HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE IV. — LA CRISE DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE (MAI 1839-JUILLET 1841)

 

CHAPITRE V. — LA PAIX RAFFERMIE (OCTOBRE 1840-JUILLET 1841).

 

 

I. Le Roi appelle le maréchal Souk et M. Guizot. Ce dernier s'était, dans les derniers temps, séparé de la politique de M. Thiers. Composition du ministère du 29 octobre. Hostilités qu'il rencontre. Dans quelle mesure peut-il compter sur l'appui de tous les conservateurs ? On ne croit pas généralement à sa durée. Confiance de M. Guizot. — II. Discours du trône. Rétablissement de l'ordre matériel. M. Guizot tâche de se faire offrir par les puissances des concessions qui permettent à la France de rentrer dans le concert européen. Dispositions des diverses puissances. Tout dépend de lord Palmerston. Ce dernier ne veut rien céder. Le mémorandum anglais du 2 novembre. Efforts des partisans de la conciliation à Londres. Les revers des Égyptiens en Syrie mettent fin à ces efforts. Désappointement du gouvernement français. L'Egypte est menacée. Prise de Saint-Jean d'Acre. Lord Palmerston, triomphant, est plus roide que jamais envers la France. M. Guizot est réduit à la politique d'isolement et d'expectative. — III. L'Adresse à la Chambre des pairs. Discours de M. Guizot. — IV. Premiers votes de la Chambre des députés. Dispositions de M. Thiers. Lecture du projet d'Adresse. — V. Ouverture du débat au Palais-Bourbon. M. Guizot et M. Thiers sont à l'apogée de leur talent. Animosité des deux armées. L'attaque de M. Thiers. La défense de M. Guizot. Les autres orateurs. L'amendement de M. Odilon Barrot. Le vote. M. Thiers est battu. Dans quelle mesure M. Guizot est-il victorieux ? — VI. Préoccupations éveillées par la prochaine rentrée des cendres de l'Empereur à Paris. La cérémonie. Conclusion qu'en tire M. Guizot. — VII. Le ministère maintient les armements. Réponse aux observations des cabinets étrangers. La loi de crédits pour les fortifications de Paris. M. Thiers la soutient. Dispositions hostiles ou incertaines dans une partie de la gauche, dans la majorité et même dans le cabinet. La discussion. Discours équivoque du maréchal Soult. Trouble qui en résulte. Discours de M. Guizot. Résumé de M. Thiers. Débat sur l'amendement du général Schneider. Nouvelles équivoques du maréchal. Intervention décisive de M. Guizot. Le vote. Les adversaires de la loi tentent un dernier effort à la Chambre des pairs. Ils sont battus. — VIII. Situation parlementaire du cabinet. Convient-il ou non de provoquer une grande discussion pour raffermir la majorité ? Rapport de M. Jouffroy sur la loi des fonds secrets. Effet produit. La discussion. Le ministère se dérobe. Discours de M. Thiers. Réponse de M. Guizot. Le vote. — IX. Attaques de la presse contre le Roi. Les prétendues lettres de Louis-Philippe publiées par la France. La Contemporaine. Acquittement de la France. Scandale qui en résulte et redoublement d'attaques contre le Roi. Le faux est cependant manifeste. Déclaration de M. Guizot à la Chambre. Silence de l'opposition. Le bruit s'éteint. — X. Convention du 25 novembre 1840 entre le Commodore Napier et Méhémet-Ali. Les puissances désirent qu'elle soit approuvée par le sultan. La Porte, poussée par lord Ponsonby, déclare la convention nulle et non avenue. Note du 31 janvier 1841 par laquelle la conférence engage le Sultan à accorder l'hérédité au pacha. — XI. La France doit-elle entier dans le concert européen et à quelles conditions ? Négociations. Le gouvernement français obtient satisfaction sur les points essentiels. Difficultés sur les clauses de la convention. Rédaction des actes. Hatti-shériff n'accordant au pacha qu'une hérédité illusoire. Parafe des actes préparés à Londres. — XII. La discussion des crédits supplémentaires de 1840 et de 1841. Attaque de M. Thiers. M. Guizot refuse de discuter les négociations en cours. Le bilan financier du ministère du 1er mars. — XIII. Nouveaux efforts de lord Ponsonby pour empêcher la Porte de faire des concessions à Méhémet-Ali. Action contraire de M. de Metternich. M. Guizot persiste dans son attitude. Modification du hatti-shériff. Le gouvernement français est disposé à signer. Difficultés soulevées par lord Palmerston. Irritation et faiblesse des puissances allemandes. Méhémet-Ali accepte le hatti-shériff modifié. Signature du protocole de clôture et de la convention des détroits. — XIV. Conclusion.

 

I

L'interrègne ministériel ouvert par la démission du ministère du 1er mars ne pouvait se prolonger sans péril. Le Roi se trouvait absolument à découvert, en butte aux polémiques les plus dangereuses ; déjà les journaux de gauche annonçaient ouvertement son abdication. En même temps, divers symptômes semblaient indiquer que les fauteurs de trouble jugeaient l'occasion favorable pour tenter quelque mauvais coup. Les promenades nocturnes, avec chants de Marseillaise, prenaient un caractère de plus en plus tumultueux, et, dans la soirée du 21 octobre, les manifestants blessaient mortellement, à coups de poignard, un sous-officier de la garde municipale. Les rapports de police étaient inquiétants. Dans le public, circulaient des bruits de sédition prochaine, des menaces de régicide[1]. L'une des princesses royales écrivait le 24 octobre : L'état de l'opinion donne tout à craindre, et l'on s'attend à la plus redoutable émeute que nous ayons vue encore, si par malheur la crise se prolonge[2].

Le Roi n'eut aucune incertitude sur la direction à donner à ses démarches. Depuis longtemps il avait décidé à part lui et même laissé voir à quelques personnes de quel côté, en cas de rupture avec M. Thiers, il chercherait de nouveaux ministres[3]. Aussi à peine les démissions lui eurent-elles été remises, qu'il manda le maréchal Soult aux Tuileries et écrivit à Londres pour presser M. Guizot de revenir à Paris.

La presse de gauche affecta d'être surprise et scandalisée de voir un ambassadeur appelé à prendre la place de son ministre : elle prétendit montrer là une inconvenance et même une sorte de trahison domestique. Tel ne fut pas le sentiment de M. Thiers, du moins au premier moment ; car, en transmettant à M. Guizot l'appel du souverain, il lui écrivait : Vous êtes, naturellement, l'un des hommes auquel le Roi a le plus pensé dans cette occasion. Loin de s'être lié indissolublement au cabinet en consentant à restera Londres après le 1er mars 1840, M. Guizot avait tout de suite posé ses conditions, et il était demeuré, depuis, à l'égard de M. Thiers, dans l'état d'un surveillant un peu inquiet, prompt à le faire avertir qu'il ne pourrait pas le suivre dans telle direction, accepter telle mesure. Au début, ses alarmes avaient porté exclusivement sur la politique intérieure. Dans les questions étrangères, et spécialement dans l'affaire égyptienne, il avait commencé par donner son concours sans faire d'objection, prenant sa part des erreurs et des illusions du gouvernement. Mais vers la seconde moitié de septembre, devant le bruit croissant de guerre et surtout de révolution qui lui arrivait de France, il se rendit compte que M. Thiers était débordé, entraîné. Voulant que son sentiment fût connu de ses amis et du gouvernement, il s'en ouvrit au duc de Broglie et lui adressa successivement, le 23 septembre, le 2 octobre, le 13, des lettres où il témoignait chaque fois une inquiétude plus vive, une opposition plus résolue à la politique qui lui paraissait prévaloir[4]. De Paris, ses amis le tenaient au courant du désaccord entre les ministres et le Roi, et aussi de la résolution témoignée par ce dernier de lui proposer la succession de M. Thiers. M. Duchâtel le pressait de saisir l'occasion qui ne tarderait pas à lui être offerte, ajoutant qu'il n'était pas donné tous les jours de sauver son pays. De tels appels ne risquaient pas de trouver M. Guizot insensible. Sentant venir cette heure qu'il attendait patiemment depuis les douloureux déboires de la coalition, il voulait sans doute éviter tout ce qui pourrait le faire accuser de précipiter la crise, de provoquer la chute du ministère dont il se trouvait l'agent ; mais il était bien décidé à ne pas laisser échapper le grand rôle qui se présentait, à ne pas refuser à la monarchie et au pays en péril le secours dont ils avaient besoin[5].

Aussi, quand il reçut l'invitation du Roi, M. Guizot n'eut pas un moment d'hésitation ; il quitta Londres le 25 octobre, et arriva le 26 à Paris. II se savait d'accord avec la couronne sur la nécessité de ramener vers la paix la politique qu'on avait laissée dériver vers la guerre ; mais il prit ses précautions pour que la réaction n'allât pas trop loin. Dès le lendemain de son arrivée, il était heureux d'annoncer au duc de Broglie qu'il avait fait accepter au Roi les conditions suivantes : 1° maintien de la note du 8 octobre ; 2° liberté pour les ministres de rédiger le discours du trône ; 3° permission de parler éventuellement des armements à continuer ; 4° promesse d'occuper Candie si les Russes entraient à Constantinople[6]. Sur les questions de personnes, tout fut décidé en deux jours : chacun sentait le péril du moindre retard. M. Guizot prit le ministère des affaires étrangères ; mais il se contenta d'être l'homme considérable, la personnification politique du cabinet, sans aspirer à en être le chef nominal. Il laissa ce titre au ministre de la guerre. Qu'un tel président du conseil pût être parfois incommode, il le savait par expérience ; mais, dans la crise présente, ce grand nom guerrier lui paraissait utile à la tête d'un ministère pacifique. D'ailleurs, pour le moment, le maréchal se montrait facile, et témoignait qu'il comprenait l'importance de M. Guizot ; il le laissait à peu près tout décider à sa guise, lui réclamant seulement le portefeuille des travaux publics pour M. Teste, qui devait lui servir de porte-parole ; on lé lui concéda. M. Guizot eut soin de faire attribuer à ses amis personnels, M. Duchâtel, M. Humann et M. Villemain, les portefeuilles de l'intérieur, des finances et de l'instruction publique. M. Martin du Nord, M. Cunin-Gridaine et l'amiral Duperré, appelés aux ministères de la justice, du commerce et de la marine, représentaient le centre proprement dit, celui qui avait soutenu M. Molé contre la coalition. Cette fraction, la plus nombreuse du parti conservateur, avait donc sa part dans ce ministère d'union, part, il est vrai, moins considérable que celle du centre droit. Ces divers personnages étaient des hommes d'expérience, ayant fait leurs preuves ; tous avaient déjà' été ministres, quelques-uns plusieurs fois[7]. En dépit des rôles divers joués par eux à l'heure troublée de la coalition, l'ensemble ne laissait pas que d'être suffisamment homogène : leur accord était complet sur l'œuvre du moment ; ils voulaient tous sortir la France de la passe mauvaise où le ministère précédent l'avait engagée, écarter le péril de guerre et réprimer l'agitation révolutionnaire, raffermir la paix au dehors et l'ordre au dedans, et le faire sans que l'honneur national ni la liberté politique eussent à en souffrir. Comme aimaient alors à le dire les membres et les amis du cabinet, la France se retrouvait dans la même situation qu'au commencement de 1831, à la chute du ministère Laffitte ; il fallait recommencer Casimir Périer[8]. On trouvait avantage à abriter, sous ce grand nom, une politique raisonnable sans doute, utile, nécessaire, mais peu flatteuse pour l'imagination et l'amour-propre. Le Roi, qui acceptait pleinement ce programme, ne fit objection à aucun des noms proposés, et les ordonnances furent signées le 29 octobre.

Le nouveau cabinet devait s'attendre à un choc redoutable contre toutes les passions qu'il venait refréner. Aussi ne fut-il pas surpris d'être salué par un cri de colère et de haine, parti de tous les journaux de gauche. Le ministère de l'étranger, tel fut le nom sous lequel on tâcha de l'écraser. Depuis que les traités de 1815 ont été conclus, disait le National, jamais conspiration de nos gouvernants avec l'étranger n'avait été aussi flagrante. Et pour mieux imprimer au cabinet cette marque de 1815 qui ne pouvait manquer d'éveiller des préventions encore très-vivaces, la presse opposante évoquait le souvenir du voyage que M. Guizot avait fait à Gand pendant les Cent-Jours, et celui des compliments académiques qu'au lendemain de la première invasion, M. Villemain avait adressés à l'empereur de Russie et au roi de Prusse[9].

Pour lutter contre une opposition qui se révélait, dès le début, si implacable et si exaspérée, le ministère comptait tout d'abord sur la couronne. Louis-Philippe avait le sentiment trop vif des dangers de l'heure présente, et aussi de la responsabilité as assumée par lui en rompant avec M. Thiers et ses collègues, pour ne pas être résolu à donner un appui sans réserve, sans arrière-pensée, à ceux qui les remplaçaient. Il mit même tout de suite une sorte d'affectation dans les témoignages publics de confiance et de bienveillance qu'il accordait à M. Guizot, de façon à bien faire voir à tous et spécialement aux hommes de la cour, qu'il ne fallait plus garder rancune à l'illustre doctrinaire de son rôle dans la coalition. Le ministère était-il assuré de rencontrer un appui aussi décidé, aussi absolu dans toutes les fractions du parti conservateur ? Plus d'un symptôme laissait voir qu'un certain nombre des anciens 221, tout en étant fort animés contre M. Thiers, n'avaient pas pardonné à M. Guizot son opposition à M. Molé. C'était avec chagrin et méfiance qu'ils sentaient, entre ses mains, la cause pacifique et conservatrice qui était la leur, et la présence de MM. Martin du Nord et Cunin-Gridaine dans le cabinet ne suffisait pas à les désarmer. On devinait leurs sentiments au langage de la Presse, qui ne soutenait le ministère qu'avec une répugnance visible, et le fougueux M. Henri Fonfrède, dans le Courtier de Bordeaux, prédisait aux conservateurs qu'en chargeant de réparer les maux de la France celui qui en était le principal auteur, ils préparaient de nouvelles calamités. D'ailleurs, l'ancien chef des 221, M. Molé, ne cachait pas qu'il était personnellement fort blessé d'avoir été laissé de côté lors des pourparlers ministériels[10].

D'autres conservateurs, et ce n'étaient pas ceux qui avaient le cœur le plus bas, reconnaissaient bien qu'on s'était trompé complètement sur le pacha, que pousser plus avant dans la même voie conduirait à la guerre et que cette guerre serait une folie ; mais cet aveu leur était pénible, cette déception leur était douloureuse ; encore tout agités des excitations de la veille, ils s'irritaient des échecs des Egyptiens, comme si la France en avait sa part ; ils se sentaient humiliés de paraître reculer devant l'Europe, et la promptitude effarée, l'emportement peureux avec lesquels une partie de ceux qui avaient crié le plus fort au début lâchaient pied depuis que l'affaire devenait sérieuse, augmentait encore cette humiliation, en y mêlant un certain sentiment de dégoût indigné. Aujourd'hui, disaient-ils avec amertume, l'Europe sait que nos fusils ne sont pas chargés ; c'est cent fois pis que si l'on eût cédé dès le début. Ils n'en concluaient pas sans doute à suivre une autre politique que celle du cabinet ; mais, s'ils ne pouvaient contester que cette politique ne fût raisonnable, ils la trouvaient déplaisante ; comme l'a dit à ce propos M. Guizot, la prudence qui vient après le péril est une vertu triste. De ces sentiments divers, qui souvent ne s'analysaient pas bien eux-mêmes, résultaient un malaise, un mécontentement de soi et des autres qui pesaient lourdement sur la situation et qui n'étaient pas faits pour faciliter la tâche du gouvernement.

Le public avait la perception plus ou moins nette de ces difficultés. On croyait généralement que le ministère était sacrifié d'avance et qu'il n'en avait que pour quelques mois. Qu'il pût avoir la majorité au début sur la question de paix, on l'admettait ; seulement, le danger une fois passé, la Chambre ne l'abandonnerait-elle pas sur quelque autre question, et ne fallait-il pas s'attendre que l'opinion lui gardât moins de reconnaissance que de rancune d'avoir fait une besogne à la fois si nécessaire et si pénible ? Comme le disait alors l'un des doctrinaires dissidents, aussitôt qu'on aura bu le vin qui est dans cette bouteille, on la cassera. C'était également le sentiment des cabinets étrangers. Aux yeux de l'Europe entière, écrivait M. de Barante, M. Guizot n'a pas l'assurance d'un avenir de trois mois. Cela n'est pas commode pour diriger des négociations[11]. L'impression générale de malaise et d'insécurité était telle que la monarchie elle-même paraissait menacée. Ce n'était pas seulement M. Edgar Quinet qui disait, dans une de ses lettres, le 29 octobre : On croit la dynastie perdue[12]. M. de Tocqueville écrivait à M. Reeve, le 7 novembre[13] : La nation est irritée contre le prince qui la gouverne ; elle se croit, à tort ou à raison, profondément humiliée et déchue du rang qu'elle doit tenir en Europe, et est tout près de ces résolutions désespérées que de pareilles impressions font naître chez un peuple orgueilleux, inquiet, irritable comme le nôtre. Là est le péril, le péril unique. Ce n'est pas la guerre qui est à craindre pour le gouvernement ; c'est d'abord le renversement du gouvernement et, après, la guerre... Jamais, depuis 1830, le danger n'a été aussi grand. Le radicalisme s'appuie momentanément sur l'orgueil national blessé : cela lui donne une force qu'il n'avait point encore eue.

En dépit de ces pronostics, M. Guizot abordait sa tâche avec une confiance sereine et vaillante. Il voyait toutes les difficultés, mais elles ne lui paraissaient au-dessus ni de son courage ni de ses forces. Loin de redouter la lutte, il l'aimait. Les pays libres, disait-il quelques mois auparavant, sont des vaisseaux à trois ponts ; ils vivent au milieu des tempêtes ; ils montent, ils descendent, et les vagues qui les agitent sont aussi celles qui les portent et les font avancer. J'aime cette vie et ce spectacle... Cela vaut la peine de vivre ; si peu de choses méritent qu'on en dise autant ! Et plus tard, rappelant précisément son entrée au pouvoir en octobre 1840, il écrivait : J'ai goût aux entreprises à la fois sensées et difficiles, et je ne connais point de plus profond plaisir que celui de lutter pour une grande vérité, nouvelle encore et mal comprise. Du reste, tout en sachant qu'il s'exposait, il n'avait pas le sentiment qu'il se sacrifiât. Comme il l'a dit souvent, il portait dans la vie publique une disposition optimiste, toujours prompte et obstinée à croire au succès. En cela, sa nature tranchait fort avec celle de l'homme d'État dont il prétendait recommencer l'œuvre. Casimir Périer, suivant l'expression même de M. Guizot, était hardi avec doute, presque tristesse ; il espérait peu en entreprenant beaucoup, et semblait, au milieu même de ses héroïques victoires, obsédé d'idées sinistres et funèbres. M. Guizot avait reçu du ciel, au contraire, une facilité d'espoir et de contentement qu'il devait conserver même au milieu des plus profondes défaites. En octobre.1840, il ne se sentait pas seulement le courage de combattre, mais la confiance de vaincre ; il se croyait de force à dompter les révolutionnaires et, ce qui était peut-être plus difficile, à s'imposer aux conservateurs. Vainement, autour de lui, lui prédisait-on une chute prochaine, il comptait bien garder longtemps le pouvoir. Toutefois, si optimiste qu'il fût, eût-il pu croire à la possibilité de le conserver jusqu'en 1848 ?

 

II

L'ouverture de la session, primitivement fixée au 28 octobre, avait été, à cause de la crise ministérielle, reportée au 5 novembre. Le discours du trône, sans désavouer le passé ni désarmer pour l'avenir, donna à la politique extérieure une orientation nettement pacifique[14] ; à l'intérieur, tout en se prononçant pour le ferme maintien des libertés publiques, il annonça la répression des passions anarchiques.

Sur ce dernier point, l'action du ministère s'exerça tout de suite et avec succès. Dès le 6 novembre, une circulaire du garde des sceaux, presque aussitôt publiée, signalait à la vigilance des procureurs généraux les excès de la presse et aussi ces manifestations bruyantes qui se couvraient mensongèrement du nom d'élans patriotiques et qui recelaient trop souvent des pensées de révolte et de sédition. Conformément à ces prescriptions, des poursuites furent dirigées contre plusieurs journaux ; la continuation des banquets fut interdite. Ce langage, ces actes répandirent partout l'impression que le gouvernement était résolu à ne pas tolérer le désordre, et il n'en fallut pas davantage pour faire perdre promptement à la rue sa physionomie inquiétante. Au bout de quelques jours, les chants et les promenades tumultueuses avaient cessé. A la date du 1er novembre, avant que la fermeté du nouveau cabinet eût encore produit son effet, un observateur écrivait sur son journal intime : Il règne dans les esprits une sombre inquiétude. On s'attend à une émeute, et la police croit en remarquer déjà les signes précurseurs. Paris est sillonné de patrouilles. Et le lendemain : Les promenades de jeunes gens et d'ouvriers chantant la Marseillaise continuent tous les soirs. Quelques jours se passent, et le même témoin constate que cette agitation a presque entièrement disparu. Ce serait injuste, dit-il à ce propos, de prétendre que le ministère du 1er mars l'entretenait à dessein ; mais l'incertitude de sa marche, le ton de ses journaux paralysaient l'action des autorités, qui, craignant de n'être pas soutenues, n'osaient et ne pouvaient se mettre en opposition avec les agitateurs. Pour raffermir l'ordre, il a suffi de le vouloir fortement[15].

Le problème extérieur n'était pas aussi facile à résoudre[16]. Dans sa circulaire de prise de possession, envoyée les 2 et 4 novembre à tous nos représentants au dehors, M. Guizot, tout en proclamant que la politique du gouvernement avait pour but le maintien de la paix, n'indiquait aucune solution précise aux difficultés pendantes ; il se bornait à marquer, dans les termes les moins provocants possible, l'attitude d'isolement et d'expectative armée qui était imposée à la France par les derniers événements[17]. C'est qu'en effet, après les procédés dont nous avions eu à nous plaindre, il ne paraissait pas convenir à notre dignité de prendre l'initiative d'un rapprochement et de solliciter ouvertement des concessions qui pouvaient nous être refusées. Mais ce que M. Guizot ne voulait pas faire officiellement, il ne renonçait pas aie tenter par des moyens indirects. Son désir, sinon son espoir, était que les puissances, par égard pour un ministère qui se mettait en travers du mouvement belliqueux et révolutionnaire, lui offrissent, en Syrie par exemple, quelques concessions satisfaisantes pour l'amour-propre national ; il les accepterait aussitôt, et la France reprendrait sa place dans le concert européen. Le ministère rêvait même d'arriver à ce résultat avant la discussion de l'Adresse dans la Chambre des députés. Quel succès pour la politique pacifique, si elle pouvait débuter au parlement en se faisant honneur d'avoir obtenu, du premier coup, des avantagés refusés aux menaces de la politique belliqueuse ! Sans doute, on avait très-peu de temps devant soi : à peine deux ou trois semaines. Mais cette brièveté du délai pouvait servir à forcer la main aux cabinets étrangers. Après tout, ceux-ci n'étaient-ils pas les premiers intéressés à fournir au ministère du 29 octobre les moyens de trouver une majorité et d'apaiser l'opinion ?

Cette idée s'était présentée à l'esprit de M. Guizot aussitôt qu'il avait été question pour lui de prendre le pouvoir. Sur le point de quitter Londres, dans ses dernières conversations avec les ministres anglais, il leur avait laissé voir ce qu'il attendait d'eux[18]. Donnez-moi quelque chose à dire, répétait-il avec insistance à lord Clarendon, si peu que ce soit, pourvu que ce soit satisfaisant. Si je n'ai pas quelque chose de ce genre, je ne serai pas capable de calmer les esprits et de prendre en mains le gouvernement[19]. Aussitôt ministre, tout en évitant les ouvertures officielles, il refit les mêmes insinuations aux ambassadeurs étrangers, notamment à lord Granville. En même temps il écrivait, vers le 4 novembre, à M. de Bourqueney, notre chargé d'affaires à Londres : Vous recevrez une circulaire que j'adresse à tous mes agents. J'y ai essayé de marquer avec précision l'attitude que le cabinet veut prendre et qu'il gardera. Mais ce ne sont là que des paroles : il faut des résultats. On les attend du cabinet. Il s'est formé pour maintenir la paix et pour trouver aux embarras de la question d'Orient quelque issue ; pour vivre, il faut qu'il satisfasse aux causes qui l'ont fait naître. La difficulté est extrême : l'exaltation du pays n'a pas diminué... Pour que le succès vienne à la raison, il faut qu'on m'aide... Je l'ai souvent dit à Londres, je le répète de Paris. Le sentiment de la France, — je dis de la France et non pas des brouillons et des factions, — est qu'elle a été traitée légèrement, qu'on a sacrifié légèrement, sans motif suffisant, pour un intérêt secondaire, son alliance, son amitié, son concours. Là est le grand mal qu'a fait la convention du 15 juillet, là est le grand obstacle à la politique de la paix. Pour guérir ce mal, pour lever cet obstacle, il faut prouver à la France qu'elle se trompe ; il faut lui prouver qu'on attache à son alliance, à son amitié, à son concours, beaucoup de prix, assez de prix pour lui faire quelque sacrifice. Ce n'est pas l'étendue, c'est le fait même du sacrifice qui importe. Qu'indépendamment de la convention du 15 juillet, quelque chose soit donné, évidemment donné, au désir de rentrer en bonne intelligence avec la France et de la voir rentrer dans l'affaire : la paix pourra être maintenue et l'harmonie générale rétablie en Europe. Si on vous dit que cela se peut, je suis prêt à faire les démarches nécessaires pour atteindre ce but ; mais je ne veux pas me mettre en mouvement sans savoir si le but est possible à atteindre. Si on vous dit que cela ne se peut pas, qu'on entend s'en tenir rigoureusement aux premières stipulations du traité... la situation restera violente et précaire ; le cabinet se tiendra immobile, dans l'isolement et l'attente. Je ne réponds pas de l'avenir... La politique de transaction est préférable à la politique d'isolement, s'il y a réellement transaction ; mais, si la transaction n'est de notre part qu'abandon, l'isolement vaut mieux[20].

Le Roi appuyait chaudement M. Guizot dans cette campagne. Peut-être même y apportait-il plus d'ardeur et d'espoir de réussir. Il faisait connaître ses désirs à M. de Metternich par des voies indirectes[21]. En même temps, il agissait sur le gouvernement, anglais au moyen du roi des Belges. Ainsi écrivait-il à ce dernier, le 6 novembre : Qu'on sache donc bien à Londres quelle est la nature de la lutte dans laquelle nous sommes engagés neck or nothing ! Cette lutte n'est ni plus ni moins que la paix ou la guerre ; et, si c'est la guerre, que lord Palmerston et ceux qui n'y voient peut-être des dangers que pour la France, sachent bien que, quels que puissent être les premiers succès d'un côté ou de l'autre, les vainqueurs seront aussi immaniables que les vaincus ; que jamais on ne refera ni un congrès de Vienne, ni une nouvelle délimitation de l'Europe ; l'état actuel de toutes les têtes humaines ne s'accommodera de rien et bouleversera tout. The world shall be unkinged ; l'Angleterre ruinée prendra pour son type le gouvernement modèle des États-Unis, et le continent prendra pour le sien l'Amérique espagnole... Ne nous y trompons pas : le point de départ, c'est le renversement ou la consolidation du ministère actuel. S'il est renversé, point d'illusion sur ce qui le remplace, c'est la guerre à tout prix, suivie d'un 93 perfectionné ; s'il est consolidé, c'est la paix qui triomphe, et ce n'est que par la paix qu'il peut l'être ; mais il faut se dépêcher, car vous savez que ces têtes gauloises sont mobiles. On va soutenir ce ministère, parce qu'on croit qu'il apportera la paix ; mais, s'il ne l'apporte pas tout de suite, on ne tardera pas à croire qu'il ne l'apportera pas du tout, et alors on croira aussi que la guerre est inévitable, et qu'il faut l'entamer bien vite pour prendre les devants sur ceux qu'on appellera tout de suite les ennemis. Dépêchons-nous donc de conclure un arrangement que les cinq puissances puissent signer, car alors, croyez-moi, c'en est fait de la guerre pour longtemps. Le Roi ne faisait pas mystère des conditions que son cabinet accepterait immédiatement. C'était la concession à Méhémet-Ali de l'Egypte héréditaire, du pachalik d'Acre et de Candie en viager. Si on veut signer ce que dessus, concluait-il, faisons-le vite. Dites-moi un mot approbatif de Londres, et c'est fait[22]. Ces appels indirects, mais si pressants, avaient-ils chance d'être entendus ? Pour répondre, il convient de se rendre un compte exact des dispositions des diverses puissances. A Vienne, ces dispositions étaient favorables. De plus en plus troublé de l'aventure où il s'était laissé engager en signant le traité du 15 juillet, M. de Metternich avait hâte d'en sortir. Il témoignait la satisfaction que lui causait la constitution du nouveau ministère, reconnaissait la nécessité de le seconder dans ses difficultés intérieures[23], mettait grand soin à se montrer aimable avec M. de Sainte-Aulaire[24], et renvoyait à Londres son ambassadeur, le prince Esterhazy, avec mission formelle d'amortir les conséquences du traité du 15 juillet et de chercher un moyen de faire rentrer la France dans le concert européen[25]. Mêmes dispositions à Berlin et mêmes instructions à M. de Bülow, qui avait aussitôt, avec M. de Bourqueney, les conversations les plus expansives sur les moyens de faire cesser l'isolement de la France[26].Toutefois, le passé permettait-il de compter absolument sur- l'efficacité de ces bonnes dispositions, si sincères qu'elles fussent ? Que de fois, depuis un an, on avait vu les deux puissances allemandes s'associer à des actes qu'elles déploraient ! M. Guizot n'avait-il pas pu s'apercevoir, pendant son ambassade, du changement qui s'opérait dans l'attitude de M. de Neumann et de M. de Bülow, lorsqu'ils passaient des entretiens confidentiels à la solennité des conférences, et comment la présence de lord Palmerston rendait aussitôt leur langage contraint et timide ?

Tout autres étaient les sentiments du gouvernement russe. Le czar avait abandonné sa prépotence en Orient, accepté le protectorat européen à Constantinople, pour le plaisir de rompre l'alliance des puissances occidentales et de mortifier la France de Juillet ; on ne pouvait s'attendre qu'il renonçât volontiers à ce qui était la seule compensation de son sacrifice. Il laissait voir aux Anglais qui l'approchaient le chagrin que lui ferait éprouver une réconciliation avec la France[27]. Toutefois, suivant une remarque que nous avons déjà eu occasion de faire, si passionné qu'il fût, il ne se sentait pas prêt pour l'emploi des moyens extrêmes et redoutait de se faire en Europe, particulièrement en Allemagne, le renom d'un artisan de discorde. Aussi pouvait-on être assuré qu'il n'oserait pas opposer de veto à toute pacification décidée par les trois autres puissances, et que, notamment, il ne repousserait rien de ce qu'aurait accepté l'Angleterre. C'est ce qui faisait écrire à M. de Barante : En ce moment, comme dans tout le cours de la négociation, lord Palmerston conserve le blanc seing de l'empereur de Russie... Celui-ci ne se refusera point à ce qui sera voulu sérieusement par l'Angleterre, l'Autriche et la Prusse. Et encore : Si lord Palmerston vous alléguait comme difficulté l'opinion de la Russie, ce ne serait pas de bonne foi. Il sait très-bien qu'elle voudra tout ce qu'il décidera[28].

En somme, ni les bonnes dispositions de l'Autriche et de la Prusse, ni les mauvaises de la Russie n'étaient de force à résister à une résolution contraire de l'Angleterre. Tout dépendait de cette dernière, c'est-à-dire de lord Palmerston. Car telle était alors la situation étrange de ce pays, où l'on était habitué à croire l'opinion maîtresse, que tout ce qui regardait la politique étrangère s'y décidait par la volonté d'un seul ministre. C'est donc le sentiment particulier de ce ministre qu'il faut avant tout connaître. Si lord Palmerston eût été un véritable homme d'État, il n'eût pas hésité à accueillir les ouvertures de notre gouvernement. Il avait atteint pleinement son but en Orient ; le prestige du pacha y était détruit ; la politique britannique y avait notoirement prévalu. Seulement, le ministre anglais, se brouillant du même coup avec la France, avait privé son pays d'une alliance populaire, naturelle et profitable, l'avait exposé à des ressentiments incommodes, périlleux même, et avait jeté le trouble et l'inquiétude dans l'Europe, qui lui en savait très-mauvais gré. Eh bien, par une fortune inouïe, une occasion se présentait immédiatement de renouer cette alliance, d'amortir ces ressentiments, de rassurer l'Europe, et cela sans grand sacrifice, car la France demandait moins encore une concession effective qu'une satisfaction morale, nous allions dire une politesse. Lord Palmerston ne devait-il pas saisir cette occasion avec franchise, résolution, bonne grâce, et se charger, au nom de l'Angleterre, démener à fin cette sorte de transaction et de réconciliation ? N'était-ce pas le meilleur moyen de confirmer la prépondérance passagère que sa nation venait d'acquérir en Europe, et lui-même n'ajoutait-il pas ainsi à son renom de lutteur hardi, tenace et heureux, l'honneur qui était alors le plus apprécié des gouvernements et des peuples, celui d'être un pacificateur généreux ? Il y avait là de quoi séduire une ambition un peu grande. Mais, quoique fort intelligent et fort habile, lord Palmerston n'était pas capable devoir les choses d'aussi haut. Aprement et mesquinement querelleur, sa diplomatie consistait à argumenter à outrance pour convaincre les autres qu'ils avaient tort ; sa politique n'avait guère d'autre objet que d'user sans mesure de ses avantages et de faire le plus de mal possible à ceux qu'il croyait avoir à sa merci ; enfin, son patriotisme se confondait avec l'assouvissement de passions, de haines, de rancunes qui étaient plus personnelles encore que nationales[29].

Dès les premières insinuations que lui avait faites M. Guizot en quittant Londres, lord Palmerston avait laissé voir ses dispositions revêches[30], et, le 29 octobre, jour de la constitution du nouveau cabinet français, il écrivait à lord Granville : Louis-Philippe semble vous avoir tenu le même langage que Flahault et Guizot tenaient ici, particulièrement qu'il est nécessaire, afin d'aider le Roi à maintenir la paix et à dompter le parti de la guerre, que nous fassions à sa prière des concessions que nous avons refusées aux menaces de Thiers. Mais c'est tout à fait impossible, et vous ne sauriez trop tôt ou trop fortement l'expliquer à toutes les parties intéressées... Nous ne pouvons pas compromettre les intérêts de l'Europe par complaisance pour Louis-Philippe ou pour Guizot plus que par crainte de Thiers. Si nous cédions, la nation française croirait que nous cédons à ses menaces et non aux prières de Louis-Philippe. Ce serait d'ailleurs déplorable que les puissances fissent le sacrifice de leurs intérêts les plus importants pour apaiser les organisateurs d'émeutes à Paris ou faire taire les journaux républicains. J'ajoute que nous sommes en train de réussir pleinement en Syrie, que nous aurons bientôt placé toute cette contrée entre les mains du sultan, et ce serait, en vérité, être bien enfant de cesser d'agir quand il ne faut qu'un peu de persévérance pour l'emporter sur tous les points. Je puis vous assurer que vous servirez plus utilement les intérêts de la paix en tenant un langage ferme et hardi au gouvernement français et aux Français eux-mêmes... La seule manière possible de tenir de telles gens en respect est de leur faire clairement comprendre qu'on ne cédera pas d'un pouce et qu'on est en état de repousser la force par la force. Quelques-uns de nos amis whigs ont fait beaucoup de mal en s'abandonnant à des alarmes sans fondement et en tenant ce qu'on appelle un langage conciliant... Mon opinion est que nous n'aurons pas la guerre avec la France en ce moment, mais nous devons préparer nos esprits à l'avoir un jour ou l'autre. Tous les Français ont le désir d'étendre leurs possessions territoriales aux dépens des autres nations, et ils sentent tous ce que le National a dit une fois, que l'Angleterre est un obstacle à de tels projets... C'est un malheur que le caractère d'un grand et puissant peuple, placé au centre de l'Europe, soit ainsi fait ; mais c'est l'affaire des autres nations de ne pas fermer les yeux à la vérité et de prendre prudemment leurs précautions[31]. Cette lettre, dans sa roideur sèche et presque brutale, est bien significative ; elle trahit toute la passion de lord Palmerston contre la France ; elle montre aussi que l'avantage politique de renouer l'alliance brisée ne se présentait même pas à son esprit.

Ce n'était pas seulement dans des lettres intimes que lord Palmerston témoignait de ses sentiments réfractaires à toute conciliation. On se rappelle que, le 31 août, il avait fait remettre à M. Thiers un long mémorandum contenant la critique amère de la politique française[32]. Ce document ayant été publié dans les journaux et ayant exercé une certaine action sur l'opinion anglaise, M. Thiers s'était décidé, un peu tardivement, le 3 octobre, à y faire une réponse, étendue, habile, qui fut envoyée en même temps que la fameuse note du 8 octobre, et que le ministre français eut soin de faire paraître aussitôt dans le Times[33]. Lord Palmerston, dans une controverse, ne se résignait jamais à ne pas avoir le dernier mot. Il se mit. donc à l'œuvre pour réfuter la réponse de M. Thiers, et le fit avec son aigreur habituelle. Son travail terminé seulement le 2 novembre, il l'adressa à M. Guizot, marquant ainsi que le changement de ministère ne devait modifier ni le fond des choses, ni même le ton de la polémique. Bien plus, dans ce mémorandum, il semblait revenir sur des concessions déjà faites à la France, et retirer la déclaration par laquelle les puissances avaient en quelque sorte désavoué la déchéance prononcée contre le pacha. En effet, au cours de son argumentation contre les thèses de M. Thiers, il contestait au gouvernement français le droit d'intervenir par les armes pour maintenir le pacha en Egypte, si la Porte jugeait à propos de le destituer. Le sultan, disait-il, comme souverain de l'empire turc, a seul le droit de décider auquel de ses sujets il confiera le gouvernement de telle ou telle partie de ses États ; les puissances étrangères, quelles que soient à cet égard leurs idées, ne peuvent donner au sultan que des avis, et aucune d'elles n'est en droit de l'entraver dans l'exercice discrétionnaire de l'un des attributs inhérents et essentiels de la souveraineté indépendante. N'était-ce pas détruire en fait le conseil donné à la Porte de révoquer la déchéance du pacha ? Lord Palmerston mit le comble à son mauvais procédé en faisant publier, dès le 10 novembre, le nouveau mémorandum dans le Morning Chronicle. L'effet fut déplorable en France. Tous les journaux de gauche et de centre gauche ne manquèrent pas de jeter ce document à la tête du cabinet. Vous parlez timidement, lui disaient-ils, voilà pourquoi l'on vous répond avec insolence. On sait que vous ne voulez pas résister, et l'on en profite pour pousser plus loin ses avantages contre vous. M. Guizot, surpris et attristé, écrivait, le 14 novembre, à M. de Bourqueney : Nos adversaires exploitent l'effet produit par cette pièce ; nos propres amis en sont troublés. C'est la première communication que lord Palmerston ait adressée au nouveau cabinet. En quoi diffère-t-elle de ce qu'il aurait écrit à l'ancien ? Comment cette dépêche a-t-elle été publiée dans le Morning Chronicle, et avec tant d'empressement ? Témoignez, mon cher baron, et au cabinet anglais et à nos amis à Londres, le sentiment que je vous exprime et le mal qu'on nous fait[34].

On vient de voir l'allusion de M. Guizot à nos amis de Londres. Dans une autre lettre, tout en recommandant à M. de Bourqueney de traiter bien réellement avec lord Palmerston, et non pas contre lui, il l'invitait à ne rien négliger pour que l'atmosphère où vivait le ministre anglais pesât sur lui dans notre sens. C'est qu'en effet, malgré tant de déconvenues et de défaillances, le parti de la paix, existait toujours outre-Manche, et il avait même trouvé, dans le changement de ministère en France, une occasion de se ranimer et de tenter de nouveaux efforts[35]. Lord Clarendon proclamait bien haut que le cabinet qui venait de se former à Paris, pour le maintien de la paix, ne pouvait vivre qu'avec un sacrifice des puissances signataires du traité du 15 juillet. Lord Lansdowne insistait vivement pour l'adoption d'une mesure immédiate ayant une tendance pacifique. Lord Russell menaçait de sa démission si lord Ponsonby n'était pas rappelé. Lord Melbourne louait fort la conduite et le langage de M. Guizot. En somme, le plus grand nombre des ministres étaient d'avis de faire quelque chose pour la France. Tel était aussi le sentiment de la Reine. Les journaux anglais exaltaient la sagesse de Louis-Philippe et demandaient qu'on lui proposât une solution acceptable. Enfin, les ambassadeurs d'Autriche et de Prusse s'agitaient avec le sincère désir de trouver cette solution.

Si puissant, si général que parût cet effort vers la conciliation, nous savons par expérience que la volonté de lord Palmerston était plus forte encore. M. Charles Greville, qui assistait de près à toutes ces démarches, écrivait sur son journal, à la date du 7 novembre : Bien que telle soit la disposition de l'Autriche et aussi de la Prusse, quoique la Reine soit ardemment désireuse de voir la paix et la tranquillité rétablies, que presque tout, sinon tout, le cabinet incline à un arrangement avec la France, et que la France elle-même soit prête à répondre aux moindres avances faites dans un esprit conciliant, la résolution personnelle de Palmerston l'emportera probablement sur toutes les autres opinions et inclinations. Il repoussera ou ajournera chacune des propositions qui seront faites, et, si l'une d'elles est adoptée malgré lui, il s'arrangera pour la faire avorter dans l'exécution, pour n'écarter aucune difficulté et pour en créer même où il n'y en aura pas. Ce qu'il y a de plus extraordinaire dans toute cette affaire, c'est de voir un groupe d'hommes consentir à faire route avec un autre homme qui non-seulement ne leur inspire aucune confiance, mais qu'ils croient être politiquement malhonnête et traître dishonest and treacherous, et de les voir discuter sérieusement avec lui l'adoption de certaines mesures, avec la certitude qu'il ne les exécutera pas loyalement. On dirait Jonathan Wild[36] et son compagnon jouant ensemble à Newgate. Tout se passa en effet comme le prévoyait M. Greville. Lord Palmerston le prit d'abord de haut avec les conciliateurs. Puis, quand ceux-ci lui parurent gagner du terrain, il changea de tactique, se prêta à discuter, feignit de céder à demi, consentit même à demander au gouvernement français de faire connaître ses désirs et ses idées, s'excusa presque, auprès de M. de Bourqueney, du ton du mémorandum du 2 novembre, et lui déclara n'avoir voulu rétracter aucune de ses déclarations antérieures sur la déchéance du pacha ; seulement, il s'arrangeait pour que les choses traînassent en longueur, persuadé que, pendant ce temps, les événements se précipiteraient en Syrie et viendraient, une fois de plus, placer ses contradicteurs en présence de faits accomplis.

Cet espoir ne fut pas trompé. Pendant que les diplomates discutaient sur la portion de la Syrie que l'on pourrait, par égard pour la France, laisser au pacha, chaque courrier d'Orient annonçait un revers des Égyptiens. Ainsi savait-on, dès le 2 novembre, que l'insurrection avait éclaté de nouveau, au commencement d'octobre, dans toutes les montagnes du Liban, — insurrection fomentée par les agents anglais, armée avec des fusils anglais, payée avec l'or anglais, — et qu'elle prenait même cette fois une gravité particulière par la défection de l'émir Beschir, qui gouvernait toute cette contrée au nom de Méhémet-Ali. Bientôt après, on apprenait que la flotte britannique avait bombardé et réduit Saïda et Sour, occupé Beyrouth ; que l'armée d'Ibrahim, affaiblie par les désertions, harcelée par les populations, démoralisée, n'opposait nulle part de résistance sérieuse, et que, partout où elle entrait en contact avec le petit corps turco-anglais, elle était battue. Enfin, d'après les nouvelles arrivées le 14 novembre, les Égyptiens ne possédaient plus, sur la côte, dans la dernière moitié d'octobre, que Tripoli et Saint-Jean d'Acre, et leur armée, en retraite sur Damas et Balbeck, se trouvait aux prises avec les insurgés. Encore tout indiquait-il qu'on n'était pas au terme de cet effondrement.

Ces succès, dont la rapidité surprenait tout le monde, sauf lord Palmerston, démontèrent complètement ceux qui tâchaient d'imposer à ce dernier quelque concession en dehors du traité du 1 5 juillet. Leurs plans de transaction avaient toujours reposé sur la conviction que le pacha pourrait défendre la Syrie au moins pendant tout l'hiver. Les cabinets allemands furent les premiers à lâcher pied. Dès le 8 novembre, arrivait à Londres une dépêche de M. de Metternich, déclarant qu'il ne pouvait pas être question maintenant d'une concession en Syrie[37]. Ne laissons plus d'illusion à la France sur cette région, écrivait le chancelier ; elle est irrévocablement perdue, perdue tout entière. C'est à l'Egypte qu'il faut songer ; le mal gagne de ce côté. Que Méhémet-Ali se soumette sans retard, ou la question d'Egypte est soulevée. Même effet sur la Prusse. M. de Bülow est hors de selle, rapportait, le 8 novembre, M. de Bourqueney ; il m'a dit ce matin qu'il attendait de Berlin, sous peu de jours, une dépêche analogue à celle de M. de Metternich ; voilà, comme il le reconnaît lui-même, sa mission à néant. Le même M. de Bülow disait à notre chargé d'affaires, quelques jours plus tard, le 13 novembre : Les événements ont été trop vite ; ma mission a échoué en Syrie avant de commencer à Londres[38]. Le parti de la paix en Angleterre n'était pas moins découragé ; questionné, le 11 novembre, par M. de Bourqueney sur ce qu'il y avait à faire, M. Charles Greville lui disait : Bien qu'il y ait toujours, chez mes amis, le même désir d'une réconciliation avec la France, la même préoccupation d'aider M. Guizot, quand ils en viennent à se demander ce qui est possible et ce qui serait justifiable, ils ne peuvent trouver aucun expédient pour faire face aux immenses difficultés pratiques de la situation. Les événements ont marché avec une telle rapidité, et changé si complètement la position de la question, que les concessions, considérées antérieurement comme raisonnables, ne sont plus possibles. Tous comprennent qu'ils ne peuvent rien offrir en Syrie. II se pourrait, en effet, qu'au moment où ils offriraient quelque ville ou quelque territoire, le gouvernement ottoman en fût déjà redevenu maître. La justice envers la nation, l'honneur et la fidélité envers nos alliés, particulièrement envers le sultan, ne nous permettent de faire aucune concession dans cette région. Sur la demande de M. de Bourqueney, M. Greville écrivit dans le même sens à M. Guizot, sans lui rien déguiser. Tel était, du reste, le sentiment général en Angleterre, et le duc de Wellington exprimait tout haut les mêmes idées[39]. Par contre, lord Palmerston, sentant n'avoir plus à se gêner, se montrait plus absolu, plus roide que jamais dans ses refus. J'ai dit à M. de Bourqueney, écrivait-il à lord Granville le 13 novembre, que je tromperais M. Guizot, si je lui laissais supposer que le gouvernement de Sa Majesté pourrait consentir à ce qui n'est pas le traité. Le traité étant conclu, il faut qu'il s'exécute. Il donnait à entendre, non sans une intention sarcastique et dédaigneuse, que notre mauvaise humeur importait peu à l'Europe. On ne voit pas bien, disait-il dans la même dépêche, les dangereuses conséquences qui, selon M. Guizot, résulteraient pour le monde de la non-coopération de la France à cette pacification. Bien plus, dans une dépêche du 13 novembre, il déniait formellement à notre gouvernement le droit de délibérer sur l'exécution d'un traité auquel il était étranger[40].

Le désappointement fut grand en France. Tandis que Louis-Philippe se plaignait amèrement au roi des Belges d'avoir vu si mal accueillir ses ouvertures[41], M. Guizot déclarait froidement et tristement à lord Granville qu'il ne croyait plus pouvoir faire aucune communication sur ce sujet au cabinet anglais, et que le gouvernement français attendrait les événements, prêt à tenir la conduite qu'ils lui imposeraient[42]. Toutefois, s'il était forcé de battre en retraite sur la question de Syrie, la résignation de notre ministre n'allait pas jusqu'à accepter que le pacha fût dépouillé de l'Egypte. Plus d'un indice lui avait fait connaître que lord Palmerston, sans être décidé au renversement complet de Méhémet-Ali, n'en repoussait pas cependant l'idée, quand les circonstances semblaient la rendre réalisable ; déjà cette arrière-pensée avait percé dans le mémorandum du 2 novembre, et, depuis, elle s'était manifestée plus vivement, à mesure qu'arrivaient les nouvelles des succès remportés en Syrie[43]. Toutes les fois qu'il voyait poindre cette idée, M. de Bourqueney faisait aussitôt sentir l'opposition de la France. Je dis très-haut et très-ferme, écrivait-il à M. Guizot, que le traité de juillet n'a pas mis l'Egypte en question, qu'il en faudrait un nouveau pour cela et que c'est sans doute assez d'un seul traité conclu sans la France[44]. Un autre jour, lord Palmerston ayant cherché à établir que si le pacha refusait de se soumettre, les opérations pourraient être continuées contre l'Egypte rebelle, M. de Bourqueney l'arrêta net. Le traité du 15 juillet, lui dit-il, n'a rien stipulé pour le cas dont vous me parlez ; je ne puis consentir à le discuter. Et comme le ministre insistait : Non, milord, reprit notre chargé d'affaires, il faudrait pour cela un nouveau et plus grave traité[45].

Le gouvernement français défendait donc l'Egypte, et, tout en évitant de poser prématurément un casus belli qui eût pu paraître une provocation peu en harmonie avec son attitude générale, il montrait à tous qu'il n'abandonnait rien de la note du 8 octobre. Peut-être même n'avait-il pas encore perdu absolument tout espoir du côté de la Syrie ; sans doute il n'y avait rien à faire pour le moment : mais ne restait-il pas, dans l'avenir, une dernière chance ? Cette chance était que les alliés ne pussent s'emparer de Saint-Jean d'Acre avant l'hiver et que l'autorité du pacha se maintînt ainsi dans le sud de la Syrie. Quand M. Greville avait déclaré impossible tout arrangement immédiat, M. de Bourqueney s'était rejeté sur cette hypothèse et y avait indiqué, sans être contredit, une base éventuelle de transaction[46]. Or, si faibles qu'eussent été jusqu'ici les Égyptiens, ne pouvait-on pas espérer qu'ils résisteraient dans une place dont Bonaparte lui-même n'avait pu s'emparer en 1799 ? D'ailleurs la saison mauvaise s'avançait et rendait de plus en plus difficiles les opérations de la flotte. On en était fort préoccupé à Londres. Le 15 novembre, lord John Russell annonçait à un de ses amis avoir reçu des nouvelles de l'amiral Stopford, et il concluait de ces nouvelles que l'entreprise allait être forcément interrompue et renvoyée au printemps prochain ; très-inquiet des conséquences que cet ajournement pouvait avoir en Orient et en Europe, il paraissait disposé, dans ce cas, à transiger moyennant l'attribution au pacha de tout ou partie du pachalik d'Acre, et il ajoutait que tel était le sentiment de lord Melbourne[47]. Mais ce n'était pas celui de lord Palmerston, qui déclarait au contraire bien haut que le traité serait exécuté immédiatement et jusqu'au bout, dussent les vaisseaux tenir la mer tout l'hiver. Et il ne se contentait pas de le dire à Londres ; il avait envoyé aux amiraux des ordres dans ce sens.

L'événement justifia encore une fois son audacieuse obstination. Le 23 novembre, arriva la nouvelle que Saint-Jean d'Acre était pris. Stimulé par les impérieuses injonctions de lord Palmerston, l'amiral Stopford s'était résolu à jouer le tout pour le tout et à tenter de terminer brusquement l'entreprise par un hardi et puissant coup de main. Le 2 novembre, une flotte formidable, comptant vingt bâtiments de guerre, dont sept vaisseaux de ligne, était réunie devant Saint-Jean d'Acre. Le bombardement commença aussitôt. Les assaillants avaient quatre cent soixante-dix-huit gros canons, tandis que les assiégés ne leur en opposaient que soixante-douze de médiocre calibre. Soixante-mille boulets furent lancés en quelques heures. Tout fut brisé, bouleversé par cet ouragan de fer et de feu. L'explosion du principal magasin à poudre compléta l'œuvre de destruction. Avant la fin de la journée, les survivants de la garnison évacuaient la ville ruinée, et les Anglais y débarquaient en maîtres. Le pacha comprit que la Syrie était définitivement perdue, et peu après il envoya aux restes de l'armée d'Ibrahim l'ordre de rentrer en Egypte.

Le triomphe de lord Palmerston était complet. Force est de reconnaître, écrivait alors l'un de ceux qui, en Angleterre, avaient le plus critiqué ce ministre, qu'il a vraiment droit d'être fier de son succès. Ses collègues n'ont plus qu'à s'incliner... Quoi qu'on puisse dire ou penser de sa politique, il est impossible de ne pas rendre justice à la vigueur de l'exécution. M. Pitt (Chatham) n'aurait pu montrer plus de décision et de ressources. Il n'a voulu entendre parler ni de délais ni de difficultés, a envoyé des ordres péremptoires d'attaquer Acre et a pourvu, avec grand soin, dans ses instructions, à toutes les éventualités. Nul doute que c'était la prise d'Acre qui devait décider de la campagne, et certainement elle est due encore plus à Palmerston qu'aux chefs de notre flotte et de notre armée. Elle est probablement due à lui seul[48].

Un tel succès ne rendait pas le ministre anglais plus disposé à la conciliation envers le gouvernement français. Celui-ci, contraint de renoncer à apporter aux Chambres, comme don de joyeux avènement, quelque arrangement assurant au pacha une partie de la Syrie, désirait au moins leur annoncer que l'Egypte était sauve, et, — ce qui lui paraissait fort important, — qu'elle l'était grâce à la France. Sur ce dernier point, M. de Metternich était venu, dès le début, au-devant de nos désirs. Je reconnais la nécessité, écrivait-il au comte Apponyi le 8 novembre, que le gouvernement français puisse dire au pays : C'est moi qui ai sauvé le pacha d'Egypte. Tout le mondé se joindra à cette prétention, et nous les premiers[49]. Et quelques jours après, il disait à M. de Sainte-Aulaire : Pour le compte de l'Autriche, je vous déclare qu'elle s'abstiendra de toute attaque contre l'Egypte et qu'elle s'en abstiendra par égard pour la France. Si M. Guizot trouve quelque avantage à faire connaître cette vérité dans les Chambres, il peut la proclamer avec la certitude de n'être pas démenti par moi. Mais tel était l'acharnement mesquin de lord Palmerston, que, même au milieu de son plein triomphe, il prétendait nous disputer cette petite consolation d'amour-propre. En écrivant à M. Bulwer, il exposa, dans les termes les plus roides, ses raisons pour ne pas autoriser M. Guizot à déclarer que l'intervention de la France avait décidé les alliés à accorder l'Egypte à Méhémet-Ali. Le désir des Français, répétait-il quelques jours plus tard, est que le règlement final de la question d'Orient ne paraisse pas avoir été arrêté sans leur concours ; mais j'ai justement le désir qu'il paraisse en être ainsi[50].

Il y'avait, dans ces lettres, quelque chose de plus grave que le refus lui-même, —refus qui ne devait pas empêcher M. Guizot de faire, en pleine Chambre, la déclaration dont ne voulait pas lord Palmerston, — c'étaient les motifs invoqués par le ministre anglais. Il y laissait voir de nouveau son arrière-pensée d'enlever l'Egypte au pacha. Nous avons informé la France, disait-il, que nous avions conseillé au sultan de laisser Méhémet-Ali en Egypte s'il se soumettait dans un certain délai ; mais nous avons aussi expliqué que, si Méhémet ne se soumettait pas, il devrait supporter les conséquences et courir les chances qui l'attendaient. Cette façon de voir devait d'autant plus nous préoccuper qu'il ne s'agissait plus d'éventualités lointaines ; les opérations étant terminées en Syrie, c'était tout de suite que le pacha pouvait se voir attaquer en Egypte. M. Guizot, moins disposé que jamais à abandonner le terrain de la note du 8 octobre, et sachant toute la mauvaise volonté de lord Palmerston, chercha des garanties auprès des puissances allemandes. Par nos conseils et sur notre demande, le prince Esterhazy, ambassadeur d'Autriche à Londres, obtint de lord Palmerston la promesse formelle qu'aucun ordre d'agir contre l'Egypte ne serait envoyé à la flotte anglaise sans que la conférence de Londres eût été convoquée et consultée[51]. Le prince de Metternich disait en même temps à notre ambassadeur : Assurez M. Guizot que nous agirons pour que tout s'arrête à la Syrie[52]. Toutefois, nous connaissions trop et la faiblesse des cabinets allemands, et la mauvaise foi de lord Palmerston, et les coups de tète de lord Ponsonby, pour nous fier entièrement à de telles garanties. Il était d'ailleurs difficile de répondre aux ministres anglais, quand ils nous disaient, comme M. Macaulay : En continuant les hostilités, Méhémet-Ali aurait, de son côté, la chance de reconquérir la Syrie ; si nous n'avions pas, du nôtre, celle de lui enlever l'Egypte, il n'y aurait ni égalité, ni justice, ni politique. Aussi, sans vouloir admettre diplomatiquement que la résistance de Méhémet donnât aux puissances le droit d'intervenir en Egypte, nous rendions-nous compte que sa soumission pouvait seule nous donner pleine sécurité. D'ailleurs, après son désastre en Syrie et dans le mauvais état de ses affaires, le pacha ne pouvait raisonnablement espérer de meilleures conditions que celles qui lui étaient offertes et qui lui assuraient l'hérédité de l'Egypte. Le gouvernement français n'hésita donc pas à lui recommander de les accepter sans retard[53].

Telle était, vers la fin de novembre, l'issue peu heureuse des premières tentatives de M. Guizot. Tout en évitant de compromettre la dignité de la France par des ouvertures officielles, il avait essayé de se servir de la satisfaction causée par l'avènement d'un ministère pacifique, pour enlever une concession qui lui permît de reprendre immédiatement une place honorable dans le concert des puissances. Son effort avait échoué par la mauvaise volonté de lord Palmerston et surtout par la déroute des Égyptiens. Non-seulement il n'avait rien obtenu en Syrie, mais il se voyait réduit à lutter pour l'Egypte et n'était pas assuré de la conserver au pacha. Sans se laisser démonter par cette première déception, il continua à vouloir et à espérer la paix ; seulement, au lieu d'une guérison subite qui eût fait disparaître tout d'un coup le malaise dont souffraient la France et l'Europe, il lui fallait se contenter d'une convalescence lente, pénible et, par cela même sujette à bien des accidents. Il régla en conséquence son attitude diplomatique. Refusant d'approuver ce qui se faisait et ne voulant pas cependant soulever de querelle à ce sujet, également soucieux de sauvegarder la dignité de la France et la paix du monde, il prit le parti de se renfermer, pour un temps, dans cette politique d'isolement et de paix armée qu'il avait déjà indiquée dans sa première circulaire, et il en marqua ainsi les caractères dans des lettres écrites à ses principaux ambassadeurs : Il n'y a en ce moment rien de plus à faire qu'une attitude à prendre et un langage à tenir. L'isolement n'est pas une situation qu'on choisisse de propos délibéré, ni dans laquelle on s'établisse pour toujours ; mais quand on y est, il faut y vivre avec tranquillité, jusqu'à ce qu'on en puisse sortir avec profit... Nous verrons venir. Nous n'avons nul dessein de rester étrangers aux affaires générales de l'Europe. Nous croyons qu'il nous est bon d'en être, et qu'il est bon pour tous que nous en soyons. Nous sommes très-sûrs que nous y rentrerons. La France est trop grande pour qu'on ne sente pas bientôt le vide de son absence. Nous attendrons qu'on le sente en effet et qu'on nous le dise. J'ai un dégoût immense de la fanfaronnade ; mais la tranquillité de l'attente et la liberté du choix nous conviennent bien. Il disait encore : J'ai toujours en perspective le rétablissement du concert européen ; mais nous l'attendrons ; et c'est pour l'attendre avec sécurité comme avec convenance que nous avons fait nos armements 1[54]. M. Guizot devait, pendant près de huit mois, au milieu des difficultés qui naîtront au dehors ou au dedans, maintenir, avec sang-froid, mesure et fermeté, l'attitude qu'il définissait ainsi au début.

 

III

Pendant que s'évanouissaient, l'une après l'autre, toutes les chances d'obtenir immédiatement une solution satisfaisante des difficultés extérieures, l'heure était venue pour le ministère de soutenir, dans les Chambres, la grande bataille de l'Adresse[55]. Force lui était de l'aborder, en n'apportant au pays, en compensation de ses déboires actuels, que des assurances un peu vagues, des espérances lointaines et incertaines. Encore devait-il se féliciter que le secret de ses premiers pourparlers et du mécompte qui les avait suivis, n'eût pas été du tout ébruité. Une seule chose était connue du public, la succession accablante des revers subis par les Égyptiens en Syrie, et ces revers n'étaient pas faits pour augmenter rétrospectivement le crédit de la politique de M. Thiers, tout entière fondée sur la foi dans la résistance du pacha ; d'autant que, survenus pendant le ministère du 1er mars, ou du moins avant que sa chute ne fût connue en Orient, ils ne pouvaient aucunement être imputés à ses successeurs.

M. Guizot se sentait prêt à aborder, le cœur haut et confiant, cette grande lutte de tribune. Loin de redouter les débats parlementaires, il les désirait, comme étant le vrai moyen de redresser l'esprit public, de guérir son malaise et de relever la bonne politique à son juste rang, malgré le fardeau qu'elle avait à soulever. Avant même d'avoir pris possession du pouvoir, au moment où il allait quitter Londres, il avait écrit au duc de Broglie : J'ai confiance dans les Chambres. J'ai toujours vu, dans les moments très-critiques, le sentiment du péril, du devoir et de la responsabilité s'emparer des Chambres et leur donner un courage, des forces qui, en temps tranquille, leur auraient manqué, comme à tout le monde. C'est ce qui est arrivé en 1831... Sommes-nous à la veille d'une seconde épreuve ?... Ma confiance est à la même adresse ; c'est par les Chambres, par leur appui, par la discussion complète et sincère dans leur sein, qu'on peut éclairer le pays et conjurer le péril, si on le peut[56].

A la Chambre des pairs, la cause de la paix était trop sûrement gagnée d'avance pour que la discussion de l'Adresse eût beaucoup d'importance et d'intérêt. Commencée le 17 novembre, cette discussion était terminée le 18. Toutefois M. Guizot profita de ce qu'il se trouvait dans un milieu sympathique et calme, pour y faire un exposé de la grave question sur laquelle il prévoyait avoir à soutenir bientôt, dans une autre enceinte, des débats plus troublés ; non qu'il voulût abattre son jeu diplomatique à la tribune ; au contraire, dès les premiers mots, il prévenait qu'il serait obligé de garder la plus grande réserve ; mais il croyait l'occasion favorable pour donner à l'esprit public, sur les événements d'Orient, la direction qui lui paraissait conforme à la vérité des choses et aux intérêts du pays.

M. Guizot le proclame tout de suite : sa politique tend à la paix. L'intérêt supérieur de l'Europe et de toutes les puissances en Europe, dit-il, c'est le maintien de la paix partout et toujours. On verra bientôt le parti que l'opposition devait chercher à tirer de ces derniers mots. Seulement, cette paix, le ministre s'attache, par la noblesse de son langage, par la hauteur de ses considérations, à la dégager de ce je ne sais quoi d'égoïste, de terre à terre, de grossier, que lui prêtaient ses adversaires, et qu'en effet certains de ses partisans semblaient parfois lui donner. Nul talent n'est plus propre que celui de M. Guizot à grandir et à élever ainsi les idées qu'il voulait défendre. L'orateur discute ensuite, l'une après l'autre, les raisons invoquées par ceux qui voulaient que la France prît une attitude belliqueuse. D'abord, nos intérêts en Orient : il n'a pas de peine à établir que la question de la Syrie n'est pas, pour la France, un intérêt dont la guerre doive sortir. Autre motif : l'injure reçue. C'est la partie la plus délicate et la plus pénible du sujet. Comment paraître justifier ou excuser des procédés dont l'amour-propre national a tant souffert ? Et M. Guizot ne doit-il pas trouver particulièrement dur de s'exposer lui-même, pour détourner de lord Palmerston les ressentiments français, au moment où ce ministre vient de lui donner, dans le secret des derniers pourparlers, des preuves nouvelles de sa malveillance ? Mais il ne s'agit pas de faire payer à un homme d'État étranger ses mauvais procédés ; il s'agit d'empêcher, en France, l'opinion de s'égarer dans une voie dangereuse. La thèse de l'orateur est qu'il y a eu manque d'égards, mais non insulte politique. — On n'a jamais voulu, dit-il, dans tout le cours de l'affaire, — je prie la Chambre de faire quelque attention à ces paroles que je prononce après y avoir bien pensé, — on n'a jamais voulu ni tromper, ni défier, ni isoler la France ; on n'a eu contre elle aucune mauvaise intention, aucun sentiment hostile ; on a cru qu'il n'y avait pas moyen de s'entendre avec elle sur les bases de la transaction ; on a dit que, dans ce cas, on conclurait un engagement à quatre. On l'a fait, et la France devait s'y attendre. On ne l'a pas fait avec tous les égards auxquels elle avait droit ; c'est un tort, sans doute, un tort dont nous sommes fondés à nous plaindre ; mais, je le demande aux hommes les plus délicats, les plus susceptibles en fait d'honneur national, et qui cependant conservent et doivent conserver leur jugement dans l'appréciation des faits, est-ce là un cas de guerre ?[57] M. Guizot discute enfin un troisième et dernier motif invoqué par les partisans d'une politique belliqueuse : l'intérêt de notre influence dans le monde. Messieurs, s'écrie-t-il, il ne faut pas que la France se trompe sur ses moyens d'influence en Europe ; je crains qu'il n'y ait à cet égard, dans nos esprits, beaucoup de préjugés et de routine ; nous avons eu, pendant longtemps, deux grands moyens d'influence en Europe : la révolution et la guerre. Je ne les accuse pas ; ils ont été pendant longtemps nécessaires... Mais enfin, la révolution et la guerre, comme moyens d'influence en Europe, sont usés pour la France. Elle se ferait un tort immense, si elle persistait à les employer. Ses moyens d'influence, aujourd'hui, c'est la paix, c'est le spectacle d'un bon gouvernement au sein d'une grande liberté... Croyez-moi, Messieurs, ne parlons pas à notre patrie de territoires à conquérir ; ne lui parlons pas de grandes guerres, de grandes vengeances à exercer. Non ; que la France prospère, qu'elle vive libre, intelligente, animée sans trouble, et nous n'aurons pas à nous plaindre qu'elle manque d'influence dans le monde.

L'inspiration de ce discours était haute, l'intention patriotique, et l'orateur avait au fond mille fois raison. Peut-être, en la forme, n'avait-il pas toujours tenu un compte suffisant des susceptibilités alors éveillées, même dans les parties sages de l'opinion. Peut-être sa courageuse volonté de réagir contre les entraînements belliqueux l'avait-elle porté à être un peu trop lyrique dans son chant de paix, à se montrer un peu trop impartial dans l'indication des torts respectifs de l'Angleterre et de la France. La presse opposante en profita pour tâcher de présenter ce manifeste comme un acte de platitude honteuse. Oubliant volontairement que le ministre, en parlant, au début de sa harangue, du maintien de la paix partout, toujours, avait montré là l'intérêt supérieur de l'Europe, de toutes les puissances en Europe, elle feignait de croire qu'il avait voulu ainsi faire de la paix à tout prix la règle particulière de la politique française[58]. Ce fut un prétexte à indignations tapageuses, plus faciles qu'une sérieuse discussion. On dit, lisait-on dans le Constitutionnel, que M. Guizot ne s'est jamais élevé si haut. Nous disons, nous, qu'on n'a jamais mis le gouvernement français si bas. Le Commerce ajoutait : Nous cherchons en vain dans notre mémoire les actes des ministres les plus pusillanimes ou les plus perfides qui aient jamais perdu ou trahi une nation ; et nous ne trouvons rien de semblable à l'excès d'avilissement, à l'audace de bassesse déployée aujourd'hui par M. Guizot. Enfin, le National s'écriait ironiquement : L'étranger peut faire à sa fantaisie... Nous abandonnons à la Russie et à l'Angleterre cette guenille qu'on nomme la victoire, et nous répéterons dans la boue ce nouveau cantique de gloire : La paix partout ! la paix toujours !

 

IV

La discussion à la Chambre des pairs n'avait été qu'une sorte de préliminaire. C'est à la Chambre des députés que devait se livrer la vraie bataille. Rarement débat avait été attendu avec autant de curiosité, d'émotion anxieuse. Non-seulement la France entière, mais toute l'Europe politique était attentive à ce qui allait se passer au Palais-Bourbon[59]. Le drame d'ailleurs ne se présentait pas sans quelque grandeur. Il ne s'agissait plus, comme on l'avait vu trop souvent depuis quelques années, d'un de ces débats pour ainsi dire artificiels, funestes au crédit du régime parlementaire, et au fond desquels on ne pouvait découvrir que la rivalité de certains partis ou même l'ambition de certains hommes. Il semblait qu'on fût reporté à ces temps tragiques de Casimir Périer où l'enjeu de la partie engagée à la tribune était la paix du monde.

Dans quelles dispositions la Chambre était-elle revenue de vacances, et quelle réponse se préparait-elle à faire au discours de la couronne ? Sans doute c'était bien cette même Chambre qui avait naguère applaudi l'ambitieux rapport de M. Jouffroy et qui, depuis lors, n'avait jamais paru admettre qu'on pût rien rabattre des prétentions du pacha. Mais, dans ces derniers temps, les événements de Syrie, la peur de la guerre et de la révolution avaient changé bien des points de vue. Ajoutons que, dans cette assemblée issue de la coalition, les partis étaient singulièrement morcelés, inconsistants, mobiles, et qu'on les avait vus, depuis dix-huit mois, se combiner successivement de façon à former des majorités passagères an service des politiques et des ministères les plus différents. Les statisticiens parlementaires la décomposaient ainsi : d'une part, environ 175 députés du centre, 25 doctrinaires et 10 royalistes ralliés, soit 210 partisans avérés d'une politique pacifique ; d'autre part, 30 radicaux, 100 membres de la gauche dynastique et 10 royalistes de la nuance de M. Berryer, soit 140 opposants décidés. Entre les deux, une centaine de députés du centre gauche. On savait que ceux-ci se partageraient : mais comment ? où se ferait la coupure ? De là dépendait la majorité.

Les premiers indices furent favorables aux conservateurs et aux pacifiques. Dès le 6 novembre, lors de la nomination du président et des vice-présidents, tous les candidats ministériels avaient été élus d'emblée à une forte majorité, ce qui ne s'était pas encore vu depuis 1830. Trois jours après, on nommait dans les bureaux la commission chargée de préparer l'Adresse ; sur les neuf membres, sept étaient favorables à la politique du discours royal. Ces votes s'expliquaient par ce double fait : d'abord que tous les anciens 221 s'étaient décidés ou résignés à soutenir le cabinet, au moins pour le moment ; ensuite que la fraction du centre gauche qui suivait M. Dufaure et les flottants de la nuance de M. Dupin s'étaient unis aux conservateurs pour faire tête à M. Thiers et à la gauche. Ces succès paraissaient de bon augure, et le Roi s'en réjouissait fort. Ici, écrivait-il au roi des Belges, il y a un revirement admirable dans l'opinion. Les bureaux d'hier ont été excellents ; les discours belliqueux ont été très-mal accueillis dans tous, et la volonté de la paix y était, au contraire, très-nettement et très-rondement avouée. Le soir, mon salon ne désemplit pas de toutes les bénédictions qu'on m'apporte d'avoir résisté[60]. Toutefois, on ne pouvait encore considérer la bataille comme gagnée. Avec une telle Chambre, les surprises, les retours étaient possibles. Et puis, le vote n'était pas tout. Comment se comporterait la discussion ? Quelle figure y ferait chaque parti ? Dans quel état en sortirait la politique de la France ? La victoire du ministère serait-elle seulement une victoire numérique et précaire, ou une victoire morale et définitive ?

Tout indiquait que l'attaque serait d'une violence extrême, de la part non-seulement de la gauche,-mais de l'ancien ministère. M. Thiers avait eu, un moment, l'inspiration d'un rôle plus sage et plus digne. Le 22 octobre, en transmettant à M. Guizot l'appel du Roi, il avait ajouté en son nom personnel : Ne croyez pas que je serai pour vous un obstacle ; le pays est dans un état qui nous commande à tous la plus grande abnégation. Quelle que soit ma façon de penser sur tout ceci, je suis bien résolu à ne créer de difficultés à personne[61]. Mais, après quelques jours, rien ne restait de ces bonnes dispositions ; tout entier à la lutte, le ministre déchu s'exprimait avec une colère et un mépris sans mesure sur ses successeurs et sur le Roi. Ce n'était pas faute, cependant, de s'entendre recommander une conduite absolument différente, par un homme au jugement duquel il paraissait alors attacher une grande importance : nous voulons parler du duc de Broglie. Ce dernier avait ressenti du changement de cabinet une impression assez mélangée : d'une part, il s'attristait de voir la politique française battre, pour ainsi dire, en retraite devant l'Europe ; d'autre part, il se sentait un grand poids de moins de n'avoir plus à répondre des fautes du ministère du 1er mars. Ne voulant pour son compte ni maudire le passé ni entraver le présent, il se montrait dans les salons des nouveaux ministres, tout en continuant à recevoir les anciens chez lui, employant tous ses efforts à prévenir, entre les uns et les autres, une rupture trop violente et trop profonde. Il tâcha surtout de contenir M. Thiers. Vous avez eu bonne intention et beaucoup d'habileté, lui dit-il, et cependant il vous a été impossible de conserver le pouvoir, parce que vous n'aviez avec vous que cinq ou six journaux, et pas une des personnes qui font le lest des gouvernements et pèsent sur le pays. Vous aviez dompté la gauche, et, toute domptée qu'elle était, elle vous entraînait. Apprenez, par cet exemple, à ne plus revenir au pouvoir avec de pareils soutiens et sans l'appoint nécessaire. Vous avez deux conduites à tenir. Une opposition vive vous concilie la gauche, mais vous éloigne du pouvoir ; faites-vous l'homme de la gauche, et vous ne rentrez plus qu'avec une révolution. Au contraire, attendez, tenez-vous tranquille, soyez modéré, et, dans six mois, les cartes vous reviennent[62]. Pendant que le duc lui parlait ainsi, M. Thiers paraissait touché au point d'avoir les larmes aux yeux. Mais, à peine était-il revenu au milieu de son entourage habituel, que la passion reprenait le dessus. Il fut bientôt manifeste que son attitude serait celle d'un chef d'opposition résolu à une lutte à outrance. Dès la lecture du projet d'Adresse, le 23 novembre, on eut Comme un avant-goût des dispositions violentes de la gauche. Ce projet, nettement pacifique, était l'écho du discours du trône. Peut-être eût-il convenu de dire les mêmes choses avec un accent plus généreux, plus vibrant. Mais M. Dupin avait tenu la plume, et il n'était pas dans sa nature d'élever ce à quoi il touchait. Le fond des idées était, du reste, irréprochable. La paix donc, s'il se peut, faisait-on dire en terminant à la Chambre, une paix honorable et sûre, qui préserve de toute atteinte l'équilibre européen, c'est là notre premier vœu. Mais si, par événement, elle devenait impossible à ces conditions, si l'honneur de la France le demande, si ses droits méconnus, son territoire menacé ou ses intérêts sérieusement compromis l'exigent, parlez alors, Sire, et, à votre voix, les Français se lèveront comme un seul homme. Le pays n'hésitera devant aucun sacrifice, et le concours national vous est assuré. Après ces mots : son territoire menacé, la gauche éclata en cris d'indignation, feignant de comprendre que la commission n'admettait la guerre que dans ce cas, et on put croire, pendant un certain temps, que ces clameurs ne permettraient même pas de finir la lecture. Ce malentendu, nullement involontaire, ressemblait fort à celui qui s'était déjà produit, quelques jours auparavant, à propos de la phrase de M. Guizot sur la paix partout et toujours. On se flattait, par ces tapages calculés, de troubler et d'intimider à l'avance la majorité.

 

V

Le débat s'ouvrit le 25 novembre. A peine fut-il engagé que son caractère apparut manifeste : c'était un duel entre M. Guizot et M. Thiers. Pendant les quatre premiers jours, les deux champions occupèrent, à tour de rôle, presque constamment la tribune. Combat de géants ! s'écrient les spectateurs, partagés entre l'admiration qu'éveillent en eux de si beaux coups d'éloquence et la tristesse de voir ces deux grands esprits, dont l'union avait été, de 1831 à 1836, si féconde pour le pays, employer toute leur force à s'entre-détruire. L'un et l'autre sont arrivés à l'apogée de leur talent. M. Guizot, sans avoir rien perdu de son élévation grave et imposante, s'est pleinement dégagé de la roideur et de la sécheresse professorales. Rien de plus parfait, de plus puissant que son débit, son geste et toute son action oratoire. Sa parole est devenue plus souple, plus chaude, plus vibrante. Il sait remuer profondément ceux qu'autrefois il se bornait à éclairer. Il a acquis la promptitude dans l'improvisation et le sang-froid dans la riposte. Il s'est fait à l'agitation violente du nouveau forum, et y a trouvé même un milieu merveilleusement propre au développement de son éloquence : dans cette mêlée, le philosophe austère et serein s'est révélé homme de lutte ; ses éclats de passion sont superbes et terribles. Personne, a-t-on pu dire justement[63], n'exprime comme lui la colère et le dédain. Il n'est jamais plus beau que quand, adossé à la tribune, la tête renversée, le front pâle, l'œil en feu, les bras croisés, il reçoit, comme un roc immobile, l'écume impuissante des passions que l'opiniâtreté hautaine de sa parole a rendues furieuses, ou bien quand, reprenant l'offensive, le geste menaçant, il anéantit ces outrages à ses pieds, avec un mépris irrité et une fierté vengeresse. M. Thiers n'est pas arrivé à une moindre perfection. Il est devenu complètement maître du genre si nouveau qu'il a créé, de cette sorte de causerie alerte, abondante, universellement intelligente, charmante de verve, de fraîcheur et de naturel. Il y apporte plus d'aisance encore que dans le passé, plus d'ampleur et d'autorité. Il a même ses mouvements d'émotion éloquente, soit que la colère de la lutte l'enflamme, soit qu'il veuille sonner quelque fanfare patriotique. Ces morceaux, dont le relief est augmenté par la simplicité familière de l'ensemble, ne détonnent pas cependant avec ce qui les entoure : c'est toujours le même accent naturel, bien que momentanément élevé ou échauffé. Le contraste absolu des deux champions ajoute encore à l'intérêt dramatique de leur combat singulier. M. Guizot, sévère, dominateur, impérieux, parle de haut aux gens, daignant les élever jusqu'à lui, mais sans les mettre tout à fait à leur aise. M. Thiers, insinuant, séduisant, câlin, en communication constante et facile avec ses auditeurs, on allait presque dire ses interlocuteurs, paraît se mettre de plain-pied avec eux. M. Guizot, dédaigneux des épisodes, ne se permettant et ne permettant aux autres aucune distraction, ordonne ses discours comme une thèse philosophique, compose par masses, procède par généralisation, a pour dialectique habituelle d'élever toutes les questions qu'il traite, et, quand il a des points faibles dans sa cause, il s'attache à les faire disparaître derrière quelque grande idée. M. Thiers, abondant, même parfois diffus, se plaît aux diversions, aux longueurs et aux redites, sans cesser néanmoins de paraître toujours vif et rapide ; il entre dans les détails les plus minutieux, ouvre des vues sur les quatre coins de l'horizon, mêle tout, anecdotes, exposés techniques, considérations morales, saillies de bon sens, mouvements de passion, plein d'aisance et d'agrément dans ces mille détours, ne semblant que suivre ses caprices, n'ayant rien de l'ordonnance classique du discours, et cependant finissant toujours, avec une habileté consommée, par amener son auditoire au but qu'il veut atteindre. M. Guizot semble réunir tous les dons extérieurs de l'orateur idéal : un profil d'une beauté sculpturale, le front haut et sillonné, le teint pâle, les tempes amaigries, des yeux où brille un feu contenu mais ardent, la bouche fine, ferme et fière, une voix sonore, profonde, au besoin tragique[64], une puissance de geste et de regard capable d'en imposer aux plus violents tumultes, tant de dignité et de hauteur dans le maintien qu'on ne s'aperçoit même pas qu'il est de petite et frêle stature. M. Thiers, au contraire, avec sa figure de petit bourgeois, ses lunettes, sa moue mélangée de bonhomie et de malice, n'a rien du masque héroïque de l'orateur : pas de geste, seulement quelques tics du bras ou du buste ; une voix grêle et clairette, une taille courte et ramassée, avec un dandinement qui n'est pas fait pour donner plus de majesté à la démarche : et malgré tout, à la tribune, il produit un tel effet qu'on en vient à douter lequel est le plus éloquent de lui ou de M. Guizot.

Si le débat se résumait, pour ainsi dire, dans le duel de M. Guizot et de M. Thiers, ce n'était pas que la Chambre en fût seulement spectatrice ; elle y était partie. Sa passion venait s'ajouter à celle des deux champions. On eût dit un chœur farouche, tumultueux, qui accompagnait et, par moments, couvrait presque la voix des acteurs principaux. Dès la première séance, à peine M. Guizot eut-il commencé à parler que les vociférations de la gauche éclatèrent : c'était le même parti pris de violence que naguère pendant la lecture du projet d'Adresse. L'un lui rappelle que, lors de la coalition, il a soutenu, sur la politique extérieure, les thèses qu'il combat aujourd'hui[65]. L'autre lui jette cette phrase : Nous n'avons pas été à Gand ! La plupart crient pour ne rien dire. Le tapage est effroyable. Le ministre, dont chaque phrase est hachée par des hurlements injurieux, fait extérieurement fière figure, mais au fond ne laisse pas que d'être un peu désorienté ; il s'engage dans des justifications assez embarrassées de sa conduite en 1815 et en 1839. Bientôt, cependant, la violence même de ses adversaires lui fouette le sang ; il se retrouve, sort de la défensive et pousse l'attaque avec vigueur. Le tumulte est, sinon apaisé, du moins dominé, et l'orateur a conquis de vive force la liberté de sa parole. Sans doute, dans le reste du débat, il aura encore à lutter contre les interrupteurs ; mais ceux-ci n'oseront plus essayer d'étouffer sa voix.

Bien que les conservateurs écoutassent plus décemment les discours de M. Thiers, ils témoignaient, eux aussi, une animosité singulièrement passionnée ; ceux d'entre eux qui avaient donné un moment dans le mouvement belliqueux ne se montraient pas les moins implacables à faire de l'ancien ministre la victime expiatoire d'une faute dont ils sentaient avoir leur part. On semblait impatient de lui infliger une sorte d'éclatant supplice politique. Quelques-uns demandaient qu'on le mît en jugement, Le mot courant était qu'il fallait profiter de la discussion pour le tuer moralement, de telle sorte qu'il ne pût jamais se relever. On a souvent remarqué que, quand elles ont eu peur, les parties d'ordinaire les plus calmes et les plus inoffensives de la nation deviennent presque féroces. Il y avait un peu de cela dans l'exaspération dont le ministre du 1er mars était alors l'objet.

Toute une partie de la discussion, non la moins longue ni la moins âpre, se passa en récriminations rétrospectives sur les négociations qui avaient précédé le traité du 15 juillet, principalement sur la façon dont M. Guizot avait rempli son rôle d'ambassadeur. Ce fut une succession, bientôt assez déplaisante, d'attaques et d'apologies toutes personnelles. On vit les deux adversaires ne pas hésiter, pour les besoins de leur cause particulière, à vider les cartons du ministère, venant lire à la tribune les dépêches officielles et même les lettres privées, livrant les secrets d'État, sans paraître même s'apercevoir, dans leur étrange acharnement, de la surprise pénible qu'ils provoquaient ainsi en France[66] et hors de France[67] : le tout pour arriver à bien établir devant l'étranger, qui écoutait et auquel une telle démonstration ne pouvait déplaire, que si la France se trouvait dans une situation fâcheuse, elle le devait à l'incapacité, si ce n'était même à la déloyauté de tous ceux qui, à des titres différents, avaient mis la main à ses affaires.

Laissons ces misères et arrivons vite à une partie plus intéressante du débat, celle qui porta sur la question de paix ou de guerre. M. Thiers, principalement préoccupé de sa popularité actuelle dans la gauche[68], se donna après coup une attitude beaucoup plus résolument belliqueuse qu'il ne l'avait eue au pouvoir. En réponse à la distinction que M. Guizot avait faite, à la Chambre des pairs, entre l'injure et le manque d'égards, il proclama qu'il y avait eu, au 15 juillet, injure pour la France. On a prononcé, dit-il, le mot de tromperie, eh bien, je l'accepte. Oui, après dix ans d'alliance, cette conduite à notre égard est une indigne tromperie... La France a senti cet affront. Quoi ! l'on voudrait que seul je l'aie senti ? M. Thiers a seul pu entraîner son pays ! Non, cela n'est ni vrai ni possible. Je ne vous rappelle pas, je ne puis pas rappeler combien parmi vous il y a eu d'hommes, que leur sympathie d'opinion n'amenait pas à moi, qui sont venus me dire : Soutenez la dignité de la France ; soutenez-la jusqu'au bout. (Mouvement.) Et aujourd'hui, on voudrait n'avoir pas senti tout cela ; on est presque honteux des bons sentiments que l'on a éprouvés ! (Bruit.) Eh bien, Messieurs, ces sentiments, moi, je les ai éprouvés profondément, je ne les désavoue pas, et, après les avoir éprouvés très-sincèrement et comme un Français, comme un bon Français le devait, j'ai voulu suivre jusqu'au bout, entendez-moi bien, la conduite que de tels sentiments, quand on les a ressentis, doivent inspirer... (Mouvement.) Je ne puis pas songer à ces jours terribles sans être profondément ému... Je savais bien que j'allais peut-être faire couler le sang de dix générations ; mais je me disais : Si la France recule, l'Europe le sait ; les Chambres, le gouvernement, tout le monde s'est engagé : si elle recule, elle descend de son rang. La conséquence d'un tel langage, c'était la guerre. Seulement, la guerre immédiate étant impossible, M. Thiers disait l'avoir ajournée au printemps. En attendant, il voulait armer la France, et cet armement prenait, dans son discours, des proportions étonnantes : il ne s'agissait plus de cinq cent mille ni même de six cent mille soldats, mais d'un total de neuf cent trente-neuf mille hommes. Ainsi armé, il comptait venir dire aux puissances : ou la modification du traité ou la guerre. Dans cette guerre, la France eût été sans doute seule contre toute l'Europe ; M. Thiers ne le niait pas ; mais elle en eût été quitte, selon lui, pour recommencer un de ces grands actes d'énergie qu'elle avait faits si magnifiquement au commencement du siècle. En tout cas, ajoutait-il, je me suis dit que, s'il y avait une faiblesse à faire, la ferait qui voudrait, mais que ce ne serait ni moi ni mes collègues. Tout en se posant ainsi comme ayant seul osé regarder l'Europe en face, M. Thiers indiquait que son courage patriotique avait été constamment entravé, annulé, par la faiblesse de Louis-Philippe. Il ne nommait pas ce dernier, mais le désignait avec une perfide clarté. Quand, il faisait l'éloge du roi de Naples, ce petit roi qui avait eu le cœur assez grand pour vouloir résister à lord Palmerston, chacun comprenait que c'était pour le mettre en opposition avec Louis-Philippe, et la gauche, afin de souligner l'intention de l'orateur, applaudissait bruyamment, en criant : Bravo pour le roi de Naples !Savez-vous, demandait M. Thiers, où était ma faiblesse ? On doutait, en Europe, que la résolution de la France fût soutenue jusqu'au bout... On croyait que, lorsque les armements seraient poussés au dernier terme, le cabinet n'existerait plus. Et, revenant avec insistance sur cette insinuation, il ne se lassait pas de dénoncer à la tête du gouvernement un parti pris de faiblesse. De là, à l'entendre, cette affirmation méprisante de lord Palmerston, que la France, après avoir montré de la mauvaise humeur, se tairait et céderait. Il avait voulu lutter contre ce parti pris, donner un démenti à cette affirmation : la puissance malfaisante et défaillante, qu'il ne nommait toujours pas, l'avait une fois de plus emporté sur lui, pour la honte de la France. Et alors il s'écriait, aux acclamations de la fauche : Qu'on me condamne, qu'on m'exclue à jamais du pouvoir, j'y consens volontiers ; mais quand je vois mon pays ainsi humilié, je ne puis contenir le sentiment qui m'oppresse, et je m'écrie : Quoi qu'il arrive, sachons être toujours ce qu'ont été nos pères, et faisons que la France ne descende pas du rang qu'elle a toujours occupé en Europe !

Après s'être donné ce rôle dans le passé, M. Thiers s'efforçait de discréditer par avance la politique de sagesse et de modération à laquelle ses successeurs étaient condamnés pour réparer ses fautes. Cette paix qu'il ne pouvait pas, qu'au fond même il ne voulait pas empêcher, il tâchait du moins de la rendre douloureuse au patriotisme, et, dans ce dessein, fouillait en quelque sorte de sa parole aiguë, les blessures encore à vif de l'orgueil national. Le discours de la couronne, déclarait-il, a dit que l'on espère la paix ; il n'a pas dit assez. On est certain de la paix... Je ne calomnie personne. Qu'on me permette de dire les choses telles qu'elles sont : le cabinet du 29 octobre a été formé pour la paix et la paix certaine... Ce calme, calme triste dont vous vous vantez, savez-vous à quoi il tient ? Il tient à ce que le pays sait bien que la question est résolue. Il sait que la question est résolue pour la paix... Et alors il avertissait la France qu'elle avait ainsi perdu toute l'influence qu'elle pouvait avoir dans la Méditerranée. Après avoir longuement insisté sur cette déchéance, répété à satiété cette même phrase, il ajoutait : Il y a pis que cela ; les pertes matérielles, on en revient. Si vous l'aviez voulu, nous serions revenus des traités de 1815... (Bravo ! à gauche. Agitation au centre.) Mais aujourd'hui qu'on sait qu'on a pu vous intimider, aujourd'hui qu'après avoir dit que vous résisteriez vous ne résistez pas, le secret est connu, et la coalition, vous la retrouverez souvent... Je ne voudrais pas affliger mon pays ; il m'en coûte de remplir le triste rôle que je remplis ici. Savez-vous ce qu'il faut lui dire : que s'il veut rester étranger aux grandes questions, il fait bien de se conduire comme il fait aujourd'hui ; s'il ne veut que sauver son territoire menacé, pour parler le langage de l'Adresse (Vive adhésion à gauche. Réclamations au centre), il n'y a pas de danger peut-être dans la conduite qu'il tient ; mais, s'il a la prétention de se mêler aux grandes questions de l'Europe, il faut, en se conduisant comme on l'a fait pour lui, qu'il y renonce pour longtemps. Qu'il proportionne son énergie à ses prétentions ou qu'il réduise ses prétentions, non pas à l'énergie qu'il a, mais à l'énergie qu'on lui suppose. (Vive approbation à gauche.)

L'attaque avait été perfide et redoutable : la défense fut habile et résolue. Le ministre, cependant, dans un tel débat, était plus gêné que le député : il devait calculer l'effet de chacune de ses phrases, non-seulement sur le parlement dont il cherchait à conquérir les votes, mais sur les chancelleries avec lesquelles il continuait à négocier. De plus, en face d'une opinion réellement mortifiée, la thèse de la prudence était beaucoup plus ingrate que celle du patriotisme belliqueux, surtout quand celui qui défendait cette dernière thèse ne courait pas le risque d'être mis en demeure de traduire ses paroles en actes. Quelques semaines plus tard, dans une autre discussion, M. Guizot a noté lui-même, avec une mélancolie fière, le désavantage de son rôle. J'envie quelquefois, disait-il, les orateurs de l'opposition. Quand ils sont tristes, quand ils sympathisent vivement avec des sentiments nationaux, ils peuvent venir ici épancher librement toutes ces tristesses, exprimer librement toutes leurs sympathies. Messieurs, des devoirs plus sévères sont imposés aux hommes qui ont l'honneur de gouverner leur pays. Quand le pays a besoin d'être calmé, il n'est pas permis aux hommes qui gouvernent de venir exciter en lui les bons sentiments qui l'irriteraient et le compromettraient. Quand le pays a besoin d'être rassuré, il faut parler, à cette tribune, avec fermeté et confiance. Il ne faut pas se laisser aller à des récriminations, à des regrets. Il y a des tristesses qu'il faut contenir pendant que d'autres ont le plaisir de les répandre.

M. Guizot marqua tout de suite comment il entendait riposter aux attaques de son adversaire. Messieurs, commença-t-il, l'honorable M. Thiers disait tout à l'heure : sous le ministère du 29 octobre, la question est résolue, la paix est certaine. L'honorable M. Thiers n'a dit que la moitié de la vérité : sous le ministère du 1er mars, la question était résolue, la guerre était certaine. Et pour appuyer cette affirmation, il s'emparait non-seulement des actes de son prédécesseur, mais des paroles qu'il venait de prononcer. Croyez-vous, demandait-il, que les neuf cent cinquante mille hommes dont parlait tout à l'heure M. Thiers soient un moyen de garder la paix ? C'est un moyen de faire la guerre, de la rendre à peu près infaillible... Voilà le vrai de la situation : vous êtes tombé parce que vous poussiez à la guerre. Nous sommes arrivés au pouvoir, parce que nous espérions maintenir la paix. Le ministre reprit avec succès la même idée, les jours suivants. Entre temps, il proclama, aux applaudissements du centre, le service immense rendu par la couronne au pays, service analogue à ceux qu'elle lui avait rendus plusieurs fois dans de semblables occasions. Mais ce fut surtout le quatrième jour que, se dégageant et des récriminations personnelles et des controverses sur le passé, il porta à son adversaire les coups décisifs. Il commença par rappeler, — ce que l'on semblait trop oublier, — qu'il y avait eu des faits accomplis depuis le traité du 15 juillet ; c'était, en Orient, l'effondrement complet des Égyptiens, survenu pendant que M. Thiers occupait le pouvoir, et sans qu'il eût rien fait pour l'empêcher ; c'étaient, en Occident, les réserves diplomatiques et les armements de précaution du dernier cabinet. Nous avons maintenu les armements, dit le ministre, les armements de paix ; nous n'avons fait auprès de l'Europe aucune proposition, aucune concession ; nous n'avons dit aucune parole qui altérât la position isolée, digne, expectante que l'on avait prise, avec raison. Naturellement M. Guizot n'avait pas à faire confidence à la Chambre des efforts indirects qu'il venait de tenter, sans succès, pour se faire offrir une concession en Syrie, ni des inquiétudes qu'il pouvait avoir sur l'Egypte. Ne révélant qu'un point des récentes négociations, il annonça qu'en ce moment même les puissances offraient au pacha, s'il se soumettait, de lui assurer l'Egypte héréditaire ; et il ajouta, sans s'inquiéter du déplaisir qu'en ressentirait lord Palmerston[69] : ... Offre qui lui est faite, je n'hésite pas à le dire, surtout en considération de la France. Il concluait ensuite : Par les chances de la guerre, avant le 3 novembre, pendant la durée et sous l'action du cabinet du 1er mars, le pacha a perdu la Syrie tout entière. Par la note du 8 octobre, on avait fait la réserve du pachalik héréditaire de l'Egypte. Ce pachalik héréditaire est offert à Méhémet-Ali au nom des puissances. Dans cet état des faits, des faits accomplis et diplomatiques, que voulez-vous qu'on fasse ? Lui donneriez-vous le conseil de refuser l'Egypte héréditaire, dans l'espoir qu'au printemps, par la guerre, avec neuf cent cinquante mille hommes, vous lui ferez rendre la Syrie ? (Rires approbatifs au centre.) Voilà la question réelle, voilà la question pratique. Il faut choisir entre deux politiques, entre celle qui, acceptant la position que vous avez prise, acceptant les faits accomplis sous votre administration, acceptant la réserve que vous avez faite, se contente de cette réserve et donne au pacha, sincèrement, sans détour, le conseil de s'en contenter, et une politique qui, remettant en question les faits accomplis, remettant en question la position que vous avez prise, remettant en question les limites dans lesquelles vous vous êtes vous-même renfermé, donnerait au pacha le conseil de continuer je ne sais quelle guerre, non en Syrie, où il ne sera bientôt plus, mais en Egypte même, dans l'espoir que, par une guerre générale, dans six mois, vous serez en état de lui faire recouvrer la Syrie. Il n'y a pas d'autre question politique que celle-là. Tout le reste est du passé, un passé qui nous est étranger... Je ne rentre pas dans le passé. Je crois que ce qui importe au pays, c'est de mettre un terme à une situation difficile et périlleuse ; et on ne peut le faire qu'en acceptant et les faits accomplis et les réserves qui ont été faites au profit du pacha. Voilà la politique du cabinet... Ce discours fut comme un jet franc et vif de lumière sur le problème que venaient d'obscurcir, pendant plusieurs jours, d'interminables discussions rétrospectives. La Chambre fut heureuse de se sentir ramenée d'une main si ferme à la question pratique et actuelle, et d'y voir si clair.

L'incomparable éclat de la lutte engagée entre les deux grands orateurs rejeta nécessairement dans l'ombre tout le reste du débat. M. Odilon Barrot, qui se croyait appelé, comme il l'a écrit depuis avec une présomption naïve, à couvrir et à relever M. Thiers[70], essaya de répondre au dernier discours de M. Guizot ; il montra une telle inintelligence de la question qu'il excita l'impatience de la gauche elle-même, et que, pour se tirer d'affaire, il n'eut d'autre ressource que de se jeter dans les personnalités et de reprendre l'éternelle histoire du voyage à Gand : il eut ainsi la satisfaction de soulever un nouveau tumulte, mais se fît rappeler qu'il avait été volontaire royaliste en 1815. M. Thiers ne fut pas mieux servi par ses anciens collègues, notamment par M. le comte Jaubert, qui se livra aux sorties les plus furieuses et les plus compromettantes contre l'Angleterre ou, pour parler son langage, contre l'Anglais[71]. M. Guizot trouva, au contraire, quelque secours dans une harangue du général Bugeaud, assez décousue, mais pleine de verdeur et de bon sens[72]. Notons enfin un très-éloquent discours de M. Berryer. L'occasion était belle, en effet, pour l'orateur légitimiste, de reprendre toutes les accusations de M. Thiers et d'en accabler la monarchie de Juillet : il s'attacha à bien donner à la France le sentiment douloureux et irrité qu'elle était humiliée, diminuée, et qu'elle l'était par le fait du Roi. Il finit même par faire au gouvernement ce reproche, étrange dans la bouche d'un royaliste, de se méfier trop de la passion révolutionnaire et de ne pas comprendre ce qui s'y trouvait de force patriotique. Cette thèse et cette tactique sont déjà connues : M. Berryer y avait eu plus d'une fois recours ; mais jamais la flamme de sa. parole n'avait été plus éclatante et plus brûlante. La gauche l'acclama, et, le lendemain, toute la presse opposante, depuis le Constitutionnel jusqu'au National, porta aux nues son discours.

De cette discussion, qui s'était prolongée pendant huit séances, la majorité sortait éclairée sur la folie périlleuse de la politique préconisée par M. Thiers. Mais tout ce qui lui avait été dit et répété si éloquemment sur l'humiliation de la France lui laissait un certain sentiment de malaise. Ce fut par égard pour ce sentiment qu'à la dernière heure, la commission de l'Adresse apporta, avec l'adhésion complète du ministère, une rédaction nouvelle d'une note un peu plus fière que le premier projet de M. Dupin. On y disait que la France s'était vivement émue des événements qui venaient de s'accomplir en Orient. La phrase si attaquée sur le territoire menacé était remplacée par cette déclaration générale : La France, à l'état de paix armée et pleine du sentiment de sa force, veillera au maintien de l'équilibre européen, et ne souffrira pas qu'il y soit porté atteinte[73]. L'opposition songea un moment à voir, dans cette modification de forme, son triomphe et la condamnation du ministère. Mais elle ne persista pas dans cette manœuvre, un peu puérile, et M. Odilon Barrot présenta un amendement exprimant plus ou moins nettement la pensée de la gauche. Ce fut pour M. Thiers l'occasion d'un suprême effort. Laissant de côté tous ses grands plans de campagne et son armée de neuf cent mille hommes, il donna à l'amendement une portée restreinte et modeste : à l'entendre, c'était seulement la répétition parlementaire de l'ultimatum contenu dans la note du 8 octobre, l'affirmation que la Chambre voulait assurer quand même l'Egypte au pacha : puis, avec une éloquence nerveuse, pressante, il plaça le ministère en face de ce dilemme, ou d'avouer qu'il était résigné à sacrifier aussi l'Egypte, ou de laisser la Chambre poser ce casus belli. La situation devenait embarrassante pour M. Guizot. Céder à M. Thiers, c'était lui permettre de se dire vainqueur ; et puis, si décidé que fût le ministre à défendre l'Egypte, il ne lui plaisait guère de voir la France s'engager à fond sur un terrain où elle avait eu déjà et où elle pouvait encore rencontrer tant de fâcheuses surprises. D'autre part, il ne voulait pas non plus, devant le pays et devant l'étranger, avoir l'air d'abandonner la note du 8 octobre. Il s'en tira fort habilement. En fait, déclara-t-il dans une dernière réplique, il n'y a pas de question. Ce que la note du 8 octobre a dit est fait. Ce que la note du 8 octobre a demandé est accompli... A l'heure qu'il est, l'offre de l'Egypte héréditaire est portée au pacha parles puissances, et, je n'hésite pas à le redire, surtout en considération de la France. Que venez-vous donc demander aujourd'hui ? Vous venez demander que la France exige par la menace ce qui est obtenu par l'influence... Il s'agit de se donner à soi-même la satisfaction puérile d'avoir écrit un cas de guerre. Messieurs, un gouvernement prudent, une Chambre prudente n'écrivent pas des cas de guerre ; ils les pratiquent, quand le moment arrive... J'estime très-médiocrement ces cas de guerre qui apparaissent longtemps d'avance, ainsi que les courages qui viennent longtemps après. (Bravo ! au centre.) Cette réplique eut un grand succès et enleva le vote. L'amendement fut repoussé à une forte majorité, et l'ensemble de l'Adresse adopté par 247 voix contre 161.

M. Thiers était bien complètement battu. Il le devait en grande partie à lui-même, à son langage dans le débat. Il avait trouvé moyen d'inquiéter par ses allures belliqueuses et révolutionnaires, sans cependant en imposer par ce plan de guerre au printemps que la Chambre n'avait pu entendre exposer sans sourire et dont les journaux s'étaient gaussés[74]. On l'avait jugé un homme d'État à la fois peu sérieux et dangereux. M. de Lamartine écrivait alors à un ami : Rien ne peut vous donner une idée de la démonétisation de M. Thiers. La plupart des conservateurs ressentaient, à l'égard du ministre tombé, un sentiment mêlé d'effroi, d'indignation et de dédain, et leurs journaux l'exprimaient sans ménagement aucun. Il paraissait très-dur à M. Thiers d'être frappé par cette presse dont il s'était tant servi contre les autres. Il en souffrait parfois jusqu'à verser des larmes de tristesse et de colère[75]. Au cours de la discussion, il s'en était plaint, à la tribune, avec un accent de douloureuse amertume[76].

A l'étranger, l'attitude de M. Thiers avait eu des effets plus déplorables encore. Il ne s'était pas seulement nui à lui-même, il avait nui gravement à la France. Toute cette mise en scène belliqueuse semblait, en effet, donner raison à ceux qui, depuis quelques mois, dénonçaient notre gouvernement comme menaçant la paix de l'Europe. Lord Palmerston sentit aussitôt l'avantage qu'il pouvait en tirer, et se fit honneur de son opposition à une politique qui se vantait d'avoir eu de si mauvais desseins[77]. Les adversaires anglais du chef du Foreign Office déclaraient que sa politique et ses actes étaient justifiés par les révélations de M. Thiers[78]. M. Desages, que sa haute situation au ministère des affaires étrangères mettait bien au courant de toutes les choses d'Europe, disait, peu après, à ce propos, au duc de Broglie : Depuis ses discours, M. Thiers est tenu plus que jamais, au dehors, pour le représentant de la guerre révolutionnaire et de tous les souvenirs impériaux ; à ce point que sa rentrée aux affaires amènerait une guerre immédiate. En Allemagne, son langage a contribué à monter plus encore les esprits contre la France, à aviver la passion de 1813. En Angleterre, depuis cette affreuse discussion, tout le monde commence à trouver que lord Palmerston a eu raison de rompre avec de pareils brouillons[79]. Enfin, de Saint-Pétersbourg, M. de Barante écrivait : La manière dont on a cherché à justifier, à glorifier une politique d'illusion, a achevé le mal de cette politique, en resserrant les nœuds de toutes les alliances hostilement défensives[80].

M. Guizot avait-il gagné tout ce qu'avait perdu M. Thiers ? Sans doute, la victoire de l'Adresse apparaissait être bien sa victoire. En France comme à l'étranger, l'effet en était considérable. Toutefois, s'il avait vaincu l'opposition, il n'était pas encore assuré de dominer la majorité. Au milieu même de son triomphe, il avait le sentiment de cette incertitude ; mais il ne s'en décourageait pas, et, envisageant d'un regard viril les difficultés qui lui restaient à vaincre de ce côté, il écrivait à M. de Barante : Je sors d'une grande lutte. La bataille est, je crois, bien gagnée. Mais je ne me fais aucune illusion ; cette bataille-là n'est que le commencement d'une longue et rude campagne. Depuis 1836, depuis la chute du cabinet du 11 octobre, le parti gouvernemental est dissous, et le gouvernement flottant, abaissé, énervé. Le grand péril où nous sommes arrivés par cette voie nous en fera-t-il sortir ? Ressaisirons-nous le bien d'une majorité vraie et durable, par l'évidence du mal que nous a fait son absence ? Je l'espère et j'y travaillerai sans relâche. C'est commencé. La Chambre est coupée en deux. Le pouvoir est sorti de cette situation oscillatoire entre le centre et la gauche, qui a tout gâté depuis quatre ans, même le bien. Mais tout cela n'est qu'un commencement. Du reste, je ne veux pas vous envoyer mes doutes, mes inquiétudes. Le monde en est plein, les esprits en sont pleins. Je crois le bien possible, probable même, à travers des obstacles, des embarras, des ennuis, des échecs innombrables. Cela me suffit et cela doit suffire à tous les hommes de sens. La condition humaine n'est pas plus douce que cela[81].

 

VI

La discussion de l'Adresse avait prouvé que la politique belliqueuse était condamnée par la représentation nationale. Une occasion allait se présenter de voir si elle avait plus de crédit sur le peuple lui-même. Après l'épreuve du parlement, celle de la rue.

Le 30 novembre 1840, la frégate la Belle Poule, sous les ordres du prince de Joinville, avait mouillé en vue de Cherbourg, rapportant de Sainte-Hélène le corps de Napoléon. Restait maintenant à le transporter à la sépulture qui l'attendait sous le dôme des Invalides. Au mois de mai précédent, quand cette question du retour des cendres avait été si inopinément soulevée par M. Thiers, les esprits prévoyants s'étaient aussitôt préoccupés de ce que serait le jour de la rentrée dans Paris, de ce que produirait la rencontre de ce cercueil redoutable avec le peuple debout pour le recevoir. Les événements survenus depuis lors, l'irritation patriotique et l'agitation révolutionnaire provoquées par le traité du 15 juillet, n'étaient point faits pour diminuer le danger. Que ne pourrait pas inspirer à des esprits excités et souffrants le contraste entre les souvenirs de victoire évoqués par la vue de ce mort et les humiliations qu'au dire de M. Thiers et de ses amis, Louis-Philippe avait attirées à la France par sa faiblesse ! Le langage des journaux de gauche témoignait qu'ils trouvaient l'occasion favorable et voulaient en profiter. Plus approchait la cérémonie, plus ils s'attachaient à échauffer, à irriter les esprits, poussant la garde nationale à crier : A bas les traîtres ! et préparant visiblement ce qu'on appelle, en langage révolutionnaire, une journée[82]. Le gouvernement n'était nullement rassuré, et le Journal des Débats avouait ses alarmes[83]. Il n'était pas jusqu'aux cabinets étrangers qui ne s'attendissent à voir éclater, en cette circonstance, quelque émeute ou même une révolution[84].

En dépit de ses inquiétudes, le ministère ne voulut se montrer ni craintif ni mesquin ; il n'épargna rien pour donner à la cérémonie le plus d'importance et d'éclat possible. Il fut décidé que le corps serait amené par eau jusqu'à Courbevoie, et que l'entrée dans Paris se ferait par l'arc de triomphe de l'Étoile et par les Champs-Elysées : c'était accorder largement à la foule la place pour se développer. Un temple grec fut élevé à Courbevoie, à l'endroit où devait avoir lieu le débarquement ; on dressa le long du parcours d'immenses statues de plâtre doré et des colonnes avec des aigles ; sur le sommet de l'arc de triomphe, était figurée l'apothéose de l'Empereur. Pour porter le cercueil, on construisit un char gigantesque de cinquante pieds de haut, tout orné de velours, d'or et de sculptures ; seize chevaux devaient y être attelés. Cette mise en scène était, à la vérité, plus brillante que vraiment grandiose et émouvante ; elle sentait trop le décor d'opéra, trahissant ainsi ce qu'il y avait d'un peu faux ou tout au moins de factice dans cette cérémonie ; pour presque tous ceux qui y prenaient part, il ne s'agissait guère que d'une grande représentation politique ; nous aurions dit : une comédie, si la mort n'y eût figuré[85]. Le prince de Joinville avait été mieux inspiré pour tout ce qu'il avait eu à régler comme chef de l'expédition maritime. Le voyage à Sainte-Hélène, le tête-à-tête avec le mort pendant une longue traversée, dans la solitude de l'Océan, les réflexions qu'il avait dû faire alors sur cette destinée si extraordinaire et si tragique, la sincérité d'émotion qui est le privilège d'une jeunesse généreuse, lui avaient donné le sens juste du genre de grandeur qui convenait à de telles funérailles. Il le prouva dans un incident qui précéda de peu de jours l'entrée dans Paris. Pour remonter la Seine, on avait préparé un bateau pompeusement orné ; aussitôt qu'il en fut informé, le prince fit supprimer tous les ornements ; son ordre portait : Le bateau sera peint en noir ; à la tête de mât, flottera le pavillon impérial ; sur le pont, à l'avant, reposera le cercueil, couvert du poêle funèbre rapporté de Sainte-Hélène ; l'encens fumera ; à la tête, s'élèvera la croix ; le prêtre se tiendra devant l'autel ; mon état-major et moi derrière ; les matelots seront en armes ; le canon, tiré à l'arrière, annoncera le bateau portant les dépouilles mortelles de l'Empereur. Point d'autre décoration. Comme on l'écrivait alors, le prince avait compris que le pont d'un vaisseau était assez dignement paré, quand il avait à son bord le cercueil d'un empereur et la croix d'un Dieu. Eût-on pu agir de même pour l'entrée à Paris ? Qui sait si la frivolité déçue du badaud n'eût pas alors accusé le gouvernement d'avoir marchandé jalousement les honneurs à la dépouille impériale ?

Les divers préparatifs avaient demandé du temps. Parti de Cherbourg le 8 décembre, le funèbre convoi ne fit son entrée dans Paris que le 15. Il gelait à 14 degrés ; la Seine charriait des glaçons, un vent de nord-est coupait les visages. Malgré tout, une multitude immense, telle qu'on n'en avait peut-être jamais vu de pareille, encombrait les abords du parcours. Qu'allait-il sortir d'un tel rassemblement ? Le gouvernement attendait, anxieux. Il n'en sortit rien. Cette population n'était venue que pour voir un spectacle extraordinaire. Elle acclama les marins de la Belle Poule qui entouraient le char, la hache d'abordage sur l'épaule, et dont l'air hardi, la simplicité militaire tranchaient avec le reste. Les vieux soldats de l'Empire, dans leurs costumes légendaires, eurent aussi un succès d'émotion. Mais l'ensemble était froid et banal, froid comme la température, banal comme le décor. N'était-il pas bien significatif que, des innombrables pièces de vers composés pour la circonstance, pas une n'eût été animée d'un souffle vrai et ne fût allée à l'âme de la nation. En tout cas, dans cette grande excitation de la curiosité populaire, ce qui était le plus oublié, c'était la politique du moment. A peine, dans chaque légion de la garde nationale, se trouva-t-il, de loin en loin, une cinquantaine d'individus pour crier nonchalamment : A bas Guizot ! A bas l'homme de Gand ! A bas les traîtres ! A bas les Anglais ! Ces cris ne se propagèrent pas et se perdirent dans l'indifférence générale. Ce fut juste assez pour montrer que l'on avait tenté une manifestation et que la population s'y était refusée. Vers deux heures, le convoi arriva devant l'hôtel des Invalides. Aux sons d'une marche à la fois funèbre et triomphale, au bruit du canon qui tonnait au dehors, le cercueil, porté sur les épaules des marins et des soldats, fit son entrée dans l'église, où l'attendaient le Roi, la famille royale, les ministres, les Chambres, les hauts fonctionnaires. Sire, dit le prince de Joinville au Roi en baissant son épée, je vous présente le corps de l'empereur Napoléon. — Je le reçois au nom de la France, répondit Louis-Philippe ; et, remettant au général Bertrand l'épée de Napoléon, il lui dit : Général Bertrand, je vous charge de placer l'épée de l'Empereur sur son cercueil. Puis au général Gourgaud : Général Gourgaud, placez sur le cercueil le chapeau de l'Empereur. Le service religieux fut ensuite célébré. A cinq heures, tout était terminé, et la foule se dispersait paisiblement. Les ministres rentrèrent chez eux, singulièrement soulagés et presque surpris d'avoir vu se passer sans encombre cette inquiétante journée. Le Journal des Débats, d'autant plus triomphant qu'il avait été plus alarmé, railla la déconvenue de ces journaux parlementaires qui avaient espéré regagner dans les rues ce qu'ils avaient perdu dans les Chambres. Et il ajoutait : Le 15 décembre a montré que le gouvernement était fort de la confiance du peuple, car ses ennemis avaient mis tout en œuvre pour l'égarer et le corrompre, et ils ont échoué. Ils avaient remué ciel et terre pour tirer une démonstration politique d'un grand acte de reconnaissance nationale, et ils ont échoué[86]. M. Guizot eut soin de se faire honneur de ce succès auprès des gouvernements étrangers qui en avaient douté. Dès le lendemain de la cérémonie, il donnait les instructions suivantes à ses ambassadeurs : Je dois vous faire remarquer et vous inviter à faire remarquer à votre tour le caractère politique de cette journée, qui a prouvé, par le témoignage d'un million d'hommes réunis entre le palais des Tuileries et le pont de Neuilly, combien la population de Paris et de la France est éloignée de tout dessein turbulent, de toute tentative anarchique, et les repousse, par sa seule attitude, au milieu même des circonstances les plus propres à exalter les sentiments nationaux[87]. Et, deux jours après, il écrivait au baron Mounier, alors en mission officieuse à Londres : Nous voilà, mon cher ami, hors du second défilé. Napoléon et un million de Français se sont trouvés en contact, sous le feu d'une presse conjurée, et il n'en est pas sorti une étincelle. Nous avons plus raison que nous ne croyons. Malgré tant de mauvaises apparences et de faiblesses réelles, ce pays-ci veut l'ordre, la paix, le bon gouvernement. Les bouffées révolutionnaires y sont factices et courtes. Elles emporteraient toutes choses, si on ne leur résistait pas ; mais, quand on leur résiste, elles s'arrêtent, comme ces grands feux de paille que les enfants attisent dans les rues et où personne n'apporte de solides aliments. Le spectacle de mardi était beau : c'était un pur spectacle. Nos adversaires s'en étaient promis deux choses, une émeute contre moi et une démonstration d'humeur guerrière. L'un et l'autre dessein ont échoué... Le désappointement est grand, car le travail avait été très-actif. Mardi soir, personne n'aurait pu se douter de ce qui s'était passé le malin. On n'en parle déjà plus. Les difficultés générales du gouvernement subsistent, toujours les mêmes et immenses. Les incidents menaçants se sont dissipés. Méhémet-Ali reste en Egypte et Napoléon aux Invalides[88]. M. Guizot pouvait en effet se féliciter, et cependant, quand on le voit ainsi persuadé que ce nom de Napoléon, si légèrement évoqué par M. Thiers, n'était plus désormais qu'un souvenir scellé dans le tombeau de l'église des Invalides, on ne peut s'empêcher de songer au démenti que l'événement devait bientôt lui donner. Sans doute, il serait puéril d'expliquer par le retour des cendres la fortune étonnante du prince qui, oublié de tous, subissait alors sa peine dans le château de Ham ; toutefois, on ne saurait aujourd'hui le contester : par de telles cérémonies, la monarchie de Juillet servait, avec une générosité un peu naïve et que l'Empire n'aurait pas eue à sa place, une cause qui n'était pas la sienne[89].

 

VII

M. Guizot avait, par son attitude dans la discussion de l'Adresse, donné un gage à la paix européenne ; il en donnait un autre au sentiment national, en maintenant la France à l'état de paix armée. J'ai toujours eu en perspective le rétablissement du concert européen, écrivait-il le 10 décembre à M. de Sainte-Aulaire. Mais nous l'attendrons, et c'est pour l'attendre avec sécurité comme avec convenance que nous avons fait nos armements. Ils étaient nécessaires. Notre matériel, notre cavalerie, notre artillerie, nos arsenaux, nos places fortes n'étaient pas dans un état satisfaisant. Ils le sont désormais, et ils resteront tels qu'il nous convient. La position permanente de notre établissement militaire, celle qui ne s'improvise pas, sortira de cette crise grandement améliorée. Quant à notre force en hommes, nous la garderons sur le pied actuel aussi longtemps que la situation actuelle se prolongera[90]. M. Guizot disait encore, le 18 décembre, dans une lettre à M. de Bourqueney : Notre isolement nous oblige, et pour notre sûreté et pour la satisfaction des esprits en France, à maintenir nos armements actuels. Nous les avons arrêtés à la limite qu'ils avaient atteinte quand le cabinet s'est formé. Le cabinet précédent voulait les pousser plus loin ; nous avons déclaré que nous ne le ferions point ; mais, pour que nous puissions réduire nos armements actuels, il faut que notre situation soit changée, de manière que la disposition des esprits change aussi et se calme[91].

Bien que l'accroissement de nos forces militaires fût présenté comme étant purement de précaution et pacifique, il ne laissait pas que d'émouvoir l'Europe. On s'en préoccupait surtout outre-Rhin, où les esprits continuaient à être fort excités contre la France ; les journaux allemands en parlaient avec un mélange d'inquiétude affectée et de colère superbe. Stimulés par ce mouvement d'opinion, les gouvernements de Vienne et de Berlin se décidèrent à faire une démarche auprès du cabinet français. M. d'Arnim et le comte Apponyi vinrent successivement trouver M. Guizot ; ils se plaignirent d'abord des efforts de la presse radicale pour faire de la propagande révolutionnaire en Allemagne ; puis, passant aux armements, ils représentèrent que la France n'était menacée par personne, que ses armements avaient excité des inquiétudes en Allemagne, et que, s'ils étaient maintenus, les puissances se verraient peut-être obligées d'armer à leur tour. M. Guizot refusa d'examiner la question des journaux. Quant aux armements, dit-il, ils n'ont rien d'hostile pour l'Allemagne, rien de menaçant pour la paix. Ils nous sont commandés par notre situation isolée et par l'état des esprits en France. C'est un devoir pour le gouvernement du Roi de mettre sa prévoyance en rapport avec cette situation et de donner à la sollicitude, à la susceptibilité nationale, satisfaction et sécurité... Que les causes qui ont rendu ces mesures indispensables cessent absolument, sans doute nous ne prolongerons pas gratuitement un état de choses si onéreux. Mais tant que nous serons obligés de rester dans l'isolement qui nous a paru nécessaire pour protéger notre dignité et nos intérêts, nous maintiendrons les armements de précaution qui y correspondent. Les représentants de la Prusse et de l'Autriche n'insistèrent pas, et laissèrent voir, plus ou moins explicitement, qu'ils s'attendaient à cette réponse[92]. Ils avaient agi pour donner satisfaction aux populations allemandes, mais sans avoir aucune envie d'en faire sortir un conflit[93]. Lord Palmerston et le Czar se plaignirent même, à cette occasion, de la mollesse des cabinets de Vienne et de Berlin dans leurs rapports avec la France[94].

Plusieurs des mesures d'armement prises par le ministère du 1er mars et maintenues par le ministère du 29 octobre, nécessitaient l'intervention des Chambres. Tel était le cas notamment de ce grand travail des fortifications de Paris, que M. Thiers avait si hardiment décidé et engagé par simple ordonnance. Ses successeurs pouvaient être tentés de ne pas prendre à leur charge une entreprise très-coûteuse, peu populaire, et dont ils risquaient de n'avoir guère que l'embarras, tandis que l'honneur en resterait au cabinet précédent. Mais le souci supérieur de la défense nationale et aussi la volonté très-décidée du Roi leur interdirent toute hésitation ; dès le 12 décembre, ils déposaient un projet de loi tendant à ouvrir pour ce travail un crédit de cent quarante millions. Il apparut tout de suite qu'on allait avoir un spectacle assez piquant au lendemain de la terrible bataille de l'Adresse, celui de M. Thiers soutenant la même cause que M. Guizot. M. Thiers, en effet, laissant de côté pour un moment toutes les manœuvres d'opposition, témoignait n'avoir qu'une préoccupation, le succès de la loi. L'intérêt engagé lui paraissait au-dessus de tous les calculs de parti ; et puis il se rendait compte que le ministre qui avait commencé les travaux sans approbation législative, encourrait les plus lourdes responsabilités si le parlement refusait de ratifier son initiative. Dans son zèle, il se fit même nommer rapporteur, et déposa, le 13 janvier 1841, sous forme de rapport, tout un traité historique, stratégique, topographique et financier sur les fortifications de Paris.

Du moment que le ministre de la veille et celui du jour étaient d'accord, ne semblait-il pas que le vote de la loi fût chose faite ? Il s'en fallait de beaucoup. Un regard jeté sur les journaux suffisait pour faire voir que, dans tous les partis, les fortifications rencontraient des adversaires[95]. Ces journaux reflétaient exactement les dispositions du parlement. Parmi les députés de la gauche, si le plus grand nombre suivait M. Thiers, d'autres, fidèles à leurs anciennes préventions, voyaient toujours, dans les fortifications, une menace contre la liberté des émeutes parisiennes. Du côté des conservateurs, la mauvaise volonté était peut-être plus générale encore ; cette entreprise leur semblait une partie intégrante de la politique belliqueuse qu'ils entendaient répudier entièrement ; ils craignaient que la guerre, devenue ainsi moins dangereuse, ne tentât davantage l'opinion[96]. Toute réaction tend naturellement à s'exagérer ; c'est ce qui arrivait alors à la réaction pacifique de 1841 ; on eût dit que, chez plusieurs, la terreur de la guerre ne laissait pus complètement intact le sens du patriotisme. L'appui donné à la loi par M. Thiers contribuait à la rendre plus suspecte, et telle était l'animosité de certains députés du centre contre l'ancien ministre du Ier mars, qu'ils eussent repoussé la loi des fortifications rien que pour le plaisir de lui infliger un échec personnel. Il fallait aussi compter avec l'épouvante causée aux financiers par la perspective d'une si énorme dépense. Faut-il enfin parler de l'objection quelque peu puérile de ceux qui prétendaient que Paris fortifié serait Paris bêtifié[97] ?

Pour dominer ces hésitations, pour surmonter ces résistances, il eût fallu une action très-énergique du cabinet. Or quelques-uns des ministres partageaient plus ou moins les répugnances des conservateurs. M. Humann paraissait fort contrarié de voir grossir le déficit de son budget, et sans combattre ouvertement l'idée de fortifier Paris, il avait toujours un mot à lancer à l'encontre. Fait plus grave encore, le maréchal Soult, qui, par son glorieux passé comme par sa situation éminente, semblait avoir le plus d'autorité en cette affaire, ne cachait pas son peu de goût pour une partie essentielle du projet, celle qui ajoutait l'enceinte continue aux forts détachés ; ces derniers lui paraissaient suffire. Il avait même expressément réservé cette opinion personnelle dans l'exposé des motifs[98], et, depuis lors, il faisait volontiers, dans son salon, des conférences stratégiques pour prouver que l'on pouvait défendre Paris par de grandes manœuvres sans l'entourer de remparts. Presque seul dans le cabinet, le ministre des affaires étrangères était résolu à soutenir tout le projet. Or, s'il avait de l'influence sur une partie des conservateurs, d'autres, au contraire, lui eussent fait échec sans trop de regret. A en croire certains bruits, M. Molé avait jugé l'occasion favorable pour tenter de renverser M. Guizot et de prendre sa place ; on prétendait qu'il avait, dans ce dessein, partie liée avec M. Dufaure et M. Passy. Ce qui est certain, c'est que l'ancien ministre du 15 avril ne ménageait pas le projet dans ses conversations : il affectait de prendre en main cette politique pacifique qu'il reprochait à M. Guizot de ne pas oser défendre complètement[99]. Si attaqué ou si insuffisamment soutenu qu'il fût du côté conservateur, le projet y rencontrait cependant un puissant appui : c'était celui du Roi. Louis-Philippe proclamait très-haut l'importance qu'il attachait aux fortifications, et, se livrant personnellement à un travail actif de propagande, il invitait à dîner les députés récalcitrants ou hésitants, pour les chambrer. Mais l'action royale suffisait-elle à contre-balancer tant d'influences contraires ? En somme, la situation était très-confuse, très-obscure : partisans et adversaires de la loi siégeaient pêle-mêle dans toutes les parties de l'Assemblée. Personne ne pouvait prévoir ce qui sortirait de là. M. Guizot, néanmoins, avec son optimisme habituel, assurait que tout irait bien.

La discussion s'ouvrit à la Chambre des députés, le 21 janvier 1841 ; elle devait se prolonger jusqu'au 1er février. L'opinion, fort attentive, en suivait anxieusement les péripéties ; peu de questions avaient autant occupé et partagé les esprits. De nombreux orateurs combattirent l'idée même de fortifier Paris : le discours le plus retentissant dans ce sens fut celui de M. de Lamartine. Mais le danger ne venait pas de ces adversaires patents ; il venait de ceux qui, en la forme, demandaient seulement la modification du système proposé : danger d'autant plus grand que les auteurs de cette manœuvre semblaient appuyés par le président du conseil lui-même. Dès la seconde journée, le maréchal Soult prononça un long discours où, tout en disant se rallier au projet comme ministre, il s'efforçait de démontrer, comme militaire, que les forts avancés étaient seuls utiles et que l'enceinte fortifiée ne servait à rien. L'émotion fut grande. Si l'enceinte était abandonnée, la gauche ne voudrait plus d'un projet restreint à ces forts détachés si longtemps maudits par elle, et il n'y aurait plus chance de faire rien adopter. D'autre part, comment espérer que les conservateurs, déjà si hésitants, se rallieraient à l'enceinte continue, si elle était combattue par le premier ministre ? La commission demanda le renvoi au lendemain pour s'entendre avec le gouvernement. Les adversaires du projet se flattaient déjà d'avoir bataille gagnée. Mais, le soir même, le Roi écrivait au maréchal sur un ton si ferme, que celui-ci, qui avait appris à obéir sous Napoléon, se rendit auprès de la commission et lui fit d'un air grognon les déclarations qu'elle désirait. Le rapporteur put dès lors affirmer à la Chambre que le président du conseil adhérait au projet tout entier et ne voyait dans l'addition de l'enceinte aux ouvrages détachés qu'une force de plus.

Cet incident laissait un grand trouble dans les esprits. Les hésitations ou les répugnances du centre s'en trouvaient accrues ; ceux qui rêvaient de substituer M. Molé à M. Guizot entrevoyaient le concours possible du maréchal Soult. A gauche, les partisans du projet accusaient le ministère de trahir ; M. Guizot lui-même était soupçonné de ne pas jouer franc jeu ; on s'étonnait qu'il n'eût pas encore pris la parole pour proclamer la volonté du gouvernement. Le Journal des Débats, malgré son désir de servir le cabinet, ne pouvait s'empêcher d'exprimer sa surprise. Il a paru à tout le monde, dit-il, que M. le maréchal avait parlé contre le projet de loi en discussion, ou du moins contre une partie désormais nécessaire de ce projet, nous voulons dire contre l'enceinte continue. Et le journal ajoutait : La loi a été ébranlée peut-être : c'est au ministère à la raffermir par la fermeté et la netteté de son langage... Qu'il y prenne garde : si l'on pouvait douter de sa sincérité, le rejet et l'adoption de la loi seraient également pour lui un échec. M. Guizot en était plus convaincu que personne ; mais il sentait les difficultés que lui créaient les dispositions fort douteuses d'une grande partie des conservateurs et même de plusieurs de ses collègues. Bien que sincèrement résolu à servir de son-mieux la cause des fortifications, il craignait de provoquer un éclat, et retardait le moment d'une intervention périlleuse. Cette inaction encourageait les manœuvres hostiles : on sut bientôt que, dans les coulisses, se préparait un amendement proposant la suppression de l'enceinte continue, et que l'auteur de cet amendement était le général Schneider, connu pour être le familier du maréchal et pour avoir été son ministre de la guerre dans le cabinet du 12 mai.

Si gêné qu'il fût, M. Guizot comprit qu'il ne pouvait pas laisser clore la discussion générale sans s'expliquer, sinon sur les amendements qui n'étaient pas encore en discussion, du moins sur les questions politiques que soulevait le projet. Il prit donc la parole dans la séance du 25 janvier. Sentant que le point capital était de rassurer les conservateurs inquiets, il établit que les fortifications de Paris, loin d'être l'instrument d'une politique turbulente et belliqueuse, étaient une garantie de paix. Un moment, dit-il, la politique du 1er mars a pu faire croire à la France, je n'examine pas si c'est à tort ou à raison, que la mesure avait un autre but, qu'elle aurait d'autres effets ; mais, au fond et aujourd'hui, il n'en est rien... Et alors, rappelant le souvenir laissé, en France et à l'étranger, par les invasions de 1814 et de 1815, il ajouta : La mesure que vous discutez a pour effet de rassurer les imaginations en France, de les refroidir en Allemagne. Elle a pour effet de donner à la France la sécurité qui lui manque dans sa mémoire et d'ajouter pour l'Europe, à la guerre contre la France, des difficultés auxquelles l'Europe ne croit pas assez... Elle nous tranquillisera, nous ; elle fera tomber les souvenirs présomptueux des étrangers. Toutefois, si M. Guizot tenait à rassurer les pacifiques, il ne voulait pas ôter aux fortifications ce qu'elles avaient, au regard des autres puissances, de fier et de fort. En même temps qu'elles sont une garantie de paix, disait-il, elles sont une preuve de force. Elles prouvent que la France a la ferme résolution de maintenir son indépendance et sa dignité ; c'est un acte d'énergie morale... Dans les circonstances actuelles, après ce qui s'est passé depuis un an en Europe... c'est une bonne fortune qu'une telle mesure à adopter. Jusque-là, tout allait bien et l'on ne pouvait défendre plus utilement le projet, quand, tout d'un coup, vers la fin, touchant seulement d'un mot ce qu'il appelait les questions de système, M. Guizot s'écria : Les questions de système ! je déclare que je n'en suis pas juge, et que je me trouverais presque ridicule d'en parler : je n'y entends rien. Ce que je demande, c'est une manière efficace, la plus efficace, de fortifier Paris. Tout ce qui me présentera une fortification de Paris vraiment efficace, je le trouverai bon. (Sensation prolongée.) Ces paroles furent aussitôt interprétées, contrairement, sans aucun doute, aux intentions de l'orateur, comme un blanc seing donné aux auteurs d'amendements. Les intrigues en reçurent un encouragement singulier. Vous le voyez, disait-on, le ministère ne tient pas plus à l'enceinte continue qu'aux forts. Il n'est pas en cause dans tout ceci.

Le lendemain, 28 janvier, ce fut nu tour de M. Thiers de venir faire, comme rapporteur, le résumé de la discussion générale. Il aurait eu beau jeu à embarrasser le ministère, en signalant les contradictions, les incertitudes et les équivoques de son attitude ; mais il n'eût pu le faire sans compromettre le sort de la loi qu'il voulait avant tout faire voter. Il résista donc à la tentation. Sa première parole fut pour déclarer qu'il écarterait toute politique. Puis, après avoir rappelé l'initiative qu'il avait prise : C'eût été un scandale, dit-il, pour mes collègues et pour moi, non-seulement de laisser passer le projet sous nos yeux, mais même de le défendre faiblement, lorsque le ministère du 29 octobre le présentait. Je le remercie de l'avoir présenté ; je ne demande pas qu'il nous remercie parce que nous venons le soutenir. Si j'ai désiré être membre de la commission, si j'ai ensuite cherché à être rapporteur, c'est que je croyais que le succès de la mesure dépendait de la conciliation des opinions et des systèmes. Cela dit, M. Thiers discuta avec son abondance infatigable et son universelle compétence toutes les raisons invoquées, tour à tour historien, géomètre, géologue, ingénieur, tacticien, général en chef, administrateur des vivres, faisant même la leçon, en passant, au maréchal Soult sur les combats qu'il avait livrés, et prétendant lui prouver qu'il n'entendait rien à la façon dont il les avait gagnés ; mais, malgré tout, merveilleusement intelligent, intéressant et persuasif. Il ne termina pas sans déclarer d'une façon formelle que l'adoption de l'amendement dont il était question serait la ruine du projet. — Je sais bien ce qui se passe dans les esprits, ajouta-t-il ; si un système exclusif prévalait, c'est-à-dire si l'enceinte était mise de côté au profit des forts, ou si les forts étaient mis de côté au profit de l'enceinte, il y a une portion nécessaire de la majorité pour faire passer le projet qui se retirerait à l'instant même.

La discussion générale fut close après ce discours, et, le 27 janvier, commença le débat sur l'amendement du générai Schneider. Pendant trois jours, il se prolongea sans qu'on pût en prévoir l'issue. Parmi les orateurs qui parlèrent pour l'amendement, signalons M. de Lamartine, M. Mauguin, M. Dufaure, qui eut un grand succès, et M. Passy. Se distinguèrent en sens contraire, M. de Rémusat, M. Odilon Barrot et M. Thiers, ce dernier toujours soigneux de s'en tenir à la cause elle-même et de ne laisser rien paraître de l'homme de parti. Pendant ce temps, les ministres restaient silencieux à leurs bancs. On eût dit que la bataille se livrait par-dessus leurs têtes et qu'ils avaient cédé la direction de la Chambre aux anciens ministres du 1er mars. Vainement pressait-on M. Guizot de parler. On ne peut pas faire tout en un jour, répondait-il. Plus que jamais, cette attitude du cabinet paraissait suspecte aux partisans des fortifications ; on racontait que M. Teste pérorait dans les couloirs contre la loi, que M. Duchâtel avait serré la main à M. Dufaure après son discours, et que certains députés, connus pour être des ministériels dévoués, recrutaient ouvertement des adhérents pour la proposition du général Schneider. Le duc d'Orléans, déjà assez mal disposé contre le cabinet, ne cachait pas son indignation. Une telle situation ne pouvait se prolonger indéfiniment ; elle risquait de compromettre non-seulement le sort du projet, mais la considération du gouvernement.

Ce fut une nouvelle intervention du maréchal Soult qui amena le dénouement. Le 31 janvier, interpellé par M. Thiers, le maréchal se décida à s'expliquer : singulières explications qui embrouillèrent la question plus encore. Chacune de ses phrases trahissait une animosité passionnée contre M. Thiers et le désir secret de voir voter l'amendement. Des murmures éclatèrent ; la confusion était au comble. M. Billault fit une réponse d'avocat, habile, vive, pressante, mettant à nu la situation équivoque du cabinet, raillant le maréchal, sommant les ministres politiques de monter à la tribune. M. Guizot avait retardé le plus possible une intervention qu'il sentait embarrassante et périlleuse ; mais, le moment étant venu où elle s'imposait, il s'en tira avec hardiesse et habileté. Tout d'abord, revenant sur les paroles de son premier discours, il fit cette déclaration : Je ne suis pas juge, je persiste à le dire, je ne suis pas juge compétent, éclairé, de la question de système ; mais il m'est évident que le système proposé par le projet de loi est le plus efficace de tous. Je le maintiens donc, tel que le gouvernement l'a proposé. Puis, abordant le cas du maréchal : Je tiens, dit-il, à la clarté des situations encore plus qu'à celle des idées, et à la conséquence dans la conduite encore plus que dans le raisonnement. Que la Chambre me permette, sans que personne s'en offense, de dire, au sujet de ce qui se passe en ce moment, tout ce que je pense. La situation est trop grave pour que je n'essaye pas de la mettre, dans sa nudité, sous les yeux de la Chambre ; c'est le seul moyen d'en sortir. M. le président du conseil avait, il y a quelques années, exprimé, sur les moyens de fortifier Paris, une opinion qui a droit au respect de la Chambre et de la France, car personne ne peut, sur une pareille question, présenter ses idées avec autant d'autorité que lui. Qu'a-t-il fait naguère ? Il s'est rendu, dans le cabinet, à l'opinion de ses collègues ; il a présenté, au nom du gouvernement du Roi, le projet de loi que, dans l'état actuel des affaires, ses collègues ont jugé le meilleur, et en même temps il a réservé l'expression libre de son ancienne opinion, le respect de ses antécédents personnels. Un débat s'élève ici à ce sujet. M. le président du conseil me permettra, j'en suis sûr, de le dire sans détours : il n'est pas étonnant qu'il n'apporte pas à cette tribune la même dextérité de tactique qu'il a si souvent déployée ailleurs ; il n'est pas étonnant qu'il ne soit pas aussi exercé ici qu'ailleurs à livrer et à gagner des batailles... Mais le projet de loi qu'il a présenté au nom du gouvernement reste entier ; c'est toujours le projet du gouvernement ; le cabinet le maintient ; M. le président du conseil le maintient lui-même, comme la pensée, l'acte, l'intention permanente du cabinet. Il vient de le redire tout à l'heure. Je le maintiens à mon tour ; je persiste à dire que, dans la conviction du gouvernement du Roi, le projet de loi tout entier est techniquement la manière la plus efficace, et politiquement la seule manière efficace de résoudre la grande question sur laquelle nous délibérons. Après avoir replacé, avec cette vigueur polie, le maréchal sur le terrain d'où il avait paru s'éloigner, M. Guizot s'occupa de la majorité ; il sentait bien les difficultés que lui créaient, de ce côté, les répugnances des pacifiques contre les fortifications, et les dispositions ombrageuses des anciens 221 à son égard ; procédant avec une adresse pleine de ménagements, évitant toute apparence de vouloir violenter la liberté de cette majorité, il sut dire tout ce qui pouvait attirer le plus de suffrages au projet, sans donner aux votes contraires, qu'il prévoyait malgré tout assez nombreux, le caractère d'une scission politique. C'est dans ces occasions qu'on pouvait bien mesurer tout ce que la parole de l'éloquent doctrinaire avait acquis d'habileté et de souplesse.

Ce discours décida du vote : l'amendement fut rejeté par 236 voix contre 175, et l'ensemble de la loi fut adopté le lendemain par 237 voix contre 162. La minorité ne comptait guère qu'une quarantaine de membres de la gauche : le reste, 130 à 140 voix, venait du centre ; ce chiffre élevé montre que M. Guizot ne s'était pas exagéré les difficultés qu'il rencontrait dans sa propre majorité. C'était. M. Thiers qui avait amené le plus de suffrages au projet ; les journaux opposants ne se firent pas faute de le remarquer. Mais c'était M. Guizot qui, à la dernière heure, avait apporté l'appoint sans lequel la loi eût succombé. Le Roi le comprit, et remercia aussitôt son ministre du grand service qu'il avait ainsi rendu à la France et à la couronne. En revenant à son banc, aussitôt après son discours, M. Guizot avait dit à M. Duchâtel : Je crois la loi sauvée. — Oui, répondit le ministre de l'intérieur, mais vous pourriez bien avoir tué le cabinet. Il n'en fut rien : le maréchal tenait plus à la durée du ministère qu'au rejet de l'enceinte continue. Il affecta donc, avec une bonne humeur un peu narquoise, de féliciter M. Guizot de l'adresse avec laquelle il avait tiré le gouvernement d'embarras. Dans le centre, les irritations cherchèrent moins à se dissimuler.

Les adversaires des fortifications résolurent de tenter un suprême effort à la Chambre des pairs. Ils remportèrent un premier succès, lors de la nomination de la commission, qui, se trouvant en majorité hostile au projet, choisit comme président M. Molé, le meneur de cette campagne, et conclut à un amendement analogue à celui du général Schneider. La discussion en séance publique fut d'une longueur et d'un acharnement inaccoutumés au Luxembourg[100]. M. Molé y prononça un grand discours : sa thèse était que le gouvernement français créerait le danger de guerre en paraissant y croire et en prenant une résolution aussi désespérée que celle de fortifier Paris. Mais il rencontra des adversaires considérables : le duc de Broglie, qui rompit à cette occasion le silence qu'il gardait depuis longtemps ; le maréchal Soult, qui fut plus net qu'au Palais-Bourbon ; M. Duchâtel, qui traita surtout la question financière, et M. Guizot, qui développa de nouveau, avec une grande force, les considérations de haute politique qu'il avait déjà fait valoir devant la Chambre des députés. La France veut sincèrement la paix, dit-il ; mais si la sécurité et la dignité de la France étaient compromises par la paix ou au sein de la paix, l'amour sincère de la France pour la paix en pourrait être altéré. Il termina en pesant plus fortement sur la Chambre haute qu'il n'avait osé le faire sur la Chambre basse. Il déclara nettement qu'amender le projet, c'était le ruiner. Bien plus, ajouta-t-il en terminant, le gouvernement lui-même serait affaibli, profondément affaibli en France et en Europe. (Mouvement en sens divers.) Oui, Messieurs, en France et en Europe. Voilà quel serait le résultat de votre délibération. La France aurait perdu tous les avantages de la loi ; elle aurait substitué à ces avantages des risques politiques immenses. Pourquoi Messieurs ? Pour supprimer quelques fossés et quelques bastions ! Permettez-moi de le dire, cela est impossible. Le tempérament de la Chambre des pairs ne lui permettait pas de résister à un langage si pressant et si ferme. L'amendement de la commission fut repoussé par 148 voix contre 91.

En même temps qu'il écartait dans les Chambres les obstacles élevés contre le projet de fortifier Paris, M. Guizot, non moins attentif à son rôle diplomatique qu'à son rôle parlementaire, veillait à ce que la mesure produisît au dehors l'effet qui convenait à notre politique et particulièrement aux négociations alors en cours sur les affaires d'Orient. Aussitôt la loi votée dans la Chambre des députés, il avait écrit à ses ambassadeurs : J'ai mis une extrême importance à restituer au projet son vrai et fondamental caractère. Gage de paix et preuve de force... Appliquez-vous constamment, dans votre langage, à lui maintenir ce caractère : point de menace et point de crainte ; ni inquiétants ni inquiets ; très-pacifiques et très-vigilants. Que pas un acte, pas un mot de votre part ne déroge à ce double caractère de notre politique. C'est pour nous la seule manière de retrouver à la fois de la sécurité et de l'influence[101]. Revenant sur ces mêmes idées après le vote de la Chambre des pairs, il ajoutait : Je vous engage à ne négliger aucune occasion de faire ressortir dans vos entretiens le caractère de la mesure. Il nous importe que ce qu'elle a en même temps de grand et de pacifique soit partout compris[102].

 

VIII

Les péripéties de la discussion de la loi des fortifications au Palais-Bourbon n'avaient pas affermi la situation parlementaire du cabinet. Celui-ci, dans une question grave et d'une portée politique, n'avait pu se faire suivre par une grande partie de ceux qui avaient voté l'Adresse. Les journaux de gauche ne se faisaient pas faute d'en conclure que le ministère était sans majorité. Pour le moment, il est vrai, l'opposition se bornait à cette constatation, sans songer sérieusement à pousser les choses plus avant clans la Chambre ; M. Thiers se rendait compte que toute offensive ouverte de sa part l'exposerait à une éclatante défaite : il n'avait donc, pour la session présente, d'autre ambition que de maintenir l'équivoque et l'incertitude résultant du dernier débat. Certains conservateurs devinaient cette tactique : leur avis était que le ministère devait à tout risque sortir de cette situation, et, dans ce dessein, provoquer, sur la politique générale, un grand débat qui fût comme une répétition de l'Adresse. Ce qu'il faut craindre aujourd'hui, disaient-ils, ce n'est pas la discussion, c'est l'intrigue ; ce n'est pas une mort violente, c'est une lente dissolution. Les grandes discussions, comme les grands intérêts, rapprochent les opinions et les concentrent ; elles élèvent les esprits et les arrachent à ces préoccupations personnelles qui sont le fléau de toutes les assemblées. Dans un gouvernement qui a pour base une majorité, si l'on veut que cette majorité subsiste, il faut souvent lui remettre devant les yeux les grands principes, les grands motifs sous l'influence desquels elle s'est formée. Il faut l'émouvoir, la passionner pour le bien. Casimir Périer n'a pas formé sa majorité, en dissimulant les côtés de sa politique qui pouvaient déplaire aux esprits timides ; il avait du courage pour ceux qui n'en avaient pas ; il forçait les indécis à se décider. S'il perdait de cette façon quelques voix, celles qu'il avait étaient sûres[103].

D'autres conservateurs, plus timides ou plus prudents, considérant le peu d'homogénéité de la majorité qui s'était réunie, sous la pression d'un grand péril, pour voter l'Adresse, se rendant compte du tempérament moral et des idées politiques qu'elle devait à la coalition, des préventions et des ressentiments qu'y rencontrait le ministère, jugeaient impossible de procéder avec elle par coup d'éclat, de vaincre ses répugnances, de dominer ses divisions par un effort soudain et de haute lutte. Loin de là, disaient-ils, ce qu'il faut pour réussir, ce sont des soins, de l'habileté, de la patience. Laissez aux habitudes gouvernementales le temps de se reformer, aux exigences parlementaires le temps de s'affaiblir. Peu à peu les votes, arrachés d'abord par les nécessités du moment, seront accordés par entraînement et par conviction. Le talent est un grand séducteur, et le succès prépare le succès. Les conscrits, qui se sont mis en route à contre-cœur, prennent goût à la guerre et se passionnent pour leurs chefs, lorsqu'ils ont, sous leur direction, fait une campagne heureuse et obtenu des succès qu'ils n'espéraient pas. Quant à l'exemple de Casimir Périer, ce n'est pas le cas de l'invoquer : nulle analogie entre la situation actuelle et celle de 1831. Alors, l'armée parlementaire était sur le champ de bataille. Aujourd'hui, elle est, pour ainsi dire, en garnison : elle s'ennuie, elle disserte au lieu d'agir, elle ergote au lieu d'obéir. On a beau lui dire que l'ennemi est toujours là, qu'il est toujours le même, elle n'en croit rien, surtout depuis qu'elle pense en avoir bien fini avec menaces de guerre. Et puis, elle a traversé tant de ministères, elle a vu arborer tant de drapeaux, qu'elle est tombée dans une sorte d'incrédulité politique. Vouloir brusquer une Chambre en tel état d'esprit serait s'exposer à de graves accidents. Enfoncez l'éperon dans les flancs d'un coursier abîmé de fatigue ou rétif, il succombe ou vous renverse ; ménagez ses forces et son humeur, il achèvera tant bien que mal la carrière[104].

Le gouvernement eut bientôt à faire son choix entre ces deux conduites si différentes. Il avait déposé, le 2 février, une demande de fonds secrets. L'occasion parut favorable à ceux qui désiraient provoquer une grande discussion et mettre la Chambre en demeure de voter l'Adresse. Se trouvant précisément en majorité dans la commission, ils donnèrent mandat au rapporteur, M. Jouffroy, d'agrandir le débat et de formuler à ce propos tout le programme de la politique conservatrice. L'ancien philosophe, qui avait décidément le goût des rapports retentissants, accepta volontiers cette lâche. Tout d'abord, il marqua le mal dont on souffrait et en dénonça la cause. La stabilité et le repos manquent au gouvernement, dit-il ; il n'y a, en France, de lendemain bien déterminé pour personne ; le présent chancelle toujours, l'avenir y demeure une éternelle énigme. De là, un découragement permanent pour tous les bons principes, une espérance sans cesse renaissante pour les mauvais. On se plaint de voir la lie de la société en battre avec acharnement les fondements. Cette audace est l'ouvrage de la Chambre ; elle est la conséquence directe de l'instabilité des majorités. Et d'où vient cette instabilité ? De ce qu'un jour, croyant les grandes questions décidées, chacun s'est mis à regarder dans ses principes, en a découvert les nuances et s'est passionné pour ces nuances, comme il s'était auparavant passionné pour les principes mêmes. Ce jour-là, les deux grands drapeaux de la majorité et de l'opposition ont été déchirés en lambeaux : il y a eu autant de fractions dans la Chambre que de nuances dans les opinions, et le moment est venu où chacun de nous a pu craindre de devenir à soi seul un parti tout, entier. La manière dont le mal s'est produit indique le remède. C'est en descendant aux nuances dans les principes que la majorité s'est décomposée ; c'est en remontant à ce qu'ils ont d'essentiel, c'est en le dégageant et en le formulant nettement, c'est en s'y ralliant et en forçant le cabinet à s'y tenir qu'elle se reformera. Le rapporteur estimait que le cabinet actuel offrait toutes les garanties pour cette œuvre de reconstitution. Quelle doit être sa politique et celle de la majorité ? A l'extérieur, une politique de paix, une politique européenne, soucieuse du bon droit, de la justice, de l'intérêt commun des peuples. — Sans doute, disait M. Jouffroy, la France, dans le passé, a dû sa grandeur à la politique contraire, à la politique égoïste et étroitement nationale ; mais c'était au temps où il n'y avait pas place dans le monde pour une autre ; c'était au temps de l'antagonisme des nations. A l'intérieur, le rapport demandait l'exécution des lois protectrices du bon ordre. Sur la réforme électorale et sur les lois de septembre, il se prononçait pour le strict maintien dû statu quo, non pas qu'il prétendît consacrer l'immutabilité de cette partie de notre législation ; mais, disait-il, nos mœurs sont fort en arrière de nos lois, et nous sommes à peine au niveau des institutions que nous avons. C'était autour de ces principes, et pour l'application de cette politique, que le rapport provoquait la formation d'une majorité réelle et durable.

Déposé le 18 février, ce rapport fit aussitôt grand bruit. Les journaux de gauche poussèrent un cri de colère : invectives et sarcasmes tombèrent dru sur M. Jouffroy. En même temps qu'elle cherchait ainsi à troubler et à effrayer les timides, l'opposition tâchait de se rendre favorables tous les fatigués, tous les amis du repos quand même, en se donnant la figure d'une personne fort tranquille qui n'eût demandé qu'à demeurer en paix et que l'on venait, au nom du gouvernement, provoquer gratuitement et forcer à la bataille. En outre, pour inquiéter la fraction du centre gauche qui s'était ralliée au ministère, elle affectait de voir dans le programme de politique intérieure exposé par M. Jouffroy un manifeste de réaction à outrance. Si violentes que fussent ces colères, si habiles que fussent ces manœuvres, le Journal des Débats avait beau jeu à les railler. Voyez, en effet, quel crime, s'écriait-il, sous un gouvernement de délibération et de majorité, de provoquer une discussion complète, de ne pas laisser à l'intrigue le temps de décomposer l'opinion ! Depuis quelque temps, les journaux de M. Thiers travaillaient par ordre à mettre en doute l'existence de la majorité. Qui l'a vue ? Eh bien, vous allez savoir s'il y en a une ! L'occasion est belle... Vous auriez mieux aimé, je le conçois, en rester sur la question des fortifications. Là, par un rapprochement nécessaire, mais fâcheux, les opinions s'étaient mêlées et confondues. Aujourd'hui, le rapport de M. Jouffroy et la discussion que ce rapport rend inévitable vont apporter la lumière dans ce chaos. Les opinions vont se débrouiller. C'est ce qui vous fâche, n'est-ce pas ? Mais il était un symptôme plus inquiétant que l'irritation de la gauche : c'était l'effet produit par le rapport sur certaines parties de la majorité ministérielle. Le petit groupe de MM. Dufaure et Passy était visiblement de mauvaise humeur et plus porté à combattre qu'à accepter un pareil programme. Parmi les anciens 221, soit fatigue, soit méfiance à l'égard d'une initiative qui portait la marque doctrinaire, on paraissait désagréablement surpris de cette sorte d'appel aux armes et peu disposé à y répondre. Qu'est-ce qu'on veut donc ? demandaient dans les couloirs de la Chambre certains députés du centre. Faut-il chaque jour remettre tout en question, recommencer de déplorables débats ? Qu'attend-on de cette répétition tardive de l'Adresse, de cette colère à froid ? Si le ministère veut nous faire croire à sa vie, qu'il vive ; à sa durée, qu'il trouve le moyen de durer. Lorsqu'une nouvelle session aura commencé sous sa direction, alors nous pourrons croire qu'il n'est pas tout à fait impossible, dans notre pays, d'avoir une administration durable. Jusque-là, que les ministres se contentent de mener une vie modeste, prudente, et, sans fuir les débats, qu'ils ne les provoquent pas. L'oubli convient à tout le monde, à commencer par les membres du cabinet ; il convient au pays aussi.

Il est difficile d'admettre que le rapport de M. Jouffroy ait été fait à l'insu des ministres. Ceux-ci l'avaient-ils approuvé et encouragé ? En tout cas, l'accueil qui lui fut fait leur donna cette conviction, qu'en s'engageant dans cette voie, ils risquaient fort de n'être pas suivis par toute leur armée, et que, loin de confirmer le résultat de l'Adresse, ils l'affaibliraient, peut-être même le détruiraient. Aussi, quand le débat public s'ouvrit, le 25 février, y arrivèrent-ils décidés à ne pas lui donner le caractère et les proportions indiquées par M. Jouffroy. On put même croire un moment que les fonds secrets seraient votés sans discussion. Ce fut un membre de la gauche, M. Portalis, qui réclama. Je ne croyais pas assister à une comédie en venant à cette séance, dit-il, et il demanda si le ministère entendait renier ou approuver le rapport de la commission. M. Guizot, évidemment embarrassé, déclara en quelques mots qu'il ne répondrait pas, s'en référant à la discussion de l'Adresse, ne désavouant pas M. Jouffroy, mais évitant de le suivre. C'était une attitude fort différente de celle qu'avait espérée et annoncée le Journal des Débats. Nous n'accusons personne, disait-il mélancoliquement après cette première séance[105]. Hélas ! le ministère, la Chambre, tous les partis portent encore les tristes cicatrices de ces longues divisions qui ont jeté le trouble dans les meilleurs esprits. Le souvenir du passé pèse sur le présent ; tout le monde semble mal à l'aise.

M. Thiers n'avait pas plus envie que M. Guizot d'engager le débat à fond ; mais, sans attendre peut-être un résultat immédiat et positif, il ne voulut pas laisser passer l'occasion qui s'offrait à lui d'embarrasser Je cabinet, de se rapprocher un peu de la partie de la majorité qu'effarouchait le programme de M. Jouffroy, et d'y jeter ainsi un germe de division et de décomposition. Tout son discours fut calculé dans ce dessein. Le champion menaçant de la politique belliqueuse, l'organisateur de l'armée de neuf cent cinquante hommes, le révolutionnaire se faisant honneur de l'appui de la gauche n'eût pas eu chance d'attirer les amis de M. Dufaure. Aussi est-ce, cette fois, un tout autre personnage qui se met en scène. Sur la politique extérieure, il reconnaît presque qu'il a pu se tromper ; il regrette qu'on ait magnifié la question d'Egypte ; il affirme ne s'y être jeté qu'à contre-cœur et pour tenir les engagements contractés avant lui. Du reste, ajoute-t-il, tout cela est maintenant bien fini. Que l'on ne revienne plus nous présenter cet épouvantail de la guerre. L'orateur affirme et répète à satiété que la question n'est pas, et même n'a jamais été entre la guerre et la paix ; qu'elle est uniquement entre ceux qui, répudiant, comme le rapporteur, la politique exclusivement française, veulent se hâter de rentrer dans le concert européen, et ceux qui préfèrent attendre dans l'attitude d'isolement et de paix armée. M. Thiers est de ces derniers ; sa politique, devenue subitement modeste, ne demande pas davantage. J'ai reproché, dit-il, au ministère, dans le débat de l'Adresse, de s'être prêté à un revirement de politique qui a, je crois, beaucoup affaibli la considération du pays ; mais, cela fait, ce revirement produit, cette situation acceptée, si le cabinet ne se hâte pas de rentrer dans le concert européen et d'ajouter à notre politique le dernier échec qu'elle puisse recevoir, oh ! ce n'est pas moi qui le tourmenterai... Si en effet vous faites la seule chose qu'il y ait à faire aujourd'hui, en restant immobiles, prêts à tout événement ; si vous réparez vos négligences à l'égard de notre organisation militaire, oh ! mon Dieu ! loin de vous combattre, je vous aiderai souvent, je ferai comme j'ai fait il y a un mois. De même, à l'intérieur, M. Thiers bornait son programme à deux réformes d'une portée restreinte : 1° la définition de l'attentat, qu'une des lois de septembre permettait de soustraire au jury et de déférer à la Cour des pairs ; 2° l'élargissement des incompatibilités. Mais, en même temps, il insistait sur cette idée, bien faite pour inquiéter certaines parties moyennes et flottantes du monde parlementaire, que le pouvoir était placé à l'une des extrémités de la Chambre. — J'ai vu deux fois, ajoutait-il, tenter cette expérience de recomposer une majorité en se mettant à l'une des extrémités, à l'extrémité de droite, comme le propose M. le rapporteur, et jamais on n'a réussi. Dans le cabinet du 6 septembre, ce n'était, certes, ni les hommes de talent ni les hommes éclairés qui manquaient ; il y avait M. le comte Molé et M. Guizot. Eh bien ! on a échoué. Pourquoi ? Parce qu'on a voulu faire avec une loi, la loi de disjonction, ce que M. le rapporteur a essayé de faire aujourd'hui avec un rapport. On a voulu amener une grande partie de la Chambre à ce qu'on appelle un évangile, et il s'est trouvé que cet évangile ne convenait pas à tout le inonde. Quant à moi, je suis convaincu que, pour avoir une majorité, il faut se placer non pas à l'une des extrémités de la Chambre, mais au véritable milieu, celui où j'avais essayé de placer le pouvoir. Vous avez tenté de faire la majorité en arrière ; je crois qu'il faut la faire en avant.

La manœuvre de M. Thiers était habile. La réponse qu'y fit M. Guizot, deux jours après, ne le fut pas moins. Après avoir tout d'abord déclaré qu'il ne pouvait, dans l'état des affaires, rien dire sur la question extérieure, et avoir annoncé qu'il ne s'expliquerait pas plus complètement sur le rapport de M. Jouffroy, il prit aussitôt l'offensive, et dénonça la campagne faite, depuis trois jours, pour porter dans la majorité le trouble et la désunion. Il railla M. Thiers, se faisant tout petit, tout pacifique, pour abuser cette majorité. Vous aurez beau faire, lui dit-il, vous n'y parviendrez pas ! Et, rappelant le langage de l'ancien ministre du 1er mars dans la discussion de l'Adresse et la lutte alors ouvertement engagée entre la guerre et la paix : Laissez-moi croire, s'écria-t-il, que tout ce que nous avons dit et fait, vous et nous, n'a pas été une insignifiante comédie ! La tactique des adversaires ainsi dévoilée, le ministre indiquait pourquoi il devait se refuser à toutes les paroles, à toutes les explications qui serviraient cette tactique et aideraient à diviser la majorité nouvelle. Cette majorité, continua-t-il, a été formée par la nécessité, en présence d'un grand danger, pour rétablir, au dehors, la pratique d'une politique prudente et modérée, au dedans, la pratique d'une politique ferme, conséquente, favorable à l'affermissement et à l'exercice du pouvoir. Elle s'est constituée dans des intentions sincères qui ne redoutent aucune clarté... J'ai bien le droit de le dire : si le repos du pays s'est rétabli à l'apparition de cette majorité, si les espérances du pays se rattachent à son affermissement, il est bien naturel que ceux qui lui sont attachés, simples députés ou ministres, prennent leur majorité au sérieux, et que, pour la conserver, ils acceptent un inconvénient momentané, une contrariété vive ; pour moi, par exemple, la contrariété de ne pas parler, autant que je l'aurais voulu, du rapport de l'honorable M. Jouffroy... Tout homme attaché à la majorité et voulant son succès, a dû faire ce sacrifice. Voilà ce qui a gouverné notre conduite ; et comme toute majorité a des éléments divers qui ont leurs droits, leur honneur, qui se respectent mutuellement, nous avons eu, les uns pour les autres, ce juste respect de ne pas élever des questions qui ne nous étaient pas impérieusement commandées, de ne pas entrer dans des débats que l'état actuel des faits, les nécessités de la politique ne nous imposaient pas. Votre commission, Messieurs, qui n'était pas un cabinet, votre honorable rapporteur, qui n'était pas chargé du poids du gouvernement, a pu très-légitimement, et je dirai plus, a pu utilement venir exposer ici sa politique extérieure et sa politique intérieure, l'ensemble de ses idées, de ses intentions. Nous n'aurions pas dû faire cela ; puisque nous ne devions pas le faire, nous ne devions pas le discuter. Puis il terminait ainsi : La majorité tout entière veut rester unie ; elle sait qu'elle le peut, car elle sait que sur toutes les questions qui sont à l'ordre du jour, sur les questions de conduite, sur les questions qu'il faut vraiment résoudre pour agir aujourd'hui, pour agir demain, elle sait qu'elle est du même avis, qu'elle se conduira unanimement. Et si jamais il lui arrivait des dissentiments intérieurs, elle serait sincère alors comme elle l'est aujourd'hui ; nous parlerions, au besoin, comme nous savons au besoin nous taire. (Vif mouvement d'adhésion. Applaudissements au centre.)

On ne pouvait se dérober avec une allure plus fière, ni dire plus éloquemment qu'on ne dirait rien. L'effet fut considérable sur la majorité, où l'on comprenait mieux que partout ailleurs la nécessité d'une semblable attitude, et où l'on savait gré au ministre d'y apporter à la fois tant d'adresse et de dignité. On put d'ailleurs comprendre les motifs qui avaient dicté cette conduite, quand M. Dufaure vint ensuite déclarer que, tout en n'approuvant pas le rapport de la commission, il voterait pour le cabinet. Il estimait que la révision des lois de septembre et la réforme électorale s'imposeraient tôt ou tard, mais qu'un homme politique devait savoir, sinon abandonner ses opinions, du moins en ajourner la réalisation. A son avis, le cabinet fournissait des garanties suffisantes sur les quatre questions dominantes du moment, la direction à donner à notre diplomatie, l'organisation militaire, le développement des forces navales et la reconstitution des finances. La déclaration de M. Dufaure assurait le succès du ministère, et les fonds secrets furent en effet votés par 235 voix contre 145. L'Adresse avait réuni 247 voix contre 161.

Ce n'était pas sans doute la victoire à la Périer qu'avait rêvée le Journal des Débats et qu'avait cru préparer M. Jouffroy : peut-être le tempérament d'une Chambre née de la coalition ne permettait-il pas d'obtenir davantage. Après tout, la manœuvre de l'opposition avait été déjouée, la majorité était restée unie. Le temps seul pouvait donnera cette majorité plus de cohésion, d'homogénéité, au ministère plus d'autorité et de hardiesse. M. Guizot comptait sur cette action du temps et était résolu à la seconder. Tout en ménageant, pour le moment, les faiblesses de la Chambre, il se donnait pour tâche d'y remédier, et l'on pouvait être assuré qu'il ne se prêterait pas longtemps à éluder les débats de doctrine.

 

IX

Le ministère ne se laissait pas absorber entièrement par l'action parlementaire. Il s'était donné aussi pour tâche de mettre fin, dans le pays, à l'agitation mauvaise que la politique du dernier cabinet y avait provoquée et laissée grandir. Dès le début de son administration, il était parvenu assez vite à rétablir l'ordre extérieur dans la rue. Mais l'esprit de sédition s'était réfugié dans la presse, y entretenant une sorte d'émeute morale plus difficile à atteindre et à réprimer que l'émeute matérielle. Le cabinet n'hésitait pas à entreprendre de nombreuses poursuites de presse ; ce n'était pas toujours avec grand profit. Si nous l'avons vu tout à l'heure embarrassé dans sa lutte contre l'opposition de la Chambre, par l'incertitude de la majorité, il l'était plus encore dans sa lutte contre la presse factieuse, par les défaillances du jury. Un incident qui fit alors grand scandale montra une fois de plus à quel point cette juridiction pouvait être non-seulement inefficace contre les ennemis du gouvernement, mais dangereuse pour le gouvernement lui-même.

L'une des conséquences de la dernière crise avait été de découvrir le Roi et de le rendre personnellement le point de mire des attaques de la presse[106]. Et quelles attaques ! C'était bien pis que de l'accuser de tyrannie : on contestait son patriotisme. Comment s'en étonner ? L'opposition parlementaire n'avait-elle pas montré la première que c'était là, à ce point particulièrement sensible, qu'il fallait viser la royauté ? Après tout, les journaux ne faisaient que répéter plus brutalement ce que M. Thiers avait donné à entendre à la tribune. Quand un ministre d'hier insinuait que Louis-Philippe n'avait ni le souci ni le sens de l'honneur national, que ne devait-on pas attendre d'écrivains sans responsabilité ? Et quand des hommes, se disant amis de la monarchie nouvelle, donnaient contre elle le signal d'une campagne si meurtrière, n'était-il pas certain qu'ils seraient suivis, dépassés, par ceux qui s'avouaient les ennemis mortels de cette monarchie, par les radicaux d'une part et les légitimistes de l'autre ?

Ces derniers ne furent pas les moins audacieux, et ils eurent même un moment le triste honneur de mener l'attaque. Le 11 janvier 1841, la Gazette de France publiait trois lettres qu'elle disait avoir été écrites en 1807 et 1808 par Louis-Philippe, alors réfugié en Sicile et en Sardaigne. Ces lettres, dont l'authenticité n'a jamais été ni formellement prouvée ni officiellement contestée[107], exprimaient contre Napoléon et en faveur des armées qui le combattaient des sentiments qui étaient, à cette époque, ceux de tous les princes français émigrés. On eût pu concevoir que des républicains s'en fissent un grief ; mais n'était-il pas étrange qu'un journal légitimiste, défenseur attitré de l'émigration, prétendît trouver là une note infamante ? L'opinion eut-elle le sentiment de cette inconséquence ? Toujours est-il que la publication de la Gazette de France ne produisit pas grand effet. Mais quelques jours plus tard, le 24 janvier, une feuille de même couleur, la France, publia trois autres lettres que Louis-Philippe, disait-elle, avait écrites postérieurement à 1830 : elle n'en indiquait ni les dates exactes ni les destinataires. Dans la première, le Roi confirmait l'engagement d'évacuer l'Algérie, engagement qu'il disait avoir été pris envers l'Angleterre par Charles X ; dans la seconde, il se faisait honneur auprès de la Russie, de l'Autriche et de la Prusse, d'avoir facilité l'écrasement de la Pologne ; dans la troisième, il présentait les fortifications de Paris comme étant dirigées contre la population de cette ville. Tout, dans ces lettres, ne fût-ce que leur forme plate, vulgaire et sottement compromettante, trahissait une falsification maladroite. Mais l'opposition n'y regardait pas de si près. Ses journaux firent un énorme tapage autour de ces prétendues révélations, surtout de celle qui avait trait à l'évacuation de l'Algérie. Le public en était troublé ; à force d'avoir entendu dire, et de si haut, que le Roi n'avait pas le sentiment français, beaucoup de gens en étaient venus à prêter l'oreille à des accusations dont, en d'autres temps, l'odieuse invraisemblance leur eût fait hausser les épaules. Le scandale prit tout de suite de telles proportions, que le gouvernement jugea nécessaire d'annoncer que les auteurs de cette publication seraient poursuivis pour crime de faux et pour offense envers la personne du Roi.

Pendant que la justice commençait son instruction, la curiosité publique, fort excitée, faisait aussi son enquête et ne tardait pas à découvrir où la Gazette de France d'abord, la France ensuite, étaient allées chercher les pièces par lesquelles elles se flattaient de faire tant de mal à la monarchie de Juillet. Vivait alors à Londres une courtisane sur le retour, se faisant appeler Ida de Saint-Elme, et plus connue à Paris sous le nom de la Contemporaine. Jadis la maîtresse de plusieurs généraux, entre autres de Moreau et de Ney, tombée dans la misère sous la Restauration et publiant alors sous son nom des mémoires fabriqués par d'autres et remplis de faussetés, elle avait fini, en 1834, par s'échouer en Angleterre, et, à bout d'expédients, avait tâché de trouver dans le chantage politique les ressources que son âge ne lui permettait plus de chercher ailleurs. Pour faire connaître aux intéressés l'honnête commerce qu'elle entreprenait, elle fit imprimer et distribuer un prospectus développé, intitulé la Poire couronnée ; elle y avait inséré quelques extraits de lettres attribuées à Louis-Philippe, notamment de celles qui devaient être publiées en 1840, avec tant de fracas, et en annonçait beaucoup d'autres. Cette tentative de scandale passa inaperçue, et la Contemporaine ne trouva pas tout d'abord acheteur pour sa marchandise. Mais, quelques années après, elle fut plus heureuse et entra en marché avec les deux journaux légitimistes, fournissant à l'un des lettres qui étaient peut-être vraies, à l'autre des lettres qui étaient certainement fausses. Comment une telle alliance parut-elle acceptable, une telle caution suffisante aux représentants d'une opinion qui se piquait d'avoir, plus que tout autre, le sens de l'honneur chevaleresque ? C'est ce qu'on ne parviendrait pas à comprendre, si l'on ne savait, par plus d'une expérience, jusqu'où peut aller l'esprit de parti. Il est permis de croire que, parmi les légitimistes, ceux qui avaient le cœur haut et l'esprit libre se sentaient, au fond, honteux de voir quelques-uns des leurs se compromettre en de telles promiscuités. M. Rossi exprimait le sentiment de beaucoup de gens, quand il s'indignait de voir l'arène politique contaminée par les impostures d'une prostituée[108].

Cependant l'instruction judiciaire se suivait contre MM. de Montour et Lubis, gérant et rédacteur en chef de la France. Sommés de produire les prétendus originaux, les accusés déclarèrent se réserver de le faire devant le jury et ne vouloir rien montrer d'ici là. Ce refus ôtait toute base juridique à l'accusation de faux : du moment où les pièces n'étaient pas produites, comment prouver quelles étaient fabriquées ? Force fut donc d'abandonner cette partie de la poursuite et de s'en tenir à la prévention d'offense au Roi ; le gérant resta seul en cause.

Retardée par ces incidents de procédure, l'affaire ne vint devant le jury que le 24 avril. Me Berryer était au banc de la défense : dans la salle, plusieurs notabilités légitimistes. Le prévenu fut mis solennellement en demeure de faire la production qu'il avait si obstinément réservée pour ce moment. Mais il eût été bien empêché de produire quelque pièce : il n'avait rien. Dans le marché conclu avec la Contemporaine, la rédaction de la France ne s'était même pas assuré la possession d'une apparence d'original. Après tout, cette négligence était peut-être une habileté, car elle avait enlevé à l'accusation le moyen d'établir matériellement le faux. Dans ces conditions, Me Berryer plaida non la réalité, ni même la vraisemblance des lettres, mais uniquement la bonne foi de son client : étrange bonne foi, qui ne pouvait être que la foi dans la Contemporaine ! En effet, l'avocat argua surtout de ce qu'une partie des lettres avait déjà été publiée, quelques années auparavant, dans le prospectus de cette intrigante. Il ajouta que M. de la Rochejaquelein, dont on regrette de voir le nom mêlé à une telle affaire, avait vu l'un des originaux aux mains de cette femme et que cet écrit lui avait paru authentique. Pour expliquer la non-production de ces originaux, l'avocat raconta que la Contemporaine, se croyant menacée à Londres d'une accusation de faux, ne voulait pas se dessaisir des pièces, par crainte d'être pendue si elle n'était plus en mesure de les produire devant la justice anglaise. Ces arguments, recouverts, il est vrai, do talent de Me Berryer, suffirent pour persuader le jury parisien, et, par six voix contre six, le gérant de la France fut acquitté.

Les journaux légitimistes et radicaux poussèrent un cri de triomphe. La veille, devant le jury, on n'avait sollicité qu'un verdict d'indulgence en plaidant modestement la bonne foi. Maintenant on changeait de ton : le verdict était la condamnation du Roi ; c'était la justice du pays proclamant souverainement que Louis-Philippe était l'auteur de ces lettres et qu'on avait bien agi en lui jetant à la tête sa honte et sa trahison. Des fac-similés lithographiques furent répandus à profusion. La France publia à cent mille exemplaires le compte rendu de son procès, comme elle eût fait d'un bulletin de victoire. L'avocat général, dans son réquisitoire, du reste assez maladroit, s'était écrié : Il résulterait de ces lettres que le Roi, élu en 1830, pour répondre aux sympathies patriotiques, les aurait trahies de tout point !... Comment donc faudrait-il appeler le Roi qui aurait écrit de pareilles choses ? Il faudrait bien dire de lui que c'est un de ces tyrans qui ne marchent que par la voie de la dissimulation, qui établissent leur empire non pas sur la sincérité de leur langage, mais sur la violation de tous leurs engagements ! Les journaux reproduisaient ces phrases, affectant de croire qu'après la décision du jury, les hypothèses oratoires de l'avocat général étaient devenues des réalités, et que, de par sa magistrature, Louis-Philippe était un traître. Les journaux de la gauche dite dynastique, avec des formes plus hypocrites, faisaient écho à tout ce bruit, tellement occupés à le tourner contre le ministère, qu'ils ne paraissaient même pas s'inquiéter de savoir si la monarchie n'en était pas la première victime. Quant aux conservateurs, ils s'indignaient, s'effrayaient. Cette malheureuse affaire était le sujet de toutes les polémiques, de toutes les conversations. Jamais les ennemis de la royauté de Juillet n'étaient parvenus à causer un tel scandale. Infortuné Roi ! quel moyen avait-il de se défendre contre cette nouvelle forme de régicide ? Henri Heine, qui n'avait pour ce prince aucune sympathie particulière, se sentait obligé de le plaindre. Il le montrait ne pouvant ni poursuivre une réparation judiciaire, ni se battre en duel, ni écrire aux journaux sur un ton courroucé, car, hélas ! ajoutait-il, les rois ne sauraient s'abaisser à employer de tels moyens de défense, et ils sont contraints de supporter avec une longanimité silencieuse tous les mensonges qu'on se plaît à répandre sur leur compte. J'éprouve la plus profonde compassion pour le royal martyr dont la couronne est la cible des flèches les plus envenimées et dont le sceptre, quand il s'agit de sa propre défense, ou de punir un calomniateur, lui est moins utile que ne le serait une canne ordinaire[109].

Et pourtant chaque jour faisait surgir une preuve nouvelle de la falsification. Tel fut, entre autres, le résultat d'une découverte faite, peu après le verdict du jury, dans le livre oublié d'un écrivain républicain, Louis-Philippe et la contre-révolution, publié en 1834 par M. Sarrans. Là se trouvait, sous la forme d'une réponse verbale qui aurait été faite en 1830, par Louis-Philippe, à l'ambassadeur d'Angleterre, le texte même, à un mot près, de la plus importante des lettres attribuées au Roi, celle sur l'évacuation d'Alger. Or comment admettre que le Roi, écrivant une lettre en 1830, eût trouvé sous sa plume exactement les mêmes mots dont un historien devait se servir en 1834 pour donner le sens d'une réponse verbale ? N'était-il pas, dès lors, clair comme le jour que la Contemporaine avait fabriqué sa lettre en copiant une page de M. Sarrans ? La découverte parut même si décisive, qu'une note la mentionnant fut aussitôt envoyée par huissier à tous les journaux qui avaient reproduit les fausses pièces ; cette note se terminait ainsi : Nous n'avons pas besoin de dire que la conversation rapportée par M. Sarrans n'est pas plus vraie que la lettre de la Contemporaine.

Il semblait que la calomnie dût être confondue ; mais non : elle s'obstinait à ne pas lâcher la proie dont elle s'était emparée. Loin de diminuer, le tapage allait croissant. Pendant que les uns continuaient à se servir des prétendues lettres, d'autres s'en allaient réveiller les vieilles histoires de la conspiration de Didier en 1816, et prétendaient que Louis-Philippe en avait été le complice. On eût dit qu'un appel général avait été fait à tous les faux témoignages pour déshonorer le Roi. Le 22 mai, une députation de citoyens, dont plusieurs habillés en gardes nationaux, se présenta tumultueusement au Palais-Bourbon et y déposa une pétition que l'on prétendait être revêtue de cinq mille signatures et qui était ainsi conçue : Messieurs les députés, des lettres qui seraient l'expression de la plus lâche et de la plus infâme trahison ont été attribuées au roi Louis-Philippe. La justice du pays a acquitté le journal qui les a publiées. Les ministres n'ont répondu que par de vagues démentis à l'imputation qu'ils laissent peser sur le chef de l'Etat. La conscience publique exige une enquête. Nous venons donc vous demander d'interpeller le ministère sur un fait qui touche aussi profondément à l'honneur, à la liberté et à l'indépendance de la nation.

Le ministère en était venu à désirer cette interpellation, comme le seul moyen de confondre en face la calomnie. Mais si les journaux radicaux ou légitimistes l'annonçaient de temps à autre, sur un ton de menace, ils ne trouvaient personne qui osât s'en charger : ce qui ne les empêchait pas, il est vrai, de prétendre que le gouvernement avait peur de s'expliquer. M. Guizot, voyant que la session tirait à sa fin, se décida alors à prendre les devants. Dans la séance du 27 mai, il saisit le prétexte du budget de l'Algérie, alors en délibération, pour monter à la tribune. Depuis quelque temps, dit-il, d'insignes faussetés ont été laborieusement répandues au sujet de prétendus engagements que le gouvernement du Roi aurait contractés envers les puissances étrangères, ou telle puissance étrangère, pour l'abandon complet ou partiel de nos possessions d'Afrique. Si ces faussetés s'étaient produites à cette tribune, nous les aurions à l'instant même relevées et qualifiées comme elles le méritent. (Interruptions diverses.) On ne l'a pas fait. (Une voix : On ne l'a pas osé.) Personne n'a apporté ici les faussetés auxquelles je fais allusion ; nous n'avons pas voulu, nous n'avons pas dû leur faire un honneur que personne ne leur accordait. Cependant, elles continuent à se montrer audacieusement ailleurs. La Chambre est près de se séparer ; nous ne laisserons pas fermer cette enceinte sans donner à ces calomnies, quelles qu'elles soient, le démenti le plus formel. Jamais, je le répète, par personne, envers personne, aucun engagement n'a été contracté ou indiqué. Toute assertion contraire est radicalement fausse ou calomnieuse. L'accent méprisant de l'orateur ajoutait encore à la dureté du soufflet renfermé dans ces paroles. Les journaux allaient-ils être laissés sous le coup de cette flétrissure ? Ils avaient de nombreux amis sur les bancs de la Chambre, à droite ou à gauche ; ne s'en trouverait-il pas un qui les avouât, les justifiât, ou seulement essayât de plaider leur bonne foi ; comme naguère devant le jury ? L'heure n'était-elle pas venue, notamment pour les orateurs légitimistes, d'apporter les révélations écrasantes dont, prétendait-on, ils avaient les mains pleines ?

Un député de la droite, en effet, demanda la parole ; c'était M. le duc de Valmy. Mais il se borna à affirmer, ce qui n'avait été contesté par personne, que la Restauration n'avait pris, elle non plus, aucun engagement d'évacuer Alger : à l'accusation portée contre Louis-Philippe, pas même une allusion ; aux démentis du ministre, pas l'ombre d'une réponse. M. Guizot remonta à la tribune. Tout Français, dit-il, doit être heureux de trouver qu'à toutes les époques, par tous les gouvernements, l'intérêt et l'honneur de la France ont été défendus. Ce que j'ai dit, ce que je répète, c'est que, depuis 1830, les intérêts et l'honneur de la France ont été défendus, soutenus, spécialement dans la question dont il s'agit, hautement, nettement, sans une minute d'hésitation. On avait, dit-on, entendu prouver le contraire, je suis venu vous donner et je donne de nouveau à cette assertion le démenti le plus formel. Pour la seconde fois, le ministre jetait le gant. Mais personne ne le releva. M. Berryer, l'avocat de la France devant le jury, était là, sur son banc ; les journaux royalistes avaient annoncé qu'il parlerait. Il se tint coi. Force fut de clore l'incident sur la parole du ministre et sur le silence peut-être plus décisif encore de toute l'opposition.

Le lendemain, les journaux essayèrent de payer d'audace ; ils feignirent de croire qu'il ne s'était passé à la Chambre qu'une comédie sans portée, une façon d'escamotage. On eut l'aplomb d'écrire dans la Gazette de France : La preuve que M. Guizot n'a rien dit, c'est que M. Berryer n'a pas parlé. Il n'était pas jusqu'aux feuilles du centre gauche et de la gauche dynastique qui, par animosité contre le ministre, ne cherchassent à diminuer la portée de son démenti. Efforts impuissants : cette fois, la conscience publique savait à quoi s'en tenir. Au bout de quelque temps, tout ce bruit s'éteignit, et il ne fut plus question des fameuses lettres. Toutefois, s'il ne restait rien de la calomnie elle-même, qui oserait affirmer qu'il ne restait rien des effets de la calomnie ? Ce n'était pas impunément que le Roi avait été en quelque sorte à l'état d'accusé pendant plusieurs semaines, que son honneur patriotique avait été discuté, contesté. Le prestige monarchique, déjà si ébranlé en France, en avait reçu une nouvelle atteinte.

 

X

Si grand bruit que fissent, dans le moment, toutes ces luttes de tribune ou ces polémiques de presse, le règlement de la question extérieure n'en demeurait pas moins la préoccupation principale du ministère. On se rappelle en quel état se trouvaient les négociations à la fin de novembre 1840[110]. Il n'y avait plus aucune chance d'obtenir quelque concession qui permît à la France de rentrer immédiatement dans le concert européen. La Syrie était définitivement perdue ; bien plus, l'Egypte était menacée. Sans doute si, cédant aux conseils de la France, le pacha se soumettait en acceptant l'hérédité de son pachalik, que les puissances se déclaraient prêtes à lui garantir, on pouvait espérer une solution prompte et pacifique de la crise. Mais s'il ne se soumettait pas, la situation risquait de devenir très-tendue, très-critique, entre lord Palmerston, qui voulait, dans ce cas, attaquer l'Egypte, et le gouvernement français, qui, fidèle à sa note du 8 octobre, protestait d'avance contre ce qui lui paraissait une intolérable aggravation du traité du 15 juillet. Il y avait là un nouveau péril pour la paix européenne, et un péril très-prochain. Au train dont la flotte anglaise venait de mener les opérations de Syrie, ne pouvait-on pas recevoir, d'un jour à l'autre, la nouvelle qu'elle avait bombardé Alexandrie ? Chacun prêtait l'oreille avec inquiétude aux bruits qui venaient d'Orient. M. de Metternich surtout était dans des transes mortelles, et il cherchait, sans aboutir, à prévenir diplomatiquement ces redoutables éventualités. Il faut, écrivait-il à son ambassadeur à Londres, prévoir le cas où Méhémet ne se soumettrait pas. Le quid faciendum alors est à chercher.

Telle était l'anxiété générale quand, le 8 décembre 1840, on apprit à Londres qu'une de ces initiatives toutes personnelles, alors assez fréquentes chez les agents anglais, venait, en Orient même, de brusquer le dénouement. Le 25 novembre, le Commodore Napier était arrivé tout à coup devant Alexandrie avec plusieurs vaisseaux. Son prétexte était de réclamer la liberté de quelques prisonniers, son but réel de voir s'il ne pourrait pas déterminer Méhémet-Ali à une soumission immédiate. A une première communication, Boghos-Bey, ministre du pacha, répondit sur un ton qui parut encourageant. Faisant alors des propositions plus directes, le commodore prit sur lui d'envoyer au pacha copie d'une dépêche de lord Palmerston où se montrait l'intention des puissances de laisser au pacha, au cas où il se soumettrait, l'Egypte héréditaire. Se déclarant ami et admirateur de Méhémet, il faisait briller à ses yeux la gloire de rétablir ainsi le trône des Ptolémées. Boghos-Bey, sans repousser ces offres, eût désiré ajourner sa réponse ; mais le commodore, élevant alors la voix, déclara qu'il ne consentait à interrompre les hostilités qu'à la condition d'une acceptation immédiate, donnant à entendre plus ou moins clairement qu'en cas de refus, Alexandrie pourrait subir le même sort que Saint-Jean d'Acre. Ce mélange de caresses et de brusquerie, de promesses et de menaces produisit son effet, et, au bout de quelques heures, le diplomate improvisé enleva la signature d'une convention portant : 1° que le pacha donnerait immédiatement à ses troupes l'ordre d'évacuer la Syrie ; 2° qu'il s'engagerait à restituer au sultan sa flotte, moyennant que la Porte lui accordât la possession héréditaire de l'Egypte ; 3° qu'à ces conditions, les hostilités cesseraient et les puissances feraient leurs efforts pour amener la Porte à concéder l'hérédité du pachalik d'Egypte.

Sans doute le procédé était fort incorrect de la part d'un officier qui n'avait pas de pouvoirs pour traiter au nom des puissances et encore moins pour engager la Porte ; ce procédé eût pu même devenir très-dangereux, si un refus du pacha eût amené le commodore à exécuter ses menaces contre Alexandrie. Mais enfin tout était bien qui finissait bien ; le résultat avait été de réaliser les vœux de l'Europe sans franchir les limites posées par la France. Aussi, quoique mêlée de beaucoup de surprise, l'impression dominante des plénipotentiaires, à Londres, fut-elle la satisfaction de voir clore une crise dangereuse, et se montrèrent-ils tous résolus à agir sur la Porte pour lui faire accepter cette solution. C'était, entre autres, le sentiment de lord Palmerston, qui écrivit dans ce sens à lord Ponsonby. Le gouvernement français ne pouvait participer à un acte qui était l'exécution du traité du 15 juillet, mais il n'avait rien à objecter à un tel dénouement ; au fond même, il le désirait. On croyait donc généralement en avoir fini avec la question égyptienne, et l'on jugeait le moment venu de s'occuper à résoudre la question européenne en faisant rentrer la France dans le concert des puissances. Notre gouvernement recevait de plusieurs côtés, notamment de Vienne, des ouvertures à cet effet, et il était conduit à examiner dans quelles conditions il pourrait consentir à sortir de son isolement.

La diplomatie avait à peine commencé à s'engager dans cette voie nouvelle, que, le 2 janvier 1841, arrivait à Londres la nouvelle que la Porte déclarait nulle et non avenue la convention conclue par le commodore Napier. Elle n'en trouvait pas seulement la forme inconvenante : le fond lui paraissait inacceptable. Elle ne se refusait pas, si les puissances le lui demandaient, et par déférence pour elles, à accorder quelque faveur temporaire au pacha, mais sans concession d'hérédité. Et tout cela était dit d'un ton singulièrement roide. L'inspirateur de cette attitude se devinait facilement : c'était lord Ponsonby. Le premier mouvement des ministres ottomans avait été d'acquiescer à la convention d'Alexandrie ; mais l'ambassadeur anglais les en avait aussitôt impérieusement détournés[111] ; en même temps, il soutenait dans ses conférences avec les autres ambassadeurs, dans ses instructions à l'amiral Stopford, dans ses dépêches à lord Palmerston, qu'aucun gouvernement, dans la situation de la Porte, ne pouvait tolérer un seul moment qu'un individu s'arrogeât le droit de traiter pour lui avec un pouvoir considéré, en droit ou en fait, comme un pouvoir rebelle. Décidément, les agents anglais n'en faisaient qu'à leur fantaisie, et, ce qui ne simplifiait pas les choses, leurs coups de tête étaient en sens contraire.

Les nouvelles de Constantinople et les lettres de lord Ponsonby eurent pour effet de changer l'attitude de lord Palmerston. Dans ses conversations avec les plénipotentiaires et avec notre chargé d'affaires, il parut avoir subitement découvert des objections contre la concession de l'hérédité. Il n'y pensait pas naguère, quand il se félicitait de la solution apportée par la convention du commodore Napier. Mais on eût dit qu'une occasion s'étant offerte à lui d'embrouiller de nouveau la question, il n'avait pu s'empêcher de la saisir. La patience et la docilité des cabinets allemands commençaient à être à bout. M. de Metternich surtout fut vivement irrité de voir remettre une fois de plus en péril la pacification qu'il désirait tant et qu'il avait cru tenir. Il envoya à Londres des notes sévères, à Constantinople des instructions énergiques, menaçant là de rompre l'alliance à quatre, ici de retirer son appui au sultan, si l'on ne concédait pas l'hérédité de l'Egypte à Méhémet-Ali. Le cabinet de Berlin suivait celui de Vienne. Il n'était pas jusqu'à M. de Brünnow qui ne parût, cette fois, désireux d'en finir. En même temps, le sentiment public en Angleterre se prononçait, avec une grande force, pour un rapprochement avec la France. On en put juger, dans les discussions qui eurent lieu le 26 janvier, à l'ouverture de la session, par les attaques violentes que les libéraux, comme lord Brougham, ou les radicaux, comme M. Hume, dirigèrent contre la politique du Foreign Office, et surtout par le langage tenu au nom des tories modérés, que l'on pressentait devoir remplacer prochainement le ministère. A la Chambre des lords, lord Wellington, tout en approuvant le traité du 15 juillet, mit une sorte d'affectation et de solennité à rappeler que, pendant son ministère, il avait fait tous ses efforts pour que la France eût la véritable place qui lui appartenait dans le monde, ajoutant que, sans cela, il ne saurait y avoir aucune sécurité pour la paix ; et il termina en exprimant le désir que les nobles lords qui siégeaient parmi ses adversaires pussent ramener la France au sein des conseils de l'Europe. La situation du duc donna un grand retentissement à ses paroles. A la Chambre des communes, sir Robert Peel exprima des idées analogues ; il y mêla même des critiques, sinon sur le but poursuivi, du moins sur les procédés employés, prodigua les politesses flatteuses à la France, se plaignit que le discours royal n'eût pas eu, pour elle, au moins une phrase de regret, et déclara que la paix ne serait pas raffermie tant qu'on n'aurait point son concours. Le moment est donc venu, dit-il en terminant, d'inviter la France à coopérer, dans l'intérêt de la paix, avec les grandes puissances européennes. Telle fut l'impression produite par ce langage sur le parlement, que lord Palmerston, tout en tâchant de justifier ses procédés, feignit d'éprouver à notre sujet les mêmes sentiments que sir Robert Peel : il prétendit avoir été de tout temps le plus chaud partisan de l'alliance française, gémit sur un refroidissement, qu'il déclarait d'ailleurs être momentané, enfin proclama que la France, maîtresse d'une grande puissance navale et militaire, ne saurait être exclue des affaires de l'Europe, et qu'aucune transaction ne pouvait être complètement et sûrement réglée sans que, d'une manière ou d'une autre, elle y prit part.

Ces manifestations de l'opinion anglaise, s'ajoutant aux représentations de M. de Metternich, firent comprendre à lord Palmerston qu'il ne pouvait plus longtemps soutenir lord Ponsonby dans ses manœuvres contre l'établissement héréditaire du pacha. Le 28 et le 29 janvier, il s'en expliqua verbalement avec le plénipotentiaire turc et, par lettre, avec lord Ponsonby lui-même. Certainement, disait-il, il vaudrait beaucoup mieux que le sultan pût garder, pour le choix des gouverneurs futurs de l'Egypte, la même liberté qu'il possède quant au choix des gouverneurs des autres provinces de son empire. Mais, dans toutes les affaires, il faut se contenter de ce qui est praticable et ne pas compromettre ce qu'on a obtenu, en courant après ce qu'on ne peut atteindre... Le sultan n'a pas, quant à présent, des moyens maritimes ni militaires suffisants pour rétablir son autorité en Egypte. Il serait donc obligé de recourir à ses alliés. Or les mesures convenues jusqu'ici entre les quatre puissances, en vertu du traité de juillet, se bornent à chasser les Égyptiens de la Syrie, de l'Arabie et de l'Asie... Si donc le sultan s'adressait aux quatre puissances pour attaquer, avec leur aide, Méhémet-Ali en Egypte même, une nouvelle délibération de la conférence deviendrait nécessaire. Eh bien, je puis vous dire d'avance le résultat de la délibération. Je sais parfaitement que les quatre puissances refuseront de venir en aide au sultan. Il concluait donc que la Porte devait mettre, sans autre délai, fin à cette affaire. Deux jours après, le 31 janvier, la conférence, réunie à Londres, adoptait une note collective invitant la Porte, non-seulement à révoquer l'acte de destitution prononcée contre Méhémet-Ali, mais à lui accorder la promesse que ses descendants en ligne directe seraient nommés successivement par le sultan au pachalik d'Egypte.

Le gouvernement français, tout en suivant attentivement ces fluctuations, tout en encourageant la résistance de M. de Metternich, était demeuré étranger à ces négociations. Même pour limiter les résultats du traité du 15 juillet, il ne voulait faire aucune démarche qui parût être une adhésion à ce traité. Ce n'en était pas moins son attitude qui avait sauvé l'Egypte. Pourquoi, en effet, M. de Metternich avait-il pris en main, avec une énergie si nouvelle chez lui, la cause du pacha, pour lequel il n'avait jamais caché son peu de sympathie ? Comme il le proclamait lui-même, il n'avait agi que par égard pour la France ; il se sentait obligé de faire quelque chose en retour du service que le ministère du 29 octobre rendait à la cause de la paix européenne ; et, en même temps, ému de nos armements, du quant à soi où se renfermait notre politique, de la fermeté avec laquelle nous maintenions la note du 8 octobre, il se préoccupait des complications auxquelles on s'exposerait, si aucun compte n'était tenu de l'espèce d'ultimatum renfermé dans cette note. C'est ainsi que, sans éclat irritant, sans provocation tapageuse, le ministère s'était trouvé contrecarrer efficacement, sur le point qui nous avait toujours paru le plus essentiel, les mauvais desseins de lord Palmerston et de lord Ponsonby. Comme l'a dit à ce propos M. Guizot, la France absente pesait sur les esprits autant que présente elle eût pu influer sur les délibérations.

 

XI

Persuadées que l'imbroglio égyptien était cette fois définitivement terminé par la note du 31 janvier, les puissances allemandes reprirent leurs démarches en vue de faire rentrer la France dans le concert européen. Leur projet était de nous inviter à signer avec les autres cabinets quelque acte général sur la question d'Orient. Quel en serait l'objet précis ? On parlait, par exemple, de confirmer ainsi la vieille règle de l'empire ottoman, qui fermait les détroits des Dardanelles et du Bosphore aux navires de guerre étrangers. Y ajouterait-on d'autres stipulations d'un intérêt plus actuel ? Sur ce point, les idées étaient loin d'être arrêtées. A vrai dire, la seule chose qui importait aux cabinets de Vienne et de Berlin, c'était qu'il y eût signature à cinq : ce qui serait signé ne leur paraissait que secondaire.

Prévenu des ouvertures qui allaient lui être faites, le gouvernement français avait dû se demander quelle réponse il y donnerait. Il rencontrait, en cette occasion comme en plusieurs autres, quelque difficulté à concilier les exigences de la politique intérieure et celles de la politique extérieure. En France, du moins dans les parties de l'opinion où avait été vivement sentie la mortification du traité du 1 5 juillet, l'idée d'une rentrée prochaine dans le concert européen était mal vue. Il semblait que ce fût oublier trop facilement un passé blessant, et que le souci de la dignité nationale exigeât un peu plus de ressentiment, de bouderie menaçante. Aussi, quand l'opposition voulait exciter les esprits contre le ministère, elle lui reprochait, comme M. Thiers dans la discussion des fonds secrets[112], d'être trop empressé à rentrer en relation avec les autres puissances, et de ne pas oser maintenir la France dans son isolement.

Par contre, à regarder l'étranger, il semblait que nous ne pussions sans inconvénient rebuter les avances qui nous étaient faites. Ainsi que l'écrivait M. de Bourqueney, le 12 février, il ne fallait pas croire qu'il y eût, chez toutes les puissances, une égale sincérité, une égale ardeur pour arriver aux cinq signatures sur le papier. Lord Palmerston, sous la pression de ses alliés et de son parlement, n'avait pu se refuser à paraître nous tendre la main ; mais il n'eût sans doute pas été fâché de pouvoir dire que nous ne voulions pas la prendre. Cela était plus vrai encore de la Russie : M. de Brünnow se montrait opposé à toute demande en vue de se rapprocher de la France, et M. de Nesselrode disait à l'ambassadeur de la Reine, que la Russie n'avait pas fait tant de concessions à l'Angleterre pour que celle-ci fît des concessions à la France. Seules, l'Autriche et la Prusse désiraient sincèrement et vivement notre rentrée dans le concert européen ; mais plus elles étaient impatientes d'y parvenir, plus elles eussent été dépitées d'échouer par notre fait. Elles estimaient faire beaucoup pour nous en sauvant le pacha, qu'elles n'aimaient pas, et en tenant tête à lord Palmerston et au Czar qui les intimidaient. Dès lors elles croyaient avoir droit à quelque chose en retour de notre part, et nous en auraient voulu de ne pas l'obtenir. Elles se seraient regardées d'ailleurs comme étant les premières menacées par la persistance de nos armements, et auraient cherché à se garantir de ce péril en se rapprochant davantage de la Russie et de l'Angleterre. Ainsi, de la mauvaise volonté plus ou moins patente des uns et du dépit des autres pouvait sortir la confirmation d'une alliance à quatre contre la France isolée, armée et suspecte. L'accident du 15 juillet deviendrait l'état permanent de l'Europe, et un tel état serait gros de complications. Que ne pourrait-il pas arriver, si le premier acte de la nouvelle coalition était de soulever la question du désarmement ? Or était-ce une hypothèse en l'air ? n'avait-on pas vu déjà, en novembre, les cabinets allemands nous adresser à ce sujet des observations, et ne colportait-on pas une lettre de lord Wellington contre la paix armée et les cinq cent mille hommes de la France ? Nos représentants à l'étranger étaient très-frappés de ce péril ; ils en avertissaient M. Guizot et insistaient pour qu'il le conjurât en ne retardant pas sa rentrée dans le concert européen. Voici, écrivait M. de Bourqueney le 12 février, le danger en présence duquel nous sommes. Si les uns nous trouvent froids, les autres défiants, on se réunira à quatre, on fera un protocole de clôture, et tout sera dit ici comme acte diplomatique. On n'en affirmera pas moins que la France n'a plus le droit de se dire isolée... Rappelez-vous, Monsieur, la situation de juin 1840. Il y eut aussi un moment où vous sentîtes que vous alliez être débordé par une entente à quatre : je vois poindre le même danger sous une autre forme. Alors, c'était un traité à inaugurer ; il s'agit aujourd'hui de l'enterrer en rendant tout autre traité impossible. De Russie, M. de Barante envoyait, à la même époque, un avertissement semblable. Si une délibération commune, écrivait-il, ne ramène pas l'Europe à la politique antérieure, si la situation de la paix armée se prolonge, si les esprits s'obstinent et s'irritent sur le désarmement, je ne serais pas surpris qu'un beau matin, un traité d'alliance défensive ne se trouvât signé par les quatre puissances.

M. Guizot comprenait la gravité du péril que lui signalaient ainsi ses ambassadeurs ; mais il n'avait pas le sentiment moins vif des susceptibilités de l'opinion française. Après avoir mûrement considéré ces deux faces si différentes de la question, il prit son parti et l'exposa avec une grande netteté dans les instructions qu'il envoya à ses agents. Conformément à ses premières déclarations, il continuait à accepter franchement l'attitude de l'isolement comme étant, dans l'état des faits, la plus convenable pour la dignité ou la sûreté du pays ; il se disait nullement pressé d'en sortir et prêt à y persister sans inquiétude pour son propre compte, sans agression ni menace pour personne, aussi longtemps que les circonstances l'exigeraient. Cependant il ne prétendait pas en faire la base permanente de sa politique et ne repoussait pas l'éventualité d'une rentrée dans le concert des puissances. Il admettait que cette rentrée se produisît sous la forme de quelque acte signé avec les autres cabinets pour régler tout ou partie des problèmes européens soulevés par la question d'Orient ; mais son adhésion à un tel acte était subordonné aux conditions suivantes : 1° que l'initiative fût prise par les autres puissances et que ceux qui avaient manqué à la France en se passant d'elle trop facilement témoignassent parleur démarche qu'ils avaient besoin d'elle ; 2° que l'Egypte héréditaire fût définitivement assurée au pacha et qu'il eût ainsi été fait droit aux demandes de la note du 8 octobre ; 3° que le traité du 15 juillet fût un acte accompli, terminé, dont il ne fût plus question et qui n'appartînt plus qu'au passé ; car, ayant blâmé ce traité, la France ne pouvait, à aucun degré, prendre part à son exécution, ni même entrer en communauté d'action avec des puissances qui seraient encore occupées de cette exécution ; 4° que la clôture du traité du 15 juillet fût préalablement constatée par un protocole signé des quatre alliés et porté officiellement à notre connaissance ; 5° enfin, qu'on ne soulevât pas la question du désarmement. C'étaient là les conditions que M. Guizot jugeait essentielles à notre honneur et dont il était résolu à ne pas se départir, de quelque péril qu'on le menaçât. Quant à l'acte lui-même, quelles stipulations contiendrait-il ? Se rendant compte que la clause de la fermeture des détroits ne faisait que confirmer une règle existant de longue date et naguère encore rappelée dans le traité du 15 juillet 1840, notre ministre ne cachait pas son désir d'y voir adjoindre d'autres articles plus importants et plus intéressants : par exemple, l'affirmation de l'indépendance et de l'intégrité de l'empire ottoman ; quelques garanties pour les populations chrétiennes de la Syrie ou pour Jérusalem ; la liberté ou la neutralité des routes d'Asie par Suez et par l'Euphrate. En somme, il désirait que l'acte eût autant de consistance et fût aussi plein qu'il se pouvait. Ce n'étaient là, toutefois, que des desiderata et non des conditions absolues comme celles que nous avons tout d'abord indiquées. Quoique moins indifférent que l'Autriche et la Prusse au contenu de l'acte, plus désireux qu'elles d'en faire quelque œuvre de grande, sérieuse et prévoyante politique, il tenait surtout à ce que l'acte lui-même fût signé et vînt mettre un terme à l'état de tension universelle.

Quand le gouvernement français eut ainsi fixé ses résolutions et qu'il en eut informé ses agents diplomatiques, les négociations s'engagèrent à Londres et marchèrent rapidement. Il fut bientôt visible que, malgré la résistance de M. de Brünnow, nous aurions satisfaction sur tous les points qui, selon M. Guizot, importaient essentiellement à notre dignité. Les difficultés s'élevèrent sur les stipulations à insérer dans l'acte. La clôture des détroits était acceptée par tous, mais la déclaration relative à l'intégrité et à l'indépendance de l'empire ottoman était hautement repoussée par le plénipotentiaire russe comme impliquant un soupçon contre sa cour, et lord Palmerston avait alors partie trop intimement liée avec la Russie pour ne pas appuyer cette résistance. Le ministre anglais ne se prêtait pas non plus à parler dans le traité soit des routes de Suez et de l'Euphrate, soit des populations chrétiennes. La première clause, disait-il, prêterait à dire que l'Angleterre avait poursuivi un but intéressé ; la seconde ne comportait que des conseils, et des conseils se donnaient par note diplomatique plutôt qu'ils ne se formulaient dans des traités. M. de Bourqueney lutta pied à pied sur tous ces points, mais sans succès. Il n'était pas soutenu par les plénipotentiaires allemands, soucieux de ne pas blesser le Czar. Tout au plus, en ce qui touchait l'intégrité de l'empire ottoman, notre chargé d'affaires espérait-il obtenir, à défaut d'un article du pacte, une phrase indirecte insérée dans le préambule.

M. de Bourqueney n'en pressait pas moins M. Guizot de conclure sans exiger davantage ; chaque jour moins rassuré sur les conséquences qu'aurait un refus ou un retard de notre part, il multipliait ses avertissements. Trois au moins des quatre puissances, écrivait-il le 22 février, regardent la phase dans laquelle nous venons d'entrer comme l'unique et dernière occasion de rendre à la France et, conséquemment, à elles-mêmes la situation normale qu'a troublée le traité du 15 juillet 1840. Celte occasion perdue sans retour, et perdue du fait de la France, jamais nous ne persuaderons à nos alliés qu'elle a échoué pour nous sur une forme de rédaction. On sera convaincu que nous avons laissé préparer une démarche de déférence envers nous, décidés d'avance à en confisquer la gloriole à notre profit, mais à en répudier les conséquences pratiques. Les rapports avec la France changeront brusquement de caractère. Les quatre cours ne voudront pas rester sous le ridicule d'avoir échoué dans leurs efforts de réconciliation avec la France. Elles se replieront sur ce qu'elles peuvent faire sans nous, et il n'y a pas de raisonnement qui empêche ce qui se fait sans nous d'avoir au moins l'air d'être fait contre nous. Le 25 février, notre chargé d'affaires revenait sur les mêmes idées avec plus d'insistance encore : Voyez, disait-il à son ministre, ce que vous avez décidé dans votre sagesse : vous n'avez pas eu à prendre une décision plus grave. Je répète, parce que c'est ma conviction, que, sur les quatre puissances, trois au moins croient avoir ouvert à la France une haute et honorable porte de rentrée dans le concert européen ; mais enfin c'est à nous à examiner si nous la trouvons à notre taille, au risque de la fermer sans retour et de faire face, dès le lendemain, à une situation toute nouvelle.

M. Guizot gardait tout son sang-froid, ne se montrant ni pressé ni hésitant[113]. Une fois bien assuré qu'une discussion plus prolongée ne donnait chance de rien obtenir de plus et risquait de faire tout perdre, il prit son parti de se contenter de ce qui était possible. Il regrettait sans doute de ne pas faire le grand acte qu'il avait rêvé : c'était pour lui un désappointement de plus à ajouter à ceux que cette affaire lui avait déjà causés. Il se rendait compte en outre que l'opposition aurait beau jeu à soutenir que par son contenu le traité n'avait pas grande signification. Mais, malgré tout, il avait satisfaction sur les points qu'il s'était fixés à lui-même comme essentiels. Du moment, écrivait-il le 28 février à M. Bourqueney, que nous n'avons pas fait les premières ouvertures, qu'on ne nous demande pas de sanctionner le traité du 15 juillet et qu'on ne nous parle pas de désarmement, l'honneur est parfaitement sauf, et l'avantage de reprendre notre place dans les conseils de l'Europe est bien supérieur à l'inconvénient d'un traité un peu maigre. C'est l'avis du Roi et de son conseil. Rompre toute coalition, apparente ou réelle, en dehors de nous ; prévenir, entre l'Angleterre et la Russie, des habitudes d'intimité un peu prolongées ; rendre toutes les puissances à leur situation individuelle et à leurs intérêts naturels ; sortir nous-mêmes de la position d'isolement pour prendre la position d'indépendance, ce sont là, à ne considérer que la question diplomatique, des résultats assez considérables pour être achetés au prix de quelques ennuis de discussion dans les Chambres.

Dès lors il n'y avait plus qu'à fixer la rédaction du traité et de ses annexes. Ce fut fait en quelques jours, et, le 5 mars, M. de Bourqueney envoyait à M. Guizot trois pièces qui n'attendaient plus que son adhésion. La première, sous la lettre A, était le protocole de la clôture du traité du 15 juillet : les quatre puissances, mentionnant la soumission de Méhémet-Ali, l'évacuation de la Syrie et les concessions que la Porte avait faites à son vassal — concessions dont on avait déjà la nouvelle indirecte et dont on attendait de jour en jour la nouvelle officielle —, déclaraient le traité du 15 juillet terminé. La seconde, sous la lettre B, n'était également signée que par les quatre puissances : celles-ci prenaient acte de la clôture établie par la pièce précédente et déclaraient que, la question spéciale née du traité du 15 juillet étant heureusement terminée, il y avait pourtant, dans ledit traité, un principe permanent, — la clôture des détroits, — auquel il importait de donner un caractère plus solennel encore en invitant la France à y adhérer au moyen d'une convention qui l'établirait formellement et donnerait ainsi à l'Europe un nouveau gage de l'union des puissances. Venait enfin, sous la lettre C, le texte même de la convention, contenant dans son préambule la phrase suivante, à laquelle M. de Brünnow avait, à titre de compromis, fini par adhérer : Les puissances, désirant attester leur accord en donnant à S. H. le Sultan une preuve manifeste du respect qu'elles portent à ses droits souverains... La convention se composait de quatre articles : le premier consacrait le principe de la clôture des détroits ; le second réservait au sultan le droit d'excepter de cette règle les bâtiments légers employés au service des légations ; le troisième et le quatrième réglaient le délai pour les ratifications et engageaient les autres puissances à adhérer à ladite convention. En envoyant ces pièces, M. de Bourqueney écrivait à M. Guizot : Je persiste à vous demander en grâce le coup de théâtre d'une rapide acceptation. A l'heure où je vous écris, Brünnow joue encore sur la carte de notre refus. Il sent que son rôle est fini le lendemain de notre signature.

Si frappé que pût être M. Guizot de l'insistance inquiète d'un agent dont il appréciait la clairvoyance, il ne perdait pas de vue, pour cela, l'autre face de la question, les exigences de la dignité nationale et les susceptibilités de l'opinion. Aussi, après examen, notifia-t-il à M. de Bourqueney que plusieurs choses le blessaient dans les pièces envoyées de Londres. Le protocole B faisait de la clôture des détroits une conséquence du traité du 15 juillet et l'y rattachait indirectement ; la France n'acceptait pas cette assertion ; le traité du 15 juillet devait être considéré comme éteint tout entier. Les mots heureusement terminés ne pouvaient convenir à la France, qui ne voulait pas donner ainsi implicitement un éloge à ce qui venait de se passer. Observation analogue sur ces autres expressions : les puissances veulent donner un nouveau gage, etc. Enfin, pour exprimer plus clairement le sentiment qui portait la France à signer la nouvelle convention, M. Guizot désirait que, dans le préambule, on insérât ces mots : pour consolider l'empire ottoman. Croyez, ajoutait le ministre, que je comprends le mérite de ce que vous appelez le coup de théâtre de l'acceptation immédiate, et j'aurais voulu vous en donner le plaisir. Il n'y avait pas moyen... Tout bien considéré, nous n'avons point montré d'empressement à négocier. Nous avons attendu qu'on vînt à nous. Il nous convient d'être aussi tranquilles et aussi dignes quand il s'agit de conclure. M. de Bourqueney dut donc se remettre à l'œuvre. Après quelques jours de négociations difficiles, et malgré la très-vive résistance du plénipotentiaire russe, tous les mots, tous les tours de phrase qui blessaient la France furent supprimés ; l'addition qu'elle réclamait fut faite. Dans ce remaniement, les trois actes préparés furent réunis en deux : le protocole de clôture et la convention elle-même. Notre chargé d'affaires, heureux d'avoir réussi, s'attendait à recevoir, par retour du courrier, notre adhésion définitive.

La France avait en effet obtenu pleine satisfaction, et il semblait que tout fût enfin terminé. C'était compter sans lord Ponsonby. Pendant qu'à Londres on parvenait à lever les derniers obstacles à un accord, arrivaient d'Orient des nouvelles graves qui, une fois de plus, remettaient tout en suspens. Les négociations suivies en Angleterre depuis quelques semaines supposaient que la Porte, se conformant à la note du 31 janvier, concédait l'hérédité au pacha et que le conflit turco-égyptien était ainsi terminé. On savait en effet qu'un hatti-shériff était préparé dans ce sens à Constantinople. Mais, quand le texte en parvint à Paris, le 9 mars, il apparut tout de suite que, sous l'inspiration de l'ambassadeur d'Angleterre, l'hérédité avait été accompagnée de conditions qui la rendaient absolument illusoire : droit pour le sultan, à chaque vacance, de choisir, entre les héritiers mâles, celui qu'il voulait appeler au trône ; obligation pour le pacha de percevoir tous les impôts au nom de la Porte, d'après le mode fixé par elle, et d'en verser un quart au trésor de l'empire ; limitation à dix-huit cents hommes du chiffre de l'armée égyptienne, et nomination par le sultan de tous les officiers au-dessus du grade d'adjudant ; sans compter plusieurs autres règlements vexatoires destinés à bien montrer qu'on ne prétendait concéder au pacha et à sa race qu'un pouvoir absolument nominal. En même temps que ce document arrivait de Constantinople, les dépêches d'Alexandrie faisaient connaître que Méhémet-Ali, justement irrité, repoussait ces conditions et qu'il faisait entendre des menaces de guerre. Tous les enfants de l'Egypte sont maintenant revenus, — disait-il à notre consul, en faisant allusion au retour récent des débris de l'armée de Syrie, — c'est à eux de voir s'ils veulent perdre le fruit de tout ce que j'ai fait pour eux. Puis, s'adressant à un de ses généraux qui était présent : Tu es jeune, tu sais manier le sabre ; tu me verras encore le donner des leçons.

A Londres, la surprise fut grande. Les plénipotentiaires allemands étaient furieux de voir l'action commune des puissances ainsi impudemment contrariée par le représentant de l'une d'elles. Lord Palmerston essaya bien un moment de soutenir que le hatti-shériff était le meilleur arrangement possible[114] ; mais le mécontentement de ses collègues, les interpellations du parlement, les réclamations de ses alliés lui firent bientôt voir qu'en prenant à son compte ce nouveau tour de son ambassadeur, il se mettait dans une situation des plus fausses. Quant à M. Guizot, il conclut aussitôt de cet incident que les difficultés n'étaient pas aussi aplanies qu'on le croyait et que la question égyptienne n'était pas terminée. Mettez en panne, écrivit-il à M. de Bourqueney. Et il ajoutait : Notre situation, à nous, est invariable ; dans la conduite, l'attente tranquille ; dans le langage, la désapprobation mesurée, mais positive.

M. de Bourqueney ne prit pas facilement son parti de voir ajourner et compromettre le fruit de ses laborieuses négociations. Les plénipotentiaires allemands, qui n'avaient pas moins hâte d'en finir, persistaient à lui déclarer que le traité du 15 juillet était éteint, et que leurs gouvernements comptaient rester complètement étrangers à l'incident purement intérieur résultant des difficultés nouvelles élevées entre le sultan et le pacha. Lord Palmerston, avec un peu moins de précision, exprimait un sentiment analogue. Notre chargé d'affaires en concluait que les conditions exigées par nous se trouvaient toujours remplies et que nous pouvions signer. Il pressait vivement M. Guizot de le faire. Je ne puis pas, lui écrivait-il le 13 mars, me porter garant de maintenir intacte et de retrouver plus tard la situation qu'ont faite les derniers huit jours et que s'emploieront à défaire les arrière-pensées et les mauvaises passions, si nous leur laissons le temps de se retremper au foyer d'où elles partent... Brünnow compte encore que nous ferons aboutir les mauvaises pensées de la Russie... Le prince Esterhazy vous supplie de prendre la situation actuelle dans la plus sérieuse considération ; si l'avenir reste ouvert au chapitre des événements, il n'y a plus à répondre de quoi que ce soit.

Malgré tant d'insistance et d'alarmes, M. Guizot tint bon. A son avis, quelles que fussent les bonnes dispositions des plénipotentiaires, rien n'était terminé tant qu'il y avait en Orient une querelle entre le sultan et le pacha. Néanmoins, pour témoigner de son intention formelle d'adhérer au texte de la convention, sans prendre un engagement immédiat que les circonstances ne permettaient pas, il proposa, par lettre du 14 mars, d'apposer aux actes préparés le parafe des plénipotentiaires et d'ajourner la signature au moment où le nouvel incident survenu serait arrangé. C'était là plus qu'une prise ad référendum ; la transformation du parafe en signature serait obligatoire le jour où l'incertitude qui la faisait ajourner aurait disparu. La proposition de M. Guizot fut aussitôt acceptée. M. de Brünnow, qui avait tenté de retarder cette acceptation, sous prétexte d'en référer à Saint-Pétersbourg, dut céder à la pression des autres plénipotentiaires. Lord Palmerston, devenu fort empressé, réunit aussitôt la conférence, et, le 15 mars au soir, les actes étaient parafés.

Un grand passe trouvait fait. L'impression générale en Europe était que la crise se trouvait virtuellement terminée et qu'en présence de l'accord des puissances, la Porte ne saurait longtemps faire obstacle à la pacification définitive. Le Czar ressentait de ce dénouement une mortification qu'il ne pouvait entièrement cacher, mais dont M. de Nesselrode tâchait de contre-balancer l'effet par un langage conciliant. Lord Palmerston affectait de voir avec un entier contentement sanctionner la rentrée de la France dans le concert européen ; lord Melbourne se félicitait, dans la Chambre des lords, le 26 mars, que toute mésintelligence eût heureusement cessé, et le duc de Wellington disait : J'ai toujours déclaré, et le premier, qu'on ne ferait rien de solide sans la France. Mais c'était surtout à Vienne et à Berlin qu'on éprouvait un véritable soulagement d'avoir mis, par un acte solennel, la politique générale à l'abri des périls qui la menaçaient. M. de Metternich se plaisait à témoigner sa satisfaction à notre représentant ; après lui avoir indiqué comment le sultan serait obligé de faire droit aux réclamations du pacha : Au bout du compte, ajouta-t-il, toutes ces difficultés ne sont que de misérables détails ; l'affaire d'Orient n'en est pas moins finie dans sa partie européenne, la seule importante ; la partie égyptienne ou réglementaire ne peut manquer d'arriver aussi prochainement à une bonne solution. Quant au gouvernement français, il attendait, toujours ferme sur le terrain où il s'était placé, prêt à témoigner à l'Europe de sa loyauté et de sa modération conciliante, mais résolu à ne rien sacrifier de ce qu'il avait jugé essentiel à la dignité du pays.

 

XII

Si avancées que fussent les négociations, elles n'étaient pas terminées. Aussi M. Guizot ne jugeait-il pas l'heure encore venue de les soumettre aux Chambres. Usant d'un droit incontestable, il se refusait pour le moment à répondre à aucune question sur ce sujet. Jamais, d'ailleurs, une telle réserve n'avait été plus légitime, plus nécessaire. Depuis le commencement des affaires d'Orient, notre diplomatie n'avait déjà que trop souffert de s'être laissé envahir et dominer par les débats des Chambres et par les polémiques des journaux. L'un de nos plus clairvoyants diplomates, M. de Barante, sentait vivement ce mal, quand il écrivait à son fils, le 7 janvier 1841 : Notre politique, en se compliquant des jactances déclamatoires, s'est jetée dans le faux et a perdu toute habileté. Retirer tout doucement, par la gravité et la discrétion, les affaires extérieures de la fatale invasion de la tribune et de la presse est la tâche indispensable de tout ministre sensé[115].

L'opposition supportait impatiemment ce silence et cherchait une occasion de le faire rompre. Elle crut l'avoir trouvée avec les deux projets que la Chambre fut appelée à discuter en mars et en avril, l'un ratifiant les crédits extraordinaires que le précédent ministère avait ouverts par ordonnances sur le budget de 1840 pour armer la France, l'autre ouvrant des crédits supplémentaires sur le budget de 1841 pour continuer ces armements. Ce fut à propos du second de ces projets, dans la séance du 13 avril, que se fit le grand effort. Réunissant les indices que leur fournissaient les faits publics, les bruits de presse et leurs renseignements personnels, les adversaires du cabinet prétendaient que les négociations étaient terminées, que les faits étaient consommés, mais qu'on n'osait pas les avouer à la Chambre et au pays. Vivement engagée par M. Billault, l'attaque fut soutenue par M. Thiers, qui prit deux fois la parole. Que voulait-il donc ? Ancien ministre lui-même, il ne pouvait ignorer qu'un ministre a le droit de refuser le débat sur une négociation en cours ; il ne pouvait non plus se flatter sérieusement de forcer un orateur aussi expérimenté que M. Guizot à dire ce qu'il avait résolu de taire. Voulait-il profiter de ce que le gouvernement n'était pas en mesure de rétablir la vérité des faits, pour les présenter sous un jour défavorable, et prévenir d'avance l'opinion contre l'issue inévitable de cette crise ? En tout cas, il y mit une extrême passion. Jamais encore il n'avait été si personnellement agressif contre M. Guizot, et parfois ses arguments tournaient presque en injure.

Faisant à sa façon l'exposé de ce qu'il prétendait avoir été la conduite diplomatique du cabinet, M. Thiers lui reprocha d'abord de n'avoir pas pu obtenir que le pacha restât souverain de l'Egypte, car, disait-il, le pacha n'est plus rien, vous le savez comme moi ; il l'accusa ensuite de n'avoir même pas osé maintenir la paix armée. — Une grande négociation, ajoutait-il, s'est faite sans vous et contre vous ; on vous demandait d'y rester étranger jusqu'au bout ; on vous demandait d'avoir au moins la dignité de ne pas venir, par votre assentiment, par un acte quelconque de votre part, réaliser vous-même cette espérance offensante que vous aviez entrevue sur le visage ironique du ministre d'Angleterre, cette espérance qu'après un peu d'humeur, la France finirait par se rendre et par se déclarer satisfaite. Je crois bien que vous n'avez pas poussé la résignation jusqu'à dire en termes formels que vous étiez satisfaits ; mais, si votre langage n'a pas dit que vous l'étiez, votre conduite le signifie. Et alors il s'écriait, comme ne pouvant contenir son indignation méprisante : Je n'attendais rien de vous, je le dis hautement : eh bien, vous avez dépassé mon attente. (Bruit.) Vous avez dépassé celle de vos ennemis... (Longue interruption.) Oui, vous avez dépassé celle de tout le monde. Et plus loin, après avoir affirmé que le gouvernement était rentré par un acte vain, sous le coup de la peur, dans le concert européen, il ajoutait : Si la France est arrivée à ce point qu'elle ne peut pas, sans être menacée, dire qu'elle refuse sa signature à un acte, si la France en est là, elle a fait plus de pas en quatre mois, dans cette échelle descendante de sa politique, que je ne lui en ai vu faire depuis quatre ans. M. Thiers terminait ainsi son second discours : Je respecte un légitime orgueil dans un homme tel que vous. Je comprends que vous vous soyez flatté d'obtenir des concessions que nul autre n'aurait obtenues ; je le comprends. Mais cela ne vous est plus permis, monsieur le ministre, cela ne vous est plus permis, depuis que les puissances ont infligé à votre caractère ce hatti-shériff qui, à votre face, détruit de fond en comble la souveraineté de ce vice-roi que la France avait couvert de son égide. Depuis ce jour-là, tout orgueil de votre part serait déplacé, il serait ridicule. Une telle violence dépassait le but ; elle trahissait trop l'animosité personnelle, et la majorité en fut plus choquée qu'ébranlée.

Certes, la tentation dut être grande, pour M. Guizot, de répondre par les faits réels à ces suppositions malveillantes, de montrer que, loin d'avoir consenti à sacrifier les droits du pacha sur l'Egypte, il avait au début refusé d'entrer en pourparlers tant que l'Egypte était menacée, et que maintenant il refusait de rien signer jusqu'à l'établissement définitif de l'autorité héréditaire du pacha ; que, loin de s'être déclaré satisfait du traité du 15 juillet, il avait veillé avec autant de sollicitude que de fermeté à écarter tout ce qui pouvait paraître une participation à cet acte, une acceptation de ses conséquences, une reconnaissance de son existence ; enfin que, loin d'avoir été empressé à rentrer dans le concert européen, il s'était montré si exigeant, si méticuleux pour tout ce qu'il estimait importer à la dignité de la France, que ses agents inquiets l'avaient supplié de se montrer plus coulant. Mais le ministre résista à cette tentation. Il se borna à déclarer qu'une négociation s'était engagée pour faire reprendre à la France, dans les affaires d'Orient, une place convenable sans l'associer à des actes auxquels elle n'avait pas cru devoir concourir, et pour consolider en Europe la paix générale sans porter à la dignité, aux intérêts particuliers et à l'indépendance de la politique de la France, aucune atteinte ; il ajouta qu'il espérait un résultat favorable et prochain ; mais qu'il n'y avait rien de définitivement conclu, et qu'il risquerait de compromettre cette négociation en acceptant la discussion à laquelle on l'invitait. Vainement l'insistance de l'opposition l'obligea-t-elle à monter à trois reprises à la tribune, il ne se laissa pas entraîner sur le terrain où il ne voulait pas mettre les pieds. Nous n'avons jamais éludé la discussion, dit-il avec un accent de fermeté hautaine ; nous avons accepté les devoirs les plus rudes, les devoirs qui nous ont obligés à lutter contre une portion de nos amis et ceux qui ne nous engageaient que contre nos adversaires ; nous les avons acceptés les uns et les autres ; nous les remplirons jusqu'au bout, et vous ne me ferez pas parler plus tôt que je ne le jugerai convenable aux intérêts du pays, pas plus que vous ne me ferez dévier un moment de la ligne de conduite que nous avons adoptée. Aux suppositions perfides de son contradicteur, il répondit d'un mot que, dans les assertions de M. Thiers, il y avait beaucoup et de graves inexactitudes. Chaque fois, du reste, qu'on l'obligeait ainsi à parler, il ne se faisait pas faute, comme par de légitimes représailles, de prendre à son tour l'offensive contre la politique belliqueuse de son adversaire, sûr de toucher ainsi une des cordes sensibles de la majorité.

Celle-ci était d'autant moins bien disposée pour M. Thiers que les lois en discussion attiraient alors son attention sur ce qu'on pouvait appeler la carte à payer de la politique du 1er mars. Ce n'étaient pas seulement les deux lois sur les crédits supplémentaires de 1840 ou de 1841, crédits s'élevant à 330 millions et mettant en déficit considérable les budgets de. ces deux années. C'était aussi la loi de finances qui présentait le budget de 1842 avec un découvert de 115 millions[116]. C'était enfin une loi de travaux publics qui comprenait, outre 220 millions de travaux civils, 276 millions de travaux militaires ou maritimes, tels que fortifications, ports de guerre, établissements d'artillerie, casernements. Tout cela formait un total énorme, et, sans faire certaines distinctions qui eussent été équitables, beaucoup de gens se plaisaient à l'imputer en entier à M. Thiers. On en venait à dire dans les journaux et même à la tribune que sa politique coûtait un milliard à la France[117].

Le ministère du 29 octobre, sans s'approprier toutes ces assertions, n'était pas fâché de les voir porter à la tribune et laissait volontiers ses prédécesseurs aux prises avec ceux qui leur demandaient compte de la fortune publique compromise. S'il présentait les demandes de crédit, se chargeant ainsi de faire ratifier ou de continuer les dépenses engagées, il n'en dissimulait pas les gros chiffres, comme fait d'ordinaire tout gouvernement qui demande de l'argent ; au contraire, il les étalait avec une franchise qui n'était pas sang malice, M. Humann entre autres, de fort méchante humeur d'avoir reçu une situation financière si endommagée, ne manquait pas une occasion d'en renvoyer la responsabilité au ministère précédent. Un pays qui vient d'être surexcité, disait-il, ne se calme pas d'un jour à l'autre ; les erreurs des jours d'exaltation pèsent longtemps sur ses finances. Un autre jour, il faisait un tableau fort sombre des charges qu'on avait accumulées sur le pays, puis il s'écriait, en se tournant vers M. Thiers et ses amis : Vainement essayez-vous de rejeter sur vos successeurs ces conséquences dévorantes. Vous n'abuserez pas le pays : il sait que nous liquidons le passé, et que ce n'est pas à nous qu'il faut imputer les sacrifices que cette liquidation lui impose.

M. Thiers n'était pas homme à rester sous le coup de ces accusations. Il se défendait sur tous les points avec une habile vivacité, mettant de l'esprit, du mouvement et de la colère jusque dans l'arithmétique ; quand il sentait que quelques gros chiffres ou quelques procédés arbitraires étaient difficiles à faire passer, il s'en tirait en faisant appel à l'orgueil national. Si vous voulez rester puissance de premier ordre, s'écriait-il, il vous faut un état militaire considérable. Permettez-moi de le dire dans l'intérêt du pays : on parle d'illusions ; mais la plus grande de toutes, c'est de vouloir être grande puissance et de ne pas faire les efforts suffisants pour l'être. Je sais bien que ces vérités sont désagréables à entendre ; mais il faut avoir le courage de les répéter sans cesse, pour que le pays les comprenne. Oui, il faut faire de grands efforts, ou devenir modestes. Si vous voulez rester la grande nation, — rester, c'est trop dire ! — si vous voulez le redevenir, il faut vous décider à de grands efforts ! M. Thiers s'attacha surtout à se décharger du fameux milliard sous lequel on voulait l'accabler. Ce fut vraiment un spectacle curieux que de le voir prendre en main ce milliard, puis, après l'avoir manié, décomposé de toute façon, le présenter réduit à 189 millions, seule somme qu'il consentît à laisser mettre au compte de son administration. L'accusation à laquelle il répondait était exagérée : sa défense d'autre part prétendait trop prouver. Sans doute, parmi les dépenses comprises dans ce milliard, s'il en était d'absolument stériles, prix des fautes et des entraînements de la politique du Ier mars, d'autres, telles que certaines réfections de matériel, mises en état ou constructions de places fortes, pouvaient être regardées comme la réparation nécessaire, urgente, de longues négligences antérieures. A ce point de vue, on conçoit donc que M. Thiers fît deux parts dans le milliard. Seulement, il réduisait trop la sienne. Si respectable que fût déjà le chiffre de 189 millions, les erreurs de sa politique avaient coûté plus cher encore à la France. D'ailleurs, même pour les dépenses utiles qu'on avait eu le tort de ne pas faire avant 1840, M. Thiers n'était-il pas pour quelque chose dans la simultanéité coûteuse avec laquelle elles venaient d'être engagées et devaient être poursuivies. Entreprises successivement, en choisissant l'époque favorable, sans là préoccupation d'un danger immédiat, ces dépenses n'eussent-elles pas été moins fortes et l'équilibre budgétaire moins dérangé ? Peut-être répondra-t-on que, sans un péril pressant, on eut difficilement trouvé un ministère capable de prendre une telle initiative et que les négligences se fussent indéfiniment prolongées.

Si l'on peut, du reste, discuter sur la mesure des responsabilités de M. Thiers, il est du moins un fait incontestable, c'est le contraste de la situation financière qu'il a laissée à ses successeurs avec celle qu'il avait reçue de ses prédécesseurs. Rarement la fortune publique avait été en aussi bon état qu'au commencement de 1840. Le budget de 1839 s'était soldé, avec tous ceux qui le précédaient, par un excédant de recettes d'environ quinze millions. La liquidation de la révolution de Juillet était bien complètement terminée, et toute trace avait disparu des 900 millions de charges extraordinaires qui en avaient été la conséquence[118]. La dette publique avait été ramenée par l'amortissement au chiffre de 1830. Le 5 pour 100 était monté à 119 francs et le 3 pour 100 à 86 francs. On pouvait évaluer, pour l'avenir, à 80 millions, toutes les charges ordinaires payées, l'excédant réel des ressources de chaque exercice, excédant disponible pour les grands travaux. Après le ministère du 1er mars quel changement ! Les déficits prévus des budgets de 1840, de 1841 et de 1842 sont évalués à environ 500 millions, auxquels il faut ajouter les 534 millions de dépenses votées pour les grands travaux militaires et civils. C'est donc un découvert de plus d'un milliard auquel on doit faire face. Les réserves de l'amortissement et les accroissements de revenus qui devaient, dans les combinaisons antérieures, fournir le gage des grands travaux publics, étant absorbés et au delà par les déficits, force est de recourir pour ces travaux à un emprunt de 450 millions ; or la crise avait atteint le crédit public : le 5 pour 100, naguère à 119 francs, était tombé presque au pair à la fin du ministère du 1er mars ; et, si les cours se sont relevés avec le cabinet du 29 octobre, ils sont loin d'avoir regagné tout ce qu'ils avaient perdu. Aussi quand, le 18 septembre 1841, on émettra en 3 pour 100 la première partie de l'emprunt, devra-t-on se contenter du cours modeste de 78 fr. 52 c. L'emprunt, les réserves de l'amortissement, les accroissements probables de revenus ne suffisaient pas pour faire face aux découverts : à défaut d'impôts nouveaux, le ministre des finances voulut faire rendre davantage aux impôts existants, et ordonna, dans ce dessein, un recensement général des propriétés bâties, des portes et fenêtres et des valeurs locatives ; on verra plus tard quels incidents devait provoquer ce recensement. Toutes ces mesures, du reste, n'étaient que des palliatifs incomplets, et notre situation financière devait rester longtemps embarrassée. La liquidation de la crise de 1840 était plus lourde encore que n'avait été celle de la révolution de 1830.

 

XIII

Les Chambres se séparèrent le 25 juin, après le vote des diverses lois financières, sans que le gouvernement eût été en mesure de leur soumettre le résultat définitif des négociations. M. Guizot en était contrarié ; il écrivait peu auparavant à M. de Barante : La session finit. Je ne crois pas que nos affaires de Londres soient assez conclues avant son terme, pour que je puisse avoir encore, à ce sujet, une explication à la tribune. Je le regrette ; j'aime beaucoup mieux m'expliquer à la tribune que dans les journaux. Mais il n'y aura probablement pas moyen[119]. Quels événements avaient donc encore retardé, pendant plusieurs mois, la solution que naguère l'accord des puissances faisait croire si prochaine ? C'était un nouveau coup de lord Ponsonby. Vers le milieu de mars, au moment même où, à Londres, les plénipotentiaires échangeaient leurs parafes, à Constantinople, l'ambassadeur d'Angleterre, consulté officiellement par la Porte sur la conduite à suivre envers Méhémet-Ali, répondait, sans tenir aucun compte des volontés de la conférence, que le pacha ne s'était pas réellement soumis et que le sultan n'avait pas dès lors à négocier avec un sujet rebelle. Les autres ambassadeurs avaient été également consultés ; mais, intimidés par la résolution passionnée de leur collègue, ils n'avaient fait qu'une réponse embarrassée et dilatoire. A cette nouvelle, grande fut l'irritation de M. de Metternich. Il écrivit à son internonce à Constantinople d'insister pour que le hatti-shériff fût modifié dans le sens d'une hérédité réelle concédée au pacha : il lui ordonnait de faire cette démarche, de concert avec les autres ambassadeurs s'ils y consentaient, seul s'ils s'y refusaient, et, dans ce dernier cas, de déclarer que Sa Majesté Impériale regarderait comme épuisée, pour sa part, la tâche dont elle s'était chargée par les engagements du 15 juillet, et qu'elle se considérerait, dès lors, comme rendue à une entière liberté de position et d'action.

Cette difficulté imprévue confirma M. Guizot dans sa résolution d'ajourner toute signature. De Londres, les plénipotentiaires, effrayés et impatients d'en finir, le faisaient supplier d'accepter, sous une forme quelconque, leur déclaration que le traité du 15 juillet était définitivement éteint et que les quatre puissances renonçaient à exercer une action sur le pacha ; les diplomates autrichiens disaient à M. de Bourqueney, qui, pour son compte, était un peu troublé de ces avertissements : Prenez garde, à Paris, de servir par vos délais la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg, qui ne veut pas du traité général à cinq, et celle de lord Palmerston, qui ne se laisse arracher qu'avec une extrême répugnance la tutelle de l'Orient à quatre, car c'est la sienne. Malgré tout, M. Guizot tenait bon. Je connais trop bien ma situation parlementaire, disait-il à M. Bulwer, le 16 avril ; je ne pourrais pas faire ce qu'on me demande, si j'y étais disposé. Il écrivait à M. de Bourqueney, le 19 : L'abdication de Londres ne nous tirerait pas d'embarras, car elle laisserait toute chose dans l'incertitude et la confusion. Ni le pacha ni le sultan ne voudraient plus finir, et nous serions, l'Europe et nous, à la merci de je ne sais quelle lubie de je ne sais qui. Je comprends que cette situation déplaise. C'est précisément parce qu'elle déplaît qu'on fera ce qu'il faut pour y mettre un terme. Et, le 22 avril, il ajoutait dans une dépêche officielle : Résolus comme nous le sommes, et comme nous devons l'être, à demeurer complètement étrangers au traité du 15 juillet, nous ne pouvons penser à sortir de l'isolement dans lequel il nous a placés, que lorsque nous ne pourrons plus craindre que des conspirations nouvelles, suscitées par des difficultés auxquelles les puissances n'ont pu donner encore une solution définitive, ne les forcent, malgré elles, à reprendre sous une forme quelconque le système d'intervention auquel nous n'avons pas voulu nous associer.

Il semblait donc qu'on fût plus loin que jamais d'une solution. Mais, pendant ce temps, les menaces de M. de Metternich avaient produit leur effet à Constantinople ; le 29 mars, le sultan retirait la direction des affaires étrangères à Reschid-Pacha, compromis par sa docilité envers lord Ponsonby, et la donnait à Riffat-Pacha, ancien ambassadeur en Autriche. Le premier acte du nouveau ministre était de demander à la conférence de Londres son avis sur les modifications à faire subir au hatti-shériff. Bientôt même, et sans attendre l'arrivée de cet avis, que la faiblesse des plénipotentiaires allemands, la mauvaise humeur de lord Palmerston et l'hostilité de M. de Brünnow devaient, du reste, rendre assez équivoque, le gouvernement ottoman prenait le parti, le 19 avril, de changer les conditions imposées au pacha : l'hérédité par ordre de primogéniture était substituée au choix par le sultan ; la nomination des officiers était abandonnée au pacha jusqu'au grade de colonel inclusivement ; le tribut devait consister en une somme fixe réglée de gré à gré. Lord Ponsonby avait lutté jusqu'au bout pour empêcher ces concessions, mais il avait été vaincu.

M. de Metternich était fier de sa campagne : se tournant aussitôt vers nous, il nous demanda, comme prix du service qu'il venait de rendre à notre client, de ne pas tarder plus longtemps à transformer en signature définitive le parafe des actes préparera Londres. Si la signature allait être refusée, disait-il à M. de Sainte-Aulaire, je resterais fort compromis aux yeux de tous, par la responsabilité morale que j'ai assumée. J'ose dire que l'on me doit de ne pas me jouer ce mauvais tour... Il ne faut pas demander ou attendre ce que Méhémet-Ali pensera des nouvelles concessions de la Porte... Il témoignera d'autant moins d'empressement à accepter qu'on lui laissera l'idée qu'il peut encore tout arrêter par sa résistance... Dépêchons-nous de tirer une ligne entre le passé et l'avenir. Mon Dieu ! il est bien impossible que des difficultés ne surgissent pas quelque jour : on ne bâtit pas pour l'éternité ; mais il ne faut pas les laisser se compliquer du passif de l'ancienne affaire ; quand elles se présenteront, on se concertera ; chacun sera libre dans ses mouvements ; ce sera une affaire nouvelle et non plus la continuation de celle que nous venons de régler... J'ai bonne confiance que M. Guizot partagera mon sentiment et qu'il ne se refusera pas à déclarer fini ce qui est fini.

Le 16 mai, aussitôt après avoir connu les modifications du hatti-shériff et reçu les communications de M. de Metternich, M. Guizot écrivit à M. de Bourqueney : Nous n'avons plus aucune raison de nous refuser à la signature définitive. Les modifications apportées sont les principales qu'ait réclamées Méhémet-Ali ; ce qui reste encore à débattre est évidemment d'ordre purement intérieur et doit se régler entre le sultan et le pacha seuls. Notre gouvernement croyait, d'ailleurs avec raison, que c'était dans ce tête-à-tête, et non dans la prolongation de l'intervention européenne, que le pacha devait chercher et avait chance de trouver une revanche. Dès le 27 avril, avant même d'avoir su les modifications du hatti-shériff, M. Desages, le confident et le collaborateur de M. Guizot, écrivait au comte de Jarnac, alors gérant ad intérim le consulat général d'Alexandrie : Le premier des intérêts du pacha est que la conférence soit irrévocablement dissoute ; et, dût-elle lui refuser une partie de ce qu'il demande, il devrait encore se hâter de répondre amen, pour être débarrassé des ingérences collectives de l'Europe dans ses rapports avec Constantinople. C'est sur ce dernier théâtre qu'il doit désormais travailler et refaire sa position, à l'aide de ces moyens qu'il lui coûte tant aujourd'hui d'avoir négligés ou méconnus depuis huit ou dix ans. Acheter et caresser le sultan, ses entours et, par là, faire les ministres, c'est ce à quoi, en son lieu et place, je m'appliquerais sans relâche. Cela n'est pas si cher qu'on pourrait le croire[120]. M. Desages avait ajouté, pour mettre en garde le pacha contre certaines illusions : Si les modifications au hatti-shériff nous paraissent convenables, nous tiendrons l'affaire pour terminée et nous passerons outre à la signature définitive de la convention relative aux détroits, sans attendre le bon plaisir de Méhémet-Ali. Nous ne recommencerons pas 1839 et 1840, c'est-à-dire que nous ne ferons pas dépendre nos déterminations des arrière-pensées, des finesses, des volontés ou des vœux du vice-roi. Je vous expose cela un peu crûment, parce que nous avons cru remarquer, à la lecture de vos derniers rapports, que Méhémet-Ali spéculait toujours, au fond, sur notre résistance à accepter comme clôture complète et définitive ce qu'il n'aurait pas accepté préalablement comme tel[121].

Du moment où la France était disposée à signer, il semblait qu'il n'y eût plus qu'à procéder à cette formalité, et, dans cette pensée, la conférence de Londres chargea lord Palmerston d'inviter notre représentant à se procurer les pouvoirs nécessaires. Convoqué, le 24 mai, au Foreign-Office, M. de Bourqueney s'y rendit, convaincu qu'il avait seulement à prendre jour pour la signature. Quel ne fut pas son étonnement en entendant alors le ministre anglais, distinguer entre son opinion personnelle et celle de la conférence, déclarer que, suivant son opinion personnelle, le traité du 15 juillet n'était pas éteint dans toutes ses conséquences possibles, et annoncer qu'en cas de résistance du pacha aux conditions nouvelles de la Porte, les quatre puissances signataires seraient dans la nécessité de faire quelque chose pour en déterminer l'acceptation ! — Mais alors, la condition mise par la France à sa signature n'est pas réalisée, dit M. de Bourqueney. — Lord Palmerston se hâta d'en convenir, en homme qui paraissait n'avoir parlé que pour provoquer cette conclusion.

La soirée ne s'était pas écoulée que le résultat de cet entretien était connu dans le monde diplomatique et y causait une vive émotion. Les plénipotentiaires allemands fulminaient contre lord Palmerston, ne reconnaissant dans son langage ni l'expression de leur pensée, ni l'accomplissement du mandat que la conférence lui avait donné, et s'indignant de la légèreté avec laquelle il disposait de leurs cabinets. Leurs collègues à Paris ne témoignaient pas moins d'humeur, et cherchaient quels pouvaient être le mobile et le dessein du ministre anglais : le comte Apponyi voyait là un accès de jalousie contre le prince de Metternich ; le baron d'Arnim soupçonnait quelque secret désir de tenir encore l'Orient en trouble et l'Europe en alarme. Mêmes impressions à Vienne et à Berlin. Dans cette dernière ville, M. de Werther, ministre des affaires étrangères, disait à notre chargé d'affaires : Que voulez-vous que nous fassions vis-à-vis d'un homme intraitable qui n'écoute aucun raisonnement, qui ne cède qu'à son humeur plus ou moins mauvaise et ne prend conseil que de ses préventions ? Dans ma conviction, la soumission même du pacha ne ramènera pas lord Palmerston. Je ne sais quel prétexte d'ajournement il trouvera ou il inventera, mais vous verrez qu'il saura créer de nouveaux obstacles.

M. Guizot, non moins surpris que les cabinets allemands, ne montra pas le même trouble : il reprit aussitôt, avec un sang-froid résolu, son attitude expectante, et refusa de signer tant que les doutes élevés par lord Palmerston ne seraient pas dissipés et que la conférence ne serait pas unanime à déclarer l'affaire turco-égyptienne définitivement terminée. A un certain point de vue, d'ailleurs, ces lenteurs ne lui déplaisaient pas. Pour nos relations avec les Chambres, le public, la presse, écrivait-il à M. de Sainte-Aulaire le 7 juin, elles ont plus d'avantage que d'inconvénient. Plus il est évident que nous n'avons ressenti ni témoigné aucun empressement, meilleure sera notre position le jour où nous discuterons tout ce que nous aurons dit et fait. Sans récriminer contre personne, notre ministre avait bien soin de faire en sorte que toute la responsabilité de l'incident retombât sur lord Palmerston. Je constate avec vous, disait-il au chargé d'affaires d'Angleterre, que ce n'est pas le gouvernement français qui retarde la signature de la convention ; c'est le cabinet britannique. Le chef du Foreign-Office ne laissait pas que d'être fort embarrassé de voir mettre ainsi en lumière la responsabilité qu'il avait dans ce nouveau retard. Son humeur en devenait de jour en jour plus chagrine, sa conversation plus aigre, ses communications plus agressives contre la France.

Il semblait que ce fût aux plénipotentiaires allemands de contraindre lord Palmerston à en finir. L'œuvre était au-dessus de leur courage. Parlant très-mal du personnage quand celui-ci n'était pas là, ils n'osaient lui tenir tête en face. Ils projetaient des notes, les rédigeaient, puis, au moment de les signifier, y renonçaient par crainte de provoquer un éclat de la part de leur irritable allié. Ils se rejetaient alors sur une démarche verbale ; mais, quand ils sortaient de l'entretien, ils se trouvaient n'avoir à peu près rien dit. En fin de compte, ils attendaient des événements la solution qu'ils ne se sentaient pas l'énergie d'imposer.

Jusqu'où la patience des deux cabinets allemands aurait-elle laissé cours aux caprices de lord Palmerston ? Heureusement, pendant ce temps, Méhémet-Ali, trompant l'espérance malveillante de lord Ponsonby[122] et se rendant aux conseils pressants du gouvernement français[123], apportait à cette Europe qu'il avait si longtemps troublée, la pacification que celle-ci semblait incapable d'opérer elle-même : il se décidait à accepter le hatti-shériff modifié, sauf à discuter ultérieurement le chiffre du tribut, qui n'était pas d'ailleurs fixé dans le document lui-même. Le 10 juin au matin, entouré de ses principaux officiers, il reçut les envoyés ottomans, prit de leurs mains le décret impérial, le porta à ses lèvres et à son front. Lecture en fut faite à haute voix, et des salves de canon annoncèrent à la population la fin du conflit oriental.

La nouvelle de cet événement, arrivée en France le 28 juin, ne laissait plus place aux chicanes de lord Palmerston. Celui-ci, du reste, devait alors avoir l'esprit ailleurs. Le ministère whig avait été mis en minorité, la Chambre des communes dissoute, et tous les indices faisaient prévoir la victoire électorale des tories[124]. Mais rien ne pouvait distraire lord Palmerston de son animosité hargneuse contre la France : à ce moment même, il trouvait moyen, en discourant devant ses électeurs de Tiverton, de faire une sortie contre l'inhumanité de notre armée d'Afrique[125]. Tout moribond que fût son pouvoir ministériel, il voulut l'employer à retarder le plus possible la solution de la crise européenne, et se refusa à rien signer tant qu'il n'aurait pas reçu par ses propres agents la confirmation des nouvelles d'Alexandrie. Attendait-il quelque frasque de lord Ponsonby ? Ou bien espérait-il que le baron de Bülow, rappelé par son gouvernement pour aller présider la diète de Francfort, ne pourrait pas attendre le jour de la signature, et qu'ainsi de nouveaux pouvoirs étant nécessaires pour son successeur, un délai s'ensuivrait ? Mais M. de Bülow prit le parti de rester jusqu'à l'arrivée des dépêches anglaises, et lord Ponsonby, cette fois impuissant, fut réduit à expédier à Londres, avec un laconisme qui trahissait sa méchante humeur, l'annonce de cette pacification dont il avait voulu douter jusqu'à la dernière heure. Lord Palmerston ne pouvait plus, dès lors, prolonger sa résistance. Le 13 juillet, les deux actes préparés et parafés quatre mois auparavant, — le protocole de clôture de la question égyptienne et la convention des détroits, — furent définitivement signés, le premier par les représentants de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse, de la Russie et de la Turquie, le second, par ces cinq plénipotentiaires et par celui de la France.

 

XIV

A la nouvelle de cette signature tant désirée et si longtemps retardée, grande fut la joie à Vienne et à Berlin. On avait eu très-peur et on jouissait d'être rassuré. Il y a trente ans, disait M. de Metternich, que je ne me suis vu en une telle tranquillité d'esprit[126]. A Saint-Pétersbourg, le Czar était au fond mortifié, sans le laisser trop voir ; mais M. de Nesselrode se félicitait sincèrement d'être débarrassé d'une affaire difficile et inquiétante[127]. En Angleterre, les esprits étaient absorbés par la lutte électorale, qui tournait de plus en plus à l'avantage des tories ; ce qui n'empêchait pas lord Palmerston de continuer sa guerre contre la France ; pour se consoler de n'avoir pu empêcher la signature de la convention du 13 juillet, il tâchait de rendre cette convention déplaisante à l'opinion française. Tout s'est accompli comme on l'avait annoncé, faisait-il dire dans ses journaux, et l'Europe a prouvé que, quand elle veut se passer de la France, elle le peut sans danger. Désormais le statu quo oriental, tel que l'a réglé le 15 juillet, est pour tout le monde un point de départ reconnu et consacré... Certaines feuilles françaises prétendent voir dans la convention du 13 juillet un succès et un sujet d'orgueil pour la France. Ces feuilles devraient se souvenir que la France a fait des remontrances contre le traité de juillet, qu'elle a armé, qu'elle a crié, et qu'elle n'a rien fait de plus. Aujourd'hui, elle se présente, accepte les faits accomplis et s'efforce d'entrer dans le char de la Sainte-Alliance. C'est bien ; mais ce qu'un ministre de France aurait de mieux à faire dans une telle situation, ce serait de se taire. A cette impertinence voulue et perfidement destinée à fournir des arguments à M. Thiers et à ses amis, il y avait une réponse facile à faire : si la signature de la convention du 13 juillet était aussi humiliante pour notre pays, comment le chef du Foreign-Office s'était-il jusqu'à la dernière heure donné tant de mal pour l'empêcher ?

Qu'importent, après tout, les sentiments plus ou moins affectés de lord Palmerston ? Considérons les choses au seul point de vue delà France. Tout d'abord la convention des détroits en elle-même était-elle aussi insignifiante qu'on voulait bien le dire ? Si l'interdiction qu'elle formulait était depuis longtemps une règle de l'empire ottoman, il n'était pas sans intérêt de voir les puissances délibérer en commun sur un pareil sujet : on marquait ainsi clairement que la Turquie était soustraite à l'espèce de suzeraineté exclusive établie au profit de la Russie par le traité d'Unkiar-Skelessi et qu'elle se trouvait placée sous le protectorat de toutes les grandes puissances. Tel était, on s'en souvient, le but principal qu'à l'origine de la crise le gouvernement français avait donné à sa politique. Nous devions donc nous féliciter de l'avoir atteint. Il est vrai que, par la suite, ce but avait été un peu perdu de vue ; il avait été rejeté au second plan par la question égyptienne et par le désaccord dont cette dernière question avait été l'occasion entre la France et les autres puissances. C'était donc surtout en tant qu'ils prononçaient la clôture du conflit entre le sultan et le pacha et mettaient fin à notre isolement, que les actes du 13 juillet fixaient l'attention du public.

A ce point de vue, force était bien de reconnaître que le pacha ne sortait pas de cette crise avec l'empire grandiose que nous avions à l'origine rêvé pour lui, ni même avec le domaine qu'avant le 15 juillet nous avions été plusieurs fois en mesure de lui obtenir. Il subissait les conséquences inévitables de ses revers militaires et de nos erreurs diplomatiques. Mais enfin nous avions su limiter son échec ; il conservait l'Egypte et en acquérait l'hérédité. C'est à nous qu'il le devait ; c'est la politique pacifique du ministère du 29 octobre qui, par un mélange habile de modération et de fermeté, de patience et de sang-froid, en se conciliant les uns et en s'imposant aux autres, avait préservé l'Egypte, mise sérieusement en péril par l'effondrement de l'armée du pacha et par l'acharnement du cabinet anglais. Si M. Guizot n'avait pu supprimer le traité du 15 juillet, qui était, au moment de son entrée au pouvoir, matériellement exécuté, il avait du moins arrêté le mal au point même où il l'avait trouvé accompli. Il avait empêché l'Europe de franchir les bornes posées par la note du 8 octobre 1840. L'essentiel était sauf, comme devaient le prouver les événements qui ont suivi. La puissance de Méhémet et de sa famille, ainsi concentrée dans des limites naturelles, gagnait en solidité ce qu'elle perdait en étendue. Si des événements récents ont singulièrement ébranlé le pouvoir des descendants de Méhémet-Ali, la dynastie fondée par lui n'en règne pas moins encore au Caire. Qui pourrait affirmer que l'empire tout artificiel et superficiel dont le pacha avait un moment reculé les frontières jusqu'au pied du Taurus aurait eu la même durée ? Que serait-il devenu, une fois aux prises avec les révoltes des populations, les ressentiments de la Turquie, l'hostilité de l'Angleterre et les charges d'un état militaire supérieur à ses moyens ? Ajoutons que la France gardait son patronage sur cette terre d'Egypte dont les politiques clairvoyants devinaient déjà, même avant le percement de l'isthme de Suez, la grande importance politique, stratégique et économique. Que ne donnerait-elle pas aujourd'hui pour avoir encore dans cette région la situation que la monarchie avait su lui conserver en 1841, même au sortir d'une crise malheureuse et difficile ?

La question européenne était résolue en même temps que la question égyptienne. Les actes du 13 juillet 1841 dissolvaient l'espèce de coalition que le traité du 15 juillet 1840 avait formée sinon contre la France, du moins en dehors d'elle ; ils empêchaient que cet accident ne devînt un état normal et permanent.-Notre rentrée dans le concert des puissances n'était pas triomphale. Comment eût-elle pu l'être après ce qui s'était passé ? Mais elle était honorable. Au vu de tous, nous n'y avions consenti qu'en nous faisant prier parles autres cabinets, embarrassés de notre absence, inquiets de notre isolement armé, et en imposant des conditions qui avaient été rigoureusement accomplies. En même temps que cette fermeté sauvegardait la dignité nationale, notre sagesse pacifique effaçait peu à peu les suspicions si promptement et si vivement réveillées au dehors par l'agitation belliqueuse et révolutionnaire du ministère précédent ; et la sécurité ainsi rendue aux cours étrangères avait déjà pour effet de laisser se produire entre elles les divisions qui seules pouvaient fournir à notre politique l'occasion d'une revanche.

Sans doute, au début de cette affaire, de plus grandes ambitions s'étaient fait jour. En 1839, le fameux rapport de M. Jouffroy sur le crédit de 10 millions avait promis à l'orgueil national, soit en Orient, soit en Europe, des satisfactions bien autrement éclatantes. Mais c'était ce même M. Jouffroy qui, après la rude leçon des événements, écrivait à M. Guizot, vers la fin de 1841 : Nous nous sommes trompés, nous n'avons pas bien connu les faits ni bien apprécié les forces ; nous avons fait trop de bruit : c'est triste ; mais, la lumière venue, il n'y avait pas à hésiter. Vous avez fait acte de courage et de bon sens en arrêtant le pays dans une mauvaise voie. Quand une affaire a été mal engagée, on ne saurait se flatter d'en sortir vainqueur. C'est déjà beaucoup d'en sortir indemne, en ayant écarté tous les périls, en ayant sauvegardé les intérêts essentiels et la dignité de la nation. Les généraux qui, recevant une situation compromise, savent réparer les échecs subis avant eux, ou même seulement empêcher qu'ils ne s'étendent, font une œuvre plus ingrate, mais non moins salutaire que ceux qui ont l'heureuse chance de gagner des batailles.

Cette œuvre de réparation, le ministère avait eu à l'entreprendre ailleurs que dans la politique étrangère. A côté de la crise extérieure, et se mêlant à elle par plus d'un point, existait une crise intérieure. Nous ne parlons pas seulement du désordre matériel, un moment menaçant sous le cabinet précédent et promptement réprimé par ses successeurs. Nous faisons surtout allusion à cette sorte de maladie parlementaire qui avait précédé les complications internationales et contribué à les foire naître. Une partie des fautes diplomatiques de 1840 n'a-t-elle pas, en effet, son origine dans la coalition de 1839 ? Les symptômes de cette maladie ne nous sont que trop connus : décomposition des partis, absence d'une majorité, instabilité ministérielle, méfiance à l'égard de la légitime action de la royauté. Sur tous ces points, le ministère, bien qu'obligé parfois à des ménagements et empêché de procéder par coup d'éclat, a fait constamment effort pour remédier au mal, et il a obtenu d'importants résultats. N'en est-ce pas un que d'avoir duré et de s'être affermi, en dépit des prophètes qui, à ses débuts, lui accordaient à peine trois mois de vie ? que d'avoir su trouver et garder une majorité dans cette assemblée issue de la coalition et depuis lors soumise à tant d'influences dissolvantes ? que d'avoir constamment résisté aux attaques ouvertes comme aux manœuvres détournées d'une opposition conduite par un chef tel que M. Thiers ? En somme, le pouvoir avait grandi et l'opposition était surprise et découragée de son propre discrédit. Les révoltés les plus audacieux avaient eux-mêmes le sentiment de cette force nouvelle acquise par le gouvernement, et Proudhon écrivait à un de ses amis, le 16 mai 1841 : Le pouvoir est très-fort, l'armée magnifique ; pas de révolution possible pour cette année. Et plus loin : Le pouvoir rit de la rage impuissante des radicaux ; en effet, il n'a rien à craindre... Il y en a peut-être encore pour bien des années ; j'en souffre et j'en pleure[128]. A l'intérieur comme à l'extérieur, la guérison est donc, sinon complète, — le mal était trop grave pour disparaître en quelques mois, — du moins en bonne voie. Le mérite en revient à M. Guizot et à ses collègues. Il en revient aussi, ne l'oublions pas, au Roi. Depuis qu'il avait un cabinet en accord avec sa pensée, Louis-Philippe n'intervenait plus ouvertement, comme aux jours où il avait mis le holà aux entraînements de M. Thiers ; mais, pour être cachée derrière celle de ses ministres, son action n'en était pas moins constante et efficace. Causant, en mai 1841, avec le comte Apponyi, ambassadeur d'Autriche, il lui disait : M. de Metternich attribue tout ce qui s'est fait de bien à M. Guizot ; je n'ai pas besoin de vous dire que je suis enchanté du suffrage donné par le prince de Metternich à M. Guizot ; il est mérité, bien mérité, j'aime à en convenir ; mais il ne faut jamais laisser croire à ces messieurs qu'ils peuvent réussir en quoi que ce soit sans le Roi, sans l'élément royal[129]. C'était peut-être une faiblesse chez Louis-Philippe de ne pas se contenter d'exercer une influence réelle, mais de vouloir aussi qu'elle fût connue et qu'on lui en sût gré. Il s'est créé ainsi plus d'embarras qu'il n'a ajouté à son importance, il a éveillé plus de défiance que de reconnaissance. Mais si, en raison des préventions de l'époque, il convenait que l'action royale demeurât voilée au moment où elle s'exerçait, il est de toute justice que l'histoire soulève ce voile et fasse honneur de cette action au prince et à l'institution monarchique. Aussi bien n'est-ce pas après la crise dont nous venons de raconter les péripéties que l'on pourrait être tenté de méconnaître le bienfait de la royauté.

 

FIN DU TOME QUATRIÈME

 

 

 



[1] Journal inédit de M. de Viel-Castel.

[2] Revue rétrospective.

[3] Voir plus haut, chapitre II, fin du § VI, et chapitre IV, § XII.

[4] Je vois de loin le mouvement, l'entraînement, écrivait M. Guizot à M. de Broglie, le 13 octobre ; je ne puis rien pour y résister. Je suis décidé à ne pas m'y associer. Et, en même temps, il disait à d'autres amis : Tout, absolument tout, est engagé pour moi dans cette question, mes plus chers intérêts personnels, les plus grands intérêts politiques de mon pays, et de moi dans mon pays. Et tout cela se décide sans moi, loin de moi... Mon âme est pleine de trouble ; je n'ai jamais été aussi agité. Il voyait venir, d'ailleurs, le moment où il se regarderait comme obligé de répéter tout haut ce qu'il disait tout bas avec tant d'insistance. Dès qu'il avait appris la convocation des Chambres, il avait demandé un congé pour prendre part à leurs travaux. A ceux qui lui conseillaient de ne revenir qu'après les premiers débats, il répondait, le 17 octobre, qu'il ne voulait pas attendre, pour paraître dans la Chambre, qu'il fût insignifiant d'y être, et il ajoutait : Je ne suis ici, je ne serai là dans aucune intrigue ; mais je suis député avant d'être ambassadeur. (Mémoires de M. Guizot.)

[5] Mémoires de M. Guizot.

[6] Documents inédits.

[7] Le maréchal Soult et M. Guizot avaient fait partie de plusieurs ministères depuis 1830. M. Duchâtel avait siégé dans le cabinet du 6 septembre 1836 et dans celui du 12 mai 1839 ; l'amiral Duperré, dans ceux du 22 février 1836 et du 12 mai 1839 ; M. Martin du Nord, dans celui du 15 avril 1837 ; MM. Villemain, Cunin-Gridaine et Teste, dans celui du 12 mai 1839. Sur les neuf ministres, six avaient fait partie de ce dernier cabinet.

[8] M. Guizot et M. Duchâtel n'étaient pas seuls alors à rappeler sans cesse le souvenir de 1831. M. de Lamartine écrivait, dans une de ses lettres : C'est 1831 après le cabinet Laffitte.

[9] En mai 1815, M. Guizot s'était rendu à Gand, auprès de Louis XVIII, pour lui porter les vœux et les conseils des royalistes constitutionnels, entre autres de M. Royer-Collard, et pour demander l'éloignement de M. de Blacas. Cf. sur cet épisode ce qu'en dit M. Guizot au tome Ier de ses Mémoires, p. 77 et suiv. — Quant à M. Villemain, il avait été admis, le 21 avril 1814, peu après la première entrée des alliés dans Paris, à lire, en séance solennelle de l'Académie française, un discours couronné. L'empereur de Russie et le roi de Prusse étaient présents et avaient été reçus aux cris de : Vivent les alliés ! Le président de l'Académie, M. Lacretelle jeune, leur avait adressé un compliment. M. Villemain crut devoir faire de même avant de lire son discours ; il salua donc le vaillant héritier de Frédéric et le magnanime Alexandre, ce héros à l'âme antique et passionnée pour la gloire.

[10] M. Molé écrivait à M. de Barante, le 7 novembre 1840 : Ce qui vient de se passer a achevé de fixer mes idées sur l'emploi des années qu'il plaira au ciel de me réserver encore. Je n'ai été ni consulté ni prévenu, soit par le Roi, soit par les meneurs, de ce qu'on préparait. Le Roi, dit-on, m'a trouvé trop compromis et s'était entendu avec les amis de M. Guizot. M. de Montalivet a rendu à ce ministère les bons offices que M. de Broglie avait rendus à celui de M. Thiers. C'est lui qui a rapproché de son mieux mes anciens collègues ou amis politiques de M. Guizot. Quant à ce dernier, il triomphe et s'écrie : C'est de la réconciliation ! Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il remplace M. Thiers et la gauche, en un mot : l'abîme. Voilà pourquoi moi et tous ceux qui comprennent le mieux toute l'immoralité de la situation de M. Guizot, nous voterons pour lui, ne fût-ce que pour ne pas lui ressembler. Dieu veuille qu'il répare en quelque chose le mal qu'il a fait ! Le réparer complètement est impossible. Le pays expiera longtemps les torts des ambitieux. (Documents inédits.)

[11] Journal inédit de M. le baron de Viel-Castel, Papiers inédits de M. le duc de Broglie, Correspondance inédite de M. de Barante, Notice de M. VITET sur M. Duchâtel.

[12] Correspondance de Quinet.

[13] Nouvelle Correspondance de Tocqueville.

[14] J'ai la dignité de notre patrie à cœur, autant que sa sûreté et son repos, disait le Roi. En persévérant dans cette politique modérée et conciliatrice, dont nous recueillons depuis dix ans les fruits, j'ai mis la France en état de faire face aux chances que le cours des événements en Orient pourrait amener. Les crédits extraordinaires, qui ont été ouverts dans ce dessein, vous seront incessamment soumis ; vous en apprécierez les motifs. Je continue d'espérer que la paix générale ne sera point troublée. Elle est nécessaire à l'intérêt commun de l'Europe, au bonheur de tous les peuples et au progrès de la civilisation. Je compte sur vous pour m'aider à la maintenir, comme j'y compterais si l'honneur de la France et le rang qu'elle occupe parmi les nations nous commandaient de nouveaux sacrifices.

[15] Journal inédit de M. le baron de Viel-Castel.

[16] Outre les sources inédites ou non que j'ai eu souvent occasion d'indiquer, je me suis beaucoup servi, pour raconter l'action diplomatique du ministère du 29 octobre en 1840 et 1841, d'un important document dont je dois la communication à M. le duc de Broglie. Celui-ci, étant prince Albert de Broglie et jeune attaché au ministère des affaires étrangères, avait été chargé par M. Guizot, en 1842, de lui faire un exposé des négociations poursuivies depuis le 23 octobre 1840 jusqu'à la convention des détroits en juillet 1841. Cet exposé, très-complet, fait sur le vu des dépêches du ministre ou de ses agents, révélait déjà, par l'art de la composition, le futur historien.

[17] Note du prince Albert de Broglie et Papiers inédits de M. de Barante.

[18] Dépêche de lord Palmerston à lord Granville, 27 octobre 1840. (Correspondence relative to the affairs of the Levant.)

[19] The Greville Memoirs, second part, vol. Ier, p. 342.

[20] Cette lettre importante, qui expose si clairement le dessein du nouveau ministère, n'est publiée qu'en partie dans les Mémoires de M. Guizot. M. Charles Greville, qui la tenait de M. de Bourqueney, l'a donnée plus au complet dans son journal. (The Greville Memoirs, second part, vol. Ier, p. 348.)

[21] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 458.

[22] Revue rétrospective.

[23] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 445 et 446

[24] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[25] Mémoires de M. Guisot.

[26] Note inédite du prince Albert de Broglie.

[27] M. Charles Greville écrivait sur son journal, à la date du 27 octobre 1840 : L'empereur de Russie est pleinement satisfait de l'état actuel des choses, et il ne consentirait pas, sans un extrême déplaisir, à un nouvel arrangement auquel participerait la France. (The Greville Memoirs, second part, vol. Ier, p. 347.) — Un peu plus tard, lord Clanricarde disait à M. de Barante : J'ai eu souvent à répéter à l'Empereur que l'Angleterre tenait à vivre en bonne intelligence avec la France, que la paix dé l'Europe dépendait de cette bonne harmonie ; jamais il n'a entendu ces paroles sans que son visage éprouvât une contraction. (Documents inédits.)

[28] Dépêche du 30 décembre 1840, et lettre particulière de la même date. (Documents inédits.)

[29] Comme l'écrivait récemment un Anglais qui avait vu de près tous ces événements, il est hors de doute que Palmerston a été poussé, dans toute cette affaire, non pas tant par l'idée de soutenir le sultan et de ruiner le pacha que par le désir passionné d'humilier la France et de se venger sur Louis-Philippe et ses ministres de leur conduite antérieure en Espagne. (Note de M. Henri Reeve, éditeur du journal de M. Greville. — The Greville Memoirs, second part, vol. Ier, p. 347, 348.)

[30] Dépêche de lord Palmerston à lord Granville, du 27 octobre 1840. (Correspondence relative to the affairs ofthe Levant.)

[31] BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 306 à 308.

[32] Sur les conditions dans lesquelles avait été fait ce memorandum, cf. plus haut, au § IV du chapitre précédent.

[33] Le texte de cette réponse se trouve dans les Pièces historiques des Mémoires de M. Guizot.

[34] Note inédite du prince Albert de Broglie et Mémoires de M. Guizot. — Il fallait que Louis-Philippe eût un bien grand désir de conciliation pour avoir, au premier moment, trouvé satisfaisant le memorandum de lord Palmerston. (Cf. sa lettre au roi des Belges du 6 novembre 1840. Revue rétrospective.)

[35] Pour le récit de ce qui va suivre, je me suis principalement servi des Greville Memoirs, second part, vol. Ier, p. 342 à 354.

[36] Jonathan Wild est un brigand, héros de l'un des romans de Fielding.

[37] The Greville Memoirs, second part, vol. Ier, p. 351.

[38] Note inédite du prince Albert de Broglie et Mémoires de M. Guizot.

[39] The Greville Memoirs, second part, vol. Ier, p. 351 à 353.

[40] Correspondence relative to the affairs of the Levant.

[41] Lettre du 16 novembre 1840. (Revue rétrospective.)

[42] Dépêche de lord Granville, en date du 16 novembre 1840. (Correspondence relative to the affairs of the Levant.)

[43] M. de Rumigny, notre ministre à Bruxelles, informé par le roi Léopold de ce qui se passait à Londres, écrivait, le 7 novembre, au maréchal Soult : Lord Palmerston est emporté par la joie que lui causent les nouvelles de Syrie... Il rêve déjà la chute complète de Méhémet-Ali. (Documents inédits.)

[44] Note inédite du prince Albert de Broglie.

[45] Dépêche de M. de Bourqueney du 18 novembre 1840. (Note inédite du prince Albert de Broglie.)

[46] The Greville Memoirs, second part, vol. Ier, p. 352. — Cette question de la possession de Saint-Jean d'Acre avait paru toujours fort importante, et, dès le 6 novembre, Louis-Philippe avait proposé d'en faire dépendre l'exécution de la convention à conclure. Que l'arrangement, si on veut, écrivait-il au roi des Belges, soit subordonné à une seule condition, c'est-à-dire à savoir dans quelles mains se trouvera Saint-Jean d'Acre au moment où l'ordre de suspendre les hostilités arrivera en Syrie. S'il tient pour Méhémet-Ali, l'arrangement deviendra définitif ; mais s'il est au pouvoir du sultan et de ses alliés, l'arrangement sera nul. (Revue rétrospective.)

[47] The Greville Memoirs, second part, vol. Ier, p. 354.

[48] The Greville Memoirs, second part, vol. Ier, p. 354 à 356.

[49] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 445 et 446.

[50] BULWER, t. II, p. 322 à 324.

[51] Note inédite du prince Albert de Broglie.

[52] Mémoires de M. Guizot.

[53] Note inédite du prince Albert de Broglie.

[54] Lettres à M. de Barante du 13 décembre, et à M. de Sainte-Aulaire du 10 décembre 1840. (Notice sur M. de Barante, par M. GUIZOT, et Mémoires du même.)

[55] C'était le 16 novembre que M. Guizot, prenant acte des refus de lord Palmerston, renonçait à faire de nouvelles ouvertures, et, le lendemain 17, commençait la discussion de l'Adresse à la Chambre des pairs. La nouvelle de la prise de Saint-Jean d'Acre, qui détruisait nos dernières chances d'arrangement, arrivait a Paris le 23 novembre, et le 25 était le jour fixé pour l'ouverture du débat à la Chambre des députés.

[56] Mémoires de M. Guizot, t. V, p. 394, et t. VIII, p. 14.

[57] Pour expliquer, d'ailleurs, cette signature du traité à l'insu de la France, l'ancien ambassadeur la présentait comme une réponse à la tentative d'arrangement direct entre le sultan et le pacha. On a cru, fort à tort, dit-il, et contre mes protestations les plus formelles et les plus persévérantes, on a cru que cette tentative était l'œuvre de la France, on a cru que la France, abandonnant la politique du 27 juillet, avait tenté de se faire là une politique isolée, un succès isolé. J'ai dit, j'ai répété officiellement, particulièrement, que cela était faux ; on ne m'a pas cru. L'orateur prononça ces derniers mots d'un tel ton qu'ils semblaient signifier : On ne pouvait pas me croire. M. Thiers, fort irrité de cette insinuation, répondit, quelques jours plus tard, à la tribune de la Chambre des députés : Je suis convaincu que, lorsque M. Guizot disait au cabinet anglais que nous n'étions en rien les auteurs de la proposition faite à Constantinople, il le disait de manière à être cru. S'il ne l'avait pas dit de ce ton-là, il aurait trahi son cabinet ; il en était incapable. Je crois aussi que lorsqu'il exprimait sa profonde conviction, il aurait tenu à insulte de n'être pas cru.

[58] M. Guizot, du reste, avait été amené, sur l'interpellation d'un pair, à expliquer lui-même ainsi ses paroles : J'ai dit que, s'il y avait une offense réelle, il faudrait tout sacrifier ; j'ai parlé de la guerre que ferait la France pour une cause juste et légitime, après s'être emparée de l'esprit et des sympathies des peuples. Certes, ces deux paroles excluaient l'idée de la paix à tout prix. J'ai parlé de la paix partout et toujours, mais comme d'un intérêt égal pour tous les gouvernements, pour tous les peuples, mais aux conditions de la justice et de l'honneur national.

[59] Un peu plus tard, le 30 décembre, M. de Barante écrivait de Saint-Pétersbourg à M. Guizot : La discussion de l'Adresse a excité ici un vif intérêt. On lisait tous les discours ; on ne parlait pas d'autre chose. C'était l'affaire de l'Europe entière. (Documents inédits.)

[60] Revue rétrospective.

[61] Mémoires de M. Guizot, t. V, p. 405.

[62] Documents inédits.

[63] M. Jules SIMON, Notice lue à l'Académie des sciences morales et politiques.

[64] On a souvent cité le mot de mademoiselle Rachel, au sortir d'une séance de la Chambre où M. Guizot avait parlé : J'aimerais à jouer la tragédie avec cet homme-là. Jeune homme, quand il avait fait visite pour la première fois à madame de Staël, celle-ci, frappée de son accent, lui avait dit brusquement : Je suis sûre que vous joueriez très-bien la tragédie ; restez avec nous et prenez un rôle dans Andromaque.

[65] L'opposition avait en effet assez beau jeu à rappeler le temps où M. Guizot accusait le ministère du 15 avril d'abaisser la France, où il proclamait que la paix pouvait être compromise par une politique faible, peu digne, qui blesserait l'honneur national, et où il s'écriait : La France est très-fière, très-susceptible pour sa dignité nationale, pour son attitude dans le monde. Le gouvernement est coupable et insensé, quand il ne donne pas à cette fierté, à cette susceptibilité, sécurité et satisfaction.

[66] M. Rossi écrivait à ce propos : Tout ce que notre diplomatie a fait, a dit, a pensé, a connu, a conjecturé, depuis deux ans, sur la question d'Orient, a été lu, étalé, commenté à la tribune. On a mis en scène les diplomates présents, les absents, les fiançais, les étrangers, comme si l'affaire d'Orient était finie et reléguée dans le domaine de l'histoire. Nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que le comité diplomatique de la Convention mettait plus de réserve dans ses communications au public sur les affaires pendantes. Nous autres, nous sommes las, pour employer le mot de M. Villemain, de toute cette politique rétrospective, (Chronique politique de la Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1840.)

[67] M. Charles Greville écrivait sur son journal, à la date du 4 décembre 1840 : Les révélations de secrets officiels et de confidences ont été monstrueuses. (T. Ier, p. 355.)

[68] Je m'honore de l'appui de la gauche, disait M. Thiers ; cet appui tenait à ce qu'il y avait de commun entre elle et moi : l'amour pour notre pays et sa révolution. Je ne crains pas de m'appeler révolutionnaire ; il n'y a que les parvenus de mauvaise éducation qui ont peur de leur origine ; moi je n'ai pas peur de la mienne.

[69] Cf. plus haut, au § II de ce chapitre.

[70] Mémoires de M. Odilon Barrot, t. Ier, p. 359.

[71] Je suis de l'école de l'Empire, s'écriait M. Jaubert ; mon père a été tué par un boulet anglais à la bataille d'Aboukir ; en 1815, j'ai vu les habits rouges des Anglais dans les Champs-Elysées ; je ne l'oublierai jamais. Puis, parlant des incidents récents, il ajoutait : Il y a eu outrage ; j'attends le jour de la vengeance.

[72] Le général Bugeaud fit justice des déclamations sur la guerre révolutionnaire et de la légende des volontaires de 1792. Il y a beaucoup de gens en France, dit-il, qui sont persuadés qu'il suffit de chanter la Marseillaise pour renverser les armées de l'Europe. J'apprécie beaucoup le chant de la Marseillaise. (On rit.) Mais je crois qu'à lui seul il ne donne pas la victoire. Je trouve très-bien que les combattants chantent la Marseillaise, quelques instants avant le combat, non pendant l'action : ce qu'il faut alors, c'est le silence, c'est l'aplomb. Il faut se méfier des troupes silencieuses et non pas de celles qui crient et qui chantent.

[73] En apportant cette nouvelle rédaction, M. Dupin s'exprima ainsi : Le rédacteur de l'Adresse et la majorité de la commission n'ont pas changé d'opinion ; mais, avec les sentiments français qui étaient dans nos cœurs, nous avons été amenés à recueillir les impressions, non pas de nos adversaires, mais de nos amis, et à donner satisfaction à la Chambre, non en changeant les sentiments, mais en leur donnant plus de relief et de saillie.

[74] Le Journal des Débats criblait de ses sarcasmes ce fameux plan, M. Thiers, disait-il, se donne un singulier mérite, et voici ce mérite : sa politique officielle était pacifique, mais sa politique secrète était belliqueuse ! Au mois d'octobre, il ne considérait pas le traité de Londres comme une insulte ; il l'eût considéré comme une insulte, au mois de mai prochain ! Il n'entendait pas s'opposer à l'exécution du traité, il l'a dit et l'a prouvé ; mais il voulait le faire modifier, quand il serait pleinement exécuté ! Il a abandonné la Syrie aux chances de la guerre ; mais, au mois de mai, il eût essayé de la reprendre. Puis, cessant de railler, il apostrophait ainsi l'ancien ministre du 1er mars : Non, M. Thiers, vous n'avez pas voulu la guerre. Vous ne l'avez pas plus voulu au mois d'octobre qu'au mois d'août, avec cette résolution sérieuse et calme d'un homme d'État qui a calculé les chances et qui se sent la main assez forte pour diriger les événements... Puis, quand les événements vous ont déçu, vous n'avez plus songé qu'à vous préparer sur les bancs de l'opposition une retraite avantageuse.

[75] Journal inédit du baron de Viel-Castel du 10 décembre 1840.

[76] M. Thiers avait dit, dans son discours du 27 novembre : Cette presse m'injurie de la manière la plus affreuse. On me fait un homme de presse qui attaque tout le monde avec cet instrument, comme si je n'étais pas la plus grande victime de la presse ! (Exclamations et rires au centre.) Messieurs, n'y a-t-il pas des journaux qui me diffament tous les jours de la manière la plus odieuse ? Eh bien, je leur accorde une chose : on peut toujours faire souffrir un honnête homme quand on le calomnie ; je leur accorde cette triste puissance sur moi... Mais cet honnête homme méprise, il méprise beaucoup, et c'est sa seule vengeance.

[77] BULWER, t. II, p. 324.

[78] The Greville Memoirs, second part, t. Ier, p. 354 et 355.

[79] Documents inédits.

[80] Documents inédits.

[81] Lettre du 13 décembre 1840. (Documents inédits.)

[82] M. Berryer avait dit à la tribune, dans la discussion de l'Adresse : Je l'entends, je l'entends, le canon de Saint-Jean d'Acre, j'entends le canon anglais qui brise Saint-Jean d'Acre, devant lequel Napoléon s'était arrêté. Et vous allez entendre, aux rives d'une autre mer, un autre canon qui va vous annoncer les restes du prisonnier de l'Anglais. A ses funérailles et dans sa tombe même, est-ce que vous ensevelirez, sans gémir, sans protester, l'influence, l'ascendant qu'il vous avait conquis et que vous gardiez encore ?

[83] 13, 14 et 15 décembre 1840.

[84] M. de Barante écrivait plus tard, le 30 décembre 1840, à M. Guizot : On attendait ici (à Saint-Pétersbourg) impatiemment des nouvelles de la cérémonie funèbre de Napoléon. Beaucoup de personnes, et probablement l'Empereur tout le premier, s'imaginaient qu'elle serait l'occasion de quelque grand trouble. (Documents inédits.)

[85] M. Doudan, qui, il est vrai, n'était pas prompt à l'émotion et voyait facilement le côté ridicule des choses, écrivait à ce propos : Pour faire quelque chose de grand en ce genre, il faut une grande impression, unanime, profonde ; mais, avec l'infinie variété, de nos petits esprits, toutes nos petites inventions sont risibles. Le directeur de l'Opéra, se mettant à la tête d'un sentiment public, lui ôtera toujours de sa gravité. Si une voiture de poste s'arrêtait à la porte des Invalides pour y déposer le cercueil de l'Empereur, repris après une bataille à Sainte-Hélène, cela serait grand ; mais les statues de l'Éloquence, de la Justice et de l'Idéologie, exécutées en plâtre et en osier sur des dimensions gigantesques, seront l'image parfaite de nos impressions et de nos idées. Toutes ces émotions, tirées des vieux garde-meubles de l'Empire, ne pourront pas supporter le grand air. Vous pouvez bien vous vanter de faire partie d'une nation de baladins et de baladins de la plus mauvaise école, mêlant tous les genres et exagérant tout, faute d'éprouver quelque chose. (Mélanges et lettres, t. 1er, p. 354.)

[86] 16 et 17 décembre 1840.

[87] Lettre à M. de Barante, du 16 décembre 1840. (Documents inédits.)

[88] Mémoires de M. Guizot.

[89] Dans sa lettre parisienne du 20 décembre 1840, madame Emile de Girardin raconte ou plutôt suppose des conversations échangées entre diverses personnes sur la cérémonie du 15 décembre. Le prince de Joinville, dit un vieux général, est un brave jeune homme ; l'Empereur l'aurait beaucoup aimé. — C'est possible, répond son interlocuteur ; mais l'Empereur, à sa place, ne se serait pas ramené.

[90] L'armée, à la chute de M. Thiers, et par suite de l'appel des classes de 1834 à 1838, comprenait environ quatre cent quarante mille hommes. C'est à peu de chose près ce chiffre que maintenait le ministère du 29 octobre.

[91] Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 39 et p. 55.

[92] Cette démarche est rapportée dans une lettre de M. Guizot à M. de Barante, décembre 1840. (Documents inédits.)

[93] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire ; Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 507, 508. — HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 459.

[94] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 459.

[95] A gauche, la presse se divisait ainsi : pour les fortifications, les journaux thiéristes et le National ; contre, le Commerce et les autres feuilles d'extrême gauche. A droite, le Journal des Débats soutenait la loi, mais tristement et sans grand entrain ; la Presse la combattait.

[96] A entendre la réflexion, un peu chagrine, il est vrai, d'un contemporain, certains conservateurs étaient bien aises de n'avoir pas d'armes pour se défendre, comme les petits enfants de n'avoir pas de plume pour faire leur devoir.

[97] Soyez franc, écrivait madame de Girardin le 24 janvier 1841, connaissez-vous au monde une ville de guerre où l'esprit travaille ? Il n'en est point... Ne mettez pas à Paris une armure, sa lourde cuirasse le gênerait pour se promener en rêvant sur les destinées du monde. Ne lui mettez pas un casque, l'idée a peur du fer ; elle n'ose point naître sous une pesante coiffure. Elle invoquait à l'appui l'opposition de tous les grands lettrés contre les fortifications, de Chateaubriand, de Hugo, de Lamartine, de Balzac, de Théophile Gautier, etc. Le projet, concluait madame de Girardin, est un coup d'État contre l'esprit ; il fait naturellement frémir tous ceux qui ont quelque chose à perdre. (Le vicomte DE LAUNAY, Lettres parisiennes, t. III, p. 119 à 121.)

[98] Je n'ai point abandonné, disait le maréchal, l'opinion que j'ai été appelé à émettre, sur la même question de fortifier Paris, en 1831, 1832 et 1833 ; mais j'ai pensé que ce n'était pas le moment de la reproduire. Aussi je l'ai écartée avec soin, afin que la question se présentât tout entière devant la Chambre. Mais je lui dois et je me dois à moi-même de déclarer que je fais expressément la réserve de cette opinion antérieure que ni le temps ni les circonstances n'ont affaiblie.

[99] Les journaux thiéristes dénonçaient ouvertement cette intrigue. Cf. entre autres le Siècle du 8 janvier 1841. Le bruit en arrivait jusqu'à Londres, et M. Charles Greville écrivait à ce propos, le 13 janvier 1841 : Guizot est évidemment inquiet de certaines intrigues maintenant en œuvre pour le renverser. De ces intrigues, Molé est l'objet ou l'agent, peut-être les deux à la fois. Guizot a envoyé l'autre jour à Reeve un article habilement fait, où l'on discutait la position de M. Molé et la moralité aussi bien que la possibilité de son arrivée au pouvoir avec l'aide d'une coalition. (The Greville Memoirs, second part, t. II, p. 365.)

[100] Cette discussion dura du 23 mars au 1er avril 1841.

[101] Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 30.

[102] Lettre à M. de Barante (Documents inédits).

[103] Ces idées étaient soutenues entre autres par le Journal des Débats.

[104] Telle était la thèse développée par M. Rossi, qui écrivait alors, sans les signer, les chroniques politiques de la Revue des Deux Mondes.

[105] 20 février 1841.

[106] Comme s'en est vanté plus tard un écrivain radical, le Roi était devenu personnellement, en dépit des jalouses précautions de la loi, le but de toutes les attaques. (ELIAS REGNAULT, Histoire de huit ans, t. II, p. 77).

[107] S'il faut en croire le témoignage de certains ambassadeurs étrangers, M. Guizot leur aurait avoué l'authenticité de ces lettres. (HILLEBRAND, Geschichte Franhreichs, t. II, p. 478).

[108] Chronique politique de la Revue des Deux Mondes du 1er mai 1841.

[109] Lettre du 29 avril 1841. (Lutèce, p. 197 et 198).

[110] Pour l'exposé qui va suivre jusqu'à la convention des détroits, je me suis surtout servi de la Note inédite du prince Albert de Broglie, complétée par occasion avec les Papiers inédits de M. de Barante, les Mémoires de M. Guizot et la Correspondence relative to the affairs of the Levant. C'est à ces sources que seront puisés tous les documents pour lesquels ne sera indiquée aucune origine particulière.

[111] The Greville Memoirs, second part, t. I, p. 361.

[112] Cf. plus haut, § VII de ce chapitre.

[113] Continuez, écrivait-il à M. de Bourqueney, à ne vous point montrer pressé, à n'aller au-devant de rien, mais ne montrez non plus aucune hésitation ni aucune envie de rien retarder.

[114] The Greville Memoirs, second part, t. I, p. 385.

[115] Documents inédits.

[116] Ces déficits venaient surtout des dépenses militaires. Sur les 330 millions de crédits supplémentaires pour 1840 et 1841, 189 concernaient les services de la guerre et de la marine. En 1839, les dépenses totales de ces deux services s'étaient élevées à 322 millions. Ce chiffre fut dépassé, en 1840, de 145 millions ; en 1841, de 189 millions ; en 1842, de 117 millions ; en 1843, de 86 millions ; soit, pour ces quatre années, une augmentation de 539 millions sur 1839. Encore ne comprend-on pas dans ces chiffres les travaux de fortifications.

[117] Ce n'était pas seulement sur le chiffre de la dépense que portait l'attaque : on critiquait aussi la façon dont elle avait été engagée, les marchés faits sans publicité et sans concurrence, les mesures précipitées, et surtout l'usage abusif des crédits ouverts par ordonnance. A ce dernier point de vue, les trois commissions des crédits de 1840, de ceux de 1841, du budget de 1842, et à leur suite de nombreux orateurs blâmèrent sévèrement les créations de nouveaux régiments qui avaient, sans intervention du pouvoir législatif, modifié l'organisation de l'armée et chargé le budget d'une lourde dépense permanente ; ils soutenaient qu'on eût pu verser les hommes appelés dans les anciens cadres ou se borner à former des quatrièmes bataillons ; en 1831, l'armée n'avait-elle pas été notablement augmentée sans création de régiments ? Sans doute il était impossible de revenir sur la mesure, car douze cents officiers se seraient trouvés sans emploi ; mais plus la dépense était maintenant forcée pour la Chambre, plus elle lui paraissait abusive.

[118] Cf. plus haut, t. III, chapitre V, § V.

[119] Documents inédits.

[120] Correspondance de M. Desages et du comte de Jarnac. (Documents inédits.) Le 17 juin 1841, le même M. Desages conseillait encore à Méhémet-Ali de s'arranger de manière à ne plus entretenir ou réattirer sur lui l'attention. Son intérêt est de faire le mort au moins pour une ou deux années.

[121] Correspondance de M. Desages et du comte de Jarnac. (Documents inédits.)

[122] Le 16 juin, lord Ponsonby écrivait à lord Palmerston : Je pense, comme je l'ai toujours pensé, que le pacha n'exécutera point les mesures ordonnées par le sultan.

[123] M. Guizot avait fait instamment recommander au pacha de ne pas servir par sa résistance les vues des gouvernements qui, moins bien disposés pour lui ou pour la France, travaillent en secret à retarder le moment où la rentrée du gouvernement du Roi dans les conseils de l'Europe proclamera hautement que le traité du 15 juillet n'existe plus. — Il importe à Méhémet-Ali plus qu'à personne, ajoutait notre ministre, que la situation exceptionnelle créée par ce traité ne se prolonge pas, et que chacun des États qui l'ont signé reprenne sa position particulière et sa liberté d'action.

[124] Dès le 18 mai, le ministère whig était une première fois mis en minorité de trente-six voix sur la question des sucres étrangers. Le 5 juin, une motion formelle de défiance, présentée par Robert Peel, fut votée à une voix de majorité. Le parlement, prorogé le 23 juin, fut dissous le 29.

[125] Lord Palmerston opposait à cette inhumanité, qui arrachait à ses auditeurs indignés des cris de : Honte ! Honte ! le tableau touchant de la douceur montrée par les Anglais dans leur empire d'Asie. La conséquence, disait-il, c'est qu'un Anglais voyageant seul est aussi en sûreté dans le centre de l'Afghanistan que dans un comté anglais, tandis qu'en Algérie un Français ne peut montrer son visage au delà d'un certain point sans tomber victime de la féroce et excusable vengeance des Arabes. Presque au moment où lord Palmerston parlait ainsi, l'Afghanistan se soulevait en masse, les Anglais étaient obligés d'évacuer Kaboul, laissant des milliers de morts et de prisonniers, et peu après, les journaux étaient remplis du récit des cruautés attribuées aux généraux anglais dans cette campagne de l'Afghanistan.

[126] Correspondance inédite de M. de Barante.

[127] Correspondance inédite de M. de Barante.

[128] Correspondance de Proudhon, t. Ier.

[129] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 245.