HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE VI. — L'APOGÉE DU MINISTÈRE CONSERVATEUR

DE LA FIN DE 1845 AU COMMENCEMENT DE 1847

 

CHAPITRE IV. — M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN.

 

 

I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à l'influence française. La candidature du comte de Trapani à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M. Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M. Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par un sentiment différent. Impression que ces incidents laissent au gouvernement français. — II L'Orient après 1840. L'Egypte. La question du Liban. Efforts peu efficaces de la diplomatie française. — III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. Guizot propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis au pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. Succès de Colettis. La légation de France le soutient et l'emporte sur la légation britannique. Inconvénients de ce retour à l'ancien antagonisme. — IV. L'entente cordiale se maintient surtout par l'amitié personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur correspondance. Première démission du cabinet tory. Emoi causé en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction du Foreign office. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former à cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée de Palmerston.

 

I

Les affaires étrangères n'avaient pas tenu, dans les grands débats politiques de la session de 1846, la même place que les années précédentes. Il n'en faut pas conclure que le gouvernement français n'avait plus de problème extérieur à résoudre ou du moins à surveiller. Au dehors comme au dedans, les ministres n'ont jamais de telles vacances. A défaut des accidents imprévus et extraordinaires qui avaient naguère mis en question la paix du monde et l'existence du cabinet, restaient les difficultés permanentes que. notre diplomatie ne pouvait perdre de vue, alors même qu'aucun fait public n'attirait sur elles l'attention de la foule. En 1846, les plus graves de ces difficultés avaient pour siège l'Espagne et l'Orient, où, depuis si longtemps, se heurtaient les influences rivales de la France et de l'Angleterre.

Des affaires d'Espagne, qui depuis la mort de Ferdinand VII avaient causé tant d'embarras à notre gouvernement, il a été déjà question plusieurs fois[1]. Il convient d'en reprendre le récit au moment où nous l'avions interrompu, c'est-à-dire dans la seconde moitié de 1843, alors que le cabinet de Londres, éclairé par la chute d'Espartero, consentait enfin à s'entendre avec celui de Paris et à substituer, dans la Péninsule, l'action commune au vieil antagonisme ; c'était, on le sait, la première manifestation de l'entente cordiale. Cette nouvelle politique ne parut pas tout d'abord avoir des effets défavorables à la France. Au contraire, notre influence reprit peu à peu, à Madrid, le terrain qu'elle avait perdu pendant la régence d'Espartero. A travers mille intrigues de cour ou de parlement, dans lesquelles tous les partis mêlaient — comme cela ne se voyait qu'en Espagne — les procédés de révolution et ceux d'ancien régime, le pouvoir ministériel passa successivement des radicaux avancés, clients de l'Angleterre, à des radicaux de plus en plus modérés, et finit par arriver, en mai 1844, aux mains du général Narvaez et des autres chefs de l'ancien parti français. Dès le mois de février précédent, la reine mère Christine, qui, pendant son exil, vivait à Paris, dans l'intimité des Tuileries, avait été solennellement rappelée et avait repris, sous le nom de sa fille, l'exercice du pouvoir royal. Les élections, faites à la fin de 1844, donnèrent une majorité conservatrice, et le premier acte de la Chambre nouvelle fut de réformer la constitution dans un sens monarchique. La réaction était donc complète. Le gouvernement français ne pouvait la voir avec déplaisir, et il était disposé à la seconder. Toutefois il était bien résolu à ne pas retomber dans l'ornière de l'ancienne rivalité. M. Guizot avait proclamé cette volonté à la tribune de la Chambre des députés, dès le 21 janvier 1844, et surtout il s'appliqua à en bien pénétrer l'ambassadeur de France à Madrid, qui, depuis novembre 1843, se trouvait être le comte Bresson, jusqu'alors accrédité près la cour de Berlin. Ce n'était pas, en effet, entre les ministres dirigeants à Paris et à Londres que l'entente cordiale avait le plus de peine à s'établir ; c'était au loin, entre les agents diplomatiques des deux puissances. Les ministres, voyant par position les choses de haut et d'ensemble, pouvaient prendre leur parti de tel sacrifice local qu'ils savaient être compensé par les avantages généraux du système. Les agents, placés au milieu d'un théâtre circonscrit, étaient portés à y borner leur vue ; autour d'eux, tout — hommes et choses, traditions du passé et tentations de l'heure présente — les poussait à l'antagonisme. Pour y échapper, il leur fallait remonter la pente naturelle de leur fonction. M. Guizot connaissait notre nouvel ambassadeur à Madrid pour un esprit ardent, prompt à la lutte, mais aussi fort capable de comprendre une grande politique et de s'y dévouer ; il le pressa de n'épouser aucune querelle, aucune coterie, aucun nom propre, de prêcher à tous, particulièrement à nos amis, la concorde, la modération, et le détourna d'opposer un parti français à un parti anglais[2]. Pour ce qui dépendait de lui, loin d'appuyer sur les échecs infligés en Espagne à l'influence britannique, il cherchait à les atténuer : ainsi retarda-t-il la rentrée de la reine Christine, jusqu'à ce que le cabinet de Londres en eût reconnu la nécessité.

En dépit de ces ménagements, le tour pris par les événements au delà des Pyrénées était désagréable au gouvernement anglais, d'autant que lord Palmerston ne manquait pas d'y montrer le fruit de la politique suivie par ses successeurs. Lord Aberdeen en était parfois un peu triste, mais il n'en persistait pas moins à répudier cette politique d'antagonisme qui, disait-il, avait beaucoup nui à l'Espagne, sans beaucoup servir à l'Angleterre, et il proclamait que seule, la coopération des deux puissances occidentales pouvait assurer la prospérité de la Péninsule. Tel fut le sens des instructions que, lui aussi, il envoya à son représentant près la cour de Madrid. Celui-ci avait été changé en même temps que l'ambassadeur de France ; malheureusement, en cette circonstance, on n'avait fait qu'à demi les choses : si M. Aston avait été rappelé pour avoir été trop engagé dans l'ancienne rivalité, il avait été remplacé par sir Henri Bulwer, homme d'esprit, naguère premier secrétaire de l'ambassade anglaise à Paris, mais, au fond, de la clientèle de lord Palmerston et, comme tel, mal préparé à se faire l'instrument d'une politique d'union. Aussi les rapports furent-ils tout de suite assez tendus entre le nouveau ministre d'Angleterre et le comte Bresson, qui, de son côté, n'était d'humeur à permettre ni qu'on lui manquât dans les petites choses, ni qu'on l'entravât dans les grandes.

Les mauvais procédés de l'agent anglais n'ébranlèrent pas la volonté conciliante de M. Guizot ; il n'en prêcha pas moins la patience à son ambassadeur. Soyez, lui écrivait-il, toujours bien avec Bulwer et pour lui ; rendez-lui de bons offices. Ne fermez point l'œil sur ses petites menées, et tenez-moi toujours au courant ; mais qu'il n'en paraisse rien dans vos rapports avec lui, dans votre langage sur lui. Vous avez vu le bon, le très beau langage de lord Aberdeen. C'est là l'essentiel. Prenez cela pour le symptôme assuré et le vrai diapason des intentions et des rapports des deux gouvernements. Que Bulwer, comblé de vos bons procédés, de vos bons offices, ne puisse, s'il fait des fautes et subit des échecs, s'en prendre qu'à lui-même. L'entente cordiale n'est pas, je le sais, un fait de facile exécution sur tous les points et tous les jours. C'est pourtant le fait essentiel à la situation générale, et je m'en rapporte à vous pour le maintenir au-dessus des difficultés locales qui pèsent sur vous[3].

Dès l'établissement de l'entente cordiale en Espagne, M. Guizot avait déclaré que la plus grave des questions auxquelles elle devait s'appliquer était sans contredit celle du mariage futur de la reine Isabelle[4]. On se rappelle quelle était sur ce point notre politique nettement proclamée : nous consentions à l'exclusion des princes français, mais nous exigions un Bourbon, et, par cette raison, nous avions absolument repoussé la candidature du prince de Cobourg[5]. On n'a pas oublié non plus comment, dans l'entrevue d'Eu, le gouvernement anglais, sans adhérer formellement et en principe à notre prétention, avait paru s'engager en fait à la soutenir, ou tout au moins à ne pas la contrarier[6]. Notre candidat était alors le comte de Trapani, second frère du roi de Naples, et également frère de la reine Christine. Ce n'était pas que notre cabinet eût aucune préférence absolue pour ce prince. S'il l'avait désigné, c'est qu'à ce moment, il lui paraissait le seul Bourbon possible. Les neveux de Ferdinand VII, — le duc de Cadix et le duc de Séville, — se trouvaient écartés à cause de la haine passionnée que leur mère dona Carlotta témoignait à sa sœur la reine Christine. La mort de Carlotta, en janvier 1844, ayant paru atténuer cet obstacle, M. Guizot se hâta de déclarer que la combinaison napolitaine n'était pas pour nous une combinaison exclusive, et que, par exemple, nous ne ferions pas d'objection au duc de Cadix. Cette ouverture n'eut alors aucune suite ; ce prince n'était pas persona grata auprès d'Isabelle et de sa mère. Celle-ci disait à Narvaez, au mois de mars 1844, en arrivant en Espagne : Je suis décidée pour mon frère Trapani.

Il ne fallut pas longtemps, cependant, pour s'apercevoir que cette dernière candidature se heurtait à de grosses difficultés. La principale n'était pas l'opposition de M. de Metternich, qui poursuivait son idée d'un mariage d'Isabelle avec le fils de don Carlos[7], et qui redoutait, au point de vue de sa politique italienne, de voir Naples entrer dans l'orbite de la France[8] ; ce n'étaient pas non plus l'inertie maladroite et les hésitations soupçonneuses du roi des Deux-Siciles, qui craignait d'être la dupe de Louis-Philippe, et qui s'imaginait que ce prince n'avait pas renoncé sincèrement à prendre la main d'Isabelle pour un de ses fils. Le véritable obstacle était en Espagne. Au fond, personne n'y voulait de Trapani : les radicaux, parce que c'était notre candidat ; les modérés, parce qu'ils désiraient un grand mariage qui affermît leur monarchie constitutionnelle et lui assurât un point d'appui au dehors ; ce point d'appui, ils l'eussent trouvé dans le mariage français, qu'en dépit de nos refus ils tentaient toujours de remettre sur le tapis ; ils ne le trouvaient pas dans un prince d'un État secondaire, à peine âgé de seize ans, non encore sorti du collège de Jésuites où il portait la soutane, et ayant d'autant moins de prestige aux yeux des Espagnols que ceux-ci avaient gardé, du temps où ils dominaient dans l'Italie méridionale, l'habitude de mépriser les Napolitains. La reine Christine, tout en feignant, par déférence pour le gouvernement français, de poursuivre le mariage Trapani, le faisait sans désir sérieux de réussir, au contraire avec l'arrière-pensée de retarder toute conclusion et avec l'espoir de nous arracher, un jour ou l'autre, un prince français. M. Bresson sentait son habileté et son énergie impuissantes à vaincre ces résistances. Chaque fois qu'il croyait toucher au but, survenait un incident qui l'en éloignait.

Pendant ce temps, la candidature du prince de Cobourg, bien que rentrée dans l'ombre, n'était pas abandonnée : elle paraissait même trouver faveur, en Espagne, chez certains membres du parti modéré, offusqués du cercle étroit dans lequel nous prétendions les renfermer. L'un d'eux, le duc de Sotomayor, ministre à Londres, disait très haut : Si le roi Louis-Philippe ne nous donne pas un de ses fils, nous prendrons de la main des Anglais un Cobourg, parce qu'il nous faut à tout prix l'appui d'une grande puissance[9]. Bien plus, on pouvait se demander si ce sentiment n'était pas celui de la reine Christine. Un jour, M. Bresson lui racontait plaisamment qu'à une insinuation de l'envoyé anglais sur le mariage Cobourg il avait répondu : Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait élire en quarante-huit heures le duc de Nemours ; je puis assurer qu'il ne m'en faut ici que vingt-quatre pour faire proclamer le duc d'Aumale. Loin d'être choquée de cette assurance, la Reine mère répliqua sur le même ton : Il ne vous faudrait pas tant de temps, et si je savais que ce fût le moyen d'arriver à mon but, moi aussi je pousserais le Cobourg[10]. Ce mariage anglais dont elle nous menaçait en riant, elle y pensait à part elle beaucoup plus sérieusement : c'était la ressource qu'elle se réservait au cas où le mariage français deviendrait décidément impossible. Dès la fin de 1843, étant encore à Paris et recevant sir Henri Bulwer qui allait prendre possession de son poste à Madrid, elle lui avait témoigné tout le prix qu'elle attachait au bon vouloir de l'Angleterre, et lui avait fait connaître son intention de soutenir le prince de Cobourg, si, comme elle le craignait, elle ne pouvait obtenir un des fils de Louis-Philippe[11]. Une fois revenue en Espagne, l'astucieuse princesse, en qui l'on croyait voir parfois une nouvelle Catherine de Médicis, continua à tenir le même langage en causant avec certains adversaires de l'influence française, et ses propos revinrent plus d'une fois aux oreilles de notre ambassadeur. Tout cela n'était pas fait pour donner à M. Bresson grand espoir dans le succès du candidat napolitain ; avec son esprit vif et un peu impatient, il se voyait déjà acculé à cette alternative : ou consentir au mariage français, ou laisser faire le mariage Cobourg. Il ne craignait pas les difficultés, à la condition de connaître nettement son but. Il se décida donc, en septembre 1844, à demander hardiment à M. Guizot ce qu'il comptait faire au cas où la question serait ainsi circonscrite. Je vous en prie, lui écrivait-il, répondez-moi aussi nettement que je vais vous dire ma façon de penser. Je regarde un prince français comme une glorieuse et déplorable extrémité, un prince allemand comme le coup le plus pénétrant, le plus sensible à l'honneur de la France et à l'orgueil, à l'existence peut-être de notre dynastie. Entre un prince français et un prince allemand, réduit, adossé à ces termes, je n'hésiterais pas un moment : je ferais choisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécédents me donnent le droit de soumettre respectueusement au Roi et à vous quelques observations personnelles. En 1831, quand la question s'est posée, en Belgique, entre le duc de Leuchtenberg et le duc de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne rappellerai pas à Sa Majesté cette conversation que je suis venu chercher à toute bride de Bruxelles... J'ai pris sur moi une immense responsabilité : j'ai fait élire M. le duc de Nemours, et je n'hésite pas à reconnaître que je l'ai fait sans l'assentiment du Roi et de son ministre[12]. C'était très grave pour ma carrière, pour ma réputation même ; j'ai touché à ma ruine... Mon cher ministre, je ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de pareils risques ; je ne serais plus, aux yeux de tous, qu'un brûlot de duperie ou de tromperie... Expliquons-nous donc secrètement entre nous, mais sans détour. Sur quoi puis-je compter ?... Si la combinaison napolitaine échoue, si, après avoir tenté, je l'atteste sur l'honneur, tous les efforts pour la faire triompher, je me trouve forcément amené, pour épargner à notre roi et à notre pays une blessure profonde, à faire proclamer un prince français pour époux de la Reine, accepterez-vous ce choix et en assurerez-vous à tout prix l'accomplissement ?

Cette interrogation si précise ne blessa pas M. Guizot ; bien au contraire, elle lui plut, et il témoigna en termes généraux à son ambassadeur une confiance qui était un encouragement. Toutefois il évita de répondre directement à la question posée. Placé en face de l'hypothèse imaginée par M. Bresson, il eût senti et agi comme lui, et il était bien aise de le voir dans ces dispositions ; mais, ne croyant pas cette extrémité aussi fatale ni surtout aussi proche, il ne voulait rien faire qui pût porter un agent résolu, prompt, ardent, à précipiter les événements. Comme il l'a dit, certaines choses sont si difficiles à faire à propos et dans la juste mesure, qu'il ne faut jamais les dire aux autres, et à peine à soi-même, tant qu'on n'est pas absolument appelé à les faire. Pour le moment, quand les modérés gouvernaient à Madrid et lord Aberdeen à Londres, notre ministre se croyait garanti, sinon contre les embarras, les entraves, les délais, du moins contre toute surprise déloyale ; il voulait donc, de son côté, épuiser toutes les chances de résoudre la question sans porter atteinte à l'entente cordiale.

La demande de M. Bresson ne fut pourtant pas entièrement sans résultat. Le gouvernement français, préoccupé des répugnances qu'on lui signalait en Espagne contre le mariage napolitain, donna à entendre qu'il ne répugnerait pas à le fortifier par une union du plus jeune fils du Roi, le duc de Montpensier, avec la sœur cadette de la reine Isabelle, l'infante dona Luisa Fernanda. Ce fut le 26 novembre 1844 que M. Guizot parla pour la première fois de ce projet à M. Bresson ; il l'avisa en même temps que ce second mariage ne pourrait avoir lieu que quand la Reine serait mariée et aurait un enfant, c'est-à-dire quand l'Infante ne serait plus l'héritière présomptive de la couronne. Par cette réserve faite spontanément, avant toute communication du cabinet anglais, notre gouvernement marquait que ce second mariage n'était pas pour lui un moyen détourné de revenir sur ses déclarations antérieures et de mettre un fils de France sur le trône d'Espagne. Ne donnait-il pas du reste, à cette même époque, une autre preuve de sa loyauté en mariant à une princesse napolitaine le duc d'Aumale, dont, à Madrid, on avait tant désiré faire l'époux d'Isabelle[13] ? L'ouverture relative au duc de Montpensier fut reçue avec joie par la cour espagnole. Ce n'était pas tout ce que cette cour eût voulu ; mais elle se félicitait de ce demi-résultat. Narvaez, qui était encore à la tête du ministère, entra dans le nouveau projet avec son impétuosité accoutumée, non sans essayer, il est vrai, d'obtenir plus encore : Pourquoi, disait-il à M. Bresson, ne pas nous donner le prince pour la Reine ? Au moins aurait-il désiré conclure sur-le-champ un compromis secret pour le mariage de l'Infante : M. Bresson eut quelque peine à se dérober à ses instances et à ajourner tout engagement formel. Quant à la reine Christine, aussitôt que son ministre lui parla de la proposition du gouvernement français : Pour l'amour de Dieu, s'écria-t-elle, ne laisse pas échapper ce prince !

Le gouvernement britannique fut quelque temps sans connaître cette éventualité d'un mariage du duc de Montpensier avec l'Infante. Quand il en fut informé, dans l'été de 1845, il ne cacha pas son déplaisir et son inquiétude[14]. Aussi, lors de la seconde visite de la reine Victoria à Eu, au mois de septembre de la même année, Louis-Philippe et M. Guizot jugèrent-ils à propos d'aller au-devant des soupçons qu'ils devinaient, et de prendre l'initiative d'explications rassurantes. Ce qui fut dit, il importe d'autant plus de le savoir avec précision, que les Anglais devaient reprocher plus tard à notre gouvernement d'avoir manqué aux engagements pris en cette circonstance. Le Roi commença par déclarer à la Reine et à son ministre que le duc de Montpensier n'épouserait l'Infante que lorsque Isabelle serait mariée et aurait un enfant ; après ces assurances qui ne lui coûtaient pas, car elles étaient la répétition des instructions spontanément données à M. Bresson dès novembre 1844, il ajouta : Mais il faut un peu de réciprocité dans cette affaire, et, si je vous donne vos sécurités, il est juste qu'en retour vous me donniez les miennes. Or les miennes sont que vous ferez ce que vous pourrez pour tâcher que ce soit parmi les descendants de Philippe V que la Reine choisisse son époux, et que la candidature du prince Léopold de Saxe-Cobourg soit écartée. — Soit, répondit lord Aberdeen, nous pensons comme vous que le mieux serait que la Reine prît son époux parmi les descendants de Philippe V. Nous ne pouvons pas nous mettre en avant sur cette question, mais nous vous laisserons faire ; nous nous bornerons à vous suivre et, dans tous les cas, à ne rien faire contre vous. Quant à la candidature du prince Léopold de Saxe-Cobourg, vous pouvez être tranquille sur ce point : je réponds qu'elle ne sera ni avouée ni appuyée par l'Angleterre, et qu'elle ne vous gênera pas[15]. Tout ceci fut dit non pas une fois, mais plusieurs fois, pendant le court séjour de la reine Victoria à Eu, et le langage tenu par M. Guizot fut absolument conforme à celui du Roi. Ainsi rien de plus net : les assurances données par le gouvernement français au sujet du mariage du duc de Montpensier étaient formelles, mais conditionnelles ; du jour où le cabinet anglais manquerait à ce que nous attendions de lui et que son langage nous faisait espérer, nous reprendrions notre liberté. De notre part, une telle attitude n'était pas nouvelle ; notre gouvernement avait souvent insisté — notamment lors de la première entrevue d'Eu — sur le caractère synallagmatique des engagements qu'il prenait[16].

L'Espagne à peu près satisfaite et l'Angleterre rassurée, le cabinet français ne pouvait-il pas enfin se croire près du but ? Non ; dans les derniers mois de 1845 et au commencement de 1846, il lui revint que les Cobourg se donnaient plus de mouvement que jamais : plusieurs d'entre eux, dont Je prince Léopold, l'aspirant à la main d'Isabelle, s'étaient réunis à la cour de Lisbonne qui leur servait en quelque sorte de base d'opération ; il était même question d'un voyage de Léopold en Espagne ; on ajoutait que le roi des Belges, et, ce qui était plus grave encore, que le prince Albert et la reine Victoria s'intéressaient au succès de ces démarches[17] : c'était du moins ce qu'un diplomate portugais, revenant d'un voyagea Cobourg et à Londres, assurait à sir Henri Bulwer[18]. Ce dernier n'avait pas besoin d'être poussé dans ce sens. Dès l'origine, il avait jugé monstrueuse notre prétention d'imposer un Bourbon comme mari de la Reine, et avait regretté que son gouvernement ne la combattît pas ouvertement ; aussi tâchait-il d'v faire obstacle sous main, appuyait, dans ses conversations, sur l'impopularité du comte de Trapani, aidait aux ajournements, s'appliquait, comme le disait alors M. Guizot, à jeter du trouble dans les esprits, à entr'ouvrir pêle-mêle toutes les portes, à ménager toutes les chances, notamment celle du mariage Cobourg ; en réalité, il avait fait de ce mariage son but secret ; il se disait que s'il parvenait à l'accomplir, on ne lui saurait pas mauvais gré à Windsor d'avoir méconnu les instructions du Foreign office[19]. N'y avait-il pas, d'ailleurs, dans ces instructions, à côté des recommandations de marcher d'accord avec la France, la réserve du droit que l'Espagne avait de choisir librement l'époux de la Reine ? Bulwer affectait de ne voir que cette réserve, et son jeu était de susciter, à Madrid, une résistance, en apparence spontanée, aux vues de la France, se flattant qu'en raison de ses déclarations le gouvernement britannique se considérerait comme tenu de respecter et de faire respecter cette manifestation de l'indépendance espagnole. Lord Aberdeen, qui eût réprouvé sans aucun doute une telle interprétation de ses instructions, était, tout le premier, trompé par son agent, et il nous affirmait, de la meilleure foi du monde, que celui-ci ne faisait rien pour favoriser le mariage Cobourg[20]. Lui-même, d'ailleurs, gêné par ce qu'il savait des préférences secrètes de sa cour, n'était pas toujours aussi net et aussi ferme qu'on l'eût désiré. A M. Guizot, qui lui demandait de ne laisserait prince de Cobourg aucune possibilité de se présenter sous les couleurs de l'Angleterre, et qui insistait pour qu'il frappât ainsi d'impuissance tous les barbouillages subalternes de Madrid[21], il fit d'abord une réponse un peu embarrassée ; il protesta qu'il voulait, comme nous, un prince de Bourbon sur le trône d'Espagne, qu'il le pensait et le disait, mais qu'il n'avait aucune action directe sur les princes de Cobourg, et que la Reine restait libre d'en choisir un s'il lui plaisait. Néanmoins, pressé par nous et aussi par sa conscience, il se décida à parler nettement au prince Albert. Eût-il quelque difficulté à le convaincre ? En tout cas, au sortir de cet entretien, il dit à notre représentant, M. de Jarnac : Tout est maintenant réglé comme vous le souhaitez ; vous pouvez désormais tenir pour certain qu'il n'y a, à Windsor, aucune prétention, aucune vue sur la main de la reine d'Espagne pour le prince Léopold, et que notre cour, comme notre cabinet, déconseillera toute pensée semblable... Je puis vous répondre, sur ma parole de gentleman, que vous n'avez rien à craindre de ce côté[22]. Et il ajoutait, un peu plus tard : Après ce qui s'est passé entre le prince Albert et moi, il est impossible qu'il entre dans une intrigue ; il n'oserait plus me regarder en face[23]. La bonne foi de lord Aberdeen est hors de toute contestation ; on ne saurait douter non plus de celle du prince Albert ; cependant l'intrigue Cobourg allait toujours son train, et M. Guizot se croyait fondé à écrire, le 10 décembre 1845, au comte Bresson : Plus j'y regarde, plus je demeure convaincu qu'il y a, en Espagne et autour de l'Espagne, un travail actif et incessant pour amener le mariage d'un prince de Cobourg soit avec la Reine, soit avec l'Infante. Le gouvernement anglais ne travaille pas positivement à ce mariage, mais il ne travaille pas non plus efficacement à l'empêcher ; il ne dit pas à toute combinaison qui ferait arriver un prince de Cobourg au trône d'Espagne, un non péremptoire, comme nous le disons, nous, pour un prince français.

Dans cette situation, notre gouvernement jugea nécessaires deux démarches, l'une à Madrid, l'autre à Londres : la première pour bien armer son représentant en Espagne, la seconde pour bien avertir le cabinet anglais. J'ai dit tout à l'heure qu'interrogé par M. Bresson, en septembre 1844, sur certaines hypothèses extrêmes, M. Guizot avait alors évité de répondre[24] ; à la fin de 1845, il crut le moment venu de s'expliquer sans ambages : Nous ne pouvons, écrivit-il le 10 décembre à notre ambassadeur, jouer un rôle de dupes. Nous continuerons à suivre loyalement notre politique, c'est-à-dire à écarter toute combinaison qui pourrait rallumer le conflit entre la France et l'Angleterre à propos de l'Espagne. Mais si nous nous apercevions que, de l'autre côté, on n'est pas aussi net et aussi décidé que nous ; si, par exemple, soit par l'inertie du gouvernement anglais, soit par le fait de ses amis en Espagne et autour de l'Espagne, un mariage se préparait, pour la Reine ou pour l'Infante, qui mît en péril notre principe, — les descendants de Philippe V, — et si cette combinaison avait, auprès du gouvernement espagnol, des chances de succès, aussitôt nous nous mettrions en avant sans réserve, et nous demanderions simplement et hautement la préférence pour M. le duc de Montpensier. Toutefois, le ministre recommandait à M. Bresson, dont il redoutait toujours un peu l'ardeur, de ne faire usage de cette arme qu'en cas de nécessité. — Maintenez notre politique jusqu'au bout, lui disait-il, aussi longtemps qu'on ne nous la rendra pas impossible.

Si le gouvernement français ne voulait pas être dupe, il tenait aussi à ne tromper personne ; de là, sa seconde démarche. M. Guizot rédigea, le 27 février 1846, un mémorandum destiné à faire bien connaître à Londres les résolutions qu'il pourrait être amené à prendre. Il y rappelait d'abord les difficultés que rencontrait le mariage Bourbon, la neutralité froide et l'inertie du cabinet britannique, le travail fait pour le mariage Cobourg ; puis il déclarait que si le mariage soit de la Reine, soit de l'Infante, avec le prince Léopold ou avec tout autre prince étranger aux descendants de Philippe V, devenait probable et imminent, nous serions affranchis de tout engagement et libres d'agir immédiatement pour parer le coup, en demandant la main soit de la Reine, soit de l'Infante pour M. le duc de Montpensier ; il souhaitait de ne pas en venir à cette extrémité, mais ne voyait qu'un moyen de la prévenir, c'était que le cabinet anglais s'unît à nous pour remettre à flot l'un des descendants de Philippe V. — Nous nous faisons un devoir de loyauté, disait-il en terminant, de prévenir le cabinet anglais que, sans cela, nous pourrions nous trouver obligés d'agir comme je viens de l'indiquer. Communiqué aussitôt à lord Aberdeen, cet important document ne provoqua de sa part aucune contradiction ni observation.

Notre position était ainsi nettement prise, mais le danger n'était pas supprimé. Bien au contraire, il allait devenir plus menaçant que jamais. En avril 1846, trois personnages qui pouvaient, à des degrés divers, parler au nom de la reine Christine, — d'abord son secrétaire privé, M. Donoso Cortès, ensuite l'ancien garde du corps devenu son mari sous le nom de duc de Rianzarès, enfin M. Isturiz qui venait de remplacer le général Narvaez à la tête du ministère espagnol, — s'abouchèrent mystérieusement, l'un après l'autre, avec sir Henri Bulwer ; ils lui annoncèrent que la Reine mère, lasse de la prépotence française, était disposée à marier sa fille au prince de Cobourg, seulement qu'elle désirait savoir si, en s'exposant ainsi aux ressentiments de la France, elle pourrait compter sur l'appui de l'Angleterre. Une telle démarche devrait étonner de la part de Christine, naguère si étroitement liée, en apparence, à notre politique. Mais ce n'était pas la première fois qu'on la voyait pencher, vers les Cobourg, soit par dépit de n'avoir pas obtenu un prince français, soit dans l'espoir de nous l'arracher ; avec cette princesse, on ne savait jamais ce qui était réalité ou feinte. D'après les aveux faits plus tard par M. Isturiz lui-même au comte Bresson[25], l'intrigue avait été mise en train par le banquier Salamanca ; ce manieur d'argent, riche, peu scrupuleux, fort engagé dans le parti radical et anglais, avait trouvé moyen de gagner le duc de Rianzarès et, par lui, était arrivé jusqu'à la reine Christine.

Sir Henri Bulwer n'avait nulle envie de décourager les ouvertures qui lui étaient faites et que, sous main, il avait probablement contribué à provoquer. Mais, officiellement, que pouvait-il y répondre ? Lui-même nous a exposé en ces termes son embarras[26] : Le gouvernement britannique ne reconnaissait pas la prétention de la France d'imposer un mari à la Reine : cela impliquait qu'il soutiendrait l'Espagne si elle faisait un choix indépendant ; toutefois, cela ne le disait pas clairement, et je savais que lord Aberdeen n'aurait pas aimé me le voir dire. D'autre part, donner à entendre au gouvernement de Madrid qu'il n'avait qu'à se soumettre, m'exposait également à un blâme. L'affaire était encore compliquée par le fait que le choix de la reine Christine se portait sur le prince de Cobourg : si un tel choix était chose indifférente aux yeux du peuple et du cabinet anglais, il ne l'était pas pour la famille royale d'Angleterre. Bulwer ne nous dit pas bien explicitement comment il se tira de ces difficultés ; mais l'un de ses interlocuteurs, M. Isturiz, a été moins discret, et voici, d'après son témoignage, la réponse que lui fit le ministre d'Angleterre[27] : Il faut que cette affaire ait l'air d'être entièrement espagnole. La reine Victoria la verra avec la plus grande joie ; mais vous n'ignorez pas que, chez nous, les désirs de la Reine ne font pas loi pour le cabinet. Lord Aberdeen ne voudra pas, par l'adoption ostensible de ce candidat, compromettre ses rapports avec la France, s'exposer peut-être à une rupture ; nous devons donc paraître le moins possible ; mais aussitôt que vous vous serez mis d'accord avec la maison de Cobourg, faites venir le prince Léopold le plus secrètement et le plus promptement que vous pourrez ; mariez-le avec la Reine, et, le fait accompli, chacun se résignera[28]. On ne saurait d'ailleurs garder aucun doute sur le caractère encourageant de la réponse du ministre d'Angleterre, quand on voit que la Reine mère se décida aussitôt à écrire une lettre au duc régnant de Saxe-Cobourg[29], alors en visite à la cour de Lisbonne, et que Bulwer se chargea de faire parvenir cette lettre, en ayant soin de se cacher de la diplomatie française et même des ministres espagnols, autres que M. Isturiz. Comme l'écrivait, quelques semaines plus tard, le prince Albert, jamais la reine Christine ne se fût hasardée à faire une pareille démarche, si le représentant de l'Angleterre ne s'y fût associé[30].

Dans sa lettre[31], la Reine mère ne cachait pas qu'elle s'adressait en réalité à la reine Victoria, et que le duc de Saxe-Cobourg n'était qu'un intermédiaire. Elle exposait d'abord comment les difficultés d'un mariage Bourbon la ramenaient au prince Léopold, auquel, disait-elle, le roi des Belges sait que j'ai toujours pensé. Elle ajoutait : J'ai entendu dire que S. M. la reine d'Angleterre est animée, comme moi-même, de sentiments d'amitié sincère envers la France, et qu'ainsi Sa Majesté a été prête à approuver et même à appuyer une combinaison qui, sans être fatale aux intérêts anglais, était de préférence auprès (sic) de S. M. le roi des Français ; mais j'ai toujours entendu dire aussi que S. M. la reine d'Angleterre soutenait, comme moi-même, l'indépendance de l'Espagne dans cette affaire espagnole avant tout, et je désirerais savoir, avec une franchise égale à celle qu'on doit trouver dans cette lettre, si, dans le cas où ma fille choisirait le prince Léopold de Saxe-Cobourg, ce choix serait agréable à sa famille, et si la reine d'Angleterre soutiendrait alors, comme on m'a assuré qu'elle l'a soutenu jusqu'ici, le principe d'indépendance dont j'ai parlé, et nous aiderait ensuite à mitiger d'injustes ressentiments, s'il y en avait, ce que je ne puis croire. Dans la position actuelle de cette affaire, je trouve que cette démarche est mieux faite comme demande particulière entre les deux cours et les deux familles qu'entre deux cabinets, ce qui livrerait peut-être prématurément cette question au public. Aussitôt la lettre parvenue à Lisbonne, dans les premiers jours de mai 1846, le duc de Saxe-Cobourg s'empressa d'en accuser réception : tout en assurant la reine Christine de sa profonde gratitude, il se borna à adhérer d'une façon générale à ses vœux. Si désireux en effet qu'il fût de ce mariage, il n'osait s'avancer davantage sans l'aveu des véritables chefs politiques de sa maison, —son oncle le roi des Belges et son frère le prince Albert, — auxquels il envoya aussitôt la lettre de la Reine[32].

Sir Henri Bulwer, qui avait agi en se cachant de son ministre, n'avait pu, une fois la chose faite, la lui laisser plus longtemps ignorer. Il s'attendait bien que lord Aberdeen serait vivement contrarié, mais il croyait — lui-même l'a raconté plus tard — que cette contrariété se manifesterait seulement par une dépêche confidentielle rétablissant aux yeux du cabinet de Madrid la neutralité de la politique anglaise, vaine protestation qui n'empêcherait pas l'affaire, une fois lancée, de suivre son cours souterrain à l'insu du gouvernement français. C'était compter sans la loyauté du secrétaire d'État. Celui-ci, d'autant plus embarrassé et irrité qu'il venait de se porter fort auprès de nous de la correction d'attitude de Bulwer, résolut d'arrêter net cette intrigue et d'en dégager sa responsabilité : dans ce dessein, il fit part lui-même à notre ambassadeur à Londres de tout ce qu'il venait d'apprendre, qualifia de condamnable la conduite de son agent, déclara en être très mécontent, et se dit prêt à faire ce qu'à Paris on jugerait convenable pour constater qu'il n'y était pour rien[33].

A cette communication, grands furent l'émoi et la surprise du gouvernement français, qui, malgré ses méfiances, ne s'était jamais douté du risque qu'il avait couru. Il se garda d'ébruiter l'incident, qui demeura, sur le moment, absolument ignoré du public[34] ; mais, dans le secret des conversations diplomatiques, il ne dissimula pas la vivacité de ses impressions. Autant il savait gré à lord Aberdeen de sa conduite, autant il se montra blessé de celle de la cour de Madrid et de sir Henri Bulwer. Louis-Philippe ne ménagea pas la reine Christine, en dépit de l'aplomb avec lequel elle nia avoir fait aucune ouverture à la maison de Cobourg[35]. M. Bresson secoua rudement les ministres espagnols et les effraya sur les conséquences d'une rupture avec la France. Quant à Bulwer, ayant reçu de son ministre une remontrance sévère, il offrit sa démission, qui du reste ne fut pas acceptée. Tous ces conspirateurs, ainsi surpris, au milieu de leurs machinations ténébreuses, par le rayon de lumière qu'avait soudainement projeté de Londres l'honnête main de lord Aberdeen, embarrassés et meurtris des débris de la mine éclatée sous leurs pieds pendant qu'ils la creusaient, faisaient vraiment assez piteuse figure. Le moins penaud n'était pas le chef de la légation britannique, qui se trouvait avoir livré ses complices espagnols aux ressentiments du cabinet de Paris, et qui avait fait ainsi, disait-il, plutôt le métier d'un espion français que celui d'un ministre d'Angleterre[36].

La démarche de lord Aberdeen brouillait absolument le jeu des Cobourg. Ce qu'eût été, sans cela, la réponse du prince Albert à la communication que son frère lui avait faite de la lettre de la reine Christine, on ne saurait le dire : mais écrite après que tout était divulgué au gouvernement français, cette réponse fut nécessairement défavorable. Le prince Albert, toutefois, ne put cacher combien un refus lui coûtait. Dans une lettre datée du 26 mai 1846, il exposait d'abord à son frère comment le gouvernement anglais, tout en s'engageant à appuyer le mariage Bourbon, avait réservé l'indépendance de l'Espagne, et comment il en résultait que, si celle-ci voulait résolument un autre mariage, l'Angleterre devrait y consentir. On était, à l'entendre, sur le point d'en venir là, quand Bulwer avait tout dérangé. Sa conduite, ajoutait-il, nous donne l'apparence d'un manque de parole, d'une intrigue, d'une perfidie, et fournit à la France une juste raison de plainte. Nous nous sommes donc vus forcés de nous laver les mains de ce qui était fait et de prouver que nous y étions tout à fait étrangers. Il est naturel qu'on ne nous croie pas. Ce n'était pas que le prince Albert renonçât absolument à voir son parent sur le trône d'Espagne ; non, cette idée lui tenait toujours à cœur ; seulement, convaincu qu'elle n'était désormais réalisable qu'avec l'assentiment de la France, il se bornait à laisser voir qu'il ne désespérait pas d'obtenir cet assentiment, le jour où la résistance de l'Espagne aurait rendu décidément impossibles tous les candidats de la maison de Bourbon[37].

Lord Aberdeen ne pouvait ignorer ces sentiments du prince Albert. Eut-il l'intention, sinon de les servir, du moins de les ménager, quand, au lendemain même du jour où il venait de nous donner une preuve si manifeste de son loyal désir d'accord, il adressa, le 22 juin 1846, au duc de Sotomayor, ministre d'Espagne à Londres, une dépêche qui semblait écrite sous une inspiration toute différente et qui devait plus tard fournir un argument à lord Palmerston ? Voici à quel propos cette dépêche fut rédigée. Sous le coup de la révélation qui lui avait été faite, le gouvernement français avait traité assez rudement le cabinet de Madrid. Celui-ci, voyant ou feignant de voir dans notre langage une menace à son indépendance, saisit ce prétexte pour demander au cabinet de Londres, d'abord si l'Espagne encourrait le déplaisir de l'Angleterre au cas où elle jugerait nécessaire de choisir le mari de la Reine en dehors des Bourbons, ensuite si, dans cette hypothèse, l'Angleterre verrait avec indifférence la France attenter à la liberté de l'Espagne. A la façon dont la question était posée, on devine la main de M. Bulwer. Il fallait quelque complaisance pour se prêter à ce rôle de donneur de consultation. Lord Aberdeen eut cette complaisance. Dans sa réponse, adressée au duc de Sotomayor, il commença par rappeler, d'une part, qu'il n'avait reconnu à aucune puissance le droit d'imposer à la Reine comme mari un membre de quelque famille que ce soit ; d'autre part, que le choix d'un Bourbon lui avait paru raisonnable et désirable. Il ajouta qu'au cas où l'Espagne se croirait obligée de donner à la Reine un autre mari, l'Angleterre n'en éprouverait aucun déplaisir ; il se refusait à admettre qu'à raison de ce fait la France portât atteinte à l'indépendance de l'Espagne ; mais, si elle le faisait, le gouvernement de Madrid pourrait compter sur la sympathie de l'Angleterre et de l'Europe entière[38]. Lord Aberdeen se repentait-il donc d'avoir gêné les partisans du mariage Cobourg, et voulait-il leur rendre le terrain qu'il leur avait fait perdre ? Je ne le pense pas. Dans les deux cas, il croyait conformer sa conduite à ses déclarations antérieures. En effet, comme j'ai eu plusieurs fois occasion de le noter, en même temps qu'il avait promis de seconder en fait ou tout au moins de ne pas contrarier le mariage Bourbon, il avait réservé en droit l'indépendance de l'Espagne. M. Guizot n'eût pas eu de peine à lui montrer dès lors comment, en certains cas, pouvaient sortir de cette double déclaration des démarches contradictoires. Mais il avait été si heureux d'obtenir la promesse de fait, qu'il n'avait pas voulu regarder de trop près à la réserve de droit ; de part et d'autre, chaque fois qu'on s'était entretenu de ce sujet délicat, on avait mieux aimé laisser un peu d'équivoque que de risquer un désaccord en s'expliquant plus nettement. C'était en exécution de la promesse de fait que lord Aberdeen avait déjoué, en mai, l'intrigue de Bulwer ; ce fut par application de la réserve de droit qu'il écrivit, en juin, la dépêche au duc de Sotomayor. Le premier acte était beaucoup plus important que le second, celui-ci n'étant qu'une consultation purement théorique, tandis que celui-là avait des conséquences effectives et immédiates ; il n'en résultait pas moins, dans la politique anglaise, une sorte d'ambiguïté qui n'était pas faite pour nous rassurer.

Si j'ai raconté avec quelque détail le coup tenté et manqué, au printemps de 1846, pour enlever à notre insu le mariage de la Reine avec le prince de Cobourg, c'est que cet incident devait avoir une influence décisive sur le dénouement de l'affaire des mariages espagnols. L'état d'esprit où il laissa le gouvernement français a été pour beaucoup dans la résolution que celui-ci a prise quelques mois plus tard. Non seulement M. Bresson, mais aussi M. Guizot sortirent de là plus disposés encore au soupçon, plus faciles à s'alarmer, plus convaincus que, pour n'être pas joués par leurs concurrents, ils devraient probablement les devancer par une prompte initiative. Édifiés sur ce dont on était capable à Madrid, aussi bien à la cour qu'à la légation anglaise, ils savaient bien que le dépit de la manœuvre déjouée et la mortification des reproches subis n'avaient corrigé personne ; au contraire, plus les meneurs portaient actuellement la tête basse, plus ils devaient être impatients de prendre leur revanche. Et puis, bien que notre cabinet ne connût pas la lettre écrite par le prince Albert à son frère, divers symptômes avaient pu lui faire soupçonner quelque arrière-pensée chez la reine Victoria et chez son époux. Au milieu de tant de raisons de s'inquiéter, une seule garantie lui restait, garantie dont, en dépit de la réponse à M. de Sotomayor, il venait d'éprouver l'efficacité : c'était la droiture personnelle de lord Aberdeen, son sincère désir de maintenir l'entente cordiale.

 

II

En Orient, comme en Espagne, il existait une rivalité traditionnelle entre la France et l'Angleterre. La guerre avait même failli en sortir : on se rappelle la crise de 1840, à laquelle avait mis fin la convention des détroits, signée le 13 juillet 1841[39]. Depuis lors, que s'était-il passé dans ces régions ? Sur la question d'Egypte, si bruyante de 1833 à 1841, le silence s'était fait. Sans doute le cabinet britannique regardait toujours de ce côté avec une attention ombrageuse ; quand le Czar, pendant son voyage à Londres, en 1844, causa des affaires d'Orient avec sir Robert Peel, celui-ci ne sortit des généralités vagues que pour déclarer sa volonté de ne pas laisser s'établir, sur le Nil, un gouvernement trop fort, qui pût fermer la route du commerce et refuser le passage à la malle des Indes[40]. Mais l'Angleterre croyait être garantie contre tout péril de ce genre, depuis que Méhémet-Ali avait été forcé d'abandonner ses conquêtes en Asie. Le cabinet de Paris n'avait pas non plus de raison de remettre cette question sur le tapis. Il était trop heureux de voir que l'autorité du pacha, réduite à l'Egypte, gagnait en solidité ce qu'elle avait perdu en étendue[41], et de constater, contrairement à toutes les prédictions des journaux, que la France gardait son crédit à Alexandrie, que ses conseils y étaient réclamés et écoutés, que son commerce y était en progrès, que ses religieux, chaque jour plus nombreux, y répandaient sa langue et son influence. M. Guizot pouvait dire à la tribune, le2I janvier 1843 : Nos rapports avec l'Egypte sont les meilleurs qui aient jamais été.

La France n'était pas sortie partout en Orient aussi indemne de la crise de 1840. Sur un autre point, en effet, cette crise avait contribué à faire naître une question difficile, douloureuse, qui devait longtemps embarrasser et attrister notre diplomatie : c'est ce qu'on a appelé la question du Liban. Quelques explications rétrospectives sont nécessaires pour la faire comprendre. On sait que la partie de la Syrie nommée la Montagne est habitée par deux races distinctes, rivales, ennemies : l'une, la plus nombreuse, les Maronites, chrétiens aborigènes redevenus catholiques pendant les croisades, depuis lors amis et clients de la France ; l'autre, les Druses, ni chrétiens ni musulmans, moins nombreux, mais plus belliqueux et plus sauvages, que, depuis quelque temps, l'Angleterre paraissait chercher à s'attacher. Par un privilège traditionnel dont notre nation, protectrice séculaire des chrétiens d'Orient, surveillait le maintien, la Montagne avait joui, jusqu'à la prise de possession de la Syrie par Méhémet-Ali, d'une sorte d'autonomie ; petite république patriarcale et militaire, féodale et élective, elle avait à sa tète un chef unique, sujet sans doute de la Porte, lui payant tribut, mais chrétien et choisi, depuis plus de cent ans, dans la puissante famille des Chéabs. La conquête égyptienne porta une grave atteinte à cette organisation. Sans révoquer l'émir Beschir, chef chrétien de la Montagne, le pacha supprima les libertés de cette région et y établit, avec une extrême rigueur, son autorité directe. De là des mécontentements que les agents anglais s'empressèrent d'exploiter. Le gouvernement français, au contraire, en appuyant Méhémet-Ali, semblait lui avoir sacrifié ses anciens protégés. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, notre engouement pour le pacha nous faisait perdre de vue nos traditions et nos intérêts. Lors des mesures d'exécution prises contre Méhémet-Ali, après le traité du 15 juillet 1840, l'émir Beschir passa aux Anglais, aussitôt qu'il pressentit leur victoire, sans cependant se sauver ainsi lui-même. En effet, la Porte, à peine rentrée en possession de la Syrie, profita des circonstances pour abolir les privilèges de la Montagne et substituer un pacha ottoman au chef chrétien. L'arbitraire et l'anarchie, telles furent aussitôt les conséquences de l'administration turque. Dès 1841, les Maronites, indignement maltraités, poussèrent un cri de détresse et implorèrent le secours de l'Europe.

La France ne pouvait refuser de prêter l'oreille à cette plainte, sans déserter son vieux rôle, sans répudier un patronage dont le maintien importait grandement à son honneur et à son influence. Toutefois, dès qu'elle voulut agir, elle se sentit gênée et affaiblie par l'attitude même qu'elle venait de prendre dans le conflit du sultan et du pacha. Après avoir laissé son client, Méhémet-Ali, supprimer les privilèges des Maronites, avait-elle le même titre qu'autrefois pour réclamer en leur nom ? Pouvait-elle se flatter de retrouver son ancien crédit auprès du divan, qui lui gardait rancune de sa politique égyptienne et qui se flattait de pouvoir au besoin lui opposer les puissances signataires du traité du 15 juillet 1840 ? Et puis, du moment où les Turcs mettaient en discussion notre droit de protection sur les chrétiens d'Orient, n'étaient-ils pas quelque peu fondés à faire observer que la situation respective de la France, de l'Europe et de l'Empire ottoman avait bien changé depuis l'époque où ce droit s'était établi ? Sous l'ancien régime, nous étions les alliés du sultan, ne lui suscitant aucun embarras, ne lui inspirant aucune inquiétude ; depuis un demi-siècle, au contraire, la Porte, non sans en garder ressentiment, nous avait vus successivement faire l'expédition d'Egypte, délivrer la Grèce, conquérir l'Algérie, émanciper à demi Tunis et soutenir Méhémet-Ali. Autrefois, nous étions le seul État chrétien en rapports intimes avec la cour de Constantinople ; maintenant, les autres puissances, notamment l'Angleterre et la Russie, y avaient des intérêts considérables et y exerçaient une influence généralement rivale de la nôtre. Comme l'a écrit M. Guizot, nous avions cessé d'être aussi nécessaires à la Porte et nous lui étions devenus suspects.

Vers la fin de 1841, comprenant que, dans une telle situation, ses représentations isolées n'auraient pas grande chance d'être écoutées par la Turquie, le cabinet de Paris proposa aux grandes puissances d'agir de concert. L'Autriche se montra bien disposée, quoique un peu molle. L'Angleterre, où l'on ne faisait pas encore profession de l'entente cordiale, fut plus hésitante, partagée entre son habitude de protéger les Druses et l'indignation que les traitements infligés aux Maronites ne pouvaient manquer d'inspirer à l'esprit droit de lord Aberdeen. Quant à la Russie, nous ne pouvions compter sur son concours que si, en nous le refusant, elle s'exposait à se trouver isolée. Notre gouvernement s'aperçut vite qu'avec une Europe aussi peu unie, on ne parviendrait pas à imposer à la Porte la restauration intégrale des anciens privilèges du Liban et le rétablissement du chef chrétien unique. Faute de mieux et tout en déclarant ne pas voir là une satisfaction définitive, il se rallia à un expédient transactionnel imaginé par M. de Metternich et appuyé par le cabinet britannique. Il s'agissait d'obtenir de la Porte qu'elle dédoublât l'administration du Liban ; les Druses devaient avoir à leur tête un magistrat de leur race ; de même pour les Maronites. Le gouvernement ottoman, après avoir essayé d'éluder cette demande, finit par déclarer, d'assez mauvaise grâce, le 7 décembre 1842, qu'il se conformerait au vœu des puissances.

La mesure, qui n'eût jamais pu être bien efficace, ne fut même pas sérieusement et sincèrement exécutée. Les pachas turcs conservèrent la réalité du pouvoir et s'appliquèrent à prolonger un état d'anarchie qui leur paraissait servir la prépotence ottomane, en affaiblissant les deux races rivales. Les choses en vinrent à ce point que, dans les premiers mois de 1845, une véritable guerre civile éclata entre les Maronites et les Druses ; ces derniers, appuyés plus ou moins ouvertement par les Turcs, eurent généralement le dessus et se livrèrent aux plus atroces excès.

Le gouvernement français n'avait pas attendu ces lamentables événements, pour se convaincre que la réforme nominale obtenue en 1842 n'avait remédié à rien. Éclairé par l'expérience, pressé par les orateurs qui, dans les deux Chambres, se faisaient les avocats des Maronites, notamment par M. de Montalembert, M. Guizot s'était bientôt décidé à modifier sa première attitude et à réclamer le retour à l'ancien état de choses, le rétablissement d'une administration unique et chrétienne. S'en étant ouvert aux autres puissances, il trouva assez bon accueil auprès de M. de Metternich. Mais, même après l'établissement de l'entente cordiale, il ne parvint pas à amener à cette idée le cabinet de Londres. Lord Aberdeen se disait très sincèrement désolé de l'anarchie du Liban, prêt à s'associer à nous pour y mettre un terme ; seulement, il contestait l'efficacité da moyen que nous proposions. Incapable personnellement d'encourager ou d'excuser les Druses, il était trop souvent mal éclairé sur leur conduite, par ses agents en Syrie ; ceux-ci, obstinés dans les vieilles rivalités, ne voyaient, dans ces féroces montagnards, que des protégés de l'Angleterre à soutenir quand même contre les protégés de la France ; le consul britannique à Beyrouth put même être accusé d'avoir été l'instigateur ou tout au moins le complice de ceux qui, en 1845, prirent les armes contre les Maronites. Dans ces conditions, notre demande d'une administration unique n'avait pas chance de réussir à Constantinople. Aussi, tout en la maintenant, notre gouvernement ne négligea-t-il pas de présenter des réclamations moins radicales, pour lesquelles il fut appuyé par l'Autriche et même, dans une certaine mesure, par l'Angleterre. Ces efforts ne furent pas absolument infructueux. En 1845 et dans les années qui suivirent, diverses réformes, plus sérieusement accomplies que celle de 1842, apportèrent des améliorations réelles, bien qu'encore incomplètes, à la situation des Maronites. La diplomatie du gouvernement de Juillet ne put obtenir davantage.

 

III

Les difficultés qui entravaient notre diplomatie dans la question du Liban devaient lui faire chercher, sur cette vaste scène de l'Orient, un autre point où elle pût agir plus efficacement. Y avait-il chance de le trouver dans lé jeune royaume de Grèce ? On sait comment, à la fin de la Restauration, la France, l'Angleterre et la Russie étaient intervenues dans la création de cet État ; elles avaient ainsi acquis le droit et contracté l'obligation de surveiller et de seconder ses débuts. Ceux-ci n'avaient pas été heureux. Plusieurs siècles de servitude, suivis de plusieurs années d'insurrection, ne sont pas une bonne école pour les mœurs publiques. Aussitôt les Turcs chassés, le pays avait été en proie à une anarchie sanglante et ruineuse. Pour y remédier, les trois puissances protectrices cherchèrent un roi ; elles eurent de la peine à le trouver ; Léopold, le futur souverain de la Belgique, un moment choisi en 1830, se déroba. Force fut de se rabattre, en 1832, sur un prince encore mineur, Othon, second fils du roi de Bavière. La France, l'Angleterre et la Russie lui accordèrent, comme dot, la garantie collective d'un emprunt de soixante millions. Les Bavarois qui, dans les premières années, administrèrent sous le nom du jeune roi, le firent avec une main d'une lourdeur toute germanique, irritant l'amour-propre national, sans satisfaire les intérêts ni même maintenir l'ordre matériel et la paix intérieure. En 1837, quand Othon commença à gouverner lui-même avec le concours de ministres indigènes, les choses n'en marchèrent pas mieux ; esprit honnête, mais court, obstiné et hésitant, tenant à son pouvoir absolu sans en rien faire, le Roi n'était ni aimé de ses sujets, ni considéré par les diplomates étrangers. Le désordre financier était extrême, au grand déplaisir des États garants de l'emprunt. Pour comble de malheur, les dissensions intestines — la plus dangereuse peut-être des maladies dont souffrait la Grèce — étaient encore aggravées par la rivalité des trois puissances tutrices. Si celles-ci, à l'origine, avaient agi en commun pour faire reconnaître l'indépendance hellénique, ce n'était pas qu'il y eût entre elles, sur cette question, un réel accord de vues ; c'était au contraire par méfiance réciproque, pour se surveiller et se contenir mutuellement ; chacune avait craint que l'autre ne voulût exploiter ce mouvement à son profit exclusif. Le nouvel État créé, cette méfiance persista. Les factions grecques l'exploitèrent, et bientôt elles se distinguèrent en parti français, parti russe, parti anglais ; chaque chef de légation, devenu patron d'un parti, épousait ses prétentions, s'associait à ses cabales et mettait son amour-propre à le faire triompher sur les autres.

Jusqu'en 1841, la prépondérance à Athènes avait été surtout disputée entre la Russie et l'Angleterre. La France avait été trop occupée chez elle, ou, quand elle avait eu le loisir de songer à un rôle en Orient, sa pensée s'était dirigée de préférence vers l'Egypte. Ce fut seulement après le déboire éprouvé de ce côté que M. Guizot manifesta, par une dépêche adressée le 11 mars 1841 aux autres cabinets, le dessein de reporter sur la Grèce une attention qui, ajoutait-il, avait été jusque-là distraite par des questions plus urgentes[42]. Et pour commencer, il envoya en mission extraordinaire et temporaire à Athènes M. Piscatory, homme de ressources et de résolution, esprit élevé et ardent, ayant une situation politique importante en France et jouissant en Grèce d'une grande popularité personnelle pour avoir jadis, dans la guerre de l'Indépendance, fait le coup de feu à côté des plus vaillants palikares. Son arrivée amena naturellement les Grecs à reporter leurs regards vers la France. Aussi bien savaient-ils que là étaient leurs amis les plus sincères ; à Londres, on ne s'était résigné que d'assez mauvaise grâce à la création d'un État qui démembrait l'Empire ottoman ; à Saint-Pétersbourg, si l'on voulait bien d'une Grèce vassale du Czar, on jalousait une Grèce trop forte et trop indépendante ; à Paris seulement, on avait applaudi sans arrière-pensée à la résurrection d'un peuple ayant un passé si glorieux, et on lui souhaitait sincèrement de grandes destinées. Le dessein de M. Guizot n'était pas de rentrer, à Athènes, dans la vieille politique d'antagonisme, dont au même moment il essayait de sortir à Madrid. Partant de cette double idée que notre premier, notre unique intérêt en Grèce était la durée et la prospérité du nouvel État, ensuite que l'un des principaux obstacles à celte durée et à cette prospérité était le conflit d'influence entre les puissances protectrices, il désirait y substituer le concert. Dès la fin de 1841, il s'en expliqua très nettement avec lord Aberdeen. Il est bien nécessaire, écrivait-il[43], que nous fassions cesser, sur les lieux mêmes, ces jalousies aveugles, ces rivalités puériles, ces luttes sur les petites choses, tout ce tracas d'en bas qui dénature et paralyse la bonne politique d'en haut. Le secrétaire d'État britannique accueillit bien ces ouvertures et envoya des instructions dans le même sens à sir Edmond Lyons. Celui-ci, qui, depuis 1832, représentait l'Angleterre à Athènes, était un ancien capitaine de vaisseau, homme du monde aimable, gai, naturel, mais diplomate impérieux, soupçonneux, cassant, grossissant sans mesure tous les incidents secondaires, prêt à partir en guerre pour les moindres difficultés, tout imbu de l'esprit de lord Palmerston qui le tenait en grande faveur ; nul n'avait été plus passionnément engagé dans toutes les querelles d'influence en Grèce. Un tel agent pouvait-il devenir l'instrument d'une politique d'entente ? En tout cas, pour l'y contraindre, il eût fallu porter à ces affaires une attention plus soutenue et plus énergique que ne le faisait à cette époque lord Aberdeen. M. Guizot lui-même, absorbé par d'autres questions, ne donna pas, pour le moment, grande suite à l'initiative qu'il avait prise en 1841. L'année 1842 et le commencement de 1843 s'écoulèrent donc sans que l'état des choses à Athènes fût sérieusement modifié.

Ce fut vers le milieu de 1843, à l'époque où l'entente cordiale tendait à devenir la règle générale des rapports entre l'Angleterre et la France, que la question grecque fut remise sur le tapis et prit assez d'importance pour que M. Guizot l'appelât, quelques mois plus tard, à la tribune, la grande affaire de l'Orient. Dès juin 1843, M. Piscatory fut renvoyé à Athènes, non plus en mission temporaire, mais avec la qualité de ministre de France. Il lui était recommandé de beaucoup faire et même sacrifier, pour maintenir le concert avec ses collègues, spécialement avec sir Edmond Lyons. C'est, ajoutait M. Guizot, le seul moyen d'action efficace Je ne sais pas jusqu'où nous mènerons ce concert ; mais il faut le mener aussi loin que nous le pourrons ; par le concert et pendant sa durée, nous nous fortifierons pour le moment où il nous manquera. En même temps, notre ministre saisissait l'occasion d'un débat à la Chambre des pairs, le 21 juillet 1843, pour proclamer solennellement la politique d'entente qu'il prétendait inaugurer en Grèce. A peine arrivé à Athènes, M. Piscatory s'appliqua loyalement à exécuter ses instructions. Je me fais petit, écrivait-il à M. Guizot ; j'ai même un peu brusqué mes amis. Je fais ici un métier bien contraire à ma nature ; je me contrarie surtout, et je fais d'énormes sacrifices à mes collègues, qui n'en font aucun..... Ne croyez pas que je sois las du mauvais quart d'heure qu'en toutes choses il faut savoir passer ; j'enrage souvent, mais je sais vouloir, et je voudrai jusqu'au bout.

Des événements allaient s'accomplir qui rendaient le concert des puissances plus nécessaire encore à la Grèce. Le 15 septembre 1843, un soulèvement populaire arracha au roi Othon la promesse d'une constitution libérale et la convocation d'une assemblée nationale chargée de la rédiger. A la différence du cabinet de Londres, celui de Paris n'avait pas désiré cette révolution : le système parlementaire lui paraissait d'une application bien difficile avec une nation si divisée et si inexpérimentée, une royauté si neuve et si impopulaire ; à son avis, il eût mieux valu s'en tenir à des réformes administratives. Mais, le fait accompli, il se montra tout disposé à s'unir à l'Angleterre pour seconder la mise en train du nouveau régime. De Londres et de Paris, on envoya donc les mêmes instructions. Tandis que M. Guizot écrivait à M. Piscatory : Persistez à subordonner les intérêts de rivalité à l'intérêt d'entente, la petite politique à la grande, lord Aberdeen mandait à sir Edmond Lyons : Je vois avec regret que vous avez une tendance à maintenir l'ancienne distinction des partis... Gardez-vous bien de mettre en avant Maurocordato, ou tout autre, comme le représentant de la politique et des vues anglaises. Je suis sûr que le ministre de France recevra les mêmes instructions quant à Colettis et à ceux qui se prétendraient les soutiens des intérêts français... Ce serait une grande pitié, quand les gouvernements sont entièrement d'accord, que quelque jalousie locale ou les prétentions personnelles de nos amis vinssent aggraver nos difficultés. Ces recommandations ne furent pas sans effet. M. Piscatory marcha résolument dans la voie qui lui était prescrite, étonnant parfois nos amis du parti français, mais finissant par obtenir du plus grand nombre qu'ils suivissent nos conseils d'union. Sir Edmond Lyons lui-même, frappé d'un tel exemple et pressé par son chef, avait meilleure attitude que dans le passé. L'union si patente de la France et de l'Angleterre, jointe à l'abstention de la Russie, qui boudait la constitution, amena à Athènes, sinon la paix, du moins une sorte de suspension d'armes entre les partis ; elle permit de passer sans accident le périlleux défilé de la réunion de l'assemblée nationale et de la confection de la constitution. Heureux résultat que M. Guizot célébrait à la tribune de la Chambre des députés, le 21 janvier 1844, et dont, avec raison, il faisait honneur à l'entente cordiale.

Le gouvernement français eut bientôt occasion de prouver la loyauté avec laquelle il était résolu à pratiquer cette entente. Le premier cabinet formé à Athènes, en avril 1844, après le vote de la constitution, eut à sa tête le chef du parti anglais, Maurocordato ; M. Piscatory le soutint ouvertement. Pour le coup, sir Edmond Lyons parut comprendre la vertu de l'entente cordiale ; il n'avait pas assez d'éloges pour M. Piscatory. Quant à lord Aberdeen, il était tout heureux ; à ceux qui, autour de lui et jusque dans le sein du cabinet, doutaient des avantages de sa politique et objectaient que son premier effet avait été, en Espagne, le triomphe de l'influence française, il montrait, en Grèce, le parti anglais au pouvoir. Voilà, leur disait-il, à quoi sert l'entente ![44]

Cette lune de miel ne devait malheureusement pas durer. Maurocordato s'appuyait sur une base trop étroite. Le parti anglais, composé d'hommes relativement éclairés et ouverts aux idées européennes, n'était guère qu'un état-major sans soldats. La masse de la nation allait bien plus volontiers soit au parti religieux patronné par la Russie, soit surtout au parti populaire, guerrier et patriote, qui se recommandait de la France. Si le cabinet avait avec lui les habits, il avait contre lui les fustanelles, de beaucoup les plus nombreuses. On s'en aperçut aux élections générales auxquelles il fallut procéder en juillet 1844. Elles furent un désastre pour Maurocordato, qui dut céder la place à un ministère réunissant Colettis, le chef du parti français, et Metaxa, le chef du parti russe. Cette association n'impliquait pas un partage égal d'influence ; la prépondérance appartenait à Colettis.

Notre diplomatie n'avait rien fait, ni pour renverser Maurocordato, à qui elle avait toujours prêté appui, ni pour pousser en avant Colettis, qu'elle avait au contraire tâché de contenir ; tout était arrivé par le mouvement naturel de l'opinion en Grèce. L'événement accompli, M. Guizot n'eut qu'une préoccupation, atténuer le déplaisir et la mortification qu'en devait ressentir l'Angleterre. Il faisait écrire à notre chargé d'affaires à Londres[45] : Ne laissez pas croire que nous acceptions le moins du monde comme un succès nôtre, c'est-à-dire français, la chute de Maurocordato. Tout en reconnaissant la nécessité d'aider Colettis, il voulait qu'on ménageât le plus possible les hommes du parti anglais et qu'on ne fournît aucun grief au cabinet de Londres. Je crains, écrivait-il à M. Piscatory, que nous ne retombions dans ce qui a, si longtemps et sous tant de formes diverses, perdu les affaires grecques, la division et la lutte des partis intérieurs et des influences extérieures. Donnez, Colettis et vous, un démenti à ce passé. Je vous y aiderai de tout mon pouvoir. Et encore : Dites-vous souvent que, quelque intérêt que nous ayons à Athènes, ce n'est pas là que sont les plus grandes affaires de la France. En même temps, il s'adressait directement à lord Aberdeen, et tâchait par de loyales explications, par des assurances répétées, de dissiper ses préventions et de calmer ses inquiétudes.

C'était au tour de l'Angleterre de se conduire comme nous l'avions fait pendant que ses clients étaient au pouvoir, de sacrifier ses préférences de personne et de parti à la nécessité supérieure de l'entente. Sir Edmond Lyons prit aussitôt une attitude absolument contraire : tout entier à son dépit, il ne se donna même pas la peine de le voiler, se brouilla ouvertement avec M. Piscatory, et commença une guerre acharnée contre Colettis. Chez lord Aberdeen lui-même, il semblait que la droiture habituelle d'esprit fût un peu altérée par le désappointement que lui avait causé la chute de Maurocordato. M. Guizot s'en rendait compte, et, dès le premier jour, il écrivait à M. Piscatory : Quand on attaquait lord Aberdeen sur l'entente cordiale, quand on lui demandait quelle part de succès il y avait, la Grèce était sa réponse, sa réponse non seulement à ses adversaires, mais aussi à ceux de ses collègues qui hésitaient quelquefois dans sa politique... Il a perdu cette réponse. Il est aujourd'hui, en Grèce, dans la même situation qu'en Espagne ; à Athènes, comme à Madrid, il expie les fautes, il paye les dettes de lord Palmerston et de ses agents. C'est un lourd fardeau ; il en a de l'inquiétude et de l'humeur. Nos protestations, bien que non absolument inefficaces, ne suffirent pas à dissiper cette humeur. Lord Aberdeen ne pouvait se défaire de cette idée que la présence de Colettis au ministère était un danger, et que M. Piscatory n'avait pas été étranger au renversement de Maurocordato. C'était, du reste, la conviction générale en Angleterre. Un député whig, M. Cochrane, ayant dit, en pleine Chambre des communes, que la conduite de M. Piscatory avait été honteuse et dégradante, sir Robert Peel se bornait à répondre : Quant à la conduite de M. Piscatory, la Chambre m'excusera si je n'en dis rien ; je ne pense pas qu'il soit dans les convenances que j'exprime publiquement mon opinion sur un agent étranger. Tout ce que M. Guizot put obtenir de lord Aberdeen fut la recommandation faite à sir Edmond Lyons, qui n'en tint pas compte, de se montrer poli avec M. Piscatory, de ne prendre part à aucune menée contre M. Colettis, et de ne tenter aucun effort pour faire prévaloir l'influence anglaise[46].

L'espoir de lord Aberdeen était que Colettis échouerait comme Maurocordato. Le problème ne paraissait-il pas insoluble ? Dans un pays où n'existait même pas la notion d'un état social régulier[47], il fallait fonder un gouvernement, créer une administration, et même faire fonctionner le régime parlementaire. Un événement, survenu au milieu de 1845, rendit la situation plus difficile encore : Metaxa s'étant brouillé avec Colettis, celui-ci resta seul maître du pouvoir, ayant contre lui la coalition des deux partis russe et anglais, sans autre point d'appui que son propre parti, nombreux à la vérité, mais ignorant et turbulent. Et lui-même, qu'était-il ? Un ancien conspirateur, un ancien chef de palikares. Oui, mais depuis la guerre de l'Indépendance il avait séjourné, pendant plus de sept années, à Paris, comme ministre de Grèce ; là, au spectacle des choses d'Occident, dans le commerce intime d'hommes tels que M. Guizot et le duc de Broglie, cet esprit naturellement sagace et supérieur s'était initié à la civilisation, jusque-là tout à fait ignorée de lui ; sans dépouiller entièrement son premier tempérament, ni faire disparaître toute sa barbarie d'origine, en en conservant ce qui le maintenait en communion avec ses compatriotes, il avait peu à peu acquis plusieurs des qualités de l'homme d'État. Aussi, une fois au pouvoir, étonna-t-il tout le monde par son sens du gouvernement, son esprit de mesure, son sang-froid, son aplomb, son adresse, sa fécondité de ressources. Il domina ses adversaires et, ce qui était peut-être plus malaisé, contint ses partisans. Non sans doute qu'il eût du premier coup transformé en sujets soumis, en citoyens corrects, des hommes dont plusieurs semblaient plutôt préparés au métier de brigands ; trop souvent il ne pouvait les satisfaire qu'aux dépens de l'impartialité et de la régularité administratives. Finances, justice, armée, police, rien n'était encore bien organisé ; certaines notions de moralité demeuraient fort obscurcies. C'était le legs du passé, la conséquence d'habitudes anciennes qu'on ne pouvait corriger en quelques mois. On n'a jamais fait du pain blanc avec de la farine noire, disait philosophiquement Colettis. Et cependant, malgré tout, il y avait un réel progrès : le jeune royaume jouissait d'une tranquillité relative, d'un commencement de prospérité qu'il n'avait pas connus jusqu'alors et qui, pour le moment, paraissaient lui suffire. Le premier ministre se montrait l'homme d'une transition nécessaire entre l'anarchie barbare où la Grèce n'eût pu demeurer plus longtemps sans périr, et le gouvernement régulier, moderne, occidental, pour lequel elle n'était pas mûre.

Ce succès réel gagna à Colettis la sympathie de tous les témoins impartiaux, même des envoyés des cours allemandes qui avaient d'abord partagé les méfiances de la légation anglaise[48]. Mais il exaspéra sir Edmond Lyons, qui n'en devint que plus obstiné et plus acharné dans son hostilité. C'est un fou furieux, écrivait-on d'Athènes, le 20 décembre 1845[49]. Notre légation ne pouvait laisser sans défense Colettis ainsi attaqué ; force était de venir à son secours. M. Piscatory n'était pas homme à déserter une telle tâche. A son tempérament ardent, vaillant, énergique, la lutte coûtait moins qu'une attitude de réserve et d'observation. Nul n'était plus homme d'action et de commandement. Il prit donc sans hésitation, et même probablement avec quelque plaisir, le rôle auquel l'obligeaient les provocations de sir Edmond Lyons. Il se fit ouvertement le patron du ministre que la légation anglaise prétendait renverser, le chef du parti qui se disait français, ne s'effarouchant pas de ce que ce parti avait encore d'un peu sauvage, tâchant seulement de le discipliner. Nous nous sommes placés au milieu des palikares, écrivait l'un des jeunes membres de la légation française, M. Thouvenel ; nos amis ne nous font pas toujours honneur, mais ils sont les plus forts[50]. Il fut en effet bientôt visible, comme le disait encore M. Thouvenel, que M. Lyons était battu à plate couture par M. Piscatory[51]. Le parti anglais ne comptait plus que douze voix à la Chambre. Jamais notre influence n'avait été aussi prépondérante à Athènes : c'était manifestement le ministre de France qui gouvernait la Grèce. Y avait-il lieu de se féliciter sans réserve d'un pareil résultat ? Ne fallait-il pas reconnaître, au contraire, qu'une telle situation était anormale, et qu'elle pouvait avoir de fâcheuses conséquences pour la Grèce comme pour la France ? La Grèce n'avait chance de s'affermir et de se développer, de surmonter ses difficultés intérieures et extérieures, qu'avec l'appui de toutes les puissances protectrices, et elle était certainement trop faible pour supporter, sans en beaucoup souffrir, la rivalité diplomatique dont elle était l'objet et le théâtre. D'ailleurs, si la maladresse de sir Edmond Lyons et l'habileté de M. Piscatory donnaient momentanément le dessous au parti anglais, l'Angleterre avait en Orient une situation trop forte pour qu'il fût indifférent à un petit État d'encourir son hostilité ou seulement sa bouderie. Quant à la France, hors la satisfaction d'amour-propre de primer sur une scène bien étroite et d'infliger un échec mérité à qui lui cherchait une méchante querelle, de quel grand intérêt politique était pour elle cette lointaine victoire ? Quel profit trouvait-elle à dominer la Grèce, quel honneur à paraître solidaire et responsable d'un gouvernement après tout fort imparfait ? Pouvait-elle se flatter de jouer un grand rôle dans le Levant, au moyen de cet État encore mal assis auquel on devait souhaiter, avant tout, une prudente immobilité, et dont les ambitions n'eussent pu d'ailleurs se satisfaire qu'au préjudice de notre politique traditionnelle sur le Bosphore ? Tout cela, sans doute, n'était pas une raison de se désintéresser absolument de ce qui se passait en Grèce ; mais c'était une raison de ne s'y engager qu'avec mesure. Sur place, dans la chaleur de la lutte, cette mesure était difficile à garder, surtout pour M. Piscatory. Il ne savait pas faire petitement et n'était pas l'homme des rôles effacés ou médiocres. C'était affaire à ceux qui l'employaient de lui choisir des postes à sa taille. M. Thouvenel écrivait finement, d'Athènes, le 20 décembre 1845 : Ici, comme à Madrid, il est à désirer qu'on tienne le jeu, mais sans y trop mettre ; le gain ne vaut pas les émotions de la partie. Puis il ajoutait tout bas, en parlant de son chef de légation : Je crois qu'il a trop mis au jeu[52].

A Paris, on savait gré sans doute à M. Piscatory et à Colettis de leur habileté et de leur succès : on ne songeait ni à les désavouer, ni à leur conseiller une capitulation. Mais on ne se voyait pas sans chagrin entraîné dans une politique si différente de celle qu'on avait rêvée et qu'un moment on avait cru tenir. M. Désages écrivait à M. Thouvenel, le 20 mai 1846 : Oui, c'est un grand mal que nous ayons à prendre si complètement, si ouvertement à notre compte la défense et la protection du cabinet d'Athènes. C'est mauvais pour la Grèce et pour nous, car la pression contre ce cabinet s'accroît indubitablement de l'influence déclarée, patente, que nous donne sur lui le besoin qu'il a de notre appui. A cela, je ne vois, pour le présent du moins, aucun remède. Le seul palliatif est dans la continuation de notre bonne entente avec les légations et les cours allemandes[53]. Quant à M. Guizot, il avait trop vivement désiré l'accord, il était trop pénétré de ses avantages supérieurs, pour ne pas regretter le conflit, même quand il y avait l'avantage. Il ne se lassait pas de faire appel à lord Aberdeen pour rétablir cet accord. Il profitait de la seconde entrevue d'Eu, en septembre 1845, pour dire au ministre anglais tout ce qu'il pensait de la conduite de sir Edmond Lyons. Peu auparavant, M. de Metternich, pressé par nous, avait aussi fait une charge à fond sur le secrétaire d'État. Tout cela à peu près sans aucun résultat. Je crois, écrivait M. Guizot en novembre 1845, lord Aberdeen bien près d'être convaincu que Lyons juge mal les affaires de Grèce et conduit mal celles de l'Angleterre en Grèce ; mais, mais, mais... je m'attends à la prolongation de cette grosse difficulté. Si désireux qu'il fût de mettre fin au désaccord, notre ministre en prenait virilement son parti, du moment où la politique britannique le rendait inévitable. Il faut vivre avec ce mal-là, écrivait-il à M. Piscatory ; nous ne sommes pas en train d'en mourir. Je regrette le fait, mais je m'y résigne. C'est qu'au fond, là comme en Espagne, il se sentait garanti contre de trop fâcheuses conséquences, par la présence de lord Aberdeen au Foreign office. S'il désespérait d'obtenir qu'il réprimât son agent, il savait n'avoir à craindre de sa part aucune démarche offensive qui pût faire dégénérer la querelle des deux légations en un conflit des deux gouvernements. L'entente cordiale, pour n'avoir pas produit dans les affaires de Grèce ce qu'on en attendait, n'y était donc pas absolument inefficace : elle localisait le dissentiment et l'empêchait d'avoir un contre-coup sur un plus vaste théâtre.

 

IV

On le voit, sur quelques-uns des points où l'on tâchait de l'appliquer, l'entente cordiale n'allait pas sans difficultés. Nouvelle preuve de cette vérité souvent constatée que, pour être quelquefois raisonnable et utile, l'alliance anglaise est rarement commode et agréable, surtout quand elle se trouve être, comme sous la monarchie de Juillet, l'alliance nécessaire. Toutefois, là même où cette entente était d'une exécution pénible et imparfaite, il ne semblait pas que, du côté de la France, on pût se plaindre des résultats obtenus. En Grèce comme en Espagne, si le cabinet de Londres ne nous donnait pas le concours que nous eussions désiré, du moins il nous laissait à peu près le champ libre, et, dans ces deux pays où naguère l'influence anglaise dominait, l'influence française avait maintenant le dessus. N'était-ce pas à croire que M. de Metternich devinait juste quand, tout au début de l'entente cordiale, le 12 octobre 1843, il avait fait cette sorte de prophétie : Dans une rencontre avec Louis-Philippe et M. Guizot, lord Aberdeen tirera toujours la courte paille[54]. Cette impression persista à Vienne, et, au commencement de 1846, l'ambassadeur d'Autriche à Londres mandait à son gouvernement que lord Aberdeen était complètement dominé par l'ascendant de M. Guizot[55]. C'était naturellement sous ce jour qu'en Angleterre l'opposition whig s'appliquait à présenter les choses. Le journal de lord Palmerston, le Morning Chronicle, disait en janvier 1845 : M. Guizot a tellement fasciné lord Aberdeen qu'il n'est rien que celui-ci puisse lui refuser. M. Guizot a abaissé notre influence en Espagne, en Grèce, en Belgique ; il s'est moqué de nous au Maroc, nous a insultés à Taïti, abandonnés au Texas, a usurpé nos droits au Brésil... Tout serait préférable au compérage entre M. Guizot et lord Aberdeen, compérage dans lequel ce dernier joue son rôle sempiternel d'aimable dupe et sacrifie à la paix à tout prix les plus chers intérêts et la véritable dignité de son pays. Plus tard, après la chute du ministère tory, un homme d'État whig, plus modéré que lord Palmerston, lord Clarendon, s'expliquant dans l'intimité sur le reproche fait ainsi à lord Aberdeen, le déclarait fondé ; il attribuait à son laisser faire le succès des intrigues de Louis-Philippe. — Les agents anglais, ajoutait-il, n'importe où ils étaient, avaient été rendus dépendants des agents français, au point qu'ils n'osaient se plaindre d'aucun mauvais procédé de ces derniers, sachant que ce serait s'exposer à une réprimande et courir le risque d'être humiliés dans l'exercice public de leur fonction[56].

Ce qui est en tout cas certain, c'est que l'entente cordiale se maintenait principalement par les rapports personnels d'amitié, d'estime, de confiance, établis depuis la première entrevue d'Eu, en 1843, entre M. Guizot et lord Aberdeen. Ils avaient pris peu à peu l'habitude de s'écrire directement dans les circonstances délicates, cherchant ainsi à donner à leurs communications le caractère d'un tête-à-tête. Il suffit de se rappeler quelles étaient les qualités de M. Guizot, l'autorité et la hauteur de son esprit, pour être assuré qu'un pareil tête-à-tête ne devait pas tourner à son désavantage. Jusqu'où allait cette loyale et confiante intimité, on en peut juger par ce que nous connaissons de la correspondance des deux ministres. Un jour, par exemple, M. Guizot, apprenant que lord Aberdeen était un peu troublé par les rapports de quelqu'un de ses diplomates, d'un Bulwer ou d'un Lyons, lui écrivait : Ce que nous avons, je crois, de mieux à faire l'un et l'autre, c'est de mettre en quarantaine sévère tous les rapports, bruits, plaintes, commérages, qui peuvent nous revenir sur les menées secrètes ou les querelles de ménage de nos agents ; pour deux raisons : la première, c'est que la plupart de ces commérages sont faux ; la seconde, c'est que, même quand ils ont quelque chose de vrai, ils méritent rarement qu'on y fasse attention. L'expérience m'a convaincu, à mon grand regret, mais enfin elle m'a convaincu que nous ne pouvions encore prétendre à trouver ou à faire soudainement passer dans nos agents la même harmonie, la même sérénité de sentiments et de conduite qui existe entre vous et moi. Il y a, chez nos agents dispersés dans le monde, de grands restes de cette vieille rivalité inintelligente, de cette jalousie aveugle et tracassière qui a longtemps dominé la politique de nos deux pays. Les petites passions personnelles viennent s'y joindre et aggravent le mal. Il faut lutter, lutter sans cesse et partout contre ce mal, mais en sachant bien qu'il y a là quelque chose d'inévitable et à quoi, dans une certaine mesure, nous devons nous résigner. Nous nous troublerions tristement l'esprit, nous nous consumerions en vains efforts, si nous prétendions prévenir ou réparer toutes les atteintes, tous les mécomptes que peut recevoir çà et là notre bonne entente. Si ces atteintes sont graves, si elles compromettent réellement notre politique et notre situation réciproque, portons-y sur-le-champ remède, d'abord en nous disant tout, absolument tout, pour parvenir à nous mettre d'accord, vous et moi, ensuite en imposant nettement à nos agents notre commune volonté. Mais, sauf de telles occasions, laissons passer, sans nous en inquiéter, bien des difficultés, des tracasseries, des humeurs, des mésintelligences locales qui deviendraient importantes si nous leur permettions de monter jusqu'à nous, et qui mourront dans les lieux mêmes où elles sont nées, si nous les condamnons à n'en pas sortir[57].

Pour pratiquer cette amitié avec M. Guizot, lord Aberdeen ne devait pas seulement fermer l'oreille à ses subordonnés, il devait aussi faire entendre raison à ses collègues, et non aux moindres d'entre eux. Déjà plus d'une fois j'ai eu l'occasion de noter la tendance de l'illustre chef du cabinet britannique, sir Robert Peel, à prendre ombrage de ce qui se faisait ou se disait chez nous. Dans l'automne de 1845, sous l'empire de ces méfiances, heureusement passagères, il parut se produire un désaccord entre lui et le chef du Foreign office ; celui-ci tint bon et offrit sa démission ; Peel n'insista pas ; seulement, comme il demeurait persuadé qu'en dépit des intentions pacifiques de Louis-Philippe et de son ministre, la guerre ne pourrait être longtemps évitée, il commença à s'occuper de la défense des côtes méridionales, signalées, depuis plusieurs années, par le duc de Wellington, comme le point faible de l'Angleterre[58]. Vers le même temps, M. Guizot, toujours attentif à ne laisser naître aucun soupçon chez lord Aberdeen, s'expliqua à cœur ouvert avec lui, au sujet des projets belliqueux qu'on prêtait à la France. Je n'ai nul droit, lui écrivait-il le 2 octobre 1845, de m'étonner des suppositions et des appréhensions qu'excitent chez vous ce qu'on appelle nos préparatifs et nos armements maritimes, car j'en suis également assailli. Il n'est bruit, en France, que des armements et des préparatifs de l'Angleterre. Puis, après avoir montré, avec force faits et chiffres, que, considérés dans leur ensemble, les travaux effectués en France ne pouvaient avoir qu'une influence et des résultats pacifiques, il ajoutait : Je suis convaincu qu'il en est de même chez vous, et je le dirai dans l'occasion. Dites-le également pour nous. Repoussons, démentons nettement, de part et d'autre, les mensonges intéressés de l'esprit de parti et les erreurs puériles de la badauderie. La politique que nous pratiquons n'a rien qui ne puisse être dit tout haut. Plus nous la montrerons à découvert, plus elle sera, dans nos deux pays, forte et rassurante, et plus aussi nous nous sentirons à l'aise et sûrs de notre fait en la pratiquant[59].

Curieux et noble spectacle, bien rare dans l'histoire politique, que celui de l'amitié de ces deux hommes d'État, devenue, entre des peuples que divisaient tant de préventions anciennes ou récentes, en face de questions difficiles, au milieu même de crises périlleuses, la garantie de la paix du monde. Seulement on voit tout de suite en quoi cette garantie était fragile et précaire. Qu'en resterait-il, si l'un des deux amis venait à quitter le pouvoir ? Or, vers le milieu de 1845, le cabinet tory, qui gouvernait depuis 1841 et qui avait accompli à l'intérieur de grandes choses, donnait des signes d'affaiblissement. Quelques-uns de ses membres hésitaient à suivre plus loin leur chef dans ses réformes économiques. Ces difficultés devinrent telles que, le 6 décembre de cette même année 1845, sir Robert Peel dut porter à la Reine sa démission et celle de ses collègues. Lord John Russell fut chargé de former une autre administration. Je suis bien triste ! écrivit aussitôt M. Guizot à lord Aberdeen[60]. Nous faisions de la si honnête et si grande politique ! Et nous la faisions si amicalement ! Qu'y a-t-il de plus rare, dans la vie publique, qu'un peu de sincérité et de vraie amitié ? C'était très bon pour nos deux pays, et très doux pour nous-mêmes. Je ne puis, je ne veux pas croire que ce soit réellement fini. La nouvelle causa d'autant plus d'émoi en France, qu'on annonçait la rentrée de lord Palmerston au Foreign office. D'après le témoignage d'un Anglais, alors de passage à Paris et fort mêlé à la haute société politique des deux côtés du détroit, M. Reeve[61], le roi Louis-Philippe manifestait contre Palmerston une répugnance invincible, et parlait de lui comme de l'ennemi de sa maison ; M. Guizot, plus réservé, déclarait qu'il serait exactement pour Palmerston ce qu'il avait été pour Aberdeen, mais il ajoutait : Vous ne vous faites pas l'idée de l'effet produit par ce nom-là sur ce pays et sur mon parti. Je sors d'un dîner avec la grosse banque : tous étaient dans la consternation ; on est venu vers moi, me prendre la main en me disant : Mais, monsieur le ministre, que ferez-vous de cet homme-là ? Dans six mois, nous serons en lutte ouverte avec l'Angleterre. Il vous fera des difficultés partout, en Espagne, en Orient, à Taïti. C'est terrible. M. de Rothschild disait au même M. Reeve : Lord Palmerston est un ami de notre maison ; il dîne chez nous à Francfort ; mais il a l'inconvénient de faire baisser les fonds de toute l'Europe, sans nous avertir.

Il était cependant, en France, un homme qui, loin de s'effrayer de la rentrée de lord Palmerston, s'en réjouissait : chose étonnante, c'était celui qu'on eût pu croire le moins disposé à oublier le traité du 15 juillet 1840, celui qui, ministre, avait paru vouloir la guerre pour se venger de ce traité, celui qui, dans les années suivantes, avait reproché à son successeur d'avoir, à l'égard des offenses du gouvernement britannique, la mémoire trop courte et le pardon trop facile : on a nommé M. Thiers. Depuis quelques années, à la vue de l'intimité établie entre M. Guizot et lord Aberdeen, l'idée lui était venue que son intérêt serait de lier partie avec lord Palmerston. Il s'était persuadé que Je meilleur moyen de revenir lui-même au pouvoir était que l'opposition anglaise y revînt d'abord ; dans ce cas, se disait-il, Louis-Philippe, par crainte de compromettre la bonne intelligence avec l'Angleterre, se déciderait à abandonner les amis des tories et à les remplacer par les amis des whigs. Dès la fin de 1844, au lendemain de l'affaire Pritchard, au moment où Palmerston poussait le plus ouvertement à l'hostilité contre la France, M. Thiers lui faisait des avances que l'adversaire de lord Aberdeen accueillait bien, ne trouvant, à son point de vue, qu'avantage à aider l'ennemi de M. Guizot[62]. On vit alors le Constitutionnel et le Morning Chronicle, jusque-là si ardents à invectiver leurs patrons respectifs, échanger des coquetteries dont le Journal des Débats faisait ressortir l'étrange et suspecte nouveauté. Peu après, le 28 janvier I 845, M. Greville notait sur son journal : Le plus curieux incident de la politique française est la flirtation commencée entre Thiers et Palmerston. Le fait est de notoriété à Paris, et l'on s'en amuse... Quelques lettres courtoises ont été échangées entre ces hommes d'État, autrefois rivaux[63]. Sous l'empire de ces sentiments, l'ancien ministre du 1er mars entreprit, au mois d'octobre 1845, une courte excursion en Angleterre. Il y fut reçu avec un empressement curieux ; on goûta fort son esprit et sa belle humeur, bien qu'il parût parfois un peu superficiel[64]. Soucieux de corriger les impressions produites outre-Manche par sa conduite en 1840 et par le langage qu'il avait tenu depuis cette époque, il protesta que son retour au pouvoir, loin d'altérer les relations des deux pays, les améliorerait ; il ajouta que si, naguère, ces relations avaient failli plusieurs fois être compromises, la faute en était aux maladresses de M. Guizot[65] : occasion, pour lui, de s'exprimer sur son rival avec une amertume qui ne parut pas toujours de bon goût à ses interlocuteurs[66]. Il eut soin de voir les hommes de tous les partis ; néanmoins ce fut particulièrement avec les whigs qu'il s'attacha à nouer des liens étroits, d'autant que plus d'un indice lui faisait alors pressentir leur prochaine rentrée au ministère. Quelques jours après, M. de Barante écrivait : M. Thiers revient de Londres avec toute l'amitié de lord Palmerston ; il a aussi son entente cordiale[67].

On comprend dès lors pourquoi, deux mois plus tard, M. Thiers accueillit avec tant de satisfaction la nouvelle de la dissolution du cabinet Peel. Sa seule crainte était que ses amis de Londres ne fussent trop timides. De Paris, il les excitait. Enfin, écrivait-il le 16 décembre 1845 à l'un de leurs confidents, vous voilà prêts à manger les tories ; je fais des vœux pour qu'il en soit ainsi... Cependant j'ai peur que vos amis manquent de résolution. S'ils laissent passer cette occasion de prendre le pouvoir, je ne sais quand ils pourront le reprendre... Dussent-ils échouer au parlement, à leur place, je le tenterais, sauf à porter la question devant les électeurs... M. Guizot est au désespoir de la chute des tories[68]. En même temps, sur son propre terrain, M. Thiers s'apprêtait, sans perdre un instant, à profiter de ce qui lui paraissait un coup de fortune : il expliquait aux meneurs de la gauche et du centre gauche comment l'avènement des whigs devait avoir son contre-coup en France et forcer le Roi à se séparer de M. Guizot ; la disgrâce de ce dernier lui paraissait même assez proche pour qu'il réglât d'avance avec M. O. Barrot, par une sorte de traité signé, la façon dont ils partageraient le pouvoir et l'usage qu'ils en feraient[69].

Tandis que M. Thiers s'agitait ainsi à Paris, les événements, à Londres, trompaient ses espérances. Dans ses efforts pour former un ministère, lord John Russell rencontrait beaucoup de difficultés, et, fait curieux, la principale venait de l'inquiétude causée, en Angleterre même, par la rentrée de lord Palmerston au Foreign office ; on craignait que les bons rapports avec le cabinet de Paris n'en fussent gravement altérés. Cette objection, indiquée avec réserve par la Reine, fut formulée d'une façon plus absolue par lord Grey, qui refusa d'entrer dans le nouveau cabinet si l'on ne mettait pas le ministre suspect d'hostilité contre la France à un autre poste, par exemple au département des colonies. Palmerston, blessé, répondit ne pouvoir accepter que les affaires étrangères. Lord John Russell eût été disposé à lui donner raison[70], mais il ne crut pas pouvoir se passer de lord Grey. Force lui fut donc, le 20 décembre 1845, de résigner le mandat que lui avait confié la Reine. Celle-ci se retourna alors vers sir Robert Peel, qui consentit à retirer sa démission[71]. A ce revirement imprévu, le désappointement de M. Thiers fut grand[72]. M. Guizot, au contraire, se hâta d'écrire à lord Aberdeen : Je suis aussi joyeux que j'étais triste. Je ne veux pas me refuser le plaisir de vous le dire Nous continuerons ce que nous faisons avec un degré de plus de satisfaction et d'amitié, si je ne me trompe. Votre lettre m'a été au cœur, où vous n'avez nul besoin d'aller, car vous y êtes bien établi[73].

Mais pour combien de temps le ministère tory reprenait-il le pouvoir ? Rien n'indiquait que la maladie dont il souffrait, fût guérie. Une nouvelle crise paraissait même si inévitable et si proche, que lord Palmerston, qui la pressentait, voulut se prémunir contre le risque d'être, dans ce cas, de nouveau jugé un ministre impossible. Le meilleur moyen lui parut être de se faire donner, par la France elle-même, une sorte d'exequatur. En avril 1846, on le vit arriver à Paris, l'air aimable, le sourire aux lèvres, la main tendue, déclarant très haut qu'il était autant que personne ami de la paix, de la France, partisan de l'entente cordiale et bien décidé à la continuer s'il revenait au pouvoir. C'était le pendant du voyage fait, quelques mois auparavant, par M. Thiers, à Londres. On fut agréablement surpris de trouver ce terrible homme si adouci, et l'amour-propre national fut flatté d'une démarche qui avait une apparence d'amende honorable. Invité et festoyé dans plusieurs salons politiques, présenté aux Tuileries, Palmerston fut bien reçu en tous lieux, avec une politesse réservée par le Roi et M. Guizot, avec beaucoup d'empressement par l'opposition, notamment par M. Thiers, qui, huit heures durant, lui fit parcourir et lui démontra les fortifications de Paris. Cet empressement des adversaires du cabinet, joint à la curiosité des badauds, parut faire au visiteur un succès dont la dignité nationale ne laissait pas que de souffrir un peu. Le public finit par sentir ce défaut de mesure et par se demander pourquoi l'on faisait fête à un tel homme. Mais avant que cette réaction eût eu le temps de se dessiner, Palmerston était déjà rembarqué, emportant sans doute l'idée, comme l'écrivait alors M. Guizot à lord Aberdeen[74], que les Français étaient bien légers, bien prompts à passer d'une impression à l'autre, et qu'il n'y avait pas grand inconvénient à leur donner des moments d'humeur, puisqu'il était si aisé de les en faire revenir. Vainement notre ministre affirmait-il que, sous ces impressions mobiles et superficielles, le fond des choses subsistait, et ajoutait-il que si ce voyage changeait, en Angleterre, la situation du voyageur, ce serait un effet très exagéré et fondé sur l'apparence plutôt que sur la réalité des choses ; on conclut, outre-Manche, de tout ce qui venait de se passer, que nous ne tenions plus rigueur à l'auteur du traité du 15 juillet 1840, et que désormais on pouvait sans scrupule lui laisser prendre place dans un ministère.

Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis ce voyage que, le 25 juin 1846, le ministère tory, mis en minorité à la Chambre des communes, donnait de nouveau une démission, cette fois définitive. Lord John Russell ne rencontra plus aucune objection à la rentrée de lord Palmerston au Foreign office, et sou cabinet fut promptement constitué. En France, les journaux de M. Thiers saluèrent avec une joie triomphante une révolution ministérielle dont ils faisaient prévoir le contre-coup de ce côté-ci de la Manche. M. Guizot fut réduit à écrire tristement ses regrets au dear lord Aberdeen et à sir Robert Peel. Ce dernier avait pu, sous le coup de certains accidents, témoigner parfois de quelque impatience ombrageuse à l'égard du gouvernement français ; mais, au fond, son grand et droit esprit avait compris et accepté la politique de bon accord pratiquée à côté de lui par lord Aberdeen. On le vit bien dans la lettre par laquelle il répondit aux condoléances du ministre français. Grâce à une confiance réciproque, lui écrivait-il, grâce à une égale foi dans l'accord de nos vues et la pureté de nos intentions, grâce aussi — je puis le dire sans arrogance depuis que j'ai reçu votre affectueuse lettre — à une estime mutuelle et à des égards personnels, nous avons réussi à élever l'esprit et le ton de nos deux nations ; nous les avons accoutumées à porter leurs regards au-dessus de misérables jalousies et de rivalités obstinées... Sans cette confiance et cette estime mutuelles, combien de pitoyables difficultés auraient grossi, au point de devenir de redoutables querelles nationales ! Hélas ! de tout autres sentiments allaient inspirer désormais la politique anglaise. L'entente cordiale était finie.

 

 

 



[1] Voir plus haut, livre II, ch. XIV, § V ; livre III, ch. II, §§ IV et VI ; ch. III § III, et ch. VI, § I ; livre V, §§ VII, VIII et IX.

[2] J'ai eu sous les yeux la correspondance officielle et confidentielle du ministre et de l'ambassadeur, correspondance fort importante, dont j'aurai souvent occasion de me servir. M. Guizot, d'ailleurs ; en a cité de nombreux extraits dans ses Mémoires.

[3] Lettre du 17 février 1844.

[4] Dépêche déjà citée du 10 août 1843.

[5] Plus haut, t. V, ch. III, § VIII.

[6] Plus haut, t. V, ch. III, § IX.

[7] Plus haut, t. V, ch. III, § VIII.

[8] Lettre du prince de Metternich au comte Apponyi, 15 juin 1845. (Mémoires de Metternich, t. VII, p. 95.)

[9] Lettre du comte Bresson à M. Guizot, du 28 septembre 1844.

[10] Lettres de M. Bresson à VI. Guizot, 8 janvier et 31 mars 1844.

[11] M. Guizot dit avoir su depuis ce fait avec certitude. (Mémoires, t. VIII, p. 220.)

[12] Sur les faits auxquels fait allusion M. Bresson, voir la seconde édition de mon tome I, livre I, ch. V, § I.

[13] Ce mariage fut célébré le 25 novembre 1844.

[14] BULWER, The life of Palmerston, t. III, p. 183.

[15] Rapprochez ce langage de celui qu'avait tenu lord Aberdeen lors de la première visite à Eu. (Voir t. V, ch. III, § IX.)

[16] J'ai suivi principalement le récit que Louis-Philippe a donné lui-même de ces conversations, un an plus tard, dans une lettre adressée le 14 septembre 1846 à la reine des Belges et publiée après la révolution de Février dans la Revue rétrospective. Les circonstances dans lesquelles a été écrit ce récit permettent de le considérer comme exact. C'était au moment où, accusé de déloyauté par les Anglais, le Roi cherchait à se justifier. La lettre était en réalité destinée à la reine Victoria. Il est évident que, surtout pour ce qui regardait cette entrevue d'Eu, où la Reine avait été présente, la première préoccupation du Roi dut être d'éviter des inexactitudes de fait dont le seul résultat eût été d'ôter tout crédit à son apologie. — Le témoignage de M. Guizot (Mémoires, t. VIII, p. 226, 227) est absolument conforme à celui du Roi. — Rien, dans les documents de source anglaise, qui puisse sérieusement infirmer ce double témoignage. On y trouve seulement l'indice que lord Aberdeen, tout en nous donnant les assurances rapportées-plus haut, renouvela la réserve, faite par lui, dès le début, du droit appartenant à l'Espagne de choisir en toute indépendance l'époux de sa reine. Encore le ministre anglais parait-il, d'après son propre témoignage, avoir été surtout préoccupé de ne rien dire qui pût troubler un accord dont il était fort heureux. — Les Mémoires récemment publiés d'Ernest II, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, renferment, sur le sujet qui nous occupe, quelques renseignements utiles. On y voit que ce prince, chef de la maison de Cobourg, cousin germain du candidat à la main d'Isabelle et frère du mari de la reine Victoria, ayant ainsi toutes les raisons et tous les moyens de s'informer, se plaignait avec amertume que, dans leur désir d'être agréables à Louis-Philippe, le royal ménage anglais et lord Aberdeen se fussent trop engagés, à Eu, en faveur du mariage Bourbon, et eussent sacrifié le mariage Cobourg ; il ajoutait que le gouvernement britannique était ainsi beaucoup plus lié qu'il ne voulait se l'avouer, et qu'il avait perdu toute liberté de mouvement. On trouve aussi, dans ces Mémoires, une lettre que le prince Albert écrivit, le 26 mai 1846, au duc Ernest, et dans laquelle il reconnaissait que le gouvernement anglais s'était engagé envers la France, dans le cas où le Roi tiendrait sa parole de ne mettre en avant aucun de ses fils, à employer toute son influence pour amener un mariage Bourbon. (Aus meinem Leben und aus meiner Zeit, von ERNST II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, Berlin, 1887, 1er vol., p. 160 et 167.)

[17] Déjà, à l'origine de la candidature du prince de Cobourg, nous avions entrevu l'action du prince Albert. (V. t. V, ch. III, § VIII.)

[18] BULWER, The life of Palmerston, t. III, p. 189.

[19] Voyez ce que sir Henri Bulwer dit lui-même de ses sentiments et de ses desseins, The life of Palmerston, t. III, p. 188 à 190.

[20] Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai 1846.

[21] Lettre de M. Guizot à M. de Jarnac, du 7 novembre 1845.

[22] Lettres diverses de M. de Jarnac à M. Guizot, au commencement de novembre 1845.

[23] Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 5 mars 1846. — Ce propos a été d'ailleurs rappelé, en termes presque identiques, par lord Aberdeen lui-même, dans la lettre qu'il a écrite à M. Guizot le 14 septembre 1848.

[24] Voir plus haut, § I de ce chapitre.

[25] Lettre inédite du comte Bresson à M. Guizot, du 21 novembre 1846.

[26] BULWER, The life of Palmerston, t. III, p. 188.

[27] Lettre inédite, déjà citée, de M. Bresson à M. Guizot, du 21 novembre 1846.

[28] Un tel langage concorde parfaitement avec ce qu'on sait des sentiments de Bulwer. Lui-même, d'ailleurs, reconnaît avoir dit que le roi des Français ne pourrait s'opposer d'une façon persistante à un mariage aussi raisonnable si les Cobourg et la Reine s'y décidaient avec l'approbation des Cortès. L'obstination d'une partie, ajoutait-il, ferait céder l'obstination de l'autre. (The life of Palmerston, t. III, p. 190.)

[29] Ce prince était Ernest II, qui avait succédé, en 1844, à son père Ernest Ier. Voir, sur la famille de Cobourg, t. V, ch. III, § VIII, la note sur la maison de Saxe-Coburg-Gotha.

[30] Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en date du 26 mai 1846. (Aus meinem Leben und aus meiner Zeit, von ERNST II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, 1er vol., p. 167.) — On voit maintenant ce qu'il faut penser des historiens anglais qui, comme sir Théodore Martin, le biographe officiel du prince Albert, nous montrent, en cette circonstance, sir Henri Bulwer ne sortant pas de la réserve ordonnée par ses instructions, et se bornant à faire la commission qui lui était demandée, sans se mêler de la lettre de la reine Christine, autrement que pour la transmettre.

[31] Longtemps les historiens ont connu l'existence et le sens général de la lettre de la reine Christine, sans en avoir le texte. Ce texte vient d'être publié en français dans les Mémoires du duc de Saxe-Cobourg. (Aus meinem Leben, etc., t. I, p. 163.)

[32] Aus meinem Leben, etc., t. I, p. 164 et suiv.

[33] Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 21 mai 1846.

[34] L'opposition française se doutait si peu de ce qui s'était passé, que M. Thiers, traitant à la tribune, le 28 mai 1846, des affaires de la Péninsule, reprochait à la reine Christine de chercher à imposer le comte de Trapani à l'Espagne, qui n'en voulait pas.

[35] Lettre de M. Bresson à M. Guizot, du 25 mai 1846.

[36] BULWER, The life of Palmerston, t. III, p. 192.

[37] Lettre du prince Albert au duc de Saxe-Cobourg, en date du 26 mai 1846. (Aus meinem Leben und aus meiner Zeit, von ERNST II, herzog von Sachsen-Coburg-Gotha, vol. I, p. 167.)

[38] Parliamentary Papers.

[39] Voir au tome IV.

[40] Ce propos a été rapporté par le baron de Stockmar, qui le tenait de sir Robert Peel lui-même.

[41] Méhémet-Ali disait lui-même, en 1846, à M. de Bourqueney, ambassadeur de France à Constantinople : Les Anglais se disent aujourd'hui mes amis ; le fait est qu'en me débarrassant de ces sales affaires de Syrie, ils m'ont rendu service. (La Grèce du roi Othon. Correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis, p. 72.)

[42] Cette dépêche est citée intégralement dans les Pièces justificatives des Mémoires de M. Guizot. C'est à ces Mémoires, et aussi à l'ouvrage de M. d'Haussonville sur l'Histoire de la politique extérieure de 1830 à 1848, que sont empruntés les documents qui seront cités dans la suite de cet exposé, sans indication de source spéciale.

[43] Lettre à M. de Sainte-Aulaire, en date du 8 octobre 1841.

[44] Lettres de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, du 2 et du 3 mai 1844.

[45] Lettre de M. Désages à M. de Jarnac, en date du 27 septembre 1844. (Documents inédits.)

[46] Instructions du 11 novembre 1844.

[47] M. Thouvenel, alors secrétaire d'ambassade à Athènes, écrivait le 20 décembre 1845 : Rien ici n'est solide, si ce n'est un instinct de désordre, de rapine, historiquement très explicable, mais fort embarrassant pour former un Etat. (La Grèce du. roi Othon, correspondance de M. Thouvenel avec sa famille et ses amis, p. 8.)

[48] Voir notamment un Mémoire rédigé en avril 1846 par l'envoyé d'Autriche, le comte Prokesh. (HAUSSONVILLE, Histoire de la politique extérieure du gouvernement français, 1830-1848, p. 107.)

[49] La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel, p. 11.

[50] La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel, p. 11. — M. Thouvenel ajoutait, quelques jours plus tard : Nous sommes ici, il ne faut pas nous le dissimuler, les amis de la canaille ; mais cette canaille, après tout, est la masse du pays, et c'est là que, pour être forts, nous avons dû poser notre camp. (Ibid., p. 13.)

[51] La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel, p. 113.

[52] La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel, p. 9 et 11.

[53] La Grèce du roi Othon, correspondance de M. Thouvenel, p. 73.

[54] J'ai déjà eu occasion de citer ce propos. (Mémoires de Metternich, t. VI, p. 690.)

[55] Lettre du comte de Flahault à M. Guizot, du 6 février 1846. (Documents inédits.)

[56] The Greville Memoirs, second part, vol. III, p. 16.

[57] Lettre du 3 décembre 1844, citée par M. Guizot dans son étude sur Robert Peel.

[58] The life of lord John Russell, par Spencer WALPOLE, vol. II, p. 13.

[59] Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 230 à 236.

[60] 13 décembre 1845. (Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 237.)

[61] M. Reeve rendit compte de ses impressions à M. Greville, dans deux lettres en date des 20 et 22 décembre 1845. (The Greville Memoirs, second part, t. II, p. 345 à 347.)

[62] M. Léon Faucher écrivait à M. Duvergier de Hauranne, le 30 novembre 1844 : Vous savez que les nuages se dissipent entre M. Thiers et les whigs. J'y ai, pour ma part, un peu travaillé, et je crois qu'il faut se féliciter, mais tout bas, de voir arriver le succès. (L. FAUCHER, Biographie et Correspondance, t. I, p. 159.)

[63] L'éditeur du Journal de M. Greville, M. Reeve, confirme ce rapprochement avec ses renseignements personnels, et il ajoute : C'était le résultat de leur commune haine contre M. Guizot. (The Greville Memoirs, second part, vol. II, p. 267.)

[64] Lord Clarendon écrivait à Panizzi, le 12 octobre 1845 : Thiers passe littéralement comme un éclair ; s'il veut apprendre quelque chose sur ce pays-ci, il ne doit pas venir ici pour une seule semaine, bien que cette façon d'agir soit en harmonie avec son système habituel. Vous rappelez-vous son fameux billet a Ellice, alors secrétaire de la trésorerie : Mon cher Ellice, je veux connaître à fond le système financier de l'Angleterre : quand pourrez-vous me donner cinq minutes ? (The Life of sir Anthony Panizzi, par Louis FAGAN.)

[65] Journal inédit de M. de Viel-Castel.

[66] On lit dans le Journal de Greville : Aberdeen trouva M. Thiers très agréable, mais pas si bien (fair) pour Guizot que Guizot pour lui. Guizot parlait toujours en bons termes de lui, tandis que Thiers parlait très mal de Guizot. En effet, Thiers s'exprime sur Guizot avec le plus grand mépris, dit qu'il est grand à la tribune, mais qu'il n'est ni un homme d'Etat, ni un homme d'affaires. (The Greville Memoirs, second part, vol. II, p. 298.)

[67] Lettre du 29 octobre 1845. (Documents inédits.)

[68] Lettre à M. Panizzi. (The Life of sir Anthony Panizzi, par L. FACAN.)

[69] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne. — J'ai déjà eu occasion de mentionner ce traité. (Cf. plus haut, ch. I, § I.)

[70] Lord John Russell écrivait en effet à lord Minto : Je défendrai Palmerston, qui est si injustement accusé de désirer la guerre, et qui s'est conduit toujours si galamment et si bien. Ne se rappelait-il donc pas combien il avait été mécontent, après la signature du traité du 15 juillet 1840, des procédés de Palmerston envers la France ? Ce que j'ai indiqué (V. t. IV, ch. IV, § IX) de l'opposition, du reste fort impuissante, faite alors par Russell à Palmerston, se trouve confirmé et complété dans la Vie, récemment publiée, du premier de ces hommes d'État. (The Life of lord J. Russell, par Spencer WALPOLE, t. I, p. 347 à 363.)

[71] Sur cette crise, voyez The Greville Memoirs, second part, vol. II, p. 322, 330, 331, et The Life of lord J. Russell, t. I, p. 416.

[72] Un ami de M. Thiers, M. Léon Faucher, écrivait à une de ses amies d'Angleterre : Le retour de sir Robert Peel a raffermi M. Guizot. Il ne peut plus être renversé que par les élections. (Léon FAUCHER, Biographie et Correspondance, t. I, p. 171.)

[73] Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 239.

[74] Lettre du 28 avril 1846.