HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE IV. — LA CRISE DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE (MAI 1839-JUILLET 1841)

 

CHAPITRE IV. — LA GUERRE EN VUE (JUILLET-OCTOBRE 1840).

 

 

I. M. Thiers à la nouvelle du traité du 15 juillet. L'effet sur le public. Les journaux. Le ministère ne cherche pas à contenir l'opinion. — II. Le plan de M. Thiers : l'expectative armée, — III. Irritation du Roi. Son langage aux ambassadeurs. Son attitude dans le conseil. Au fond, il ne veut pas faire la guerre. Accord extérieur du Roi et de son ministre. — IV. Les armements. Attitude diplomatique de M. Thiers. Langage de M. Guizot à Londres. Lord Palmerston persiste dans sa politique, malgré les hésitations de ses collègues. Débats à la Chambre des communes. — V. Inquiétudes de l'Autriche et de la Prusse. Intervention conciliatrice du roi des Belges. Elle échoue devant l'obstination de lord Palmerston. Le mémorandum anglais du 31 août. — VI. Louis-Napoléon réfugié à Londres. Ses menées pour s'allier à la gauche et débaucher l'armée. Expédition de Boulogne. Impression du public. Le procès. — VII. Continuation des armements. Fortifications de Paris. M. Thiers s'exalte. Il rêve d'attaquer l'Autriche en Italie. Nouvelles scènes faites par le Roi aux ambassadeurs. La presse. Les journaux ministériels et radicaux. Excitation on inquiétude du public. Les grèves. L'Europe est à la merci des incidents. — VIII. Les premières mesures d'exécution contre le pacha. Celui-ci, sur le conseil de M. Walewski, offre de transiger. Cette transaction est appuyée par M. Thiers. Divisions dans le sein du cabinet anglais. — IX. Déchéance du pacha et bombardement de Beyrouth. Lord Palmerston triomphe. Mécompte de M. Thiers. Explosion belliqueuse en France. Premiers symptômes de réaction pacifique. Les journaux poussent à la guerre. — X. Que serait la guerre ? La guerre maritime. On ne peut espérer concentrer la lutte entre la France et l'Autriche. Dispositions de l'Angleterre, de la Russie, de la Prusse, de la Confédération germanique. Puissant mouvement d'opinion contre la France, en Allemagne. Son origine. Ses manifestations en 1840. Réveil de l'idée allemande qui sommeillait depuis 1815. La France, en cas de guerre, se lût retrouvée en face de la coalition. La propagande révolutionnaire n'eût pas été une force contre l'Europe, et elle eût été un danger pour la France. — XI. M. Thiers penche vers une attitude belliqueuse. Divisions du cabinet. Résistance du Roi. Les ministres offrent leur démission. Transaction entre le prince et ses conseillers. La note du 8 octobre. — XII. Effet de cette note en Angleterre. En France, l'agitation révolutionnaire s'aggrave, et la réaction pacifique se fortifie. Situation mauvaise de M. Thiers. L'attentat de Darmès. Désaccord entre le Roi et le cabinet sur le discours du trône. Démission du ministère. Les résultats de la seconde administration de M. Thiers. Service rendu par Louis-Philippe.

 

I

Je suis curieux de savoir comment Thiers a pris notre convention, écrivait, le 21 juillet 1840, lord Palmerston à M. Bulwer, son chargé d'affaires. Sans aucun doute, cela a dû le mettre très en colère ; c'est un coup pour la France ; mais elle se l'est attiré par son obstination. Et plus loin : Thiers commencera probablement par faire le bravache ; mais nous ne sommes pas gens à nous laisser épouvanter par des menaces[1]. Grandes furent, en effet, à la nouvelle du traité du 15 juillet, la surprise et l'émotion du ministre français ; il n'était pas seulement blessé de l'offense faite à son pays : il se sentait personnellement atteint, se rendant compte du tort fait à son renom d'habileté. Toutefois, il se montra d'abord plus calme que ne s'y attendait lord Palmerston. Ainsi, du moins, il apparut à M. Bulwer dans l'entretien où, pour la première fois, il fut question entre eux du traité. M. Thiers était naturellement très-déconcerté, rapporte le diplomate anglais ; il me parla de l'effet qui serait produit sur l'opinion publique en France, me pria de ne rien dire jusqu'à ce qu'il eût pris ses mesures pour prévenir quelque violente explosion, et m'entretint sur ce sujet, je dois lui rendre cette justice, avec plus de regret que d'irritation[2]. M. de Sainte-Aulaire, qui avait reçu l'ordre de retourner immédiatement à Vienne, eut aussi, dans ces premiers jours, une longue conversation avec le président du conseil. M. Thiers lui parut se rendre compte qu'engager la France dans une lutte où elle se trouverait seule contre toute l'Europe, ce serait encourir une terrible responsabilité, et qu'un sentiment de vanité blessée, une infatuation systématique en faveur de Méhémet-Ali ne justifierait pas le ministre coupable d'une telle audace. Aussi déclarait-il s'abstenir de prendre une résolution extrême. — Je ne ferai au début, disait-il, que le strict nécessaire, et resterai bien en deçà de ce que réclamera le sentiment national quand le traité de Londres sera connu en France. Il annonçait même ne pas vouloir convoquer les Chambres, de peur d'être entraîné par elles[3]. Il tenait un langage semblable à ses autres ambassadeurs. Tout en leur recommandant de se montrer tristes, sévères, inquiétants, de laisser voir que nous avions ressenti l'offense, il les détournait de tout ce qui eût pu provoquer une rupture violente, Se plaindre, écrivait-il le 21 juillet à M. Guizot, est peu digne de la part d'un gouvernement aussi haut placé que celui de la France ; mais il faut prendre acte d'une telle conduite... Désormais la France est libre de choisir ses amis et ses ennemis, suivant l'intérêt du moment et le conseil des circonstances. Il faut sans bruit, sans éclat, afficher cette indépendance de relations que la France sans doute n'avait jamais abdiquée, mais qu'elle devait subordonner à l'intérêt de son alliance avec l'Angleterre. Aujourd'hui, elle n'a plus à consulter d'autres convenances que les siennes. L'Europe ni l'Angleterre, en particulier, n'auront rien gagné à son isolement. Toutefois, je vous le répète, ne faites aucun éclat ; bornez-vous à cette froideur que vous avez montrée, me dites-vous, et que j'approuve complètement. Il faut que cette froideur soit soutenue. Le président du conseil ajoutait, toujours à la même date : Ayez soin, en faisant sentir notre juste mécontentement, de ne rien amener de péremptoire aujourd'hui. Je ne sais pas ce que produira la question d'Orient. Bien sots, bien fous ceux qui voudraient avoir la prétention de le deviner. Mais, en tout cas, il faudra choisir, le moment d'agir pour se jeter dans une fissure et séparer la coalition. Éclater aujourd'hui serait insensé et point motivé ; d'autant que nous sommes peut-être en présence d'une grande étourderie anglaise. En attendant, il faut prendre position et voir venir avec sang-froid[4].

Si désireux que fût M. Thiers de retarder le moment où le public français serait mis au courant de ce qui venait d'être fait à Londres, une telle nouvelle ne pouvait demeurer longtemps cachée : elle commença à s'ébruiter dans Paris, le 25 juillet ; le 26, les journaux l'annoncèrent explicitement. L'effet en fut d'autant plus considérable que les esprits n'y étaient nullement préparés. Absorbés par les incidents de la politique intérieure, ils avaient, depuis plusieurs mois, à peu près perdu de vue les affaires d'Orient, dont il n'était plus question ni à la tribune ni dans la presse. Voici qu'ils y étaient brusquement ramenés, non point pour voir la France jouer le rôle prépondérant, solennellement promis, un an auparavant, par le rapport de M. Jouffroy, mais pour apprendre que toutes les puissances s'étaient coalisées en se cachant de nous et dans le dessein d'écraser notre protégé, le pacha d'Egypte. Pour des imaginations que l'on venait, précisément d'échauffer en soufflant sur les cendres napoléoniennes, la déception était douloureuse, irritante. C'est le traité de Chaumont, disait-on en répétant un mot attribué au maréchal Soult. L'alarme générale se manifesta par une baisse extraordinaire à la Bourse[5]. Toutefois, si inquiet que l'on fût, la colère dominait. Les autres questions s'étaient subitement évanouies devant celle qui apparaissait comme la question nationale. Tous les partis, réunis dans un même sentiment, ne rivalisaient que de susceptibilité patriotique. Les témoignages contemporains sont unanimes. Je n'avais pas vu, depuis longtemps, une semblable explosion de sentiment national, lisons-nous, à la date du 27 juillet, sur le journal intime d'un observateur exact et clairvoyant ; et il ajoutait, le lendemain : Les têtes se montent de plus en plus[6]. Henri Heine écrivait de Paris, le 27 juillet : Les mauvaises nouvelles arrivent coup sur coup. Mais la dernière et la pire de toutes, la coalition entre l'Angleterre, la Russie, l'Autriche et la Prusse, contre le pacha d'Egypte, a plutôt produit ici un joyeux enthousiasme guerrier que de la consternation... Les sentiments et les intérêts nationaux blessés opèrent maintenant une suspension d'armes entre les partis belligérants. A l'exception des légitimistes, tous les Français se rassemblent autour du drapeau tricolore, et leur mot d'ordre commun est : Guerre à la perfide Albion ! Et, le 28 juillet : Peut-être cent cinquante députés qui se trouvent encore à Paris se sont prononcés pour la guerre de la façon la plus déterminée, en cas que l'honneur national offensé exigeât ce sacrifice[7]. — Le public est incroyablement belliqueux, rapportait, le 30 juillet, l'un des correspondants de M. Guizot[8] ; les têtes les plus froides, les caractères les plus timides sont emportés par le mouvement général ; tous les députés que je vois se prononcent sans exception pour un grand développement de forces ; les plus pacifiques sont las de cette question de guerre qu'on éloigne toujours et qui toujours se remontre. Il faut en finir, dit-on, et cette disposition a réagi sur nos anniversaires de ce mois ; il y avait, le 28, soixante à quatre-vingt mille hommes sous les armes, et tout le monde était heureux de voir tant de baïonnettes à la fois. Hier, quand le Roi a paru au balcon des Tuileries, il a été salué par des acclamations réellement très-vives, et quand l'orchestre a exécuté la Marseillaise, il y a eu un véritable entraînement. Le 2 août, le duc de Broglie résumait ainsi l'état des esprits : Il y a chez tous, sans exception, un grand sentiment d'indignation, une indignation sérieuse, réelle, et une conviction non moins sérieuse qu'il ne faut plus compter que sur soi-même et qu'il y. a lieu de se mettre en défense ; c'est un sentiment aussi vrai que celui qui a suivi les premiers jours de 1830 et favorisé l'expédition d'Anvers ; il a le même caractère d'unanimité[9]. Toujours à cette date, M. Léon Faucher écrivait à un Anglais, ami de la France, M. Reeve : Je n'avais jamais vu, depuis 1830, un enthousiasme aussi prononcé ni aussi soutenu. C'est l'esprit national se montrant sans bravade... Tenez pour certain que si le gouvernement ne répondait pas par une attitude énergique au traité de Londres, il serait renversé par une révolution[10].

Le langage des journaux répondait à ces sentiments : on eût dit autant de clairons sonnant la charge. La France, disait le Siècle du 28 juillet, entend que l'on compte avec elle, fût-on Russe ou Anglais, pour régler les affaires de l'Europe, et elle se lèverait tout entière pour se répandre au delà de ses frontières, comme il est déjà arrivé une fois, plutôt que de se résigner à ce rôle passif auquel ses alliés d'hier, comme ses anciens ennemis, veulent insolemment la réduire. On lisait dans le Temps du même jour : L'Europe est bien faible contre nous. Elle peut essayer de jouer avec nous le terrible jeu de la guerre ; nous jouerons avec elle le formidable jeu des révolutions. Que si l'on nous pousse à promener de nouveau le drapeau tricolore de capitale en capitale, nous ne le ferons plus, cette fois, pour accumuler contre nous les représailles des peuples, mais bien plutôt pour favoriser leur affranchissement. Il n'était pas jusqu'au sage Journal des Débats qui ne déclarât, le 29 juillet : Le traité est une insolence que la France ne supportera pas ; son honneur le lui défend. Et il ajoutait, en rappelant la situation de l'Irlande : A ce terrible jeu des batailles, ce n'est pas nous qui avons le plus de risques à courir. Il disait encore, deux jours après : La France ne reculera pas... La France ne peut pas reculer, parce que ce serait se laisser mettre au rang des puissances de second ordre... Il est nécessaire qu'elle se prépare à la guerre. Les radicaux du National, contemplaient, avec une sorte de satisfaction railleuse, cette effervescence guerrière. On a pu voir, au milieu de cette agitation, disaient-ils, combien les traités de 1815 pèsent à notre pays, combien il serait heureux d'en effacer les souillures... Si nous avions un autre gouvernement, la guerre serait acceptée déjà, car on nous l'a déclarée. Seulement le National ajoutait qu'il fallait, pour la faire, porter la révolution en Italie, dans les États du Rhin, dans l'Allemagne entière, en Pologne, et il mettait au défi la monarchie d'avoir cette hardiesse : Les conditions de la guerre, concluait-il, nous les connaissons tous, et vous aussi peut-être... C'est pour cela qu'il vous est défendu de la tenter. Une seule feuille essayait de se soustraire à cet entraînement général, c'était la Presse, inspirée par M. Molé et M. de Lamartine. Et pourquoi, s'il vous plaît, la guerre ? demandait-elle, le 31 juillet. Parce que M. Thiers est un aimable étourdi. Il sait bien faire les coalitions ; il ne sait pas les prévoir... Jadis, toutes les puissances de l'Europe se coalisèrent pour se venger de Napoléon. Aujourd'hui, les mêmes puissances se coalisent pour se moquer de M. Thiers. Mais le public ne se sentait pas disposé à sourire de ces malices ; tout entier à son indignation patriotique, il eût plutôt traité de lâches et de traîtres ceux qui ne s'y associaient pas.

M. Thiers trouvait donc, dans l'opinion, des impressions plus vives que n'avaient été tout d'abord les siennes propres ; ni le public, ni la presse ne semblaient disposés à garder la réserve expectante, le tranquille sang-froid qu'il avait jugé convenir à la situation. Dans quelle mesure en fut-il contrarié ? On aurait peine à le dire. En tout cas, il ne paraît pas avoir eu, un moment, l'idée de se poser en modérateur. Dès le premier jour, au contraire, les journaux officieux s'appliquèrent à ne se laisser dépasser en véhémence par aucun autre. Peut-être, après tout, M. Thiers regardait-il cette explosion d'indignation nationale comme une diversion utile, et aimait-il mieux voir les esprits s'échauffer contre les mauvais procédés de l'Angleterre que de s'entendre demander compte de sa mésaventure diplomatique. A un point de vue moins personnel, il ne lui déplaisait pas que ceux qui s'étaient mal conduits envers nous ressentissent quelque inquiétude. La leçon lui paraissait nécessaire. Selon lui, la faiblesse des ministères précédents avait répandu, en Europe, l'idée que la France n'avait de résistance sur rien[11] ; il se félicitait de ce qui pouvait troubler cette impertinente sécurité. Ajoutons enfin qu'il craignait de faire la figure un peu piteuse des gens trompés : devenir menaçant a souvent paru, en pareil cas, la seule chance de ne pas être ridicule ; c'est ce qui faisait dire à M. de Rémusat, peu après la signature du traité : Le moyen de ne pas être humilié est de se montrer offensé. Était-ce là un sentiment juste de la dignité nationale ou un faux calcul d'amour-propre ? M. de Tocqueville exprimait une idée qui avait quelque rapport avec celle de M. de Rémusat, quand il écrivait à M. Stuart Mill : Pour maintenir un peuple, et surtout un peuple aussi mobile que le nôtre, dans l'état d'âme qui fait faire les grandes choses, il ne faut pas lui laisser croire qu'il doit aisément prendre son parti qu'on tienne peu compte de lui. Après la manière dont le gouvernement anglais a agi à notre égard, ne pas montrer le sentiment de la blessure reçue eût été, de la part des hommes politiques, comprimer, au risque de l'éteindre, une passion nationale dont nous aurons besoin quelque jour. L'orgueil national est le plus grand sentiment qui nous reste[12]. Sans doute, ce peut être un devoir pour le gouvernement d'entretenir cette susceptibilité patriotique ; mais c'est son devoir non moins étroit de la diriger quand elle s'égare, de la contenir quand elle est excessive. Si, comme le prétendait M. de Rémusat, le moyen de ne pas être humilié d'un mauvais procédé est de s'en montrer offensé, on peut dire aussi qu'en faisant trop d'éclat de son irritation, on grossit l'offense. Il semble parfois, dans ces questions diplomatiques, qu'un pays soit offensé dans la mesure où il proclame lui-même qu'il l'est. En tout cas, se fâcher très-haut, sans être assuré d'obtenir et résolu à exiger, coûte que coûte, une satisfaction proportionnée à l'irritation qu'on témoigne, c'est s'exposer à une humiliation plus grande que celle de l'injure et amoindrir cet orgueil national que M. de Tocqueville avait souci de garder intact. Estimait-on que les questions posées en juillet 1840 ne valaient pas, pour la France, le risque d'une guerre contre toute l'Europe ? Il importait alors, non-seulement à notre sécurité, mais surtout à notre dignité, de ne pas parler de l'offense, ressentie, comme on parle de celles qu'il faut laver dans le sang. Il y avait là une mesure à garder soigneusement, et, si l'opinion échauffée la dépassait, c'était au gouvernement d'user de son influence pour l'y ramener.

Ce devoir, M. Thiers ne paraît pas en avoir compris alors l'importance, ou du moins il crut impossible de le remplir. Ce n'était pas qu'il eût pris le parti de régler sa conduite sur les emportements de l'opinion et de monter sa diplomatie au ton des journaux. Non, toujours résolu à ne pas faire un casus belli de la seule signature du traité, il s'était fait un plan de politique expectante par lequel il comptait obtenir une revanche, sinon très-prompte, du moins assurée, de l'offense du 15 juillet. C'est ce plan dont il importe d'abord de se faire une idée exacte.

 

II

Tous les calculs de M. Thiers reposaient entièrement sur la confiance dans la force et dans la résolution du pacha, confiance alors si répandue en France et si absolue, qu'elle ne se discutait même pas[13]. Plus tard, quand les événements eurent apporté au gouvernement français un complet démenti, M. de Rémusat, interrogé sur la cause d'une si grosse erreur, répondait : Comment voulez-vous que nous ayons deviné la vérité ? Sans parler de l'opinion politique qui, vous le savez, s'était attachée, depuis plusieurs années, à grandir Méhémet-Ali et Ibrahim, nous trouvions, dans les cartons des ministères, une foule de renseignements recueillis par nos prédécesseurs et plus concluants les uns que les autres. De plus, le Roi, qui avait suivi cette affaire depuis le début et qui naturellement devait connaître les faits mieux que nous, nous affirmait qu'il n'y avait rien à craindre et que le pacha était en état de résister à l'Europe[14]. Louis-Philippe, en effet, avait ou affectait d'avoir la plus haute opinion de la puissance de Méhémet-Ali. C'est un second Alexandre, disait-il souvent au chargé d'affaires d'Angleterre ; je n'ai pas une armée capable de lutter avec celle qu'il pourrait amener sur le champ de bataille[15].

De cette foi dans le pacha, M. Thiers déduisait toute une série de prévisions qu'il exposait à peu près en ces termes, dans les communications verbales ou écrites avec ses collègues et ses agents diplomatiques[16] : Le pacha résistera. Que feront les quatre alliés pour vaincre cette résistance ? Ils ont jugé eux-mêmes la question si embarrassante qu'ils n'ont pas osé se la poser : entre eux, rien n'a été prévu, rien n'a été réglé à ce sujet. Les mesures maritimes, — blocus des côtes, bombardement de quelques villes, — seront de nul effet : il suffira à l'armée égyptienne de se concentrer dans l'intérieur des terres. Tentera-t-on de débarquer des troupes pour aller l'y chercher ? Où trouver ce corps de débarquement ? L'Angleterre ne l'a pas. L'Autriche et la Prusse semblent résolues à ne pas le fournir. La Turquie n'a plus d'armée, et l'on sait d'ailleurs ce que valent ses soldats en face de ceux d'Ibrahim. Et puis, s'il ne s'agit que d'un corps peu considérable, comme une escadre peut en transporter à pareille distance, les quatre-vingt mille hommes d'Ibrahim auront bientôt fait de le jeter à la mer. L'Angleterre se résoudra-t-elle donc à prier la Russie d'envoyer par terre, à travers l'Arménie, une armée en Syrie ? Mais cette armée, prise à revers par les populations du Caucase, arriverait, déjà épuisée, devant les Égyptiens, dix fois plus nombreux. Rien de tout cela n'est sérieux. Ajoutez que la mauvaise saison est proche : avec l'hiver, nul moyen de tenir la mer devant une côte sans abri ; nul moyen de faire traverser, à une armée nombreuse, les montagnes d'Arménie. Il est donc, en tout cas, certain que rien ne pourra être accompli avant le printemps. Eh bien, pendant ces longs mois d'attente, en présence de ces difficultés, de ces impossibilités d'exécution, n'est-il pas très-probable que la division éclatera entre les puissances, ou que tout au moins quelques-unes hésiteront et se retireront ? Ne verra-t-on pas reparaître forcément, entre l'Angleterre et la Russie, l'opposition d'intérêts qui est au fond des choses, et chacune de ces deux puissances ne sera-t-elle pas plus disposée à jalouser qu'à seconder l'action de l'autre ? L'Autriche et la Prusse, qui ne se sont engagées que sur la promesse d'une exécution facile et prompte, ne chercheront-elles pas à se dérober ? Dans la Chambre des communes, et jusque dans le sein du cabinet britannique, ne sera-t-il pas demandé à lord Palmerston un compte sévère de l'imbroglio inextricable, stérile et périlleux, où il aura engagé son pays et l'Europe ? Au jour où se manifesteront ces incertitudes, ces regrets, ces discordes, quand les coalisés du 15 juillet auront abouti à cette mortification de se trouver impuissants en face d'un pacha d'Egypte, et que lord Palmerston aura été convaincu d'une immense étourderie, alors ce sera l'occasion pour la France, qui aura vu ses prévisions justifiées, de faire dans les conseils européens une rentrée triomphante qui la vengera de tous les déplaisirs passés. Cette argumentation n'était pas mal construite, à une condition, cependant, c'est que la base en fût solide ; or cette base, on vient de le voir, était la foi dans la résistance du pacha.

Cette sorte de dissolution sans violence de la coalition, cette faillite par impuissance était, aux yeux de M. Thiers, l'éventualité la plus probable et la plus désirable. Toutefois, ce n'était pas la seule qu'il eût en vue. Il prévoyait aussi le cas où le pacha, poussé à bout, ne se contenterait pas de garder la défensive, et où, passant le Taurus, il marcherait sur Constantinople. Du coup, disait le ministre, l'empire ottoman tomberait en morceaux, son partage serait inévitable et l'Europe ébranlée jusqu'en ses fondements ; la France ne pourrait demeurer immobile. C'est alors, continuait M. Thiers, que commencerait le grand jeu. En approchant du Bosphore, l'armée égyptienne aurait chance de rencontrer des armées européennes qui rendraient la partie plus égale, mais, en ce cas aussi, les armées françaises paraîtraient sur le Rhin et au delà des Alpes. C'est là qu'est marquée leur place de combat, c'est là qu'elles défendraient l'Egypte et la Syrie, et ce secours ne serait pas moins efficace pour Méhémet-Ali que des flottes et des armées envoyées à son aide sur les côtes de la Méditerranée. L'Autriche et la Prusse, placées alors en première ligne, dans une lutte où elles s'engageraient sans intérêt et sans passion, payeraient cher leur complaisance pour l'Angleterre et la Russie, et elles apprendraient qu'il y a bien aussi quelque danger à braver le ressentiment de la France[17]. Le président du conseil répétait avec insistance que, quoi qu'il arrivât en Orient, la France n'y tirerait pas un coup de canon, et que, si elle était obligée d'agir par les armes, elle porterait tout son effort en Allemagne et surtout en Italie. On voit que M. Thiers, tout en repoussant la guerre immédiate, la croyait possible dans certaines éventualités ; sans la désirer, il l'acceptait, et il prévoyait qu'elle serait alors générale et européenne.

En attendant l'heure, dans tous les cas lointaine, de cette rentrée diplomatique ou militaire, le président du conseil était décidé à garder son attitude expectante, laissant aller les événements, dont il espérait la justification de ses pronostics, observant, chez les autres puissances, les embarras et les divisions d'où devait sortir l'occasion prévue. Toutefois, ce n'était pas, dans sa pensée, une attente inerte : il voulait l'employer à armer la France, L'expectative armée et fortement armée, disait-il, voilà notre politique[18]. Au lendemain de 1830, sous le coup du péril extérieur et intérieur, l'armée, qui ne comptait, sous la Restauration, que deux cent trente et un mille hommes et quarante-six mille chevaux, avait été tout à coup portée à quatre cent trente-quatre mille hommes et quatre-vingt-dix mille chevaux, et le budget de la guerre élevé de 187 millions à 373. Mais, une fois rassuré sur la paix du dehors et du dedans, le gouvernement avait mis fin aux armements extraordinaires, et les dépenses, bien que demeurées supérieures à celles de 1829, s'étaient notablement réduites. L'armée continentale avait d'autant plus souffert de ces réductions que l'Algérie exigeait chaque jour plus d'hommes et de matériel, et tendait, par suite, à absorber presque toutes les ressources très-péniblement obtenues des Chambres ; l'esprit d'économie, qui était, en ce temps, l'une des vertus, mais qui devenait parfois l'une des manies du régime parlementaire[19], n'était pas, en ce qui concernait notre état militaire, toujours d'accord avec l'intérêt national. Les forteresses étaient désarmées, les casernes insuffisantes, les arsenaux mal garnis ; on n'avait même pas le nombre de fusils nécessaire. Au moment donc où la France fut surprise par le traité du 15 juillet, son armée n'était pas en mesure de soutenir une grande lutte européenne. M. Thiers résolut de la mettre, non encore sur le pied de guerre, mais sur ce qu'il appelait le pied de paix armée. Cette mesure, qu'il jugeait indispensable pour se préparer aux éventualités du printemps, il la jugeai aussi immédiatement utile comme avertissement comminatoire aux puissances. De plus, quelle que dût être l'issue de la crise, il trouvait bon d'en profiter pour donner à la France un arme ment complet. Nos préparatifs, écrivait M. de Rémusat[20], ne fussent-ils, comme je le pense, qu'une précaution sans emploi, c'est une excellente chose que de saisir cette occasion de rendre à la France la force militaire dont elle a besoin pour soutenir son rang.

 

III

M. Thiers avait pu arrêter son plan sans avoir à s'en expliquer devant les Chambres, alors en vacances. Mais, à défaut du parlement, la couronne était là, et quelle que fût la prétention du ministre du 1er mars à gouverner seul, il ne pouvait décider, sans le Roi, des destinées du pays, dans une crise si redoutable. Nulle part l'offense du traité du 15 juillet n'avait été ressentie plus vivement que dans la famille royale, non-seulement par les jeunes princes et princesses, le duc d'Orléans en tête, dont l'ardeur guerrière fut tout de suite enflammée[21], mais même par le vieux Roi. A la première nouvelle de ce qui s'était passé à Londres, il éclata avec une telle véhémence, que la Reine dut faire fermer la porte de son cabinet pour qu'on n'entendît pas sa voix dans la galerie. Depuis dix ans, s'écriait-il, je forme la digue contre la révolution, aux dépens de ma popularité, de mon repos, même au danger de ma vie. Ils me doivent la paix de l'Europe, la sécurité de leurs trônes, et voilà leur reconnaissance ! Veulent-ils donc absolument que je mette le bonnet rouge ?[22] Tandis que M. Thiers en voulait surtout à l'Angleterre, dans laquelle il avait espéré, le ressentiment de Louis-Philippe se portait principalement contre l'Autriche et la Prusse, auxquelles il avait fait tant d'avances depuis plusieurs années, et sur lesquelles il s'était habitué à compter. Aussi ne put-il se retenir d'apostropher rudement les ambassadeurs de ces puissances, la première fois qu'il les vit après la signature du traité. Vous êtes des ingrats, leur dit-il avec une extrême véhémence ; et, après leur avoir rappelé tout ce qu'il avait fait et risqué pour maintenir la paix : Mais, cette fois, ne croyez pas que je me sépare de mon ministère et de mon pays ; vous voulez la guerre, vous l'aurez, et, s'il le faut, je démusellerai le tigre. Il me connaît, et je sais jouer avec lui. Nous verrons s'il vous respectera comme moi[23].

Ce prince, si facilement accusé d'être trop peu susceptible pour ce qui touchait à la dignité de la France, se montrait donc, au premier abord, plus animé, plus menaçant que M. Thiers. C'est qu'en dépit des calomnies de l'opposition, sa sensibilité patriotique était des plus vives. C'est aussi que, très-circonspect dans l'action, il avait parfois la parole un peu intempérante. Faut-il ajouter que tout, dans ces scènes, n'était peut-être pas entraînement irréfléchi, et qu'en se laissant aller à une irritation très-sincère ; ce fin politique visait à produire, au dehors et au dedans, un effet calculé ? Au dehors, convaincu que la résistance du pacha serait invincible, il espérait, en parlant fort, intimider des puissances qu'il croyait assez irrésolues et condamnées à de prochains déboires, à d'inextricables embarras, à d'inévitables divisions. Au dedans, persuadé que M. Thiers, mis en face des faits, n'oserait se jeter dans une guerre folle, mais craignant de sa part une manœuvre que les souvenirs de la coalition ne rendaient pas improbable, il voulait lui enlever tout prétexte de rejeter sur la couronne seule la responsabilité d'une politique pacifique, déplaisante à l'amour-propre national[24].

Pendant qu'il prenait cette attitude devant les diplomates étrangers et le public français, le Roi se montrait, dans les délibérations intimes du gouvernement, ému sans doute, anxieux, mais résolu. Très-peu de jours après la divulgation du traité, M. Thiers, qui habitait alors à Auteuil, reçut, à six heures du matin, un message du duc d'Orléans, qui le mandait d'urgence à Saint-Cloud. En arrivant, il trouva le Roi entouré de sa famille, le visage serein, bien qu'un peu fatigué ; le duc d'Orléans était radieux. Vous ne serez pas surpris, dit Louis-Philippe à son ministre, d'apprendre que nous avons passé la nuit entière à causer de la situation. Nous sommes demeurés tous d'accord que la France ne doit rien céder du terrain où elle s'est placée, et que l'Europe doit être avertie que nous ne reculerons pas. Persévérons donc ; je me confie à vous. Agissez avec fermeté, mais avec prudence, et surtout, autant que l'honneur le permettra, épargnons à notre pays l'horrible fléau de la guerre. M. Thiers répondit, sans être d'ailleurs contredit, que le moyen le plus sûr d'éviter cette guerre était de montrer à tous que nous ne la craignions pas. L'entretien se prolongea fort cordial. Au moment où le ministre allait se retirer, la Reine, lui montrant ses fils, ne put retenir ce cri de mère : Au moins soyez prudent, car la guerre me les prendrait tous, et combien m'en rendriez-vous ?[25] M. Thiers sortit profondément remué de cette entrevue. A la même époque, le duc de Broglie écrivait, après une conversation avec Louis-Philippe : J'ai trouvé le Roi très-résolu, très-clairvoyant... Nous avons causé à fond, épuisé toutes les chances, été à toutes les extrémités, je ne l'ai pas vu faiblir un seul instant[26].

Toutefois, à y regarder d'un peu près, on eût pu, dès cette première heure, discerner un principe de dissidence entre la politique du monarque et celle de son ministre. Tant qu'il ne s'agissait que de se plaindre haut et de menacer, Louis-Philippe ne s'y refusait pas ; il approuvait aussi les armements, et sa prévoyance royale saisissait très-volontiers cette occasion de renforcer l'état militaire de la France. Mais il entendait bien ne pas dépasser certaines bornes. Il était d'ores et déjà résolu à ne pas laisser la guerre sortir de la crise actuelle, tandis que M. Thiers, sans être décidé à faire cette guerre, en acceptait l'éventualité. De là des réserves prudentes, inquiètes, qui se faisaient jour soudainement dans la conversation du Roi, au moment même où sa sensibilité patriotique venait de s'épancher avec le plus d'impétuosité. Bien qu'elles semblassent parfois détonner avec le reste, il n'y avait là ni duplicité ni même contradiction. Cette variété d'accent tenait au laisser-aller, aux habitudes primesautières de la parole royale, et aussi à cette vivacité, à cette mobilité d'imagination qui s'alliaient, chez ce prince, à un esprit politique très-réfléchi, très-froid et très-calculateur. Dans les derniers jours de juillet, M. de Sainte-Aulaire, qui venait de recevoir les instructions du président du conseil et de l'entendre développer son plan, eut une audience du Roi ; celui-ci lui fit les mêmes recommandations que le ministre, et M. de Sainte-Aulaire fût sorti convaincu de leur parfait accord si, au moment de lui donner congé, le prince n'eût ajouté : Vous voilà bien endoctriné, mon cher ambassadeur ; votre thème officiel est excellent. Pour votre gouverne particulière, il faut cependant que vous sachiez que je ne me laisserai pas entraîner trop loin par mon petit ministre. Au fond, il veut la guerre, et moi je rie la veux pas ; et quand il ne me laissera plus d'autres ressources, je le briserai plutôt que de rompre avec toute l'Europe[27].

M. Thiers se rendait-il compte de cette arrière-pensée de Louis-Philippe ? En tout cas, il ne s'en tourmentait pas beaucoup, persuadé qu'il lui suffirait, à l'heure venue, d'ouvrir les fenêtres et d'appeler le pays à l'aide, pour avoir raison de toutes les résistances. La veille même du jour où M. de Sainte-Aulaire s'était rendu aux Tuileries, il avait vu le président du conseil et lui avait demandé s'il était assuré que le Roi le suivrait jusqu'au bout. Pour le moment, il se montre très-animé, répondit M. Thiers ; et s'il est pris de quelque défaillance pendant l'action, il sera soutenu, entraîné même par le flot de l'opinion, qu'aucune digue ne pourra contenir[28]. D'ailleurs, le désaccord n'était qu'éventuel ; il portait sur une hypothèse lointaine que les deux parties espéraient ne pas voir se présenter : elles comptaient bien que la résistance du pacha et les embarras des puissances fourniraient à la France l'occasion de prendre sa revanche, sans qu'il fût question de guerre. En attendant, elles étaient d'accord sur la conduite immédiate et avaient intérêt à faire montre de cet accord, le prince pour sa popularité, le ministre pour son autorité, tous deux pour rendre leur politique plus efficace au regard de l'étranger. Louis-Philippe disait bien haut : Je suis content de M. Thiers ; il ne m'a proposé que des choses fort raisonnables. Il est aussi prudent que moi, et je suis aussi national que lui. Nous nous entendons très-bien[29]. Et pendant ce temps, le président du conseil affectait de répéter à tous, particulièrement aux ambassadeurs étrangers, que le Roi était plus belliqueux que lui, et qu'il avait peine à le contenir. Ces propos se répandaient dans le public, et, dès le 29 juillet, Henri Heine, après avoir raconté l'explosion belliqueuse dont il était le témoin à Paris, disait : Ce qui est surtout important, c'est que Louis-Philippe semble s'être dépouillé de cette vilaine patience qui endure chaque affront, et qu'il a même pris éventuellement la résolution la plus décisive... M. Thiers assure qu'il a parfois de la peine à apaiser la bouillante indignation du Roi. Il est vrai que Heine ajoutait : Ou bien, cette ardeur guerrière, n'est-ce qu'une ruse de l'Ulysse moderne ?[30]

 

IV

Le président du conseil ne perdit pas un jour pour exécuter le plan qu'il avait conçu. Dès le 29 juillet, le Moniteur annonça les premières mesures d'armement. Les jeunes soldats disponibles des classes de 1836 à 1839 furent aussitôt appelés sous les drapeaux, et l'on ouvrit par voie extraordinaire des crédits considérables pour l'accroissement de l'effectif et du matériel des armées de terre et de mer. Aux diplomates étrangers qui venaient demander des explications sur ces mesures, M. Thiers, réservé, froid, se bornait à répondre que, dans l'isolement où on l'avait mise, la France n'avait plus qu'à se régler sur ce qu'elle se devait à elle-même ; il ajoutait qu'elle se préparait aux dangers de la situation qu'on lui avait faite, et que sa conduite à venir dépendrait de celle qu'on tiendrait envers elle. Toutes ses démarches, toutes ses paroles, visaient à être ainsi tranquillement inquiétantes, menaçantes sans provocation. Avec son habituelle activité, il trouva le loisir d'écrire, sur la question d'Orient, dans la Revue des Deux Mondes du 1er août, un article non signé, mais dont l'auteur fut tout de suite deviné ; cet article se terminait ainsi : Il y a un mot, un mot décisif qu'il faut dire à l'Europe, avec calme, mais avec une invincible résolution : Si certaines limites sont franchies, c'est la guerre, la guerre à outrance, la guerre, quel que soit le ministère. En même temps, il veillait à ce que ses ambassadeurs près les diverses cours conformassent leur attitude à la sienne. J'ai reçu toutes vos excellentes lettres, écrivait-il le 31 juillet à M. Guizot[31] ; je ne vous dis qu'un mot en réponse : Tenez ferme. Soyez froid et sévère, excepté avec ceux qui sont nos amis. Je n'ai rien à changer à votre conduite, sinon à la rendre plus ferme encore, s'il est possible. C'étaient les mêmes recommandations qu'il adressait verbalement à M. de Sainte-Aulaire sur le point de partir pour Vienne[32]. A Saint-Pétersbourg, il faisait parvenir un langage plus menaçant encore. Qu'on y prenne garde, écrivait-il à M. de Barante dès le 23 juillet ; la France, si elle entre en lice, ne pourra y entrer que d'une manière terrible, avec des moyens extraordinaires et funestes à tous ; la face du monde pourra en être changée. Et il donnait à entendre que, dans ce cas, la Pologne serait soulevée[33].

Londres demeurait toujours le principal centre des négociations. M. Guizot y faisait la figure et y tenait le langage prescrits par son ministre. Dans un premier entretien avec lord Palmerston, il se plaignit gravement et sévèrement du passé. Non-seulement on ne nous a pas dit ce qu'on faisait, déclara-t-il, non-seulement on s'est caché de nous, mais je sais que quelques personnes se sont vantées de la façon dont le secret avait été gardé. Est-ce ainsi, milord, que les choses se passent entre d'anciens et intimes alliés ? L'alliance de la France et de l'Angleterre a donné dix ans de paix à l'Europe ; le ministère whig, permettez-moi de le dire, est né sous son drapeau et y a puisé, depuis dix ans, quelque chose de sa force. Je crains bien que cette alliance ne reçoive en ce moment une grave atteinte, et que ce qui vient de se passer ne donne pas à votre cabinet autant de force, ni à l'Europe autant de paix... M. Canning, dans un discours très-beau et très-célèbre, a montré un jour l'Angleterre tenant entre ses mains l'outre des tempêtes et en possédant la clef ; la France aussi a cette clef, et la sienne est peut-être la plus grosse. Elle n'a jamais voulu s'en servir. Ne nous rendez pas cette politique plus difficile et moins assurée. Ne donnez pas, en France, aux passions nationales, de sérieux motifs et une redoutable impulsion. Puis, après avoir indiqué tous ses pronostics sur les embarras, les impossibilités et les périls auxquels il fallait s'attendre dans l'exécution du traité du 15 juillet : Nous nous lavons les mains de cet avenir. La France s'y conduira en toute liberté, ayant toujours en vue la paix, le maintien de l'équilibre actuel en Europe, le soin de sa dignité et de ses propres intérêts. En même temps qu'il tenait ce langage à lord Palmerston, M. Guizot avait soin de ne pas rassurer ceux qui, autour de lui, demandaient, inquiets : Que fera la France ? L'affaire sera longue et difficile, disait-il. La France ne sait pas ce qu'elle fera, mais elle fera quelque chose. L'Angleterre et l'Europe ne savent pas ce qui arrivera, mais il arrivera quelque chose. Nous entrons tous dans les ténèbres. Notre ambassadeur, du reste, ne demandait rien, ne faisait aucune proposition nouvelle, et quelque diplomate, effrayé de l'avenir, venait-il lui faire des ouvertures conciliantes, il l'écoutait froidement, sans le rebuter, mais plus occupé d'augmenter son inquiétude que d'aller au-devant de sa bonne volonté. Il était visible que le gouvernement français n'éprouvait aucune hâte d'entrer en pourparlers et qu'il préférait attendre les événements, comptant y trouver la confirmation de ses pronostics et la revanche de ses mortifications[34].

Si cette attitude d'expectative menaçante né laissait pas que d'émouvoir certains esprits, soit en Angleterre, soit sur le continent, un homme du moins ne s'en montrait aucunement troublé, c'était lord Palmerston. Comme on demandait un jour à M. Guizot, au sortir d'un entretien avec le chef du Foreign-Office, s'il avait fait quelque impression sur son interlocuteur : Pas la plus légère, répondit-il[35]. La raison en est bien simple : c'est que lord Palmerston persistait à ne pas croire à cette résistance du pacha sur laquelle était fondée toute notre argumentation ; quand nous paraissions vouloir attendre les événements, loin de s'en inquiéter, il s'en félicitait, car, lui aussi, il espérait y rencontrer le triomphe de sa politique. Dans ses conversations avec notre ambassadeur, s'il se défendait d'avoir eu l'intention d'offenser la France, il ne témoignait ni regret, ni velléité de concession, et se montrait, au contraire, froidement résolu à aller jusqu'au bout. Sa correspondance avec M. Bulwer, chargé d'affaires à Paris, respirait une confiance imperturbable dans le succès de son plan, un mépris hautain de nos menaces. Vous dites, lui écrivait-il, que Thiers est un ami chaud, mais un dangereux ennemi ; cela peut être, mais nous sommes trop forts pour être influencés par dételles considérations. Je doute, d'ailleurs, qu'on puisse se fier à Thiers comme ami, et, me sachant dans mon droit, je ne le crains pas comme ennemi. La manière de prendre tout ce qu'il peut dire est de considérer le traité comme un fait accompli, comme une décision irrévocable, comme un pas fait sur lequel on ne peut revenir. Presque à chaque ligne de sa correspondance, on retrouve cette affirmation, que la France demeurera tranquille et ne fera pas la guerre[36]. Ses compatriotes eux-mêmes ne pouvaient comprendre une telle assurance. Je n'ai jamais été plus étonné, écrivait alors un membre de la haute société politique d'Angleterre, qu'en lisant les lettres de Palmerston, dont le ton est si audacieux, si hardi et si confiant. Quand on considère l'immensité de l'enjeu dans la partie qu'il joue, quand on voit qu'il peut allumer la guerre dans toute l'Europe et que la guerre, si elle a-lieu, sera entièrement son œuvre, on est stupéfait qu'il ne paraisse pas affecté plus sérieusement par la gravité des circonstances, et qu'il ne regarde pas avec plus d'anxiété — sinon d'appréhension — les résultats possibles ; mais il cause, sur le ton le plus dégagé, de la clameur qui s'est élevée à Paris, de son entière conviction que le cabinet français ne pense nullement à faire la guerre, et que, s'il la faisait, ses flottes seraient instantanément balayées et ses armées partout battues. Il ajoute que si ce cabinet essayait de faire une guerre d'opinion et de surexciter les éléments de la révolution dans les autres contrées, de plus fatales représailles seraient exercées contre la France, où les carlistes et les bonapartistes, aidés par l'intervention étrangère, renverseraient le trône de Louis-Philippe... Il peut arriver que les choses tournent suivant l'attente de Palmerston. C'est un homme favorisé d'une bonne fortune extraordinaire, et sa devise semble être celle de Danton : De l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace. Mais il y a, dans son ton, une faconde, une imperturbable suffisance, et une légèreté dans la discussion d'intérêts d'une si effrayante grandeur, qui me convainquent qu'il est très-dangereux de confier à un tel homme la direction sans contrôle de nos relations extérieures[37].

Lord Palmerston rencontrait cependant, dans son pays même, des difficultés qui eussent embarrassé un esprit moins résolu. La divulgation du traité du 15 juillet avait causé en Angleterre une surprise où dominaient le déplaisir et l'inquiétude. La passion du ministre contre la France ne paraissait pas trouver d'écho chez ses compatriotes. Beaucoup de ceux-ci, au contraire, s'alarmaient de voir, pour une question qui ne les intéressait pas, rompre l'alliance des deux grandes puissances libérales et mettre en péril la paix européenne. Si les journaux directement inspirés par le chef du Foreign-Office nous faisaient une guerre haineuse et violente, plusieurs autres, le Times en tête, blâmaient le traité : on sentait même que leur opposition eût été plus vive encore, si leur sentiment national n'avait été souvent blessé par les attaques de la presse parisienne[38]. En même temps, les radicaux provoquaient, dans toutes les grandes villes, d'immenses meetings où l'on déclarait désavouer hautement toute participation à l'insulte faite à la nation française, et où des orateurs proclamaient, aux applaudissements de leur auditoire, que s'il y avait à choisir entre M. Thiers et une armée française, d'une part, et lord Palmerston et une armée russe, de l'autre, il fallait se joindre à la France et à M. Thiers. Sans doute ces meetings n'avaient pas, sur la direction des affaires, l'influence qu'eussent voulu leur attribuer certains de nos journaux ; mais il n'en était pas moins vrai que l'opinion anglaise était troublée et nullement satisfaite.

Cet état d'esprit eût dû d'autant plus préoccuper lord Palmerston que le parlement n'était pas encore en vacances et que tout y faisait prévoir une interpellation. Quelle n'en pouvait pas être l'issue, étant données les dispositions des partis ? Les radicaux étaient ouvertement mécontents. Les whigs, s'ils hésitaient à ébranler un ministère tenant en main leur drapeau, s'inquiétaient de l'atteinte portée à cette alliance française qui avait été jusqu'ici le premier article de leur programme. Les tories modérés, sympathiques aussi à cette alliance, se réservaient, attendant les événements, prêts à profiter de tout ce qui leur fournirait une arme contre le cabinet. Seuls, les tories extrêmes se félicitaient hautement du coup frappé contre l'ennemi héréditaire. En face d'un parlement dont les dispositions apparaissaient ainsi au moins froides et incertaines, lord Palmerston n'avait même pas l'avantage de se sentir fermement appuyé par ses collègues. Il voyait, en effet, renaître dans le sein du cabinet les oppositions et les hésitations qu'il avait dominées au moment de la signature du traité. Dans un long entretien qu'ils eurent, le 28 juillet, avec M. Guizot, lord Melbourne et lord Russell ne dissimulèrent pas leurs alarmes ; lord Melbourne, notamment, sans abandonner son ministre des affaires étrangères, ne semblait guère compter sur le succès facile promis par ce dernier. Si cet espoir est trompé, disait-il à notre ambassadeur, on ne poussera pas l'entreprise à bout. Aussi nous demandait-il de reprendre la proposition tendant à attribuer la Syrie héréditaire au pacha, lorsque ce dernier aurait fait preuve de résistance et que la confiance de lord Palmerston commencerait à être déjouée. Puis il ajoutait : La France, qui n'aura pas voulu aider les quatre puissances à marcher, les aidera à s'arrêter[39].

Lord Palmerston, cependant, prétendait ne rien changer à sa conduite. Il s'était habitué à exercer une sorte de despotisme au Foreign-Office, allant droit son chemin, sans s'occuper de ses collègues, plus disposé à malmener qu'à écouter les dissidents[40], en imposant par sa laborieuse activité[41], par son intrépidité tenace, par son audace heureuse et par une belle humeur confiante qui se mêlait étrangement chez lui à un caractère agressif, impertinent et querelleur ; du reste, fort adroit à franchir les défilés parlementaires où il paraissait s'engager à l'étourdie, sachant alors unir la ruse à la hardiesse, et se faire retors et dissimulé, sans cesser au fond d'être impérieux. On le vit bien à la façon dont il se tira des interpellations sur le traité du 15 juillet. A entendre les explications qu'il donna, les 6 et 7 août, personne ne tenait plus que lui à l'alliance française ; il affirmait que cette alliance subsistait et n'était pas atteinte par une dissidence partielle, momentanée, peu importante, et qui n'aurait aucune conséquence fâcheuse ; d'ailleurs, ajoutait-il, ce n'étaient pas les puissances qui se séparaient de la France, mais la France qui avait repoussé toutes les propositions qu'on lui avait faites. Le ministre se gardait d'avouer que le traité avait été conclu à l'insu et en cachette de notre représentant, Il se refusa à en produire le texte : Ce traité n'aura, dit-il, toute sa force que lorsqu'il aura été ratifié, et jusque-là il est impossible de le communiquer. Ce qui ne l'empêchait pas, en ce moment même, de le faire exécuter sans attendre la ratification. On se fera, du reste, une idée de la bonne foi qui présidait à ces explications, en se rappelant que ce sont ces mêmes discours où lord Palmerston affirmait n'être pour rien dans l'insurrection de Syrie. Mais peu lui importait de s'exposer à être convaincu plus tard d'avoir parlé sans sincérité ; il ne voyait que le but actuel ; or, ce but, il l'atteignit : il échappa à tout vote de blâme, et la prorogation du parlement, qui eut lieu quelques jours après, le 10 août, le délivra, pour un temps, de toute préoccupation de ce côté.

 

V

Même débarrassé des Chambres, lord Palmerston n'était pas au terme de ses difficultés. Ses alliés du continent laissaient voir plus d'un signe d'hésitation et d'inquiétude. A Vienne, à Berlin, même à Saint-Pétersbourg, on s'attendait, de la part du pacha, à la résistance annoncée par la France, et Tonne croyait pas au succès facile promis par le ministre anglais[42]. Si le czar prenait volontiers son parti des complications qui pouvaient ainsi se produire, il n'en était pas de même des cours d'Autriche et de Prusse. M. de Metternich, tout en tâchant de faire bonne figure et de prendre de haut les menaces de M. Thiers, était au fond assez troublé de l'impression produite en France, de nos armements et de la possibilité d'une explosion révolutionnaire[43]. L'audace passionnée de lord Palmerston ne l'alarmait pas moins. Effrayé tout à la fois de son adversaire et de son allié, il ne demandait qu'à sortir décemment d'une aventure qui devenait si périlleuse. Il avait réuni chez lui, au château de Kœnigswart, les ambassadeurs des quatre grandes puissances, et tous les entretiens qu'il avait avec eux tendaient à trouver une base d'accommodement. Non qu'il crût possible de rien proposer tout de suite ; mais il se préparait pour le moment où la résistance du pacha aurait donné un premier démenti aux prédictions de lord Palmerston. Les engagements pris par les quatre puissances avec la Porte, disait-il à M. de Sainte-Aulaire, ne peuvent être changés sans occasion ni prétexte. Aujourd'hui la balle est lancée, il faut la laisser rebondir. Attendons... Ni vous ni moi ne pouvons prévoir, dans une telle affaire, quelles conséquences aura la résistance du pacha. Il est raisonnable d'attendre le jugement de la fortune et de laisser à chacun la part qu'elle lui fera. Puis, après avoir indiqué sur quelles bases il pourrait proposer alors une entente : En attendant, ne me faites pas parler. Je ne puis m'engager à adopter telle ou telle conduite ; mais vous pouvez répondre de mes intentions. Je vous donne ma parole d'honneur qu'elles ne sont pas autres que les vôtres. J'ai toujours pensé que la France ne pouvait pas être mise en dehors d'une grande affaire européenne... Il ne s'agit que de trouver un joint, une transition pour remettre les cinq puissances ensemble. J'y travaillerai de mon mieux. En transmettant cette conversation à son gouvernement, notre ambassadeur avait soin de le mettre en garde contre certaines illusions. Ne comptez pas, lui disait-il, que jamais l'Autriche se sépare de l'Angleterre et de la Russie pour venir se joindre à nous. Les armées françaises seraient à Vienne que vous ne l'obtiendriez pas. Mais, dans le conseil des quatre, quand il y aura à choisir entre une mesure extrême et une mesure modérée, la voix de l'Autriche appartiendra à la modération, et elle profitera de toutes les circonstances pour amener une conciliation. En tout cas, comme le faisait observer M. de Sainte-Aulaire, la conduite du cabinet de Vienne dépendait avant tout de ce que serait la résistance de Méhémet-Ali[44]. M. de Metternich ne cachait pas son état d'esprit au gouvernement anglais. Il déclarait à l'ambassadeur de la Reine qu'il ne donnerait ni argent ni soldats pour l'exécution du traité, et que si ce traité pouvait tomber tranquillement à terre, ce serait une très-bonne chose. Aussi écrivait-on de Vienne à lord Palmerston que le chancelier était à bout, qu'il cherchait, jour et nuit, comment il pourrait se tirer d'affaire, et qu'il était résolu à empêcher la guerre par tous les moyens, sans s'inquiéter de savoir s'il lui en reviendrait quelque part d'humiliation ou si l'objet même du traité se trouverait ainsi complètement manqué[45].

A la cour de Prusse, mêmes sentiments. Ici, écrivait de Berlin le ministre de France, nous redoutons que l'Angleterre ne pousse l'exécution trop vivement. Nous sommes embarrassés de ce que nous avons fait. Nous en acceptons à regret la solidarité ; nous savons très-peu de gré à M. de Bülow[46] de son œuvre, et nous voudrions pouvoir nous replacer au point de départ ; nous agirions d'autre sorte. Notre espoir est que rien ne sera précipité et qu'à l'aide des délais d'une exécution molle et inefficace et de la simple défensive de Méhémet-Ali, M. de Metternich parviendra à découvrir quelque expédient qui nous tire de peine[47].

A Londres, les ambassadeurs d'Autriche et de Prusse, toutes les fois qu'ils rencontraient M. Guizot ou, en son absence, M. de Bourqueney, ne manquaient pas d'exprimer leur désir de faire rentrer le gouvernement français dans la négociation, s'excusant, non sans quelque embarras, du mauvais procédé auquel ils s'étaient associés pour ne pas se séparer de l'Angleterre. Le ministre de Prusse ajoutait même, évidemment non sans avoir pris l'avis de son collègue autrichien : La difficulté sera extrême pour en finir à Londres directement avec lord Palmerston, et en restant dans l'ornière où nous sommes engagés. Il faut non-seulement vous faire rentrer dans l'affaire, mais la déplacer... C'est à Vienne qu'il faut la porter. Le prince de Metternich n'est pas engagé comme lord Palmerston... Les vues pacifiques, la politique de transaction, prévaudront plus aisément à Vienne qu'à Londres. Le prince de Metternich s'est tenu, depuis quelque temps, fort à l'écart ; mais, n'en doutez pas, si la solution de l'affaire d'Orient pouvait être son testament politique, il en serait charmé et il ferait tout pour y réussir[48].

Quels que fussent au fond les regrets de l'Autriche et de la Prusse, on ne pouvait attendre d'elles une initiative un peu résolue ; et puis tous leurs projets de transaction étaient subordonnés à la résistance du pacha. Mais la politique de conciliation avait alors à Londres un champion plus décidé et plus pressé : c'était le roi des Belges. Comprenant quels risques une guerre ferait courir à son jeune Etat et à son jeune trône, bien placé par ses liens intimes avec les familles royales de France et d'Angleterre, comme par son renom personnel, pour se faire écouter à Paris et à Londres, il chercha et crut avoir trouvé un moyen de couper court aux embarras du présent et aux périls de l'avenir. Ce moyen consistait à remplacer la convention du 15 juillet par un traité entre les cinq puissances, traité garantissant l'indépendance et l'intégrité de l'empire ottoman. Il écrivit sur ce thème au roi des Français et à M. Thiers. Si désireux que ce dernier fût de laisser les événements suivre leur cours, il ne pouvait éconduire sans façon un tel négociateur. Louis-Philippe, d'ailleurs, ne l'eût pas permis. Il fut donc répondu, au nom du gouvernement français, qu'une telle proposition serait acceptable, à une condition : c'est qu'en garantissant, dans son état actuel, l'intégrité de l'empire ottoman, le nouveau traité s'appliquerait au pacha comme au sultan, assurerait au premier les territoires dont il était en possession par l'arrangement de Kutaièh, en ne les lui conservant, du reste, qu'à titre viager, et supprimerait entièrement le traité du 15 juillet. Il était indiqué, en outre, très-nettement que la France ne prenait aucune initiative, qu'elle n'avait rien à demander ni à offrir, sa dignité ne lui permettant pas de reparaître dans une affaire qu'on avait essayé de régler sans elle, avant que les autres puissances n'eussent senti elles-mêmes la nécessité de sa présence[49].

Le roi des Belges accepta pleinement cette façon de poser la question et se mit aussitôt en campagne à Londres, ou plutôt à Windsor, où il se trouvait l'hôte de la jeune reine Victoria. Tout parut d'abord lui réussir. La Reine était de cœur avec lui, bien qu'elle ne pût désavouer ouvertement son cabinet[50]. Léopold gagna aussi l'appui de lord Wellington et le décida à parler à lord Melbourne ; celui-ci en fut troublé au point qu'il prit, contre son habitude, une physionomie toute soucieuse ; il écrivait, peu après, à lord John Russell qu'il ne pouvait ni manger, ni boire, ni dormir[51], signe, chez cet aimable indifférent, d'une préoccupation tout à fait extraordinaire. Plusieurs autres membres du cabinet n'étaient pas moins émus, d'autant qu'à cette action secrète des conversations de cour se joignaient l'alarme et la méfiance croissante d'une partie de l'opinion anglaise ; celle-ci paraissait avoir de plus en plus peur que la paix ne fût mise en péril, et, sous cette impression, la Bourse baissait rapidement. Lord Wellington ne se contentait pas d'endoctriner lord Melbourne ; il allait partout répétant son blâme de la politique de lord Palmerston et disait à M. Guizot, dans le salon de la Reine, assez haut pour être entendu de tous : Moi, j'ai une ancienne idée de politique bien simple, mais bien arrêtée, c'est qu'on ne peut rien faire dans le inonde pacifiquement qu'avec la France. Tout ce qui est fait sans elle compromet la paix. Or on veut la paix ; il faudra donc s'entendre avec la France[52]. M. de Neumann et M. de Bülow appuyaient les démarches de Léopold. Enfin, parmi les ambassadeurs anglais près les diverses cours, plusieurs se montraient inquiets de la politique de leur ministre : non-seulement lord Granville, ambassadeur à Paris, mais son chargé d'affaires, M. Bulwer, qui, malgré son intimité avec lord Palmerston, le trouvait trop dur pour la France[53], et aussi lord Beauvale, ambassadeur à Vienne, qui déclarait la convention du 15 juillet inexécutable[54].

Le roi des Belges semblait donc avoir conquis ou ébranlé tous ceux sur lesquels il voulait agir ; tous, en effet, sauf lord Palmerston. Celui-ci demeurait entier dans sa passion et sa confiance, ne se laissant pas un seul moment troubler par l'agitation qui l'enveloppait, tenant tête à tous les alarmés et à tous les mécontents du dehors comme du dedans. Vainement Léopold eut-il avec lui, le 19 août, une conversation de plus de deux heures, il n'obtint à peu près rien. L'obstination est grande, racontait-il aussitôt après à M. Guizot ; il y a de l'amour-propre blessé, de la personnalité inquiète ; les noms propres se mêlent aux arguments, les récriminations aux raisons. Lord Palmerston persiste, d'ailleurs, à dire que Méhémet-Ali cédera. Toutefois, le royal négociateur ne se décourageait pas. Je continuerai, dit-il ; il faut de la patience et marcher pas à pas. De nouveaux efforts n'eurent pas plus de succès. Quelques jours après, en effet, lord Palmerston abordant lui-même ce sujet avec M. Guizot, lui déclarait qu'il ne pourrait être question du traité général, proposé par le roi des Belges, avant que le traité partiel, conclu entre les puissances, eût suivi son cours et atteint son but ; pour le moment, il fallait attendre les événements. Et, comme l'ambassadeur de France lui répondait que cette exécution du traité partiel pouvait soulever de grandes difficultés, de redoutables périls, compromettre la paix de l'Europe : Je sais que vous pensez ainsi, répliqua le ministre anglais. On verra ; si les événements vous donnent raison, alors comme alors.

Cependant tant d'obstination faisait mauvais effet. Précisément à cette époque, on apprit que la fameuse insurrection de Syrie, celle dont lord Palmerston avait fait tant de bruit, venait d'être facilement réprimée par Ibrahim. Le crédit du ministre s'en trouvait quelque peu diminué. Il en eut le sentiment et jugea prudent, sans fléchir au fond, de modifier son mode de résistance ; au lieu de faire front, il rusa. On put croire, dans les derniers jours d'août, que, cédant aux instances du roi Léopold, de lord Melbourne et de plusieurs autres ministres, il se résignait à entrer dans la voie de la conciliation. Eh bien, oui, disait-il[55], je ferai le premier pasI'll move the first. Il convint avec ses collègues qu'il enverrait à lord Granville une dépêche qui donnerait sur le passé des explications atténuantes, de nature à calmer les susceptibilités de la France, et qui indiquerait la nécessité d'un traité à cinq pour régler la situation générale de l'empire ottoman. Mais, quand cette longue dépêche, datée du 31 août, fut communiquée, le 3 septembre, à M. Thiers, il apparut qu'elle était seulement une discussion fort aigre du passé[56]. Ces vingt pages, écrivait le surlendemain Louis-Philippe au roi des Belges, ne contiennent que l'énumération des griefs des four powers contre la France, des contradictions entre nos actes et nos promesses, etc., et après avoir subi cette rude épreuve de patience, on ne trouve au bout ni une ouverture ni une proposition, rien, absolument rien que l'annonce que le traité sera exécuté[57]. Était-ce simplement, chez lord Palmerston, l'entraînement naturel et irréfléchi d'un esprit essentiellement argumentateur, querelleur, possédé de la manie de prouver qu'il avait toujours eu raison ? N'était-ce pas aussi une manœuvre calculée pour jouer ceux qui s'imaginaient l'avoir forcé à faire une avance ? En tout cas, le résultat fut complet, et lord Palmerston, put se vanter d'avoir mis à néant la tentative de transaction poursuivie par le roi Léopold.

Pour découvrir, en effet, dans cette dépêche, une ouverture acceptable, il eût fallu être plus disposé à un rapprochement immédiat que ne l'était alors M. Thiers. Le ministre français croyait toujours que les événements d'Orient allaient donner raison à ses pronostics et que Méhémet-Ali réservait une déconvenue terrible à l'Angleterre et à ses alliés. Quelques jours avant de recevoir la dépêche de lord Palmerston, il écrivait à M. Guizot : Le pacha est capable, sur une menace, sur un blocus, sur un acte quelconque, de mettre le feu aux poudres. En preuve, il vous envoie une dépêche de Cochelet. Vous verrez comme il est facile de venir à bout d'un tel homme ! Vous verrez si, quand je vous parlais, il y a deux mois, de la difficulté de la Syrie viagère et de l'Egypte héréditaire, j'avais raison, et si je connaissais bien ce personnage singulier !... Tenez pour certain que s'il y a quelque chose de sérieux sur Alexandrie, ou sur tel point du pays insurgé ou insurgeable, Méhémet-Ali passe le Taurus et fait sauter l'Europe avec lui. Les gens qui sont sensibles au danger de la guerre doivent être abordés avec cette confidence. Et il ajoutait d'un ton qui n'était pas celui d'un homme en recherche d'un accommodement : Nous attendons le nouveau memorandum. La réponse ne m'embarrasse guère ; elle sera adaptée à la demande. Aussi, dès le 4 septembre, la dépêche connue, M. Thiers écrivait à son ambassadeur à Londres : La fameuse note n'arrange rien ; elle empirerait la situation plutôt qu'elle ne l'améliorerait, si nous voulions être susceptibles. C'est exactement le mémorandum du 17 juillet, augmenté de récriminations sur le passé... Cela interprété au vrai signifie qu'après avoir accepté l'alliance russe contre Méhémet-Ali, l'Angleterre nous ferait l'honneur d'accepter l'alliance française contre les Russes. On n'est pas plus accommodant, en vérité, et nous aurions bien tort de nous plaindre. Toutefois, il ne faut pas prendre ceci en aigreur. Il faut être froid et indifférent, dire que cette note ajouterait au mauvais procédé si nous voulions prendre les choses en mauvaise part ; car, lorsque le traité du 15 juillet nous a si vivement blessés, nous dire qu'on l'exécutera et qu'après l'exécution on se mettra avec nous, c'est redoubler le mal[58].

Les deux adversaires se retrouvaient donc l'un en face de l'autre, chacun sur son terrain primitif, attendant tout, celui-ci, de la résistance de Méhémet-Ali, celui-là, de sa soumission immédiate. Le résultat dépendait de ce qui allait se passer eu Orient. Si les retards et les complications annoncés par M. Thiers se produisaient, la situation de lord Palmerston deviendrait très-mauvaise. Si, au contraire, les mesures coercitives employées contre le pacha obtenaient le prompt succès prédit par le ministre anglais, ce serait à la France de se trouver en passe dangereuse. On eût dit deux joueurs dont chacun a mis audacieusement tout son enjeu sur une seule carte. Laquelle allait être retournée ? Ils ne pouvaient se dissimuler à eux-mêmes la gravité redoutable d'une telle partie ; mais l'un et l'autre se croyaient assurés de gagner. Entre les deux, cependant, il y a une différence. La force dans laquelle lord Palmerston mettait sa confiance était, après tout, une force dont il disposait : c'était celle des vaisseaux anglais. La force sur laquelle M. Thiers jouait toute la politique de la France était celle d'un pouvoir étranger, d'un pacha turc. Il est vrai qu'en croyant à cette force, il se sentait en communion avec l'opinion régnante dans son pays, tandis que c'était à l'encontre de ses alliés, de sa souveraine, de plusieurs de ses collègues et d'une bonne partie de ses compatriotes, que le ministre anglais proclamait sa foi dans la prompte soumission de Méhémet-Ali.

 

VI

Au beau milieu de cette crise, tandis que tous les regards et toutes les pensées étaient tournés vers l'Orient, on apprit subitement que le prince Louis-Napoléon, auquel presque personne ne songeait, avait débarqué, le 6 août, à Boulogne, pour recommencer la pitoyable échauffourée de Strasbourg.

Contraint, en 1838, à la suite des réclamations de M. Molé, de quitter la Suisse[59], le fils de la reine Hortense s'était réfugié en Angleterre. Il y avait poussé plus activement que jamais ses menées contre la monarchie de Juillet. L'une de ses principales préoccupations était toujours de lier partie avec la gauche. Dans ce dessein, il publia sous ce titre : Idées napoléoniennes, une brochure où l'Empereur était présenté comme n'ayant eu d'autre souci que de fonder la liberté et d'améliorer le sort des classes laborieuses. Le journal le Capitole, fondé à Paris, en juin 1838, avec le concours d'un aventurier, le marquis de Crouy-Chanel, et d'un sieur Durand, mêlé aux intrigues de la diplomatie russe, eut pour mission de faire campagne avec les radicaux, tout en étant l'organe officiel de la propagande napoléonienne. La faction trouva en outre moyen de gagner l'appui, plus ou moins ouvert, d'une feuille de gauche, le Commerce, alors dirigée par M. Mauguin ; celui-ci, aigri, peu considéré, ruiné, ne s'était pas montré insensible à certaines séductions. Des pourparlers furent même engagés avec les hommes du National, qui chargèrent un de leurs amis, M. Degeorge, d'aller conférer avec le prince ; mais on ne put s'entendre, chaque partie prétendant se servir de l'autre pour faire prévaloir sa cause particulière. Il n'y avait pas jusqu'aux sociétés secrètes, notamment celle des Saisons, où les agents bonapartistes n'eussent cherché, vainement il est vrai, des alliés.

En même temps, par des distributions de brochures dans les casernes, par des promesses de grades ou même d'argent prodiguées aux officiers, le prétendant tâchait de créer, dans l'armée, des foyers de révolte et de trahison. C'était principalement sur les garnisons de Paris et du Nord que portait cet effort de corruption. On se flattait d'avoir conquis ou tout au moins ébranlé des personnages considérables ; seulement, il faut toujours rabattre des illusions d'émigrés. Quant aux procédés employés, on en peut juger par un fait révélé plus tard devant la Cour des pairs. L'un des agents d'embauchage était un ancien chef d'escadron, M. Le Duff de Mésonan, fort irrité d'avoir été mis à la retraite en 1838, et devenu conspirateur par dépit. Parcourant fréquemment la région du Nord, il avait paru plusieurs fois à Lille, et s'était mis en rapport avec le maréchal de camp Magnan, qui y commandait. Il se crut bien accueilli par lui et osa lui communiquer une lettre signée : Napoléon-Louis, qui était ainsi conçue : Mon cher commandant, il est important que vous voyiez tout de suite le général en question. Vous savez que c'est un homme d'exécution que j'ai noté comme devant être un jour maréchal de France. Vous lui offrirez 100.000 francs de ma part, et 300.000 francs que je déposerai chez un banquier, à son choix, à Paris, pour le cas où il viendrait à perdre son commandement. Le général Magnan a, depuis, solennellement affirmé qu'il avait repoussé cette ouverture avec indignation. M. de Mésonan ne le comprit pas ainsi, ou feignit de ne pas le comprendre ; il eut même, plus tard, une nouvelle entrevue avec le général, et celui-ci était regardé, autour du prétendant, comme un de ceux sur lesquels on pouvait compter, au moins après un premier succès.

Le retentissement considérable qu'eut en France la proposition de ramener les restes de Napoléon Ier ne contribua pas peu à exciter les ambitions et à encourager les illusions de son neveu. Se remuant beaucoup pour attirer les regards et faire parler de lui, il tâchait de répandre l'idée qu'il était persona grata auprès des gouvernements européens, se targuait des relations qu'il avait en effet avec M. de Brünnow et la cour de Russie, laissait ou même faisait répandre la nouvelle qu'il voyait lord Melbourne et lord Palmerston. Le parti se pavane, fait grand bruit de lui-même, écrivait de Londres, le 30 juin 1840, M. Guizot à M. de Rémusat. Le prince Louis est sans cesse au parc, à l'Opéra. Quand il entre dans sa loge, ses aides de camp se tiennent debout derrière lui. Ils parlent haut et beaucoup ; ils racontent leurs projets, leurs correspondances. L'étalage des espérances est fastueux. L'attention du gouvernement français était donc en éveil. Il lui était revenu, d'autre part, quelques indices des tentatives d'embauchage ; il savait, par exemple, que Lille était fort travaillé. Toutefois il n'avait découvert rien de précis sur les desseins du prince : il avait seulement le sentiment un peu vague qu'un coup se préparait, soit pour la rentrée des cendres, soit même pour une époque plus proche. Je crois à une tentative, écrivait M. de Rémusat, le 12 juillet 1840.

L'émotion et l'agitation produites en France par la divulgation du traité du 15 juillet parurent à l'aventureux prétendant une occasion qu'il fallait aussitôt saisir. Imperturbablement confiant dans son nom et dans son étoile, toujours hanté des souvenirs de 1815, il résolut de se jeter, avec une poignée de partisans, sur un point de la côte française, pour y recommencer le retour de l'île d'Elbe. Boulogne fut choisi à cause de sa proximité et aussi parce que l'un des officiers du 42e de ligne, dont un détachement y tenait garnison, le lieutenant Aladenise, était du complot. Débarquer avant le jour, enlever les soldats du 42e, s'emparer de la ville et des cinq mille fusils enfermés dans le château, de là se porter sur les places du Nord où l'on se croyait assuré du concours du général Magnan, et enfin gagner Paris, en entraînant toutes les troupes sur le passage, tel était le plan ou plutôt le rêve du prince. Les préparatifs se firent en grand secret. Un paquebot à vapeur fut loué par un tiers, sous prétexte de partie de plaisir. Avec une presse à main, on imprima, à l'avance, des proclamations à l'armée, au peuple français, aux habitants du Pas-de-Calais, ainsi qu'un décret prononçant la déchéance de la dynastie des Bourbons d'Orléans, nommant M. Thiers président du gouvernement provisoire et le maréchal Clausel commandant en chef de l'armée de Paris. Le 3 août, tout le matériel fut transporté à bord, argent, armes, munitions, uniformes, chevaux, voitures et jusqu'à un aigle vivant auquel un rôle était sans doute réservé dans le drame qui allait se jouer. A minuit, le prince s'embarqua et alla prendre, sur divers points de la Tamise, ses compagnons, au nombre d'une soixantaine. Parmi eux, étaient quelques anciens officiers, le colonel Vaudrey et le commandant Parquin, qui tous deux avaient pris part à l'attentat de Strasbourg ; les colonels Voisin et Bouffet-Montauban, le commandant de Mésonan, enfin le plus élevé en grade, le général Montholon, compagnon de l'Empereur à Sainte-Hélène. Le gros de cette armée d'invasion se composait d'une trentaine de soldats libérés que l'on avait engagés en France, à titre de domestiques. Ajoutez enfin quelques amis personnels du prince, comme M. Fialin de Persigny et le docteur Conneau. Divers incidents prolongèrent la traversée, et ce ne fut que le 6 août, de grand matin, que le paquebot mouilla en face de Vimereux, à quatre kilomètres de Boulogne.

Débarqués sur la plage, les conjurés y trouvent seulement trois de leurs partisans, dont le lieutenant Aladenise. Peu d'instants après, surviennent quelques douaniers qui, malgré toutes les instances et toutes les promesses d'argent, refusent de se joindre à l'expédition. On se hâte vers Boulogne, où l'on arrive à cinq heures du matin. Premier échec devant le petit poste de la rue d'Alton ; le sergent qui le commande résiste aux caresses et aux menaces. Les conjurés sont contraints de passer outre et arrivent à la caserne du 42e. Ici se reproduisent les scènes dont le quartier Finckmatt, à Strasbourg, avait été le théâtre en 1836. Le lieutenant Aladenise fait descendre dans la cour les soldats à peine réveillés, leur annonce que Louis-Philippe a cessé de régner, et leur présente le neveu de Napoléon entouré d'officiers aux brillants uniformes. Ces soldats ne savent trop que penser ni que faire ; quelques cris de : Vive l'Empereur ! accueillent les paroles du prince. Mais bientôt les officiers, prévenus en ville, accourent à la caserne, parviennent, malgré les violences des conjurés, à joindre leurs hommes ; ceux-ci se retrouvent à la voix de leurs chefs et se rangent derrière eux. Dès lors, la partie est perdue pour le prince. A ce moment, au milieu du tumulte, il lève un pistolet ; le coup part. Est-ce par mégarde ? La balle va se loger dans le cou d'un grenadier, après lui avoir coupé la lèvre et brisé trois dents. Ce coup de feu, loin d'être le signal d'une lutte désespérée, précipite la retraite des conjurés. Déçus du côté de l'armée, ils tâchent de soulever le peuple, sans plus de succès. Bientôt, devant les gardes nationaux qui se rassemblent de toutes parts, ils se dispersent. Les uns se cachent dans la ville ou s'enfuient dans la campagne, où ils sont bientôt arrêtés. Le prince et quelques autres se jettent dans une barque, espérant gagner leur paquebot. Accourent les gardes nationaux, qui leur crient de s'arrêter ; n'obtenant pas de réponse, ils font feu sur la barque, qui chavire ; l'un des fuyards est tué d'une balle, un second est blessé, un troisième se noie ; le prince et tous les survivants sont faits prisonniers.

A la nouvelle de cet attentat et de son pitoyable avortement, l'impression du public, comme l'écrivait alors un témoin[60], fut celle d'une indignation méprisante. Sauf les feuilles radicales, qui affectèrent de couvrir le vaincu de leur protection hautaine[61], tous les autres journaux raillèrent et flétrirent sa conduite dans les termes les plus durs. Le Constitutionnel, d'ordinaire sympathique au bonapartisme, disait : Dans cette misérable affaire, l'odieux le dispute au ridicule, la parodie se mêle au meurtre, et, tout couvert qu'il est de sang, Louis Bonaparte aura la honte de n'être qu'un criminel grotesque... Si un brave soldat n'était tombé victime de son dévouement, on n'aurait guère que des rires de pitié pour cet extravagant jeune homme qui croit nous rendre Napoléon, parce qu'il fait des proclamations hyperboliques et qu'il traîne un aigle vivant. Et ce même journal exprimait la conviction générale, quand il ajoutait : Un prétendant au moins est à jamais tombé sous les sifflets du pays[62]. M. de Chateaubriand proclamait, dans une lettre datée du 18 août, que l'entreprise du prince Louis avait ôté à l'arrivée des cendres une partie de son danger. L'aide de camp du maréchal Soult, resté à Paris pour le tenir au courant des événements, lui écrivait, le 22 août : L'indifférence complète avec laquelle la tentative de Louis Bonaparte a été accueillie à Paris est le seul motif qui m'ait engagé à ne pas vous écrire tout exprès pour vous entretenir de cet événement, dont on ne s'est pas occupé un seul instant avec intérêt et auquel on n'attache aucune importance[63]. Quant aux délicats, ils n'avaient pas assez de dédain pour celui que M. Doudan appelait ce petit nigaud impérial[64]. A l'étranger, l'impression fut la même. M. de Metternich traitait fort dédaigneusement cette tentative : Je ne vous parle pas de l'échauffourée de Louis Bonaparte, écrivait-il à son ambassadeur à Paris. Je n'ai pas le temps de m'occuper de toutes les folies de ce bas monde. Veuillez toutefois féliciter le Roi en mon nom[65]. Le chancelier ne se privait pas du plaisir d'ajouter : Mais que dire du titre d'empereur légitime que M. de Rémusat avait si généreusement départi à Napoléon Ier ? Si M. de Rémusat a eu raison, il est clair que Louis Bonaparte n'a pas eu tort[66]. Lord Palmerston éprouvait le besoin de se défendre vivement d'avoir eu aucun rapport avec cet insensé[67]. Enfin, le père du prétendant, l'ex-roi de Hollande déclarait, dans une lettre publique, que son fils était tombé, pour la troisième fois, dans un piège épouvantable, dans un effroyable guet-apens, puisqu'il est impossible qu'un homme qui n'est pas dépourvu de moyens et de bon sens se soit jeté de gaieté de cœur dans un tel précipice[68].

Las de montrer une longanimité qui avait été si mal récompensée, et craignant de voir se renouveler le scandale de l'acquittement de Strasbourg en 1838, le gouvernement se décida à comprendre le prince dans l'instruction judiciaire ouverte au sujet du nouvel attentat, et le traduisit avec ses complices devant la Cour des pairs. Les débats du procès commencèrent le 28 septembre. Prenant une pose devenue familière, depuis dix ans, à tous les conspirateurs poursuivis en justice, le prince prétendit être un vaincu, non un accusé, et termina ainsi sa déclaration : Je représente devant vous un principe, une cause, une défaite. Le principe, c'est la souveraineté du peuple ; la cause, celle de l'Empire ; la défaite, Waterloo. Le principe, vous l'avez reconnu ; la cause, vous l'avez servie ; la défaite, vous voulez la venger. Non, il n'y a pas de désaccord entre vous et moi, et je ne veux pas croire que je puisse être dévoué à porter la peine des défections d'autrui. Représentant d'une cause politique, je ne puis accepter, comme juge de mes volontés et de mes actes, une juridiction politique. Vos formes n'abusent personne. Dans la lutte qui s'ouvre, il n'y a qu'un vainqueur et un vaincu. Si vous êtes les hommes du vainqueur, je n'ai pas de justice à attendre de vous, et je ne veux pas de votre générosité. M. Berryer, qui assistait le prince comme avocat, fut, suivant son habitude, particulièrement habile à concilier sa situation personnelle avec les exigences de la cause dont il s'était chargé. Dans l'impossibilité de trouver une justification ou seulement une excuse sérieuse, il s'écria : N'est-ce pas là une de ces situations uniques dans le monde, où il ne peut y avoir un jugement, mais un acte politique ?... Quand tant de choses saintes et précieuses ont péri, laissez au moins au peuple la justice, afin qu'il ne confonde pas un arrêt avec un acte de gouvernement... On veut vous faire juges, on veut vous faire prononcer une peine contre le neveu de l'Empereur ; mais qui êtes-vous donc ? Comtes, barons, vous qui fûtes ministres, généraux, sénateurs, maréchaux, à qui devez-vous vos titres, vos honneurs ? En fin de compte, l'arrêt, prononcé le 6 octobre, condamna le prince Louis-Napoléon Bonaparte à l'emprisonnement perpétuel dans une forteresse du territoire, et ses complices, au nombre de quatorze, à des peines variant de la déportation à deux ans de prison. Aussitôt après le jugement, le prince Louis Bonaparte fut conduit au château de Ham, où avaient été enfermés les ministres de Charles X ; il obtint d'avoir pour compagnons de captivité le général Montholon et le docteur Conneau.

L'opinion s'était montrée fort indifférente aux débats et à leur issue. L'attention des hommes politiques se trouvait absorbée par les incidents chaque jour plus graves du conflit oriental. Quant au public, il s'occupait alors d'un tout autre procès criminel, de celui qui se déroulait avec mille vicissitudes devant la cour d'assises de la Corrèze : il s'agissait d'une femme, madame Lafarge, poursuivie pour avoir empoisonné son mari. Partout, on ne parlait que de cette affaire, chacun prenant parti, avec passion, pour ou contre l'accusée, recueillant les dépositions, étudiant les expertises, les contre-expertises, prêtant l'oreille aux plaidoiries, et attendant le verdict avec une fiévreuse curiosité. Dans cette émotion générale, le prétendant de Boulogne, le condamné de la Cour des pairs était oublié[69]. D'ailleurs, à quoi bon s'inquiéter de lui ? N'était-il pas, aux yeux de tous, un homme absolument fini ? Vanité des prévisions humaines ! Quelques années plus tard, l'aventureux conspirateur de Strasbourg et de Boulogne sera à la tête du gouvernement de la France. Ramené alors sous les murs du château de Ham, il y prononcera ces paroles remarquables[70] : Aujourd'hui qu'élu par la France entière, je suis devenu le chef légitime de cette grande nation, je ne saurais me glorifier d'une captivité qui avait pour cause l'attaque contre un gouvernement régulier. Quand on a vu combien les révolutions les plus justes entraînent de maux après elles, on comprend à peine l'audace d'avoir voulu assumer sur soi la terrible responsabilité d'un changement. Je ne me plains donc pas d'avoir expié ici, par un emprisonnement de six années, ma témérité contre les lois de ma patrie.

 

VII

Cependant M. Thiers demeurait fidèle au plan qu'il avait arrêté dès le début de la crise. Il faut se conduire habilement, c'est-à-dire prudemment, écrivait-il, le 22 août, à M. de Barante[71]. Le premier acte de prudence c'est d'armer, beaucoup armer, plus qu'à aucune autre époque, mais sans bruit, sans jactance. Le second acte, c'est d'observer, d'attendre et de saisir l'occasion. Cette occasion sera une division entre les puissances, quelque hésitation de la part d'une ou deux d'entre elles, l'imprévu, enfin, toujours si fécond dans les situations extraordinaires. Les mesures d'armement se succédaient, rapides[72]. Aucune considération d'économie, aucun scrupule de responsabilité n'arrêtaient l'impétueux ministre. Il n'hésitait pas à pousser jusqu'à ses plus extrêmes limites l'usage des crédits extraordinaires, ouverts sans intervention des Chambres. Tel fut le cas des ordonnances qui créèrent douze nouveaux régiments d'infanterie, six de cavalerie, et dix bataillons de chasseurs ; c'était modifier la composition de l'armée et engager des dépenses permanentes par simple décision du pouvoir exécutif. M. Thiers fut plus hardi encore, en ordonnant de même l'érection des fortifications de Paris.

On n'a pas oublié tout le bruit qui s'était fait, en 1833, au sujet des forts détachés, devenus, dans l'imagination populaire, autant de nouvelles bastilles destinées à bombarder la capitale, et comment, devant cette émotion, qui venait s'ajouter aux objections des prêcheurs d'économie, le gouvernement s'était cru obligé d'interrompre les travaux alors commencés[73]. Depuis cette époque, il n'avait pas osé reprendre la question devant les Chambres ; toutefois, il l'avait fait étudier. Une grande commission avait été nommée, en 1836, par le maréchal Maison, à l'effet de prononcer entre les deux systèmes rivaux, celui de l'enceinte continue et celui des forts détachés : après trois ans d'examen, la commission avait conclu à la réunion des deux systèmes. Tel était l'état de la question en 1840. A la première nouvelle du traité du 15 juillet, le duc d'Orléans manda l'un de ses aides de camp, qui appartenait à l'arme du génie, M. de Chabaud-Latour, et, après lui avoir fait dessiner sur place un croquis approximatif de l'enceinte et des forts, l'emmena chez M. Thiers. Le président du conseil, entrant vivement dans les idées du prince et de son aide de camp, donna six jours à ce dernier pour tracer un plan et un devis plus précis, puis, muni de ces documents, saisit le conseil des ministres du projet. Le Roi, qui, de tout temps, avait voulu assurer la défense de Paris, mais dont le désir avait été entravé par les sottes préventions du public, fut enchanté de voir une telle œuvre prise en main par un ministère qui le couvrait, comme il disait malicieusement à un diplomate étranger[74]. Bien qu'inclinant personnellement à croire que les forts suffisaient, il ne s'obstina pas dans cette manière de voir ; un jour, à l'issue d'une des nombreuses conférences qu'il avait avec le duc d'Orléans, M. Thiers, le ministre de la guerre et le commandant de Chabaud, il dit gaiement à son fils : Allons, Chartres, nous adoptons ton projet. Je le sais bien, pour que nous venions à bout de faire les fortifications de Paris, il faut qu'on crie dans les rues : A bas Louis-Philippe ! Vive l'enceinte continue ! Le Moniteur annonça, le 13 septembre, la décision prise, et les travaux furent aussitôt commencés, sous la direction du général Dode de la Brunerie. Nous avons réuni les deux systèmes, écrivait M. Thiers à M. Guizot. Tous deux sont bons ; réunis, ils sont meilleurs et n'ont qu'un inconvénient, à mon avis, fort accessoire, c'est de coûter cher. En France, cela est pris, non pas avec plaisir, mais avec assentiment. On comprend que notre sûreté est là, et que c'est le moyen de rendre une catastrophe impossible.

M. Thiers prenait goût à ce rôle d'organisateur d'armées, à ce remuement d'hommes et de millions[75]. Ne se rapprochait-il pas ainsi du grand capitaine qu'il avait accompagné en esprit sur tant de champs de bataille, et qui régnait en maître sur son imagination ? Raconter les campagnes du premier consul, c'était déjà bien ; les continuer, ne serait-ce pas mieux encore ? Les contemporains raillaient souvent cette tendance à prendre Napoléon pour modèle[76]. Le président du conseil passait, chaque jour, trois ou quatre heures dans les bureaux des ministères de la guerre et de la marine, prétendant tout décider par lui-même, enseignant aux officiers leur métier, et réduisant les deux ministres spéciaux au rôle de commis. Ou bien il couvrait son parquet de cartes géographiques et là, étendu sur le ventre, s'occupait à ficher des épingles noires et vertes dans le papier, tout comme avait fait Napoléon. A ce régime, son imagination se montait ; excitation dont il savait d'autant moins se défendre qu'il s'y mêlait un sentiment patriotique très-vif et très-sincère. Comment laisser sans emploi une armée créée avec tant d'activité ? Un jour que, au conseil, on avait récapitulé nos forces militaires, le Roi se leva et, posant la main sur le bras de son président du conseil : Ah ! mes chers ministres, s'écria-t-il, qu'il est beau d'avoir tant de forces à sa disposition et de ne pas s'en servir ! M. Thiers n'eût pas tenu ce langage ; il était plutôt disposé à s'en moquer. Non qu'il fût d'ores et déjà résolu à la guerre. A la fois tenté et effrayé, l'anxiété dominait dans son esprit. Le ciel m'est témoin, écrivait-il à M. de Barante, que je désire ardemment la paix ; cependant je crois que nous ferions beaucoup de mal à tout le monde. Du reste, cette confiance ne m'aveugle pas. Je trouve le jeu trop hasardeux pour y mettre, si je puis faire autrement. Et à M. de Sainte-Aulaire : Je sais bien que si la guerre éclate, mes ennemis diront que c'est moi qui l'ai donnée à la France. Une guerre où nous serions seuls contre tout le monde, cela est effroyable. Mais je sais aussi que, si la France se laisse offenser, mettre de côté, traiter comme le fut autrefois Louis XV, elle descend dans l'échelle des nations... Mieux vaut la guerre avec ses horreurs[77]. Il était toutefois visible que, dans cette sorte de conflit entre des impressions contraires, c'étaient les belliqueuses qui, avec le temps, gagnaient du terrain. A force de préparer la guerre, le ministre finissait par s'y habituer, par y croire, presque par la désirer. M. Thiers, écrivait alors un des fonctionnaires du ministère des affaires étrangères, parle avec enthousiasme de l'immensité de nos préparatifs et dit, à qui veut l'entendre, qu'avant le printemps nous serons en état de faire avec avantage la guerre à l'Europe. Aussi le même témoin ajoutait-il : On s'effraye de sa légèreté extrême, de ses emportements, de la jactance de ses propos, et de cet enivrement qui dépasse ce qu'on pourrait imaginer[78]. Tous les instincts aventureux du président du conseil — et Dieu sait qu'il n'en manquait pas chez ce brillant enfant de la Provence ! — se donnaient carrière. A la date du 5 septembre, l'un de ses confidents, M. Léon Faucher, écrivait à un Anglais de ses amis : Thiers croit à la guerre, et s'y prépare[79].

Notre ministre paraissait avoir choisi par avance le théâtre de cette guerre éventuelle. Il ne parlait plus de la porter en Allemagne, comme il avait fait au lendemain du traité. Aux représentants des petits États de la Confédération germanique qui s'inquiétaient : Mais soyez donc tranquilles, disait-il, nous n'enverrons aucun corps sur le Rhin, nous n'attaquerons pas l'Allemagne. Seulement, il ajoutait aussitôt : Il en est autrement de l'Autriche. Nous connaissons son côté faible : là, nous l'attaquerons. Ce côté faible était l'Italie. Dès le mois d'août, M. Thiers fit des ouvertures au Piémont, pour l'attirer dans notre jeu, tâchant de réveiller ses ambitions séculaires. Je pense, disait-il au représentant de Charles-Albert, que vous n'avez aucune idée de vous étendre de ce côté-ci des Alpes, tandis que vous pourriez très-bien cueillir l'artichaut de l'autre côté. A Berlin, M. Bresson disait à l'envoyé sarde : Liez-vous donc à nous, qui pouvons tout aussi bien vous donner et vous prendre quelque chose, tandis que les autres ne peuvent que prendre. Vous aimeriez avoir la Lombardie ; nous seuls pourrons vous la donner. Des menaces se mêlaient à ces caresses et à ces promesses : Si l'on ne se joint pas à nous, déclarait M. Thiers, on sera les premiers à payer les pots cassés. Ce serait une niaiserie de vouloir respecter les pays qui sont des grandes routes. Charles-Albert, fort embarrassé, chercha à éluder toute réponse positive : il était dans les traditions de sa maison de ne jamais abattre son jeu d'avance. Toutefois, il laissa voir dès lors que, s'il lui fallait sortir de sa neutralité, ses préférences politiques le porteraient plutôt vers l'Autriche absolutiste que vers la France de 1830. Il demanda même au cabinet de Vienne, comme prix de son alliance éventuelle, de lui garantir la possession de la Savoie ; mais sa demande ne fut pas accueillie. Nous sommes innocents de ce qui peut se passer au delà des Alpes, répondit le prince Schwarzenberg[80]. Le gouvernement sarde n'était pas, en Italie, le seul dont le ministre français cherchât à gagner le concours : le roi de Naples reçut aussi des ouvertures et parut mieux les accueillir[81].

Ces démarches de notre diplomatie ne pouvaient demeurer ignorées de l'Autriche. A Paris, du reste, on ne désirait pas qu'elles le fussent, car on comptait sur elles pour intimider le cabinet de Vienne. Le Roi se prêtait volontiers, pour sa part, à cette tactique comminatoire. Tenons bon, disait-il souvent, et nous les ferons bouquer. Il calculait, en conséquence, son langage aux ambassadeurs. Comte Crotti, disait-il un jour, avec une extrême animation, à l'envoyé sarde, voulez-vous savoir où l'on en viendrait sans ma vigilance, sans ma fermeté ? A la dictature de Thiers ou du maréchal Clausel et à la révolution partout... Les puissances y perdront leurs dents, car Méhémet-Ali est inattaquable... Je ferai, certes, tout ce qui dépend de moi pour que la guerre n'arrive pas ; mais je le crois à peine possible. Alors l'empereur de Russie aura atteint son but. Reste à savoir s'il tirera de la guerre le parti qu'il en attend. Même s'il m'expulse du trône, ce qu'il désirerait, et d'un seul coup de pied — ici le Roi fit du pied le mouvement —, il n'aura fait que favoriser tous les révolutionnaires, ébranler tous les trônes. Et un autre jour : Je n'ai rien contre la Prusse ; mais, quant aux poltrons qui se cachent derrière les autres — ceci s'adressait à la cour de Vienne —, nous saurons bien les atteindre[82]. Vers la fin d'août, il renouvela la scène qu'il avait déjà faite à l'ambassadeur d'Autriche dans les derniers jours de juillet. Les puissances, lui dit-il, se trompent lourdement, si elles comptent sur ma patience illimitée ; cette patience trouvera son terme en même temps que celle de la nation, qui n'est pas bien grande. Au surplus, ce n'est pas la première impertinence qu'on m'ait faite ; si je n'ai pas paru me ressentir des autres, ce n'est pas faute de les apercevoir, mais parce que je les ai méprisées. On eût dû comprendre, cependant, que moi seul, bien plus que cet empereur de Russie dont on a tant de peur, j'ai la puissance de préserver l'Europe d'un débordement révolutionnaire ; seul, entre tous les souverains actuels, je me sens en mesure de tenir tête à la gravité des conjonctures. Le tout accompagné de menaces dédaigneuses, de traits acérés contre M. de Metternich, d'éclats de voix qui retentissaient jusque dans la pièce voisine, où était la Reine avec la cour. M. de Rothschild, qui s'y trouvait également, laissait voir son trouble. Comme, en sortant du cabinet royal, le comte Apponyi priait la Reine de calmer le Roi, elle répondit qu'elle ne se mêlait nullement d'affaires, mais qu'en ce qui touchait l'honneur français, elle était aussi susceptible que le Roi et plus animée. L'ambassadeur autrichien alla se plaindre à M. Thiers : A qui le dites-vous ? répondit celui-ci, non sans malice ; je fais ce que je peux pour le calmer[83]. Cette scène eut un tel retentissement, que les journaux en donnèrent le récit plus ou moins exact, mettant en scène Louis-Philippe et lui faisant honneur de son patriotisme. Les Tuileries, d'ailleurs, entendaient parfois un langage plus menaçant encore : c'était celui du duc d'Orléans, qui disait tout haut, vers la fin d'août, que, dans l'état actuel des esprits, la guerre était nécessaire pour la France, et qu'il la désirait ardemment[84]. Quelques semaines plus tard, faisant allusion aux émeutes que faisait craindre, à Paris, l'excitation populaire : J'aime mieux, s'écriait-il, succomber sur les rives du Rhin ou du Danube que dans un ruisseau de la rue Saint-Denis !

Si, à la cour, on était à ce point animé, que ne devait pas être l'emportement de la presse ! Une bonne partie des journaux de Paris et de la province ne semblaient occupés qu'à menacer l'Europe d'une guerre et de plusieurs révolutions, avec des allusions souvent peu voilées aux frontières du Rhin. C'était surtout avec les feuilles anglaises que s'échangeaient, à travers la Manche, de véhémentes invectives, d'amères récriminations. La discussion, disait le Constitutionnel[85], n'est presque plus engagée de parti à parti ; elle l'est de peuple à peuple. La presse semblait comme une seconde puissance qui négociait, déclamait, menaçait à côté de la puissance exécutive, parlant plus haut et frappant plus fort. Le conflit diplomatique n'en était ni simplifié ni moins dangereux. Dès le 2 août, le duc de Broglie, quoique favorable alors à la politique de M. Thiers, exprimait le vœu que l'action de la presse se régularisât un peu. — Il faut éviter, ajoutait-il, de rallier contre nous toute l'Angleterre autour de Palmerston et d'inquiéter l'Europe à ce point qu'on fasse d'une alliance bancroche sur un point spécial une alliance solide sur la généralité même des choses[86]. Le 8 août, M. Duchâtel écrivait : Les bavardages des journalistes ne conviennent pas aux hommes d'État, et, par susceptibilité pour soi-même, il ne faut pas provoquer justement l'amour-propre des autres... Tout en nous montrant dignes et résolus, ne forçons pas nos voisins à se fâcher contre nous par point d'honneur. Maintenons notre honneur, ne blessons pas celui des autres[87]. Le 15 août, c'est M. de Barante qui, de Saint-Pétersbourg, jugeait ainsi la situation : Il y a un désir si universel de la paix, que je ne craindrais point, si l'orgueil français et l'orgueil anglais ne se trouvaient en présence. Tous deux sont âpres et peu accoutumés à reculer. Le même diplomate écrivait encore le 1er septembre : Je suis confondu et affligé des fanfaronnades des journaux... Je ne puis supposer que le ministère ait lâché cette meute qui accroît les difficultés d'une situation déjà périlleuse... Notre dignité en souffre. C'est irriter sans intimider[88].

M. Thiers se défendait d'être pour quelque chose dans ces violences. J'ai fait de grands efforts pour calmer la presse, écrivait-il à M. de Barante, le 23 août[89]. Mais il avait plus de peine qu'un autre à se dégager pleinement de cette compromettante solidarité ; il souffrait, en cette circonstance, de la part qu'il avait donnée aux journaux dans son action politique et des liens qu'il avait laissés s'établir entre eux et le gouvernement. Ajoutez que les feuilles officieuses, celles où les cabinets étrangers pouvaient se croire autorisés à chercher la pensée du ministère français, celles dont les rédacteurs recevaient, de notoriété générale, les confidences et les inspirations du président du conseil, étaient, pour la plupart, des feuilles de gauche, et avaient pris, dans l'opposition, l'habitude de traiter les affaires étrangères sur un ton peu fait pour rassurer l'Europe. Il faut convenir, disait le Journal des Débats[90], que le langage de nos journaux ministériels n'est que trop propre à nous représenter, au dehors, sous ce faux jour de tapageurs et de brouillons. Ne sachant pas être dignes et fermes, ils prennent des airs fanfarons. C'est le malheur, c'est la fatalité, c'est la punition des ministres du 1er mars de traîner à leur suite les organes d'un parti qui ne peut pas se défaire de ses habitudes d'agitation. La gauche a fait beaucoup de sacrifices au ministère actuel ; mais la dernière chose qu'un parti sacrifie, c'est son langage. Quand on a parlé si longtemps propagande, guerre de principes, révolution universelle, il est difficile de revenir à des formes de discussion plus modérées. Aussi M. de Tocqueville, qui pourtant appartenait alors à la gauche et qui penchait personnellement vers une politique belliqueuse[91], écrivait-il, le 9 août, à son ami M. de Beaumont : Je n'approuve point le langage de la presse officielle ; ces airs de matamores ne signifient rien. Ne saurait-on être fermes, forts et préparés à tout, sans jactance et sans menace ? Il faut faire, assurément, la guerre dans telle conjoncture, aisée à prévoir ; mais une pareille guerre ne doit pas être désirée ni provoquée, car nous ne saurions en commencer une avec plus de chances contre nous[92].

Naturellement, Je langage de la presse radicale était pire encore que celui de la presse ministérielle. Le National évoquait 1792, et levait ouvertement le drapeau de la guerre de propagande et de l'insurrection universelle ; il demandait qu'on devançât la coalition sur le Rhin comme en Italie, et prétendait avoir reçu d'Allemagne, de Belgique, de Hollande, de Suisse, des rapports qui garantissaient à la France le concours des peuples contre les rois de l'Europe. En même temps, il travaillait à tourner contre la monarchie de Juillet, autant que contre l'étranger, l'irritation du sentiment national : Vous avez pris, disait-il au gouvernement, la couardise pour de l'habileté. Vous vous félicitiez de la paix acquise au prix de vos bassesses. Aujourd'hui, vous recueillez le prix de vos ignominies. Vous êtes traînés comme des poltrons à la queue de l'Europe. Elle vous rejette, vous méprise et vous insulte... La guerre n'est pas possible pour Louis-Philippe, car la guerre, pour lui, c'est le suicide... Si M. Thiers ne veut pas se joindre à la trahison, s'il est autre chose qu'un brouillon qui se sert des événements pour agir sur les fonds publics[93], il pressera toutes les mesures d'armements, au lieu de les arrêter... Si quelque influence fatale domine le ministère, qu'il la désigne en s'éloignant. Du reste, tout en excitant ainsi M. Thiers contre la couronne, le National n'était pas disposé à le ménager ; il l'accusait sans cesse de reculade, le traitait de fanfaron de dictature, dont la fatuité impertinente était pire peut-être qu'une audacieuse et manifeste trahison. Et il lui criait : Pourquoi donc êtes-vous là plutôt que M. Molé ? Avec lui, nous aurions la honte et la paix ; avec vous, nous n'avons pas moins la honte, et la paix est de plus en plus compromise.

Aux articles de journaux se joignaient des écrits de moins courte haleine. Un homme de talent, encore peu connu, M. Edgard Quinet, publiait sous ce titre : 1815 et 1840, une brochure toute brûlante de passion patriotique et guerrière, où il demandait la destruction des traités de Vienne et la conquête des frontières du Rhin, rêvant, du reste, non sans quelque naïveté, de persuadera l'Allemagne que ce serait son plus grand bien. La bataille de la Révolution française, disait-il, a duré trente ans. Victorieux au commencement et pendant presque toute la durée de l'action, nous avons perdu la journée, vers le dernier moment. Cette bataille séculaire ressemble à celle de Waterloo, heureuse, glorieuse, jusqu'à la dernière minute qui décide de tout. La Révolution a rendu son épée en 1815 ; on a cru qu'elle allait la reprendre en 1830. Il n'en a point été ainsi. Ce grand corps blessé ne s'est relevé que d'un genou. Depuis vingt-cinq ans, nous voilà courbés sous des fourches caudines, nous efforçant de faire bonne contenance... Si la Révolution a été vaincue en 1815, le droit public, fondé sur les traités de Vienne, est la marque légale, palpable, permanente, de cette défaite. Soumis aux traités écrits avec le sang de Waterloo, nous sommes encore légalement, pour le monde, les vaincus de Waterloo. C'est la revanche de cette grande défaite que M. Quinet veut poursuivre par la guerre, guerre immense, terrible, où il ne nous faudra compter que sur nous-mêmes et où nous ne pourrons reculer sans périr. Puis l'auteur s'écriait : Mettez donc la main sur le cœur. Êtes-vous d'humeur à faire de chacune de nos cités, s'il le faut, une Saragosse française ? Sentez-vous la terre frémir sous vos pas et, dans vos poitrines, la force nécessaire pour décupler celle du pays ?... Dans ce cas, après avoir invoqué votre droit, acceptez la guerre. Sauvez la France !

Le bruit de ces déclamations, venant s'ajouter à celui des armements, jetait le trouble dans les esprits. Il semblait à tous que la France fût à la veille d'événements redoutables. Par moments même, dans tel département, la nouvelle se répandait que la guerre venait d'être déclarée, et il fallait que le préfet la démentît officiellement. Ce n'était partout que clameurs contre l'Anglais, chants de la Marseillaise. On intercalait dans les pièces de théâtre des phrases belliqueuses, aussitôt saisies et applaudies[94]. Cette effervescence pouvait n'avoir pas de trop graves inconvénients, si la résistance victorieuse du pacha devait prochainement donner raison à notre politique et mettre fin à la crise d'une façon flatteuse pour notre amour-propre. Mais si cette prévision était trompée, que ferait-on de cette opinion surchauffée ? Comment la contenir ou la satisfaire ? D'ailleurs, tout semblait alors concourir à exciter les esprits. Le parti radical continuait plus bruyamment que jamais, par toute la France, sa campagne de banquets réformistes et socialistes[95]. Les deux agitations révolutionnaire et belliqueuse se mariaient pour ainsi dire. Au retour tumultueux du banquet de Châtillon, dans la soirée du 31 août, on cria : Mort aux Anglais ! et la police craignit un moment une attaque contre l'ambassade d'Angleterre[96]. Vainement les journaux ministériels, le Siècle et le Courrier, représentaient-ils que cette agitation des partis extrêmes était peu opportune à l'heure où il convenait de réunir toutes les opinions contre l'étranger : le National répondait que si le ministère était de bonne foi dans ses manifestations patriotiques, il ne pouvait qu'applaudir à un tel élan de l'esprit révolutionnaire, parce qu'il y trouverait un point d'appui ; que si, au contraire, il jouait la comédie, ou si seulement il était faible et incertain, les amis du pays devaient voir avec satisfaction tout ce qui tendait à le surveiller et à le stimuler.

A cette même époque, comme pour montrer que tout était ébranlé et troublé à la fois, éclatait, à Paris, un mouvement de grèves comme on n'en avait pas encore connu de pareil. Les tailleurs donnèrent le signal ; d'autres suivirent. Les ouvriers réclamaient une augmentation des salaires ou tout au moins une diminution des heures de travail. Bien que, dans la législation d'alors, le seul fait de la coalition constituât un délit, le gouvernement montra d'abord quelque tolérance, fermant les yeux sur les réunions illégales des grévistes, en autorisant même formellement quelques-unes. Loin d'être calmée par ces ménagements, l'agitation ne fit que croître : les grèves s'étendirent ; on établit, pour les soutenir, des caisses de secours ; une véritable pression, des violences même furent exercées sur les ouvriers qui répugnaient à quitter leurs ateliers. La police, ne pouvant plus longtemps fermer les yeux, usa de la force pour dissoudre les réunions et fit d'assez nombreuses arrestations. Par contre, la presse radicale prit en main la cause des grévistes, attribuant tous les conflits qui se produisaient à la mauvaise organisation du travail, aux préférences de la loi pour les puissants, à sa sévérité pour les faibles. — Notre parti, disait le National du 30 août, sympathise avec les ouvriers, parce que leur cause est juste... Il faut que les conditions du travail soient changées ; il faut que le crédit se réorganise ; il faut enfin une autre base à l'ordre social tout entier. Le National eût été sans doute fort gêné d'indiquer quelle serait cette nouvelle société ; il se tirait d'embarras en concluant à une vaste enquête. A la fin d'août, la grève avait gagné les tailleurs de pierre, les maçons, les charpentiers, les mécaniciens, les charrons, les vidangeurs, les cotonniers, les bonnetiers, les cordonniers, les ouvriers en papiers peints. Des désordres qui se produisirent, le 31 août au soir, au retour du banquet de Châtillon, furent une excitation nouvelle pour les ouvriers, dont l'attitude devint de plus en plus menaçante. On les vit, le lendemain et les jours suivants, se réunir en grand nombre, dès le matin, aux diverses barrières de Paris, à Vaugirard, à Pantin, à Ménilmontant, à Saint-Mandé. Après avoir entendu les discours enflammés des meneurs auxquels tâchaient de se mêler les chefs des sociétés secrètes, des bandes se formaient, qui parcouraient la ville, forçant les ouvriers qui travaillaient encore à faire grève. Le 3 septembre, plusieurs sergents de ville qui cherchaient à empêcher une violence de ce genre dans la fabrique d'armes de M. Pihet, furent frappés mortellement à coups de poignard. Des rassemblements obstruaient la circulation sur certains points des boulevards ou des quais. Les choses tournaient de plus en plus à l'émeute ; Paris prenait une physionomie inquiétante ; les travaux se trouvaient presque partout interrompus, et la Bourse baissait d'un franc en un seul jour. Le gouvernement comprit qu'il n'était que temps de faire preuve d'énergie. Le préfet de police fit afficher la loi sur les attroupements et y joignit un avis aux ouvriers, promettant protection à ceux qui voulaient travailler et adressant des avertissements sévères aux perturbateurs et aux embaucheurs. Les troupes furent mises sur pied pour agir de concert avec la garde municipale ; des charges de cavalerie, sabre au poing, dispersèrent les rassemblements, tandis que la police opérait de nombreuses arrestations. La presse radicale cria, naturellement, à la cruauté, et accusa le ministère de vouloir provoquer une sédition pour distraire le public des embarras et des humiliations de sa politique extérieure.

Cependant le désordre continuait toujours ; il fut même bientôt visible que les meneurs, croyant la population suffisamment échauffée, allaient tenter un coup de force. En effet, le 7 septembre au matin, les ébénistes du faubourg Saint-Antoine quittent en masse leurs ateliers ; d'autres corps d'état se joignent à eux. Ils résistent aux sergents de ville et aux gardes municipaux qui veulent les disperser. Bientôt toutes les rues qui vont de la Bastille aux extrémités du faubourg sont encombrées. Un omnibus qui passe est renversé, et, sur trois ou quatre points, on commence des barricades. Des rassemblements se forment sur la place Maubert et dans le faubourg Saint-Marceau. Mais le gouvernement est sur ses gardes ; il a réuni dans Paris des forces considérables. En très-peu de temps, suivant un plan tracé parle maréchal Gérard, les troupes occupent en nombre les points menacés ; le rappel est battu dans tous les quartiers, pour faire prendre les armes aux gardes nationaux. Ce grand déploiement de force décourage les perturbateurs, qui, d'ailleurs, n'ont pas de chefs capables de les mener à la bataille. L'émeute est étouffée en son germe. Les jours suivants, les ouvriers, convaincus que la lutte serait impossible, se tiennent coi. C'est ensuite affaire aux tribunaux de juger les nombreux individus arrêtés. Ils en condamnent plusieurs à des peines légères, ce qui fournit occasion à la presse radicale d'attaquer les juges, comme naguère elle a attaqué la police. En même temps, cette presse, tirant argument de ce que les grévistes se sont heurtés à la résistance du gouvernement, répète, avec plus de force, que la révolution politique est le préliminaire indispensable de la révolution sociale[97]. Toutefois, si l'ordre matériel se trouvait rétabli, la paix n'était pas faite dans les esprits : beaucoup d'ouvriers sortaient de là, aigris, pleins de ressentiments, plus que jamais préparés à être la proie des sophistes du socialisme. M. Louis Blanc saisit cette occasion pour lancer une brochure sur l'Organisation du travail, qu'il adressa tout spécialement aux grévistes. Cet écrit, devenu bientôt tristement fameux, devait faire de grands ravages dans le monde populaire : il y aura lieu d'en reparler plus tard.

La menace de la guerre sociale, venant s'ajouter à celle de la guerre étrangère, ne contribuait pas peu à donner je ne sais quoi de sinistre à la situation. Aussi l'alarme était-elle grande. Une inquiétude générale suspend toute entreprise, disait le National ; les travaux de la paix ne peuvent plus s'exécuter. Nous lisons, vers la même époque, dans le journal qu'écrivait l'une des princesses royales pour le prince de Joinville, alors en route vers Sainte-Hélène : L'inquiétude des esprits est extrême relativement à la guerre ; les fonds descendent avec une effrayante rapidité[98]. Le Journal des Débats en venait à dire : Mieux vaudrait avoir la guerre tout de suite que d'en avoir la menace suspendue sur la tête... Ce qu'il y aurait de pis au monde, ce serait la prolongation indéfinie de l'incertitude actuelle. S'il faut faire la guerre, faisons-la. Mais ne nous abandonnons pas à la merci des événements. Les esprits s'échaufferont ; le gouvernement ne sera plus le maître. Ce dernier péril, le plus grave de tous, était signalé par M. Thiers lui-même, dans une conversation avec un diplomate étranger. En France, disait-il, la guerre et la paix ne dépendent pas du gouvernement ; elles dépendent de la nation, et il n'est que trop vrai que celle-ci pourrait un jour entraîner le gouvernement plus loin qu'il ne se l'est proposé[99].

Ce n'était pas le seul côté par lequel la France courût risque d'être conduite à la guerre sans l'avoir voulue. Elle avait alors, dans les eaux du Levant, une flotte très-belle et très-nombreuse, aux mains de chefs hardis, confiante dans sa force et se sentant même supérieure à la flotte anglaise qui manœuvrait à côté d'elle[100]. Déjà, à l'époque de la bonne harmonie diplomatique, on eût pu facilement discerner, entre ces deux flottes, plus d'un symptôme de rivalité jalouse[101]. Les relations s'étaient tendues encore, depuis que les politiques se trouvaient en conflit, et, pour leur compte, nos marins, loin de redouter une rupture, la désiraient et l'espéraient[102]. Dans de telles conditions, le seul voisinage de ces deux formidables escadres n'était-il pas un péril quotidien ? Une contestation entre deux navires, une simple querelle de matelots pouvait être l'étincelle qui mettrait le feu aux poudres. M. Thiers avouait n'être pas, sous ce rapport, sans inquiétude, et se faisait honneur d'avoir donné des ordres pour rendre nos marins circonspects. Bien plus, il avait rappelé l'amiral Lalande et l'avait remplacé par l'amiral Hugon, fort énergique également, mais moins téméraire. Toutefois, chacun avait le sentiment que, contre un danger de ce genre, les plus soigneuses précautions étaient d'une bien incertaine efficacité, et, comme le disait M. Guizot, dans une phrase qui fut alors très-répétée : L'Europe était à la merci des incidents et des subalternes.

Aussi comprend-on que les esprits clairvoyants témoignassent, à cette époque, d'une réelle inquiétude. M. Duchâtel écrivait, le 8 août, à M. Guizot : La situation me paraît inquiétante... Nous sommes, comme en 1831, sur la lame d'un couteau, et le défilé n'est pas facile à passer[103]. Peu après, à la date du 15 août, nous lisons, dans une lettre intime de M. de Barante : Depuis dix ans, le repos de l'Europe n'a jamais été dans un tel péril[104]. M. Thiers lui-même déclarait, le 22 août, que la situation était fort grave, et que bien des accidents pouvaient se produire qui amèneraient une catastrophe[105]. — Aurons-nous la guerre ? se demandait Henri Heine quelques jours plus tard. Et il répondait[106] : Pas à présent ; mais le mauvais démon est de nouveau déchaîné, et il possède les âmes. Le ministère français a agi très-légèrement et très-imprudemment, en soufflant de suite, de toute la force de ses poumons, dans la trompette guerrière, et en mettant l'Europe entière sur pied par ses roulements de tambour. Comme le pêcheur dans le conte arabe, M. Thiers a ouvert la bouteille d'où sortit le terrible démon. Il ne s'effraya pas peu de sa forme colossale, et il voudrait maintenant le faire rentrer dans sa prison par des paroles de ruse. En tout cas, on avait, chaque jour davantage, le sentiment que le nœud de la question n'était plus en Occident, mais en Orient, et l'on prêtait anxieusement l'oreille à tous les bruits venant de ces régions lointaines. Les événements ne sont plus à Londres, écrivait M. Guizot[107] ; ils sont en Egypte et en Syrie. Je ne les fais plus ; je les attends.

 

VIII

Pendant qu'en Europe notre diplomatie tournait dans le même cercle et attendait que le temps fît naître les difficultés sur lesquelles elle fondait l'espoir de sa revanche, lord Palmerston, imperturbablement confiant dans la prompte soumission du pacha, pressait, en Orient, l'exécution du traité du 15 juillet. Sous l'impulsion de lord Ponsonby, la politique turque prenait une allure rapide et impétueuse qui ne lui était pas habituelle. Bien que le traité ne fût toujours pas ratifié, la Porte faisait faire à Méhémet-Ali les premières sommations, et avant même que celles-ci fussent arrivées à leur adresse, sir Charles Napier se présentait, le 14 août, devant Beyrouth, avec une partie de l'escadre anglaise, enjoignait aux Égyptiens d'évacuer cette ville, saisissait les petits navires qui se trouvaient sous sa main et n'avait pas scrupule d'appeler ouvertement les Syriens à la révolte, les soldats du pacha à la désertion[108].

La nouvelle de la démarche de sir Charles Napier arriva à Paris le 5 septembre. Connue du public le 6, elle augmenta encore la surexcitation des esprits. Une telle précipitation dans la violence surprenait et irritait d'autant plus qu'on nous avait tenu secrète jusqu'alors la clause qui permettait d'exécuter le traité sans attendre les ratifications. Ces faits sont d'une immense gravité, déclarait, le 7 septembre, le Journal des Débats, et il demandait la convocation des Chambres. M. Guizot fut chargé de porter au gouvernement anglais de très-vives réclamations ; lord Palmerston lui répondit par la clause de l'exécution immédiate, sans expliquer, il est vrai, comment on avait usé de la force contre Méhémet-Ali, avant même qu'il eût été mis en demeure de dire s'il acceptait ou refusait les conditions du traité.

En même temps qu'arrivaient à Alexandrie les premières sommations de la Porte, débarquait dans cette ville un envoyé spécial de M. Thiers, le comte Walewski ; il avait mission de conseiller Méhémet-Ali, dans cette crise redoutable pour lui comme pour nous, d'empêcher ses coups de tête et de lui recommander un grand esprit de conciliation. Frappé de la promptitude et de la vigueur avec lesquelles agissaient la Porte et ses alliés, M. Walewski invita le pacha à transiger, et lui suggéra d'offrir la restitution d'Adana, de Candie et des villes saintes, si l'on voulait lui laisser l'Egypte héréditaire et la Syrie en viager. C'était précisément la combinaison que M. Thiers avait refusée, ou au moins éludée, peu avant le 15 juillet. Méhémet, qui, malgré ses bravades, avait déjà conscience de sa faiblesse, suivit le conseil de notre envoyé, non sans se faire habilement un mérite de sa déférence. Dès le 25 août, il fit connaître aux consuls sur quel nouveau terrain il était disposé à se placer. Le 30, M. Walewski s'embarquait pour Constantinople ; il s'était aperçu que les choses pressaient, et avait pris sur lui d'aller négocier, auprès du Divan, la prompte acceptation de la transaction proposée par le pacha.

Instruit, vers le 17 septembre, de la démarche de son envoyé, M. Thiers, loin de la désapprouver, y entra vivement. Il informa aussitôt ses ambassadeurs de la grande concession faite par le pacha, et demanda à la Porte, ainsi qu'aux cabinets de Londres, de Vienne et de Berlin, de donner sans retard leur assentiment à des propositions si conciliantes. — Dans ces circonstances, ajoutait-il, le gouvernement du Roi, immolant à l'intérêt de la paix des susceptibilités trop bien justifiées cependant, n'hésite pas à faire un appel à la sagesse des cours alliées. C'était sortir de la réserve expectante où M. Thiers avait jusqu'ici jugé que l'intérêt et la dignité de la France l'obligeaient à se renfermer. Commençait-il à éprouver quelque doute sur la force et la volonté de résistance du pacha ? Divers indices tendraient à le faire croire[109].

Le ministre français n'hésita pas à appuyer cet appel à la sagesse des puissances par des menaces plus ou moins voilées. Repousser ces conditions, écrivait-il à M. Guizot dans une dépêche destinée à être montrée, ce serait évidemment réduire le pacha à la nécessité de défendre par les armes son existence politique... Les puissances se verraient obligées de recourir à des moyens extrêmes, et, parmi ces moyens, il en est qui peut-être rencontreraient quelques obstacles de notre part ; il en est d'autres auxquels nous nous opposerions très-certainement ; on ne doit se faire, à cet égard, aucune illusion[110]. C'était, sans le préciser, il est vrai, poser un casas belli. M, Thiers crut pouvoir être plus menaçant encore dans une conversation qu'il eut, à Auteuil, le 18 septembre, avec M. Bulwer. Après lui avoir fait connaître les termes de la transaction négociée par M. Walewski : La France, dit-il, trouve ces conditions raisonnables et justes. Si votre gouvernement veut agir avec nous, pour persuader au sultan et aux autres puissances d'accepter ces conditions, il y aura de nouveau entre nous une entente cordiale. Si non, après les concessions obtenues de Méhémet-Ali par notre influence, nous sommes tenus de le soutenir. Puis, regardant M. Bulwer entre les yeux : Vous comprenez, mon cher, la gravité de ce que je viens de dire. — Parfaitement, répondit le diplomate anglais en demeurant à dessein imperturbable. Toutefois, à la fin de l'entretien, notre ministre ajouta : Ce que je vous ai dit, c'est M. Thiers, non le président du conseil, qui l'a dit. Je n'ai consulté ni mes collègues ni le Roi. Mais je désirais que vous connussiez la tendance de mes opinions personnelles. M. Bulwer ne voulut pas envoyer à Londres le récit d'un entretien si grave, sans l'avoir soumis à M. Thiers ; il lui apporta donc, quelques heures après, l'ébauche de sa dépêche. Celle-ci, non sans malice, commençait par avertir le gouvernement anglais que la conversation dont il allait lui être rendu compte n'exprimait que le sentiment personnel de M. Thiers ; puis elle ajoutait : Vous ne devez pas avoir la moindre appréhension que le Roi adhère jamais à un tel programme ; et si M. Thiers offre sa démission sur cette question, elle sera acceptée sans aucune hésitation. Suivait le récit de l'entretien. Le président du conseil lut la dépêche, non probablement sans se mordre un peu les lèvres. Mon cher Bulwer, dit-il, comment pouvez-vous vous tromper ainsi ? Vous gâtez une belle carrière. Le Roi est bien plus belliqueux que moi. Mais ne compromettons pas l'avenir plus qu'il n'est nécessaire ; n'envoyez pas votre dépêche ; faites seulement connaître d'une façon générale à lord Palmerston ce que vous pensez de notre conversation. Il comprenait sans doute qu'il s'était avancé un peu à la légère[111].

La transaction rencontra tout de suite un adversaire résolu dans lord Palmerston. Loin d'être adouci par les dispositions conciliantes du pacha, il y voyait un indice de faiblesse, et cette faiblesse l'encourageait. Quant aux menaces, elles ne l'intimidaient pas. Si Thiers, écrivait-il à M. Bulwer, reprend jamais avec vous le ton comminatoire, si vague qu'il soit, ripostez et allez jusqu'aux dernières limites de ce que je vais vous dire : avertissez-le, de la façon la plus amicale et la plus inoffensive possible, que si la France jette le gant, nous ne refuserons pas de le ramasser ; que si elle commence la guerre, elle perdra certainement ses vaisseaux, ses colonies, son commerce, avant d'en voir la fin ; que son armée d'Algérie cessera de lui donner du tracas, et que Méhémet-Ali sera jeté dans le Nil. J'ai toujours fait ainsi quand Guizot ou Bourqueney commençaient à faire les bravaches, et j'ai observé que cela agissait chaque fois comme un sédatif. Le ministre anglais faisait ensuite un fastueux étalage de ses armements maritimes. Du reste, il comptait qu'on n'en viendrait pas à ces extrémités. Vous pensez, écrivait-il à son chargé d'affaires, que Thiers pourrait passer le Rubicon. Je persiste à croire qu'il ne le voudra pas ou ne le pourra pas[112].

A Londres, tout le monde n'était pas aussi âprement réfractaire à la conciliation. L'ouverture de M. Thiers eut même pour effet de ranimer, dans le cabinet anglais, l'opposition intestine contre laquelle lord Palmerston avait eu déjà à lutter[113]. Cette fois, ce fut lord John Russell, l'un dès membres les plus influents du ministère, qui se mit en avant ; il avait approuvé le traité du 15 juillet ; mais il s'effrayait de la façon dont on l'exécutait, et était blessé de l'attitude prise au Foreign-Office de tout décider sans consulter ni même avertir les autres ministres. Au su des propositions nouvelles faites par la France, il requit lord Melbourne de convoquer un conseil de cabinet qui fut fixé au 27 septembre[114] ; il ne cachait pas son intention de critiquer à fond la politique suivie, résolu à se démettre, si le conseil lui donnait tort, et prêt à prendre le portefeuille des affaires étrangères si lord Palmerston se retirait. Celui-ci n'avait pas encore eu à soutenir un aussi redoutable assaut, et l'anxiété était grande parmi les rares personnes au courant de ce qui se préparait. Cependant le ministre menacé ne paraissait disposé à rien céder ; dans ses conversations, il traitait la transaction offerte de proposition absurde qui ne méritait pas d'arrêter un moment l'attention, affirmait à tout venant que Méhémet était à bout de ressources, et persistait à garantir un succès prompt et facile. De plus, pour effacer le bon effet de notre attitude conciliante, il prétendait que, livré à lui-même, le pacha eût été disposé à céder beaucoup plus et que notre intervention à Alexandrie n'avait tendu qu'à empêcher ces concessions[115]. A la vérité, il fut bientôt contraint, non-seulement devant nos démentis formels[116], mais devant les rapports de ses propres agents, de reconnaître un peu piteusement que cette imputation reposait sur de faux bruits[117]. Loin de pousser au conflit, M. Thiers donnait en ce moment des preuves nouvelles de sa modération : à la demande de ceux qui formaient à Londres le parti de la paix, il consentait à déclarer qu'au cas où la transaction proposée serait acceptée, la France en garantirait l'exécution par le pacha et s'associerait, s'il était besoin, aux mesures coercitives prises par les autres puissances.

Enfin vint le jour indiqué pour le conseil de cabinet. Ce fut une vraie scène de comédie. On eût payé sa place pour y assister, écrivait alors M. Greville. La séance ouverte, il y eut d'abord, pendant quelque temps, un silence de mort ; chacun attendait ce que dirait le premier. Son avis, dans l'état de division du ministère, devait être décisif. Mais, avec sa bravoure accoutumée, lord Melbourne, n'avait qu'une pensée, se dérober. Voyant cependant qu'il lui fallait dire quelque chose, il commença : Nous avons à examiner à quelle époque le parlement pourrait être prorogé. Là-dessus, lord Russell rappela brusquement qu'il y avait une autre question, qui était de savoir si avant peu on ne serait pas en guerre ; et, se tournant vers lord Melbourne : J'aimerais, dit-il, à connaître votre opinion sur ce sujet. Pas de réponse. Après une autre longue pause, quelqu'un demanda à lord Palmerston quelles étaient ses dernières nouvelles. Celui-ci tira de sa poche un paquet de lettres et de rapports qu'il se mit à lire ; ce qui fournit au premier l'occasion de s'endormir profondément dans son fauteuil, moyen sûr d'échapper à la nécessité de se prononcer. La lecture finie, nouveau silence. Lord John, voyant l'impossibilité de rien tirer de son chef, prit le parti d'aborder lui-même la question, et la traita à fond, Lord Palmerston répondit par une véhémente philippique contre la France, disant qu'elle était faible et mal préparée, que toutes les puissances de l'Europe étaient unies contre elle, que la Prusse avait deux cent mille hommes sur le Rhin, enfin, suivant le mot de lord Holland, montrant toute la violence de 93. Lord Russell, mis en demeure de préciser ses conclusions, demanda d'abord qu'on remerciât tout de suite la France des efforts qu'elle avait faits pour amener le pacha à des concessions ; ensuite qu'on réunît les ambassadeurs des autres puissances et qu'on leur fît connaître qu'en face de la situation nouvelle créée par la médiation de la France, l'avis de l'Angleterre était de rouvrir les négociations. Une discussion s'ensuivit. Holland et Clarendon appuyèrent lord Russell ; Minto et Macaulay défendirent lord Palmerston. Lord Melbourne, cependant, se taisait toujours. Dans l'impossibilité de s'entendre, on profita de l'absence de l'un des ministres, lord Morpeth, pour renvoyer la suite de la délibération au 1er octobre.

Dans l'intervalle des deux conseils, le mouvement contre lord Palmerston parut grandir encore. Cinq ou six de ses collègues déclaraient être résolus à se démettre si sa politique triomphait. L'opinion anglaise s'alarmait des menaces de guerre. Le Times se prononçait fortement pour l'entente avec le cabinet de Paris et pour l'approbation des propositions du pacha. On rapportait ce propos de M. de Neumann, le chargé d'affaires d'Autriche : Plût à Dieu que le sultan acceptât les dernières propositions de Méhémet-Ali, car cela nous tirerait d'un grand embarras ! Enfin la reine elle-même, endoctrinée par son oncle, le roi des Belges, écrivait que son désir était de voir tenter un rapprochement avec la France. Quant à l'infortuné lord Melbourne, il s'était enfui à la campagne pour échapper aux deux partis : une fois de plus, il avait perdu l'appétit et le sommeil. Jamais, écrivait un témoin, on n'a vu une image aussi mélancolique de l'indécision, de la faiblesse et de la pusillanimité. M. Guizot, qui avait fort habilement noué des relations avec les partisans de la conciliation, était tenu au courant de leurs projets et de leurs démarches.

Le 1er octobre, le cabinet se trouva de nouveau réuni. A l'attitude de ses collègues et même de lord Melbourne, lord Palmerston comprit qu'en persistant à tout repousser de front, il briserait le cabinet. Il modifia donc sa tactique, et, sans cesser d'affirmer sa confiance dans le succès des opérations entreprises en Orient, il s'offrit à faire quelque communication à la France, si tel était le désir du cabinet. Ses collègues furent surpris et charmés d'un changement de ton si complet, et l'accord se fit tout de suite sur la proposition de lord Palmerston. Était-ce que ce dernier fût converti à la conciliation ? Pour se convaincre du contraire, il suffisait de lire, dès le lendemain, l'article d'une violence sans mesure contre la France que ce ministre avait inspiré et même, disait-on, rédigé, dans le Morning Chronicle. Quel était donc le secret de la concession apparente faite par lui dans le conseil de cabinet ? Tout en se disant prêt à faire une communication à la France, il avait indiqué, comme allant de soi, que cette démarche devrait être préalablement approuvée par les représentants des trois puissances alliées. Or il savait pertinemment pouvoir compter sur le refus de l'ambassadeur de Russie. En effet, à la première ouverture qui lui fut faite, M. de Brünnow déclara n'être pas en mesure de se prononcer avant d'avoir pris l'avis de sa cour ; il ajouta que l'Angleterre pouvait agir à son gré, mais que le czar serait extrêmement blessé, si quelque démarche de ce genre était faite sans qu'il l'eût connue et approuvée. Il fallait plusieurs semaines pour avoir la réponse de Saint-Pétersbourg ; la communication à la France était retardée d'autant. Lord Palmerston, qui savait quelles instructions il avait données à lord Ponsonby et aux commandants de la flotte anglaise, pensait bien n'avoir pas besoin d'un si long délai pour recevoir d'Orient quelque nouvelle qui plaçât le cabinet en face d'un fait accompli. Il ne se trompait pas. Les choses allèrent même plus vite encore qu'il ne l'espérait. Dès le 3 octobre, c'est-à-dire le lendemain du jour où il avait fait connaître à ses collègues les objections de M. de Brünnow, arrivait à Londres la nouvelle que Beyrouth n'avait pu résister à la flotte anglaise et que le sultan venait de prononcer la déchéance de Méhémet-Ali.

 

IX

Lord Ponsonby, en effet, justifiant la confiance de son chef, n'avait rien négligé pour précipiter les événements à Constantinople et en Syrie. Il avait fait repousser par le Divan la transaction apportée par M. Walewski, et avait même arraché, le 14 septembre, à la Porte, un firman de déchéance contre le pacha. Vainement quelques-uns des ambassadeurs hésitaient-ils à aller si loin : il les avait entraînés en prenant sur lui de déclarer que l'Angleterre se chargeait à elle seule d'exécuter la sentence de déposition[118]. En même temps, une escadre anglaise, renforcée de quelques bâtiments autrichiens, jetait, le 11 septembre, sur la côte de Syrie, tout près de Beyrouth, un corps de débarquement qui s'y établissait solidement : ce petit corps se composait de quinze cents Anglais, trois mille Turcs et quatre à cinq mille Albanais. Le même jour, la flotte bombardait et détruisait à demi la ville de Beyrouth, mais sans l'occuper. L'armée d'Ibrahim, campée sur les hauteurs voisines, assista immobile au débarquement et au bombardement, ne pouvant ou n'osant rien faire pour s'y opposer. Une telle inertie surprend de la part des vainqueurs de Nézib ; elle serait même absolument inexplicable, si l'on ne savait que cette armée, comme toutes les créations du pacha, avait plus de façade que de fond. Contrairement, d'ailleurs, à ce qu'on s'imaginait en France, Ibrahim était dans une position difficile ; sans communications assurées avec l'Egypte, au milieu de populations hostiles et excitées de toutes parts à la révolte, à la tête de troupes dont une partie, la partie syrienne, n'était que trop disposée à écouter les appels à la désertion, il se sentait quelque peu intimidé à l'idée de se mettre en guerre ouverte avec les puissances européennes, et se demandait s'il ne contrarierait pas ainsi les manœuvres diplomatiques de son père. Toujours est-il qu'il n'essaya aucune résistance. A ne considérer que les résultats matériels, on eût pu soutenir que ce premier succès des alliés n'était pas décisif : l'armée d'Ibrahim, non encore entamée, demeurait bien supérieure en nombre au petit corps débarqué, et les Anglais n'avaient pas même pris possession de Beyrouth. Mais les Égyptiens venaient de donner la mesure de leur faiblesse, et le fatalisme oriental, toujours prompt à se soumettre aux arrêts de la fortune, en concluait que la cause de Méhémet-Ali était perdue.

Ainsi, au moment même où le gouvernement anglais témoignait de son désir d'atténuer l'exécution du traité du 15 juillet, il se trouvait que cette exécution était déjà, par le fait de lord Palmerston et de ses agents, poussée à ses conséquences extrêmes, si extrêmes que le gouvernement britannique dut tout de suite ramener les choses un peu en arrière. En effet, à peine connue, la déchéance prononcée contre le pacha parut généralement une mesure violente, passionnée, excessive. M. de Metternich, entre autres, s'en montait fort mécontent. Ce n'est conforme ni à la lettre ni à l'esprit des protocoles du 15 juillet, disait-il à M. de Sainte-Aulaire, et il en avait tout de suite écrit à Londres, sur un ton tellement vif que l'ambassadeur anglais à Vienne s'était demandé avec inquiétude si l'Autriche n'allait pas se séparer de l'Angleterre dans la question orientale[119]. Là n'était pas, d'ailleurs, le seul grief du chancelier, qui se montrait de plus en plus effarouché des procédés de lord Palmerston. Il a reconnu une fois le bon droit dans sa carrière de whig, disait-il ; mais il prétend le faire triompher à la manière des joueurs qui veulent faire sauter la banque[120]. Devant cette désapprobation, le chef du Foreign-Office jugea prudent d'atténuer, en ce qui concernait la déchéance, les brutalités de lord Ponsonby, et il chargea le comte Granville de déclarer au gouvernement français que cette déchéance n'était pas un acte définitif et qui devait nécessairement être exécuté, mais une mesure de coercition destinée à retirer au pacha tout pouvoir légal, à agir sur son esprit pour l'amener à céder, et qui n'excluait pas, entre la Porte et lui, s'il revenait sur ses premiers refus, un accommodement le maintenant en possession de l'Egypte. Le comte Apponyi fit également savoir à M. Thiers que, dans l'esprit de son gouvernement, cette déchéance n'était qu'une mesure comminatoire sans conséquence effective et nécessaire[121].

Napier for ever ! s'était écrié lord Palmerston à la nouvelle du bombardement de Beyrouth[122]. Avait-il été un homme d'État perspicace ou n'était-il qu'un téméraire heureux ? Toujours est-il que, grâce à sir Charles Napier, l'événement lui donnait raison, justifiant ses plus hardis pronostics et trompant les prévisions générales[123]. Il triomphait donc, et n'était pas homme à le faire discrètement : dans les salons politiques, sa joie et celle de ses amis insultaient à la déconvenue de lord Russell et des autres opposants. Ceux-ci, sans être rassurés sur la politique suivie, ne jugeaient plus possible de la combattre et se sentaient réduits au silence. La partie du public anglais qui jusqu'alors s'était montrée inquiète des procédés de son ministre, se prenait à les admirer depuis qu'ils réussissaient, et lui savait gré de la satisfaction donnée à l'amour-propre national : changement complet et subit qui se trahit aussitôt dans le langage des journaux. Palmerston has completely gained his point, disait mélancoliquement l'un des hommes qui, à Londres, avaient le plus désiré un rapprochement avec la France[124].

Ce qui faisait le triomphe de lord Palmerston était un cruel mécompte pour M. Thiers. Il avait joué toute sa partie sur la prévision que Méhémet-Ali se défendrait efficacement. Or l'action ne faisait que commencer, et déjà elle lui apportait un démenti. Sans doute son erreur avait été l'erreur de tous en France, Chambres, royauté, opinion. Mais il devait s'attendre qu'on s'en prît principalement à lui. Le public n'est jamais plus pressé de chercher un bouc émissaire que quand il se sent une part de responsabilité. Et puis n'appartenait-il pas au ministre d'être mieux informé que les autres, et un gouvernement n'a-t-il pas toujours tort de se tromper, fût-ce en nombreuse compagnie ? On trouvait, du reste, que ce genre d'accident arrivait trop souvent à M. Thiers, dans la politique étrangère. Déjà, quelques mois auparavant, il avait dirigé toute sa diplomatie dans la confiance que les puissances ne se concerteraient jamais sans nous, et le traité du 15 juillet avait été signé à notre insu. On se rappelait qu'il n'avait pas été plus heureux lors de son premier ministère : il s'était imaginé qu'il pourrait enlever de vive force la main d'une archiduchesse pour le duc d'Orléans, et avait exposé le jeune et brillant héritier du trône à un refus pénible ; ensuite, il avait soutenu que sans une nouvelle expédition d'Espagne, on ne pourrait avoir raison du carlisme, et, en septembre 1839, bien qu'il n'y eût eu aucune intervention armée delà France, don Carlos avait été expulsé de la Péninsule.

Si mortifiant que fût pour lui-même le nouveau mécompte de sa diplomatie, M. Thiers devait être plus préoccupé encore de l'effet produit sur l'opinion qu'il avait laissée si imprudemment s'échauffer. Jamais seau d'eau glacée, jeté sur une barre de fer rougie à blanc, n'avait produit une telle éruption de vapeurs brûlantes. On sut, le 2 octobre, à Paris, le bombardement de Beyrouth et la déchéance du pacha ; dès le lendemain, Henri Heine écrivait : Depuis hier soir, il règne ici une agitation qui surpasse toute idée. Le tonnerre du canon de Beyrouth trouve son écho dans tous les cœurs français. Moi-même, je suis comme étourdi ; des appréhensions terribles pénètrent dans mon âme... Devant les bureaux de recrutement, on fait queue aujourd'hui, comme devant les théâtres, quand on y donne une pièce marquante : une foule innombrable de jeunes gens se font enrôler comme volontaires. Le jardin et les arcades du Palais-Royal fourmillent d'ouvriers qui se lisent les journaux d'une mine très-grave. Heine ajoutait, le 7 octobre[125] : L'agitation des cœurs s'accroît de moment en moment... Avant-hier soir, le parterre, au Grand Opéra, demanda que l'orchestre entonnât la Marseillaise. Comme un commissaire de police s'opposa à cette demande[126], on se mit à chanter sans accompagnement, mais avec une colère si haletante, que les paroles restèrent à demi accrochées dans le gosier ; c'étaient des accents inintelligibles... Pour aujourd'hui, le préfet de police a donné à tous les théâtres la permission de jouer l'hymne de Marseille, et je ne regarde pas cette concession comme une chose insignifiante L'orage approche de plus en plus. Dans les airs, on entend déjà retentir les coups d'aile et les boucliers d'airain des Walkyries, les déesses sorcières qui décident du sort des batailles. Tous les observateurs contemporains étaient frappés, comme Henri Heine, de ce que l'un d'eux appelait l'effet prodigieux produit à Paris et en France par le bombardement de Beyrouth[127], Ils constataient que l'on parlait de la guerre comme d'une chose inévitable et que la perspective d'une lutte contre l'Europe entière n'effrayait pas beaucoup les masses. Certains esprits, d'ailleurs, semblaient chercher, dans ce rêve belliqueux, un moyen d'échapper, coûte que coûte, au malaise irrité de l'heure présente, une diversion violente à la mortification qu'ils ressentaient, de s'être si complètement trompés. Il était visible que partout cette agitation prenait une physionomie révolutionnaire. On n'entendait que la Marseillaise, et les scènes de l'Opéra se reproduisaient dans plusieurs villes de province. Les radicaux cherchèrent à provoquer une manifestation dans la garde nationale de Paris : le prétexte était de se plaindre que le gouvernement ne fît pas exercer cette garde nationale à la petite guerre ; de demander la réorganisation et la prompte mobilisation de toutes les milices citoyennes de France ; enfin de réclamer le rétablissement de l'ancienne artillerie parisienne, licenciée, peu après 1830, parce qu'elle était un foyer de conspiration républicaine. Les mesures prises par le gouvernement empêchèrent la manifestation projetée ; mais les meneurs publièrent dans les journaux, au nom d'un certain nombre d'officiers et de soldats de la garde nationale, une déclaration où l'on revendiquait pour elle le droit de protester publiquement contre la conduite du gouvernement, et où l'on flétrissait la politique déshonorante suivie envers la coalition.

A entendre tous ces manifestants, la France avait reçu une offense après laquelle il n'était même plus permis d'hésiter. On eût dit qu'un casus belli, préalablement posé par notre diplomatie, venait de se trouver réalisé. Sans doute, à raisonner les choses de sang-froid, il eût été facile d'établir qu'il n'en était rien. Le gouvernement français, en effet, n'avait jamais dit aux autres puissances : Ne touchez pas aux possessions du pacha, ou vous aurez affaire à moi. Il leur avait, au contraire, répété à satiété que la répartition des territoires entre le sultan et le pacha le touchait peu ; seulement, qu'il était impossible de réduire par la force Méhémet-Ali, que les mesures coercitives seraient inefficaces, dangereuses, qu'elles aboutiraient à une intervention de la Russie et que nous ne pourrions supporter cette intervention. L'Europe ne s'était pas arrêtée à nos observations, et l'événement donnait tort à notre prédiction. C'était pour nous un désagrément, un mécompte : ce n'était pas une offense nouvelle, nous obligeant à tirer l'épée. Notre situation n'avait-elle pas, d'ailleurs, une frappante analogie avec celle où s'était trouvée l'Angleterre elle-même, lors de la guerre d'Espagne, sous la Restauration ? Cette puissance avait tout fait, dans le congrès de Vérone, pour détourner les autres cabinets d'approuver et la France d'entreprendre une expédition au delà des Pyrénées ; elle avait notamment cherché à nous décourager par les prophéties les plus sombres sur l'issue d'une telle tentative. Malgré ses efforts, elle avait eu la mortification de voir ses anciens alliés, à la tête desquels elle venait de combattre et de vaincre, quelques années auparavant, à Waterloo, ne pas tenir compte de ses avis, de ses protestations, et, au contraire, faire cause commune avec le gouvernement français ; l'expédition avait été décidée malgré elle, et, au sortir du congrès, elle s'était trouvée seule de son côté, en face de toutes les puissances. La question d'Espagne, par les souvenirs qui s'y rattachaient, comme par la proximité du théâtre où elle se débattait, était, pour nos voisins, beaucoup plus intéressante, plus irritante que ne pouvait être pour nous la question de la Syrie. Aussi la colère avait-elle été grande outre-Manche. Elle s'était accrue encore, quand le succès militaire des Français au delà des Pyrénées était venu démentir les pronostics du cabinet britannique, aussi complètement que le succès de la flotte anglaise dans le Levant devait plus tard démentir les nôtres. Sous l'empire de ce désappointement, beaucoup de voix s'étaient élevées, à Londres et dans les comtés, pour demander qu'on recourût aux armes. M. Canning occupait alors le pouvoir : il n'était, certes, pas de la race des timides et n'avait pas appris, à l'école de Pitt, une crainte exagérée de la guerre. Il refusa cependant de sortir de la neutralité où il s'était renfermé dès le premier jour : la réussite d'une entreprise qu'il avait blâmée, dont il avait mal auguré, lui était, certes, désagréable ; néanmoins, il ne se jugeait pas pour cela tenu de jeter l'Angleterre dans une lutte où elle eût été seule contré toute l'Europe. Sauf les mauvais procédés tout gratuits par lesquels lord Palmerston aggrava, en 1840, le déplaisir de notre isolement, ne semblait-il pas que l'Angleterre avait eu à subir, en 1823, tout ce que nous subissions dix-sept ans plus tard ? Pourquoi nous montrer plus susceptibles ? — Mais que pouvaient ces raisonnements diplomatiques ou ces souvenirs historiques sur des esprits surexcités ? Impossible de les faire sortir de cette idée que la France avait pris fait et cause pour le pacha et qu'elle se déshonorerait en le laissant dépouiller. Ce n'était pas la moindre des fautes commises par le gouvernement, d'avoir agi et parlé de telle sorte que cette impression se fût naturellement produite.

Il ne faudrait pas croire, cependant, que les agités et les effervescents exprimassent le sentiment unanime du pays. Dans le parti conservateur, beaucoup de ceux qui, au lendemain du traité du 15 juillet, s'étaient d'abord laissé entraîner dans le mouvement, témoignaient maintenant, dans leurs conversations, dans leurs lettres, d'une grande inquiétude. De Londres, M. Guizot leur donnait l'exemple ; il en venait à se demander s'il ne serait pas bientôt obligé de répudier publiquement une politique dont l'inspiration lui paraissait suspecte et l'issue effrayante. La France ne doit pas faire la guerre pour conserver la Syrie au pacha, écrivait-il à ses amis, et il ajoutait, le 2 octobre, dans une lettre adressée au duc de Broglie[128] : Le vent m'apporte chaque jour ces paroles : Si la Syrie viagère est refusée, c'est la guerre. Cela peut n'être rien, ou n'être qu'un langage prémédité pour produire un certain effet ; mais ce peut aussi être quelque chose, quelque chose de fort grave et tout autre chose que ce qui me paraît la bonne politique. J'y regarde donc de très-près, et je vous demande de me dire le plus tôt possible ce que vous voyez. Le monde politique n'était pas le seul où se manifestât une répulsion inquiète contre toute aventure belliqueuse. Les intérêts souffraient, s'alarmaient et s'irritaient. La Bourse baissait de 4 francs sur le seul effet produit par les nouvelles de Beyrouth. Les affaires étaient arrêtées. Suivant l'expression même du Journal des Débats, c'était une sorte de panique universelle. Tout n'était pas également noble et louable dans les éléments dont se formait la réaction pacifique. A la sollicitude patriotique, aux réflexions d'une sagesse virile, aux inspirations du bon sens, se mêlaient, pour une part, la préoccupation du bien-être matériel, l'égoïsme terre à terre, l'énervement, la fatigue, la lâcheté publique et privée. C'est par là que cette réaction éveillait quelquefois le sévère dégoût d'un Tocqueville[129] ou le sarcasme sceptique d'un Doudan[130]. Mais, quelles qu'en fussent la cause et la moralité, elle croissait avec l'agitation belliqueuse, réalisant ainsi le pronostic très-fin que M. de Lavergne avait indiqué, dès le 17 août, dans une lettre à M. Guizot : Les choses iront à la guerre tant que tout le monde croira la paix inébranlable, et elles reviendront à la paix dès que tout le monde verra la guerre imminente.

Toutefois s'il y avait déjà un parti de la paix, ce n'était pas lui qui tenait alors le milieu du pavé et qui avait le verbe le plus haut. Il était encore timide, sans conscience de sa force. Les belliqueux, au contraire, semblaient avoir l'opinion entière, parce qu'ils en avaient la partie remuante et bruyante. Presque toute la presse faisait campagne avec eux, à l'exception du Journal des Débats, désabusé de ses velléités guerrières et devenu le champion de la paix menacée. Ce n'était pas seulement le National qui disait : Marchez sur le Rhin, déchirez les traités de 1815, proclamez hardiment les principes qui doivent changer la face du monde, criez à l'Allemagne, à l'Italie, à l'Espagne, à la Pologne, que votre oriflamme est le symbole de l'égalité et de la fraternité humaines. Les journaux ministériels, loin de chercher à éteindre le feu, semblaient plutôt vouloir souffler dessus pour l'aviver. Le gouvernement, lisait-on dans le Siècle du 3 octobre, à nos flottes, nos armées à sa disposition, et ce n'est point désormais pour les laisser inactives. Qu'il choisisse le lieu et le moment... Mais qu'on sache bien que la nation française se regarde comme offensée... qu'elle a entendu le canon de Beyrouth et qu'elle y répondra sur le continent, s'il le faut, comme dans la Méditerranée. Même note dans le Courrier français, qui voyait approcher le moment où il faudrait déchaîner la force révolutionnaire. Le Constitutionnel, malgré une velléité passagère de prudence, embouchait aussi la trompette. Le sentiment de l'honneur blessé est unanime dans Paris, déclarait-il le 4 octobre... Il y a une limite, nous a-t-on dit, à laquelle le gouvernement aura le devoir d'arrêter les puissances. Eh bien, le sentiment général nous paraît être que cette limite est atteinte. Il avertissait M. Thiers que s'il faiblissait, il serait abandonné de ses amis. Le péril de la honte, concluait-il, est plus menaçant pour les gouvernements que le péril de la guerre. Même du côté conservateur, la Presse, naguère si pacifique, se croyait obligée de suivre le mouvement général. Puisque les fautes du gouvernement, disait-elle, nous ont placés entre une guerre insensée et une paix ignominieuse, le choix ne saurait être douteux ; il faut déclarer la guerre et convoquer immédiatement les Chambres. Les feuilles légitimistes tenaient un langage analogue. Celte quasi-unanimité produisait d'autant plus d'effet qu'en l'absence des Chambres, la presse semblait avoir qualité pour exprimer la volonté nationale.

En somme, l'émotion produite par les nouvelles de Beyrouth avait fait faire un grand pas dans le chemin qui conduisait à la guerre. La situation n'a jamais été, à beaucoup près, aussi grave, écrivait M. Thiers à M. Guizot, et celui-ci répétait de son côté à lord Palmerston : Personne ne peut plus répondre de l'avenir[131]. M De Paris, lord Granville envoyait à son gouvernement cet avertissement : Je crois que la guerre n'est pas improbable[132], et il recevait en réponse des instructions pour l'enlèvement des archives de l'ambassade, au cas de rupture diplomatique[133]. Vu de Vienne, l'état général ne paraissait pas plus rassurant, et, le 5 octobre, M. de Sainte-Aulaire écrivait à ses amis : La situation est diablement critique ; nous allons peut-être voir craquer entre nos mains toute la machine européenne... Ma conviction personnelle est que, si avant un mois un arrangement n'est pas fait ou en bon chemin, la guerre est inévitable[134]. Enfin, toujours à la même date, nous lisons sur le journal qu'une des princesses royales écrivait pour le prince de Joinville : En deux jours, nous avons fait un grand et triste chemin... Nous voilà dans un moment de crise, le plus grave que nous ayons eu à traverser depuis dix ans. Au dedans, l'opinion est en émoi, chez les uns excitation révolutionnaire, alarme chez les autres, et à nos portes la guerre étrangère, la guerre contre toute l'Europe. Dieu seul peut nous sauver ![135]

 

X

La France allait-elle se jeter dans la guerre ou du moins s'y laisser glisser ? Jusqu'alors le gouvernement avait pu, avec une sécurité relative, s'associer à l'agitation belliqueuse. Les démarches dans ce sens ne lui paraissaient pas avoir d'effet immédiat ; les menaces n'étaient qu'à terme, et à terme lointain. Il croyait avoir du temps devant lui, et comptait bien qu'avant l'heure des grandes résolutions, se produirait, en Orient ou ailleurs, quelque événement qui dispenserait de les prendre. Désormais, plus d'espoir de ce genre, plus de délai ; les menaces devaient être aussitôt réalisées. Si l'on penchait vers la guerre, c'est tout de suite qu'on y tombait ; si l'on voulait y échapper, c'est tout de suite qu'il fallait s'en détourner. Le moment était donc venu de se demander ce que serait cette guerre et quelles en étaient les chances.

Tout d'abord la France pouvait-elle espérer quelque chose d'une guerre maritime, localisée en Orient ? Sans doute sa flotte du Levant était égale, supérieure peut-être à celle qui portait en ces parages le pavillon de l'Angleterre. En cas de lutte, un premier succès était possible[136]. Mais après ? On ne refusera pas de s'en rapporter au jugement d'un jeune marin, qui n'était certes suspect ni de timidité ni de tiédeur. Admettons, écrivait quelques années plus tard le prince de Joinville[137], que le Dieu des batailles eût été favorable à la France. On eût poussé des cris de joie par tout le royaume ; on n'eût pas songé que le triomphe devait être de courte durée... Je veux supposer ce qui est sans exemple : j'accorde que vingt vaisseaux et quinze mille matelots anglais prisonniers puissent être ramenés dans Toulon par notre escadre triomphante. La victoire en sera-t-elle plus décisive ?... Au bout d'un mois, une, deux, trois escadres, aussi puissamment organisées que celle que nous leur aurons enlevée, seront devant nos ports. Qu'aurons-nous à leur opposer ? Rien que des débris... Disons-le tout haut, une victoire, comme celle qui nous semblait promise en 1840, eût été, pour la marine française, le commencement d'une nouvelle ruine. Nous étions à bout de ressources ; notre matériel n'était pas assez riche pour réparer, du jour au lendemain, le mal que nos vingt vaisseaux auraient souffert, et notre personnel eût offert le spectacle d'une impuissance plus désolante encore.

Restait la guerre continentale. C'est en effet la seule à laquelle eût jamais pensé M. Thiers. On n'a pas oublié qu'il avait même choisi éventuellement son adversaire, l'Autriche, et son champ de bataille, l'Italie. Croyait-il donc sérieusement pouvoir limiter ainsi la lutte et la réduire à une sorte de duel en champ clos avec une seule puissance ? Si tel avait été un moment son espoir, lord Palmerston s'était chargé de le ramener à une appréciation plus vraie de la situation. Une idée de Thiers, écrivait-il le 22 septembre à M. Bulwer[138], semble être qu'il pourrait attaquer l'Autriche, et laisser de côté les autres puissances. Je vous prie de le détromper sur ce point et de lui faire comprendre que l'Angleterre n'a pas l'habitude de lâcher ses alliés. Si la France attaque l'Autriche à raison du traité, elle aura affaire à l'Angleterre aussi bien qu'à l'Autriche, et je n'ai pas le plus léger doute qu'elle n'ait aussi sur les bras la Prusse et la Russie. Lord Palmerston pouvait parler au nom de son pays : depuis le succès de Beyrouth, il était assuré d'être suivi. D'ailleurs, la véhémence même des attaques de notre presse contre la politique britannique irritait l'opinion au delà du détroit, et celle-ci, par amour-propre national, se trouvait conduite à prendre pour elle la querelle de son gouvernement.

Le ministre anglais s'avançait-il trop en se portant garant de la Russie et de la Prusse ? En Russie, sans doute, à ne considérer que la haute société, on eût trouvé des sentiments amis pour la France[139] ; M. de Nesselrode lui-même, quoique assez étranger pour sa part à ces sentiments[140], était, par modération d'esprit, très-désireux d'écarter les chances de guerre. Mais la Russie, c'était le Czar, dont on n'ignorait pas l'animosité contre le gouvernement de 1830. L'immobilité que l'autocrate avait gardée depuis le traité du 15 juillet ne devait pas nous donner le change sur ses vrais sentiments[141]. Il ne désirait point entreprendre seul, sans l'Europe et peut-être contre elle, une guerre d'Orient ; il ne s'y sentait pas prêt. Mais une guerre d'Occident contre la France révolutionnaire, sorte de croisade où il reprendrait, à la tête de l'Europe monarchique, le rôle d'Alexandre en 1814 et 1815, une telle guerre avait toujours été son rêve depuis dix ans, et il s'y fût jeté avec joie. Si jusqu'alors il était demeuré calme, s'il n'avait fait que peu de préparatifs, c'est que les dispositions de l'Autriche et de la Prusse ne lui laissaient pas espérer la réalisation de cette heureuse chance et qu'il ne voulait pas se faire inutilement, auprès de ces puissances, le renom d'un brouillon et d'un turbulent. Faute de mieux, il se contentait alors de nous avoir mis en mauvaise posture. Mais, au cas où nous-mêmes provoquerions cette guerre, il ne serait pas le dernier à l'accepter. Ne le vit-on pas, en effet, aussitôt que la situation parut s'aggraver, à la fin de septembre et surtout au commencement d'octobre, sortir de son immobilité, morigéner les cours de Berlin et de Vienne sur ce qu'elles n'armaient pas, et trahir, devant les diplomates étrangers, l'impatience avec laquelle il attendait la conflagration générale qui lui fournirait l'occasion d'étouffer la révolution dans son berceau[142] ?

A la différence de la Russie, la Prusse n'avait ni intérêt ni passion dans la question ; en outre, par ses traditions et sa situation, elle semblait la rivale naturelle et l'antagoniste de l'empire d'Autriche. C'était pour elle que notre diplomatie avait le plus de ménagements : ménagements, il est vrai, singulièrement contrariés par les sorties de nos journaux sur les frontières du Rhin ou sur l'émancipation du peuple allemand. Avions-nous donc quelque chance d'obtenir la neutralité de cette puissance ? Aucune. Dans les premiers jours d'octobre, sous le coup des menaces de la France, des pourparlers s'engagèrent aussitôt entre Vienne et Berlin ; ils aboutirent, après quelques semaines, à une déclaration du roi de Prusse, portant qu'il considérerait toute attaque de la France contre les possessions autrichiennes en Italie, comme dirigée contre lui-même[143]. M. de Metternich avait raison de signaler à ses agents diplomatiques l'extrême importance d'une telle déclaration[144]. Notre gouvernement ignorait sans doute cette négociation, demeurée secrète entre les deux chancelleries ; mais les communications de M. Bresson, son ministre près la cour de Berlin devaient l'avoir éclairé sur les habitudes de dépendance contractées, depuis trente ans, par cette cour envers l'Autriche et la Russie. La Prusse eût difficilement résisté à l'une de ces deux puissances ; à toutes les deux réunies, jamais[145]. Ajoutons qu'il venait de se produire, dans ce pays, un changement qui y diminuait encore le crédit de la France. Le 8 juin, était mort le vieux roi Frédéric-Guillaume III, qui avait donné plus d'une fois à notre jeune monarchie des gages de sa modération et même de sa sympathie. Son fils et successeur, Frédéric-Guillaume IV, était dans des sentiments tout différents. Imagination ardente, facilement enthousiaste, mais inquiète, capricieuse et qui devait finir par la folie, il avait puisé, dans la culture allemande dont il était tout imprégné[146], aussi bien que dans les souvenirs du mouvement de 1813 auquel il avait pris part, la haine de la France : il voyait en elle l'ennemie héréditaire (Erbfeind) et la détentrice illégitime d'une partie de la terre germanique[147]. Par-dessus tout adversaire de la révolution et même du libéralisme[148], piétiste scrupuleux et mystique, dévot du moyen âge, rêvant je ne sais quelle restauration archéologique, mi-féodale et mi-théocratique, il avait la terreur et l'horreur de la France de Juillet et de Voltaire. 1830 l'avait indigné et effrayé. Six ans plus tard, quand il n'était encore que prince royal, la seule nouvelle que les fils de Louis-Philippe étaient invités à Berlin et qu'à Vienne on les attendait à bras ouverts, l'avait jeté dans une humeur noire. Tout cela m'est si dur, écrivait-il, que j'en pleurerais[149]. Une fois roi, ses sentiments ne changèrent pas. Peu après son avènement, causant à Londres avec le baron Stockmar, il laissait voir son désir de faire partout échec à notre influence. En France, ajoutait-il, il n'y a plus ni religion ni morale : c'est un état social entièrement pourri, comme celui des Romains avant la chute de l'Empire ; je crois que la France s'écroulera de la même manière[150]. Il célébrait l'anniversaire de la bataille de Leipzig avec des discours appropriés, et, fort occupé de l'achèvement de la cathédrale de Cologne, enfouissait sous le porche cette inscription : Post Franco-Gallorum invasionem. Aussi, M. Bresson pouvait-il bientôt écrire, au sujet des dispositions du nouveau roi à notre égard : Le fond, chez lui, est malveillant. C'est toujours l'esprit de 1813, la première empreinte reçue... En toute question qui nous touchera, comptons, avec une certitude presque infaillible, qu'il se rangera contre nous. Son très-regrettable père constituait un tout autre élément dans la politique européenne[151].

Enfin, il n'était pas jusqu'aux petits États de l'Allemagne qui, bien qu'étrangers au traité du 15 juillet et sans intérêt en Orient, n'eussent fini par s'émouvoir de nos armements et de nos menaces de guerre continentale. Vainement notre diplomatie cherchait-elle à les attirer dans l'orbite de la France, ils se tournaient, effrayés, vers les deux grandes puissances allemandes et gourmandaient même leur quiétude et leur immobilité[152]. Ces plaintes décidèrent l'Autriche et la Prusse à se concerter sur les moyens de mettre en branle la machine lourde et compliquée qu'on appelait la Confédération germanique[153]. Tant qu'il sera question du conflit qui existe entre la Porte et Méhémet-Ali, écrivait, le 9 octobre, M. de Metternich au roi de Prusse, la Confédération n'aura rien à voir dans l'affaire. Mais si la question devient européenne, au lieu de rester spéciale, il faudra que la Confédération agisse en puissance appelée à jouer un rôle important dans le grand conseil. Et il prévoyait l'éventualité prochaine où elle aurait le devoir de demander à la France à qui s'adressaient ses menaces. De ces pourparlers, sortit assez promptement une convention secrète entre l'Autriche et la Prusse, déterminant la manière dont l'armée de la Confédération devrait être, le cas échéant, employée contre la France ; il était entendu en outre que le gouvernement de Berlin proposerait, en temps et lieu, à la Confédération de se déclarer atteinte par toute attaque contre les possessions italiennes de l'Autriche[154]. En attendant, les divers États de l'Allemagne, suivant l'exemple de la Prusse, interdisaient l'exportation des chevaux en France : mesure fort gênante pour nos armements et que la presse officieuse de Paris avait vainement tâché de prévenir, en déclarant bruyamment à l'avance qu'elle y verrait l'équivalent d'une déclaration de guerre. L'un de nos agents diplomatiques près l'une des petites cours germaniques écrivait, quelques semaines plus tard, le 3 novembre, alors que M. Thiers n'était plus au pouvoir : Je crois être sûr qu'on était au moment d'ordonner quelques armements en Allemagne ; ils n'ont été différés que par la crise ministérielle qui s'est déclarée chez nous[155]. Les cours allemandes se sentaient d'ailleurs poussées par leurs peuples : mouvement d'opinion singulièrement puissant et passionné alors mal vu et mal compris de la France, mais qui devait avoir de trop redoutables suites pour qu'il n'y ait pas intérêt à s'y arrêter quelque temps, à en rechercher l'origine, le caractère et le développement. Aussi bien, les événements actuels projettent-ils sur ce passé une lumière qui manquait aux contemporains.

La lutte dont l'Allemagne avait été le sanglant théâtre, au commencement du siècle, avait laissé, des deux côtés du Rhin, des impressions bien différentes. La conscience française, a-t-on écrit[156], est courte et vive ; la conscience allemande est longue, tenace, profonde. Le Français est bon, étourdi ; il oublie vite le mal qu'il a fait et celui qu'on lui a fait ; l'Allemand est rancunier, peu généreux ; il comprend médiocrement la gloire, le point d'honneur ; il ne connaît pas le pardon. C'est ainsi que l'Allemand gardait, des conquêtes de la Révolution et de l'Empire, un ressentiment que la revanche de la dernière heure n'avait aucunement désarmé et que les années, en s'écoulant, n'effaçaient pas. Il avait, du reste, contre nous, des griefs plus anciens encore : il nous en voulait de l'avoir raillé au dix-huitième siècle, d'avoir conquis l'Alsace et ravagé le Palatinat au dix-septième. Jusqu'où ne remontait pas cette rancune archéologique ? Henri Heine racontait, en 1835, qu'à Gœttingue, dans une brasserie, un jeune Vieille-Allemagne avait déclaré qu'il fallait venger dans le sang des Français celui de Konradin de Hohenstaufen, qu'ils avaient décapité à Naples. Et, peu après, un savant des bords du Rhin, interrogé par M. Quinet sur le but poursuivi par ses compatriotes, lui répondait gravement : Nous voulons revenir au traité de Verdun entre les fils de Louis le Débonnaire.

Le Français n'avait pas conscience de la haine dont il était l'objet. Comme on l'a dit avec raison, l'Allemagne, malgré sa proximité, n'a été longtemps pour nous qu'une grande inconnue[157]. Cela tenait au caractère profond ; complexe et sourd des mouvements de l'esprit allemand, à notre ignorance de la langue, au défaut de sympathie de notre génie prompt, clair et parfois un peu superficiel, pour un génie abstrait, confus et obscur. Ajoutez qu'à l'époque dont nous parlons, il n'y avait, outre-Rhin, ni journaux exprimant librement la pensée nationale, ni capitale unique où l'on pût observer cette pensée pour ainsi dire concentrée et résumée. Comment d'ailleurs eussions-nous soupçonné, chez nos voisins, des ressentiments que nous n'éprouvions pas ? Si nous nous souvenions encore de Waterloo et parlions parfois de le venger, c'était aux Anglais seuls que nous nous en prenions : on eût dit que nous avions oublié la part de Blücher dans la fatale journée. Bien plus, par un sentiment nouveau dans notre histoire, nous nous étions pris, depuis 1815, d'un engouement attendri pour cette Allemagne, autrefois dédaignée. Sur la foi de madame de Staël[158], nous nous la figurions comme une nation patriarcale, sentimentale, rêveuse, foyer delà pensée pure et du chaste amour, inapte aux réalités vulgaires, amoureuse de justice, incapable de ruse et de violence, dépaysée au milieu des passions et des convoitises du monde, et y ressentant comme la nostalgie de l'idéal. L'imagination de nos poètes et de nos artistes se plaisait dans la compagnie des Marguerite, des Mignon, des Charlotte, des Dorothée, pendant que nos philosophes s'obscurcissaient au contact de Kant et de Hegel, ou que nos savants exaltaient et suivaient la science allemande. L'un des ministres du 1er mars, M. Cousin, avait beaucoup contribué à répandre en France cet engouement germanique. Vainement Henri Heine était-il venu, avec un éclat de rire sardonique, déchirer l'image brillante et généreuse tracée par madame de Staël[159], et avait-il fait apparaître à la place une réalité beaucoup moins poétique, une-race forte, rude, aux appétits violents, aux âpres convoitises, soupirant après des mets plus solides que le sang et la chair mystiques, impatiente de jouir, de posséder et de dominer ; vainement nous criait-il : Prenez garde, on ne vous aime pas en Allemagne, vous autres Français, et nous faisait-il l'énumération de l'armée terrible, implacable, qui se lèverait un jour contre nous, rien ne pouvait nous ébranler ; nous restions, malgré tout, teutomanes[160].

Tels étaient les sentiments respectifs des deux peuples, quand, à la suite du traité du 15 juillet 1840, l'écho de nos bruits de guerre parvint en Allemagne, y apportant quelques phrases sur les frontières du Rhin, bravades jetées à la légère et sans passion[161]. Il n'en fallut pas davantage pour y provoquer comme une éruption de cette gallophobie, demeurée jusqu'alors à peu près souterraine. Toutes les fureurs de 1813 firent explosion, a raconté depuis un Français qui se trouvait alors à l'Université de Heidelberg[162]. Je n'avais aucune idée d'une telle violence... Je devais croire que la France nouvelle, par sa générosité, sa cordialité, ses expiations douloureuses, avait effacé ces souvenirs des jours de haine. Il n'en était rien. Chaque jour, dans la salle du muséum, des gazettes, venues de toutes les villes d'Allemagne, nous apportaient des invectives sans nom... Défis, insultes, calomnies se succédaient comme des feux de peloton. L'odieux crescendo allait s'exaltant d'heure en heure. De lourdes et savantes brochures remontaient jusqu'à Arminius pour faire le procès des Gaulois. La conclusion générale était qu'il fallait reprendre l'Alsace et la Lorraine. Si l'on retrouvait là toute la passion, toute la violence de 1813, rien ne rappelait l'éclat épique des productions littéraires de cette époque, des polémiques de Gœrres, des poésies de Kœrner, des chansons de Arndt, des sonnets de Rückert. En 1840, tout est plus grossier Dans ce fatras, un seul morceau se détache, le chant de Becker : Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand ![163] La poésie est médiocre ; l'auteur était un inconnu, petit employé dans je ne sais quelle administration publique à Cologne ; mais la passion nationale vint donner à ses vers un accent et une portée qu'ils n'auraient pas eus par eux-mêmes. Du coup, la célébrité de Nicolas Becker fit pâlir les grands noms de 1813 ; le roi de Bavière lui envoya une coupe avec des vers de sa façon, et le roi de Prusse 1.000 thalers avec une promesse d'avancement. Plus de soixante compositeurs mirent en musique cette sorte de Marseillaise germanique, et de la Baltique aux Alpes, du Rhin à la Vistule, des voix innombrables chantèrent d'un ton farouche : Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand !

Surpris par cette explosion, les Français n'y comprenaient rien. Henri Heine rapporte qu'il rencontra alors, sur le boulevard des Italiens, M. Cousin, arrêté devant une boutique d'estampes, à contempler des compositions d'Overbeck. Le monde était sorti de ses gonds, dit Heine, le tonnerre du canon de Beyrouth soulevait, comme un tocsin, tout l'enthousiasme guerrier de l'Orient et de l'Occident ; les pyramides d'Egypte tremblaient ; en deçà et au delà du Rhin, on aiguisait les sabres, — et Victor Cousin, alors ministre de France, admirant les paisibles et pieuses tètes des saints d'Overbeck, parlait avec ravissement de l'art allemand et de la science allemande, de notre profondeur d'âme et d'esprit, de notre amour de la justice et de notre humanité. Mais, au nom du ciel ! dit-il soudain, en s'interrompant lui-même, et comme s'il s'éveillait d'un rêve, que signifie la rage avec laquelle vous vous êtes pris tout à coup, en Allemagne, à vociférer et à tempêter contre nous, Français ? Et le ministre philosophe se perdait en conjectures, ne parvenant pas à s'expliquer cette colère[164]. Quant au public, il ne s'en apercevait même pas. Les journaux de Paris, tout absorbés par leurs polémiques contre la presse anglaise, répondaient à peine aux attaques bien autrement violentes qui leur venaient de l'Est ; on eût presque dit qu'ils les ignoraient. Personne ne lisait, en France, les brochures de combat qui pullulaient en Allemagne. Les vers de Becker eux-mêmes ne parurent pas, pendant quelque temps, avoir franchi la frontière. Ce fut seulement plus tard, en juin 1841, que Musset, agacé par ce grand bruit de voix tudesques chantant à pleine bouche et sur un ton de menace, riposta par ses strophes du Rhin allemand, cinglantes comme une volée de coups de cravache, mais témoignant de plus d'impertinence railleuse que d'animosité profonde. A la même date, Lamartine répondit, lui aussi, au chant de guerre du Tyrtée prussien, mais par une Marseillaise de la paix, hymne d'amour et de fraternité internationale, où notre poète répudiait toute visée sur le libre Rhin et s'écriait :

Vivent les nobles fils de la grave Allemagne !

Appel un peu naïf qui devait provoquer de la part de ces nobles fils un redoublement d'injures contre la France[165].

Et cependant, à y regarder d'un peu près, les Français de 1840 eussent pu discerner, dans l'agitation d'outre-Rhin, quelque chose de plus menaçant encore pour leur pays qu'une explosion de haine. En 1813, l'Allemagne, soulevée par notre invasion, n'avait pas seulement poussé un cri de nationalité et d'unité[166]. Alors était apparue, pour la première fois, l'idée d'une grande patrie allemande, réunissant et absorbant toutes les petites patries particulières, et même revendiquant, contre les États voisins, les territoires où elle prétendait reconnaître l'empreinte germanique. Mais, en 1815, au lieu de l'unité attendue, le congrès de Vienne avait consacré, dans l'organisation de la Confédération germanique, ce que M. Saint-Marc Girardin a spirituellement appelé le mal de la petitesse et de la dislocation ; au lieu de la liberté promise, les gouvernements allemands, soutenus par la Sainte-Alliance, s'étaient appliqués à rétablir leur pouvoir absolu et avaient traité en ennemis, ou du moins en suspects, les patriotes de 1813. Sous le coup de cette déception, l'idée de l'unité parut s'effacer ou être reléguée au second plan. Les plus ardents, tournant toute leur colère contre leurs princes, s'absorbèrent dans la lutte pour la liberté locale, lutte morcelée sur cent théâtres différents et prenant ainsi un caractère plus autonomique qu'unitaire ; ils s'y trouvaient même amenés à se servir des idées françaises, heureux et presque reconnaissants, quand leur venait d'Occident un souffle de liberté plus vif ou, comme en 1830, un vent de tempête révolutionnaire[167] : du reste, malgré ce secours, ils ne faisaient pas grand progrès. Pendant ce temps, la masse de la nation, découragée, dégoûtée de la politique, revenait à l'étude, et, comme a dit M. Klaczko, se replongeait dans les immensités de la pensée, pour y chercher l'oubli. Les uns, devenus dévots du romantisme, se mettaient à genoux devant l'idéal. Les autres, occupés à refaire toutes les connaissances humaines d'après le verbe de Hegel, s'enfouissaient pour ainsi dire dans cette colossale besogne, étrangers aux bruits du dehors, broyant tous les sentiments, sous la formidable meule de la nouvelle dialectique, et apprenant de cette philosophie l'indifférence suprême, produite par la prétention de tout comprendre. Henri Heine a fait, avec son humour habituel, le portrait de cette Allemagne immobile et livrée à un profond sommeil. — Je la parcourus, jeune encore, dit-il, et observai ces hommes endormis. Je vis la douleur sur leurs visages ; j'étudiai leur physionomie ; je leur mis la main sur le cœur, et ils commencèrent à parler dans leur sommeil somnambulique : discours entrecoupés dans lesquels ils me révélaient leurs plus secrètes pensées. Les gardiens du peuple, bien enveloppés dans leurs robes de chambre d'hermine, leurs bonnets d'or bien enfoncés sur les oreilles, étendus dans de grands fauteuils de velours rouge, dormaient aussi et même ronflaient de grand cœur. Cheminant ainsi avec le havresac et le bâton, je dis et je chantai à haute voix ce que j'avais découvert sur la figure de ces hommes endormis, ce que j'avais surpris des soupirs de leurs cœurs. Tout demeura tranquille autour de moi, et je n'entendis que l'écho de mes propres paroles. Sans doute, comme le donne à entendre Heine, la grande idée allemande, la passion unitaire n'était pas morte, mais enfin elle sommeillait.

Prolonger ce sommeil, tel était notre intérêt manifeste, tel devait être notre politique. Nos gouvernements s'y étaient appliqués depuis vingt-cinq ans, quand, tout à coup, dans l'émotion causée par le traité du 15 juillet, il se fit un tel bruit en France, que, sans y penser, on se trouva avoir réveillé le dormeur. Celui-ci se redressa, avec un grognement menaçant. Alors reparurent, au delà du Rhin, ces grands mots d'unité allemande, de patrie allemande, de gloire allemande, que les princes, proscrivaient naguère comme suspects de sédition et que les peuples semblaient avoir oubliés. On s'exalta à les prononcer, à les répéter, à les crier, à les chanter. Il fut bientôt visible qu'un changement immense s'accomplissait, que l'Allemagne contemplative et immobile s'effaçait pour laisser apparaître une Allemagne active, ambitieuse, farouche, impatiente de jouir, de dominer, de tenir le premier rôle parmi les maîtres du monde réel. Au bout de quelques mois, la crise orientale était finie ; les derniers bruits de guerre s'éteignaient en France ; personne n'y parlait plus du Rhin ni même ne se souvenait de la colère germanique ; mais, chez nos voisins, l'agitation unitaire survivait à la cause accidentelle qui l'avait produite. Journaux et livres, science et art, manifestations des peuples et des princes, tout contribuait à grossir le courant vers une patrie une, sous l'hégémonie de la Prusse, à aviver la haine et le mépris de la France. L'anniversaire de la bataille de Leipzig devenait la grande fête nationale[168]. Ce mouvement ne devait plus s'arrêter, et notre génération ne sait que trop jusqu'où il a conduit l'Allemagne, la France et le monde.

Histoire étrange que celle de cette unité allemande, si funeste à notre grandeur, et qui semble cependant n'avoir toujours progressé que par notre fait, aussi bien à l'origine, en 1813, que plus tard, en 1848, en 1866, en 1870. Entre ces dates néfastes de l'imprévoyance française, il convient d'inscrire 1840. Le ministère du 1er mars, qui ne nous rappelle, en France, qu'un accident passager de notre politique, marque une époque dans l'histoire de nos voisins. Ceux-ci ne s'y trompent pas. Ce fut là le jour de la conception de l'Allemagne, écrivait récemment un Prussien[169]. Dès novembre 1840, au milieu même des événements, M. de Metternich, après avoir noté que, dans tous les pays germaniques, le sentiment national était monté comme en 1813 et 1814, ajoutait : M. Thiers aime à être comparé à Napoléon ; eh bien, en ce qui concerne l'Allemagne, la ressemblance est parfaite et la palme appartient même à M. Thiers. Il lui a suffi d'un court espace de temps pour conduire ce pays là où dix années d'oppression l'avaient conduit sous l'Empereur[170]. Un peu plus tard, en 1854, rappelant ses souvenirs de 1840, Henri Heine écrivait : M. Thiers, par son bruyant tambourinage, réveilla de son sommeil léthargique notre bonne Allemagne et la fit entrer dans le grand mouvement de la vie politique de l'Europe ; il battait si fort la diane que nous ne pouvions plus nous rendormir, et, depuis, nous sommes restés sur pied. Si jamais nous devenons un peuple, M. Thiers peut bien dire qu'il n'y a pas nui, et l'histoire allemande lui tiendra compte de ce mérite[171].

En 1840, notre gouvernement était trop mal informé des choses d'outre-Rhin pour discerner toute la portée de ce mouvement unitaire. Du moins, en devait-il voir et entendre assez pour ne pas douter que la Confédération germanique ne fît au besoin cause commune avec les quatre puissances. Comme l'écrivait alors M. de Metternich, l'Allemagne tout entière était prête à accepter la guerre, et cela de peuple à peuple[172]. Au cas donc où la France en appellerait aux armes, elle rencontrerait devant elle, au grand complet, cette vieille coalition qui avait tenté de se reformer après 1830, mais que notre alliance avec l'Angleterre et notre prudente sagesse avaient fait alors avorter ; non pas la coalition incertaine, mal armée, de 1792, mais celle de la fin de l'Empire, passionnée, résolue, sûre d'elle-même et de ses forces. Nos ambassadeurs ne manquaient pas d'en avertir M. Thiers. Dès le 8 août, M. de Barante lui écrivait de Saint-Pétersbourg : Si nous faisions grand bruit en parlant de bouleversement général, de conquête, de guerre d'invasion, nous nous trouverions aussitôt en face de l'Europe de 1813. Le même esprit y règne et se réveille à la moindre idée de nos prétentions ambitieuses. Les souvenirs sont encore tout vifs[173]. Lord Palmerston, dans les dépêches qu'il faisait communiquer au gouvernement français, lui donnait, sous forme de menaces, des avertissements non moins utiles à méditer. Si la voie ouverte par M. Thiers continuait à être suivie, disait-il, l'Europe devrait penser que les desseins actuels de la France sont semblables à ceux qui, pendant la République et l'Empire, forcèrent l'Europe à s'unir pour résister à ses agressions ; dans ce cas, l'Europe pourrait se convaincre de la nécessité de prévenir ces desseins par une combinaison de moyens défensifs pareils à ceux qu'elle employa alors pour protéger ses libertés[174].

Il est vrai qu'à entendre ceux qui, en France, poussaient à la guerre, à lire leurs journaux, nous avions en main une arme puissante, terrible, nous permettant de braver la coalition : c'était la propagande révolutionnaire. L'Europe prétendait revenir à 1813 ; nous lui répondrions en revenant à 1792. Libre à elle de refaire une Sainte-Alliance ; il nous suffirait de jeter un appel, pour que partout les peuples opprimés secouassent leur joug, brisassent leurs fers. Ces déclamations nous sont connues ; elles avaient cours parmi les patriotes de 1830 et de 1831 ; ce programme est celui que développaient alors, avec accompagnement d'émeutes dans la rue, les Lamarque et les Mauguin, celui contre lequel Casimir Périer livrait le tragique combat qui lui coûta la vie et lui donna la gloire. C'est en triomphant, non sans peine ni péril, de cette politique de propagande, que la monarchie de Juillet avait fondé son pouvoir en France, acquis son crédit en Europe. On prétendait donc lui arracher le reniement de cette ancienne victoire. On voulait qu'après dix ans de règne pacifique, bien assise chez elle, considérée de ses voisins, à une époque de tranquillité générale, elle arborât subitement ce drapeau de révolution qu'elle avait eu le courage d'écarter, dans l'incertitude de ses premiers jours, quand tout, chez elle et autour d'elle, était trouble et exaltation. Ne voyait-on pas qu'elle y perdrait tout d'abord son honneur ?

Et pour quel profit ? Cette arme de la guerre révolutionnaire était-elle aussi efficace, aussi puissante qu'on le prétendait ? Quelle réalité y avait-il derrière ces menaces déclamatoires ? Depuis l'époque légendaire de 1792 que l'on évoquait, bien des changements s'étaient accomplis chez nous et autour de nous. En France, aujourd'hui, écrivait M. Guizot[175], le 13 octobre 1840, je crois à la violence révolutionnaire, je ne crois pas à l'élan révolutionnaire de la nation. Le mot était profond et vrai. Les haines, les convoitises, l'esprit de discorde, de révolte et d'anarchie, fermentaient toujours dans certains bas-fonds et menaçaient là société. Mais un mouvement puissant, général, soulevant le peuple entier, le poussant à accomplir par la force, au dedans ou au dehors, une grande transformation, on l'eût vainement cherché. Par contre, il s'était répandu, dans ce peuple, des préoccupations et des habitudes de bien-être qui le rendaient plus que jamais soucieux de sa tranquillité, réfractaire aux aventures. La gauche elle-même, cette gauche qui criait si fort, était, au fond, fatiguée comme la nation entière ; il y avait chez elle moins de passion que de routine révolutionnaire ; elle n'était pas plus en mesure de réaliser ses menaces que de tenir ses promesses. Et puis, en Europe, où pouvions-nous nous flatter que notre appel à la révolte trouvât écho ? Au delà du Rhin, on l'a vu, la nation était notre ennemie plus encore que les gouvernements. Si les Italiens et les Polonais n'avaient pas contre nous les mêmes préventions, les uns étaient énervés, les autres écrasés[176], et il n'y avait pas à attendre de ce côté un concours considérable. D'ailleurs, à l'étranger, autant qu'en France, le sentiment dominant était la lassitude des secousses passées, le besoin de repos. M. de Barante ne cessait d'en avertir M. Thiers. Peut-être en 1830, disait-il, la propagande pouvait-elle faire des révolutions ; aujourd'hui, elle ne ferait que des émeutes et aurait contre elle tout ce qui a intérêt à l'ordre public... En somme, il n'y a nulle analogie entre le temps présent et les souvenirs de 1792. A cet égard, toute illusion serait dangereuse[177].

Pour être impuissante contre nos ennemis, l'arme de la guerre révolutionnaire n'eût pas été inoffensive pour nous-mêmes. Elle n'était pas de celles qu'une monarchie, surtout une monarchie d'origine récente et encore contestée, pût manier sans risque de se blesser, peut-être mortellement. Les passions soulevées eussent, avant même de passer la frontière, exigé satisfaction à l'intérieur. La France avait grande chance d'être la seule ou tout au moins la première victime de la révolution qu'elle aurait tenté de déchaîner sur le monde. C'était d'ailleurs la conséquence de nos bouleversements successifs et de l'état troublé, instable, où ils avaient réduit notre pays, que les grandes émotions, bonnes ou mauvaises, y prenaient facilement une forme révolutionnaire. Tout se tournait en Marseillaise. Les agitateurs politiques le savaient bien ; aussi étaient-ils à l'affût des diverses émotions, prêts à s'en emparer, à les pervertir, pour les faire servir à leurs desseins de renversement. Ainsi avaient-ils fait maintes fois des aspirations libérales ; ainsi cherchaient-ils à faire des susceptibilités patriotiques : perfide manœuvre qui condamnait les hommes d'ordre à paraître combattre les sentiments les plus nobles, ici la liberté, là le patriotisme. En octobre 1840, à lire les journaux, à considérer la physionomie de la population, à entendre ses chants, à assister à ses démonstrations diverses, il était de plus en plus manifeste que l'agitation républicaine, radicale, démagogique, croissait avec l'agitation belliqueuse, qu'elle s'en servait, que toutes deux se mêlaient, et que la première tendait à dominer la seconde. Aussi pouvait-on augurer des désordres qu'amènerait la guerre elle-même, par ceux que produisait déjà la seule menace de cette guerre. Les contemporains avaient bien le sentiment du danger[178]. La guerre est encore le moindre des maux que je redoute, disait Henri Heine, le 3 octobre. A Paris, il peut se passer des scènes près desquelles tous les actes de l'ancienne révolution ne ressembleraient qu'à des rêves sereins d'une nuit d'été. Les Français seront dans une mauvaise position, si la majorité des baïonnettes l'emporte ici[179]. De Londres, M. Guizot ne pouvait s'empêcher d'écrire à M. de Broglie : Je suis inquiet du dedans plus encore que du dehors. Nous retournons vers 1831, vers l'esprit révolutionnaire exploitant l'entraînement national[180]. Le Journal des Débats disait : Le travail des factions pour s'emparer de la question extérieure et la changer en une question de révolution intérieure, est patent... Il faut que le pays le sache : il court en ce moment deux dangers, un danger extérieur et un danger intérieur... L'agitation des esprits ouvre aux factions une chance inattendue ; la guerre est un noble prétexte ; une révolution est leur but[181]. Après ce long examen, nous pouvons conclure. Nulle chance de s'en tenir à une guerre limitée et politique ; elle serait forcément générale contre toute l'Europe coalisée, gouvernements et peuples ; elle serait révolutionnaire avec tous les risques et sans les forces de la révolution. La France se trouvait donc placée en face de cette perspective : l'écrasement au dehors et l'anarchie au dedans. C'eût été 1870 et 1871 trente ans plus tôt.

 

XI

Entre la politique belliqueuse, si violemment réclamée par la partie bruyante de l'opinion, et la politique pacifique que la situation de la France et de l'Europe semblait imposer, le ministère devait choisir. Impossible d'éviter ou d'ajourner ce choix. Les événements qui se précipitaient en Orient, l'émotion extrême qu'ils soulevaient en France, exigeaient qu'un parti fût pris, sans perdre une heure, sans laisser la moindre équivoque. M. Thiers le comprenait, et il en éprouvait une singulière angoisse. Sa belle humeur, d'ordinaire un peu légère et présomptueuse, s'était évanouie. Si vous saviez, disait-il plus tard, de quels sentiments on est animé, quand d'une erreur de votre esprit peut résulter le malheur du pays !... J'étais plein d'une anxiété cruelle. Il avait trop d'intelligence pour n'être pas frappé du péril manifeste d'une telle guerre. Mais, en même temps, il était troublé du tapage des journaux et de l'effervescence de l'opinion. Après s'être avancé comme il l'avait fait, reculer ou seulement s'arrêter lui semblait difficile. Des motifs d'ordre très-inégal agissaient sur lui : d'abord, la susceptibilité patriotique, le sentiment que la France ne pourrait laisser le champ libre aux autres puissances, sans déchoir ; ensuite, l'amour-propre, l'irritation de son insuccès, l'excitation d'esprit, suite naturelle de la campagne qu'il menait depuis deux mois, le souci de sa popularité et de son renom de ministre national, sa dépendance envers la gauche, un certain goût des aventures et la séduction d'un grand rôle militaire. Il cherchait d'ailleurs à se persuader qu'il lui suffirait d'armer ; que l'Europe redoutait trop la guerre pour l'affronter, lorsqu'elle nous y croirait décidés, et qu'elle deviendrait aussitôt très-coulante, si une fois nous étions sérieusement menaçants. Quant à l'agitation révolutionnaire, il ne la pouvait nier ; mais, disait-il, elle était inévitable aux approches de toute guerre, et si cette perspective suffisait pour nous arrêter, la France serait à la merci de l'étranger.

Ces raisons ne rassuraient pas cependant tous les autres ministres. Si habitués qu'ils fussent à s'effacer derrière le président du conseil, plusieurs d'entre eux se troublaient à la pensée d'une responsabilité qui menaçait de devenir si lourde. Fait significatif, les plus pacifiques étaient les ministres de la guerre et de la marine, le général Cubières et l'amiral Roussin ; le premier disait tout haut, trop haut même parfois, que nous ne serions pas prêts avant un an ; le second, s'autorisant de l'expérience acquise pendant son ambassade à Constantinople, affirmait qu'il ne fallait faire aucun fond sur l'armée et la flotte du pacha. M. Cousin était, aussi fort animé contre la guerre et exposait ses craintes avec une chaleur éloquente[182]. D'autres se montraient hésitants et mal à l'aise. Dans ces conditions, un accord était difficile. La confusion règne aux alentours du cabinet, écrivait-on des Tuileries, le 4 octobre ; les ministres se réunissent par groupes et tiennent conseils sur conseils ; ils ne savent plus ce qu'ils ont à faire et ne peuvent se décider sur rien[183]. Ajoutez, pour augmenter le désarroi, que les journaux de gauche, informés des divisions du ministère, intervenaient bruyamment dans ses délibérations, et lançaient les menaces les plus terribles contre ceux qui faibliraient. Ces menaces n'étaient pas sans effet sur le président du conseil ; elles le faisaient pencher de plus en plus vers une politique ou tout au moins vers une attitude guerrière. Seulement, quand il s'agissait de préciser en quoi elle consisterait, son embarras devenait grand. Augmenter les armements en leur donnant une publicité comminatoire, envoyer la flotte devant Alexandrie avec annonce qu'elle s'opposerait par la force à toute attaque des alliés contre l'Egypte, recommencer en Orient une sorte d'expédition d'Ancône et se saisir de quelque point de l'empire ottoman, toutes ces idées étaient mises en avant, mais sans conclusion nette et surtout sans indication de ce que l'on ferait après et du but auquel on tendait. En somme, M. Thiers désirait faire quelque chose, mais ne savait pas bien quoi[184]. Il n'osait pas avouer aux autres, ni même s'avouer à lui-même qu'il marchait à la guerre ; mais, sans la vouloir, il inclinait à faire ce qui l'y eût conduit fatalement. De tous les partis, c'était certainement le plus mauvais.

Ce fut en cet état d'esprit que lès ministres se réunirent aux Tuileries, pour arrêter définitivement avec le Roi la conduite à suivre. Louis-Philippe, à la différence de beaucoup d'autres en cette heure de trouble, savait très-nettement ce qu'il voulait et surtout ce qu'il ne voulait pas. Nul n'avait été plus animé et plus impétueux, au lendemain du 15 juillet. Convaincu que Méhémet-Ali résisterait efficacement et que l'union des quatre puissances ne durerait pas, il avait cru sans danger et au contraire profitable à la paix, de s'abandonner à sa très-sincère irritation et de le prendre de haut avec l'Europe. L'événement lui donnant tort, il ne mettait pas son amour-propre à s'obstiner dans son erreur ; pour s'être trompé une fois, il ne se croyait pas condamné à se tromper encore ; pour avoir contribué à exciter les esprits, il ne se jugeait pas tenu de les suivre jusqu'à l'abîme, mais se faisait au contraire un devoir de les en détourner. Dès le début, d'ailleurs, nous l'avons vu très-décidé à ne pas se laisser entraîner à la guerre, et disposé a surveiller son ministère tout en s'associant à sa politique. M. de Rémusat, avec sa finesse accoutumée, avait pénétré le fond de la pensée royale ; le 21 septembre, il écrivait à un de ses amis : Notre situation avec le Roi est actuellement bonne. Il a du goût pour son ministère, quoiqu'il ne lui porte pas une confiance absolue... Il jouit de sa quasi-popularité... Cependant, quand il croira la paix immédiatement menacée, il nous plantera là ; il ne nous le cache guère... Il ne prendra pas aisément l'alarme, mais cela viendra un jour, et alors les liens seront brisés en un moment[185]. Ces sentiments de Louis-Philippe étaient connus à l'étranger. De Vienne, M. de Metternich y faisait directement appel, en passant par-dessus la tète des ministres français[186]. A Londres, les amis de la paix y trouvaient une raison de se rassurer[187]. Il n'était pas jusqu'à lord Palmerston qui, malgré ses préventions, ne fit entrer dans les éléments de sa décision la confiance en la sagesse royale, sauf à satisfaire sa haine en donnant à cette confiance une forme méprisante qui pût fournir, en France, une arme aux ennemis de la monarchie de Juillet[188].

Aussi quand, dans les premiers jours d'octobre, le ministère proposa de prendre des mesures conduisant plus ou moins directement à une rupture avec les autres puissances, Louis-Philippe n'hésita pas ; il s'y refusa formellement, déclarant qu'il ne voulait pas d'une guerre qui serait, en Europe, la lutte d'un contre quatre, et qui déchaînerait, en France, la révolution[189]. — Puisque l'Angleterre et ses alliés, ajoutait-il, nous déclarent qu'ils limiteront les hostilités au développement nécessaire pour faire évacuer la Syrie et qu'ils n'attaqueront point Méhémet-Ali en Egypte, je ne vois pas qu'il y ait là pour nous de casus belli. La France n'a point garanti la possession de la Syrie à Ibrahim-Pacha ; et bien qu'elle soit loin d'approuver l'agression des puissances, et encore plus loin de vouloir leur prêter aucun appui, ni moral, ni matériel, je ne crois pas que son honneur soit engagé à se jeter dans une guerre où elle serait seule contre le monde entier, uniquement pour maintenir Ibrahim en Syrie. On objecte que les alliés vont attaquer l'Egypte. Nous verrons alors ce que nous aurons à faire... Dans l'état actuel des choses, nous n'avons qu'à attendre, en regardant bien. Les ministres répondirent par l'offre de leur démission. On eût même dit qu'ils saisissaient avec une sorte d'empressement cette occasion de se retirer. Il ne leur déplaisait pas sans doute d'échapper à la responsabilité de mettre en pratique leur politique belliqueuse, tout en gardant aux yeux du pays, le bénéfice de leur attitude patriotique. Par contre, autour du Roi, on s'émut de voir ainsi une crise ministérielle s'ajouter aux complications du dehors et aux agitations du dedans. Louis-Philippe personnellement s'inquiétait fort d'être en quelque sorte dénoncé au pays, par cette démission des ministres, comme n'ayant pas le souci de l'honneur français. M. Thiers, disait-il, va être le ministre national, tandis que je serai le Roi de l'étranger ! On paraissait même craindre qu'avec l'excitation des esprits et le réveil des passions révolutionnaires, cet événement ne fût le signal d'une insurrection ou de quelque tentative de régicide. Aussi de graves représentations, des instances émues furent-elles aussitôt adressées de toutes parts à M. Thiers. On le conjura d'attendre au moins, pour s'en aller, que l'effervescence fût un peu calmée. La Reine, dit-on, daigna faire elle-même appel aux sentiments d'attachement et de reconnaissance que le ministre devait avoir gardés pour la monarchie de Juillet. L'intervention la plus efficace, en cette circonstance, fut celle du duc de Broglie, dont nous avons eu plusieurs fois occasion de noter les relations avec le cabinet du 1er mars. Un sens très-vif de la fierté nationale et une certaine méfiance à l'égard de Louis-Philippe l'avaient tout d'abord incliné vers une politique analogue à celle du ministère ; mais sa prudence commençait à s'alarmer[190]. Aussi, quand M. Thiers menaça de découvrir la royauté en donnant sa démission, il l'en détourna vivement. Voulez-vous donc jouer les Espartero et vous faire ramener au pouvoir par une émeute ? lui demanda-t-il, et il le pressa de chercher un terrain de transaction sur lequel il pût s'entendre avec la couronne. Soit qu'ils fussent réellement touchés dans leur sentiment monarchique, soit qu'ils n'osassent résister à de telles instances, les ministres retirèrent leur démission[191].

Restait à trouver la transaction : ce n'était pas chose facile. Les conseils se succédaient sans aboutir, parfois singulièrement dramatiques ; le souverain et le chef du cabinet y faisaient assaut d'éloquence, se brouillant et se raccommodant plusieurs fois par jour. Tout en s'étant rendu aux avis du duc de Broglie, M. Thiers ne se faisait pas faute de parler fort mal du Roi devant, sa petite cour de journalistes[192]. Ses propos, parfois outrageants, circulaient de bouche en bouche[193], et l'écho s'en trouvait, le lendemain, dans les feuilles de centre gauche ou de gauche[194]. Dès le 4 octobre, le Constitutionnel donnait à entendre que le premier ministre voulait sauver l'honneur de la France, mais qu'il rencontrait un obstacle dans la royauté. Les jours suivants, cette polémique continua, en s'aggravant[195]. Il en résultait pour le prince une situation assez dangereuse. J'admire son courage, écrivait alors Henri Heine ; avec chaque heure qu'il tarde de donner satisfaction au sentiment national froissé s'accroît le danger qui menace le trône bien plus terriblement que tous les canons des alliés[196]. Mais si Louis-Philippe se voyait dénoncé par les journaux aux colères des patriotes, il ne lui échappait pas que, d'un autre côté, la réaction pacifique était de jour en jour plus étendue, quoique encore un peu timide et silencieuse. Il sentait que cette réaction se tournait vers lui et attendait tout de sa sagesse et de sa fermeté. M. Villemain exprimait la pensée de beaucoup, quand il écrivait à M. Guizot : La paix depuis dix ans est une force acquise au Roi et par le Roi. Le nom du Roi et son action personnelle doivent servir encore à la maintenir. Des hommes politiques, des financiers, des industriels, des généraux même accouraient aux Tuileries pour conjurer le chef de l'État de préserver la France du péril auquel l'exposait la témérité du cabinet. La guerre n'est pas populaire, venait lui dire un député, et celui-ci y mettait même une insistance si peu vaillante, que Louis-Philippe répondait sévèrement[197] : S'il faut la faire, la guerre sera populaire. C'est que ce prince, tout ami de la paix qu'il fût, ne goûtait pas certains des sentiments qui faisaient repousser la guerre. Vous me trouvez trop pacifique, disait-il à ses ministres[198]. Eh bien ! je le suis encore moins que le pays. Vous ne savez pas jusqu'où la pacificomanie conduira ce pays-ci.

Cette lutte entre le Roi et le ministre ne pouvait se prolonger indéfiniment. L'incertitude était trop pénible à tous. Une décision, une décision à tout prix, tel est le cri du peuple entier, écrivait alors un spectateur[199]. Sous la pression de l'impatience générale et du péril public, on finit par trouver, le 7 octobre, une solution, acceptée à la fois des deux parties. Elle consistait à abandonner la Syrie à la fortune de la guerre, mais en déclarant à l'Europe que la France n'admettrait pas qu'il fût touché à l'Egypte. Le duc de Broglie, qui avait suggéré cette solution, semblait s'être inspiré de la conduite suivie par l'Angleterre en 1823 : alors, tout en nous laissant le champ libre en Espagne, le cabinet britannique avait posé un casus belli pour le cas où notre intervention s'étendrait en Portugal. Cette sorte d'ultimatum de la politique française fut formulé dans une note expédiée, le 8 octobre, à nos ambassadeurs près les quatre puissances : les termes en sont intéressants à connaître, car notre diplomatie ne devait jamais s'en départir. La France, lisait-on dans cette note[200], se croit obligée de déclarer que la déchéance du vice-roi, mise à exécution, serait à ses yeux une atteinte à l'équilibre général. On a pu livrer aux chances de la guerre actuellement engagée, la question des limites qui doivent séparer, en Syrie, les possessions du sultan et du vice-roi d'Egypte ; mais la France ne saurait abandonner à de telles chances l'existence de Méhémet-Ali, comme prince vassal de l'empire... Disposée à prendre part à tout arrangement acceptable qui aurait pour base la double garantie de l'existence du sultan et du vice-roi d'Egypte, elle se borne, dans ce moment, à déclarer que, pour sa part, elle ne pourrait consentir à la mise à exécution de l'acte de déchéance prononcé à Constantinople. Du reste, les manifestations spontanées de plusieurs des puissances signataires du traité du 15 juillet nous prouvent qu'en ce point nous ne les trouverions pas en désaccord avec nous. Nous regretterions ce désaccord que nous ne prévoyons pas, mais nous ne saurions nous départir de cette manière d'entendre et d'assurer le maintien de l'équilibre européen. La France espère qu'on approuvera en Europe le motif qui la fait sortir du silence. On peut compter sur son désintéressement, car on ne saurait même la soupçonner d'aspirer, en Orient, à des acquisitions de territoire. Mais elle aspire à maintenir l'équilibre européen. Ce soin est remis à toutes les grandes puissances. Son maintien doit être leur gloire et leur principale ambition.

Le fond était net : mais la forme était modérée. Plusieurs des ministres avaient demandé d'abord que le casus belli fût formulé d'une façon plus agressive. Mais, au moment même où le conseil délibérait, lord Granville, informé de ce qui s'y passait et désireux de seconder les amis de la paix, était venu trouver M. Thiers pour lui faire des déclarations rassurantes sur les conséquences de la déchéance. Les puissances, lui avait-il dit formellement, ne veulent pas pousser les choses jusqu'au bout. Rendant compte, le 8 octobre, à lord Palmerston de sa démarche, l'ambassadeur d'Angleterre ajoutait : La conséquence de cette communication a été plus de modération dans les termes de la note[201].

On conçoit les raisons qui avaient permis au Roi et à M. Thiers, malgré leurs vues si opposées, de se réunir sur ce terrain nouveau. Aux yeux du ministre, la note du 8 octobre avait le mérite de ne pas laisser toute liberté aux autres puissances : pour n'être pas formulé expressément et offensivement, le casus belli était posé sans équivoque ; sans doute il ne portait que sur l'Egypte, mais ce n'était, de notre part, l'abandon d'aucune position antérieurement prise ; comme l'écrivait, à ce propos, M. Thiers lui-même[202], le gouvernement français avait toujours déclaré que l'importance de la question d'Orient ne résidait pas, à ses yeux, dans l'extension un peu plus ou un peu moins considérable des territoires que conserveraient le sultan et le pacha. Quant à Louis-Philippe, il voyait, dans cette note, l'avantage, sinon de supprimer toutes les chances de guerre, du moins de les diminuer notablement ; le champ des aventures se trouvait circonscrit. Et puis n'était-il pas garanti contre le risque de voir se réaliser le casus belli posé, puisque les puissances déclaraient n'avoir aucune intention d'exécuter la déchéance contre Méhémet-Ali ? Or le Roi n'était pas homme à refuser à la France le plaisir de mettre la main sur le pommeau de son épée, s'il avait assurance qu'elle ne serait pas ainsi sérieusement exposée à la tirer du fourreau.

En même temps que cette attitude était arrêtée, le Roi et son ministère s'accordèrent aussi pour prendre quelques mesures importantes. La première fut la convocation des Chambres pour le 28 octobre : c'était faire entrevoir la possibilité de déterminations graves, notamment en ce qui concernait le développement de nos armements ; mais c'était aussi donner satisfaction aux conservateurs, qui accusaient, depuis quelque temps, M. Thiers, de jouer au dictateur, de substituer les journaux au parlement et de s'imposer par ce moyen à la couronne[203]. L'autre mesure fut le rappel, dans les eaux de Toulon, de l'escadre du Levant, alors dans le golfe de Salamine : d'une part, si les événements devaient tourner à la guerre, il paraissait plus avantageux d'avoir nos forces maritimes, au bout du télégraphe, pour les lancer partout où leur action serait jugée utile ; d'autre part, en éloignant nos vaisseaux du théâtre où opéraient ceux de l'Angleterre, on évitait que la politique de la France et la paix du monde fussent à la merci d'une querelle de matelots, querelle que l'excitation des deux marines pouvait justement faire craindre. La décision était donc sage : toutefois, au moment où elle fut prise, elle avait une apparence de reculade : il n'en fallait pas tant pour fournir prétexte aux attaques de la presse et produire dans le public une de ces impressions incertaines et tristes qui affaiblissent le pouvoir, même quand il a raison[204].

 

XII

Les ministres anglais étaient réunis en conseil, quand leur parvint la note du 8 octobre. Ils furent agréablement surpris de la trouver si modérée : le fracas de nos manifestations belliqueuses leur avait fait attendre tout autre chose. Cet étonnement ne laissait même pas que de se traduire par un sourire légèrement railleur. Nous leur faisions un peu l'effet d'une montagne qui accouche d'une souris[205]. Toutefois, ils n'écoutèrent pas lord Palmerston, qui arguait de notre modération pour pousser plus loin ses avantages, et qui parlait déjà de réduire Méhémet-Ali à l'Egypte viagère : ils repoussèrent ce marchandage, plus digne d'un colporteur que d'un homme d'État[206], et arrêtèrent, au contraire, qu'il serait répondu au gouvernement français sur un ton conciliant. Cette décision fut prise le 10 octobre. Lord Palmerston, habitué à n'agir qu'à sa tête, chercha à en éluder ou tout au moins à en ajourner l'exécution. A ceux qui le pressaient, il répondait qu'on allait prochainement recevoir la nouvelle de l'évacuation totale de la Syrie et qu'on serait alors en meilleure situation pour négocier. Il fallut l'intervention de la Reine elle-même, toujours conseillée parle roi des Belges[207], pour décider enfin l'obstiné et impérieux ministre à faire quelque chose[208]. Le 15 octobre, il expédia, de plus ou moins bonne grâce, à lord Ponsonby des instructions l'invitant à recommander fortement au sultan, au cas où Méhémet-Ali se soumettrait, non-seulement de le rétablir comme pacha d'Egypte, mais de lui donner aussi l'investiture héréditaire de ce pachalik[209]. Communication de ces instructions fut aussitôt donnée au gouvernement français ; le cabinet anglais lui montrait par là le compte qu'il tenait des désirs et aussi des menaces contenus dans la note du 8 octobre.

Si l'on pouvait ainsi apercevoir quelques symptômes de détente dans la politique des cabinets étrangers, par contre, aucun apaisement ne se produisait, en France, dans la partie remuante et parlante de l'opinion. L'agitation belliqueuse y prenait un caractère de plus en plus ouvertement révolutionnaire. Les violences factieuses de la presse dépassaient toute mesure. Le Journal des Débats n'exagérait pas, quand il s'écriait, le 13 octobre : Qu'on lise les journaux radicaux, ceux de Paris et des départements ! Y a-t-il encore des lois, une charte, une monarchie, une France ? Y a-t-il un gouvernement ? Ou bien sommes-nous déjà en pleine anarchie ? De tous côtés, ce sont des exaltations furieuses, un incroyable débordement de passions qui ne connaissent plus de frein. Quiconque est soupçonné d'être favorable à la paix, on le dénonce comme un traître, un lâche, un ennemi de la France, et ce sont les journaux ministériels eux-mêmes qui donnent ce scandale. Les lois, on les brave ouvertement. La Charte, on déclare tout haut qu'on ne s'en inquiète pas. La royauté, on l'insulte sans mesure, sans pudeur. Les Chambres, on les menace ; on leur montre en perspective la colère du peuple... Le parti révolutionnaire parle en maître... Voilà comment se préparent par les violences de la parole les violences de l'action ! A cette même date, dans un pamphlet intitulé : Le pays et le gouvernement, M. de Lamennais employait toutes les ressources de sa rhétorique, si étrangement mélangée de colère et de pitié, à exaspérer le pauvre contre le riche, le prolétaire contre la société, comme si la perspective d'une guerre étrangère l'eût encouragé à provoquer en même temps une guerre sociale[210]. Ces excitations produisaient leur effet. A Paris et dans beaucoup de villes de province, la rue prenait un aspect sinistre ; chants, cris, promenades, manifestations diverses, tout sentait l'émeute. Le 12 octobre, il fallut disperser par la force un rassemblement formé devant le ministère de la guerre. D'autres tentatives de désordre se produisaient dans les départements. Aussi, pendant que le National se félicitait que la Révolution eût repris son énergie, le Journal des Débats s'écriait, épouvanté : Je ne sais quel air de révolution s'est répandu sur tout le pays[211].

Mais plus l'anarchie se montrait à nu, plus elle faisait peur et horreur. A mesure que les belliqueux de 1840 trahissaient leur ressemblance avec ceux de 1831, le parti de la résistance se retrouvait, lui aussi, animé des sentiments qui l'avaient autrefois jeté dans les bras de Casimir Périer, et cherchait sous quel chef il pourrait recommencer le même combat contre le même ennemi. Pour ne pas faire encore autant de bruit que les prétendus patriotes, ces pacifiques étaient néanmoins bien revenus de leur première timidité. On en pouvait juger par l'énergie vraiment désespérée avec laquelle le Journal des Débats sonnait le tocsin de la royauté, de la patrie, de la société en péril. A ce bruit, les bourgeois se réveillaient ; la crainte leur donnait du courage : ils ne se sentaient plus seuls, et, osant parler à leur tour des volontés de la nation, ils signifiaient très-haut qu'elle repoussait la guerre.

Entre ces deux courants, qui se heurtaient si violemment, la situation de M. Thiers devenait de plus en plus fausse. Il ne pouvait inspirer confiance à la réaction pacifique ; celle-ci se faisait contre lui, le craignait, le maudissait, avec excès même, car elle s'en prenait à lui non-seulement de ses fautes, qui étaient grandes, mais de tous les malheurs d'une situation dont il n'était pas seul responsable. D'autre part, si aventureux que fût le ministre, il ne pouvait être davantage l'homme du mouvement belliqueux : il n'était pas assez décidé à faire bon marché de la sécurité du pays et de l'avenir de la monarchie. Vainement déployait-il tout son art à caresser les journalistes, les gardant longtemps dans son cabinet, leur prodiguant ses confidences, les recevant à sa table, il était visible que ce jeu était à bout. Des grondements menaçants se faisaient entendre dans la presse de gauche, naguère ministérielle. Quant aux feuilles radicales qui tendaient de plus en plus à prendre la tête du parti de la guerre, il y avait longtemps qu'elles maltraitaient le ministre du 1er mars comme un simple conservateur. La révolution, à les entendre, aimait mieux un adversaire déclaré qu'un enfant bâtard qui n'appelait sa mère qu'aux jours des dangers personnels et la reniait quand son ambition était satisfaite[212].

Cette double attaque du dedans, s'ajoutant aux embarras et aux périls du dehors, faisait plus que jamais désirera M. Thiers et à ses collègues de s'en aller[213]. Le duc de Broglie, bien placé pour connaître le fond des cœurs, écrivait à M. Guizot : Le cabinet ne demande pas mieux que de se retirer. Le gros des ministres trouve la charge trop lourde, et leur chef sera charmé de passer le fardeau à d'autres, en gardant la popularité pour lui[214]. Telle avait déjà été la tactique de M. Thiers en 1836. On eût dit qu'au pouvoir, sa préoccupation principale fût de soigner sa sortie, et que le ministre s'inquiétât avant tout de la figure que pourrait faire, le lendemain, le député de l'opposition. En 1840, il tenait à ce que sa retraite parût celle, non d'un présomptueux maladroit qui recule, impuissant et effrayé, devant les difficultés qu'il a soulevées, mais d'un patriote auquel la lâcheté d'autrui ne permet pas de défendre jusqu'au bout l'honneur national. Être l'homme qui jette son pays dans une guerre désastreuse, c'est une effroyable responsabilité ; mais avoir voulu une guerre qui ne se fait pas peut fournir l'occasion d'une pose flatteuse.

D'ailleurs l'accord momentané qui s'était conclu sur la note du 8 octobre n'avait pas supprimé toutes les causes de dissidence entre le Roi et son ministre. A peine quelques jours s'étaient-ils écoulés, que cette dissidence réapparaissait. M. Thiers voulait pousser plus avant encore les préparatifs militaires ; dès le 9 octobre, il écrivait à M. Guizot[215] : La position s'aggravant d'heure en heure, les armements doivent être accélérés en proportion. Nous demanderons aux Chambres cent cinquante mille hommes sur la classe de 1841 ; nous les demanderons par anticipation : notre chiffre sera alors de six cent trente-neuf mille hommes. Les bataillons mobiles de garde nationale seront organisés sur le papier. Et si un moment vient où le cœur de la nation n'y tienne plus, devant un acte intolérable, devant une des cent éventualités de la question, nous nous adresserons aux Chambres et au Roi, et ils décideront. Précisant davantage son arrière-pensée, M. Thiers ajoutait : La France, une fois son armement complété, fera certainement la guerre, si la conférence n'accorde pas à Méhémet plus que le traité[216]. Il ne faisait pas mystère de son dessein aux gouvernements étrangers, et donnait à entendre à lord Granville que la guerre était inévitable, si les quatre puissances, au moment de l'arrangement définitif entre Méhémet et le sultan, refusaient d'accorder quelque chose à la France[217]. Louis-Philippe, au contraire, arguant des dispositions conciliantes manifestées par les alliés, de l'égard qu'ils avaient au casus belli implicitement posé dans la note du 8 octobre, et notamment des instructions envoyées, le 15 octobre, à lord Ponsonby, répugnait à de nouveaux armements qui avaient, à ses yeux, le double inconvénient d'exciter encore en France l'effervescence des esprits et de paraître provoquer l'étranger. Tout ce qui lui revenait d'ailleurs d'Angleterre, d'Allemagne, les renseignements que lui transmettait le roi des Belges, lui montraient que ces armements seraient pris par les puissances comme une menace à laquelle elles répondraient par une menace contraire. Mieux valait, à son avis, attendre dans une attitude froide et digne. Mais c'était précisément cette expectative immobile que ne permettait pas aux ministres l'opinion dont ils dépendaient[218]. Il était donc visible que le Roi et son cabinet obéissaient à des inspirations absolument opposées et qu'entre eux le désaccord éclaterait au premier incident.

Telle était la situation quand, le 15 octobre, à six heures du soir, au moment où la voiture royale passait sur le quai des Tuileries, une forte explosion se fit entendre : la voiture fut enveloppée d'un nuage de fumée. Un homme, accroupi au pied d'un réverbère, venait de tirer un coup de carabine sur le Roi. L'arme, trop chargée, ayant éclaté, personne n'avait été atteint dans la voiture : seuls deux valets de pied et l'un des gardes nationaux de l'escorte se trouvaient légèrement blessés. L'assassin, dont la main était mutilée, ne chercha pas à s'enfuir. Votre nom ? lui demanda-t-on. — Conspirateur. — Votre profession ?Exterminateur des tyrans. — Ne vous repentez-vous pas ?Je ne me repens que de n'avoir pas réussi. Maudite carabine ! Je le tenais pourtant bien, mais je l'avais trop chargée. Et le misérable s'impatientait qu'on ne s'occupât pas assez vite de ses blessures : On aurait, dit-il, le temps de mourir avant d'être pansé. Ce nouveau régicide s'appelait Darmès ; frotteur de son état, fanatique dépravé et grossier, il avait dissipé son petit avoir dans la débauche et était affilié aux sociétés communistes[219].

Si habituée que fût, hélas ! la France à de semblables crimes, l'effet produit par l'attentat de Darmès fut immense. A la lettre, cette nouvelle a consterné Paris, écrivait un témoin. Le parti de l'anarchie a eu lui-même un instant de stupeur qui lui a fermé la bouche... Où allons-nous ? Chacun se le demande, et la seule réponse que chacun puisse faire, c'est que jamais nous n'avons été si malades depuis dix ans[220]. On eût dit que bien des gens, naguère distraits ou aveuglés, entrevoyaient à la lueur sinistre de ce coup de feu, comme dans une nuit sombre subitement déchirée par un éclair, la révolution qui s'avançait, hideuse, menaçante. C'est que le danger avait pris, pour ainsi dire, une forme matérielle, tangible, la seule qui touchât les esprits vulgaires. L'inquiétude, qui, chez beaucoup, avait été jusque-là incertaine et latente, se précisa et fit explosion. Avec l'énergie irritée que l'effroi donne par moments à ces masses conservatrices, d'ordinaire inertes et molles, un cri de réprobation s'éleva contre la politique qui avait conduit le pays à une telle extrémité. Du coup, la paix eut cause gagnée, et le ministère fut condamné[221]. Vainement celui-ci chercha-t-il à désarmer les colères, en ordonnant tardivement, le 19 et le 20 octobre, des perquisitions, des visites domiciliaires, des saisies et des poursuites contre les auteurs de plusieurs publications démagogiques, entre autres contre M. de Lamennais ; il y gagna seulement de faire crier les radicaux, sans retrouver la confiance définitivement perdue des conservateurs.

Aux Tuileries, la première impression produite par ce nouvel attentat, avait été, naturellement, très-douloureuse. Le Roi est d'une profonde tristesse, écrivait une des princesses. Voir se rouvrir une carrière de crimes qu'on croyait fermée ! Etre ainsi frappé d'impuissance et d'ignominie devant l'étranger, quand ce ne serait pas trop de tout l'ascendant que pourrait avoir la France unie et calme ! Je vous le répète, pour ce motif et d'autres que vous savez mieux que moi, le Roi est navré au fond du cœur. La pauvre Reine fait pitié ; elle a trouvé des accents de reconnaissance pour remercier Dieu de cette nouvelle marque de protection dont il couvre les jours du Roi. Mais cette pieuse effusion ne peut être aujourd'hui le sentiment dominant de son âme. Le serrement douloureux qui l'oppresse et amène sans cesse des larmes au bord de ses paupières, est visible à tous les regards. Elle n'a plus de sommeil[222]... Louis-Philippe, cependant, avait trop conscience de ses devoirs de souverain pour s'abandonner à de stériles gémissements. Avec son habituel coup d'œil, il aperçut tout de suite l'effet produit sur l'opinion, l'impulsion décisive donnée à la réaction pacifique et conservatrice, et il en conclut que désormais il ne serait plus livré sans appui aux clameurs de l'opposition, s'il rompait avec M. Thiers sur la question de guerre. Sans doute quelques amis le détournaient encore de se découvrir, de prendre sur lui l'impopularité d'une semblable rupture ; ils l'engageaient à laisser son ministre aux prises avec des difficultés dont il ne pourrait sortir, et à s'en rapporter aux Chambres, qui n'y manqueraient pas, du soin de le jeter bas[223]. Mais cette attente, si elle épargnait des ennuis au Roi, aggravait les périls du pays ; pendant ce délai, risquaient de se produire au dehors telles complications, au dedans tels désordres, dont les conséquences pouvaient être graves, irréparables. N'était-ce pas, dès lors, pour la couronne, le cas d'intervenir, sans préoccupation mesquine et craintive de sa propre responsabilité ? Louis-Philippe en jugea ainsi. Il crut que non-seulement la France conservatrice, mais que l'Europe pacifique comptait sur lui, et son parti fut tout de suite arrêté, sans hésitation, sans équivoque. D'ailleurs, à ce moment même, il recevait des encouragements du côté où sans doute il en attendait le moins : ce fut en effet l'un des membres du cabinet qui vint le trouver pour lui dire : Renvoyez-nous, Sire, il est temps ; nous ne pouvons plus rien et nous empêchons tout[224]. Louis-Philippe ne cacha pas sa résolution aux chefs du parti conservateur. L'un d'eux, M. Duchâtel, étant allé le 18 octobre à Saint-Cloud, rendit ainsi compte de sa visite, le lendemain, à M. Guizot : J'ai causé longtemps avec le Roi ; l'attentat ne l'a pas troublé ; il est ferme, décidé. Il a la tenue que vous lui avez vue dans ses bons jours... Il m'a dit que ses ministres paraissaient peu s'entendre, qu'il voyait bien que tout cela se détraquait, et que, la première fois qu'on lui mettrait le marché à la main, il l'accepterait. Il m'a parlé de vous, que vous étiez son espérance, qu'il n'y avait qu'un cabinet possible, le maréchal Soult, vous, moi, Villemain, etc. En résumé, le Roi sent que le cabinet ne peut plus aller ; il est décidé à s'en séparer à la première occasion[225].

Cette occasion ne tarda pas. On se rappelle que les Chambres avaient été convoquées pour le 28 octobre. Force était de préparer un discours du trône. Chez les pacifiques comme chez les belliqueux, on attendait ce document avec une curiosité anxieuse. Les journaux de gauche, fort mécontents de la note du 8 octobre, dont le texte venait de leur être révélé par un journal anglais[226], signifiaient à M. Thiers qu'il lui fallait réparer cette faiblesse en faisant tenir à la couronne un langage énergique[227]. Mais Louis-Philippe n'était pas d'humeur à laisser proclamer, sous son nom et par sa bouche, une politique qui ne serait pas la sienne. Le 20 octobre, M. de Rémusat apporta au conseil et lut devant le Roi le projet de discours qu'il avait rédigé d'accord avec ses collègues. Après avoir rappelé le traité du 15 juillet et les armements de la France, il ajoutait : Les événements qui se pressent pourraient amener des complications plus graves. Les mesures prises jusqu'ici par mon gouvernement pourraient alors ne plus suffire. Il importe donc de les compléter par des mesures nouvelles pour lesquelles le concours des deux Chambres est nécessaire. Elles penseront, comme moi, que la France, qui n'a pas été la première à livrer le repos du monde à la fortune des armes, doit se tenir prête à agir, le jour où elle croirait l'équilibre européen sérieusement menacé. Le projet se terminait ainsi : Vous voulez, comme moi, que la France soit grande et forte. Aucun sacrifice ne vous coûterait pour lui conserver, dans le monde, le rang qui lui appartient. Elle n'en veut pas déchoir. La France est fortement attachée à la paix, mais elle ne l'achèterait pas à un prix indigne d'elle, et votre Roi, qui a mis sa gloire à la conserver au monde, veut laisser intact à son fils ce dépôt sacré d'indépendance et d'honneur national que la révolution française a mis dans ses mains. Sauf cette dernière invocation à la révolution, mise là pour satisfaire la gauche, ce langage était mesuré et digne. Il n'en donnait pas moins à l'opinion comme à notre diplomatie une orientation belliqueuse : c'était l'attitude et l'accent d'un gouvernement qui jugeait le moment venu d'armer sur le pied de guerre. Le Roi fit aussitôt des objections qui indiquaient une opinion contraire fort arrêtée, et, tirant de sa poche un papier couvert de sa grosse écriture, il se mit à lire un discours d'une note absolument différente. La discussion fut courte. M. Thiers parla avec modération, en homme qui s'attendait à être congédié et qui au fond le désirait. Le désaccord constaté, les ministres offrirent leur démission : le prince l'accepta, non sans beaucoup de paroles aimables et affectueuses. Le lendemain, le duc de Broglie, mandé chez le Roi, lui proposa son intervention pour le raccommoder avec son cabinet et rajuster le projet de discours ; Louis-Philippe déclina cette offre[228]. Son parti était pris. Le même jour, il appelait le maréchal Soult et pressait M. Guizot de venir à Paris.

Décidément, il est écrit que M. Thiers ne pourra jamais rester longtemps à la tête du gouvernement. Comme en 1836, il lui a suffi de quelques mois pour se rendre impossible. Pendant cette si courte administration, a-t-il du moins employé sa merveilleuse intelligence, son ambition patriotique, à accomplir quelque œuvre qui honore sa mémoire ? Le bilan est facile adresser ; dans la politique intérieure, rien ou à peu près rien, sauf quelques exercices stériles de bascule parlementaire et le dangereux coup de théâtre du retour des cendres ; dans la politique extérieure, la paix mise en péril. Non, sans doute, qu'on puisse justement lui imputer tous les mécomptes de la crise orientale. Il convient de ne jamais oublier que les fautes avaient été commencées avant lui, et que, dans celles qu'il a commises lui-même, il a eu beaucoup de complices. Seulement, force est bien de reconnaître qu'il n'a pas su saisir les occasions de réparer le mal fait avant lui, qu'au contraire il l'a singulièrement aggravé par ses erreurs diplomatiques et sa téméraire étourderie, par sa recherche de la popularité et ses complaisances révolutionnaires. Et maintenant, à l'heure où il quitte le pouvoir, que laisse-t-il derrière lui ? En France, la grande victoire remportée par Casimir Périer sur l'anarchie et la guerre remise en question ; l'opinion fiévreuse et inquiète ; les passions en fermentation et les intérêts eh souffrance ; les finances à ce point engagées que l'équilibre budgétaire en est. pour longtemps détruit ; une situation diplomatique telle, que ses successeurs semblent placés entre une folie désastreuse pour les intérêts vitaux du pays et une apparence de retraite mortifiante pour la fierté nationale ; le patriotisme compromis, la prudence devenue suspecte, pénible, et, par suite, un malaise qui doit longtemps peser sur notre politique extérieure ; en Europe, les gouvernements et les peuples, alarmés par nous, excités, irrités contre nous, sans que nous les ayons intimidés, et, pour couronner cette belle œuvre, le réveil de l'unité allemande, qui désormais ne se rendormira plus.

Si M. Thiers n'a pas fait pis encore, s'il ne nous a pas conduits jusqu'à la guerre, il le doit au Roi, qui l'arrêta. Avec quelle justesse de coup d'œil, quelle adresse et quelle sûreté de main le prince a dénoué cette crise si compliquée et si périlleuse, les contemporains en ont été frappés. Il est notre maître à tous, disait alors l'un des ministres démissionnaires, M. Cousin ; et, de l'étranger, M. Charles Greville, en écrivant son journal intime, ne pouvait contenir son admiration pour cette merveilleuse sagacité qui faisait de Louis-Philippe l'homme le plus habile de France, et grâce à laquelle, tôt ou tard, il arrivait toujours à ses fins[229]. Le Roi avait pris sa part, d'abord des erreurs diplomatiques, ensuite des entraînements patriotiques ; mais ces fautes, si fâcheuses qu'aient été leurs conséquences au dedans et au dehors, ne sont-elles pas rachetées par l'intervention décisive de la dernière heure ? Intervention d'autant plus méritoire que, sur le moment, elle était déplaisante et même dangereuse pour celui qui l'entreprenait. Louis-Philippe voyait ce danger personnel : seulement, il voyait aussi le péril du pays, et il n'hésita pas. Le 22 octobre, après avoir informé M. Dupin de la crise qui venait d'éclater dans le conseil des ministres, il ajoutait avec une rare noblesse d'accent et d'idées : Cela n'est pas encore publié, mais les journaux vont travestir ces débats et travailler la crédulité publique sur mon compte de la manière la plus cruelle. N'importe ! j'ai la conscience que je tiens mon serment royal, en me dévouant pour préserver la France d'une guerre qui, selon moi, serait sans cause et sans but, par conséquent sans justification aux yeux de Dieu et des hommes. Je ne fléchirai pas plus devant les clameurs factices dont on s'efforce de nous assaillir que devant les balles des assassins[230]. Le Roi courait un risque plus grand encore que celui d'être mal jugé par l'opinion de son temps, c'était que l'histoire n'aperçût pas tout le bienfait de son intervention. Après cette œuvre, purement négative, qui consistait à empêcher une faute, à prévenir un péril, rien ne restait debout qui fût comme le monument du service rendu ; les ingrats ou seulement les distraits avaient beau jeu à dire qu'ils ne voyaient rien. Toutefois, de la part de notre génération, une telle injustice n'est pas à craindre. Elle a de douloureux points de comparaison qui lui permettent, hélas ! de mesurer l'étendue et la profondeur du péril dont ses pères ont été préservés, il y a près d'un demi-siècle. Nous avons pu dire que la guerre en 1840, dans les conditions où elle se présentait, eût été 1870 et 1871 trente ans plus tôt. Eh bien, refaisons par la pensée les événements de cette dernière époque : supposons à la place de Napoléon III un souverain qui ait, par son intervention personnelle, empêché la guerre, et faisons le compte du mal qui eût été ainsi épargné à la patrie. Ce souverain que la France n'a pas eu en 1870, elle l'avait en 1840.

 

 

 



[1] BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 277, 278.

[2] BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 274, 275.

[3] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[4] Mémoires de M. Guizot.

[5] Le 3 pour 100, qui était, le 18 juillet, à 86 fr. 50, se cotait 78 fr. 75, le 6 août. Les actions de la Banque de France baissèrent de 3.770 à 3.000 francs.

[6] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[7] Lutèce, p. 99, 100, 108.

[8] Lettre de M. de Lavergne, alors chef du cabinet du ministre de l'intérieur. (Mémoires de M. Guizot.)

[9] Lettre à M. Guizot. (Documents inédits.)

[10] Léon FAUCHER, Biographie et Correspondance, t. Ier, p. 93.

[11] C'est l'expression employée par M. de Rémusat, dans une lettre écrite à M. Guizot, aussitôt après avoir connu le traité. (Mémoires de M. Guizot.)

[12] Lettre du 18 décembre 1840.

[13] Cette confiance paraissait appuyée sur les témoignages les plus autorisés. Le maréchal Marmont, qui vivait alors à Vienne, répétait souvent à M. de Sainte-Aulaire qu'il avait vu manœuvrer l'armée du pacha, et qu'à nombre égal elle n'aurait pas à craindre une armée russe. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.)

[14] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[15] BULWER, t. II, p. 309.

[16] Cf. les Mémoires de M. Guizot, les Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire, la correspondance également inédite de M. Thiers avec M. de Barante.

[17] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[18] Lettre de M. Thiers à M. de Barante, 22 août 1840. (Documents inédits.)

[19] C'est ce qui faisait écrire déjà, sous la Restauration, à la duchesse de Broglie : La marotte de nos libéraux, c'est l'économie ; ils ne voient dans la liberté qu'une soupe économique. (Souvenirs du feu duc de Broglie, t. II, p. 95.)

[20] Lettre à M. Guizot, 29 août 1840. (Mémoires de M. Guizot.)

[21] Dès le 26 juillet, le duc d'Orléans n'a qu'une préoccupation, c'est que le gouvernement ne soit pas assez belliqueux. Je crains, — écrit-il à son frère le prince de Joinville, alors en mer pour aller chercher la dépouille de l'Empereur, — je crains que nos adversaires n'aient l'immense supériorité que donne la volonté bien arrêtée de faire la guerre dans certains cas, sur l'hésitation, la mollesse et la pensée secrète de ne jamais faire la guerre dans aucun cas. (Revue rétrospective.)

[22] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 516.

[23] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[24] Un peu plus tard, le Roi expliquait ainsi à M. Pasquier son attitude presque belliqueuse : Si, le lendemain du traité, je m'étais prononcé pour la paix, M. Thiers eût quitté le ministère, et je serais aujourd'hui le plus impopulaire des hommes. An lieu de cela, j'ai crié plus haut que lui, et je l'ai mis aux prises avec les difficultés. Dès le lendemain du premier conseil, après s'être fait rendre compte de l'état de l'armée, M. Thiers est venu me trouver, fort découragé, et a été le premier à me demander de ne rien précipiter. II fera la paix et j'aurai, aux yeux du pays, l'honneur d'avoir maintenu nos droits avec résolution. (Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.)

[25] NOUVION, Histoire du règne de Louis-Philippe, t. IV, p. 532, 533.

[26] Documents inédits.

[27] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[28] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[29] Lettre du capitaine Callier au maréchal Soult, 4 septembre 1840, et lettre du duc Decazes à M. de Barante, 29 août 1840. (Documents inédits.)

[30] Lutèce, p. 108.

[31] Mémoires de M. Guizot.

[32] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[33] Dépêche de M. Thiers à M. de Barante, 23 juillet 1840. (Documents inédits.)

[34] Mémoires de M. Guizot.

[35] The Greville Memoirs, second part, t. I, p. 302.

[36] Lettres diverses du 21 juillet au 23 août 1848. (BULWER, t. II, p. 277 à 282.)

[37] The Greville Memoirs, second part, t. I, p. 298, 299.

[38] M. Guizot écrivait à M. Thiers, le 29 juillet : Je suis informé ce matin que le Times hésite à continuer son attaque contre lord Palmerston, tant l'attaque française lui paraît vive et dirigée contre l'Angleterre elle-même autant que contre lord Palmerston. (Mémoires de M. Guizot.)

[39] Mémoires de M. Guizot.

[40] M. Greville écrivait alors sur son journal : Rien ne peut dépasser le mépris avec lequel les palmerstoniens traitent le petit groupe des dissidents, notamment lord Holland et lord Granville, qui, disent-ils, sont devenus tout à fait imbéciles. (The Greville Memoirs, second part, p. 298.)

[41] Bien qu'homme de salon et de sport, Palmerston travaillait énormément et faisait presque tout lui-même. Ce que je fais me fatigue rarement, disait-il ; ce qui me fatigue, c'est ce que je n'ai pas encore pu faire. Au terme de sa carrière, il disait à ses amis : Je crois être aujourd'hui l'homme politique de l'Europe qui a le plus travaillé.

[42] Mémoires de M. de Sainte-Aulaire ; correspondance de M. de Barante et de M. Bresson. (Documents inédits.)

[43] La princesse de Metternich, fort hostile à la France, notait sur son journal, à la date du 2 août : Les explosions de fureur du petit Thiers inquiètent un peu les cours. Le chancelier écrivait lui-même, le 4 août, au comte Apponyi, son ambassadeur à Paris : Il manque au Napoléon civil une chose pour faire le conquérant militaire, et cette chose, ce sont des ennemis prêts à se présenter sur les champs de bataille. La guerre politique n'est pas dans l'air, et il ne dépend pas de M. Thiers de changer à son gré l'état atmosphérique. Il est en son pouvoir, sans doute, de faire éclater la tempête de la révolution ; mais qui menacerait-elle en premier lieu, si ce n'est l'édifice de Juillet ?... Déployez le plus grand calme vis-à-vis de M. Thiers. Ne vous laissez pas dérouter par des paroles, et s'il vous parle de guerre, faites-lui la remarque que, pour la faire, il faut tout au moins être à deux de jeu. Pas un soldat ne bougera à l'étranger. Dans une circulaire adressée, le 27 août, à ses agents en Italie et en Allemagne, M. de Metternich constatait l'inquiétude du public européen à la lecture des journaux français, et surtout lorsqu'il avait vu le gouvernement français prendre des mesures qui décelaient de l'humeur, de la méfiance et la prévision d'une guerre générale. Cette circulaire concluait ainsi : Ce qu'il faut craindre, c'est que les esprits infernaux ayant été imprudemment évoqués, ils ne soient difficiles à conjurer, et ne fassent dégénérer une question toute politique en une affaire de propagande révolutionnaire. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 404, 435, 436, 478 et 480.)

[44] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[45] The Greville Memoirs, second part, p. 306.

[46] M. de Bülow était le représentant de la Prusse à Londres, au moment de la signature du traité du 15 juillet.

[47] Lettre de M. Bresson à M. de Sainte-Aulaire, 18 septembre 1840. (Documents inédits.)

[48] Mémoires de M. Guizot.

[49] Mémoires de M. Guizot. — Cf. aussi lettres de M. Thiers à M. de Barante, 22 août et 5 septembre 1840. (Documents inédits.)

[50] The Greville Memoirs, second part, p. 304, 305.

[51] The Greville Memoirs, second part, p. 303.

[52] Mémoires de M. Guizot. — Cf. aussi, sur le même sujet, la correspondance inédite de M. Bresson et les dépêches citées par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 435.

[53] BULWER, t. II, p. 280 et 283.

[54] The Greville Memoirs, second part, p. 306.

[55] Mémoires de M. Guizot.

[56] Correspondence relative to the affairs of the Levant.

[57] Revue rétrospective.

[58] Mémoires de M. Guizot.

[59] Cf. plus haut, t. III, chapitre VI, § IV.

[60] Journal inédit de M. de Viel-Castel, à la date du 7 août 1840.

[61] Entre autres le National et la Revue du progrès de Louis Blanc.

[62] Constitutionnel des 8 et 9 août 1840.

[63] Documents inédits.

[64] Lettres de M. Doudan, t. I, p. 355.

[65] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 441, 442.

[66] C'est la même idée qu'exprimait alors le National, On a ramené, disait-il, tous les souvenirs qui se rattachent au nom qu'il porte, et l'on ne veut pas qu'il ait songé à revendiquer l'héritage, lorsqu'un ministre avait proclamé sa légitimité.

[67] Mémoires de M. Guizot, t. V, p. 263.

[68] Dans cette même lettre, l'ex-roi de Hollande se plaignait que son fils eût été mis, à la Conciergerie, dans la chambre qu'avait occupée Fieschi. Le gouvernement répondit que cette chambre, depuis qu'elle avait servi à Fieschi, avait subi une transformation complète, ayant été affectée au logement particulier de l'inspectrice du quartier des femmes.

[69] Madame Swetchine écrivait, le 22 septembre 1840 : Louis Bonaparte est éteint, annulé, non pas seulement par l'Orient, mais par le procès Lafarge. Et M. d'Houdetot, pair de France, écrivait, le 30 septembre, à son beau-frère, M. de Barante : Notre procès de Boulogne est bien terne au milieu de tout cela, et madame Lafarge a tout fait pâlir. (Documents inédits.)

[70] Discours du 22 juillet 1849.

[71] Documents inédits.

[72] Ceux mêmes qui étaient le plus d'avis d'armer se demandaient parfois s'il n'y avait pas excès. Je suis de votre avis sur nos armements, écrivait M. Doudan à M. d'Haussonville ; je les trouve un peu gigantesques. Nous faisons assez de poudre et de bombes pour faire sauter le monde entier... Si nous avons la paix malgré nos préparatifs, nous ne saurons que faire de nos provisions. Nous serons dans la situation de M. de Rambuteau, avec ses cent mille bouquets, un soir que le bal de l'Hôtel de ville avait été renvoyé. (Lettres de M. Doudan, t. I, p. 348.)

[73] Cf. plus haut, t. II, chapitre IX, § XI.

[74] Dépêche du comte Crotti, en date du 10 septembre 1840, citée par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 443.

[75] M. de Sainte-Aulaire rappelle à ce propos que M. Thiers lui avait dit un jour : Il faut donner à la France le goût de la guerre et de la dépense. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.)

[76] Dès le 27 juillet, Henri Heine écrivait : M. Thiers croit fermement que sa vocation naturelle, ce ne sont pas les escarmouches parlementaires, mais la guerre véritable, le sanglant jeu des armes... Cette croyance à ses capacités de grand capitaine aura tout au moins la conséquence que le général Thiers ne s'effrayera pas beaucoup des canons de la nouvelle coalition... au contraire, il se réjouira en secret d'être contraint, par une extrême nécessité, à déployer, devant le inonde surpris, ses talents militaires. (Lutèce, p. 100, 101.) — On appelait M. Thiers le petit Bonaparte, et, sous la plume de certains plaisants, le ministère du 1er mars devenait le ministère de Mars Ier.

[77] Lettres du 20 et du 22 août 1840. (Documents inédits.)

[78] Journal inédit du baron de Viel-Castel, 21 et 23 septembre 1840.

[79] Léon FAUCHER, Biographie et correspondance, t. I, p. 96.

[80] Cf. les dépêches des envoyés sardes ou autres diplomates étrangers, citées par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 440 à 442.

[81] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 442.

[82] Dépêches du comte Crotti du 27 août et du 5 septembre 1840. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, p. 444.)

[83] Journal de M. de Viel-Castel, correspondance du feu duc de Broglie, et lettre du duc Decazes à M. de Barante. (Documents inédits.)

[84] Dépêche du comte Crotti, du 24 août 1840, citée par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 443.

[85] 19 août 1840.

[86] Lettre à M. Guizot. (Documents inédits.)

[87] Mémoires de M. Guizot.

[88] Documents inédits.

[89] Documents inédits.

[90] 30 septembre 1840.

[91] M. de Tocqueville écrivait alors que les plus sages réflexions ne l'empêchaient pas, au fond de lui-même, de voir avec une certaine satisfaction toute cette crise. Et il ajoutait : Vous savez quel goût j'ai pour les grands événements et combien je suis las de notre petit pot-au-feu démocratique bourgeois. (Nouvelle correspondance de M. de Tocqueville, p. 180.)

[92] Nouvelle correspondance de M. de Tocqueville, p. 180.

[93] Ces mots faisaient allusion à une polémique d'une extrême violence qui occupa alors les journaux. Certains scandales de Bourse avaient fourni à des feuilles ennemies du cabinet, à la Presse entre autres, un prétexte d'accuser M. Thiers, et surtout son beau-père, M. Dosne, d'avoir, en jouant à la baisse grâce à la connaissance anticipée des nouvelles extérieures, gagné des sommes considérables. L'affaire fit tant de bruit que les journaux officieux durent publier un démenti formel, et que M. Dosne écrivit une lettre pour déclarer que, depuis sa nomination comme receveur général, il ne s'était livré à aucune opération de Bourse. Comme il arrive en pareil cas, les démentis ne désarmèrent pas les accusateurs. Cette polémique devait, plusieurs mois après, trouver un écho à la Chambre des députés (séance du 4 décembre 1840) et provoquer une réponse indignée de M. Thiers. — Henri Heine écrivait à propos de ces accusations, le 7 octobre 1840 : Que M. Thiers ait spéculé à la Bourse, c'est une calomnie aussi infâme que ridicule ; un homme ne peut obéir qu'à une seule passion, et un ambitieux songe rarement à l'argent. Par sa familiarité avec des chevaliers d'industrie sans convictions, M. Thiers s'est lui-même attiré tous les bruits malicieux qui rongent sa bonne réputation. Ces gens, quand il leur tourne maintenant le dos, le dénigrent encore plus que ses ennemis politiques. Mais pourquoi entretenait-il un commerce avec une semblable canaille ? Qui se couche avec des chiens, se lève avec des puces. (Lutèce, p. 130.)

[94] C'est à ce propos que Louis-Philippe disait un jour : Les Français aiment à claquer comme les postillons ; ils n'en savent pas les conséquences.

[95] Cf. plus haut, chapitre II, § IX.

[96] Léon FAUCHER, Biographie et Correspondance, t. I, p. 97, 98.

[97] Article du National du 11 septembre 1840.

[98] Revue rétrospective.

[99] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 419.

[100] Le prince de Joinville, qui avait servi sur celte escadre avant d'être envoyé à Sainte-Hélène, a écrit plus tard : Notre escadre, égale en nombre à l'escadre britannique, valait mieux qu'elle. Ce que je dis ici, l'amiral Napier l'a proclamé en plein parlement. Nous tirions le canon aussi bien qu'eux, et nous leur étions très-supérieurs dans la manœuvre. Deux ou trois fois par semaine, nous appareillions, et la présence des Anglais donnait à nos équipages une promptitude et un élan incroyables. La flotte anglaise restait immobile sur ses ancres ; elle sentait qu'elle ne pouvait rivaliser avec nous, et se souciait peu d'accepter la lutte. C'était un spectacle bien nouveau et assez déplaisant pour des officiers anglais que celui d'une escadre française nombreuse, pleine d'ardeur, bien ameutée et hardiment menée, dont les vaisseaux jouaient aux barres au milieu des rochers et des courants, sans aucun accident, dont les canons, bien pointés, ne manquaient guère leur but. Pour nous, au contraire, ce spectacle était celui du réveil naval de la France ; nous y trouvions une jouissance d'amour-propre et une satisfaction patriotique que je ne saurais exprimer. (L'Escadre de la Méditerranée.)

[101] Quoique en apparence unies pour tendre au même but, les deux escadres restèrent plusieurs mois presque étrangères Tune à l'autre et sans aucun échange de procédés amicaux. (L'Escadre de la Méditerranée.)

[102] Il nous importait peu de voir, après vingt-cinq ans, la paix du monde remise au hasard du jeu des batailles ; nous avions de longs revers à effacer, et nous appelions, de tous nos vœux, l'occasion de donner au monde la mesure de nos forces... Il y eut un moment où notre flotte crut toucher à l'accomplissement de tous ses vœux ; elle crut que la guerre allait éclater avec l'Angleterre. Sa confiance était extrême ; elle attendait avec impatience le jour d'une réhabilitation glorieuse pour la marine française. Ce jour ne vint point... On pleura amèrement, sur les vaisseaux, cette belle occasion perdue. (L'Escadre de la Méditerranée.)

[103] Mémoires de M. Guizot.

[104] Documents inédits.

[105] Lettre à M. de Barante. (Documents inédits.)

[106] Lutèce, p. 120.

[107] Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 211.

[108] Sir Charles Napier était au fond peu fier de la besogne que lui faisaient faire, en cette circonstance, lord Palmerston et lord Ponsonby ; il dira plus tard, le 17 août 1860, à la Chambre des communes : J'étais honteux, pour mon pays et pour moi, du rôle que je jouais en Syrie. Le gouvernement m'y avait envoyé pour remplir une mission ; je m'en suis acquitté, mais à contre-cœur. Si lord Ponsonby n'avait envoyé des agents soulever les populations, il nous eût été impossible, avec les faibles troupes dont nous disposions, de chasser une armée de trente à quarante mille hommes.

[109] C'est ce qui paraît résulter notamment des lettres écrites à sa famille par le duc de Broglie, alors à Paris pour le procès du prince Louis-Napoléon. (Documents inédits.)

[110] Mémoires de M. Guizot.

[111] BULWER, t. II, p. 285 à 288.

[112] BULWER, t. II, p. 288 à 292.

[113] Lord Palmerston faisait allusion, non sans amertume, à cette opposition, quand il écrivait, le 22 septembre, au cours de la lettre dont nous avons cité ci-dessus des passages : Je n'ai jamais été, dans ma vie, plus dégoûté de quelque chose, que je ne l'ai été de la conduite de certaines personnes, — inutile de les nommer maintenant — dans toute cette affaire.

[114] La récente publication de la seconde partie du journal de M. Charles Greville, clerc du conseil privé, a apporté, sur cette crise intérieure du cabinet anglais, des renseignements nouveaux et piquants. C'est ce témoignage que je suivrai principalement dans le récit des faits qui vont suivre. (Cf. The Greville Memoirs, second part, t. Ier, p. 307 à 334.)

[115] M. Guizot écrivait, le 22 septembre 1840, à M. Thiers, au sujet de l'effet produit par cette imputation : Deux de nos amis, des plus chauds et des plus utiles, sont venus, ce matin, me dire les ravages, je me sers à dessein de l'expression, que les adversaires de la transaction pourraient faire, dans le cabinet et dans le public, avec de telles allégations. (Mémoires de M. Guizot.)

[116] Moniteur du 25 septembre 1840.

[117] M. Guizot, rendant compte à M. Thiers, le 26 septembre, d'un entretien où lord Palmerston avait été contraint de reconnaître la fausseté des allégations dont il s'était servi, disait qu'il l'avait trouvé assez embarrassé. Notre ambassadeur ajoutait : Il n'a point cherché, de mauvaise excuse, et vous pouvez être sûr qu'à cet égard, en ce moment, il a le sentiment d'un tort et presque envie de le réparer. Ce qui importe encore plus, c'est qu'il a perdu par là un grand moyen d'action sur ses collègues. (Mémoires de M. Guizot.)

[118] The Greville Memoirs, second part, t. Ier, p. 334, 335.

[119] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire ; lettre inédite du même à M. Bresson, en date du 5 octobre 1840 ; Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 417 ; The Greville Memoirs, second part, t. Ier, p. 329.

[120] Lettre du 9 octobre 1840. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 490.)

[121] Mémoires de M. Guizot.

[122] BULWER, t. II, p. 294.

[123] Les autres signataires du traité du 15 juillet n'étaient pas les moins surpris. Les Anglais, je dois en convenir, disait M. de Metternich à M. de Sainte-Aulaire, ont mieux évalué que moi les forces de Méhémet-Ali... Tout ce qui se passe aujourd'hui en Syrie était bien réellement en dehors de mes prévisions.

[124] The Greville Memoirs, second part, t. Ier, p. 330.

[125] Lutèce, p. 126 à 131.

[126] Le commissaire de police, qui monta sur la scène pour faire ses observations au public, bégaya, avec force révérences, ces mots : Messieurs, l'orchestre ne peut jouer la Marseillaise, parce que ce morceau de musique n'est pas marqué sur l'affiche. Une voix dans le parterre répondit : Monsieur, ce n'est pas une raison ; car vous n'êtes pas non plus marqué sur l'affiche.

[127] Journal inédit de M. de Viel-Castel.

[128] Mémoires de M. Guizot.

[129] M. de Tocqueville, revenant, peu de mois après, sur ces événements, montrait, en face du parti rêvant de conquêtes et aimant la guerre soit pour elle-même, soit pour les révolutions qu'elle peut faire naître, un autre parti ayant pour la paix un amour que cet homme politique ne craignait pas d'appeler déshonnête ; car cet amour a pour unique principe, non l'intérêt public, mais le goût du bien-être et la mollesse du cœur. (Nouvelle Correspondance, p. 187.)

[130] M. Doudan écrivait, le 11 octobre 1840 : J'ai quelque idée que les Chambres ne seront pas très-guerrières. Il est assez agréable de se faire chanter des airs belliqueux, après dîner, dans un salon bien éclairé, quand on est sur de n'être pas réveillé par le bruit du canon. Mais le vrai canon exalte peu l'imagination. Les propriétaires sensés se trouvent surpris d'une profonde mélancolie, en pensant à ce que coûte la gloire. Ce n'est pas timidité devant le danger matériel, c'est l'horreur des chances, la crainte que le pot-au-feu, qui bout doucement, ne soit renversé, qu'il ne faille se désheurer. Quand on a ces dispositions, il faut tâcher de n'avoir pas, en même temps, la fureur de la déclamation et ne jamais menacer de loin les murailles de Troie. C'est cela qui est ridicule. Le reste est très-pardonnable. (Lettres, t. Ier, p. 358.)

[131] Mémoires de M. Guizot.

[132] Dépêche du 5 octobre 1840 (Correspondence relative to the affairs of the Levant.)

[133] BULWER, t. II, p. 298.

[134] Lettres à M. Bresson et à M. de Barante. (Documents inédits.)

[135] Revue rétrospective.

[136] L'amiral Jurien de la Gravière, qui servait, jeune officier, sur cette flotte, a écrit depuis dans ses Souvenirs : Combien de temps nos succès auraient-ils duré ? C'est ce qu'il est difficile de savoir ; mais il est hors de doute qu'un premier succès était presque infaillible. Sir Charles Napier, qui avait un commandement sur la flotte anglaise du Levant, a reconnu depuis, en plein parlement, qu'elle eût difficilement résisté à une attaque de la flotte française. (Séance du 4 mars 1842.)

[137] Note sur l'état des forces navales de la France. (Mai 1844.)

[138] BULWER, t. II, p. 291, 292.

[139] Quelques mois plus tard, l'ambassadeur anglais à Saint-Pétersbourg disait à M. de Barante : Croyez-vous que je ne voie pas comment, parmi tous ceux qui environnent l'Empereur, l'opinion est favorable à la France ? Paris est pour eux le centre de la civilisation ; ils ne se soucient pas, ils ne savent rien de ce qui se fait ou se dit ailleurs ; ils parlent votre langue ; les souvenirs de leurs généraux se portent avec plaisir vers l'époque de l'alliance avec Napoléon. La conduite du cabinet russe ne s'explique que par la passion de l'Empereur. (Dépêche de M. de Barante à M. Guizot, du 13 janvier 1841. Documents inédits.)

[140] Le comte de Nesselrode, écrivait M. de Barante, n'est pas aussi français que la plupart de ses compatriotes. Son opinion politique a pris son pli et ses habitudes à l'époque du congrès de Reims, d'Aix-la-Chapelle et de Vérone : être bien avec tous, intime avec Vienne et Berlin, tel est son programme, programme que son caractère rend complètement pacifique et conciliant. (Lettre à M. Guizot du 13 janvier 1841. Documents inédits.)

[141] Cf. la correspondance de M. de Barante, en août, septembre et octobre 1840. (Documents inédits.)

[142] Dépêche citée par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 438.

[143] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 490 à 507.

[144] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 506.

[145] Frédéric-Guillaume III, qui gouverna la Prusse de 1797 à 1840, recommanda, par son testament, à son successeur, de ne jamais rompre avec le czar et l'empereur d'Autriche.

[146] Après une conversation qu'il eut à Londres, en 1842, avec ce prince, le baron Stockmar écrivait : Dans sa culture générale, le Roi est essentiellement germanique. (Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria, par M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER.)

[147] Telle était son aversion pour les Welches que, malgré son goût très-vif pour la peinture, il ne voulut jamais acquérir un tableau de l'école française.

[148] A quel point l'horreur de la révolution dominait, chez ce prince, jusqu'au sentiment de l'unité allemande et de l'ambition personnelle, on put s'en rendre compte, en 1848, quand il repoussa la couronne impériale que lui offrait le parlement de Francfort. Il expliquait ainsi son relus à son confident, M. de Bunsen : D'abord, cette couronne n'est pas une couronne. La couronne que pourrait prendre un Hohenzollern, ce n'est pas, même avec l'assentiment des princes, la couronne fabriquée par une assemblée issue d'un germe révolutionnaire, une couronne dans le genre de la couronne des pavés de Louis-Philippe (ces mots étaient en français dans le texte). C'est la couronne qui porte l'empreinte de Dieu, la couronne qui fait souverain, par la grâce de Dieu, celui qui la reçoit avec le saint-chrême... La couronne dont vous vous occupez, elle est déshonorée surabondamment par l'odeur de charogne que lui donne la révolution de 1848... Quoi ! cet oripeau, ce bric-à-brac de couronne pétri de terre glaise et de fange, on voudrait la faire accepter à un roi légitime, bien plus, à un roi de Prusse qui a eu cette bénédiction de porter, non pas la plus ancienne, mais la plus noble des couronnes royales, celle qui n'a été volée à personne ! La dernière phrase fera peut-être sourire ; mais le reste de la lettre montre au vif et au vrai les sentiments du Roi. (Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen, par M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER.)

[149] Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen, par M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

[150] Souvenirs du conseiller de la reine Victoria.

[151] Lettre à M. Guizot, du 24 septembre 1843. (Documents inédits.)

[152] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire, et HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 437.

[153] Lettre de M. de Metternich à Frédéric-Guillaume IV, en date du 9 octobre 1840. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 490 à 495.)

[154] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 505 à 507.

[155] Lettre du marquis d'Eyragues, ministre de France à Stuttgard, au maréchal Soult, 3 novembre 1840. (Documents inédits.)

[156] RENAN, Réforme intellectuelle et morale de la France.

[157] Voyez une étude intéressante de M. Joseph REINACH, De l'influence de l'Allemagne sur la France, insérée dans la Revue politique et littéraire.

[158] Voir son livre De l'Allemagne (1814)

[159] L'Allemagne, par Henri HEINE (1835).

[160] Sur cette singulière influence du livre de madame de Staël, voyez un brillant article de M. CARO, les Deux Allemagnes, publié par la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1872.

[161] M. Quinet, dont la brochure 1815-1840 fut l'une des causes principales du soulèvement des esprits, au delà du Rhin, avait été un teutomane passionné.

[162] SAINT-RENÉ TAILLANDIER, Dix ans de l'histoire d'Allemagne, Préface.

[163] Voici la pièce entière : Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand, quoiqu'ils le demandent dans leurs cris comme des corbeaux avides ; — Aussi longtemps qu'il roulera paisible, portant sa robe verte, aussi longtemps qu'une rame frappera ses flots. — Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand, aussi longtemps que les cœurs s'abreuveront de son vin de feu ; — Aussi longtemps que les rocs s'élèveront au milieu de son courant, aussi longtemps que les hautes cathédrales se refléteront dans son miroir. — Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand, aussi- longtemps que de hardis jeunes gens feront la cour aux jeunes filles élancées. — Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand, jusqu'à ce que les ossements du dernier homme soient ensevelis dans ses vagues.

[164] Lutèce, p. 204.

[165] M. Quinet écrivait en septembre 1841 : Les journaux allemands ont indignement, abominablement traité la Marseillaise de la paix. (Correspondance de Quinet.)

[166] Sur les phases diverses de l'agitation unitaire en Allemagne, voyez les articles intéressants publiés par M. Julian KLAZCKO, dans la Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1862 et du 15 janvier 1863.

[167] Nous vivions et pensions dans les journaux étrangers, a dit l'un de ces libéraux allemands ; nous étions là chez nous, bien plus que dans notre patrie.

[168] En 1842, par exemple, à l'occasion de cet anniversaire, le roi de Prusse prononçait, devant les princes allemands réunis pour assister aux manœuvres de son armée, un discours tout rempli d'invocations à l'unité germanique et tout enflammé des passions de 1813 ; à la même date, le roi de Bavière inaugurait le Walhalla, sorte de temple élevé à la patrie allemande, et où, pour bien montrer le genre de gloire qu'on rêvait pour elle, on faisait figurer Alaric, Genséric, Odoacre et Totila ; enfin, sur un autre point, ce jour était également choisi pour poser la première pierre de la forteresse d'Ulm qui devait compléter le système de fortifications élevées, en exécution des traités de 1815, contre la France et à ses dépens.

[169] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs. — Cet historien ajoute : C'en était fini, pour l'élite de la nation, des idées françaises. Le courant, jusqu'alors souvent arrêté, de l'amour de la liberté nationale et historique prit à jamais le dessus, dans ces heures d'agitation, sur le courant rationnel français de l'esprit de révolution.

[170] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 447 et 503.

[171] Lutèce, Epître dédicatoire, p. 6.

[172] Lettre du 8 novembre 1840. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 447.)

[173] C'était presque à chaque page de sa correspondance, que M. de Barante jetait, comme un menaçant avertissement, cette date de 1813. Avant même le traité du 15 juillet, il écrivait, le 18 mars 1840, à M. Guizot : La guerre viendra, non pas la guerre de 1792, mais celle de 1813 : une coalition bien unie, de grandes armées animées des traditions encore vives de leurs derniers succès, composées d'une façon presque aussi nationale que la nôtre, et d'un tout autre esprit que les troupes mercenaires du siècle dernier. Le 14 avril, il répétait à M. Bresson : L'Europe veut la paix... mais si la guerre éclatait, elle se combinerait comme en 1813. Enfin il écrivait à un de ses fils, le 22 décembre : Le napoléonisme de journaux et de tribune nous a reportés en 1813. C'est payer cher des paroles. (Documents inédits.)

[174] Dépêche de lord Palmerston à lord Granville, 20 octobre 1840. (Correspondence relative to the affairs of the Levant.)

[175] Lettre au duc de Broglie. (Mémoires de M. Guizot.)

[176] Ces expressions sont tirées d'une autre lettre de M. Guisot, en date du 17 octobre 1840.

[177] Documents inédits.

[178] Béranger écrivait, le 12 octobre 1840 : Quelques-uns veulent la guerre par patriotisme plus ou moins éclairé ; beaucoup d'autres, parce qu'on suppose qu'elle tournerait au détriment du pouvoir actuel.

[179] Lutèce, p. 126.

[180] Lettre du 13 octobre 1840. — Quelques semaines plus tard, commentant cette idée à la tribune de la Chambre, M. Guizot disait : Je respecte, j'honore l'entraînement national, même quand il s'égare... Mais au sortir des grandes secousses politiques, il reste, dans la société, quelque chose qui n'est pas du tout l'entraînement national, qui n'a rien de commun avec lui, quelque chose que je n'honore pas, que je n'aime pas, que je crains profondément, l'esprit révolutionnaire. Ce qui a fait, non-seulement aujourd'hui, mais à tant d'époques diverses, ce qui a fait la difficulté de notre situation, c'est ce contact perpétuel de l'esprit révolutionnaire et de l'entraînement national ; c'est l'esprit révolutionnaire essayant de s'emparer, de dominer, de tourner à son profit l'entraînement national, sincère et généreux. (Discours du 26 novembre 1840.)

[181] 6 octobre 1840.

[182] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[183] Journal écrit par l'une des princesses royales pour le prince de Joinville. (Revue rétrospective.)

[184] Pour savoir ce que le cabinet voulait faire, a écrit M. Duvergier de Hauranne, j'ai interrogé tout le inonde, M. Thiers, M. de Rémusat, M. de Broglie, et j'avoue que je ne le sais pas exactement... Il reste prouvé pour moi, d'une part, qu'il y avait, au sein du cabinet et parmi ceux qui le conseillaient, des avis fort différents, et que l'on s'en finit un peu aux événements pour choisir entre ces avis ; de l'autre, que, pour ne point déranger une harmonie nécessaire, on évitait de s'expliquer à fond. (Notes inédites.)

[185] Documents inédits.

[186] Cf. entre autres deux lettres du 20 août 1840, adressées au comte Apponyi. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 440 et 441.)

[187] M. Charles Greville écrivait sur son journal, à la date du 24 août : Mon frère m'écrit de Paris que le Roi est très-soucieux de conserver la paix et qu'en ce moment il tâte le pouls de la nation, en vue de régler sa propre conduite dans la crise prochaine. Bien qu'agissant maintenant en union apparente avec Thiers, il n'aurait aucun scrupule à résister à sa politique, s'il savait pouvoir compter, pour ses desseins pacifiques, sur quelque appui de la nation. (The Greville Memoirs, second part, t. Ier, p. 300.)

[188] On racontait à Paris que notre chargé d'affaires à Londres, ayant voulu prendre une attitude comminatoire, s'était vu aussitôt répondre par lord Palmerston : Je connais le Roi mieux que vous ; il ne fera jamais la guerre. (Documents inédits.) — Voyez aussi plus haut, § VIII, l'incident analogue qui s'était produit entre M. Thiers et M. Bulwer.

[189] Documents inédits.

[190] L'émoi est grand, écrivait le duc de Broglie à M. Guizot, le 3 octobre 1840, et Dieu veuille qu'on ne se lance pas dans des résolutions précipitées : j'y ferai de mon mieux.

[191] Documents inédits.

[192] Documents inédits.

[193] Nous lisons dans une lettre de M. Quinet, en date du 24 octobre 1840 : M. Thiers prétend avec ses amis que Louis-Philippe fait, en se levant, sa prière comme il suit : Mon Dieu, accordez-moi la platitude quotidienne. (Correspondance de Quinet.)

[194] On lisait, à cette époque, sur le journal que l'une des princesses royales écrivait pour le prince de Joinville : M. Thiers n'a pas insisté sur sa démission, mais ses journaux, pendant ce temps, jouent un singulier jeu : ils insinuent qu'il est en dissentiment avec la couronne, qu'il défend inutilement les intérêts nationaux contre le système de la paix à tout prix, et mettent désormais leur assistance à la condition d'une déclaration de guerre. Tout ceci ne présage rien de bon. J'y vois, Dieu veuille que je me trompe ! la contre-partie de l'affaire d'Espagne en 1838. Thiers, qui sait l'immense responsabilité dont la guerre le chargerait, n'ose ouvertement la poser comme question de cabinet, et cependant il ne serait pas fâche de sauver sa popularité en rejetant sur le Roi les sages résolutions que l'opinion violente de la presse exaltée traite de lâcheté. (Revue rétrospective.)

[195] Nous lisons, par exemple, dans le Courrier français du 8 octobre : L'Angleterre a, dans la pratique du gouvernement, un grand avantage sur nous. Ce qu'un ministre veut, il le peut. Ici, il n'y a pas un acte de résolution, si mince qu'il soit, qu'il ne faille arracher de vive force. La note la plus pacifique coûte huit jours de délibérations. Le gouvernement, tiraillé par deux influences contraires, épuise, dans cette lutte intestine, tout ce qu'il a de sève et de vigueur. Les conseils se multiplient durant cinq à six heures par jour, et sont presque toujours une bataille sans victoire. Il semble qu'un mauvais génie s'étudie à ne permettre que des enfantements qui sont des avortements.

[196] Lutèce, p. 130.

[197] Journal écrit par une des princesses royales pour le prince de Joinville. (Revue rétrospective.)

[198] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[199] Lettre de Henri Heine, en date du 7 octobre 1840. (Lutèce, p. 128.)

[200] Le texte entier de cette note est inséré dans les Pièces historiques des Mémoires de M. Guizot.

[201] Correspondence relative to the affairs of the Levant.

[202] Lettre de M. Thiers à M. de Barante, en date du 10 octobre 1840. (Documents inédits.)

[203] Dans la seconde moitié de septembre, le Journal des Débats et la Presse avaient souvent réclamé la réunion du parlement, et c'étaient alors les journaux ministériels qui la repoussaient. On racontait que M. Thiers avait répondu au Roi, la première fois que celui-ci avait parlé de convoquer les Chambres : Mais les Chambres, c'est la paix !

[204] Expressions de M. Guizot.

[205] M. Charles Greville, dans son journal, à la date du 10 octobre, constate cette surprise des ministres anglais à la réception d'une note si modérée et si terne. J'allai trouver immédiatement Guizot, ajoute-t-il, et je lui dis que la réception de la note avait changé très-heureusement les choses, qu'elle avait causé une très-grande satisfaction, mais que les ministres n'étaient certainement pas préparés à une communication si modérée. Il rit, haussa les épaules et dit qu'il ne pensait pas qu'ils fussent plus étonnés que lui, qu'on avait été plus loin qu'il n'était besoin, que lui-même, si désireux qu'il fût de la paix, n'aurait jamais pu se décider à aller jusque-là. Il ne me cacha pas et même me dit en propres termes qu'il trouvait cela peu honorable, en désaccord criant avec le langage tenu antérieurement et avec tant de fastueux préparatifs. Je lui répondis que je ne comprenais pas, en effet, comment une telle note pouvait émaner des mêmes gens que toutes les menaces que nous avons naguère entendues, et j'ajoutai que M. Thiers, malgré tout son savoir-faire, aurait quelque difficulté à défendre à la fois, devant les Chambres, sa note et ses armements. Guizot ne paraissait pas du tout chagrin à l'idée que Thiers s'était mis dans une mauvaise passe, mais il était très-mécontent de la figure faite par la France. (The Greville Memoirs, second part, t. Ier, p. 336, 337.) — Le 17 octobre, la princesse de Metternich notait sur son journal que l'on venait de recevoir de M. Thiers une dépêche si conciliante que M. de Sainte-Aulaire lui-même en avait paru surpris. (Mémoires de M.de Metternich, t. VI, p. 419.)

[206] Expressions de M. Charles Greville.

[207] M. Greville disait alors du roi Léopold qu'il était fou de frayeur.

[208] The Greville Memoirs, t. II, p. 338 à 340.

[209] Mémoires de M. Guizot.

[210] Cette publication excita la plus vive indignation chez les gens d'ordre. M. de Viel-Castel écrivait sur son journal, à la date du 13 octobre : C'est une des productions les plus atroces qui aient paru depuis Babeuf. (Documents inédits.) — Nous lisons dans le journal écrit par l'une des princesses royales : M. de Lamennais a lâché une brochure, véritable hurlement d'une bête enragée impatiente de se jeter sur tout l'ordre social. (Revue rétrospective.)

[211] Articles du 12 et du 15 octobre 1840.

[212] M. Edgar Quinet écrivait, dans une de ses lettres, le 14 octobre 1840 : Le ministère ruse, faiblit, atermoie... Quelle affreuse et infâme comédie !

[213] Dès le 9 octobre, M. Thiers avait écrit à M. de Sainte-Aulaire : Je ne serai point un obstacle à la paix et je me retirerai de grand cœur pour la rendre moins difficile. (Documents inédits.)

[214] Lettre du 19 octobre 1840. (Documents inédits.)

[215] Mémoires de M. Guizot.

[216] Cité par M. Duvergier de Hauranne dans un écrit publié, en 1841, sur la Politique extérieure de la France.

[217] Dépêche de lord Granville du 15 octobre. (Correspondence relative to the affairs of the Levant.)

[218] Tel était même le désir des ministres de faire quelque chose, que les idées les plus étranges traversèrent alors le cerveau de certains d'entre eux. Ainsi fut-il question d'une entreprise éventuelle de la flotte sur les îles Baléares, dont la France se serait brusquement saisie pour assurer ses communications avec l'Algérie et faire échec à l'influence anglaise, alors dominante en Espagne. Contre un Etat avec lequel nous ne nous trouvions pas en guerre et qui était même absolument étranger au conflit oriental, un tel coup de main eût été d'un forban plutôt que d'un gouvernement civilisé. Mais le souvenir de l'expédition d'Ancône avait quelque peu altéré la notion du droit des gens, et depuis que les orateurs de la coalition s'étaient complu à opposer cet exemple de l'énergie de Périer aux défaillances des ministres du 15 avril, le désir de refaire n'importe où une anconade était devenu pour certains esprits une véritable obsession. Si peu que le projet ou le rêve de mettre la main sur les Baléares ait occupé le cabinet français, il transpira cependant au dehors ; le gouvernement anglais en fut informé et s'empressa d'avertir le gouvernement espagnol. (BULWER, t. II, p. 301 à 308.) On aurait quelque peine à attribuer une idée si bizarre aux membres ou même seulement a l'un des membres du ministère du 1er mars, si l'on n'avait sur ce point un aveu formel. Quelques semaines plus tard, le 3 décembre, en pleine Chambre des députés, le comte Jaubert s'exprimait ainsi : La flotte de Toulon ! Qui vous a dit que nous n'en voulions rien faire ? Nous voulions en faire quelque chose. (On rit.) Nous n'avons pas eu le temps, vous le savez bien. La flotte, à Toulon, était plus menaçante pour l'Angleterre que partout ailleurs ; car à Toulon elle dominait les îles Baléares : ce gage... (Exclamations aux centres. Agitation prolongée), ce gage du retour de notre armée d'Afrique, s'il devenait nécessaire. Vous avez tort de vous récrier. J'ai commencé par dire que d'autres n'étaient pas responsables et de mes paroles et de mes pensées personnelles. Devant l'effet fâcheux produit par cette révélation, un autre ministre du 1er mars, M. Vivien, chercha, dans la même séance, à en réduire la portée. Oui, messieurs, dit-il, on prévoyait que, dans le cas d'une collision, une autre puissance voudrait s'emparer des Baléares, et la flotte était destinée à les protéger. Les journaux de Londres firent naturellement grand tapage de l'indiscrétion du comte Jaubert. Le Constitutionnel leur répondit qu'il avait été question non d'occuper les Baléares, mais de les protéger contre quelqu'une de ces entreprises de corsaire dont la marine anglaise était coutumière.

[219] Traduit devant la Cour des pairs, Darmès fut condamné à mort, le 29 mai 1841, et exécuté le 31.

[220] Journal écrit par l'une des princesses royales pour le prince de Joinville. (Revue rétrospective.)

[221] M. Duchâtel, arrivé à Paris le 17 octobre, constatait aussitôt ce double résultat dans une lettre à M. Guizot, en date du 19 octobre. (Mémoires de M. Guizot.) — Voyez aussi une lettre écrite au même M. Guizot, le 18 octobre, par M. de Lavergne, alors attaché à M. de Rémusat ; M. de Lavergne déclarait que l'attentat de Darmès avait hâté la maturité d'une situation déjà fort avancée. (Revue rétrospective.) — M. de Rémusat, de son côté, écrivait, non sans amertume, à un de ses amis, le 17 octobre : Beaucoup de gens, fort susceptibles naguère sur la question d'honneur national, sont charmés de trouver dans la crainte de l'anarchie un prétexte pour se refroidir. (Documents inédits.)

[222] Journal écrit pour le prince de Joinville. (Revue rétrospective.)

[223] M. de Metternich, bien que fort animé contre M. Thiers et déclarant que l'Europe jetait contre lui un cri d'indignation, croyait cependant nécessaire de le conserver dans son poste actuel, et il ajoutait : C'est devant les Chambres que M. Thiers doit tomber ; toute autre chute serait un danger évident, et pour la Fiance, et pour l'Europe. (Dépêche au comte Apponyi, du 23 octobre 1840. Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 487, 488.)

[224] Mémoires de M. Dupin, t. IV, p. 100, et Notice sur M. Duchâtel, par M. VITET. — Ce ministre était probablement M. Cousin. Depuis quelque temps, il laissait clairement voir son désir de s'en aller ; un jour où l'on discutait sur les périlleuses complications de la crise extérieure, il s'était penché vers M. de Rémusat et lui avait dit à mi-voix : Ne trouvez-vous pas que j'aurais mieux fait d'achever mon mémoire sur Olympiodore ?

[225] Mémoires de M. Guizot.

[226] Morning Herald du 17 octobre 1840.

[227] Siècle du 21 octobre 1840.

[228] Documents inédits.

[229] The Greville Memoirs, second part, t. Ier, p. 339.

[230] Mémoires de M. Dupin, t. IV, p. 99.