à sortir de l'Ouarensenis, La Moricière mandait à un de ses amis
: Voilà désormais l'émir dans un pays où il n'y a
pas grand'chose à boire ni à manger, où le bois manque, où le froid est
excessif. Je doute qu'il y refasse sa cavalerie. Je ne l'y suivrai pas...
Il ne faut pas lui laisser toucher terre dans le
Tell ; mais il n'y a pas grand inconvénient à le laisser se morfondre dans le
désert[51].
La Moricière se faisait illusion : Abd el-Kader n'était pas homme à se morfondre ainsi. Dès la fin de janvier 1846, on
apprenait qu'il avait rassemblé environ quinze cents cavaliers appartenant
aux tribus des hauts plateaux, et qu'à leur tête il se dirigeait vers l'est.
Ne devait-on pas craindre qu'il ne cherchât de ce côté quelque moyen de
rentrer dans le Tell ? Le maréchal Bugeaud, suivant de loin le mouvement de
son adversaire, se transporta rapidement d'Aïn-Toukria à Boghar, et chargea
les colonnes des généraux Bedeau, d'Arbouville et Marey de garder toutes les
entrées du Tell, entre Boghar et la province de Constantine. Cependant la
nouvelle qu'Abd-el-Kader se trouvait maintenant au sud de la province
d'Alger, produisait, dans le nord de cette province, une agitation qui
gagnait jusqu'aux tribus de la Métidja ; l'émir avait du reste soin de faire
répandre parmi elles le bruit de sa prochaine arrivée. Il devenait urgent de
leur en imposer par quelque démonstration. Mais comment la faire ? Le général
de Bar, qui commandait à Alger, n'avait à peu près aucune force armée sous la
main ; toutes les garnisons des villes de la côte avaient été employées à
grossir les colonnes mobiles. Dans ces circonstances, le maréchal n'hésita
pas à télégraphier de Boghar, le 2 février, au général de Bar, d'armer les
condamnés militaires et d'organiser deux bataillons de la milice, sorte de
garde nationale de la ville d'Alger. La seule
annonce de cette mesure effraya la population civile autant que l'eût fait le
mal même contre lequel on se mettait en garde. Le général' de Bar, embarrassé
de cette émotion, en référa au gouverneur, qui lui répondit, le 5 février, en
confirmant son ordre : La mesure, disait-il, est de nature à prévenir, non à susciter des alarmes. Il
n'y a réellement pas de dangers sérieux, quant à présent, et nous comptons
bien les éloigner pour l'est, comme nous l'avons fait pour l'ouest ; mais une
sage prévision a dicté mon ordre. Le maréchal prit en outre le parti
de se rapprocher un peu d'Alger, sans cependant perdre de vue les régions du
sud ; quelques jours après, il campait devant Médéa. L'un des motifs de ce
mouvement paraît avoir été le désir de ramener ses troupes à la côte, pour
les refaire. Les soldats ne pouvaient supporter longtemps la vie à laquelle
les soumettait l'infatigable gouverneur. Déjà, à la fin de décembre, celui-ci
avait dû, une première fois, laisser à Orléansville son infanterie exténuée,
et avait emmené à la place celle du colonel de Saint-Arnaud. Le second relais
se trouvait maintenant fourbu comme le premier ; les uniformes étaient en
loques, les souliers usés, beaucoup d'hommes malades ou éclopés. La cavalerie
de la colonne commandée par Jusuf paraissait plus misérable encore : Les chevaux, raconte un témoin, étaient de vraies
lanternes : on voyait au travers ; à peine en comptait-on deux cents
en état, non certes de charger, mais de marcher. Pendant ce temps, que devenait Abd el-Kader ? Se jouant, une fois de plus, de toutes les colonnes qui le poursuivaient ou le guettaient, il les tournait par l'est, descendait comme une trombe la vallée du haut Isser, tendait la main à Ben-Salem, son ancien khalifat dans ces régions, razziait les tribus fidèles à la France et arrivait jusque sur le bas Isser, près de la mer, à quelques lieues d'Alger, sur la lisière de la Métidja vide de troupes et pleine de colons. Allait-il se jeter sur cette plaine ? Sans doute ce ne pourrait jamais être qu'une incursion aussi passagère qu'audacieuse ; il suffirait que les colonnes agissant dans le sud revinssent vers la côte, pour contraindre l'envahisseur à une retraite précipitée ; mais elles étaient loin ; il leur fallait plusieurs jours pour arriver ; en attendant, l'émir n'aurait-il pas le temps de tout dévaster et massacrer dans les fermes et les villages européens de la Métidja ? De quel effet ne serait pas, sur l'opinion, en Algérie et en France, cette répétition des désastres de 1839, venant en quelque sorte démontrer l'inanité des résultats que le maréchal Bugeaud se vantait d'avoir obtenus par six années d'efforts et de sacrifices ! Quel découragement pour ceux qui avaient cru en lui ! Quel triomphe pour ses adversaires ! Certainement sa gloire ne résisterait pas à un pareil coup. La dépêche annonçant cette stupéfiante irruption parvint au gouverneur pendant qu'il campait sous Médéa. C'était le soir, et, suivant son habitude, il faisait une partie de whist, sous sa tente, avec ses deux aides de camp, le commandant Rivet et le capitaine Trochu. Ceux-ci ont aussitôt l'impression tellement vive du péril, que, raconte l'un d'eux, leur langue desséchée s'attache à leur palais et les empêche de parler[52]. Mais le maréchal, admirablement tranquille et posant un moment ses cartes : En voilà une bonne ! dit-il ; faisons sans tarder tout ce que nous pourrons. Il télégraphie d'abord à Alger de réunir les condamnés, les miliciens, tous les gendarmes de la région, et de les mettre en évidence sur les hauteurs de la Métidja, pour simuler une préparation de défense. Il appelle ensuite Jusuf : Combien avez-vous de chevaux sur pied ? lui demande-t-il. — Deux cents. — Pouvez-vous être demain dans la Métidja ? — Oui, en allant au pas. — Partez tout de suite, et montrez-vous sur les points les plus en vue. Le gouverneur complète ses mesures en annonçant qu'avec le reste de la colonne, il se mettra en route au point du jour. Se retournant alors vers ses aides de camp, toujours imperturbable : Messieurs, reprenons notre whist. — Je recevais là, plus encore qu'à Isly, a écrit plus tard le général Trochu, une inoubliable leçon d'équilibre dans le commandement, à l'heure des grands périls. Le lendemain, la colonne du maréchal Bugeaud marchait rapidement dans la direction du bas Isser, en tenant les hauteurs qui bordent la Métidja, quand le capitaine Trochu, qui cheminait en tête, absorbé par d'assez sombres prévisions, voit accourir à fond de train un cavalier arabe, agitant un pli au-dessus de sa tête. Quelle nouvelle ? s'écrie-t-il tout anxieux. Le messager lui apprend que l'émir vient d'être surpris dans une attaque de nuit, et qu'il est en pleine déroute. Que s'était-il passé ? Peu auparavant, quelques compagnies d'infanterie légère étaient arrivées de France à Alger ; c'étaient les seules troupes régulières dont disposait le général de Bar. Suivant les indications données par le maréchal, lors des premiers symptômes d'agitation, il les avait envoyées, sous les ordres du général Gentil, occuper le col des Beni-Aïcha qui commandait à l'est l'entrée de la Métidja. A la nouvelle des razzias opérées sur le bas Isser, le général Gentil crut devoir marcher sur les rassemblements qu'on lui signalait. Sa troupe était peu nombreuse et n'avait pas encore vu le feu ; mais c'était une de ces heures où il faut payer d'audace ; d'ailleurs, il ne croyait pas avoir affaire à Abd el-Kader en personne. En route, il rallie heureusement un bataillon venant de Dellys. Dans la nuit du 6 au 7 février 1846, il heurte un peu à l'aveugle le camp ennemi. Ses jeunes soldats, fort inexpérimentés, tirent au hasard ; dès les premiers coups de feu, les Arabes prennent la fuite : c'étaient des gens du désert, grands pillards, fort mal à l'aise d'être si loin de leurs tentes, et n'ayant qu'une préoccupation, celle d'y rapporter le butin dont ils étaient gorgés. En quelques instants et sans avoir eu un seul blessé, notre petite troupe est maîtresse du terrain et y ramasse trois drapeaux, six cents fusils, les tentes toutes tendues, les chevaux et les troupeaux enlevés dans les razzias des jours précédents. Le général Gentil n'était pas le moins étonné d'une si facile victoire ; il fut plus étonné encore quand il sut par les prisonniers qu'Abd el-Kader était dans le camp et qu'il avait failli y être pris. L'émir en fuite se jeta dans le Djurdjura et, avec son indomptable énergie, tâcha de se créer, parmi les Kabyles, un nouveau centre de résistance. Mais le maréchal Bugeaud, accouru de Médéa et renforcé des troupes que lui amenait Bedeau, frappa rudement les tribus qui faisaient mine de soutenir la révolte, et, par un habile mélange de rigueur et de diplomatie, les détermina à se séparer d'Abd el-Kader. Celui-ci fut réduit, dans les premiers jours de mars, à reprendre le chemin du désert. Ainsi se terminait heureusement pour le gouverneur général ce qu'on a appelé la plus grande crise de sa carrière algérienne. Le 24 février 1846, se trouvant près de sa capitale, dont il était sorti depuis cinq mois, il eut l'idée d'y ramener, pour les reposer un peu, les soldats avec lesquels il venait de faire une si pénible campagne. Bien que non annoncé d'avance, ce retour prit un caractère de triomphe. Quand le maréchal, raconte le général Trochu, rentra dans Alger, avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant, à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures résolues, et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de la population fut au comble. Le vieux maréchal en jouit pleinement. C'est qu'il venait d'apercevoir, de très près, le cheveu auquel la Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes carrières, à un âge — soixante-deux ans — où, quand ce cheveu est rompu, il est difficile de le renouer. Quelques jours plus tard, le 2 mars, le gouverneur adressait à l'armée d'Afrique un ordre du jour où, rappelant à grands traits ce qu'elle avait fait depuis cinq mois, il la félicitait de ses efforts et de ses succès. Vous pouvez aujourd'hui garantir à la France, leur dit-il, que son empire en Afrique ne sera pas ébranlé par cette grande révolte. Non sans doute que le maréchal ne vît plus rien à faire : il montrait au contraire à ses soldats la nécessité d'extirper les derniers vestiges de l'insurrection et de prendre l'offensive, en étendant leurs bras sur tous les points du désert où se formaient les orages qui étaient venus et viendraient fondre sur eux, s'ils n'allaient les dissiper. — Votre ardeur, ajoutait-il, ne se ralentira pas au moment où, de toutes parts, elle est couronnée par le succès... Vous resterez semblables à vous-mêmes, et la France reconnaissante vous honorera. X L'insurrection a fait son suprême effort en essayant d'atteindre la Métidja. Repoussée sur ce point, elle ne fera désormais que décliner. Les agitateurs secondaires, découragés par l'échec d'Abd el-Kader, ne sont plus en état de nous opposer une sérieuse résistance. Par leurs mouvements combinés, Saint-Arnaud, Canrobert et Pélissier expulsent définitivement Bou-Maza du Dahra et le forcent à s'enfuir dans le désert. Il suffit au maréchal de se montrer dans l'Ouarensenis pour le pacifier, et le duc d'Aumale, revenu depuis peu en Algérie pour prendre sa part de la lutte et du danger, soumet, avec le concours des généraux Marey et d'Arbouville, la région montagneuse située au sud-est de la province d'Alger. Le maréchal Bugeaud ne se contente pas de rétablir ainsi notre autorité dans l'intérieur du Tell ; il ne perd pas de vue Abd el-Kader dans le désert où celui-ci a été obligé de se retirer. Il le fait pourchasser sans répit par plusieurs colonnes qui l'atteignent et le maltraitent fort, l'une le 7 mars 1846, l'autre le 13. Dans cette dernière affaire, l'émir ne s'échappe qu'à grand'peine avec quatorze fidèles. Grâce cependant aux renforts qui lui viennent de sa deïra, il persiste à tenir la campagne. Pendant tout le mois d'avril, c'est Jusuf, devenu général, qui court après lui à bride abattue, tantôt perdant sa piste, tantôt tombant sur lui à l'improviste, lui tuant quelques hommes et lui arrachant quelque butin ; s'il ne réussit pas à s'emparer de sa personne, du moins il le réduit à l'existence d'un fugitif, sans cesse traqué, chaque jour plus dénué, plus affaibli, plus isolé. Mais dans quel état revenaient, après ces poursuites, nos
fantassins déguenillés et fourbus, nos cavaliers à pied, traînant par la
bride des chevaux hors de service ! La Moricière, qui avait assisté à l'un de
ces retours, en était tout ému ; il déclarait n'avoir
rien vu de semblable, ni après la retraite de Constantine, ni après la
désastreuse campagne d'Alger en 1840, et s'inquiétait de l'effet
produit sur les indigènes par un tel spectacle. Ce fut même le sujet d'un de
ces désaccords qui éclataient trop fréquemment entre le gouverneur général et
le commandant de la province d'Oran. Ce dernier, persuadé qu'en fermant le
Tell à Abd el-Kader et en le privant ainsi de tout moyen de se ravitailler,
on finirait par avoir raison de lui, ne cachait pas son peu de goût pour ces
courses perpétuelles dans le désert qui, selon lui, éreintaient les soldats
sans profit suffisant ; ou du moins il n'eût voulu les voir entreprendre que sur des renseignements certains, avec des probabilités
d'un succès important. Le maréchal releva vivement ces critiques. Les opérations dans le désert, écrivit-il à La
Moricière, nous ont rendu les plus grands services ;
ce sont elles qui ont ruiné l'émir, en ne lui laissant qu'une poignée de
cavaliers exténués ; elles ont amené la soumission de tout le désert au sud
de la province d'Alger ; elles nous ont ramené plusieurs tribus du Tell qui
avaient émigré. Le maréchal reconnaissait que
le général Jusuf, avec des qualités militaires très distinguées, n'avait pas
tout l'ordre d'administration et d'organisation qu'on aurait pu désirer,
mais il estimait qu'en somme son action avait été utile. On ne fait les choses extraordinaires, à la guerre,
ajoutait-il, qu'avec des moyens extraordinaires, et Napoléon a commis une
faute en n'engageant pas la garde impériale à la fin de la bataille de la
Moskova. C'était, disait-on, afin d'assurer la retraite. Mauvaise raison. Il
faut tout faire pour gagner la bataille d'une manière décisive, quand on a
fait tant que de la livrer. Si on la gagne, on n'a pas besoin de faire
retraite. Si nous chassons et ruinons Abd el-Kader, notre infanterie et notre
cavalerie auront le temps de se remettre. Je ne regrette donc nullement les
travaux qui ont amené le délabrement qui vous afflige. Jusuf jouait un coup
de partie pour la tranquillité de toute l'Algérie ; il voulait avant tout
réussir, et je pense sincèrement que le résultat lui donne raison[53]. Quelque confiance que le gouverneur général eût dans les
chevauchées de Jusuf, il sentait qu'il y aurait eu un moyen bien plus sûr et
plus prompt d'avoir raison d'Abd el-Kader ; c'eût été de porter la guerre sur
le territoire marocain et d'y poursuivre cette deïra qui, à l'abri de nos
coups et contrairement aux stipulations du traité de Tanger, servait de base
d'opérations à la révolte. Ce n'était pas la première fois que, devant la
mauvaise volonté ou l'impuissance de l'empereur Abd er-Raman, le maréchal
songeait à se faire justice lui-même en passant la frontière. Mais toujours
il avait été contenu par le gouvernement, qui gardait un souvenir trop
présent des difficultés diplomatiques nées de la guerre du Maroc, pour
vouloir recommencer une pareille aventure[54]. Au point de vue
de la politique générale, rien de plus raisonnable que cette prudence du
gouvernement : n'eût-il pas été fort périlleux de nous trouver aux prises avec
une nouvelle question marocaine, au moment de la querelle des mariages
espagnols ? Mais on conçoit que ceux qui, comme le maréchal Bugeaud,
regardaient surtout les choses au point de vue de la pacification de
l'Algérie, fussent tentés de se montrer moins patients. La grande
insurrection de 1845-1846, la vue de l'émir se relevant chaque fois des coups
qu'on lui portait, au moyen des secours qu'il tirait de sa deïra, n'étaient
pas faites pour rendre cette patience plus facile. Aussi, à cette époque, le maréchal
Bugeaud était-il de plus en plus convaincu de la nécessité d'une opération sérieuse sur le territoire marocain, et
de plus en plus pressé de l'entreprendre[55]. Il s'en ouvrit
dans les dépêches qu'il adressa à Paris : si l'on ne voulait pas l'autoriser
formellement à faire cette guerre d'invasion
défensive, il demandait au moins qu'on la lui laissât faire, sauf à en
rejeter plus tard sur lui seul la responsabilité. Le gouvernement, effrayé de
tels projets, fit aussitôt connaître à Alger, par écrit et par envoyés
spéciaux, sa ferme volonté de ne rien permettre de pareil. De plus, M. Guizot
profita de l'habitude où il était de correspondre amicalement avec le
maréchal, pour lui expliquer les motifs de cette décision. Dans une lettre en
date du 23 avril 1846, il lui exposa l'avantage qu'avait pour nous un accord
même imparfait et peu efficace avec l'empereur du Maroc, l'opposition qu'une
nouvelle guerre soulèverait en France, les complications qu'elle ferait
naître en Europe, l'anarchie, fâcheuse pour nos intérêts, qu'elle
provoquerait au Maroc, l'impossibilité où serait notre armée d'atteindre,
dans ces régions lointaines et inconnues, l'émir qu'elle ne parvenait pas à
joindre sur le territoire algérien. Il rappela, en terminant, que, quand on est en présence de populations semi-barbares et
de gouvernements irréguliers et impuissants, il faut savoir prendre
son parti de certains maux inévitables. Il n'y a pas
moyen, ajoutait-il, d'établir, avec de tels
gouvernements et avec de tels peuples, même après leur avoir donné les plus
rudes leçons, des relations sûres, des garanties efficaces ; il faut, ou
pousser contre eux la guerre à fond, jusqu'à la conquête et l'incorporation
complète, ou se résigner aux embarras, aux incidents, aux luttes que doit
entraîner un tel voisinage, en se mettant en mesure de les surmonter ou d'en
repousser plus loin la source qu'on ne peut tarir. Vérité d'expérience
fort utile à méditer pour tous les gouvernements qui font de la politique
coloniale. Déjà, du reste, l'année précédente, lors du débat sur le traité de
Tanger, Je duc de Broglie avait développé cette même idée avec sa précision
accoutumée. Devant des raisons si fortes et une volonté si ferme, le maréchal
Bugeaud céda, non sans regret, mais sans hésitation. Ce
que vous me dites, répondit-il à M. Guizot, le 30 avril, de la conduite que nous devons tenir envers le Maroc, me
paraît d'une grande justesse, me plaçant à votre point de vue, et c'est là
qu'il faut se placer[56]. Au moment même où le gouvernement retenait ainsi le maréchal, le territoire marocain était le théâtre d'un événement atroce qui eût suffi, et au delà, si des raisons de politique générale ne nous eussent arrêtés, à justifier notre intervention. Depuis plus de six mois, la deïra d'Abd el-Kader renfermait deux cent quatre-vingts prisonniers français ; quatre-vingt-quinze, dont cinquante-sept blessés, étaient les héroïques survivants de Sidi-Brahim ; les autres étaient ceux qui avaient capitulé sans combat sur la route d'Aïn-Temouchent. Ces prisonniers avaient été d'abord bien traités. Plusieurs fois Abd el-Kader avait fait, pour leur échange, des ouvertures toujours repoussées. Le maréchal était convaincu, — et son opinion était partagée par plusieurs généraux d'Afrique, — que de telles propositions étaient surtout, dans l'intention de l'émir, un moyen de faire croire aux Arabes qu'il négociait avec la France en vue d'une paix prochaine, et de retenir sous son influence, à l'aide de cet artifice, les tribus qui commençaient à lui échapper. Bugeaud refusait donc de se laisser prendre à ce qu'il jugeait être un piège. On n'était pas toutefois, de notre côté, sans travailler à la libération des captifs ; usant d'un procédé qui lui avait déjà réussi dans une circonstance analogue, notre diplomatie s'adressait à l'empereur du Maroc : Vous êtes en paix avec nous, lui disait-elle ; nous ne pouvons donc admettre que des prisonniers français soient retenus sur votre territoire par Abd el-Kader ; faites-vous-les livrer, et rendez-les-nous. Mais, pendant que ces pourparlers se continuaient avec plus ou moins de chance de succès, la deïra subissait une crise : la mauvaise fortune de son maître réagissait sur elle ; les vivres et l'argent commençaient à lui manquer ; avec la détresse, étaient venus le mécontentement, la discorde et les désertions ; des tribus entières partaient pour l'intérieur du Maroc ; quant à celles qui demeuraient fidèles, il leur fallait se préparer à un exode, car Abd el-Kader les appelait clans le sud, auprès de lui. Dans ces conditions, la garde des prisonniers devenait un embarras. Le 24 avril 1846, aussitôt après l'arrivée d'un courrier de l'émir, douze des prisonniers, dont six officiers, furent emmenés hors du camp, sous prétexte d'assister à une fête ; c'étaient ceux dont on espérait une rançon. Les deux cent soixante-huit autres, à la tombée de la nuit, furent répartis, par petits groupes, dans les huttes de leurs gardiens. A minuit, au signal donné par un cri, le massacre commença. Ceux qui ne tombèrent pas dès les premières fusillades furent brûlés dans les gourbis où ils se réfugièrent. Un seul s'échappa, blessé, nu ; les Marocains le ramassèrent et le reconduisirent à nos avant-postes, où il arriva le 17 mai ; ce fut par lui qu'on eut le récit de l'horrible scène. Cette nouvelle causa, en France, une douloureuse émotion que les ennemis du maréchal tâchèrent d'exploiter contre lui ; ils l'accusèrent, dans la presse et à la tribune, d'avoir négligé et même d'avoir systématiquement écarté ce qui eût pu prévenir ce malheur. Abd el-Kader était-il l'auteur du massacre ? On en voudrait douter, ne serait-ce qu'à cause de l'attitude chevaleresque qu'il avait prise en d'autres circonstances[57]. Mais lui-même a avoué plus tard que tout s'était fait par son ordre, et il n'a trouvé d'autre excuse à invoquer que l'irritation où l'aurait jeté le refus d'échanger les prisonniers[58]. Ce n'était pas par cet acte d'inutile cruauté qu'Abd el-Kader pouvait relever sa fortune. La chasse qu'on lui donnait dans le désert continuait toujours. Comme, pour échapper à Jusuf, il s'était rejeté vers l'ouest, la poursuite était désormais menée par l'un des lieutenants de La Moricière, le colonel Renault. Elle se prolongea de la fin de mai au commencement de juillet 1846, avec les fatigues et les péripéties accoutumées. L'émir, surpris le 1er juin, n'eut que le temps de sauter sur un cheval pour s'enfuir. Le plus grave pour lui était que les tribus nomades du désert l'abandonnaient et venaient nous demander l'aman. Les gens d'Arbâ, auxquels il réclamait le cheval de soumission, ne lui offrirent qu'un âne. Les Ouled-Sidi-Cheikh, qu'il appelait aux armes, lui répondirent : Tu es comme la mouche qui excite le taureau ; quand tu l'as irrité, tu disparais, et nous recevons les coups. La deïra, ruinée et réduite des trois quarts, n'était plus en état de fournir des renforts. Si fier que fût toujours son cœur, Abd el-Kader était à bout, et, dans les premiers jours de juillet, abandonnant la partie, il rentra dans le Maroc par Figuig. Il y avait sept mois que, seul, par son prestige, son énergie, son audace, sa fécondité de ressources, cet homme vraiment extraordinaire défiait toutes les poursuites et tenait en alerte une armée de cent mille hommes, commandée par nos meilleurs officiers. Pourquoi faut-il que le sang des prisonniers massacrés ternisse une gloire qui aurait pu être si pure ? XI Pendant la longue lutte qu'il venait de soutenir, le maréchal Bugeaud n'avait pas eu seulement affaire aux Arabes. En France, une bonne partie de l'opinion, travaillée par certains journaux, s'était montrée assez mal disposée à son égard. Elle s'en était prise à lui de tout ce qui, dans cette insurrection, l'avait déçue, alarmée, attristée, ennuyée : de la violence imprévue de l'explosion, des malheurs du début, de la lenteur et des difficultés de la répression. Cette guerre, sans faits d'armes, n'avait ni intéressé son imagination, ni flatté son amour-propre. Tout était matière à reproches : la dissémination des troupes, leurs fatigues excessives, le retard et la médiocrité des résultats. Les beaux esprits se croyaient le droit de plaisanter le maréchal qui courait, avec cent mille soldats, contre un seul homme, sans pouvoir seulement l'atteindre ; les badauds de Rome ne raillaient-ils pas déjà Metellus de ce qu'il tardait à s'emparer de Jugurtha ? Tout ce bruit de critiques arrivait aux oreilles de
Bugeaud, jusque dans les régions lointaines où il faisait campagne, et il ne
savait pas le dédaigner. Je ne m'étonne pas,
mandait-il à un de ses amis, le 22 mars 1846, que
vous soyez indigné de toutes les ordures et sottises qu'on me jette à la
tête. Ferait-on pire si j'avais perdu cent combats et toute l'Algérie ? On
n'a jamais rien vu, je crois, de pareil à ce déchaînement sans base aucune,
puisque je n'ai pas éprouvé le plus léger échec, et que j'ai donné, tout au
moins, l'exemple de la plus grande activité et d'une opiniâtre persévérance à
vaincre l'hydre qui m'entourait de ses mille têtes. J'ai la conscience de
n'avoir jamais mieux mérité de la France[59]. Tels furent
même son irritation et son dégoût qu'il en revint à parler de démission. Il
écrivait, en avril, à M. Guizot : Je sais que vous
voulez me défendre à la tribune, et que vous me défendrez bien ; mais votre
éloquence effacera-t-elle le mal qui se fait et se fera tous les jours ?
Croyez-vous qu'on jouisse rester, à de telles conditions, au poste pénible et
inextricable où je suis ? Mon temps est fini, cela est évident. L'œuvre étant
devenue quelque chose, tout le monde s'en empare ; chacun veut y mettre sa
pierre, bien ou mal. Je ne puis m'opposer à ce torrent, et je ne veux pas le
suivre ; je m'éloigne donc de la rive. J'ai déjà fait la lettre par laquelle
je prie M. le ministre de la guerre de soumettre au gouvernement du Roi la
demande que je fais d'un successeur. Je fonde ma demande sur ma santé et mon
âge qui ne me permettent plus de supporter un tel fardeau, et sur mes
affaires de famille ; mais, entre nous, je vous le dis, ma grande raison,
c'est que je ne veux pas être l'artisan des idées fausses qui règnent très
généralement sur les grandes questions d'Afrique. Je ne redoute ni les grands
travaux de la guerre, ni ceux de l'administration ; mes soldats et les
administrateurs de l'Algérie le savent très bien ; mais je redoute l'opinion
publique égarée[60]. Ce n'était
certes pas que le maréchal Bugeaud manquât de foi dans son œuvre. Pour ce qui
regardait, notamment, la dernière insurrection, il estimait que l'événement
répondait victorieusement à tous les détracteurs de sa tactique, et, bien que
sa campagne ne fût marquée par aucune action militaire éclatante, il s'en honorait
comme d'une des plus remarquables qu'il eût faites. A un ami qui venait de se
marier, il écrivait, le 31 mai : Vous êtes, à
présent, enfoncé dans la lune de miel... Cette
lune ne reviendra plus pour moi, mais je suis dans ma lune de gloire ; j'ai vaincu
les Bédouins de France, en même temps que ceux d'Afrique. Je crois ceux de
France plus près de reprendre les hostilités que ceux d'Afrique. Ils disent,
à présent, que ce n'était rien, que cela ne valait pas la peine de s'en
occuper, et qu'avec des moyens aussi grands que ceux que j'avais, j'aurais dû
faire bien plus vite et mieux[61]. La discussion qui s'ouvrit à la Chambre des députés, en juin 1846, sur les crédits relatifs à l'Algérie, fournit aux préventions qui s'étaient formées, depuis quelque temps, contre le maréchal Bugeaud, une occasion de se manifester. Sans doute, on ne pouvait plus lui reprocher de ne pas savoir vaincre Abd el-Kader, puisqu'à cette époque la révolte était considérée comme domptée ; mais la critique trouvait ailleurs à quoi se prendre. Le signal fut donné par le rapporteur de la commission, M. Dufaure ; tout en rendant hommage à l'œuvre militaire du gouverneur, il refusa d'approuver son œuvre administrative et colonisatrice, réclama un régime civil, et exprima le vœu de voir établir un ministère de l'Algérie dont le gouverneur ne serait plus que l'agent. Au cours du débat, de nombreux orateurs reproduisirent ou même aggravèrent ces griefs : entre tous, il faut citer M. de Tocqueville et M. de Lamartine. A entendre M. de Tocqueville, ce qui manquait à l'Algérie, c'était un bon gouvernement, ou même seulement un gouvernement ; il appuya sur les tiraillements, les conflits qui s'étaient produits entre le cabinet et le gouverneur général ; il montra le cabinet n'osant pas rappeler le maréchal, mais le laissant malmener par ses amis, tandis que, de son côté, le maréchal faisait attaquer le cabinet par ses journaux ; le résultat était que les deux pouvoirs se tenaient en échec et aboutissaient à l'impuissance. Quant à M. de Lamartine, dans un discours de proportions gigantesques, il s'attaqua à tout le système appliqué en Algérie, y dénonçant je ne sais quoi d'excessif, d'immodéré, et comme un débordement de guerre, de sang et de millions. Il se plaignit que le maréchal Bugeaud, au lieu de remplir le mandat qui lui avait été donné de fermer cette grande plaie de l'Algérie, l'eût au contraire envenimée et élargie. Ce qu'il préconisait, c'était, en réalité, l'occupation limitée qui était pourtant depuis longtemps jugée. Il s'éleva aussi contre la dictature militaire, à laquelle il imputait tous les maux de la colonie, et termina par un réquisitoire indigné contre l'inhumanité de notre guerre africaine, particulièrement contre les razzias ! M. Guizot répondit à ces critiques par un discours considérable.
Après avoir écarté, en quelques mots émus, l'accusation de cruauté portée
contre nos généraux, il examina la conduite suivie en Afrique, depuis 1840.
Tout d'abord, il fit honneur au cabinet d'avoir résolument engagé sa
responsabilité en envoyant le général Bugeaud à Alger et en lui fournissant
tous les moyens d'action dont il avait besoin. Ce lui fut une occasion de
s'expliquer sur les désaccords survenus entre le ministère et le gouverneur,
désaccords auxquels ce dernier avait parfois donné un éclat si compromettant
et dont l'opposition avait naturellement cherché à se faire une arme. Le
sujet était délicat ; M. Guizot se tira de la difficulté avec adresse et
dignité. C'est le devoir du gouvernement,
dit-il, de subordonner toujours ce qui est secondaire
à ce qui est essentiel, et de savoir, avec ses agents, passer par-dessus des
erreurs et des dissidences, quand il s'agit de conserver au pays de grands et
utiles services. En vérité, lorsque j'entends porter à cette tribune la
petite histoire de nos dissidences et des anecdotes auxquelles elles ont
donné lieu, quand je les entends grossir, quand on s'étonne que nous n'en
ayons pas fait une plus grosse affaire, je m'étonne fort à mon tour. On '
oublie donc que cela est arrivé très souvent dans le monde et à des
gouvernements qui se respectaient et savaient se faire respecter ? Quand
Louis XIV disait à un officier qui allait rejoindre l'armée de Turenne : Dites
à M. le maréchal de Turenne que je serais bien aise d'avoir quelquefois de
ses nouvelles, car M. de Turenne ne voulait pas écrire à M. de Louvois,
c'était là, permettez-moi de le dire, une irrévérence un peu plus grande que
celle qu'on a rappelée à cette tribune. Cependant Louis XIV ne rappelait pas
M. le maréchal de Turenne ; il prenait seulement le petit moyen que je vous indiquais,
pour le rappeler à son devoir. Eh bien, nous avons eu les mêmes raisons et
nous avons tenu la même conduite. Nous savons parfaitement qu'un gouvernement
doit se faire respecter des hommes qu'il emploie ; mais quand nous
considérons deux choses : l'une, l'éminence des services ; l'autre, la
loyauté du caractère ; quand nous avons la certitude que ces deux choses-là
existent, nous savons aussi ne pas tenir compte des petits incidents. Abordant
ensuite le fond de son sujet, M. Guizot insista principalement sur ce qui
avait été fait, depuis six ans, pour la soumission de l'Algérie : il avait là
beau jeu. Il passa plus rapidement sur l'administration et la colonisation,
sentant probablement le terrain moins favorable. En ce qui touchait
l'administration, il reconnut que le régime civil était le but, affirma qu'on
s'en rapprochait chaque jour davantage, mais fit observer que, pendant
quelque temps encore, le maintien du gouvernement militaire importait à notre
sécurité. Quant à la colonisation, il déclara que le
gouvernement avait pris le parti de n'épouser exclusivement aucun mode, mais
de les favoriser tous, et annonça, à ce titre, certains essais de colonisation militaire. A son avis,
d'ailleurs, parmi les questions soulevées, il en était plusieurs qui devaient
être examinées, mais qui n'étaient pas encore mûres ; c'était à l'avenir de
les résoudre. Il faut, disait le ministre en
terminant, être à la fois moins impatient et plus
confiant dans l'avenir ; il ne faut pas croire que des fautes, des erreurs,
des misères empêchent le succès définitif. C'est la condition des affaires
humaines : elles sont mêlées de bien et de mal, de fautes et de succès ; il
faut savoir supporter ces vicissitudes... Et,
au milieu de ce continuel mélange, il ne faut désespérer de rien ; il faut
seulement se donner le temps de vaincre les difficultés et de résoudre les
questions ; c'est tout ce que le gouvernement du Roi demande quant à
l'Algérie. De loin, le maréchal Bugeaud avait suivi ces débats. Il n'avait pu qu'être reconnaissant de la façon dont M. Guizot l'avait défendu ; mais cela ne suffisait pas à lui faire prendre en patience les critiques, et il parlait toujours de s'en aller. J'ai beaucoup à me louer du cabinet, écrivait-il à M. de Corcelle... Ce n'est donc pas par humeur et mécontentement que je désire me retirer... Mais je redoute les faiseurs de systèmes et de projets... Je suis effrayé de ce qu'exigent du gouverneur les hommes qui, n'ayant jamais fait que gratter du papier, croient qu'on improvise la colonisation et les grands travaux publics... On me dit que je n'ai rien fait. Jugeant bien que je ne puis pas faire mieux que par le passé, je dois fuir l'avenir... En colonisation, en administration, on ne peut pas faire rapidement de ces choses éclatantes qui captivent le suffrage public. C'est l'œuvre du temps et de la persévérance. Or, l'opinion ne me donnerait pas de temps, et d'ailleurs, à soixante-deux ans, on n'en a pas devant soi... N'ayant que très peu d'années devant moi, je suis bien convaincu qu'en quittant le gouvernement quand les forces me manqueraient, je m'en irais conspué pour n'avoir pas fait, de toute l'Algérie, des départements constitués comme ceux de la France[62]. Quelques semaines plus tard, le 16 juillet 1846, dans un banquet donné en l'honneur de M. de Salvandy, alors de passage à Alger, le maréchal répondait assez mélancoliquement aux félicitations et aux vœux qui lui étaient adressés au nom de la population civile : Messieurs, je suis profondément touché de ce que vous venez de me dire. Après l'estime du gouvernement et de la métropole, la vôtre m'est certainement la plus chère ; mais, quel que soit le dévouement qu'elle ravive en moi, il ne m'est pas donné, ainsi que vous m'y invitez, de compléter mon œuvre. Vous userez encore bien des gouverneurs avant d'y parvenir... Deux jours après, il partait en congé pour la France. XII Si difficile à vivre que leur parût parfois le maréchal Bugeaud, les ministres désiraient qu'il conservât encore la direction des affaires algériennes. Ils lui déclarèrent donc, dès son arrivée à Paris, qu'ils ne voulaient pas entendre parler de sa démission, et ils ne négligèrent rien pour le calmer et l'amadouer. D'ailleurs, à la fin de l'année précédente, la composition du cabinet avait subi un changement qui facilitait l'entente : le maréchal Soult, fatigué par l'âge, avait abandonné son portefeuille, pour ne conserver que la présidence du conseil, présidence un peu nominale ; il avait eu pour successeur au ministère de la guerre le général Moline Saint-Yon, avec lequel le gouverneur était en très bons termes[63]. Le Roi, auquel Bugeaud était fort attaché, intervint personnellement pour le presser de garder ses fonctions. Sire, j'obéis, répondit le maréchal, mais je supplie Votre Majesté de faire que j'aie quelque chose de grand, de décisif à exécuter en colonisation. On sait ce qu'il entendait par là : c'était une allusion à cette fameuse colonisation militaire dans laquelle, plus que jamais, il voyait la solution nécessaire et unique. Sur les conseils de ses amis, il avait renoncé à l'exécution immédiate et en grand, qui avait tant effarouché les esprits ; il réclamait seulement un essai sérieux. On lui donna satisfaction : engagement formel fut pris de demander, dès l'ouverture de la prochaine session ; un crédit de trois millions pour faire cet essai. Le maréchal Bugeaud rentra à Alger, en novembre 1846. Il y trouva la colonie assez tranquille. Abd el-Kader s'était définitivement retiré en terre marocaine, l'âme toujours indomptable, mais impuissante[64]. Moins il se sentait en état de reprendre la lutte armée, plus il tâchait de persuader aux indigènes que la France traitait avec lui. La présence à son camp des onze prisonniers, survivants de l'horrible massacre du 24 avril, lui fournit l'occasion d'ouvrir une sorte de négociation. Il chargea le principal d'entre ces prisonniers, le lieutenant-colonel Courby de Cognord, d'écrire aux commandants français de la frontière pour proposer un échange. Puis, sans attendre que ces premiers pourparlers eussent abouti, il fit traiter sous main d'une libération moyennant rançon ; toute une comédie fut jouée pour faire croire que la rançon était exigée par les subalternes à l'insu de l'émir, et que celui-ci relâchait ses captifs par pure générosité. Le 25 novembre, Courby de Cognord et ses compagnons furent remis, contre argent, au commandant espagnol de Mélilla, qui avait servi d'intermédiaire, et de là conduits à Oran, où leur fut fait un accueil ému. Ils amenaient avec eux un Arabe, porteur de deux lettres d'Abd el-Kader à Louis-Philippe et au maréchal Soult. Ces lettres, d'une fierté pompeuse, concluaient à des propositions de paix : dans l'exposé des faits, l'émir se présentait comme ayant été contraint à la guerre par nos généraux ; un fait toutefois le gênait visiblement, c'était le massacre des prisonniers : il reconnaissait l'avoir ordonné, mais disait y avoir été acculé par les mauvais procédés des commandants français, par leur refus obstiné de vouloir entendre parler d'échange, par leur injurieuse prétention de faire intervenir l'empereur du Maroc ; il rejetait donc sur eux seuls la responsabilité du fatal dénouement ; il terminait en se faisant honneur de la générosité avec laquelle il libérait les survivants. Le maréchal Bugeaud ne permit pas au messager de passer en France ; il le renvoya au Maroc, avec cette réponse verbale : Dis à ton maître que, s'il nous avait renvoyé nos prisonniers sans rançon, je lui en aurais remis trois pour un ; mais, puisqu'il a fait payer la liberté de ceux-ci et a fait égorger les autres, je ne lui dois rien que de l'indignation pour sa barbarie. Abd el-Kader, fort mortifié de cette réponse, protesta contre l'injure qu'on lui faisait en supposant qu'il avait rendu les Français pour de l'argent. — Tu oublies, écrivait-il au maréchal, que les choses du monde sont changeantes. A cet égard, j'en sais plus que toi. Je suis convaincu que rien ne peut être durable sur cette terre, depuis la création d'Adam jusqu'à l'extinction de la race humaine. C'est pourquoi je ne me réjouis point, je ne m'enorgueillis pas ni ne me fie aucunement aux effets du destin, si la fortune me sourit, comme aussi je ne m'afflige point ni ne me désespère, si je suis atteint par des revers, et cela parce que j'ai la croyance que rien n'est stable sur la terre... Au reste, les anciens sages ont comparé le destin à la grossesse d'une femme : le sexe de l'enfant prêt à naître ne peut être connu avant l'enfantement[65]. Quand Abd el-Kader se sentait impuissant, qui était de
force à lutter contre nous ? Bou-Maza l'essaya cependant. Au commencement de
1847, il quitte le Maroc, se jette dans le sud de nos possessions, erre d'une
oasis à l'autre, sans parvenir à y susciter un mouvement sérieux, et finit
par pénétrer presque seul dans l'Ouarensenis et le Dahra, premier théâtre de
ses combats ; mais ses anciens partisans, bien que le vénérant toujours,
s'écartent de lui. Saint-Arnaud ne lui laisse pas un moment de répit. Je fais traquer Bou-Maza comme un chacal, écrit-il
à son frère, le 10 avril. Trois jours après, il ajoute, avec un cri de
triomphe : Bou-Maza est entre mes mains... C'est un beau et fier jeune homme. Nous nous sommes
regardés dans le blanc des yeux. Le 17, un
peu sorti du tourbillon, le colonel raconte ainsi comment les choses
se sont passées : Les dernières tentatives faites
par Bou-Maza l'ont dégoûté et désillusionné. Partout, il nous a trouvés en
garde... Enfin, il arrive chez un de ses
affidés, le caïd des Ouled-Djounés, qui, s'il eût été seul, se serait
prosterné devant lui ; mais il y trouve quatre de mes mokrazani. C'a été le
dernier coup. Il a tout de suite pris sa détermination et a dit : Menez-moi
à Orléansville, au colonel de Saint-Arnaud lui-même, ajoutant que c'était
à moi qu'il voulait se rendre, parce que c'était contre moi qu'il s'était le
plus battu. Les autres ont obéi ; ils tremblaient encore devant Bou-Maza, qui
a gardé ses armes et ne les a déposées que chez moi, sur mon ordre. En
amenant Bou-Maza, mes quatre mokrazani étaient effrayés de leur audace. D'un
signe, Bou-Maza les aurait fait fuir. L'influence de cet homme sur les Arabes
est inconcevable. Bou-Maza était las de la guerre et de la vie aventureuse
qu'il menait. Il a compris que son temps était passé, et qu'il ne pouvait
plus soulever des populations fatiguées de lui et domptées par nous. C'est un
événement remarquable[66]. Bou-Maza fut
traité avec égard. Interné à Paris, installé dans un riche appartement des
Champs-Elysées, avec une pension de 15.000 francs, il fut un moment à la mode
parmi les badauds de la capitale. Passé, en 1854, au service de la Porte, il
fut fait, en 1855, colonel dans l'armée ottomane, et mourut peu après en
Turquie. Le découragement qui avait amené la reddition de Bou-Maza n'était
pas un fait isolé. Vers la même époque, au nord-est de la province d'Alger,
Ben-Salem, qui avait été l'un des plus importants khalifats d'Abd el-Kader,
venait, accompagné de plus de cent chefs des régions voisines du Djurdjura,
apporter solennellement sa soumission au maréchal Bugeaud. En avril et en mai
1847, trois colonnes, commandées par les généraux Jusuf, Cavaignac et
Renault, pénétrèrent simultanément dans l'extrême sud et y promenèrent le
drapeau de la France, sans avoir presque à tirer un seul coup de fusil. XIII Rien donc, dans la situation militaire, qui pût préoccuper le maréchal Bugeaud et qui l'empêchât de porter toute son attention et tous ses efforts sur le problème de la colonisation. C'était en résolvant ce problème qu'il prétendait signaler la fin de son gouvernement. A vrai dire, en cette matière, il était urgent de faire mieux qu'on n'avait fait jusqu'alors. L'état des villages créés dans le Sahel et la Métidja ne s'était pas amélioré depuis un an, bien au contraire. Les misères, déjà notées, à la fin de 1844, par les voyageurs, notamment par l'abbé Landmann, étaient encore aggravées. Beaucoup de colons avaient succombé ou s'étaient découragés. Les demandes de concession, qui, de 1842 à 1845, étaient allées toujours en augmentant, commençaient à diminuer. En 1846, les villages ne recevaient que 689 colons nouveaux, tandis qu'ils en perdaient 715. Il était manifeste que, sous le coup des déceptions survenues, le premier élan se ralentissait et menaçait de s'arrêter complètement. A ce mal, le gouverneur prétendait remédier par la colonisation militaire. Sa confiance était plus inébranlable que jamais. Ma conviction pour le système à adopter en colonisation, écrivait-il à M. Léon Roches, est aussi profonde que celle que j'avais sur le système de guerre à faire aux Arabes. Vous m'avez vu lutter (sur ce dernier point) contre tout le monde, même contre les ministres, sans jamais me décourager ; j'ai résisté avec acharnement et j'ai triomphé. Je serais sûr également de triompher dans l'essai d'une colonisation militaire[67]. Sachant l'opinion peu favorable à ses idées, le maréchal n'hésita pas, pour tâcher de la convertir, à se faire publiciste et même journaliste : c'était son habitude. Dans le courant de la session de 1846, il avait envoyé une brochure aux membres du Parlement. Il revint à la charge, par un Mémoire aux Chambres, distribué le 1er janvier 1847 : il y entrait dans tous les détails d'application de son système, en exposait les avantages, répondait aux critiques ; c'était un appel pressant, qui respirait, de la première ligne à la dernière, une forte conviction. En même temps, il ne perdait pas un instant de vue le ministère : croyait-il deviner chez lui quelque hésitation à tenir la promesse faite, quelque velléité d'ajourner le dépôt du projet d'essai, il écrivait aussitôt au Roi et menaçait de donner sa démission[68]. Néanmoins, les préventions contre la colonisation
militaire subsistaient toujours aussi vives dans la population civile. En
novembre 1846, quatre députés, MM. de Tocqueville, de Lavergne, Plichon et
Béchamel, débarquaient en Afrique, avec l'intention d'étudier par eux-mêmes
et sur place les questions soulevées. Le maréchal, s'étant offert à les
promener dans la province d'Alger, leur fit traverser la Métidja, les
conduisit jusqu'à Médéa et les ramena ensuite par Miliana et Orléansville. Il
se flattait de leur faire ainsi saisir sur le vif les avantages pratiques du
régime militaire, et, en tout cas, de leur montrer la sécurité due au succès
de ses armes. Sur ce dernier point, la démonstration fut éclatante ; sur le
premier, elle parut moins concluante. Sans doute le maréchal eut beau jeu à
montrer, à chaque pas, tout ce qu'avait fait l'armée ; mais il avait plus de
peine à convaincre ses compagnons de route que cette armée suffirait, dans
l'avenir, à résoudre tous les problèmes de la colonisation, et que la population
civile était satisfaite de vivre sous son autorité. Plus d'un incident vint,
au cours du voyage, contrarier son argumentation. Un jour, par exemple, une
délégation d'habitants de Miliana demandait au gouverneur, en présence des
députés, qu'un commissaire civil fût chargé de l'administration municipale,
et un juge de paix de l'administration de la justice ; le maréchal répondit
aux réclamants par un exposé des avantages d'une administration gratuite et
expéditive, d'une justice également gratuite et fondée sur le bon sens, sinon
sur la science juridique ; il leur reprocha leur ingratitude envers les
officiers qui se dévouaient à une tâche pénible et étrangère à leur carrière,
sans avoir rien à y gagner ; puis il les congédia avec assez d'humeur. Cette démarche
malencontreuse lui resta sur le cœur, et plus d'une fois, les jours suivants,
il y revint dans ses conversations avec les députés. Que
veulent-ils ? leur disait-il ; sont-ils fous
? Ils ont besoin de nous à chaque instant, et les voilà qui veulent se
séparer de nous ! Où trouveront-ils, dans l'autorité civile, les ressources
et l'assistance que leur fournit constamment l'autorité militaire ? Et
se tournant vers le colonel de Saint-Arnaud qui venait de rejoindre la
caravane, — car on approchait d'Orléansville, siège de son commandement : Voyons, colonel, puisque nous en sommes là, dites-nous ce
que vous avez fait ici pour la population civile. Saint-Arnaud se mit
alors à vanter la superbe organisation qu'il avait donnée à la milice, la
discipline rigoureuse qu'il y maintenait. Mais aussi,
ajouta-t-il, à la moindre négligence, je les mets
dans le silo, la tête la première ; voilà ce que j'ai fait pour eux. A
cette conclusion, ce fut un rire général. Le maréchal, toutefois, fit la
grimace, pensant que ce n'était pas le meilleur moyen de convaincre les
députés de l'excellence du régime militaire. Le commandant du génie vint à
son secours, en exposant tout ce qui avait été fait pour aider les colons :
fourniture de matériaux, constructions, transports, prêts d'argent. Eh bien ! vous le voyez, s'écria alors le
gouverneur, que gagneront-ils à passer de la tutelle
paternelle de l'autorité militaire sous celle de l'autorité civile ? Sera-ce
l'autorité civile qui leur prêtera ses bras pour bâtir leurs maisons, ou ses
équipages pour y faire voyager leurs marchandises ? Où prendrait-elle cette
abondance et cette variété de ressources que l'organisation de l'armée lui
permet de mettre sans frais à la disposition des colons ? Que les faiseurs de
théories qui les excitent à réclamer des garanties, des institutions civiles,
viennent donc ici leur garantir d'abord la première de toutes les nécessités,
celle de pouvoir subsister et s'établir dans le pays ! Le soir, l'un
des compagnons de M. de Tocqueville, prenant l'air dans une des rues
d'Orléansville, y fut brutalement apostrophé par un sergent qui, sans
prétexte, menaça de le mettre dedans s'il ne
s'en allait au plus vite. Je sais maintenant,
disait plaisamment celui auquel était arrivée cette mésaventure, ce que c'est qu'un territoire mixte, c'est un territoire
mêlé de sergents. M. de Tocqueville quitta le maréchal à Orléansville
et revint étudier seul, de plus près, les villages administratifs ou
militaires créés autour d'Alger ; il sortit de cet examen mieux convaincu
encore qu'il fallait chercher ailleurs la solution du problème de la
colonisation algérienne[69]. Mal vu par les civils, le système du maréchal était loin d'être soutenu par tous les militaires. Sur l'invitation du gouvernement, le général Bedeau avait préparé un plan de colonisation pour la province de Constantine. Il proposait d'essayer tous les systèmes de colonisation, à l'exception toutefois de celui des pauvres qui lui paraissait très onéreux. Bornant le rôle de l'État à la fixation de certaines limites et de certaines conditions protectrices, au don de la terre, à l'exécution des grands travaux de sécurité, de salubrité et de viabilité, il comptait principalement sur l'initiative des individus et des capitaux, et se préoccupait de leur laisser le plus de liberté possible. Il ne paraissait faire aucune part à la colonisation militaire. C'est surtout du côté du général de La Moricière que
venait l'opposition au système du maréchal Bugeaud. La rivalité un peu
jalouse de ces deux hommes de guerre n'était pas un fait nouveau. Sans doute,
dans leurs bons moments, ils comprenaient, l'un et l'autre, le tort de leurs
divisions ; alors le maréchal rendait justice à son brillant lieutenant et le
signalait lui-même au gouvernement comme l'un dés hommes les plus capables de
le remplacer[70]
; alors aussi La Moricière écrivait à Bugeaud : Pour
moi, je repousse la situation de rivalité, d'opposition, dans laquelle on
veut me placer par rapport à vous, Monsieur le maréchal ; je la repousse,
parce qu'elle répugne à mon caractère ; je la repousse, au nom de la
discipline de l'armée que tout homme qui aime son pays doit respecter[71].
Malheureusement, par l'effet des situations et aussi des caractères, les
heurts étaient fréquents. Il s'en était produit dès 1842[72]. A partir de
1845, les rapports furent plus tendus encore. Quand il se voyait vilipendé
dans le journal l'Algérie, tandis que le commandant d'Oran y était
porté aux nues, le maréchal soupçonnait aussitôt ce dernier d'inspirer cette
polémique, soupçon qui, il est vrai, ne tenait pas longtemps devant les
protestations de La Moricière. En octobre 1845, lorsqu'il revenait,
soudainement en Afrique pour faire face à l'insurrection, il ne se retenait
pas de blâmer tout haut la façon dont le commandant intérimaire avait conduit
les choses, d'attribuer les premiers échecs à ses fausses mesures, d'insinuer
même qu'il avait manqué de sang-froid dans le péril. Par contre, quelques
mois plus tard, La Moricière ne se gênait pas pour se plaindre que le
maréchal surmenât ses troupes sans profit. Tous ces désaccords étaient connus
de l'armée, sur laquelle ils ne pouvaient avoir qu'un fâcheux effet. Le
colonel de Saint-Arnaud, qui était entièrement du bord du maréchal et
facilement injuste pour le commandant d'Oran, écrivait à son frère : Il n'y a pas deux camps dans l'armée d'Afrique, mais il y
a deux hommes : l'un, grand, plein de génie, qui, par sa franchise et sa
brusquerie, se fait quelquefois des ennemis, lui qui n'est l'ennemi de
personne ; l'autre, capable, habile, ambitieux, qui croit au pouvoir de la
presse et la ménage, qui pense que le civil tuera le militaire en Afrique et
se met du côté du civil. L'armée n'est pas divisée pour cela entre le
maréchal Bugeaud et le général La Moricière ; seulement, il y a un certain
nombre d'officiers qui espèrent plus du jeune général qui a de l'avenir, que
du vieillard illustre dont la carrière ne peut plus être bien longue[73]. Aussitôt que la question décolonisation commença à occuper les esprits, La Moricière y prit position à l'antipode de Bugeaud. Dès 1844 et 1845, dans des notes adressées au ministre ou publiées, il montrait la solution du problème, non dans l'intervention de l'État et de l'armée, mais dans l'action des capitaux qu'il fallait attirer et intéresser ; il s'en rapportait à la spéculation du soin de faire venir les colons sur les terres dont elle se serait mise en possession. Au commencement de 1846, ses idées se précisent. Sur l'invitation que le gouvernement lui a adressée en même temps qu'au général Bedeau, il rédige, pendant ses nuits de bivouac, tout un plan de colonisation de la province d'Oran, qu'il a soin d'envoyer directement au ministre, par crainte que le gouverneur général ne l'intercepte. Partant de cette idée que le bon sens du pays et de la Chambre a fait justice du projet de colonisation militaire[74], il propose d'appeler les riches capitalistes au moyen de grandes concessions de terres faites par adjudication ; certaines clauses seraient imposées aux adjudicataires en faveur des petits colons qui viendraient s'établir sur leurs terres. Il ne met à la charge de l'Etat qu'une dépense très limitée, celle de quelques travaux d'intérêt général ; ainsi évalue-t-il à 200.000 francs les déboursés à faire pour 2.300 familles, et il oppose la modicité de ce chiffre aux frais colossaux du système du maréchal Bugeaud. Il se préoccupe aussi d'écarter les formalités compliquées qui trop souvent rebutent les initiatives particulières. Si le général compte avant tout sur les capitalistes, il n'exclut pas de plus modestes concessionnaires ; seulement, il insiste pour qu'on ne leur donne pas plus de terres que leurs ressources ne leur permettent d'en mettre en valeur. En tout cas, qu'il s'agisse d'attirer les capitaux gros ou petits, il faut, à son avis, remplacer, dans les territoires ouverts aux colons, l'arbitraire du régime militaire par les garanties du régime civil ; le but doit être d'assimiler ces territoires à la Corse, moins les droits électoraux dans les premières années[75]. Quant au gouverneur général, son rôle serait réduit à celui de commandant de l'armée et de chef du pays arabe. Était-il alors aussi facile que le supposait La Moricière, de faire venir les capitaux en Algérie ? Quand, par application de ses idées, on essaya de mettre en adjudication le territoire de plusieurs nouvelles communes dans la province d'Oran, à charge, pour les particuliers ou les compagnies qui se rendraient adjudicataires, de les peupler de familles européennes, le résultat fut à peu près nul. Il est vrai que les conditions compliquées imposées aux adjudicataires étaient bien faites pour décourager toute entreprise. Le général attribua l'insuccès à ces exigences de la routine administrative et aussi à la mauvaise volonté du gouverneur. Le souci de faire prévaloir ses idées sur la colonisation et de mieux contre-balancer la grande autorité du maréchal Bugeaud éveilla chez La Moricière l'ambition de se faire, lui aussi, nommer député. Une occasion lui était offerte par les élections générales d'août 1846. Ses premières tentatives, à Paris et en Maine-et-Loire, ne furent pas heureuses. Ce fut seulement en octobre que M. de Beaumont, qui avait été élu par deux collèges, fit élire La Moricière à sa place dans celui de Saint-Calais. Arrivé à la Chambre sous de tels auspices, le général, qu'il le voulût ou non, se trouva plus ou moins lié à la partie de la gauche qui se groupait autour de M. de Tocqueville. L'opposition d'ailleurs se montra fort empressée à séparer d'une si brillante renommée. L'une des conséquences fut naturellement d'accentuer encore l'antagonisme existant entre le gouverneur général et son lieutenant. Ils apparaissaient au public comme les représentants de deux politiques contraires, aussi bien en France qu'en Algérie. Le colonel de Martimprey, fort dévoué à La Moricière, s'alarmait d'une telle situation : Je redoute, écrivait-il d'Afrique, le spectacle d'une lutte entre mon général et le maréchal Bugeaud ; il n'en sortirait rien de bon, ni pour l'un ni pour l'autre, et quelque vautour ne tarderait pas à se percher sur leurs cadavres. Plus le général de La Moricière prenait ainsi position, plus le maréchal Bugeaud s'en irritait, et il n'était pas homme à garder son mécontentement pour lui. Il ne se borna pas à malmener, dans ses conversations, ce qu'il appelait la théorie des colons en gants jaunes. Au commencement de 1847, il publia et fit distribuer aux membres des Chambres une réfutation sévère du système de La Moricière. A l'entendre, ce système, loin de résoudre la question coloniale et la question militaire, ne serait, sous ce double rapport, qu'une cause de ruines. Il s'attacha surtout à montrer que l'économie dont on faisait si grand bruit n'était qu'apparente. D'ailleurs, ajoutait-il, la colonisation la plus rapide et la plus fortement constituée serait, en définitive, quoi qu'elle coûtât, la plus économique, parce qu'elle seule permettrait de diminuer l'armée. Il déclarait donc repousser de tout son pouvoir les idées du général ; tout au plus consentirait-il à les essayer localement, afin d'en démontrer pratiquement l'inefficacité. XIV Cependant la session de 1847 s'était ouverte, et, le 27 février, le ministre de la guerre, fidèle à l'engagement pris envers le maréchal Bugeaud, déposait à la Chambre une demande de crédit de trois millions, pour établir en Algérie des camps agricoles où des terres seraient concédées à des militaires. L'exposé des motifs commençait par rappeler les divers modes de colonisation tentés jusqu'alors en Afrique ; tout en se félicitant de ce qui avait été et de ce qui pourrait encore être obtenu, il indiquait l'utilité de fonder, sur les limites des territoires occupés, une colonisation plus forte, plus défensive que la colonisation libre et civile, une colonisation armée, véritable avant-garde destinée à se servir du fusil comme de la bêche, sorte de bouclier pour les établissements placés derrière elle. Il indiquait que l'armée seule pouvait fournir les éléments de cette colonisation. Venaient ensuite des détails sur la manière d'organiser ce corps de soldats appelé à devenir un peuple de colons. Il fut aussitôt visible que l'opinion faisait mauvais
accueil à l'idée des camps agricoles. A Alger, les colons se réunirent pour
protester et envoyèrent en France des délégués chargés de demander le rejet
de la loi. Le gouvernement, assez embarrassé et peu disposé à porter seul la
responsabilité d'un projet qu'il n'avait présenté que par égard pour Bugeaud,
insista fortement auprès de ce dernier pour qu'il vînt à Paris et assumât le
premier rôle dans la discussion. Le maréchal ne parut pas pressé de se rendre
à cet appel. Malade d'un gros rhume, mécontent de ce que le ministère ne
s'engageait pas plus à fond, et probablement pressentant l'échec final, il
répondit, sur un ton assez grognon, le 9 mars 1847, à M. Guizot : Je n'ai rien vu de plus pâle, de plus timide, de plus incolore
que l'exposé des motifs du ministre de la guerre. On y a mêlé l'historique
incomplet de la colonisation, le système du général de La Moricière, celui du
général Bedeau ; enfin le mien arrive comme accessoire... On lui donne la plus petite portée possible ; on l'excuse
bien plus qu'on ne le recommande... Je compte
infiniment peu sur la parole du ministre de la guerre, mais je compte
infiniment sur la vôtre... C'est maintenant
l'œuvre du ministère ; vous ne voudrez pas lui faire éprouver un échec. Pour
mon compte, je n'y attache qu'un intérêt patriotique ; mon intérêt personnel
s'accommoderait fort bien de l'insuccès. Je suis déjà un peu vieux pour la
rude besogne d'Afrique. Il écrivait de nouveau, le 15 mars : C'est encore de mon lit de douleur que je vous écris. Je
commence à craindre sérieusement de n'être pas en état de me rendre à Paris
avant la fin du mois, et, dès lors, qu'irais-je y faire ? Les partis seront
pris ; la commission aura fait son rapport. Puis, dans un
post-scriptum, au reçu de la nouvelle que les députés nommés par les bureaux
pour faire partie de la commission, étaient très peu
favorables au projet, il ajoutait : Le
gouvernement, qui est si fort dans tous les bureaux, n'a donc pas cherché à
faire prévaloir les candidats de son choix ? Tout ceci est d'un bien mauvais
augure. La commission était, en effet, presque unanimement hostile. Elle choisit pour président M. Dufaure et pour rapporteur M. de Tocqueville, tous deux connus comme adversaires de la colonisation militaire. Le gouvernement, qui se jugeait quitte pour avoir présenté le projet, ne manifestait nullement l'intention d'en faire une question de cabinet. Tout cela augmenta encore la répugnance du maréchal à s'engager de sa personne dans un débat qui ne pouvait bien tourner. Il fit savoir au ministère que, décidément, sa santé ne lui permettait pas de se rendre à Paris. Bien plus, il ne cacha pas que sa détermination était prise de se retirer. Toutefois, désireux de ne partir que sur un succès militaire, il voulut, avant de résigner effectivement ses fonctions, accomplir une expédition qu'il avait fort à cœur. On sait comment, depuis longtemps, Bugeaud songeait à soumettre la Grande Kabylie, comment aussi il avait toujours été retenu par les Chambres et par le gouvernement[76]. En 1847, le calme qui régnait dans nos possessions africaines et l'ascendant que donnait aux armes françaises la défaite définitive d'Abd el-Kader lui parurent favorables à une opération décisive. D'ailleurs, à ses yeux, l'appui fourni à l'émir, l'année précédente, par les tribus du Djurdjura, condamnait la politique qui laisserait plus longtemps, au cœur de notre colonie, ce foyer d'indépendance. A la première révélation de ses projets, les ministres, préoccupés du sentiment connu de la Chambre, avaient fait des objections. Mais le maréchal insista, donna des explications rassurantes, et le gouvernement finit par se résigner à le laisser faire. En vous voyant si certain du succès, lui écrivait le ministre de la guerre, je suis porté à y croire comme vous ; j'en accepte donc l'espérance, et je reçois avec satisfaction l'engagement par lequel vous terminez cette dépêche de ne rien entreprendre dans ce pays sans être moralement assuré du succès, de n'y faire stationner les troupes que le temps indispensablement nécessaire, de n'y créer aucun poste permanent, enfin de ne pas demander, pour cette expédition, un soldat de plus. Aussitôt qu'on eut vent, à la Chambre, de l'entreprise préparée contre la Kabylie, l'émotion y fut grande. La commission des crédits, présidée par M. Dufaure, la même qui, à ce moment, examinait et repoussait le projet de colonisation militaire, prit, le 9 avril 1847, la délibération suivante, dont ampliation fut signifiée au ministre de la guerre : La commission, après en avoir délibéré, convaincue, à la majorité, que l'expédition militaire dans la Kabylie, annoncée par M. le gouverneur général, est impolitique, dangereuse et de nature à rendre nécessaire une augmentation dans l'effectif de l'armée, est d'avis de faire connaître à M. le ministre de la guerre son sentiment à cet égard. De l'avis du conseil, le ministre de la guerre répondit que le gouvernement était toujours disposé à tenir grand compte des opinions émises par les Chambres, mais qu'il devait maintenir avec soin les limites établies entre les grands pouvoirs de l'État. Rappelant qu'en vertu de l'article 12 de la Charte, les opérations militaires étaient conduites par le gouvernement du Roi en toute liberté, sous la garantie de la responsabilité des ministres, il s'étonnait de voir la commission prendre une délibération sur une question qui rentrait exclusivement dans les attributions de la prérogative royale et notifier cette délibération au gouvernement du Roi. Il déclarait ne pouvoir recevoir une communication contraire à notre droit constitutionnel, et renvoyait à la commission la pièce qu'elle lui avait adressée. En même temps qu'il défendait avec cette fermeté ses droits contre les empiétements parlementaires, le gouvernement fit connaître au maréchal ce qui venait de se passer, et, sans oser absolument interdire l'expédition, ne cacha pas qu'il la voyait avec inquiétude et déplaisir. Cette dépêche, datée du 30 avril, parvint à Bugeaud le 7 mai, au moment où il sortait du palais pour entrer en campagne. Sans prendre la peine de remonter à son cabinet, il écrivit au ministre : Il est bien évident que je dois prendre sur moi toute la responsabilité de l'œuvre dans la chaîne du Djurdjura. Il le faut bien, d'ailleurs, puisqu'elle m'est laissée ; mais cela ne m'effraye pas. Je vous prierai seulement de remarquer qu'on serait bien mal fondé de me répéter encore que je redoute la presse et l'opinion. Je monte à cheval pour rejoindre mes troupes[77]. Deux colonnes, l'une de sept mille hommes, commandée par le maréchal, l'autre de six mille, sous les ordres du général Bedeau, concouraient à l'expédition. Il ne s'agissait plus, comme on l'avait fait plusieurs fois, de mordre les bords du massif, mais bien de le traverser de part en part. Parties, la première de la province d'Alger, la seconde de la province de Constantine, les deux colonnes devaient marcher l'une vers l'autre, pour se rencontrer devant Bougie, ville de la côte que nous occupions depuis longtemps, mais qui était constamment bloquée par les tribus hostiles des alentours. La colonne du maréchal, partie de Bordj-Bouira, le 13 mai, livra, le 16, un rude combat aux Beni-Abbès ; rien ne put résister à l'élan de nos soldats, qui escaladèrent les montagnes les plus abruptes. Les Beni-Abbès, vaincus et fort maltraités, se soumirent, et leur exemple fut suivi par les populations voisines. Le 21 mai, le maréchal rejoignit, à une journée de Bougie, le général Bedeau, qui, de son côté, n'avait rencontré qu'une faible résistance. Le lendemain, les deux colonnes firent leur entrée dans Bougie. Le gouverneur réunit les chefs des tribus soumises, pour leur donner l'investiture, et leur expliqua quels seraient désormais leurs devoirs envers nous : payement d'un impôt modéré ; obligation de nous assurer le libre parcours à travers leur territoire ; responsabilité de tous les méfaits commis. Il ajouta qu'il n'avait pas l'intention d'occuper leur pays d'une façon permanente, mais qu'il reviendrait, de temps à autre, les visiter en armes, et qu'alors, s'il avait à se plaindre d'elles, il réglerait leurs comptes. Les chefs acclamèrent le maréchal et firent toutes les promesses qu'on voulait. La colonne du gouverneur rentra ensuite dans la province d'Alger. Une partie de celle du général Bedeau demeura encore pendant quinze jours à Bougie : aucun incident ne s'étant produit, elle retourna, elle aussi, dans ses cantonnements. Le maréchal Bugeaud triomphait d'un succès si facile et qui paraissait si complet. Il écrivait, le 29 mai 1847, à un de ses amis : Je suis rentré, depuis trois jours, de l'expédition de la Grande Kabylie, qui a fait déclamer nos grands tacticiens de la Chambre et de la presse... Je me borne à vous dire que les résultats, qui ont dépassé mes espérances, donnent un éclatant démenti aux opposants[78]. Ceux-ci, en effet, ne savaient plus trop que dire. Est-ce donc que, du coup, notre domination était établie en Kabylie ? Non, ceux qui le disaient alors se faisaient illusion. La soumission obtenue n'était que passagère et nominale. La vraie conquête de cette région restait à faire, et elle ne devait être menée à fin que dix ans plus tard, par le maréchal Randon. En tout cas, sur le moment, le succès apparent faisait au
maréchal Bugeaud la belle fin qu'il cherchait. Rien ne retardait plus son
départ : J'ai pris la ferme résolution de demander
un successeur, écrivait-il, le 29 mai 1847, dans la lettre dont j'ai
déjà cité un fragment. Sans attendre la décision
définitive, je pars, le 5 juin, pour le Périgord. J'ai exprimé ma
détermination avec tant de force, que l'on renoncera sans doute à la faire
changer[79].
On lisait, le lendemain, 30 mai, dans le Moniteur algérien : En ce moment, depuis la frontière du Maroc jusqu'à celle
de Tunis, depuis la Méditerranée jusqu'à la mer de sable, l'autorité
française règne incontestée sur toute l'Algérie. Le maréchal duc d'Isly
rentre en France. Il a prié le ministre de la guerre de vouloir bien pourvoir
à son remplacement. La durée de son gouvernement, rempli de faits qui
appartiennent à l'histoire, a duré six ans. Le départ du maréchal gouverneur
aura lieu le 5 juin. Avant de quitter l'Algérie, le maréchal adressa
trois proclamations à la population civile, à l'armée et à la marine. Colons de l'Algérie, disait-il dans la première, jetez un coup d'œil sur la proclamation que je vous
adressais en février 1841. Vous verrez que j'ai dépassé de beaucoup le
programme que je m'étais tracé. Il exposait alors ce qu'il avait fait
pour la conquête et pour la colonisation. Puis, après avoir déclaré que sa santé et la situation qui lui était faite par
l'opposition qu'éprouvaient ses idées, ne lui permettaient plus de se charger
des destinées de l'Algérie, il donnait de graves conseils aux colons,
blâmant leur impatience et leurs injustes préventions contre le gouvernement
militaire. Ces conseils, ajoutait-il, n'ont rien qui doive vous blesser ; ils sont, au
contraire, la preuve du vif intérêt que je vous porte. Dans la
proclamation à l'armée, il rappelait, avec une mâle fierté, tout ce qu'ils
avaient fait ensemble. Il est des armées,
disait-il, qui ont pu inscrire dans leurs annales
des batailles plus mémorables que les vôtres. Il n'en est aucune qui ait
livré autant de combats et qui ait exécuté autant de travaux ! A la
marine, enfin, il témoignait sa vive reconnaissance pour l'appui qu'elle lui
avait constamment donné. Ayant ainsi fait ses adieux à tous, il s'embarqua,
le 5 juin, sur le navire qui devait l'emmener en France. Fine foule émue et
respectueuse assistait à son départ. La démission du maréchal, devenue publique, enlevait tout intérêt à la délibération de la Chambre sur le projet relatif à l'essai de colonisation militaire. Le 2 juin, M. de Tocqueville avait déposé, au nom de la commission des crédits, un rapport dans lequel, après avoir discuté les divers plans de colonisation, il concluait au rejet du crédit demandé pour les camps agricoles. Huit jours après, le 11 juin, le ministre de la guerre annonça le retrait du projet. Le gouvernement témoignait ainsi qu'il prenait son parti de la retraite du maréchal, et qu'il renonçait à le retenir comme il avait fait jusqu'alors. Plusieurs raisons le déterminaient. D'abord, l'obstination avec laquelle le gouverneur exigeait la colonisation militaire, et la prévention invincible de l'opinion et de la Chambre contre cette colonisation, avaient fait naître une difficulté vraiment inextricable. En second lieu, le ministère en était venu probablement à cette conclusion plus ou moins formelle que Bugeaud avait fait son temps ; par l'effet même du succès obtenu, l'action guerrière où le maréchal excellait et pour laquelle on l'avait pris et gardé, passait désormais au second plan ; au problème militaire succédait un problème d'organisation coloniale sur lequel il ne paraissait point avoir des vues aussi sûres. N'était-il pas dans le rôle du pouvoir de varier ses instruments, suivant les tâches qu'il convenait d'accomplir ? Ajoutons que le Roi et ses ministres n'étaient pas pris au dépourvu pour le choix du nouveau gouverneur. Depuis longtemps, conformément au vœu exprimé plusieurs fois par le maréchal lui-même[80], ils réservaient sa succession au duc d'Aumale. Jusqu'alors, à cause de la jeunesse du prince et des services qu'ils attendaient encore de Bugeaud, ils n'avaient rien fait pour hâter la réalisation de ce projet ; au contraire. Mais, en 1847, ils ne voyaient plus de raison de la retarder. Si le cabinet consentait à se séparer, pour l'avenir, du maréchal Bugeaud, ce n'était pas qu'il méconnût ses services dans le passé. Le 9 juin 1847, à la tribune de la Chambre des députés, M. Guizot saisit l'occasion du débat sur les crédits extraordinaires pour célébrer de nouveau ces services. A considérer aujourd'hui les choses de loin et de haut, on ne peut que confirmer l'hommage rendu par M. Guizot à l'illustre maréchal. Quels qu'aient pu être alors les tâtonnements de la colonisation et les lacunes de l'administration civile, l'œuvre accomplie par Bugeaud apparaît singulièrement grande et suffit à sa gloire. C'est pendant les six années de son gouvernement que les Arabes ont été vaincus et soumis. Il a fait ce qu'auparavant nul n'avait pu faire, et si, après lui, plusieurs ont beaucoup fait, nul n'a fait autant que lui. Son nom demeure le plus éclatant et le plus considérable de notre histoire algérienne. FIN DU TOME SIXIÈME |
[1] Sur la première partie du gouvernement du maréchal Bugeaud, voir les chapitres V et VI du livre V.
[2] Lettre à M. Gardère, du 17 octobre 1844. (Le Maréchal Bugeaud, par le comte D'IDEVILLE, t. II, p. 550.)
[3] Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 180 à 182.
[4] Moniteur algérien du 25 juillet 1845.
[5] Lettre au général Bourjolly, citée par M. C. Rousset. (La Conquête de l'Algérie, t. II, p. 29.)
[6] Lettre du 22 mai 1845. (La Conquête de l'Algérie, t. II, p. 27.)
[7] C'est le chiffre donné par le maréchal Bugeaud, dans une lettre à la duchesse d'Isly, en date du 8 août 1845. (D'IDEVILLE, t. III, p. 32.)
[8] Lettre à la duchesse d'Isly, en date du 8 août 1845. (D'IDEVILLE, t. III, p. 32.)
[9] D'IDEVILLE, Le Maréchal Bugeaud, t. III, p. 4.
[10] Documents inédits.
[11] Voir plus haut, t. V, chap. V, § XV.
[12] L'Algérie : Du moyen de conserver et d'utiliser cette conquête (1842).
[13] Le ministre de la guerre était obligé de reconnaître, à la tribune, le 8 juin 1846, que trente et un employés de l'administration civile en Algérie venaient d'être traduits devant des conseils d'enquête comme suspects de malversations, que seize avaient été révoqués et neuf traduits devant les tribunaux.
[14] Le maréchal revenait souvent sur cette idée. Peu après, il disait dans une de ses nombreuses brochures : La première de toutes les libertés, en Afrique, c'est la sécurité, c'est l'assurance de conserver sa tête... On peut bien sacrifier à de tels avantages quelques-unes de ses autres libertés ; et, disons-le franchement, les masses feront sans difficulté ce sacrifice, dont elles comprendront l'importance parce que leur esprit droit et simple, n'est pas troublé par des théories contraires. Les théoriciens demanderont pour elles, à grands cris, des libertés dont elles ne se préoccupent pas.
[15] D'IDEVILLE, t. II, p. 568.
[16] Mémoire sur la colonisation de l'Algérie (1845).
[17] Pour tout ce qui a trait à cette fondation, je me suis servi principalement de la Vie de dom François Régis, par l'abbé BERSANGE.
[18] Voir plus haut, au paragraphe précédent.
[19] Citons entre autres le colonel Marengo, fort mêlé alors aux entreprises de colonisation. On racontait ainsi l'origine de son nom : le Premier consul, l'ayant remarqué à Marengo, où il était simple soldat, l'avait fait sortir des rangs : Comment t'appelles-tu ? — Mon général, c'est à peine si j'ose vous le dire, je m'appelle Capon. — Tu te nommeras désormais Marengo, avait répondu Bonaparte. Le colonel Marengo demanda aux Trappistes, auxquels il avait montré tant de dévouement, d'être enterré dans leur cimetière.
[20] Par exemple, dans l'hiver 1846-1847, onze religieux succombèrent en quelques mois.
[21] D'IDEVILLE, Le maréchal Bugeaud, t. III, p. 310.
[22] D'IDEVILLE, Le maréchal Bugeaud, t. III, p. 311.
[23] Récit de M. de Bussière. (Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1853, p. 497.) — Le général de La Moricière demandait aux colons du Sig pourquoi leur village ne grandissait pas : Ce qui nous manque, lui répondit une bonne femme, c'est de ne pas entendre le son des cloches. (Le général de La Moricière, par M. KELLER, t. II, p. 30.)
[24] D'IDEVILLE, t. III, p. 308 et 309.
[25] Documents inédits.
[26] Plus tard, en 1849, le maréchal Bugeaud a raconté lui-même plaisamment l'essai malheureux qu'il avait fait de la propriété collective, et il s'en est servi comme d'un argument contre les socialistes et les communistes.
[27] Voir notamment le rapport de M. Vatout, du 13 mai 1843, et celui de M. Magne, du 16 mai 1845.
[28] Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 194 à 198.
[29] L'Algérie, fondée à Paris, en 1843, pour être hors de la portée du gouverneur général, paraissait six fois par mois, les jours qui correspondaient aux départs des courriers d'Algérie.
[30] Voir entre autres une lettre du Roi au duc d'Aumale, en date du 2 juin 1843, publiée par la Revue rétrospective.
[31] Le maréchal écrivait, le 23 octobre 1843, à M. Blanqui : Je désire qu'un prince me remplace ici... Le duc d'Aumale est et sera chaque jour davantage un homme capable. (Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 236.) Vers ce même temps, il s'exprimait ainsi dans une conversation de bivouac : Je place très haut les talents militaires et administratifs de mes trois lieutenants : Changarnier, La Moricière et Bedeau. Eh bien, si j'avais à faire le choix de mon successeur au gouvernement de l'Algérie, je n'hésiterais pas à désigner Mgr le duc d'Aumale, dans lequel se trouvent réunies les qualités qui constituent le chef d'armée et l'administrateur. Il a la décision prompte, le courage entraînant, le corps infatigable et l'amour du travail, le tout dirigé par une haute intelligence et un ferme bon sens. Joignez à cela le prestige dont l'entoure, aux yeux de tous et des Arabes surtout, son titre de fils du sultan de France, et vous aurez en lui le gouverneur qui fera de l'Algérie un royaume prospère. (Trente-deux ans à travers l'Islam, par Léon ROCHES, t. II, p. 438.) L'année suivante, le maréchal exprimait de nouveau la même idée, dans une lettre à M. Guizot. (Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 237.)
[32] Lettres du maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, en date du 12 juin et du 8 juillet 1845. (Documents inédits.)
[33] Lettre du 17 septembre 1845. (Documents inédits.)
[34] Expressions dont le maréchal se servait dans une lettre écrite à M. Guizot, le 18 août 1845. (Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 124.)
[35] Lettre du 28 septembre 1845. (Documents inédits.)
[36] Lettre du 28 septembre 1845. (Documents inédits.)
[37] Lettre du 30 juin 1845. (Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 122.183 et 184.)
[38] Tous ces faits sont rapportés par le maréchal lui-même, dans une lettre qu'il écrivit ultérieurement à M. de Corcelle, le 28 septembre 1845. (Documents inédits.)
[39] Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 124.
[40] Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.
[41] Ce sont les expressions dont le maréchal Bugeaud se servait dans la lettre écrite à M. de Corcelle, le 28 septembre 1845. (Documents inédits.)
[42] Lettre du 28 septembre 1845. (Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 198.)
[43] J'ai suivi principalement le beau récit donné de cet incident par M. le duc d'Aumale, dans son livre : Zouaves et chasseurs à pied.
[44] Ce malheureux officier, qui avait donné antérieurement des preuves de bravoure, fut remis plus tard en liberté par Abd el-Kader. Traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné à mort ; mais cette sentence fut annulée.
[45] Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 200 et 201,
[46] Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 203 à 207.
[47] Voir la conversation que Bugeaud, avant sa nomination au poste de gouverneur général, avait eue avec le Roi (plus haut, t. V, ch. V, fin du § II).
[48] Ordre du jour adressé aux troupes, le 2 mars 1846.
[49] Saint-Arnaud, chef de l'une de ces colonnes, écrivait, le 3 novembre 1845 : Tous ces chérifs paraissent et disparaissent. Il ajoutait, le 6 décembre : Je poursuis à mort les chérifs qui poussent comme des champignons. C'est un dédale ; on ne s'y reconnaît plus. Depuis l'aîné, Bou-Maza, nous avons Mohammed-bel-Cassem, Bou-Ali, Ali-Chergui, Si-Larbi, Bel-Bej ; enfin je m'y perds. J'ai déjà tué Ali-Chergui chez les Medjaja ; je viens de tuer Bou-Ali chez les Beni-Derjiu. (Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.)
[50] Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.
[51] Le général de La Moricière, par KELLER, t. I, p. 418.
[52] C'est à l'obligeante communication de M. le général Trochu que je dois ces détails, ainsi que ceux qui vont suivre. Ils donnent parfois aux événements une physionomie un peu différente de celle que leur ont prêtée d'autres historiens. Mais le témoignage d'un homme aussi bien placé pour tout voir et aussi bien préparé à tout comprendre, m'a paru avoir une valeur décisive.
[53] KELLER, Le général de La Moricière, t. Ier, p. 421 à 423. — V. aussi C. ROUSSET, La conquête de l'Algérie, t. II, p. 91 à 93.
[54] Le Roi, notamment, avait manifesté sur ce point, dès l'origine, une volonté très arrêtée. Si on ne met pas un éteignoir absolu de notre côté, écrivait-il, le 12 novembre 1844, au maréchal Soult, on nous enfilera dans une nouvelle guerre avec le Maroc. Je crois qu'il faut des ordres péremptoires de ne laisser passer les frontières du Maroc par nos troupes, nulle part et sous quelque prétexte que ce soit, pas même celui de la poursuite d'Abd el-Kader. Nous sommes hors du guêpier, et ne nous y laissons pas entraîner une seconde fois. (Documents inédits.)
[55] Voir notamment les lettres que le maréchal Bugeaud écrivait, le 6 avril 1846, au duc d'Aumale et à M. Léon Roches. (D'IDEVILLE, Le maréchal Bugeaud, t. III, p. 97 à 99 et p. 103.)
[56] Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 212 à 223.
[57] En 1843, dans un combat de cavalerie, le trompette Escoffier, voyant son capitaine démonté et sur le point d'être capturé, mit pied à terre et lui amena son cheval : Montez vite, mon capitaine, lui dit-il, c'est vous et non pas moi qui rallierez l'escadron. Le brave trompette fut fait prisonnier. Le maréchal Bugeaud fit connaître à l'armée, par un ordre du jour, cet acte héroïque, et le Roi, sans attendre la libération d'Escoffier, le décora de la Légion d'honneur. Informé de ces faits, Abd el-Kader traita son prisonnier avec les plus grands égards et lui fit même remettre solennellement la croix de la Légion d'honneur devant ses troupes réunies. Escoffier fut échangé l'année suivante.
[58] Dans une lettre écrite par Abd el-Kader au Roi, en novembre 1846, nous lisons : L'accroissement de notre colère a été tel que nous nous sommes décidé à ordonner le massacre. Et dans une lettre au maréchal Soult, de la même date : La colère a fini par déborder de notre cœur, et nous avons ordonné que l'on tuât vos prisonniers.
[59] Le maréchal Bugeaud, par D'IDEVILLE, t. III, p. 100.
[60] Mémoires de M. Guizot, t, VII, p. 223 à 225.
[61] D'IDEVILLE, t. III, p. 124, 123.
[62] Documents inédits.
[63] J'ai beaucoup à me louer du nouveau ministre de la guerre, écrivait le maréchal Bugeaud à M. de Corcelle, le 19 juin 1846. (Documents inédits.)
[64] Si Abd el-Kader ne reprenait pas les hostilités, ce n'était pas la faute de lord Palmerston, dont l'acharnement nous poursuivait jusque sur cette terre lointaine. A cette époque, lord Normanby avouait que son gouvernement croyait de son devoir de soutenir Abd el-Kader, comme il l'avait toujours fait. (Dépêche de M. de Brignole, ambassadeur de Charles-Albert à Paris, en date du 4 novembre 1846. HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1848, t. II, p. 692.)
[65] C. ROUSSET, La conquête de l'Algérie, t. II, p. 100 à 121.
[66] Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.
[67] D'IDEVILLE, Le maréchal Bugeaud, t. III, p. 180.
[68] Lettre à Louis-Philippe, en date du 30 décembre 1846. (Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 225 à 227.)
[69] Voir, sur le voyage des députés, le récit qu'a fait un de leurs compagnons, M. A. Bussière. (Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1853.) — Le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère, le 29 novembre 1846 : Voilà cinq jours que mon esprit, mes jambes et mes chevaux ne débrident pas. Le corps est moins fatigué que l'esprit. Mais tenir tête à un maréchal qui aime à parler, à quatre députés et deux journalistes qui interrogent sans cesse ab hoc et ab hæc, c'est trop ; je suis rendu... M. de Tocqueville posait pour l'observation méthodique, profonde, raisonnée...
[70] Dans une lettre du 28 septembre 1845, le maréchal Bugeaud, qui voulait alors se retirer, annonçait à M. de Corcelle qu'il avait jugé de son devoir envers le Roi et le pays d'indiquer les deux hommes qu'il croyait les plus capables, par leur savoir et leur expérience, de le remplacer. — Vous comprenez, ajoutait-il, que je désignais les généraux Bedeau et de La Moricière. (Documents inédits.)
[71] Le général de La Moricière, par M. KELLER, t. Ier, p. 333.
[72] Voir plus haut, t. V, chapitre V, § VIII.
[73] Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.
[74] Ainsi s'exprime La Moricière, dans une lettre du 21 mai 1846, lettre destinée, dans sa pensée, à être publiée.
[75] La Moricière a exposé cette partie de sa thèse dans une lettre écrite, le 11 avril 1846, au directeur des affaires algériennes au ministère de la guerre.
[76] Voir plus haut, au § II de ce chapitre.
[77] Cette réponse est rapportée par M. C. ROUSSET, La conquête de l'Algérie, t. II, p. 136.
[78] D'IDEVILLE, Le maréchal Bugeaud, t. III, p. 142.
[79] D'IDEVILLE, Le maréchal Bugeaud, t. III, p. 142.
[80] Voir plus haut, § VII de ce chapitre.