HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE IV. — LA CRISE DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE (MAI 1839-JUILLET 1841)

 

CHAPITRE II. — QUATRE MOIS DE BASCULE PARLEMENTAIRE. MARS-JUILLET 1840.

 

 

I. Le Roi appelle M. Thiers. Celui-ci fait sans succès des offres au duc de Broglie et au maréchal Soult. Il se décide à former un cabinet sous sa présidence. Il obtient le concours de deux doctrinaires. Composition du ministère du 1er mars. — II. Le plan de M. Thiers. M. Billault est nommé sous-secrétaire d'Etat et M. Guizot reste ambassadeur. La gauche satisfaite et triomphante. Attitude défiante et hostile des conservateurs. Le Roi et le ministère. M. Thiers et ses conquêtes individuelles. — III. La loi des fonds secrets. Les conservateurs se disposent à livrer bataille. La discussion à la Chambre des députés : M. Thiers, M. de Lamartine, M. Barrot, M. Duchâtel. Victoire du ministère. — IV. Les fonds secrets à la Chambre des pairs. Rapport du duc de Broglie. La discussion. — V. La question d'Orient dans la discussion des fonds secrets. Discours de M. Berryer. Déclaration de M. Thiers à la Chambre des pairs. — VI. Amnistie complémentaire. Godefroy Cavaignac et Armand Marrast. Place offerte à M. Dupont de l'Eure. Accusations de corruption. La proposition Remilly sur la réforme parlementaire. M. Thiers a besoin d'une diversion. — VII. Le gouvernement annonce qu'il va ramener en France les restes de Napoléon. Effet produit. Comment M. Thiers a été amené à cette idée et a obtenu le consentement du Roi. Négociations avec l'Angleterre. Les bonapartistes et les journaux de gauche. Rapport du maréchal Clauzel. Discours de M. de Lamartine. La Chambre réduit le crédit proposé par la commission et accepté par M. Thiers. Colères de la presse de gauche et tentative de souscription. Le ministère est débordé. Echec de la souscription. Mauvais résultat de la diversion tentée par M. Thiers. — VIII. Lois d'affaires. Talent déployé par le président du conseil. Son discours sur l'Algérie. — IX. Les pétitions pour la réforme électorale ; M. Arago et sa déclaration sur l'organisation du travail. Les banquets réformistes. Le National et les communistes. — X. La proposition Remilly est définitivement enterrée. Divisions dans l'ancienne opposition. Le mouvement préfectoral. Mécontentement de la gauche. Les conservateurs sont toujours méfiants et inquiets. Ils craignent la dissolution et l'entrée de M. Barrot dans le cabinet. Situation de M. Thiers à la fin de la session.

 

I

Le vote muet et mystérieux sous lequel avait succombé le ministère du 12 mai, n'était pas de nature à éclairer la couronne sur l'usage qu'elle devait faire de sa prérogative. Où était la majorité qui avait frappé en se cachant ? Ces députés, rassemblés un jour, des points les plus opposés, pour faire un mauvais coup, seraient-ils capables de rester unis pour gouverner ? Quelques jours après, un observateur clairvoyant, M. Rossi, écrivait[1] : Il n'y a pas de majorité dans la Chambre, et les ministres sont culbutés par des majorités faites à la main, par des majorités ad hoc. Elles se forment aujourd'hui, renversent un cabinet ; elles ne sont plus demain. On dirait une mine qui fait explosion ; on voit le terrain bouleversé ; mais où est la poudre qui a produit tout ce ravage ? Comme une armée d'amateurs, elle enfonce les portes d'un fort et se débande ; elle reviendra à la charge lorsqu'une nouvelle garnison aura remplacé la garnison égorgée. C'est la guerre pour la guerre, sans espoir ni souci de conquêtes. Je le crois bien. Pour faire des conquêtes, des conquêtes sérieuses, durables, il faut une armée organisée, des intentions communes, des vues générales, des chefs reconnus de tous, un drapeau, un plan, un système ; il faut tout ce que la Chambre n'a pas.

A défaut d'une majorité s'imposant, un homme se trouvait sinon indiqué, du moins particulièrement en vue : c'était M. Thiers. Déjà, lors de la crise précédente, il avait paru à beaucoup le ministre nécessaire. Cette fois, l'effacement volontaire de M. Guizot, qui venait de s'embarquer pour prendre possession de l'ambassade de Londres, contribuait à attirer plus encore les regards sur l'ancien chef du centre gauche. Celui-ci ne personnifiait-il pas cette prééminence parlementaire qui faisait depuis quelque temps échec au pouvoir royal ? Ce fut donc vers lui que le Roi se tourna tout d'abord. Il ne le faisait qu'à regret : récemment, il avait déclaré l'entrée de M. Thiers au ministère, incompatible avec la situation du trône[2]. Il lui en voulait de s'être posé ou laissé poser en antagoniste de la couronne, et soupçonnait sa participation au rejet de la dotation. A l'extérieur, les événements avaient supprimé sans doute cette question de l'intervention en Espagne[3], sur laquelle il n'avait jamais pu s'entendre avec l'ancien ministre du 22 février ; mais, à la place, s'était élevé le conflit oriental, où l'esprit d'aventure et les velléités belliqueuses de M. Thiers devaient paraître plus dangereux encore à la sagesse royale. Malgré tout, Louis-Philippe n'hésita pas ; avec son habituelle soumission à ce qu'il croyait être la nécessité constitutionnelle, il appela le chef du centre gauche et lui donna pouvoir de former un cabinet. La seule satisfaction qu'il se réserva, et dont il eût, du reste, mieux fait de se priver, fut de laisser voir son déplaisir, de parler beaucoup de sa résignation, voire même de son humiliation[4].

M. Thiers eut le bon goût de se montrer mesuré et modeste. La crise de 1839 lui avait été une leçon. Sur le programme, il ne manifesta tout d'abord, ni au dehors, ni au dedans, aucune exigence inquiétante. En même temps, loin de paraître pressé de prendre pour lui seul le pouvoir que lui offrait la couronne, il manifesta le désir de le partager. Aussi bien, ne possédant pas de majorité, n'ayant pas même avec lui tout le centre gauche, il comprenait la nécessité de s'assurer des alliés. Un homme s'attendait aux offres de M. Thiers : c'était M. Molé. N'y avait-il pas entre eux, depuis quelque temps, comme une ébauche de coalition, et n'était-ce pas la défection d'une fraction des anciens 221 qui avait fait rejeter la loi de dotation ? Mais, si M. Thiers s'était arrangé pour faire beaucoup espérer à M. Molé, il ne lui avait rien promis formellement. Au fond, tout en ayant trouvé commode d'exploiter, dans l'opposition, le ressentiment et l'impatience des vaincus de la coalition, il était fort peu disposé à leur donner part au pouvoir. C'est ailleurs qu'il songeait à chercher des collègues. La veille de la discussion de la loi de dotation, rencontrant deux doctrinaires, M. Duvergier de Hauranne et M. Jaubert, dans le salon de madame de Massa, il leur avait tenu ce langage : Vous avez refusé de m'aider à renverser ce pitoyable cabinet, et vous vous êtes posés comme les seuls ministériels de la Chambre ; je ne vous dois donc rien, et si, lorsqu'il s'agira de la succession, je ne vous fais aucune proposition, vous n'aurez pas le droit de vous plaindre. D'un autre côté, je ne reconnais pas qu'il fût si immoral, si scandaleux que vous le dites, de me réconcilier avec M. Molé. Je n'ai jamais partagé vos préventions contre sa personne, et vous savez que, plus d'une fois, sous le 11 octobre, j'ai voulu le faire entrer au ministère. Cependant, je reconnais que la coalition a élevé, entre lui et moi, une barrière difficile à franchir, et que notre réunion serait mal interprétée. Il y a, d'ailleurs, entre nous, une difficulté presque insoluble, celle de la distribution des portefeuilles. Je pourrais à la rigueur céder les affaires étrangères à M. de Broglie, parce que ce serait céder mon amour-propre, non ma politique. En les cédant à M. Molé, je sacrifierais à la fois mon amour-propre et ma politique, ce qui est trop de moitié. Je vous le dis donc en toute sincérité, c'est avec vous que je désire m'arranger, et si le ministère est renversé, je vous le prouverai. Je ne sais s'il me serait possible de m'entendre avec Guizot ; mais je crois que je m'entendrais avec M. de Broglie, et, pour y parvenir, je ferais de grands sacrifices[5]. Les doctrinaires avaient peine à croire M. Thiers sincère. L'événement prouva qu'il l'était. En effet, à peine chargé de former le cabinet, il alla frapper à la porte, non de M. Molé, mais du duc de Broglie, dont, du reste, il avait toujours cherché à se rapprocher. La déception fut cruelle pour l'ancien ministre du 15 avril ; il sentait qu'il était joué et qu'il avait compromis, sans profit, son renom monarchique et conservateur. Ce fut surtout aux doctrinaires qu'il garda rancune ; quelques semaines plus tard, il écrivait à M. de Barante : Le ministère du 1er mars n'a été imaginé par M. de Broglie que pour empêcher M. Thiers de se rapprocher des 221 et de leur chef. Quoi qu'on vous dise, voilà la vérité[6].

M. Thiers offrit au duc de Broglie la présidence du conseil et le ministère des affaires étrangères, proposant ainsi de refaire en partie le cabinet du 11 octobre. Désirait-il sincèrement réussir, et ne gardait-il pas au fond quelque préférence pour une combinaison où il eût eu le premier rôle ? Il aurait peut-être été lui-même embarrassé de répondre à cette question. Toujours est-il qu'il insista vivement auprès du duc. Le Roi donnait son assentiment à cette solution ; elle était désirée par le centre gauche et même par la gauche ; les 221 s'y résignaient. La résistance obstinée, insurmontable, vint du principal intéressé, du duc de Broglie. Celui-ci croyait que rien de bon n'était possible ; il se défiait de l'opinion de la Chambre, de M. Thiers, et même du Roi. Avec plus d'ambition il eût eu plus de hardiesse et moins de désespérance ; mais l'ambition lui avait toujours fait défaut, et la mort récente de la duchesse de Broglie l'en avait dégoûté encore davantage. Il manifestait ses sentiments, non sans une amertume et un pessimisme parfois excessifs, dans une lettre écrite à M. Guizot : Sans doute, disait-il, si la France et les Chambres étaient lasses de l'empire des médiocrités, s'il était réellement question de relever le pouvoir de l'état où il est tombé, de rallier dans un ministère puissant et véritable tous les éléments dispersés de l'ancien parti gouvernemental, et que je parusse un des ingrédients nécessaires de cette réconciliation, j'y réfléchirais. Mais nous sommes plus loin que jamais d'une semblable tentative ; la coalition de l'année dernière lui a porté le dernier coup ; et l'on n'entrevoit pas même dans l'avenir la possibilité d'un tel événement. Cela posé, que peut-il résulter, dans le morcellement de tous les partis, dans la profusion des inimitiés personnelles, dans l'état de guerre civile entre tous les hommes du gouvernement, que peut-il résulter, dis-je, de nouvelles modifications ministérielles ? Rien autre chose que ce que nous voyons depuis trois ou quatre ans. Des ministères purement négatifs, dont le but et le mérite sont d'exclure, les uns par les autres, les personnages politiques les plus éminents, dont la liste est en quelque sorte une table de proscription ; des ministères pâles, indécis, sans principes avoués, sans autre prétention que de vivre au jour la journée, sans autre point d'appui que la lassitude et le découragement universels, réduits à s'effacer dans toutes les occasions importantes, à s'acquitter en complaisances continuelles, tantôt vis-à-vis du Roi, tantôt vis-à-vis des Chambres et de chaque fraction des Chambres grande ou petite, et à se fabriquer, tous les matins, une majorité artificielle par des concessions ou des compliments, par des promesses et des caresses, en pesant, dans des balances de toile d'araignée, la quantité de bureaux de poste qu'on a donnés d'un côté, et la quantité de bureaux de tabac qu'on a donnés de l'autre. Le duc ne voulait pas blâmer ceux qui recouraient à ces procédés ; il les croyait même nécessaires à l'heure présente ; mais il se déclarait impropre à les employer. Quant aux conséquences de cette conduite relativement à mon avenir politique, disait-il en finissant, il en sera ce qu'il plaira à Dieu. S'il lui plaît que je ne rentre jamais dans les affaires, je l'en remercierai de bon cœur. C'est un grand avantage, pour un homme public, de se retirer des affaires en laissant derrière soi une réputation intacte et quelques regrets ; c'est un avantage auquel il ne faut sans doute sacrifier aucun devoir, mais qu'on est trop heureux de pouvoir concilier avec ses devoirs[7]. Ce ne furent pas ces motifs qu'invoqua M. de Broglie pour répondre aux instances de M. Thiers ; mais il allégua les soins qu'exigeait la santé de son dernier enfant, et rien ne put ébranler sa résolution. Toutefois, il n'en fut pas moins touché de l'offre et de la façon dont elle avait été faite. M. Thiers, écrivait M. Doudan, l'un des familiers du duc, a été, en tout ceci, la lumière et la raison mêmes ; il a agi sans détours, avec cette simplicité charmante et savante qui est sa séduction, et son danger aussi, parce qu'il est mobile. M. de Broglie, d'ailleurs, regardait alors l'entrée aux affaires du chef du centre gauche comme inévitable et même comme assez inoffensive. Aussi, tout en ne voulant pas être son collègue, se montrait-il disposé à l'aider dans la formation de son ministère, et presque à le couvrir d'une sorte de patronage.

Ayant échoué auprès du duc de Broglie, M. Thiers fit proposer au maréchal Soult la présidence du conseil et le portefeuille de la guerre ; le maréchal refusa. Le Roi essaya alors d'obtenir qu'une démarche analogue fût faite auprès de M. Molé, qui eût pris la présidence et les affaires étrangères ; M. Thiers déclara, non sans quelque vivacité, que ce serait, pour lui, recevoir du ministre du 15 avril un supplément d'amnistie, et qu'il ne le pouvait pas.

Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis la démission du cabinet, et l'on ne se trouvait pas plus avancé qu'à la première heure. Le souvenir des déplorables longueurs de la crise précédente rendait l'opinion plus impatiente, plus nerveuse, plus facilement inquiète. Les journaux de gauche le prenaient déjà sur un ton de menace avec la royauté, à laquelle ils imputaient tous les retards. Il faut se hâter, disait de son côté le Journal des Débats. Nous partageons, à cet égard, l'avis unanime de la presse. La plaie saignera longtemps ; au moins ne faut-il pas qu'elle s'envenime. Enfin, la gravité des négociations pendantes sur les affaires d'Orient ne permettait pas un long interrègne. Finissons-en ! c'était le cri général. Il ne déplaisait pas à M. Thiers d'être ainsi pressé. Ce lui fut un argument pour s'attribuera lui seul le premier rôle qu'il avait offert de céder, ou tout au moins de partager, et il entreprit de refaire, avec des personnages de second rang, un nouveau ministère du 22 février, dans lequel il se réservait le portefeuille des affaires étrangères et la présidence du conseil. Bien que, dans une telle combinaison, la plupart des ministres dussent être de nuance centre gauche, M. Thiers, fidèle à sa pensée première, désirait leur adjoindre quelques doctrinaires. Il voyait là un moyen de rassurer les conservateurs, et aussi peut-être de jeter un germe de division dans un groupe rival. Mais, parmi les amis de M. Guizot, s'en trouverait-il qui consentissent à entrer sans lui dans un cabinet présidé par M. Thiers ? Les premières ouvertures faites à M. Duchâtel et à M. Dumon furent repoussées. A leur défaut, le futur président du conseil s'adressa à M. de Rémusat et à M. Duvergier de Hauranne, demeurés plus fidèles aux idées et aux alliances de la coalition. M. Duvergier de Hauranne, très-désintéressé dans sa passion, refusa pour son compte, mais proposa, comme convenant mieux à ce poste, son beau-frère, le comte Jaubert, orateur alerte, caustique, pétulant, aimant à emporter le morceau, plus tirailleur que capitaine, redoutable à ses adversaires et parfois gênant pour ses amis, fort galant homme, du reste, courageux, probe, le plus agressif des orateurs à la tribune, le plus poli des collègues dans les relations de chaque jour. Il s'était fait remarquer, quelques années auparavant, par la véhémence avec laquelle il repoussait toute compromission avec la gauche ; sous le ministère du 22 février, M. Guizot n'était pas parvenu à contenir les éclats de son opposition, et l'on n'a pas oublié le rapport si blessant pour M. Thiers qu'il avait fait alors sur les grands travaux de Paris[8]. Mais, dans l'état de désorganisation des partis, s'il fallait s'attendre à toutes les divisions, aucun rapprochement ne semblait impossible. M. Jaubert ne fut pas plus embarrassé d'accepter le portefeuille des travaux publics que M. Thiers de le lui proposer. On pouvait croire que le concours de M. de Rémusat serait aussi facile à obtenir. Il était lié de vieille date avec M. Thiers, et avait un fond plus révolutionnaire que les autres doctrinaires. En outre, il cachait sous les dehors un peu froids d'un philosophe mondain, une certaine curiosité aventureuse, téméraire, et tout dilettante qu'il fût, tout amateur blasé que l'appelât M. Guizot[9], il ne laissait pas que d'être secrètement séduit à la pensée de jouer un rôle plus actif et plus considérable ; sa participation aux affaires s'était jusqu'ici bornée à un sous-secrétariat d'État dans le très-court cabinet du 6 septembre ; cette fois, on lui offrait l'un des principaux portefeuilles, celui de l'intérieur[10]. Cependant, il commença par se montrer fort hésitant. Il répugnait à se séparer ainsi de ses anciens amis politiques, de ses anciens chefs, notamment de M. Guizot et de M. Duchâtel. Trop clairvoyant et connaissant trop bien ses propres idées pour ne pas se rendre compte que la voie dans laquelle on lui demandait de s'engager le conduirait à changer de camp politique, il ne se sentait retenu par aucun scrupule de doctrine, mais s'inquiétait d'un tel changement pour ses amitiés et pour la convenance supérieure de sa vie publique. Il ne céda que sur les conseils pressants du duc de Broglie[11].

Les autres portefeuilles étaient, naturellement, réservés aux amis politiques du président du conseil. Parmi les députés du centre gauche, le choix était limité, car M. Thiers se trouvait alors brouillé avec les hommes les plus considérables du groupe, MM. Dufaure, Passy, Sauzet. A leur défaut, il dut se contenter de personnages moins en vue, MM. Pelet de la Lozère, Vivien et Gouin, entre lesquels il partagea les ministères des finances, de la justice et du commerce. Il leur adjoignit, pour le ministère de l'instruction publique, un pair d'un nom plus éclatant, M. Cousin. Celui-ci, absorbé, depuis 1830, par l'organisation et le gouvernement de l'enseignement philosophique, ne s'était pas mêlé jusqu'ici fort activement aux luttes des partis. Toutefois, dans les discussions des récentes Adresses, au Luxembourg, il avait paru se classer dans le centre gauche, en défendant à plusieurs reprises la politique de l'intervention en Espagne. Le cabinet fut complété par l'appel, au département de la guerre, du général Cubières, qui n'avait aucun antécédent parlementaire, et, à celui de la marine, de l'amiral Roussin, homme de mer renommé, mais qui venait de faire, comme ambassadeur à Constantinople, une campagne diplomatique au moins très-critiquée.

Parmi les personnages de valeur inégale que M. Thiers proposait ainsi à l'approbation royale, aucun n'était considérable par son passé politique. Deux seulement avaient été déjà ministres, M. Pelet de la Lozère, au 22 février 1836, et le général Cubières dans l'administration intérimaire d'avril 1839 : ce qui faisait dire gaiement à M. Thiers, lui-même âgé de quarante-deux ans, qu'il avait formé un cabinet de jeunes gens. Le président du conseil n'en était que plus en vue. Comme au 22 février 1836, il dominait, résumait, personnifiait le ministère. Le Roi accepta tout, sans faire d'objection à aucun nom, et signa, le 1er mars, les ordonnances portant nomination des nouveaux ministres. La crise avait duré neuf jours.

 

II

Cette fois encore, M. Thiers arrive au pouvoir sans avoir derrière lui un parti constitué, en état de le soutenir. Non-seulement la majorité ne lui appartient pas, mais elle n'existe pas ; avant même de la conquérir, il doit la former. Il ne rêve pas de restaurer - quelqu'un des anciens groupes plus ou moins ébranlés et disloqués par les récentes crises ; il tâche, au contraire, de précipiter le travail de décomposition[12]. Plus il aura devant lui de morceaux brisés et épars, plus il se flatte de pouvoir les combiner à sa guise. C'est, en effet, avec des fragments ramassés de tous côtés, dans la gauche, dans le centre gauche, dans le centre droit et le centre, qu'il veut se faire une majorité dont il sera l'origine et la fin, le lien et le programme. Les éléments qu'il prétend ainsi rassembler, sont singulièrement hétérogènes, contradictoires même, tout au moins incapables de s'accorder seuls et directement. S'ils se rapprochent, ce ne sera qu'en M. Thiers et par M. Thiers, chacun attendant de lui une politique différente. Le président du conseil ne redoute pas les difficultés de cet équilibre et de ce jeu de bascule ; il croit être le seul capable d'y réussir, et se réjouit de devenir ainsi le ministre nécessaire. Ces éléments ne sont pas seulement hétérogènes, ils sont par nature inconsistants, rebelles à toute cohésion durable. Peu importe : si mobiles qu'ils soient, le ministre compte être plus alerte encore ; et puis il lui plaît de n'être pas enfermé dans une majorité fixe qui gênerait ses évolutions. Au lieu d'une seule majorité, il en aura plusieurs ; c'est à ses yeux tout bénéfice. A mesure que nous esquissons cette tactique, ne semble-t-il pas qu'elle nous soit déjà connue ? En effet, c'est à peu près la même que M. Thiers avait essayée lors de son premier ministère. Il y a toutefois un changement : en 1836, M. Thiers sortait du gouvernement, où il avait été le collègue de M. Guizot ; en 1840, il sort de l'opposition, où il vient d'être l'allié de M. Barrot. Cette différence dans le point de départ a son importance ; il en résulte que, cette fois, l'axe de la majorité à former se trouve, du premier coup, porté beaucoup plus à gauche.

Le nouveau ministère a tellement conscience de n'avoir pas de majorité toute faite, qu'il use d'abord d'un expédient pour retarder le jour où il mettra à l'épreuve la confiance du parlement. Obligé, par l'usage, d'apporter une déclaration en se présentant pour la première fois devant les Chambres, il la fait à dessein si sommaire et si banale qu'elle ne peut ni éclairer personne, ni provoquer aucune contradiction[13]. Il annonce, du reste, l'intention de déposer prochainement une demande de fonds secrets et de donner, à cette occasion, des explications plus étendues. Les quelques semaines ainsi gagnées, il compte les employer à prendre position, à tâter les partis et les hommes, à préparer les déplacements et les rapprochements d'où doit sortir sa majorité.

Les premiers actes de M. Thiers révèlent tout de suite sa politique de bascule. En même temps qu'il fait des démarches auprès de M. Guizot pour le garder à l'ambassade de Londres, il nomme un membre de la gauche, M. Billault, à l'un des postes de sous-secrétaire d'État. Député seulement depuis trois ans, M. Billault siégeait alors à côté de M. Odilon Barrot, c'est-à-dire dans un parti plus avancé que celui d'où sortaient les ministres. De petite taille, les yeux expressifs, il était remuant, laborieux, ne se ménageant pas, rompu aux affaires, plus polémiste à la tribune qu'orateur, mais d'une rare dextérité de parole, souple et tenace dans la discussion, ardent à l'attaque. Il sortait du barreau de Nantes et était demeuré avocat à la Chambre, sans beaucoup d'idées à lui, prêt à traiter les sujets les plus divers, on eût presque dit à professer les opinions les plus opposées. Il recevait, de toutes mains, des notes et même des phrases toutes faites qu'il s'assimilait fort adroitement ; chaque fois qu'il rencontrait dans un journal un argument dont on pouvait tirer parti, il découpait le passage et le collait proprement sur une feuille de papier ; puis, au jour du débat, on le voyait monter à la tribune, muni d'un énorme dossier, d'où il tirait, morceau par morceau, un discours souvent incisif. Toute sa vie, du reste, il ne devait guère avoir qu'une personnalité de reflet et d'emprunt ; sous le second empire, le secret de sa faveur et de son importance sera la souplesse avec laquelle il recevra la pensée et se fera la parole de Napoléon III. En mars 1840, il semblait l'homme de la gauche, et sa nomination, significative surtout comme indice, semblait abaisser la barrière qui, depuis 1831, fermait à ce parti l'accès du pouvoir.

M. Guizot, nommé le 5 février à l'ambassade de Londres, venait d'arriver à son poste, lorsque fut formée l'administration du 1er mars. Qu'allait-il faire ? Consentirait-il, en demeurant ambassadeur, à s'associer, dans une certaine mesure, à la politique du nouveau cabinet ? M. Thiers le désirait vivement ; aussi, dès le 2 mars, adressa-t-il à M. Guizot une lettre très-amicale, où, faisant appel aux souvenirs du 11 octobre et de la coalition, il lui demandait d'ajouter une page à l'histoire de leurs anciennes relations. M. de Rémusat joignit ses instances à celles de son chef : Le ministère, écrivait-il, est formé sur cette idée : point de réforme électorale, point de dissolution. Il est évident qu'il aura, quant aux noms propres, surtout dans le premier mois, un air d'aller à gauche. Les apparences seront dans ce sens, et j'avoue que cela est grave. Mais je réponds de la réalité sur les points essentiels. M. de Broglie, lui aussi, pressait M. Guizot de rester à son poste, déclarant que M. Thiers n'avait eu aucun tort dans la formation du cabinet, qu'il ne pouvait pas faire grand mal, et qu'on serait toujours à temps de se séparer de lui s'il dérivait à gauche. Des avis contraires venaient de M. Duchâtel, de M. Dumon et de quelques autres doctrinaires ; ceux-ci laissaient voir qu'ils désiraient une démission immédiate et un retour à Paris pour prendre le commandement des conservateurs mécontents ou inquiets. M. Guizot n'hésita pas longtemps ; il voyait sans doute avec alarme ce qu'il appelait la pente vers la gauche ; mais il ne jugeait pas possible de rompre a priori avec un cabinet dont faisaient partie deux de ses amis et que patronnait le duc de Broglie. Il croyait, d'ailleurs, qu'il était de son intérêt de prolonger encore la retraite à laquelle il s'était condamné après la coalition. A ne parler que de moi, écrivait-il à M. Duchâtel, je ne suis pas fâché, je vous l'assure, de me trouver un peu en dehors des luttes de personnes et des décompositions de partis. Nul ne s'y est engagé plus que moi... il me convient de m'en reposer. Toutefois, en répondant à M. Thiers et à M. de Rémusat, il marqua bien que son adhésion n'était que conditionnelle. Après avoir pris acte de cette assurance que le ministère ne voulait ni dissolution, ni réforme électorale, il ajoutait : Je ne puis marcher que sous ce drapeau et dans cette voie. Si le cabinet s'en écartait, je serais contraint de me séparer de lui. En même temps, profitant de l'amitié ancienne qui l'unissait à M. de Rémusat, pour s'exprimer avec lui plus librement qu'il ne le faisait avec M. Thiers, il le mettait en garde contre les dangers de l'alliance avec la gauche. Croyez-moi, lui écrivait-il, il y a, par moments, de la force à prendre dans la gauche, jamais un point d'appui permanent. Elle ne possède ni le bon sens pratique, ni les vrais principes, les principes moraux du gouvernement, et moins du gouvernement libre que de tout autre... Elle ébranle et énerve, au lieu de les affermir, les deux bases de l'ordre social, les intérêts réguliers et les croyances morales. Elle peut donner quelquefois des secousses utiles et glorieuses ; son influence prolongée, sa domination abaissent et dissolvent tôt ou tard le pouvoir et la société[14]. Heureux de l'adhésion de M. Guizot, M. Thiers se garda de faire la moindre objection aux conditions et aux réserves qui l'accompagnaient. Il fit valoir auprès des conservateurs son accord avec le plus illustre de leurs chefs : Le ministère actuel, leur disait-il, c'est le ministère du 11 octobre à cheval sur la Manche. Il est vrai que, l'instant d'après, le même ministre se vantait aux députés de la gauche d'avoir trouvé ce moyen habile d'éloigner du parlement leur plus redoutable contradicteur.

Les gages ainsi offerts aux deux partis furent tout d'abord accueillis fort différemment. La gauche se montra aussi reconnaissante et confiante que le centre était triste et inquiet. Aux premières réceptions des nouveaux ministres, on remarqua et l'absence des députés conservateurs et l'affluence des membres de l'ancienne opposition. M. Duvergier de Hauranne, qui se trouva alors à dîner avec plusieurs de ces derniers, chez le président du conseil, notait la joie d'enfant qu'ils semblaient éprouver en se trouvant réunis pour la première fois autour d'une table ministérielle. — C'était pour eux, ajoutait-il, quelque chose de nouveau, de piquant, de ravissant ; aussi fut-on, pendant tout le dîner, d'une gaieté folle. Même contraste dans le langage des journaux. Tandis que la Presse partait immédiatement en guerre, et que le Journal des Débats prenait une attitude d'observation malveillante, les organes de la gauche, à l'exception des feuilles radicales, avaient des airs joyeux et vainqueurs. L'un d'eux, le Courrier français, marquait ainsi les raisons de sa satisfaction : C'est l'opposition entrant aux affaires, et y entrant pour la première fois, nous l'espérons du moins, sans changer de drapeau... Il ne dépend de personne de faire que l'avènement de M. Thiers et de ses amis ne soit un changement profond dans l'État. Par la création de ce ministère, le pouvoir se déplace décidément et fait un pas vers nous. Le parti du gouvernement personnel est en déroute ; le système de résistance est à bout de combinaisons ; la vieille majorité, celle qui avait survécu, bien qu'en s'épuisant, à plusieurs dissolutions, est ensevelie dans sa défaite.

La presse de gauche triompha même si bruyamment que M. Thiers craignit de se trouver ainsi porté trop avant et de paraître le protégé ou même le prisonnier de l'ancienne opposition, au lieu d'être l'arbitre et le médiateur des deux partis. Aussi jugea-t-il tout de suite nécessaire de bien marquer la position intermédiaire où il voulait se tenir, et fit-il dire dans le Messager, l'un de ses journaux officieux : M. Thiers a sa position distincte. Il est le chef du centre gauche. Conséquemment, il n'est ni la gauche, ni les 221. Il exprime l'opinion intermédiaire. Il doit rester sur son terrain, et sa mission est de rallier les modérés de chacun de ces deux partis. Il est un ministère de transaction, ou de transition, si l'on veut... Il est clair que chacun des deux partis doit s'efforcer d'abord de le faire pencher de son côté... Il doit résister à cette double attraction... Pencher à droite, ce serait donner le pouvoir aux 221 ; incliner trop à gauche, ce serait le donner à l'opposition.

La gauche ne se blessait pas de ce langage. Elle paraissait avoir des raisons de croire qu'entre les conservateurs et elle, le partage n'était pas aussi égal que le ministère feignait de le dire, et qu'il y avait un sous-entendu dont seule elle possédait le secret et recueillerait prochainement le bénéfice[15]. M. Thiers lui avait-il donc assuré, dans quelque contre-lettre mystérieuse, des avantages en contradiction avec son langage public ? Non ; mais le seul avènement d'un ministre, travaillant à décomposer l'ancienne majorité et consentant à vivre de l'appui de la gauche, était, pour celle-ci, un réel avantage. Et puis le cabinet se présentait comme un cabinet non-seulement de transaction, mais de transition. Ce dernier mot, plein de promesses, ne se trouvait-il pas dans l'article du Messager, cité plus haut ? Les journaux officieux ne répétaient-ils pas tous les jours que M. Thiers, en forçant les avenues du pouvoir, en s'imposant aux répugnances du Roi, avait ouvert une brèche par laquelle tout le monde pouvait espérer passer à son tour[16] ? Cette considération n'était pas celle qui touchait le moins la gauche. Fatiguée, sinon assagie, aspirant à sortir de son long rôle d'opposition sans espoir et à passer au rang des partis admis à prétendre au gouvernement, elle savait gré à M. Thiers de lui servir d'introducteur dans ce monde nouveau pour elle. De là un zèle ministériel que les sarcasmes mêmes du National ne parvenaient pas à refroidir[17]. Je ne puis les tenir, disait M. Barrot[18] ; ces pauvres hères ont faim depuis dix ans.

Le président du conseil avait su, d'ailleurs, mettre la main sur le chef de la gauche. M. Odilon Barrot, amené, dans le cours des années précédentes, à faire plusieurs fois campagne avec M. Thiers, s'était laissé peu à peu séduire et dominer par lui. La finesse insinuante et entreprenante de l'un avait eu facilement raison de la solennité naïve et un peu inerte de l'autre. M. Barrot continuait sans doute à jouer son rôle de chef de groupe avec la même conviction de sa propre importance ; mais, sans s'en douter, il n'était plus guère qu'un comparse. M. Thiers tirait peut-être plus de profits encore de l'influence qu'il avait acquise sur la presse de gauche. Ni les occupations, ni la dignité de ses nouvelles fonctions ne l'empêchaient de recevoir, chaque matin, les écrivains qui venaient, suivant l'expression de l'un d'eux, assister à sa pensée, et qui transformaient ensuite ses conversations en articles. Parmi eux, à côté de M. Boilay, du Constitutionnel, et de M. Walewski, du Messager, on remarquait les rédacteurs de feuilles plus avancées, M. Léon Faucher, du Courrier français, M. Chambolle, du Siècle, et d'autres encore. Il n'était pas jusqu'aux journaux en apparence opposés à sa politique, où le président du conseil ne trouvât parfois moyen de se créer des intelligences et d'avoir quelque compère. Personne n'a su plus habilement jouer de la presse. Que voulez-vous que j'y fasse ? disait-il, non sans quelque coquetterie ; les écrivains politiques me font des journaux pour moi, sans que je le leur demande ; s'ils tiennent tous à se mettre dans mon jeu, c'est qu'ils trouvent mes cartes bonnes.

M. Thiers avait donc obtenu tout de suite le concours de la gauche ; mais ce n'était que la moitié de son plan : il lui fallait aussi le concours d'une partie des conservateurs. Les jours s'écoulaient sans qu'il fît, de ce côté, aucun progrès. Les froideurs qu'il avait rencontrées dès la première séance menaçaient de tourner en opposition ouverte. Plus la gauche se montrait satisfaite, plus, dans l'autre parti, les défiances se sentaient justifiées, plus les inquiétudes croissaient. Vainement le duc de Broglie, sans se confondre avec le cabinet, le couvrait-il d'une sorte de patronage bienveillant[19] ; vainement, de Londres, M. Guizot se prononçait-il contre une hostilité soudaine, déclarée, et donnait-il ce mot d'ordre : Restons fermes dans notre camp, mais n'en sortons pas pour attaquer, la plupart des doctrinaires étaient en disposition fort peu favorable. La situation, répondaient-ils à M. Guizot, est plus grave que vous ne pouvez le penser, n'étant pas sur le théâtre même des événements. Un ministère soutenu publiquement et ardemment par la gauche, appuyé par les journaux de cette couleur, au nom des idées que nous avons combattues, ce n'est pas là un fait léger et sans importance pour l'avenir. Il ne s'agit de rien moins que d'un complet déplacement du pouvoir, et le mouvement ira vite, si on ne l'arrête. Chez les anciens 221, qui constituaient la fraction la plus considérable des conservateurs, l'irritation et l'alarme n'étaient pas moindres. La presse officieuse leur répétait, tous les jours, que le ministère du 1er mars était le triomphe de la coalition ; or ils n'avaient pas oublié que cette coalition avait été faite contre eux. Aussi se groupaient-ils et s'organisaient-ils avec toutes les allures d'une armée qui se prépare à la bataille, tandis que leurs journaux tenaient un langage de plus en plus agressif. Il était une autre partie de la Chambre où les intentions se montraient, sinon ouvertement ennemies, du moins singulièrement maussades : c'était ce qu'on appelait le groupe du 12 mai ; il se composait des amis de MM. Dufaure et Passy ; de ce côté, on n'avait pas pardonné l'intrigue muette sous laquelle avait succombé la dernière administration, et ce ressentiment paraissait devoir rallier à l'opposition conservatrice vingt à vingt-cinq membres de l'ancien centre gauche. On pouvait donc croire que toutes ces inquiétudes, ces défiances, ces rancunes allaient se réunir pour former un nouveau parti de résistance. Le Journal des Débats, prêt à lui servir d'organe, l'avait déjà baptisé : il l'appelait le parti constitutionnel. M. Doudan, qui voyait les choses du salon de M. de Broglie, faisait, à la date du 12 mars, ce tableau des divers groupes conservateurs[20] : Il me paraît que le ministère tombé se tient en embuscade, probablement avec M. Molé, pour donner un mauvais coup à M. Thiers et lui succéder. Le camp doctrinaire est divisé contre lui-même. Les 221, à peu d'exceptions près, sont d'une grande colère contre le cabinet de M. Thiers, jurant de tout jeter par les fenêtres, afin de maintenir l'ordre dans le pays. Il y a, dans la tête de tout le monde, comme un charivari.

Les journaux de gauche, qui devenaient d'autant plus ministériels que les conservateurs l'étaient moins, accueillaient ces symptômes d'opposition avec une colère dont M. Thiers devait trouver parfois les manifestations quelque peu compromettantes. Ils traitaient les conservateurs de ramas de factieux et les dénonçaient aux ouvriers sans travail comme des artisans de crise, responsables du chômage. Leurs attaques visaient même plus haut : derrière les articles du Journal des Débats et les démarches des 221, ils prétendaient découvrir une intrigue de la cour, c'est-à-dire, dans le langage de l'époque, du Roi[21]. Supposition toute gratuite. Louis-Philippe, sans doute, partageait personnellement beaucoup des répugnances et des inquiétudes des conservateurs. De plus, il ne voyait pas sans mortification, à la tête du ministère, un homme qui affectait de traiter avec lui de puissance à puissance[22]. Aussi, au rapport d'un témoin, était-il fort triste et ne s'en cachait-il pas[23] ; il ne lui déplaisait pas d'être présenté, par des journaux amis, comme n'ayant subi M. Thiers que sous le coup d'une nécessité pénible[24], et on peut même supposer qu'une mésaventure du cabinet ne l'eût pas désolé. Mais il n'en remplissait pas moins correctement son rôle constitutionnel, ne contrariant pas ses ministres, ne leur suscitant aucun embarras. Il faisait même plus, au témoignage de l'un d'entre eux ; M. de Rémusat écrivait, en effet, le 15 mars, à M. Guizot : Le Roi nous traite parfaitement bien et nous prête un réel appui. Nul fondement, donc, dans les accusations dirigées contre Louis-Philippe. Injustes d'où qu'elles vinssent, elles étaient particulièrement scandaleuses de la part de la presse ministérielle. On conçoit que le Journal des Débats les relevât avec une sévérité émue et demandât quel était ce ministère que ses journaux ne pouvaient soutenir qu'en calomniant ou menaçant la couronne. Ce désordre éveillait, chez ceux qui se souvenaient du passé, l'idée de tristes similitudes : Le Courrier français, écrivait-on, défend M. Thiers du ton dont le Patriote français défendait Roland et ses collègues[25]. Les feuilles officieuses proclamaient que le ministère du 1er mars était la dernière expérience tentée pour réconcilier la monarchie et le pays, et le Constitutionnel l'appelait le ministère Martignac du gouvernement de Juillet. On eût dit que chacun de ces articles se terminait par un : Prenez garde ! adressé d'un ton irrité, non-seulement à la Chambre, mais au Roi.

A en juger par le langage des journaux, le rapprochement désiré par le cabinet entre la gauche et une partie du centre n'était pas en voie de s'accomplir. M. Thiers ne paraissait donc pas avoir tiré le profit attendu des quelques jours qu'il s'était réservés pour préparer l'opinion, avant de s'expliquer à la tribune. Il est vrai qu'à côté de ces polémiques de presse, dont le fracas remplissait toute la scène, le président du conseil usait, dans la coulisse, d'un autre moyen d'action moins bruyant, moins extérieur, sur lequel il comptait peut-être davantage : c'étaient les conversations particulières avec les députés. Dans ces tête-à-tête qu'il multipliait à dessein, soit chez lui, soit dans les dépendances de la Chambre, il lui était plus facile que dans les explications publiques de se montrer à chacun sous la face qui pouvait lui plaire. Tandis qu'aux uns il faisait valoir que son seul avènement était un échec au pouvoir personnel, la fin de la résistance et une transition qui permettait à l'opposition d'attendre et de préparer des succès plus complets encore, il se faisait honneur, auprès des autres, de repousser le programme de la gauche, et de ne payer celle-ci qu'avec des apparences, toutes les réalités demeurant aux conservateurs. Il n'était pas jusqu'aux contradictions de son passé qui ne lui servissent à se présenter comme ayant des titres aux confiances les plus opposées[26]. Le tout dit avec l'abondance brillante, souple, familière, câline de ce merveilleux causeur, et surtout avec un certain air de confidence et d'abandon ; l'interlocuteur flatté sortait de l'entretien, persuadé que lui seul avait le secret du ministre et que les autres étaient dupés. C'est ce qu'on appelait alors le système des conquêtes individuelles. M. Thiers, rival en cela de M. Molé, y excellait et y avait goût. Il faut reconnaître, du reste, que la désorganisation générale des cadres parlementaires facilitait singulièrement cette opération. Faut-il croire qu'aux séductions de la causerie, M. Thiers ne se faisait pas scrupule d'en ajouter, au besoin, d'autres plus positives ? On le disait beaucoup alors, et la presse opposante dénonçait vivement ce qu'elle appelait la traite des députés[27].

 

III

C'est le 14 mars que fut nommée, dans les bureaux de la Chambre des députés, la commission chargée d'examiner la demande de fonds secrets sur laquelle devait être débattue la question de confiance. Sur neuf commissaires, cinq seulement étaient ministériels. On prétendait même qu'en additionnant les voix obtenues de part et d'autre dans chaque bureau, les opposants se trouvaient avoir eu la majorité. Les adversaires de M. Thiers, voyant dans ce premier résultat l'indice d'une victoire possible, se décidèrent à livrer bataille.

Tout d'abord ils comprirent que, pour entraîner la masse des conservateurs, il fallait leur présenter un ministère tout prêt à succéder à celui qu'il s'agissait de jeter bas. Le grand argument des journaux de gauche et de centre gauche n'avait-il pas été de répéter tous les jours que si le cabinet actuel était renversé, le pays serait précipité dans une crise sans issue ? M. Thiers lui-même avait dit, d'un ton de défi, dans son bureau : L'on verra qui pourra gouverner après moi ! Ce fut dans le rapprochement du 15 avril et du 12 mai que les opposants cherchèrent les éléments du cabinet futur. M. Molé entra vivement dans cette idée ; impatient de se venger de M. Thiers, qui venait de le jouer et de profiter de l'éloignement de M. Guizot[28], il fit tout pour faciliter l'entente et se déclara prêt à accepter la présidence du maréchal Soult. Parmi les anciens ministres du 12 mai, M. Villemain témoigna d'une ardeur au moins égale à celle de M. Molé ; M. Duchâtel, et surtout MM. Dufaure et Passy, se montrèrent plus hésitants, pas assez, cependant, pour que les meneurs ne se crussent pas fondés à espérer leur adhésion finale. On se hâta donc de faire savoir sur les bancs conservateurs, et même de publier dans les journaux, qu'il y avait un ministère de rechange, et que, des lors, il n'était pas téméraire d'aller de l'avant.

La situation devenait critique pour M. Thiers. Ses journaux trahissaient leurs alarmes par l'agitation nerveuse de leur polémique. Du côté des conservateurs, tantôt on le prenait sur un ton railleur et triomphant, comme si l'on tenait déjà la victoire, tantôt on laissait voir des doutes sur la solidité des troupes qu'il fallait mener au feu. La vérité est qu'avec ces partis disloqués et désorientés, et aussi avec le travail souterrain des conquêtes individuelles, que M. Thiers poussait activement, personne ne prévoyait ce qui arriverait ; chacun attendait, anxieux, le résultat inconnu de la bataille qui allait se livrer, et le Journal des Débats était réduit à comparer la situation parlementaire à une nuit épaisse, où tous les partis erraient en chancelant[29].

La discussion s'ouvrit le 24 mars. M. Thiers monta le premier à la tribune, afin de marquer lui-même le terrain du combat. L'œuvre était difficile, mais pas au-dessus des ressources de l'orateur. Il commença par un récit, fait avec adresse et convenance, des incidents de la dernière crise ministérielle. Puis, examinant l'état de la Chambre, il y distingua trois fractions principales : celle qui avait soutenu le ministère du 15 avril ; la nuance intermédiaire, connue sous le nom de centre gauche ; enfin, l'ancienne opposition. Aucune de ces fractions ne possédait à elle seule la majorité ; il fallait donc qu'elles transigeassent, sous peine de rendre tout gouvernement impossible. C'était cette transaction que M. Thiers venait apporter. Et, pour la faire accepter, il s'appliquait à rassurer les conservateurs, tout en flattant la gauche. Dans ce double jeu était l'habileté du discours. L'orateur commença par faire d'abord la part des conservateurs. Le programme de la gauche contenait, depuis plusieurs années, deux articles qui offusquaient et inquiétaient plus que tous les autres les hommes d'ordre : c'étaient l'abrogation des lois de septembre et la réforme électorale. M. Thiers déclara qu'il maintiendrait les lois de septembre ; tout au plus faisait-il espérer la définition de l'attentat, concession déjà promise par le ministère précédent. Quant à la réforme électorale, il l'ajournait. La difficulté sera grande dans l'avenir, dit-il, je ne le méconnais point ; elle ne l'est pas aujourd'hui. Y a-t-il, parmi les adversaires de la réforme électorale, quelqu'un qui, devant le corps électoral, devant la Chambre, et j'ajouterai devant la Charte, ait dit : jamais ? Personne... A côté de cela, même parmi les partisans de la réforme, y a-t-il des orateurs qui aient dit : aujourd'hui ? Aucun. Tous, j'entends dans les nuances moyennes de la Chambre, ont reconnu que la question appartenait à l'avenir, qu'elle n'appartenait pas au présent. M. Thiers se tourna ensuite vers la gauche, et débita, à son intention, un morceau de bravoure sur la révolution ; après avoir exposé la situation du gouvernement de 1830 en face de l'Europe : Il y a deux manières de sentir, ajouta-t-il ; il y a deux manières de se conduire. Suivant la manière, on peut être embarrassé, honteux peut-être, de représenter une révolution ; on peut manquer de confiance en elle, avoir de la timidité : on pourrait alors la représenter loyalement ; on ne la représenterait pas comme elle a le droit, comme elle a besoin de l'être. Il faut l'aimer, la respecter, croire à la légitimité de son but, à sa noble persévérance, à sa force invincible, pour la représenter avec dignité, avec confiance. Pour moi, messieurs, je suis un enfant de cette révolution, je suis le plus humble des enfants de cette révolution ; je l'honore, je la respecte... je crois à sa persévérance, à sa force ; car si on a gagné des batailles d'un jour sur elle, on ne l'a jamais vaincue. Ce n'était pas tout : le ministre réservait à la gauche une satisfaction encore plus désirée par elle. Il avoua le concours qu'il en recevait, l'en remercia, et, la prenant par la main, il l'éleva solennellement au rang des partis de gouvernement. J'ai les sympathies de l'ancienne opposition, dit-il ; je la remercie ; si elle me les accorde, je vais vous dire à quelles conditions. L'orateur rappelait alors comment, en 1836, il avait quitté le pouvoir pour ne pas céder à la volonté du Roi, et comment, trois fois, il avait refusé d'y rentrer, parce que la couronne n'adhérait pas à ses opinions. Voilà, continua-t-il, la raison des sympathies que j'avais avec l'opposition. De plus, j'ai encore un motif de bienveillance envers elle. Voulez-vous que je vous le dise ? Je n'ai de préjugés contre aucun parti. Je vais vous avouer des choses qui peut-être vous blesseront. Savez-vous ce que je crois ? Je ne crois pas qu'il y ait ici un parti exclusivement voué à l'ordre et un autre parti voué au désordre. Je crois qu'il n'y a que des hommes qui veulent l'ordre, mais qui le comprennent différemment. Je crois qu'il n'y a rien d'absolu entre eux. Et si vous vouliez mettre quelque chose d'absolu entre eux, savez-vous ce que vous feriez ? Vous commettriez la faute qui a perdu la Restauration... Il ne faut point d'exclusions, messieurs. Pour moi, permettez-moi de le dire, en 1830, je me suis jeté au milieu des amis de l'ordre, au milieu de ce qu'on appelle le parti conservateur, parce que je croyais l'ordre menacé. Mes convictions m'ont séparé de lui et m'ont jeté plus tard dans l'opposition. J'ai vu, messieurs, tous les esprits tendre au même but ; j'ai vu qu'il n'y avait personne de prédestiné pour l'ordre ou pour le désordre ; qu'il n'y avait que des amis du pays ; et si vous voulez placer entre eux ce triste mot d'exclusion, il portera malheur à qui voudra le prononcer. La gauche applaudit avec reconnaissance ; un tel témoignage rendu du haut du pouvoir, un tel désaveu de tout ce qui avait fait, sous Casimir Périer et sous le ministère du 11 octobre, le fond de la politique de résistance, valait mieux pour elle que beaucoup de réformes législatives. C'était la porte du pouvoir, porte jusqu'alors fermée, qu'on ouvrait toute grande devant l'ancienne opposition.

Il apparut aussitôt que les 221, ou au moins les plus ardents d'entre eux, refusaient leur adhésion à la transaction proposée par le ministre. Quand on veut, dit M. Desmousseaux de Givré, obtenir l'appui d'un parti, il faut lui faire des conditions acceptables ; à mon avis, celles qu'on nous fait ne le sont pas. La même thèse fut soutenue, avec plus d'éclat, par M. de Lamartine. On se rappelle qu'il s'était fait déjà, lors de la coalition, le champion des 221 ; chose étonnante avec une nature si mobile, un an après, on le retrouvait à la même place et dans le même rôle. Relevant les paroles de M. Thiers, l'orateur, qui n'avait pas encore bu à la coupe de la fausse poésie révolutionnaire, s'écria : J'aime et je défends l'idée libérale... vous vous aimez ; vous caressez, vous surexcitez le sentiment, le souvenir, la passion révolutionnaire ; vous vous en vantez ; vous dites : je suis un fils de la révolution ; je suis né de ses entrailles ; c'est là qu'est ma force ; je retrouve de la puissance en y touchant, comme le géant en touchant la terre. Vous aimez à secouer devant le peuple ces mots sonores, ces vieux drapeaux, pour l'animer et l'appeler à vous ; le mot de révolution dans votre bouche, c'est, permettez-moi de le dire, le morceau de drap rouge qu'on secoue devant le taureau pour l'exciter. Vous dites : ce n'est rien, ce n'est qu'un lambeau d'étoffe, ce n'est qu'un drapeau ! Nous le savons bien ; mais cela irrite, mais cela inquiète, mais cela fait peur. Cela vous convient ? Eh bien ! nous, nous croyons que ce qui irrite et ce qui inquiète le pays, sur les grands intérêts de réforme politique à jamais acquis, ne vaut rien. Plus loin, il reprochait à M. Thiers d'avoir, en cherchant son appui dans la gauche, empêché l'union des centres, qui se faisait tout naturellement ; puis il ajoutait, aux applaudissements enthousiastes des conservateurs : Vous me demandez si j'ai confiance dans la direction parlementaire, dans la force, dans la stabilité, dans la puissance d'agir librement du chef d'un cabinet qui, debout sur une minorité prête à se dérober sous lui, tend une main à la gauche, qu'il appelle à le soutenir contre la droite, une autre main à la droite, qu'il appelle à le défendre contre les prétentions de la gauche ; du chef d'un cabinet suspendu un moment dans un faux équilibre dont la base est une minorité et dont le balancier est une impossible déception ; si j'ai confiance, si j'ai foi, si j'ai espérance, pour la couronne, pour nous, pour le pays, pour l'ordre, pour la liberté, pour quoi que ce soit de vrai, de sincère, de profitable, de patriotique ; moi le dire ? Non jamais !... Je vous trouve à la tête de ceux qui ont mis le trouble et l'inquiétude dans le parlement, soufflé l'agitation entre le parlement et la couronne... Ces bruits accusateurs, ces dénonciations aussi ridicules que mensongères, ces désignations d'hommes de cour, de gouvernement personnel... je suis loin de vous les attribuer... Mais de quels noms se sert-on pour les accréditer ? Qui les désavoue ? Ces fausses monnaies de l'opinion, distribuées chaque jour au peuple pour le séduire ou l'irriter, de qui portent-elles l'empreinte ? Et vous voudriez que je déclarasse confiance à tout cela ! Non, le pays ne nous a pas envoyés pour jeter le mensonge dans cette urne de la vérité !

A M. de Lamartine succéda M. Odilon Barrot : c'était la gauche qui venait dire son avis sur la transaction repoussée au nom des conservateurs. Je dois, dit-il, rendre hommage à la franchise des explications de M. le président du conseil. C'est dans la mesure des déclarations qu'il a faites que je vois un progrès qui mérite notre appui honorable, notre appui dont nous sommes prêts à rendre compte à notre pays. Il est sorti de l'opposition ; il n'a pas désavoué son origine... Il s'est trouvé sympathique avec nous, dans le juste orgueil avec lequel il a invoqué notre révolution, avec lequel il l'a honorée. Sur la réforme électorale, le chef de la gauche, sans rien abandonner de sa thèse, reconnaissait que la question n'était pas mûre et acceptait l'ajournement indiqué par le ministère. Dans mon parti, dit-il encore, les passions politiques me condamnent, mais j'en appelle au bon sens de mon pays. L'appui que je prête à ce ministère, quoiqu'il ne réalise pas toutes mes opinions est un appui commandé par un sentiment profond d'amour, pour mon pays et par cette loi du bon sens qui doit toujours présider aux affaires publiques. A la fin de ce premier jour de débats, M. Thiers apparaissait donc la main dans la main de M. O. Barrot, et en lutte ouverte avec les conservateurs. Ceux-ci semblaient avoir pris leur parti de la rupture et croyaient tenir le succès.

L'hostilité des 221, manifestée par le langage de M. Desmousseaux de Givré et de M. de Lamartine, ne pouvait mettre en péril le cabinet que si elle était appuyée par les doctrinaires et par la fraction du centre gauche attachée aux ministres du 12 mai. On put croire un moment que cette dernière allait en effet se déclarer pour l'opposition : M. Dufaure, disait-on, devait répondre à M. Barrot, et l'on fondait beaucoup d'espérances sur cette intervention. Cette attente fut trompée : la seconde journée s'écoula sans que M. Dufaure se levât de son banc. L'opposition eut-elle du moins le concours des doctrinaires ? M. Duchâtel vint sans doute critiquer l'idée d'une majorité ouverte aux amis de M. Barrot ; mais un autre orateur du même groupe, M. Piscatory, se prononça, au contraire, pour le cabinet, donnant ainsi une nouvelle preuve de la décomposition de tous les partis parlementaires.

En dépit du silence de M. Dufaure et des divisions des doctrinaires, les meneurs de l'opposition conservatrice étaient encore pleins d'entrain et de confiance. M. Thiers, qui voyait le danger, décida de concentrer tous ses efforts, pendant la troisième et dernière séance, à gagner, au centre et au centre droit, l'appoint sans lequel il devait fatalement succomber. Aussi bien, pouvait-il ne plus s'inquiéter de la gauche ; elle lui était tellement acquise que les sarcasmes dont l'accabla M. Garnier-Pagès[30] ne l'ébranlèrent pas un moment. Pour agir sur les conservateurs, le président du conseil employa fort habilement celui des ministres qui, par son caractère et ses doctrines, devait leur inspirer la plus grande confiance : il envoya à la tribune M. Jaubert. Celui-ci parla, avec un grand accent de français, de son attachement à la politique conservatrice ; il raconta qu'avant d'entrer au pouvoir, il avait sondé, avec la plus scrupuleuse sollicitude, les intentions de M. Thiers, et qu'il n'y avait rien vu d'inquiétant ; aussi n'hésitait-il pas à cautionner le président du conseil auprès des conservateurs, comme M. Barrot l'avait cautionné auprès de la gauche. M. Thiers compléta l'effet de ce langage, en accentuant lui-même ses déclarations pour le maintien des lois de septembre et en promettant non-seulement de ne pas appuyer, mais de combattre la réforme électorale si elle était présentée. Ce fut sur ces dernières paroles que l'on prononça la clôture.

Le vote fut un plein succès pour le ministère ; 261 voix contre 158 rejetèrent l'amendement proposé par un député du centre et tendant à une réduction de 100,000 francs. L'ensemble de la loi fut adopté par 246 voix contre 160. Personne ne s'attendait à une majorité si forte. Cent voix de majorité, dit le Roi à M. Thiers quand celui-ci vint lui annoncer ce résultat, c'est inconcevable. Où donc les avez-vous prises ?Là où l'on n'était pas encore allé les chercher, répondit le président du conseil. Il faisait ainsi allusion à la gauche. Celle-ci, en effet, venait de voter les fonds secrets, sans s'embarrasser de tout ce qu'elle avait dit jusqu'alors, au nom de l'austérité démocratique, contre le principe même de ces sortes de crédits[31]. Toutefois, si empressée qu'eût été la gauche, son vote ne suffisait pas à expliquer une telle majorité. Le ministère avait eu aussi pour lui une partie des conservateurs : d'abord M. Dufaure et les membres du centre gauche qui le suivaient ; ensuite une soixantaine des anciens 221, esprits prudents ou timides, répugnant à l'opposition ou redoutant la crise dont on les avait tant menacés. L'hésitation, trahie par le discours de M. Duchâtel et le silence de M. Dufaure, avait éveillé des doutes sur la force et la résolution des assaillants. Ajoutez l'effet des conquêtes individuelles entreprises par M. Thiers, depuis vingt jours. Quant aux 160 voix de la minorité, elles se composaient d'environ 140 conservateurs résolus, anciens 221 ou doctrinaires, et d'une vingtaine de légitimistes ou de radicaux. A compter les suffrages, M. Thiers était donc bien vainqueur ; il avait donné, dans cette lutte difficile, une nouvelle preuve de son habileté, de son éloquence et de son bonheur. Toutefois, la duchesse de Dino exprimait le sentiment de plus d'un spectateur, quand elle écrivait à M. de Barante, à propos de cette discussion : Chacun des restants ou des sortants y a laissé pied ou aile, et, malgré toute la dépense d'esprit et de talent que chacun a faite pendant trois jours, personne ne s'est grandi, ennobli, ni surtout dégagé de sa personnalité[32].

 

IV

Pendant que la gauche triomphait d'une victoire à laquelle elle avait en effet une grande part, les adversaires du cabinet se reconnaissaient battus et définitivement en minorité. Ils n'entrevoyaient, jusqu'à la fin de la session, aucun moyen de prendre leur revanche. Aussi ne songeaient-ils pas à rentrer en campagne. Leur seule ambition était de rester compacts, l'arme au bras, sans attaquer, mais sans se débander, se tenant prêts à profiter des chances que pourraient leur offrir, quelque jour, soit un repentir, soit une imprudence de M. Thiers[33]. L'occasion se présenta bientôt à eux de passer, pour ainsi dire, en revue leur petite armée. Une place de secrétaire dans le bureau de la Chambre s'étant trouvée vacante, ils portèrent l'un des leurs, M. Quesnault, contre le candidat ministériel, qui était M. Berger ; ce dernier l'emporta, mais seulement au second tour et par 191 voix contre 164 (8 avril). Le chiffre de la minorité fut remarqué. Fort irrités, les journaux de gauche saisirent ce prétexte de déclarer que le gouvernement devait traiter les ennemis en ennemis et ne rien concéder à qui ne concédait rien[34]. A ce même moment, cependant, les réflexions de M. Thiers paraissaient le conduire à une conclusion différente. Son plan n'était pas d'avoir à droite une opposition si considérable. Il se sentait ainsi, plus qu'il ne le voulait, sous la protection et à la merci de la gauche ; celle-ci, sachant son concours nécessaire, commençait à se montrer grondeuse et exigeante[35]. M. Thiers en vint à se demander s'il ne serait pas utile de donner un léger coup de gouvernail à droite, pour se rapprocher d'une partie des conservateurs.

La loi des fonds secrets, votée par la Chambre des députés, était alors soumise à une commission de la Chambre des pairs. Le rapporteur de cette commission se trouvait être le duc de Broglie. L'illustre parrain du cabinet, quoique demeurant bienveillant à son égard, n'avait plus toute la confiance du premier jour[36]. Plus encore que le président du conseil, il déplorait de voir le gouvernement porté trop à gauche ; c'était, à son avis, moins la faute de M. Thiers que le résultat fâcheux des querelles de journaux ; mais enfin, le mal était là, et M. de Broglie désirait d'autant plus y remédier qu'il avait pris plus de responsabilité dans la formation du ministère, Aussi était-il prêt à seconder, bien mieux, à provoquer l'inflexion à droite que méditait alors le chef du cabinet. De cette conformité de dispositions, sortit le rapport lu à la Chambre des pairs, dans la séance du 9 avril. L'importance de ce document tenait à ce que le noble pair ne parlait pas seulement en son nom, mais reproduisait les communications faites par le gouvernement à la commission ; c'était comme un nouveau programme ministériel, transmis au public par l'intermédiaire et avec la caution du duc de Broglie. Le cabinet s'y réclamait toujours de la coalition et se faisait honneur d'être sorti de l'opposition ; mais, parmi ses déclarations, celles-là étaient mises plus en relief qui devaient rassurer les conservateurs. Il n'était pas jusqu'à la précision et presque la raideur de la forme, qui ne révélât la préoccupation de dissiper certaines équivoques exploitées par la gauche. La transaction, disait le rapporteur au nom du ministère, doit avoir ses principes, ses règles, ses limites. Point de changement dans nos institutions fondamentales : ajournement indéfini, par exemple, de toute réforme électorale... Maintien des lois tutélaires auxquelles le gouvernement a dû son salut, dans les jours de péril, de toutes sans exception. Maintien des dispositions essentielles de ces lois, de toutes, sauf une exception, sauf un engagement pris par l'administration précédente[37] et que le ministère actuel ne rétracte point, par respect pour des scrupules constitutionnels dont lui-même il n'est pas atteint. Dans la distribution des emplois, point de réaction, point de destitution pour cause politique ; point d'exclusion non plus pour cause politique. Sans doute, sauf la déclaration contre les révocations de fonctionnaires qui était nouvelle, il n'y avait rien là que n'eût dit déjà le président du conseil à la Chambre des députés. Mais le ton était tout autre ; on y reconnaissait comme une volonté de résistance qui devenait la note dominante du programme ministériel. M. Thiers s'en rendit compte et ne laissa pas, au fond, que d'en éprouver quelque déplaisir. Quant au ministère, écrivait le duc de Broglie à M. Guizot[38], il n'a été content qu'à demi ; les conditions du pacte sont si nettement posées, les paroles ont été recueillies et enregistrées avec tant de solennité, qu'il craint que cela ne le compromette avec la gauche... Je crois la position prise assez bonne. Reste à savoir si le ministère en tirera parti ; quant à nous, je pense que l'honneur de notre drapeau est en sûreté.

L'effet du rapport fut considérable. Les journaux conservateurs applaudirent, en gens plus empressés à embarrasser le cabinet qu'à le seconder. Nous adoptons tout à fait le programme du ministère, tel que M. le duc de Broglie l'a présenté à la Chambre des pairs, disait le Journal des Débats du 13 avril. Puis, après avoir montré en quoi ce programme différait de celui qui avait été exposé à la Chambre des députés : Que voulez-vous ? Il y a loin du Palais-Bourbon au Luxembourg, et la route porte conseil... Que ne disait-on cela à la tribune de la Chambre des députés ? Il n'y aurait pas eu, dans le centre, 158 voix contre le ministère. Venaient ensuite des félicitations à l'adresse du duc de Broglie pour le service qu'il avait ainsi rendu. Peut-être le devait-il, ajoutait-on. Il avait contribué à créer un ministère qui semblait douteux ; il lui appartenait de dissiper ces doutes. Il appartenait au parrain de répondre pour l'enfant. Les feuilles de gauche, fort désagréablement surprises, essayèrent d'abord de dissimuler leur mécompte, affectant de ne voir dans ce qui avait été dit que le sentiment personnel du rapporteur, ou tout au plus des concessions sans importance, faites à la caducité de la haute Assemblée ; il avait fallu, disaient-elles, y parler tout bas, comme dans une chambre de malade. Mais il leur fut difficile de feindre longtemps la satisfaction, en face des conservateurs et des radicaux qui les raillaient et leur reprochaient d'être dupes à dessein ou par niaiserie. Elles se décidèrent donc, sans rompre encore avec le président du conseil, à laisser voir quelque mécontentement, et le mirent en demeure d'effacer, dans la discussion, l'impression produite par le rapport. Nous sommes convaincus, disait le Siècle, que le ministère n'adoptera pas, comme l'expression de sa pensée, l'exposé et le commentaire de M. le duc de Broglie ; nous sommes convaincus qu'il parlera de la gauche dans des termes qui répondront mieux à la confiance dont elle l'a honoré.

Irrité des commentaires des uns, intimidé par les sommations des autres, M. Thiers prit le parti de remettre la barre à gauche. Ce fut l'objet du discours très-étudié par lequel il ouvrit, devant la Chambre haute, le débat sur les fonds secrets. S'il ne démentait pas formellement les déclarations recueillies par le rapporteur, il les ratifiait encore moins ; l'habile et souple orateur glissait à côté, mettant tout son art à obscurcir ce qui était clair, à atténuer ce qui était fort. Et comme, après ces explications, M. Bourdeau lui demandait formellement si le rapport avait ou non exprimé sa pensée : Je ne puis admettre ma pensée comme fidèlement exprimée, répondit-il, que lorsqu'elle l'a été par moi-même. Les explications que l'on provoque, je viens de les donner. Si je n'ai pas conquis la confiance de l'honorable membre dans un discours de près d'une heure, je ne dois pas espérer d'y parvenir. Une telle attitude n'était pas faite pour désarmer l'opposition, assez nombreuse dans la Chambre haute. Aussi la discussion, qui ne dura pas moins de trois jours (14, 15 et 16 avril), eut-elle une vivacité inaccoutumée dans cette enceinte. L'adversaire le plus éloquent et le plus passionné du cabinet fut un ancien ministre du 12 mai, M. Villemain, qui prit la parole à plusieurs reprises. On attendait, avec quelque curiosité, le résumé par lequel le rapporteur devait, suivant l'usage, terminer la discussion. Le duc de Broglie, à la fois attristé et embarrassé, ne voulant ni rompre avec le cabinet qu'il croyait toujours le seul possible en ce moment, ni paraître trop sa dupe ou son répondant, se borna à quelques mots sommaires et froids, déclarant qu'entre son rapport et les discours des ministres, il n'avait pu saisir que des différences de mots et pas la moindre différence de choses. Au vote, les crédits furent adoptés, mais il y eut dans l'urne cinquante-trois boules noires : c'était beaucoup pour la Chambre des pairs ; celle-ci témoignait ainsi de ses inquiétudes et de son défaut de sympathie.

Les journaux de gauche se hâtèrent naturellement de souligner, avec une satisfaction triomphante, le langage de M. Thiers. Nous savions bien, disait le Courrier français, que M. le président du conseil ne pouvait pas confirmer les opinions exprimées dans le rapport de M. le duc de Broglie. Il s'est expliqué, en effet, avec la même franchise et avec encore plus d'énergie qu'il ne l'avait fait devant la Chambre des députés. Quant aux journaux conservateurs, ils prenaient note, sans surprise et avec un ton de raillerie dédaigneuse, de cette nouvelle évolution. Qui est trompé ? demandait le Journal des Débats, et il était tenté de répondre : Tout le monde. Lorsque le ministère, ajoutait-il, craindra d'avoir penché trop à gauche, il se rejettera à droite ; il se rejettera à gauche, dès que la droite croira le tenir.

 

V

La discussion de la loi des fonds secrets avait principalement porté sur la politique intérieure. Dans quelle mesure convenait-il que le gouvernement se rapprochât ou s'éloignât de la gauche, telle avait été la question de cabinet débattue entre M. Thiers et l'opposition. Les affaires d'Orient, cependant, occupaient trop l'opinion pour être passées tout à fait sous silence. Si les partis n'en faisaient pas leur terrain de combat, le public n'en attendait pas moins que le nouveau ministère fit connaître quelle conduite il entendait y suivre. Le président du conseil fut très-bref sur ce sujet, dans la déclaration par laquelle il ouvrit, le 24 mars, la discussion de la Chambre des députés ; il se borna à constater en quelques mots l'accord qui s'était fait sur cette immense question d'Orient, devenue si grave, et il ajouta : La presque unanimité de la Chambre s'est prononcée sur ces deux points : maintien de l'empire turc et intérêt efficace pour le pacha d'Egypte. Si sommaire qu'elle fût, cette déclaration indiquait, chez M. Thiers, l'intention de persévérer dans la politique égyptienne de ses prédécesseurs. Au fond, pourtant, comme l'avait laissé voir son récent discours dans la discussion de l'Adresse[39], il n'était pas sans se rendre compte que la France était engagée dans une voie dangereuse. Pourquoi donc n'entreprenait-il pas de l'en retirer ? Absolument maître de son cabinet, il n'était obligé de compter avec aucun de ses collègues, affectait une grande indépendance à l'égard de la couronne, et revendiquait le plein gouvernement au dehors comme au dedans. Si, avec les Chambres, il ne pouvait le prendre d'aussi haut, n'ayant pas de majorité à soi, il était cependant mieux placé que le précédent ministère pour leur parler raison et prudence ; il avait plus d'ascendant oratoire, de prestige personnel ; et surtout, il était moins exposé au soupçon de timidité diplomatique et de complaisance envers le Roi. Pour faire justice des illusions égyptiennes, ne semble-t-il pas qu'il lui aurait suffi de retrouver un peu de ce bon sens courageux avec lequel il avait combattu, au lendemain de 1830, des illusions non moins passionnées, les illusions polonaises ou italiennes ? Mais n'ayant pas osé, quand il était simple député, se mettre en contradiction avec l'engouement général pour le pacha, il l'osait encore moins comme ministre. Il faut bien reconnaître, d'ailleurs, que cet engouement était plus fort que jamais. M. de Sainte-Aulaire, qui ne le partageait pas et qui venait d'arriver à Paris en congé, constatait que l'opinion égyptienne y avait acquis une force très-supérieure à tout ce qu'il aurait pu imaginer, et que la sagesse même du Roi ne le préservait pas de l'illusion générale. Il ajoutait : Un ministère, qui se montrerait hostile ou seulement indifférent aux intérêts de Méhémet-Ali, serait accusé de forfaiture[40]. M. Thiers se sentait d'autant moins disposé à braver cette accusation que déjà il s'était entendu reprocher d'être trop anglais. Et puis, arrivant au ministère comme l'incarnation de la coalition victorieuse, comme le vengeur de l'honneur national, que cette coalition prétendait avoir été abaissé par une politique trop craintive et trop humble, pouvait-il débuter en prenant une résolution où l'on aurait vu un recul devant l'Europe ? pouvait-il décliner la tâche brillante et grandiose dont le parlement avait tracé le programme, et qui n'avait pas effrayé un ministère tant de fois qualifié d'insuffisant ? Il ne le crut pas ; il estima que le rôle national, dont il était si jaloux, ne lui permettait pas de se dérober à un entraînement patriotique, cet entraînement fût-il, par certains côtés, téméraire et périlleux. Quant aux risques, il y avait chez cet homme d'État un fond de présomption et de légèreté aventureuse qui les lui faisait facilement affronter.

De tous les orateurs qui prirent la parole après M. Thiers, dans la discussion des fonds secrets, M. Berryer fut à peu près le seul à faire une part importante aux affaires du dehors. Loin de se poser en ennemi personnel du président du conseil, il rendit hommage à son patriotisme. Français que je suis, lui disait-il, j'ai bien vu que vous étiez Français ; j'ai reconnu, à la palpitation de mes veines, qu'il y avait aussi du sang français qui coulait dans les vôtres. Mais se référant au discours dans lequel M. Thiers avait, trois mois auparavant, exalté l'alliance anglaise, il entreprit de faire le procès de cette alliance. Soutenu, échauffé par l'émotion croissante de tous ses auditeurs et par l'approbation visible d'un grand nombre d'entre eux, il montra partout, — en Belgique, en Algérie, au Maroc, en Espagne, — l'Angleterre nuisible, hostile à la France. Il aborda ensuite la question d'Orient, et dénonça cette même Angleterre s'emparant sans droit d'Aden, projetant de dominer en Egypte, lançant le sultan contre le pacha pour punir ce dernier de son indépendance ; puis, après avoir vu son calcul déjoué par la victoire de Nézib, empêchant l'arrangement entre la Porte et son vassal ; enfin, écoutant les propositions de la Russie, et toute prête à lui permettre d'envoyer vingt-cinq mille hommes en Asie Mineure, pourvu qu'on lui livrât en compensation la mer Rouge. Et alors l'orateur s'écriait : Si cela arrive au profit de la puissance qui a Gibraltar, qui a Malte, qui a Corfou, que devient pour nous la Méditerranée ? Sommes-nous dépossédés, oui ou non ? N'en doutez pas, messieurs, la question d'Egypte est une question de vie ou de mort, comme une question d'honneur et de dignité pour la France. Là, vous n'avez pas d'alliés. Ce que M. Berryer se refusait par-dessus tout à admettre, c'est que la France se résignât à sacrifier aux jalousies anglaises quoi que ce soit de son ancienne grandeur. Dans son discours de janvier, M. Thiers, voulant indiquer comment les intérêts des deux nations n'étaient plus contraires, avait déclaré que nous ne rêvions plus, comme autrefois, d'être une grande puissance coloniale[41]. Y a-t-on bien pensé ? demandait M. Berryer. Quoi, messieurs, la France ne sera qu'une puissance continentale, en dépit de ces vastes mers qui viennent rouler leurs flots sur ses rivages et solliciter en quelque sorte les entreprises de son génie ! Puis il rappelait ce qu'on avait fait pour pousser le pays dans la voie du progrès industriel : Que deviendront toutes les productions que vous excitez dans la France ? Cette immense machine à vapeur, ainsi mise en mouvement, ainsi chauffée par le génie, par l'activité, par l'intérêt de tous, ne fera-t-elle pas une effroyable explosion, si les débouchés ne sont pas conquis ? Et alors, comme par une sorte de refrain, il dénonçait, là encore, l'antagonisme inévitable de l'Angleterre. Enfin, se tournant vers le ministère, dont le chef, la veille, s'était fait honneur d'être le fils de la Révolution : Ministres sortis des bancs de l'opposition, dit-il avec un geste et une voix superbes, vous pouvez vous vanter, vous pouvez Vous proclamer les enfants de celte Révolution, vous pouvez en avoir orgueil, vous pouvez ne pas douter de sa force ; mais il faut payer sa dette. (Mouvement prolongé.) La Révolution a promis au pays, dans le développement de ses principes, dans la force de ses principes, une puissance nouvelle pour accroître son influence, sa dignité, son ascendant, son industrie, ses relations, sa domination au moins intellectuelle dans le monde. La Révolution doit payer sa dette, et c'est vous qui en êtes chargés ! (Agitation.) Les principes qui ont triomphé, après quinze années d'une opposition soutenue, ces principes sont des engagements envers le pays. Pour tenir ces engagements, armez-vous hardiment, courageusement, des forces qui sont propres à la Révolution que vous avez faite. Vous nous devez toute la force promise, au lieu de la force qui a été ôtée. (Longs applaudissements.)

L'effet fut immense : les témoignages contemporains le constatent. L'Assemblée, comme soulevée hors d'elle-même, avait oublié, dans son émotion, tout ce qui la séparait d'ordinaire de l'orateur. Ce n'était pas seulement une surprise produite par la puissance de l'éloquence ; mais cette philippique enflammée contre l'Angleterre, ce grossissement de la question du pacha présentée comme une question de vie ou de mort pour la France, cette mise en demeure adressée au gouvernement de chercher dans quelque grande entreprise orientale, fût-ce contre l'Europe entière, la revanche d'on ne sait quels abaissements, avaient touché au vif, remué à fond tous les ressentiments, toutes les sympathies, toutes les ambitions qui fermentaient alors dans les esprits. C'était l'art singulier de M. Berryer et ce qui le distinguait de tous les autres orateurs légitimistes, de savoir produire de tels effets, sans sortir de son rôle spécial, d'établir entre sa parole et l'âme de la Chambre une vibration communicative, tout en restant, comme homme de parti, séparé de cette Chambre par un abîme. M. Thiers ne jugea pas le moment favorable pour reluire son apologie de l'alliance anglaise ; après avoir rendu hommage à la parole magnifique que la Chambre venait d'entendre, il se borna à protester que l'alliance anglaise n'était pas une alliance forcée pour la monarchie de Juillet. S'il était nécessaire, dit-il, de se séparer de cette alliance, nous nous en séparerions, sans être affaiblis, sans être en péril, croyez-le bien. Puis, pour se mettre au diapason de ses auditeurs, il termina par ce morceau de bravoure : Vous vous imaginez qu'une force est ôtée ; je ne sais pas quelle force ; je ne veux pas le rechercher. Mais le jour où le gouvernement, en 1830, a pu se fonder sur le vœu du pays, sur l'élection, permettez-moi de vous le dire, il s'est fondé sur cette grande force qui a remporté les victoires de Jemmapes, de Zurich et d'Austerlitz. Bien que le vote qui suivit cette discussion lui eût donné une grande majorité, M. Thiers se sentait toujours un peu suspect de n'être pas assez égyptien. Voulant en finir avec ces préventions, il profita, le 14 avril, de la discussion des fonds secrets à la Chambre des pairs, pour s'y expliquer sur les affaires d'Orient plus nettement qu'il ne l'avait fait à la Chambre des députés. Il se défendit d'apporter une politique nouvelle ; sauf la conduite et les moyens heureux ou malheureux qu'on avait pu employer, il entendait suivie la même direction que ses prédécesseurs. Quant à l'Angleterre, il rappelait que nous étions d'accord avec elle sur la question de Constantinople ; en Egypte, il reconnaissait que nous l'étions moins ; mais, loin de se montrer disposé à faire sur ce point quelques concessions à nos voisins, il rappelait toutes les raisons qui devaient, à son avis, nous faire prendre parti pour le pacha : intérêt de la paix et de la sécurité de l'Orient, impossibilité et péril des mesures coercitives. Les négociations se font dans ce sens maintenant, ajoutait-il ; si elles ne réussissent pas, je l'ai dit, la France se croit assez forte pour ne pas craindre de s'isoler. C'était seulement après avoir ainsi prouvé sa résolution de ne rien abandonner à l'Angleterre, qu'il se croyait permis de reprendre l'éloge de l'alliance anglaise, rémunération des avantages qui en résultaient. Il faut, disait-il en terminant, mettre de côté ces récriminations qui excitent les deux nations l'une contre l'autre et persévérer dans une politique qui n'a rien de compromettant pour nous ; car lorsqu'on dit à une nation : Rapprochons-nous, continuons à faire cause commune dans le grand conseil diplomatique pour juger les affaires du monde, réunissons-nous à telle condition, et, si cette condition n'est pas adoptée, chacune des deux nations se retirera de son côté ; quand on parle ainsi, je dis qu'il n'y a là rien de compromettant ; il y a de la force, il y a de l'intelligence, un grand désir de maintenir la paix, mais la paix avec dignité. Je n'en ai jamais voulu d'autre, et, le jour où il faudrait la paix sans dignité, je me retirerais ou je ferais appel à mon pays pour réveiller en lui le sentiment de sa grandeur, qui n'a jamais cessé d'exister. La guerre peut éclater un jour. Mais la paix sans dignité, jamais. Cette fois les amis de Méhémet-Ali pouvaient déposer leurs défiances ; ils se réjouissaient d'avoir arraché à M. Thiers ce qu'ils appelaient un acte de contrition. Enfin, s'écriaient-ils, il a renoncé à la politique anglaise, pour la française !

La session devait se terminer sans autre débat sur la question d'Orient. Pendant les trois mois qui suivirent, pour les Chambres comme pour les journaux, ce fut presque comme si cette question n'existait plus. On savait M. Thiers bien engagé à soutenir le pacha : cela suffisait. Et puis on était distrait par les incidents parlementaires. Cependant, pour être un peu perdu de vue, le péril extérieur n'avait pas disparu, et les négociations se poursuivaient, plus difficiles, plus graves que jamais : nous en reprendrons plus tard le récit, afin de l'embrasser d'ensemble ; pour le moment, suivons la foule et assistons, avec elle, au jeu de la bascule ministérielle.

 

VI

Au sortir de la discussion des fonds secrets dans la Chambre des pairs, c'était avec la gauche que M. Thiers était en coquetterie. Par quels moyens lui plaire, sans trop ébranler l'édifice social ? L'idée lui vint d'avoir, lui aussi, son amnistie. Il lui parut d'une part que c'était une recette éprouvée pour se faire applaudir de l'ancienne opposition, et d'autre part que les 221 ne pouvaient s'offusquer de voir imiter M. Molé. Celui-ci, sans doute, n'avait pas laissé, en ce genre, grand'chose à faire. Toutefois, à y regarder de près, il y avait encore quelques révolutionnaires impénitents auxquels on pouvait rendre les moyens d'attaquer la monarchie et la société. L'amnistie de 1837 ne s'était appliquée qu'aux condamnés politiques alors détenus dans les prisons de l'Etat ; elle excluait ainsi les contumaces en fuite, parmi lesquels étaient certains personnages importants du parti républicain, évadés pendant le procès d'avril[42]. M. Thiers proposa de décider que l'amnistie, accordée par l'ordonnance du 8 mai 1837, serait étendue à tous les individus condamnés avant ladite ordonnance, pour crimes ou délits politiques, qu'ils fussent ou non détenus dans les prisons de l'État. Le Roi, toujours prompt aux mesures de clémence, s'y prêta volontiers, et, de même que la première amnistie avait accompagné le mariage du duc d'Orléans, la nouvelle fut publiée, le 27 avril, à l'occasion du mariage du duc de Nemours.

Parmi les contumaces admis ainsi à rentrer en France, les deux plus connus étaient Godefroy Cavaignac et Armand Marrast. On les a déjà vus à l'œuvre dans les conspirations des premières années du règne : de natures fort dissemblables, le premier, sévère et hautain, esprit tout ensemble cultivé et faussé, implacable mais sincère, non sans générosité tout en servant des opinions cruelles ; le second, élégant et léger, bel esprit sceptique, homme de plaisir égaré dans les violences révolutionnaires par soif de parvenir et par une sorte de gaminerie destructive. A leur rentrée en France, ils eurent des destinées fort différentes. Cavaignac, devenu rédacteur de diverses feuilles démagogiques, d'abord du Journal du peuple, bientôt de la Réforme, n'y retrouva pas l'importance dont il avait joui aux beaux jours de la Société des droits de l'homme. Jalousé par ses compagnons, qui ne le valaient pas, leur faisant un peu l'effet du revenant d'une époque finie, il se sentait lui-même dépaysé dans ce monde politique où il reparaissait après cinq ans d'absence. Bien qu'obstiné toujours dans les mêmes sophismes et les mêmes passions, il était, pour le moment, convaincu de l'impuissance de son parti, désabusé des moyens violents auxquels il avait cru autrefois, et sans espoir dans le succès prochain de la république[43]. Malade, n'ayant que quelques années à vivre[44], il était de plus en plus envahi par cette mélancolie fatiguée, ce dégoût amer qu'avait connus Carrel et dont sont atteintes, tôt ou tard, toutes les âmes un peu hautes, fourvoyées dans le parti révolutionnaire. Marrast avait peut-être encore moins d'illusions sur les vices ou les sottises de son parti ; mais il n'était pas homme à en mourir ; tout au plus souffrait-il, dans sa délicatesse épicurienne, de certains voisinages grossiers. A la différence de Cavaignac, il rencontra, en revenant de l'exil, l'occasion d'un rôle beaucoup plus important et plus brillant que celui qu'il avait joué avant 1833. Il prit la direction du National, qui languissait un peu depuis la mort de Carrel, et lui donna une vie nouvelle. Il avait peu de fond, mais sa plume, très-française d'allure, était audacieuse avec élégance, perfide dans sa légèreté et meurtrière en se moquant. Le National devint, entre ses mains, une des principales machines de guerre dirigées contre la monarchie, si bien qu'au lendemain du 24 février, la rédaction de ce journal se trouvera, comme par droit de victoire, presque maîtresse de la France, et que Marrast sera hissé à la présidence de l'Assemblée constituante, le premier poste de l'État à ce moment. Fortune bien passagère, il est vrai, car, non réélu à l'Assemblée législative, répudié par tous, bientôt même oublié de tous, il mourra, en 1852, sans que presque personne s'en aperçoive, et dans un tel dénuement qu'il ne laissera pas de quoi payer ses obsèques.

L'amnistie complémentaire de 1840 fut loin d'avoir le retentissement et la popularité de celle de 1837. La nouveauté et l'à-propos lui faisaient défaut. La gauche voulut bien en savoir gré au ministère, mais en n'y voyant qu'un à-compte. Elle attendait des satisfactions plus positives. Ce qu'elle voulait, c'étaient des places. Le président du conseil, pour donner, en cette matière, un gage éclatant de sa bonne volonté, fit offrir à M. Dupont de l'Eure un siège à la Cour de cassation. On sait ce qu'était le personnage : sa médiocrité notoire ne permettait pas d'attribuer sa nomination à autre chose qu'à ses opinions politiques ; engagé depuis vingt-cinq ans dans l'opposition la plus étroite et la plus avancée, se posant en républicain, il dépassait M. Odilon Barrot et appartenait au groupe radical. L'idée de cette nomination plut fort aux députés de la gauche. Elle n'avait pas seulement à leurs yeux l'avantage d'ouvrir violemment une brèche dans la citadelle des fonctions publiques ; elle mettait en outre à l'aise beaucoup d'entre eux, à la fois impatients d'accepter les faveurs du cabinet et embarrassés par leurs anciennes poses d'austérité démocratique ; l'exemple d'un homme auquel, dans l'impossibilité de lui prêter aucune antre valeur, on avait fait un renom de rigidité et même de brutalité puritaines, les eût couverts, et là où cet austère aurait passé, tout le monde pouvait passer à sa suite. Par malheur, les radicaux, ayant deviné ce calcul, agirent fortement sur M. Dupont de l'Eure, et obtinrent de lui qu'il repoussât l'offre qui lui était faite. Au lieu donc de l'encouragement espéré, la gauche recevait une leçon, que la presse républicaine ne négligea pas de souligner avec force railleries. Quant à M. Thiers, il sortait de cette tentative, avec la figure un peu penaude d'un séducteur éconduit. Pour comble, vers cette même époque, c'est-à-dire à la fin d'avril et au commencement de mai, éclatèrent à la fois plusieurs révélations compromettantes sur les moyens employés par le président du conseil pour payer le zèle de ses amis de la presse et pour désarmer ses adversaires. On racontait, en citant des chiffres et des noms, l'achat de tel journal, la subvention accordée à telle revue, les missions lucratives données à tels écrivains dont l'opposition était gênante[45]. Et l'on trouvait piquant de rapprocher de ces faits les accusations de corruption, dirigées naguère par M. Thiers et ses amis contre le ministère du 15 avril. Ces petits scandales alimentèrent quelque temps la polémique des journaux : plus tard même, M. Garnier-Pagès les porta à la tribune, et, malgré tout son esprit, le président du conseil ne put y faire qu'une réponse peu concluante[46].

Ce n'étaient pas les seules contrariétés de M. Thiers. Dans sa situation, tout lui devenait embarras. On le vit bien au cours des incidents amenés par ce qu'on appela alors la proposition Remilly. Quelques explications sont nécessaires pour en faire comprendre l'origine et la portée. Depuis longues années, la réforme parlementaire figurait à côté de la réforme électorale, sur le programme de la gauche ; si la seconde avait pour but l'extension du nombre des électeurs, la première tendait à diminuer dans la Chambre le nombre des fonctionnaires, ou même à les éliminer complètement. Le régime représentatif, en pénétrant tardivement sur le sol français, y avait trouvé une ancienne et puissante organisation administrative. Par leur notoriété, par leur crédit, par leur habitude des affaires publiques, les fonctionnaires se trouvèrent tout naturellement désignés aux suffrages des électeurs, et, une fois élus, ils ne furent pas les moins capables des députés. Toutefois, si cette présence des fonctionnaires au parlement offrait des avantages, elle avait aussi des inconvénients. D'une part, l'indépendance du député à l'égard du pouvoir n'était-elle pas en péril, quand il pouvait être tenté d'acheter, par quelque complaisance, une place ou un avancement ? D'autre part, le fonctionnaire, membre de la Chambre, n'était-il pas trop distrait de sa fonction, et n'avait-il pas, sur ses collègues non députés, une supériorité d'influence et de faveur qui se traduisait par des passe-droits ? Dès la Restauration, le parti libéral avait fait grand bruit de ces abus. Ce fut même pour lui donner satisfaction que la Charte de 1830 et la loi du 14 septembre suivant soumirent à la réélection les députés promus à des fonctions publiques salariées, et que la loi du 15 avril 1831 édicta des incompatibilités entre certaines fonctions et le mandat législatif. Malgré ces restrictions, le nombre des fonctionnaires députés allait sans cesse croissant : on en comptait 130 en 1828, 140 en 1832, 150 en 1839. Aussi l'opposition poussait-elle plus fort que jamais le cri de la réforme parlementaire. Un député de la gauche, M. Gauguier, s'en était même fait une spécialité ; chaque année, il reproduisait sa proposition. Le remède qu'il voulait appliquer était incorrect et un peu grossier : c'était la suppression du traitement attaché aux fonctions pendant la durée des sessions ; on sait qu'alors les députés ne recevaient aucune indemnité. Présentée onze fois de 1830 à 1839, cette proposition fut onze fois écartée.

Autant l'opposition s'obstinait à demander la réforme, autant le parti conservateur persistait à la repousser..Il se décidait par des raisons d'ordre inégal. Tout d'abord, la plupart des députés fonctionnaires votaient avec lui, et il répugnait à se mutiler lui-même. Par une considération semblable, le gouvernement hésitait à se priver d'un moyen d'influence sur les membres de la Chambre. C'étaient là les motifs inférieurs ; il y en avait de plus élevés. La Chambré, disait-on, devait représenter la société telle qu'elle se comportait ; or, surtout en France et avec le régime du suffrage restreint, cette représentation n'était plus exacte et complète, si l'on en écartait les fonctionnaires. Même en Angleterre, où pourtant le personnel administratif était beaucoup moins nombreux, soixante-dix de ses membres siégeaient aux Commun es. Chez nous, qui n'avions pas, comme nos voisins d'outre-Manche, une classe élevée pour la vie publique, les fonctionnaires ne formaient-ils pas la partie de la nation la plus habituée à s'occuper des affaires générales et le faisant avec le plus de désintéressement des intérêts privés ? Leur présence à la Chambre n'était-elle pas, dans un pays sans aristocratie, où tout se trouvait déraciné et comme mobilisé par la révolution, le seul moyen de garder quelques traditions et un peu d'esprit de suite ? Leur compétence ne pouvait être contestée ; il semblait peu conforme au bon sens de n'admettre que les avocats à la confection des lois et d'en écarter les magistrats, ou bien de faire décider les questions militaires par des commerçants, à l'exclusion de tout officier. On croyait découvrir, et l'on dénonçait volontiers, au fond de la thèse de l'opposition, un retour vers les idées de 1791, vers cette séparation absolue du législatif et de l'exécutif, que l'expérience avait condamnée et dont le dernier mot serait de prendre les ministres hors du parlement. Les fonctionnaires éloignés, par qui seraient-ils remplacés ? Serait-ce par ces politicians qui commençaient déjà à être la plaie de la démocratie américaine, classe nouvelle faisant son métier des élections et y cherchant sa fortune ? Estimait-on que ce fût le moyen de relever la moralité de la Chambre ? Enfin, la réforme parlementaire apparaissait à tous comme un acheminement vers cette réforme électorale dont le nom seul suffisait alors à effrayer l'opinion conservatrice. On le voit, la question était tout au moins plus complexe et plus embarrassante que ne le prétendait l'opposition. La vérité était que.la France se trouvait en face d'un problème absolument nouveau : la conciliation d'un régime de liberté politique avec la centralisation administrative. L'heure n'était pas sonnée des transactions où se trouve d'ordinaire la solution de semblables problèmes. Chaque parti restait sur son terrain, l'un réclamant avec passion, l'autre repoussant avec terreur la réforme parlementaire.

On conçoit dès lors quel fut l'étonnement lorsque, le 28 mars 1840, deux jours après le vote des fonds secrets, un député de l'opposition conservatrice, esprit flottant et curieux de popularité[47], M. Remilly, vint déposer un projet de réforme parlementaire. Son système était autre que celui de M. Gauguier : il proposait de décider que les députés ne pourraient être promus à des fonctions salariées ni obtenir d'avancement pendant le cours de la législature et de l'année qui suivrait. Était-ce donc que le parti conservateur se convertissait à la réforme qu'il avait si longtemps combattue ? Non ; c'était, sous l'empire du dépit causé par le vote des fonds secrets, une malice à l'adresse des députés de la gauche et de M. Thiers. Quelques esprits sages cependant se demandèrent tout de suite si l'on ne risquait pas de payer bien cher le plaisir de vexer ses adversaires. De ce nombre était le Journal des Débats. Ce serait le parti conservateur, disait-il, qui, pour début d'opposition, irait ressusciter, après l'avoir tant de fois rejetée sans vouloir même en écouter les développements, la proposition de M. Gauguier ! Rien ne serait plus contraire à ses principes et au rôle sérieux et digne qui lui convient. On craint, il est vrai, que la gauche n'envahisse les places ; on penserait lui jouer un bon tour en coupant les vivres à son ambition, et il est facile de voir, nous en convenons, que la proposition de M. Remilly a mis dans un risible embarras ces héros de désintéressement qui croient toucher au moment de recevoir en ce monde la récompense de leur longue vertu... Comme épigramme, la proposition de M. Remilly peut être bonne et spirituelle. Mais les épigrammes ne sont à leur place que dans la salle des conférences ; on ne propose pas quelque chose d'aussi sérieux qu'une loi, pour le plaisir de rire de la position embarrassée de ses adversaires... Vous embarrassez la gauche aujourd'hui, soit ! Mais vous, hommes conservateurs, vous serez bien plus embarrassés, quand la Chambre, privée des lumières que lui apportent les fonctionnaires publics, se jettera à corps perdu dans les voies hasardeuses de la théorie. La proposition de M. Remilly ouvre la voie... nous voilà en pleine réforme électorale.

Le premier mouvement de M. Thiers fut de chercher à étouffer dans son germe cette malencontreuse proposition. Il tâcha de décider les bureaux de la Chambre à en refuser la lecture. Mais il ne fut suivi ni par les conservateurs, heureux de lui faire pièce, ni par la gauche, qui ne voulait pas avoir l'air de désavouer son passé[48]. Aussi cette lecture fut-elle votée à une grande majorité (7 avril). Dans le bureau dont faisait partie le président du conseil, et bien que celui-ci eût pris plusieurs fois la parole, il n'y eut que trois voix dans son sens. Instruit par cet échec, M. Thiers se retourna lestement, et, quand vint en séance publique le débat sur la prise en considération, il l'appuya hautement, obtenant ainsi les félicitations de M. Odilon Barrot, qui, au fond, ne désirait pas plus que le ministre de voir aboutir la proposition. Malgré les protestations très-vives de M. Dupin et de quelques autres fonctionnaires députés, cette prise en considération fut votée, comme l'avait été la lecture, à une grande majorité (24 avril). Cependant certains conservateurs s'effrayaient de plus en plus des conséquences de l'espièglerie de M. Remilly. Le Journal des Débats multipliait ses avertissements, et, de Londres, M. Guizot écrivait au duc de Broglie : Quand le cabinet s'est formé, il m'a écrit en propres termes qu'il se formait sur cette idée : point de réforme électorale, point de dissolution, et il glisse de jour en jour clans la réforme et la dissolution. M. Guizot expliquait comment, en effet, le vote de la proposition Remilly entraînerait une dissolution, et il ajoutait : Il faut que cette proposition meure dans la commission... Pensez bien à ceci, je vous prie. Voyez ce que vous pouvez fa ire, jusqu'à quel point vous pouvez agir sur le cabinet. Epuisez votre pouvoir ; forcez-les d'épuiser le leur, pour n'en pas venir à cette extrémité. J'en suis très-préoccupé moi-même, préoccupé avec un déplaisir infini[49]. Sur ce point du moins, et malgré son adhésion apparente à la proposition, M. Thiers se trouvait avoir le même intérêt et le même désir que M. Guizot. Il s'appliqua et réussit à faire entrer dans la commission nommée, le 2 mai, pour examiner la proposition, des compères qui, tout en feignant, comme lui, d'être pour la réforme, étaient résolus à faire traîner les choses en longueur. Cette intervention du gouvernement reçut même une publicité dont le président du conseil se serait volontiers passé. L'un de ses collègues, M. Jaubert, que sa franchise indisciplinée rendait peu propre aux manœuvres souterraines, avait envoyé à plusieurs députés, une lettre les invitant à se rendre exactement à leurs bureaux pour aider le ministère à enterrer la proposition Remilly. Quelques-uns des destinataires s'offusquèrent d'une invitation si peu voilée et la dénoncèrent, dans les bureaux de la Chambre ; la lettre fut même reproduite parles journaux, qui en firent grand tapage. Cette divulgation mettait en assez fâcheuse lumière le double jeu des ministres. La gauche devait à ses principes de paraître indignée ; du reste, elle était réellement mécontente, sinon de la manœuvre, au moins de la maladresse avec laquelle on l'avait laissé surprendre. Quant aux conservateurs, ils prirent plaisir à montrer le gouvernement réduit à user de tous les petits expédients de la politique de coulisses. Le Journal des Débats résumait ainsi la situation : Le ministère va de gauche adroite et de droite à gauche, le même jour et à la même heure. Il n'a ni plan, ni système, ni volonté, ni majorité assurée nulle part. C'est un perpétuel solliciteur de votes contradictoires. Il n'achète un succès qu'en faisant des concessions de principes au côté droit et en votant avec le côté gauche... Certes, si nous avions dans l'âme ce scepticisme politique inauguré le 1er mars, nous pourrions nous donner le plaisir de contempler ce ministère vagabond, ce gouvernement gouverné par tout le monde. Mais c'est là un spectacle dont le parti radical a seul le droit de se réjouir et qui nous inspire encore plus d'affliction que de pitié.

Si nous avons exposé avec quelques détails les vicissitudes de la proposition Remilly, ce n'est pas seulement parce qu'elles occupèrent alors beaucoup l'opinion, c'est aussi et surtout parce qu'elles montrent bien la situation de M. Thiers, contraint d'ajourner ou d'esquiver toutes les questions, exposé, s'il se prononçait dans un sens ou dans l'autre, à compromettre des sympathies dont il croyait ne pouvoir se passer ou des principes qu'il savait nécessaires, impuissant à faire un pas sans risquer de voir son armée se débander par un bout ou par l'autre. Cette sorte d'immobilité, imposée par le souci d'un équilibre si difficile, eût été fâcheuse pour tout ministre ; elle l'était plus encore pour M. Thiers. Il avait, par nature, besoin de remuer, et la curiosité du public, éveillée par son seul avènement, attendait de lui plus de mouvement que de tout autre. On s'étonnait, qu'au pouvoir depuis deux mois, il n'eût encore rien fait, sauf quelques exercices de bascule qui commençaient à paraître monotones. De là une impression de déception à laquelle le prestige du ministre ne pouvait longtemps résister. Les opposants se sentaient encouragés ; le ton des journaux conservateurs ou radicaux était chaque jour plus dédaigneux. Ce ministère d'escamoteurs, s'écriait le National du 6 mai, ne s'est guère signalé jusqu'à présent que par la pauvreté de ses actes, unie à la prodigalité de ses promesses. Il n'était pas jusqu'aux journaux de la gauche ministérielle qui, pour ne pas paraître complices de ces escamotages, ne se fissent exigeants et grondeurs. Il y aurait duperie, disait le Siècle, à soutenir un cabinet qui ne changerait rien à la situation.

Comment sortir de cette impasse ? Une dissolution eût-elle remédié au mal ? M. Thiers aurait-il eu chance de trouver une majorité dans des élections nouvelles ? C'était douteux. En tout cas, il ne pouvait même pas l'essayer. Le Roi, en effet, tout en continuant à laisser liberté entière à son cabinet, et même en traitant M. Thiers sur un pied de confiance familière, était décidé à ne pas lui accorder la dissolution s'il la lui demandait, et à accepter sa démission plutôt que de lui laisser faire des élections avec le concours et sous l'influence de la gauche. C'était son droit de roi constitutionnel. Il était si résolu sur ce point que, vers la fin d'avril, il en entretint le maréchal Soult, et lui demanda si, dans ce cas, il pouvait compter sur lui pour former un cabinet. Le maréchal ne refusa pas, mais indiqua que M. Guizot devrait alors être chargé du ministère des affaires étrangères. Louis-Philippe, loin de faire aucune objection, prit la main du maréchal et le remercia. Ceci, dit-il, sera ma ressource en cas de mésaventure. L'incident fut aussitôt communiqué par M. Duchâtel à M. Guizot.

M. Thiers pouvait ignorer le détail de ces démarches, mais il connaissait la résolution du Roi. Si donc il laissait parfois ses journaux menacer les conservateurs de la dissolution, il savait, à part lui, que cette menace était vaine. Et cependant, plus que tout autre, il comprenait l'humiliation et le péril du statu quo. Plein de ressources, si ses idées n'étaient pas toutes également bonnes, il était du moins rarement à court. A défaut d'une solution des difficultés inextricables qui l'enserraient de toutes parts, il lui vint à l'esprit de chercher, sur un tout autre terrain, hors des questions alors débattues, une diversion qui s'emparât vivement, violemment, des imaginations et les jetât dans une direction nouvelle. Cette diversion, sans doute, ne supprimerait pas les impuissances et les misères de la situation ; mais elle les ferait oublier pendant quelque temps. Après, on verrait.

 

VII

Le 12 mai, au milieu d'une discussion sur les sucres qui, depuis plusieurs jours, occupait la Chambre des députés, M. de Rémusat, ministre de l'intérieur, demanda la parole, et, sans que rien eût fait prévoir une telle communication, déposa une demande de crédit d'un million dont il exposa ainsi les motifs : Le Roi a ordonné à S. A. R. Mgr le prince de Joinville de se rendre, avec sa frégate, à l'île de Sainte-Hélène pour y recueillir les restes mortels de l'empereur Napoléon. Nous venons vous demander les moyens de les recevoir dignement sur la terre de France. Après avoir rapporté comment on avait obtenu le consentement de l'Angleterre, le ministre indiquait que le corps de Napoléon serait déposé aux Invalides. Il faut, dit-il, que cette sépulture auguste soit placée dans un lieu silencieux et sacré, où puissent le visiter avec recueillement ceux qui respectent la gloire et le génie, la grandeur et l'infortune. Il fut empereur et roi, il fut le souverain légitime de notre pays ; à ce titre, il pouvait être inhumé à Saint-Denis ; mais il ne faut pas à Napoléon la sépulture ordinaire des rois. Il faut qu'il règne et qu'il commande encore dans l'enceinte où vont se reposer les soldats de la patrie et où iront toujours s'inspirer ceux qui seront appelés à la défendre. Son épée sera déposée sur sa tombe. L'art élèvera sous le dôme, au milieu du temple consacré par la religion au Dieu des armées, un tombeau digne, s'il se peut, du nom qui doit y être gravé. Ce monument doit avoir une beauté simple, des formes grandes, et cet aspect de solidité inébranlable qui semble braver l'action du temps. Il faudrait à Napoléon un monument durable comme sa mémoire. M. de Rémusat terminait ainsi : La monarchie de 1830 est l'unique et légitime héritière de tous les souvenirs dont la France s'enorgueillit. Il lui appartenait sans doute, à cette monarchie, qui la première a rallié toutes les forces et concilié tous les vœux de la révolution française, d'élever et d'honorer sans crainte là statue et la tombe d'un héros populaire. Car il y a une chose, une seule, qui ne redoute pas la comparaison avec la gloire : c'est la liberté ![50]

La soudaineté de la nouvelle, la façon dont elle était annoncée et jusqu'à cette vibration inaccoutumée dans la parole de M. de Rémusat ; la sonorité que ce nom de Napoléon conservait encore après un quart de siècle, au grand étonneraient de ceux-là mêmes qui ne s'attendaient pas à faire un si grand bruit en le prononçant ; tant de souvenirs magiques ou tragiques, depuis les Pyramides jusqu'à Sainte-Hélène, aussitôt évoqués dans toutes les imaginations ; le contraste entre l'éclat de ces souvenirs et les misères parlementaires au milieu desquelles ils faisaient irruption ; une sorte d'illusion patriotique qui faisait voir dans la restitution de la dépouille mortelle du vaincu de Waterloo, une revanche de la défaite qui, depuis vingt-cinq ans, pesait si lourdement sur l'âme de la France, — tout cela produisit une émotion extraordinaire dont il est aujourd'hui difficile de se faire une idée. Dans la Chambre, les affaires comme la politique parurent tout à coup oubliées, les cœurs battirent à l'unisson et une acclamation générale salua M. de Rémusat lorsqu'il descendit de la tribune. Les députés d'ordinaire les moins portés à la sensibilité étaient entraînés comme les autres. M. Thiers s'attendrissait et s'enorgueillissait d'un tel résultat. N'est-ce pas une belle chose ? s'écriait-il en s'adressant à son voisin[51].

L'effet fut peut-être plus grand encore hors de la Chambre. Pendant que les feuilles de gauche faisaient ressortir l'importance de cet hommage rendu à la légitimité de Napoléon[52], et affectaient de voir dans cette mesure la promesse d'une sorte de revanche de Waterloo, presque le préliminaire d'une marche sur le Rhin[53], le Journal des Débats, malgré son peu de goût à louer le cabinet, qualifiait le projet de vraiment national et déclarait s'associer complètement à cette noble pensée[54]. Les radicaux eux-mêmes s'unissaient à l'émotion générale, sauf à tâcher de la détourner contre la monarchie[55]. Partout on ne parlait que de Napoléon. Par l'effet d'une sorte de communication électrique, l'émotion gagna des régions où d'ordinaire l'on ne s'occupait pas de ce qui se passait à la Chambre et où même on lisait peu les journaux. Pas une chaumière où la nouvelle ne pénétrât, devenant aussitôt le sujet de tous les entretiens, fournissant prétexte aux récits du passé, aux évocations des légendes guerrières. Dans les imaginations populaires, le retour des cendres prenait des proportions étranges, et semblait avoir quelque chose du retour de l'île d'Elbe. L'intention du président du conseil avait été de distraire la France de ses pensées du moment : il y avait, certes, réussi mieux qu'il ne s'y attendait, peut-être même plus qu'il ne le désirait[56].

M. Thiers s'était toujours fort occupé de la gloire de Napoléon. Ministre, il avait mis un zèle particulier à rétablir la statue de l'Empereur sur la colonne Vendôme et à terminer l'Arc de triomphe de l'Etoile[57]. Écrivain, il avait entrepris l'histoire du Consulat et de l'Empire. Dans ses discours comme dans ses écrits, il évoquait avec complaisance le souvenir des grandeurs impériales. Ayant rencontré à Florence, en 1837, le roi Jérôme, il se prit d'une affection très-vive pour le prince qui avait, à ses yeux, le prestige d'être le dernier frère de l'Empereur. Je suis, lui écrivait-il le 21 juillet 1837, l'un des Français de ce temps les plus attachés à la glorieuse mémoire de Napoléon. Et il ajoutait, dans une autre lettre au même prince, en 1839 : Le temps viendra, je l'espère, où notre gouvernement sentira ce qu'il doit de soins à la famille de Napoléon. Pour moi, c'est une dette sacrée que je serais heureux de voir acquitter par la France[58]. Dans ces sentiments, il y avait, à côté d'impressions et d'entraînements très-sincères, une part de tactique. Nous avons déjà noté plusieurs fois, chez M. Thiers, la prétention d'être le plus national des hommes d'État de la monarchie nouvelle. La dévotion napoléonienne lui semblait faire partie de ce rôle, comme, sous la Restauration, il lui avait paru convenir à ses débuts d'opposant libéral, de réhabiliter la Révolution. On comprend dès lors que M. Thiers, à la recherche d'un coup de théâtre, ait pensé à ramener en France les cendres de Napoléon. Cette idée d'ailleurs était dans l'air depuis une dizaine d'années. En 1830, aussitôt après la révolution, une première pétition avait été adressée à la Chambre pour demander que le corps de l'Empereur fût réclamé à l'Angleterre et déposé sous la colonne Vendôme. Appuyée par le général Lamarque, mais combattue par M. Charles de Lameth[59], la pétition avait été écartée[60]. Ce fut même pour Victor Hugo, alors l'un des pontifes de la religion napoléonienne, l'occasion d'imprécations poétiques contre ces trois cents avocats qui osaient chicaner un tombeau au grand Empereur. Et, s'adressant à ce dernier, il lui disait :

Dors, nous t'irons chercher ! Le jour viendra peut-être ;

Car nous t'avons pour dieu, sans t'a voir eu pour maître[61].

L'année suivante, nouvelle pétition : cette fois, malgré l'opposition de La Fayette, la Chambre avait voté le renvoi aux ministres[62]. Le même fait s'était reproduit en I 834. Depuis lors, la question avait paru sommeiller.

Quand, en 1840, M. Thiers s'avisa subitement de la réveiller, ce fut au duc d'Orléans qu'il s'en ouvrit d'abord. L'idée ne pouvait manquer de sourire au patriotisme du prince, qui en parla au Roi. Celui-ci, d'âge et de caractère plus rassis, manifesta d'abord quelque répugnance et quelque hésitation. N'était-il pas permis, au lendemain de la tentative de Strasbourg, de ne pas regarder comme absolument inoffensive une si retentissante glorification de l'Empereur ? Lorsque l'opposition reprochait amèrement à la politique royale sa modestie pacifique, cette évocation d'un passé de guerre et de gloire ne risquait-elle pas de fournir prétexte à un parallèle désobligeant, ou tout au moins d'exciter des prétentions que notre diplomatie ne pouvait alors satisfaire ? Enfin, au dehors, en présence des complications chaque jour plus inquiétantes de la question d'Orient, le nom de Napoléon ne paraîtrait-il pas une sorte de menace qui augmenterait encore les défiances des autres puissances et les encouragerait à reformer contre nous la vieille coalition ? On conçoit que toutes ces objections se soient présentées à l'esprit de Louis-Philippe. Mais ce politique qui avait des côtés railleurs et sceptiques, en avait aussi de sensibles : c'était comme les différentes marques du dix-huitième siècle auquel il se rattachait par son éducation. Il mettait une sorte de coquetterie à s'associer vivement à tout sentiment généreux. Étranger à cette jalousie rétrospective qu'éprouvent d'ordinaire les gouvernements nouveaux à l'endroit de leurs prédécesseurs, il se faisait honneur d'exalter indistinctement toutes les gloires de la France : ce sont les mots mêmes qu'il inscrivait au fronton de Versailles, et, loyalement fidèle à cette devise, il rendait hommage, dans son musée, à toutes les grandeurs anciennes ou récentes, sans se demander s'il n'éveillait pas ainsi, pour la vieille royauté des Bourbons ou pour l'empire moderne des Bonaparte, des sympathies que pouvaient exploiter les ennemis de la monarchie de Juillet[63]. On eût dit même que, dans cette glorification si désintéressée du passé, il avait une complaisance particulière pour Napoléon. Qui compterait tous les hommages rendus, depuis 1840, a cette redoutable mémoire ? Peut-être était-ce imprudent ; mais il y avait bien quelque grandeur dans la sécurité avec laquelle le roi constitutionnel et pacifique s'exposait à toutes les comparaisons, confiant dans le bienfait fécond de la paix, dans la supériorité et le prestige du gouvernement libre. Louis-Philippe ne fit donc pas une longue résistance à l'idée de M. Thiers. D'ailleurs, cette idée était de celles qu'on pouvait ne pas soulever ; mais, une fois soulevée, il était malaisé de l'écarter : d'autant que le ministre, soucieux de se faire honneur de son initiative, n'était pas homme à taire l'obstacle devant lequel il aurait été obligé de s'arrêter. Le Roi pouvait-il se faire accuser par l'opposition de laisser volontairement un tel trophée aux mains de l'Angleterre ? Aussi, après quelques hésitations, avait-il pris promptement son parti, et, le 1er mai, en recevant, à l'occasion de la Saint-Philippe, les compliments de ses ministres : Je veux, dit-il à M. Thiers, vous faire mon cadeau de fête. Vous désiriez faire rapporter en France les restes mortels de Napoléon ; j'y consens. Entendez-vous à ce sujet avec le cabinet britannique. Nous enverrons Joinville à Sainte-Hélène.

Louis-Philippe gagné, M. Thiers avait dû, avant de rien dire aux Chambres françaises, obtenir le consentement de l'Angleterre. Ce fut l'affaire de M. Guizot, qui ne s'attendait pas à pareille mission. Si vous réussissez, lui écrivait le président du conseil, cela vous fera autant d'honneur qu'à nous, et je vous aurai une grande reconnaissance personnelle du succès... Le Roi y tient autant que moi, et ce n'est pas peu dire. A la première ouverture, lord Palmerston, fort surpris, ne put cacher un sourire railleur qui trahissait ce qu'il pensait de cette politique sentimentale. Toutefois, il n'hésita pas, et, deux jours après, le consentement était donné. Le ministre anglais se montrait d'autant plus empressé à ne pas nous refuser cette satisfaction un peu vaine, qu'il nous faisait alors échec sur le terrain des réalités, et s'apprêtait à nous jouer un méchant tour. Il croyait d'ailleurs que la monarchie de Juillet trouverait là plus d'embarras que de force. Le gouvernement français, écrivait-il à son frère, le 13 mai 1840, nous a demandé de rapporter de Sainte-Hélène les cendres de Napoléon. Nous avons accordé cette permission. Voilà une requête bien française !This is a thorougly french request —. Mais il aurait été absurde de notre part de ne pas l'accorder. Aussi nous sommes-nous fait un mérite de l'accorder promptement et de bonne grâce[64]. En même temps, il adressait à son ambassadeur à Paris une dépêche ostensible, où il le chargeait d'assurer M. Thiers du plaisir avec lequel il avait accédé à sa demande. Le gouvernement de Sa Majesté, ajoutait-il, espère que la promptitude de cette réponse sera considérée en France comme une preuve de son désir d'effacer toute trace de ces animosités nationales qui, pendant la vie de l'Empereur, armèrent l'une contre l'autre la nation française et la nation anglaise. Le gouvernement de Sa Majesté a la confiance que, si de pareils sentiments existent encore quelque part, ils seront ensevelis dans le tombeau où vont être déposés les restes de Napoléon. Nobles paroles que, quelques jours après, M. de Rémusat citait dans son exposé des motifs, et qui soulevaient les applaudissements de la Chambre française[65].

Lord Palmerston ne se trompait pas, en prévoyant les embarras que cette affaire causerait au gouvernement français. L'émotion et l'excitation produites par la communication de M. de Rémusat à la Chambre des députés, loin de se calmer les jours suivants, ne firent qu'augmenter. Seulement l'unanimité dans l'approbation, cette sorte de baiser Lamourette dont le spectacle avait attendri M. Thiers, ne dura pas. Les bonapartistes, qui voulaient tourner à leur profit l'agitation des esprits, se plaignirent qu'on n'en faisait pas encore assez. Envoyer une frégate, quelle mesquinerie ! il fallait toute une escadre. On avait annoncé l'intention de faire voyager le corps par eau du Havre à Paris : c'est qu'on avait peur de le mettre en contact avec les populations et de provoquer ainsi des ovations trop redoutables. L'église des Invalides ne paraissait pas un mausolée assez extraordinaire et assez unique : le corps devait être placé sous la colonne Vendôme. Enfin le gouvernement prétendait déposer sur le tombeau l'épée d'Austerlitz : on lui déniait le droit de disposer d'une relique qu'il n'était pas digne de toucher et qui d'ailleurs était la propriété des héritiers de Napoléon. Ces exagérations bonapartistes trouvaient un écho passionné dans la presse de gauche. Sous l'action de ces polémiques, l'opinion, surtout dans les classes populaires, s'échauffait chaque jour davantage. Par un contre-coup naturel, dans des régions plus hautes et plus froides, on se prenait à raisonner l'entraînement de la première heure et à se demander avec inquiétude où l'on allait. N'avait-on travaillé qu'à préparer une explosion à la fois césarienne et révolutionnaire ? Le danger du moment n'était pas le seul dont on fût troublé : que pourrait être, après plusieurs mois d'une pareille excitation, la cérémonie même du retour des cendres, avec l'immense concours de population qui en serait l'accompagnement ? On sentait donc la nécessité de jeter un peu d'eau sur ce feu. Le Journal des Débats s'y essaya et, sans retirer son approbation à la mesure, il s'éleva contre les excès d'un enthousiasme fanatique. Il ne faut pas, disait-il, dénaturer le projet, confondre, dans l'hommage rendu, le régime impérial qui n'est pas à regretter, avec l'Empereur qu'il convient d'honorer[66]. Mais ces distinctions soulevèrent des protestations indignées de la part des journaux de gauche et de centre gauche. Dans le culte de reconnaissance que nous rendons à la mémoire de l'Empereur, s'écria le Courrier français, nous ne séparons pas ce que le ciel a uni... le conquérant, le législateur, l'administrateur, le missionnaire de la révolution française, voilà ce que nous voulons honorer ; et il ne s'agit pas seulement d'un hommage, mais d'une expiation à laquelle la France tout entière est intéressée. Le Siècle s'exprimait de même. Le Constitutionnel blâmait aussi les réserves hypocrites du Journal des Débats. Tel était, du reste, le diapason auquel les journaux se trouvaient montés, que le Siècle parlait de la sublime agonie de Sainte-Hélène, aussi résignée que celle du Christ, et qui avait duré plus longtemps[67].

On put croire un moment que la Chambre se laisserait entraîner dans la même voie. La commission chargée d'examiner le crédit d'un million demandé par le gouvernement, le porta d'enthousiasme à deux millions, ajouta aux honneurs projetés l'érection d'une statue équestre, et se fit donner par le ministre l'assurance que d'autres navires accompagneraient la frégate montée par le prince de Joinville. Le rapport, rédigé par le maréchal Clauzel, semblait découpé dans quelqu'un des journaux que nous venons de citer. Napoléon, y lisait-on, n'est pas seulement pour nous le grand capitaine ; nous voyons en lui le souverain et le législateur. Et, après avoir bien indiqué qu'il poursuivait l'apothéose sans réserve de celui qu'il appelait le héros national, le rapporteur daignait féliciter le Roi de son empressement à consacrer cette illustre mémoire. En séance (26 mai), la discussion fut courte. Après une escarmouche entre deux députés de la gauche, M. Glais-Bizoin et M. Gauguier, le premier protestant contre le rétablissement du culte napoléonien, le second déclarant que Dieu avait paru étonné du génie surhumain de Napoléon et vouant à l'ignominie ceux qui osaient critiquer un tel homme, M. de Lamartine demanda la parole. Presque seul des poètes de son temps, il avait su résister à la fascination qui égarait alors tant d'imaginations ; dès 1821, dans sa belle méditation sur Bonaparte, il n'avait tu ni ses fautes, ni même ses crimes. Aussi se trouva-t-il l'esprit plus libre que d'autres, en 1840, pour voir à quels dangers on s'exposait. Les cendres de Napoléon ne sont pas éteintes, écrivait-il à un de ses amis, et l'on en souffle les étincelles. M. Thiers, informé de ces dispositions, avait tâché de détourner un si brillant contradicteur d'intervenir dans la discussion. Non, répondit ce dernier, il faut décourager les imitateurs de Napoléon. — Oh ! dit le ministre, quelqu'un peut-il songer à l'imiter ?Vous avez raison, reprit M. de Lamartine, je voulais dire les parodistes de Napoléon[68]. Le mot avait eu grand succès dans les salons où l'on n'aimait pas M. Thiers. Ces préliminaires étaient plus ou moins connus du monde parlementaire ; aussi la curiosité fut-elle vivement excitée quand le poète orateur parut à la tribune. Bien que désapprouvant au fond la mesure, il n'alla pas jusqu'à la combattre. Ce n'est pas sans un certain regret, dit-il, que je vois les restes de ce grand homme descendre trop tôt peut-être de ce rocher au milieu de l'Océan, où l'admiration et la pitié de l'univers allaient le chercher à travers le prestige de la distance et à travers l'abîme de ses malheurs... Mais le jour où l'on offrait à la France de lui rendre cette tombe, elle ne pouvait que se lever tout entière pour la recevoir... Recevons-la donc avec recueillement, mais sans fanatisme... Je vais faire un aveu pénible ; qu'il retombe tout entier sur moi, j'en accepte l'impopularité d'un jour. Quoique admirateur de ce grand homme, je n'ai pas un enthousiasme sans souvenir et sans prévoyance. Je ne me prosterne pas devant cette mémoire. Je ne suis pas de cette religion napoléonienne, de ce culte de la force, que l'on voit, depuis quelque temps, se substituer, dans l'esprit de la nation, à la religion sérieuse de la liberté. Je ne crois pas qu'il soit bon de déifier ainsi sans cesse la guerre, de surexciter les bouillonnements déjà trop impétueux du sang français qu'on nous représente comme impatient de couler après une trêve de vingt-cinq ans, comme si la paix, qui est le bonheur et la gloire du monde, pouvait être la honte des nations... Nous, qui prenons la liberté au sérieux, mettons de la mesure dans nos démonstrations. Ne séduisons pas tant l'opinion d'un peuple qui comprend bien mieux ce qui l'éblouit que ce qui le sert. N'effaçons pas tant, n'amoindrissons pas tant notre monarchie de raison, notre monarchie nouvelle, représentative, pacifique. Elle finirait par disparaître aux yeux du peuple. L'orateur avait entendu sans doute les ministres assurer que ce trône ne se rapetisserait pas devant un pareil tombeau, que ces ovations, que ces cortèges, que ces couronnements posthumes de ce qu'ils appelaient une légitimité, que ce grand mouvement donné, par l'impulsion même du gouvernement, au sentiment des masses, que cet ébranlement de toutes les imaginations du peuple, que ces spectacles prolongés et attendrissants, ces récits, ces publications populaires, ces bills d'indemnité donnés au despotisme heureux, ces adorations du succès, tout cela n'avait aucun danger pour l'avenir de la monarchie représentative. Mais, malgré ces assurances il demeurait inquiet et il invitait la France, en honorant cette grande mémoire, à bien faire voir qu'elle ne voulait susciter de cette cendre, ni la guerre, ni la tyrannie, ni des légitimités, ni des prétendants, ni même des imitateurs.

L'effet fut grand. Personne ne se trouva en état de répondre à cette parole, magnifique comme toujours, et cette fois admirablement sensée. M. Odilon Barrot se borna à donner, en quelques phrases assez ternes, son adhésion à la mesure proposée. Quant à M. Thiers, trop embarrassé de ce que devenait le mouvement dont il avait donné le signal, pour en prendre la défense contre M. de Lamartine, mais n'osant pas davantage le désavouer, il resta muet sur son banc. Ce fut à peine si, après la clôture, il intervint d'un mot pour déclarer qu'il adhérait à l'augmentation de crédits proposée par la commission ; il tâchait, à la vérité, d'en diminuer la portée politique en l'expliquant par l'insuffisance des devis primitifs. En dépit du ministre et à l'étonnement général, il se trouva, dans la Chambre, une majorité pour repousser les conclusions de la commission et revenir au chiffre primitivement proposé, majorité assez hétérogène, composée de conservateurs inquiets pour la monarchie et de libéraux de gauche inquiets pour la liberté. Aucun de ceux qui composaient cette majorité n'ignorait qu'en fait le crédit d'un million serait sûrement dépassé ; mais leur vote était une façon d'adhérer aux paroles de M. de Lamartine ; c'était aussi une leçon à l'adresse de M. Thiers.

La décision de la Chambre souleva un immense cri de colère dans toute la presse de gauche et de centre gauche. Pendant que le Journal des Débats, presque seul à se féliciter, disait d'un accent triomphant : La Chambre nous a vengés, le Constitutionnel déclarait cette séance déplorable ; le Temps ajoutait : La discussion a commencé par le ridicule et fini par la honte ; le Courrier français flétrissait la majorité qui avait donné raison aux détracteurs de Napoléon et détruit l'effet de la réparation que le ministère avait proposée ; il reprochait à M. Barrot et à M. Thiers de s'être laissé paralyser, et déplorait surtout qu'un grand nombre des députés de la gauche figurassent dans la majorité ; on ne doit pas quitter le drapeau des bleus, disait-il à ces dissidents ; quand on est de souche révolutionnaire, répudier les lois, l'ordre, les batailles et l'administration de l'Empire, c'est presque renier sa croyance[69]. L'occasion parut bonne aux Bonaparte pour se mettre en avant, et l'ex-roi Joseph, frère aîné de Napoléon, qui vivait à Londres sous le nom de comte de Survilliers, écrivit au maréchal Clauzel une lettre, aussitôt publiée, où il offrait deux millions, l'un pour les débris de la garde, l'autre pour remplacer le crédit refusé par la Chambre ; il est vrai que ces deux millions étaient en papier, en rescriptions ou délégations provenant de la liste civile de l'Empereur, c'est-à-dire en créances non reconnues par l'Etat français : libéralité peu coûteuse à celui qui la proposait, et peu profitable à ceux auxquels on l'offrait. En même temps, une souscription fut ouverte par le Constitutionnel, le Messager, le Courrier français, le Siècle, le Temps, le Commerce, pour réunir les deux millions refusés par la Chambre. Vainement dénonçait-on au ministère ce qu'il y avait de peu constitutionnel à provoquer une protestation contre une décision législative, vainement l'avertissait-on que cette souscription tuerait la Chambre si elle réussissait, vainement lui montrait-on, dans le comité de souscription, un noyau de pensées et de sentiments bonapartistes, dangereux dès maintenant, plus dangereux encore au jour des funérailles[70], M. Thiers ne voulait même pas ou ne pouvait empêcher les journaux qui semblaient entièrement à sa dévotion, de prendre part à cette campagne. Plus que jamais il était débordé ; aussi le Journal des Débats répondait-il à un sentiment devenu assez général, quand il adressait au président du conseil cette sévère remontrance : Ce n'est pas tout de concevoir une grande pensée, mais dont l'exécution a incontestablement ses embarras et ses dangers. On ne jette pas, dans un pays, une idée comme celle de ramener les cendres de Napoléon, pour l'abandonner à tous les caprices des partis... Le gouvernement devait avoir tout calculé, prévu... Mais, au lieu de faire la loi aux partis et de leur imposer l'exécution de son plan, il va à la dérive, laissant modifier son projet par une commission, puis modifier le projet de la commission par la Chambre, et finissant par livrer la question à qui ? aux partis eux-mêmes qu'on érige en tribunal d'appel contre un vote législatif[71].

Cependant il fut bientôt visible que cette souscription, commencée à si grand fracas et jugée un moment si menaçante, n'aurait qu'un résultat misérable. Au bout de quelques jours, on n'en était qu'à vingt-cinq mille francs, et rien n'indiquait qu'en persévérant, on réussirait mieux. En outre, parmi les députés de la gauche, les divergences qui s'étaient déjà produites lors du vote, devenaient chaque jour plus profondes et plus aigres. Certains d'entre eux, de moins en moins disposés à se laisser compromettre dans ce réveil bonapartiste, menaçaient d'une protestation publique. Fort embarrassé et inquiet, mais ne voulant pas prendre sur lui l'impopularité d'arrêter cette souscription, M. Thiers obtint de M. Odilon Barrot, toujours dévoué, qu'il écrivît une lettre pour la déconseiller. Les journaux saisirent l'occasion offerte de sortir de l'impasse où ils s'étaient fourvoyés, et annoncèrent, le 1er juin, l'abandon de la souscription. Leur ressentiment contre ceux qui ne les avaient pas suivis fut d'autant plus vif que leur insuccès avait été plus mortifiant[72]. Toutefois, après quelques jours d'amères récriminations, le silence finit par se faire, et, au moins dans la presse et à la tribune, on ne parla plus de Napoléon.

Le résultat le plus clair de la campagne, si brillamment mise en train par M. Thiers, était donc, au bout de quelques semaines, d'avoir agité les esprits, réveillé des idées dangereuses pour la monarchie et la liberté, alarmé les conservateurs, jeté la division et le désarroi dans la gauche, et exposé le cabinet à son premier échec parlementaire. C'était tout le contraire de ce que le président du conseil avait espéré de sa diversion. Loin d'avoir supprimé ou rejeté au second plan ses embarras, il se trouvait les avoir aggravés. Son renom d'habileté en était ébranlé, et, parmi ceux-là mêmes qui attendaient le plus de lui, quelques-uns en venaient à se demander s'il n'était pas un étourdi téméraire. Avait-il produit meilleur effet hors frontières ? Moins exclusivement préoccupé de la popularité qu'il cherchait à obtenir ainsi en France, plus attentif à suivre, en Europe, l'effort de ceux qui travaillaient à éveiller contre nous les susceptibilités et les défiances des puissances, il se fût aperçu que les démarches et les paroles par lesquelles il croyait seulement donner une satisfaction platonique à l'amour-propre national, retentissaient comme une menace aux oreilles d'étrangers déjà prévenus, et compliquaient singulièrement les difficultés de la crise où les événements d'Orient avaient jeté notre diplomatie. Ces chancelleries du continent, qui s'étaient déjà figuré, l'année précédente, que le maréchal Soult voulait guerroyer et chercher les traces de Napoléon, trouvaient naturellement à s'effaroucher plus encore de l'attitude prise par son successeur[73]. Le vieux roi de Prusse, malgré sa modération et sa sympathie pour la royauté de Juillet, disait au général de Ségur : Ah ! la France ! Dieu veuille qu'elle soit sage ! Et cette translation des cendres de Napoléon, est-ce que vous n'êtes pas inquiet de l'effet qu'elle va produire ? Pour moi, je vous avoue que j'en suis effrayé. Ces alarmes et ces méfiances des puissances se manifestaient parfois trop ouvertement pour que. M. Thiers pût les ignorer ; mais il affectait d'en être plus fier qu'embarrassé. Ses journaux y montraient un hommage rendu à son ardent amour de la dignité nationale, à sa volonté de donner à la révolution de Juillet une noble et forte attitude au dehors.

Cependant, les négociations continuaient avec l'Angleterre, pour régler les mesures d'exécution. Quand tout fut convenu, et que, le 7 juillet, la frégate la Belle Poule mit à la voile pour Sainte-Hélène, sous les ordres du prince de Joinville, l'attention publique était ailleurs. Seuls quelques esprits prévoyants pensaient encore avec inquiétude à la grande émotion du retour. De loin, écrivait alors Henri Heine, s'avance vers nous, à pas mesurés et de plus en plus menaçants, le corps du géant de Sainte-Hélène. Mais bien des événements se passeront avant que ce revenant ne débarque, et, quand il arrivera, le ministère du 1er mars ne sera plus là pour le recevoir.

 

VIII

Toujours en quête de diversions aux difficultés de sa situation parlementaire, M. Thiers en trouvait parfois de moins bruyantes et de plus utiles que l'évocation des souvenirs napoléoniens : telles étaient les nombreuses lois d'affaires vers lesquelles il tâchait d'attirer l'activité du parlement et l'attention du public. C'est le mérite, parfois un peu oublié, des Chambres de la monarchie de Juillet, qu'au moment où on les croit absorbées, entravées, stérilisées par les dissensions et les intrigues politiques, l'œuvre législative se poursuive, souvent un peu dans l'ombre et sans grand bruit, mais généralement intelligente et féconde. Rarement les lois ont été plus sagement faites et plus soigneusement rédigées ; la meilleure preuve n'en est-elle pas dans ce fait que beaucoup des dispositions organiques qui nous. régissent encore, datent de cette époque ? Sans doute il ne saurait entrer dans le plan d'une histoire politique d'analyser ces lois, de raconter en détail les débats d'où elles sont sorties : ces renseignements se trouvent dans les traités spéciaux de jurisprudence ou d'administration ; mais ce qui nous appartient, c'est de mentionner l'importance des résultats obtenus, et de rappeler qu'on ne saurait, en les négligeant, juger équitablement le régime et les hommes.

Pour ne parler que de la session qui nous occupe en ce moment, celle de 1840, le ministère du 1er mars, réussit en quelques mois à mener à bonne fin et à faire voter par les deux Chambres plusieurs lois, dont quelques-unes importaient grandement à la prospérité matérielle du pays : prorogation jusqu'en 1867 du privilège de la Banque de France qui était près d'expirer ; abolition du monopole pour la fabrication du sel ; impulsion donnée à la construction, déjà trop retardée, des chemins de fer, et subventions accordées, sous différentes formes, aux compagnies concessionnaires hors d'état de remplir leurs obligations ; création ou achèvement de divers canaux et amélioration de la navigation de plusieurs rivières ; établissement d'un service de bateaux à vapeur entre nos grands ports et l'Amérique. Les deux Chambres eurent aussi une discussion importante sur cette question de la conversion des rentes qui, depuis le jour où. elle s'était trouvée si malheureusement mêlée à la chute du ministère du 11 octobre, avait été plusieurs fois soulevée, sans pouvoir jamais aboutir. En 1840, comme en 1836 et 1838, la conversion trouva bon accueil au Palais-Bourbon, et échoua au Luxembourg ; les pairs, en la repoussant, se conformaient à la pensée connue du Roi et peut-être subissaient son influence. Louis-Philippe était fort animé sur ce sujet ; il redoutait beaucoup pour son gouvernement le mécontentement possible des rentiers, et ne se rendait pas suffisamment compte de l'avantage qu'une telle mesure pouvait avoir pour les finances de l'État. Que ce fût par ménagement pour la couronne ou par l'effet de ses propres hésitations, le cabinet soutint mollement la mesure, surtout devant la Chambre des pairs. Indiquons encore, parmi les problèmes toujours débattus et jamais résolus d'une façon définitive, l'inextricable question des sucres qui occupa, sans résultat satisfaisant, plusieurs séances des deux assemblées. Enfin signalons, dans la Chambre des pairs, la discussion, très-approfondie et très-honorable pour les législateurs de ce temps, de deux lois qui ne devaient être soumises à l'autre Chambre que dans la session suivante : c'était la loi sur l'expropriation pour cause d'utilité publique et celle sur le travail des enfants dans les manufactures, destinées l'une et l'autre à résoudre des problèmes nés récemment de la transformation économique, et à opérer, en des matières particulièrement graves, la conciliation toujours fort délicate des droits et des devoirs de l'État avec ceux de la propriété et de la famille.

L'initiative de plusieurs de ces lois avait été prise par le ministère du 12 mai ; mais c'était le cabinet du 1er mars qui en avait pressé l'examen, soutenu et dirigé la discussion. Chacun de ses membres prenait sa part de cette œuvre. Entre tous, le ministre des travaux publics, le comte Jaubert, profitait de l'excellent état des finances pour beaucoup entreprendre[74] ; on eût presque dit que l'ancien doctrinaire cherchait, par cette activité un peu fiévreuse, à étourdir les scrupules que devait parfois éveiller chez lui la politique du président du conseil. Ce n'est pas cependant que M. Thiers fût disposé à laisser toute la charge et tout l'honneur aux ministres spéciaux. Il mettait, au contraire, comme il avait déjà fait en 1836, une sorte de coquetterie à se substituer à eux, à intervenir de sa personne sur les sujets les plus divers et souvent les plus techniques. Ouvrez la collection des discours qu'il a prononcés à cette époque : vous en trouverez, à quelques jours de distance, sur la conversion de la rente, sur la question des sucres, sur le privilège delà Banque, sur la colonisation, sur la garantie d'intérêts à accorder au chemin de fer d'Orléans, sur la navigation intérieure, sur les paquebots transatlantiques. Cette prodigieuse facilité à parler de tout si hardiment et si agréablement, cette universelle compétence ne contribuaient pas peu au prestige du premier ministre[75] ; si elle n'en imposait pas toujours également au petit nombre des gens qui connaissaient à fond la question particulière, elle éblouissait les ignorants et les superficiels qui forment la masse des assemblées. Souvent, du reste, dans ces débats, M. Thiers servait utilement la cause du bon sens et de la tradition contre les utopies envieuses et ruineuses de la gauche : témoin le très-remarquable discours par lequel il justifia la prorogation du privilège de la Banque contre les détracteurs jaloux de la prétendue aristocratie financière ; en cette circonstance, son succès fut si complet qu'au moment du vote, il n'y eut pas plus dé 58 boules noires dans l'urne. M. Thiers attirait ainsi tous les regards. Des membres du cabinet, on ne voyait guère que lui, on n'entendait que lui. Les autres ministres en étaient mortifiés et se plaignaient parfois tout bas de leur chef, mais sans rien faire pour reprendre leur rang. M. de Rémusat lui-même, que sa brillante intelligence eût pu faire prétendre à un rôle considérable et sur lequel les conservateurs avaient compté pour faire contre-poids aux tendances du président du conseil vers la gauche, s'était laissé, dès le premier jour, absorber, dominer, annuler. Il s'en apercevait, en plaisantait le premier et croyait ainsi sauver sa dignité. M. Thiers avait pris, du reste, l'habitude de ne pas se gêner avec ses collègues, rudoyant ceux qui témoignaient quelque velléité d'indépendance et ne s'inquiétant pas de ménager leur amour-propre. C'est ainsi qu'un jour, à dîner chez M. de Rémusat et en présence de M. Cousin, il fit, contre les politiques philosophes, une sortie assez semblable au morceau de Napoléon contre les idéologues, et chanta, avec un égoïsme naïf, une sorte d'hymne sur le plaisir de présider un ministère dont il était le maître et avec lequel il n'avait pas à compter.

En même temps qu'il cherchait à se poser en homme d'affaires, ayant la sollicitude et l'intelligence des intérêts matériels, M. Thiers se plaisait à faire vibrer, de temps à autre, des cordes plus hautes et plus généreuses. A ce titre, on ne peut passer sous silence le discours qu'il prononça sur les crédits demandés pour l'Algérie. Lorsque le moment sera venu de reprendre le récit des guerres africaines, nous aurons occasion de dire l'origine et les conséquences de ce débat ; quant à présent, il importe seulement de mettre en lumière la netteté et la fierté patriotique avec lesquelles le ministre proclama la nécessité, pour le gouvernement français, de se maintenir et de se maintenir grandement en Afrique, rejeta, comme un système absurde, l'occupation restreinte et déclara bien haut qu'il fallait faire une guerre heureuse à Abd-el-Kader. Aucun ministre n'avait encore parlé sur ce ton de l'œuvre de la France au delà de la Méditerranée. Le président du conseil termina ces déclarations par quelques phrases d'une portée plus générale, bien faites pour caresser la fibre nationale, mais aussi pour donner, au dehors, à notre politique une sorte de physionomie belliqueuse. N'est-ce pas, disait-il, une chose utile pour une nation que de se battre quelque part ?... Voyez l'Angleterre et la Russie, ces deux grandes puissances ; elles vont à Khiva, elles vont en Chine, elles se font des armées, elles donnent des preuves de force et d'existence ! Et la France, cette puissance qui a tant besoin de son épée, cette puissance si remuante et si belliqueuse, la France ne ferait rien !... Messieurs, voilà vingt-cinq ans que l'Europe est en paix. C'est la trêve la plus longue que l'on ait vue. Après vingt-cinq ans de paix, le sang bouillonne dans les veines. Eh bien ! les grandes nations ne se ruent plus les unes sur les autres ; mais elles se. portent chez les peuples barbares. Les Russes vont à Khiva, les Anglais en Chine, nous allons en Algérie. Je suis charmé.que la France aussi fasse parler d'elle, se fasse une bonne renommée, se fasse des soldats ! Ces idées, d'ailleurs, n'étaient pas nouvelles chez M. Thiers ; il les avait déjà exprimées, quelques semaines auparavant, dans le salon du duc de Broglie, où il s'était rencontré avec certains adversaires de l'Algérie, entre autres M. Duvergier de Hauranne et M. d'Haubersaërt. Ceux-ci avaient objecté la quantité de millions et d'hommes absorbés dans cette entreprise : Eh bien ! s'était écrié M. Thiers, vous êtes bien heureux, dans notre pauvre temps où chacun ne pense qu'à son pot-au-feu, où l'on jette les hauts cris quand il s'agit d'emporter une mauvaise bicoque comme Anvers, où on lésine sur le budget, où on fait des économies de bouts de chandelles, vous êtes bien heureux d'avoir encore quelque chose qui maintienne le moral de votre armée et qui vous arrache quelques écus ! Vous êtes bien heureux d'avoir quelque chose qui touche, qui remue, qui ébranle ! Est-ce nos mauvaises discussions, est-ce notre gouvernement représentatif, dans le pauvre état où il est, qui relèvera les âmes des petites passions qui les possèdent, de ce scepticisme qui les ronge ? Non, ce que nous faisons à Paris, ce que nous crions dans nos Chambres, ne fait rien au pays ; mais, quand le pays apprend qu'on s'est battu à Mazagran et qu'on a vaincu à Meserghin, les enfants s'émeuvent et les femmes pleurent. Est-ce trop de soixante millions pour maintenir ce qui reste de sentiments moraux et de passions désintéressées, pour empêcher la France de s'accroupir sur sa chaufferette ? Est-ce que vous craignez de manquer jamais de banquiers ? Est-ce que vous avez peur de voir F... prodigue, L... désintéressé ? Sans Alger, savez-vous quelle pensée impertinente l'Europe pourrait concevoir sur de pauvres petits soldats comme les nôtres ? car nous ne sommes pas beaux hommes en France, dit-il, en se regardant. Mais quand ces pauvres petits soldats arrivent en Afrique, on leur dit : Vous êtes les successeurs de l'armée de Napoléon, et ils vont se battre tant qu'ils peuvent. — Est-ce assez de coups de fusil comme cela ?Non, il en faut davantage pour être les soldats de Napoléon. — Eh bien ! en voilà encore et toujours. Ils meurent, ils se consument de maladie. Eh bien ! tant mieux, ceux qui reviennent en sont plus forts et plus aguerris. Savez-vous ce qu'il y a d'horreurs, de souffrances, de maladies, sous ces beaux noms de Napoléon et de César ? Savez-vous ce qu'il y a d'enfants massacrés, de femmes violées, sous les souvenirs poétiques de Rivoli et de Castiglione ? Et puis, quand tout cela s'éloigne, ça fait de la grandeur et de la gloire[76]. La voix de M. Thiers s'était graduellement animée : il marchait de long en large devant la cheminée et semblait presque hors de lui-même. C'est singulier, dit en sortant un des auditeurs, je ne suis pas de son avis, mais ce petit homme me rappelle pourtant la manière, et le geste, et la vivacité de paroles de l'Empereur, les jours où il n'était pas très-raisonnable[77].

 

IX

Si désireux qu'il fût d'éluder les questions politiques, M. Thiers n'y pouvait parvenir toujours. Le 16 mai, la Chambre avait à statuer sur diverses pétitions relatives à la réforme électorale. La commission concluait à l'ordre du jour pour celles qui demandaient le suffrage universel ou l'extension du droit de vote à tous les gardes nationaux ; elle proposait de renvoyer au ministre celles qui réclamaient des modifications moins radicales, telles qu'une légère augmentation du nombre des électeurs, le suffrage à deux degrés ou le vote au chef-lieu du département. M. Arago, au nom du parti radical, soutint les pétitions dans un discours qui fit alors un certain bruit. François Arago a été l'une des plus fameuses victimes de la maladie étrange qui a sévi sur plusieurs savants de notre siècle ; nous voulons parler de cette sorte de perversion du goût qui leur fait trouver plus d'attraits à jouer un second rôle dans la politique qu'à occuper le premier rang dans la science, et qui les conduit à préférer la plus vulgaire des popularités ou le plus banal des honneurs, à la vraie gloire, la seule enviable et durable[78]. Ses débuts comme astronome avaient été singulièrement heureux et brillants. Déjà célèbre et membre de l'Institut à vingt-trois ans, il avait encore accru, depuis lors, par d'importantes découvertes, son renom dans le monde de la science. Mais les suffrages de cette élite, suffrages lents, froids, presque silencieux, ne contentaient pas une nature méridionale, avide de mouvement, de bruit, de mise en scène, impatiente de se sentir en communication directe avec le public, d'agir sur lui et de s'enivrer de ses louanges. Ne nous a-t-il pas lui-même laissé entrevoir ce côté de son âme, quand, dans sa notice sur Thomas Young, il a plaint le pur savant d'être privé des applaudissements populaires et de ne trouver, dans toute l'Europe, que huit ou dix personnes en état de l'apprécier ? Aussi, pour son compte, ne resta-t-il pas isolé sur les cimes désertes et lointaines où se font les grandes découvertes. On le vit bientôt descendre à des régions plus voisines de la foule, et chercher, dans l'exposition et la vulgarisation éloquente de la science, une renommée moins haute, mais plus étendue. Cela même ne lui suffit pas longtemps, et 1830 lui ayant offert l'occasion de se jeter dans la politique, il se fit élire député par ses compatriotes des Pyrénées-Orientales : il avait alors quarante-quatre ans. La direction de ses idées et surtout la fougue de son tempérament le portaient aux opinions avancées. Au début cependant, loin de prendre, à l'égard de la monarchie nouvelle, l'attitude d'un ennemi irréconciliable, il eut des rapports assez intimes avec la famille royale, et donna même quelques leçons d'astronomie et de mathématiques au duc d'Orléans. Mais, au bout de peu de temps, ayant cru avoir à se plaindre du Château, il rompit ces relations, ne garda plus aucun ménagement dans son opposition et se posa ouvertement en républicain[79]. Avec sa haute stature, sa chevelure encore noire et flottante, son large front, ses yeux ardents, ombragés de puissants sourcils, M. Arago faisait figure à la tribune. Sa parole ne manquait ni de force, ni de chaleur, ni d'originalité ; c'étaient la mesure et le jugement qui faisaient défaut. On l'écoutait avec déférence dans les questions techniques où il apportait son autorité de savant ; quand le tribun était seul en scène, il provoquait parfois des murmures d'impatience : de là, pour cet amour-propre hautain, des froissements qui augmentaient encore son animosité contre les hommes et les institutions. Les radicaux, trop heureux de se parer d'une si grande renommée, s'empressaient à le consoler par leurs applaudissements, et, chaque jour, s'emparaient plus complètement de sa vie et de son nom. Ainsi devait-il être conduit à figurer, vieux, malade, quelque peu dégoûté et effrayé de son entourage, dans le gouvernement provisoire de 1848, et, après sa mort, survenue en 1853, il s'est trouvé, par une sorte de châtiment posthume, que la notoriété très-discutée de l'homme de parti avait rejeté presque dans l'ombre le légitime renom du savant.

Le discours du 16 mai 1840 fut un des gages les plus éclatants donnés par M. Arago aux opinions avancées. Non content de s'y poser en précurseur du suffrage universel, il tendit la main aux socialistes, et présenta la réforme électorale comme le préliminaire d'une réforme sociale dont il affirmait l'urgence. Puis, faisant une sombre peinture des souffrances de la population manufacturière, il proclama solennellement la nécessité d'y remédier par une nouvelle organisation du travail. C'était la formule même dont se servaient alors les écoles socialistes ; non que l'orateur adhérât au système de l'une de ces écoles, ou fût en état d'en proposer un à soi : il se bornait à déclarer que le régime actuel était caduc et devait être radicalement transformé. A l'époque de Turgot, disait-il, le principe du laisser-faire et du laissez-passer était un progrès. Ce principe a fait son temps ; il est vicieux, en présence des machines puissantes que l'intelligence de l'homme a créées. Si vous ne modifiez pas ce principe, il arrivera, dans notre pays, de grands malheurs, de grandes misères. Cette déclaration marque une date non-seulement dans la vie politique de M. Arago, mais aussi dans l'histoire du parti radical. Réduit à une infime minorité dans le parlement, abandonné par la gauche dynastique, qui était devenue momentanément ministérielle, ce parti sentait plus que jamais le besoin de chercher sa force hors du pays légal. D'émeute, de conspiration politique, il ne pouvait plus être question ; on avait perdu les illusions de 1832 ou de 1834, et le misérable avortement de l'attentat du 12 mai 1839 était fait pour décourager les plus téméraires. Mais, à défaut d'un coup de force, les meneurs du radicalisme crurent avoir moyen d'arriver au même but par une agitation à longue échéance. De là l'importance qu'ils commencèrent à donner à la réforme électorale, leur propagande en faveur de l'universalité ou tout au moins de la large extension du suffrage,, et leur appel fait aux masses privées du droit de vote. Seulement, ils s'aperçurent tout de suite que le peuple, — même celui des villes, — ne s'intéresserait guère à une revendication purement politique, et que le moindre grain de mil, autrement dit le moindre espoir d'une amélioration dans son sort matériel, ferait bien mieux son affaire. Si l'on voulait avoir chance de le remuer, on devait donc lui offrir, non plus un simple changement de gouvernement, mais aussi une transformation de l'organisation sociale ; ce n'était pas assez pour les radicaux d'être devenus démocrates, il leur fallait paraître plus pu moins socialistes. Le discours de M. Arago montra qu'ils ne reculaient pas devant cette évolution.

M. Thiers, alors dans tout l'orgueil du succès qu'avait obtenu, au premier moment, l'annonce du retour des cendres[80], crut pouvoir le prendre de haut avec les pétitionnaires et leur avocat. On vous a parlé, dit-il, de souveraineté nationale, entendue comme souveraineté du nombre. C'est le principe le plus dangereux et le plus funeste qu'on puisse alléguer en présence d'une société. En langage constitutionnel, quand vous dites souveraineté nationale, vous dites la souveraineté du Roi, des deux Chambres, exprimant la souveraineté de la nation par des votes réguliers, par l'exercice de leurs droits constitutionnels. De souveraineté nationale, je n'en connais pas d'autre. Quiconque, à la porte de cette assemblée, dit : J'ai un droit, ment ; il n'y a de droits que ceux que la loi a reconnus. Le président du conseil ne repoussait pas seulement les pétitions radicales tendant au suffrage universel ; il repoussait aussi les pétitions plus modérées que la commission avait proposé de renvoyer au ministère. Jugeant superflu de les discuter en détail, il déclara qu'il n'était pas partisan de la réforme électorale et rappela qu'il l'avait exclue du programme ministériel. Sur l'organisation du travail, M. Thiers se contenta aussi de quelques mots de réponse. Je tiens pour dangereux, pour très-dangereux, dit-il, les hommes qui persuaderaient à ce peuple que ce n'est pas en travaillant, mais que c'est en se donnant certaines institutions qu'ils seront meilleurs, qu'ils seront plus heureux. Il n'y a rien de plus dangereux. Dites au peuple qu'en changeant les institutions politiques, il aura le bien-être, vous le rendrez anarchiste et pas autre chose. M. Garnier-Pagès, qui répondit longuement et âprement au ministre, était de l'extrême gauche comme M. Arago ; il n'apportait donc rien de nouveau dans le débat. Mais quelle serait l'attitude de la gauche dynastique ? Elle aussi avait fait, depuis une année, grand bruit de la réforme électorale[81]. N'était-il pas à prévoir qu'elle appuierait les conclusions de la commission, ou qu'au moins elle ne laisserait pas passer, sans une réserve, sans une explication, la fin de non-recevoir opposée par M. Thiers ? Elle se tut cependant. Les provocations ironiques du général Bugeaud, déclarant qu'il ne voyait plus que des ombres à l'ancienne gauche, ne parvinrent même pas à la faire sortir de ce silence à la fois docile et embarrassé. L'ordre du jour, demandé par le ministre, fut voté sans difficulté sur toutes les pétitions. Le lendemain, le Journal des Débats félicitait M. Thiers de n'avoir pas craint de mécontenter ses amis de la gauche ; il constatait, du reste, que celle-ci s'était montrée fort tiède pour les pétitions. — M. Odilon Barrot, ajoutait-il, s'est à peine soulevé de son banc en leur faveur ; il n'a pas parlé.

La brève déclaration du président du conseil pouvait suffire pour décider le vote de la Chambre, non pour arrêter l'agitation du dehors, que les radicaux avaient surtout en vue. Leurs journaux s'appliquèrent à louer bruyamment M. Arago de s'être fait le mandataire des classes torturées par la misère et par la faim, d'avoir appelé de tous ses vœux l'organisation du travail et de l'industrie, et de ne voir, dans la réforme politique, qu'un moyen d'obtenir les réformes sociales réclamées par l'esprit du siècle[82]. Il se trouvait précisément que, depuis quelque temps, certaines régions populaires étaient dans un singulier état de fermentation. Quiconque se fût alors distrait un moment du bruit un peu factice des luttes parlementaires, pour porter son attention au delà et au-dessous, eût entendu sortir du monde ouvrier certaines rumeurs confuses et menaçantes. Au mois d'avril, Henri Heine avait eu l'idée de parcourir les ateliers du faubourg Saint-Marceau ; bien que son esprit, à la fois sceptique et audacieux, ne s'effarouchât ni ne s'inquiétât aisément, il était revenu épouvanté de ce qu'il avait vu. J'y trouvai, écrivit-il, plusieurs nouvelles éditions des discours de Robespierre et des pamphlets de Marat, dans les livraisons à deux sous, l'Histoire de la Révolution, par Cabet, la Doctrine et la conjuration de Babeuf, par Buonarotti, etc., écrits qui avaient comme une odeur de sang ; et j'entendis chanter des chansons qui semblaient avoir été composées dans l'enfer et dont les refrains témoignaient d'une fureur, d'une exaspération qui faisaient frémir. Non, dans notre sphère délicate, on ne peut se faire aucune idée du ton démoniaque qui domine dans ces couplets horribles ; il faut les avoir entendus de ses propres oreilles, surtout dans ces immenses usines où l'on travaille les métaux, et où, pendant leurs chants, ces figures d'hommes demi-nus et sombres battent la mesure, avec leurs grands marteaux de fer, sur l'enclume cyclopéenne. Un tel accompagnement est du plus grand effet, de même que l'illumination de ces étranges salles de concert, quand les étincelles en furie jaillissent de la fournaise. Rien que passion et flamme, flamme et passion[83]. On comprend l'effet que devait produire sur des esprits ainsi excités la parole d'un député considérable, d'un bourgeois illustre tel que M. Arago, condamnant, en pleine Chambre, l'organisation actuelle du travail. Le 24 mai, un millier d'ouvriers se rendirent à l'Observatoire pour remercier l'astronome démocrate d'avoir parlé, avec noblesse, courage et vérité, des souffrances du peuple et de ses vertus. — Nos vœux, dirent-ils, sont grands, mais ils sont justes, car ils se fondent sur le droit qu'a tout membre de la société de vivre en travaillant et d'obtenir, dans la répartition des fruits du travail, une part proportionnée à ses besoins..... Qu'ils le sachent bien, nos prétendus hommes d'État, — eux à qui il n'appartient pas, suivant leur aveu, de donner du travail aux ouvriers[84], — qu'ils le sachent bien, le peuple a vu, dans un tel déni de justice, la preuve de leur impuissance radicale en face d'un mal trop grand, d'une situation trop effrayante. Ceux qui, s'élevant au-dessus des querelles frivoles qui absorbent aujourd'hui toute l'attention des hommes politiques, auront, comme vous, le courage d'aborder les questions sociales qui nous touchent, ceux-là peuvent compter sur notre reconnaissance et notre appui. M. Arago remercia les ouvriers avec effusion, leur recommanda la modération et promit de ne jamais déserter la sainte mission qu'il s'était donnée, celle de défendre, avec ardeur et persévérance, les intérêts des classes ouvrières.

En même temps, pour prolonger dans le pays le bruit ainsi commencé autour de la réforme électorale et de la réforme sociale, les radicaux décidèrent d'entreprendre une campagne de banquets démocratiques. Le premier eut lieu à Paris, le 2 juin ; plusieurs suivirent, soit dans la même ville, soit dans les départements, avec accompagnement de discours révolutionnaires. L'un de ces banquets, celui du huitième arrondissement, avait été fixé au 14 juillet, fête de l'anniversaire de la prise de la Bastille, et plus de trois mille convives s'y étaient inscrits, la plupart gardes nationaux du quartier. Préoccupée de ce nombre et de cette date, l'autorité fit défense au propriétaire du local choisi de recevoir plus de mille personnes. Aux réclamations qui lui furent adressées, le ministre de l'intérieur, M. de Rémusat, répondit qu'il avait le pouvoir d'accorder ou de refuser l'autorisation, suivant les circonstances. Le cabinet de M. Thiers invoquait donc alors et exerçait sans scrupule le droit dont l'opposition devait, en février 1848, tant reprocher à M. Guizot de faire usage. Le banquet fut ajourné. Il eut lieu, le 31 août suivant, dans la plaine de Châtillon, et plusieurs milliers de démocrates y prirent part.

Ces manifestations étaient principalement politiques : dans les toasts portés, on retrouvait tous les cris de guerre du parti radical, et d'abord ceux par lesquels il réclamait une large extension du suffrage. Cependant une place y était toujours faite au socialisme. La thèse habituelle des orateurs, dont les paroles étaient soumises préalablement à l'approbation des comités, consistait à présenter la réforme sociale comme étroitement liée à la réforme électorale, celle-ci étant le moyen, celle-là le but. Au banquet du douzième arrondissement, en présence de M. Arago et de M. Laffitte, et en quelque sorte sous leur patronage, M. Goudchaux, banquier et futur ministre des finances en 1 848, proclama, dans une langue qui ne valait guère mieux que les idées exprimées, la nécessité de régénérer le travail, soumis aujourd'hui à l'exploitation de l'homme par l'homme, exploitation qui crée des positions dissemblables à des hommes ayant les mêmes droits et qui, par cette exploitation, sont réellement classés en deux catégories, seigneurs et serfs ; comme moyen pratique, il paraissait ne proposer, pour le moment, qu'un développement des sociétés coopératives, mais les mots dont il se servait, les colères et les espérances que ces mots devaient éveiller, portaient beaucoup plus loin. Après M. Goudchaux, M. Arago vint réclamer l'honneur d'avoir le premier, à la tribune, distinctement articulé ces paroles pleines d'avenir : Il faut organiser le travail. Dans le banquet du onzième arrondissement, un orateur déclara que celui qui ne travaillait pas, dérobait au travailleur son existence et devait être, tôt ou tard, dépouillé de ses honteux privilèges par celui dont il dévorait la substance ; et il terminait en buvant à la réalisation des grandes idées égalitaires.

Ce fut bien pis encore dans le banquet qui eut lieu à Belleville, le 1er juillet ; il était organisé par les communistes qui, mécontents de n'avoir pas vu leur toast agréé dans le banquet du douzième arrondissement, voulaient avoir leur réunion à eux. Devant douze cents convives, les doctrines les plus détestables et les plus menaçantes pour la société, la famille, la propriété, furent audacieusement proclamées. Qu'elles osassent ainsi s'étaler, c'était déjà un signe des temps ; l'accueil fait à cette manifestation par l'organe le plus considérable du parti républicain eût dû paraître un symptôme plus instructif et plus inquiétant encore. Au fond, les écrivains du National désapprouvaient les communistes, les redoutaient et se sentaient d'ailleurs détestés et jalousés par eux, au moins autant que les bourgeois conservateurs. Ils n'osèrent pas cependant répudier nettement le banquet de Belleville. Répondant à la presse ministérielle qui concluait de cet événement que les radicaux étaient divisés, le National, loin d'accepter cette division et de s'en faire honneur, se crut obligé de la nier. Le parti démocratique, dit-il, est uni pour poursuivre l'émancipation complète du pays... Nous savons bien que, dans le champ des réformes sociales, tous les esprits, toutes les imaginations se donnent carrière. Mille systèmes naissent et meurent chaque jour ; chacun bâtit son petit édifice... Ici, la bonne foi et le désintéressement ; là, le charlatanisme et l'exploitation. Et qu'est-ce donc que cela prouve ? C'est que la société entière est en travail, c'est que, sous vos couches officielles, où vous donnez l'exemple des intrigues et du désordre, règne une fermentation universelle qui atteste le besoin qu'a la société actuelle de sa transformation et de son progrès... Non-seulement cette agitation n'a rien d'effrayant, mais, sous un rapport, toutes les tentatives des sectaires ont un côté utile. Laissons passage à l'extravagance ; peut-être porte-t-elle en croupe quelque idée que la nation voudra recueillir... Si de nobles sentiments se font jour à travers les utopies, pourquoi tout condamner et flétrir sans discernement ? Si, parmi les esprits qui rêvent, il y a des cœurs qui palpitent à toutes les émotions de la patrie, si elle peut trouver là de l'abnégation pour la servir, du courage pour la défendre, pourquoi les envelopper dans un ostracisme injuste ? Le parti démocratique ne rompt pas son unité pour si peu. Nul, dès lors, ne pourra être surpris de voir, au 24 février 1848, le jour où les hommes du National deviendront par surprise les maîtres de la France, les socialistes partager avec eux le pouvoir. Pour en revenir à 1840, la faiblesse des radicaux ne leur valait même pas d'être bien traités par ceux qu'ils se refusaient à répudier. Peu de temps après le banquet de Belleville, le 24 juillet, on célébrait, à Saint-Mandé, l'anniversaire de la mort de Carrel. A la suite d'un discours de M. Bastide, gérant du National, un étudiant prit la parole, au nom des communistes, et reprocha violemment au journal républicain d'avoir dévié des doctrines de l'homme qui avait fait sa gloire. Il en résulta une violente altercation et même une sorte de rixe. Le National donna naturellement à entendre, le lendemain matin, que cet incident était l'œuvre de la police.

 

X

Il avait dû être déplaisant à la gauche ministérielle de paraître abandonner, ou tout au moins ajourner, la réforme électorale. Ce ne fut pas le seul sacrifice de ce genre que lui demanda M. Thiers : celui-ci, en effet, était tout aussi désireux de se débarrasser de la réforme parlementaire, autre article du programme de l'ancienne opposition. On a déjà vu comment il était parvenu à faire élire, pour examiner la proposition Remilly, une commission en apparence favorable à la mesure, en réalité chargée de l'ajourner[85]. Cette commission, nommée le 2 mai, conclut à l'adoption d'un projet de réforme, mais elle ne déposa son rapport que le 15 juin, alors que la préoccupation unique des députés était de prendre au plus tôt leurs vacances. A peine une voix, dans la Chambre, demanda-t-elle, sans insister, que la discussion du projet fût fixée entre le budget des recettes et celui des dépenses. La majorité, entrant dans le jeu du ministère, la renvoya après les deux budgets : c'était, au su de tous, un ajournement indéfini. Pour le coup, le souhait du comte Jaubert était accompli, et la proposition était dûment enterrée.

Toutefois, pouvait-on compter que la gauche montrerait longtemps encore une pareille complaisance ? Il était visible qu'elle devenait chaque jour plus gênée et plus maussade. Les radicaux ne se faisaient pas faute de railler sa duperie et de flétrir sa trahison. En outre, les divers incidents, provoqués par la proposition du retour des cendres de l'Empereur, avaient amené une scission dans son sein. Plusieurs députés de ce groupe, en révolte contre M. Odilon Barrot, avaient pris attitude d'opposition ouverte à l'égard du ministère. C'étaient d'abord ceux qu'on appelait les saints, en tête desquels marchaient MM. de Tocqueville, de Beaumont, de Gorcelle, et qui se plaignaient un peu naïvement que la gauche ne se préoccupât pas davantage d'appliquer ses doctrines. C'étaient ensuite des politiques moins austères et plus agités, faciles sur les principes et très-ombrageux dans leurs préventions. L'un de ces derniers, M. Lherbette, personnage de mince autorité, mais de parole âpre et d'allure remuante, ne manquait pas une occasion de soulever les débats les plus désagréables à M. Thiers : un jour, il l'interpellait sur la fameuse lettre par laquelle M. Jaubert avait invité les amis du cabinet à enterrer la proposition Remilly ; un autre jour, il dénonçait les moyens plus ou moins avouables par lesquels le président du conseil s'était rendu maître des journaux. Je le dis hautement, s'écria-t-il, grâce à l'accaparement de la presse par le ministère, notre côté, celui de la gauche constitutionnelle, n'a plus d'organes ; il faut que le pays le sache. Ces attaques embarrassaient les ministériels de gauche, qui n'osaient riposter à la tribune et qui se défendaient mollement dans la presse. Le Siècle en était réduit à se plaindre un peu piteusement du déchaînement auquel M. Odilon Barrot était en butte, de la fureur qui s'était tournée contre lui, et il ajoutait, quelques jours après, sous forme d'excuse : Nous n'avons pas demandé au ministère tout ce qui était dans nos vœux, et il est loin d'avoir fait tout ce que nous lui avons demandé ; mais qui est en mesure de gouverner à sa place et de donner à l'opinion publique une satisfaction plus complète ?[86]

La gauche trouvait-elle au moins une compensation dans la distribution des places ? C'était, on le sait, ce qui lui tenait le plus au cœur. M. Thiers en faisait sans doute assez sur ce point pour fournir occasion aux plaintes des conservateurs. Certaines de ses nominations témoignaient surtout d'un sans gêne dans le favoritisme, d'un parti pris de se faire une clientèle personnelle, d'un dédain pour les usages et la hiérarchie qu'on n'avait peut-être vus encore à ce degré chez aucun ministre. Mais il était loin de donner ainsi à la gauche tout ce qu'il lui avait, sinon promis, du moins laissé espérer. Apres tout, il se sentait homme de gouvernement et n'entendait pas désorganiser l'administration. C'était surtout dans les préfectures que la gauche attendait un renouvellement presque complet : il y avait là d'anciennes ou de récentes rancunes électorales, impatientes de recevoir satisfaction. Le ministre de l'intérieur, M. de Rémusat, n'était pas encore assez loin du moment où il marchait avec M. Guizot, pour être bien pressé d'obéir à ces exigences ; il s'appliqua, au contraire, à les éluder. Tout d'abord, sous prétexte d'étudier le personnel, il retarda pendant plus de trois mois sa décision, et quand enfin, le 5 juin, le mouvement préfectoral, depuis si longtemps annoncé, parut au Moniteur, la gauche s'aperçut avec désappointement qu'un seul préfet était destitué, un autre nommé conseiller d'État, et treize changés de résidence ; parmi les sous-préfets on ne comptait que sept destitutions et vingt mutations. Pour le coup, les journaux ne purent cacher leur mécontentement. Le Siècle, tout en consentant à tenir compte des intentions et des difficultés, déclarait ne pas accepter, comme une satisfaction politique, un mouvement dont la signification était aussi effacée. Le Courrier français disait : Cette mesure assure l'impunité à la plupart des magistrats qui avaient audacieusement trempé dans les tripotages électoraux du 15 avril... A force de vouloir contenter tout le monde, on a fini par ne pouvoir plus satisfaire personne... Les intérêts conservateurs ont prévalu presque partout... On voit maintenant où en est la réaction parlementaire du 1er mars. Il y a des choses que le cabinet ne peut pas faire, et ce sont les choses que nous avions le plus souhaitées. Quelques jours après, rappelant toute la liberté d'action que la gauche avait laissée au ministère, il ajoutait : Nous avons le droit de déplorer sa faiblesse... On n'est un grand ministre qu'à la condition de déclarer, comme Richelieu, en entrant au pouvoir par la brèche, que la politique du pays est changée[87].

Si M. Thiers trompait ainsi les espérances des partisans de M. Odilon Barrot, réussissait-il par là même à rassurer les amis de M. Guizot et de M. Molé ? Non ; ceux-ci étaient toujours en méfiance. Si peu que le ministère eût fait de mutations administratives, elles étaient commentées avec humeur et inquiétude par les députés conservateurs, et d'ailleurs ceux-ci se rendaient compte que, dans chaque département, toute la faveur et tout le crédit étaient passés à leurs adversaires. Bien que la législation fût demeurée fermée à tous les articles du programme de la gauche, on n'en avait pas moins le sentiment que l'action parlementaire du cabinet tendait à désorganiser l'ancienne majorité au profit de l'ancienne opposition. La facilité même avec laquelle cette dernière laissait contredire ses idées, ajourner ses réformes, paraissait suspecte aux conservateurs. Elle s'entend avec le ministère, disaient-ils, pour arriver à la fin de la session sans nous effaroucher, en gagnant même quelques-uns des nôtres. Puis, les Chambres dispersées, nous verrons se faire contre nous, d'abord l'épuration des fonctionnaires, et ensuite la dissolution de la Chambre. C'est parce qu'on lui a promis ce dénouement, que la gauche est si patiente. La dissolution était ce que l'on redoutait le plus au centre droit. Soyez sûr, écrivait M. Duchâtel à M. Guizot, que la dissolution est au fond de la situation actuelle. On prend des renseignements de tous les côtés ; on s'y prépare le plus mystérieusement que l'on peut. On envoie aux journaux des départements des articles que j'ai lus et qui vantent les heureux effets probables d'une dissolution. Le Roi est décidé à la refuser ; mais le pourra-t-il ? Plus approchait la clôture de la session, plus, en dépit des dénégations des ministres, ces inquiétudes devenaient vives. Le bruit courait même qu'on n'attendait que la séparation du parlement pour faire entrer M. Odilon Barrot dans le cabinet. Ce bruit parvint, à Londres, aux oreilles de M. Guizot, et celui-ci, malgré son parti pris de réserve, fit avertir M. de Rémusat par le duc de Broglie que, dans ce cas, il ne resterait pas ambassadeur. La dissolution de la Chambre ou l'admission de la gauche dans le gouvernement, dit-il, ce sont pour moi les cas de retraite que j'ai prévus et indiqués dès le premier moment. M. de Rémusat répondit : Guizot devrait bien contrôler un peu mieux sa correspondance et croire ce que nous lui écrivons. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'y a pas un mot de fondé dans ses suppositions. Ce n'est pas, même en ce moment, la tendance du cabinet de porter Barrot à la présidence l'année prochaine[88]. M. Thiers avait sans doute eu connaissance de cette plainte de M. Guizot, quand il terminait l'une des nombreuses lettres qu'il écrivait alors à son ambassadeur, par ces mots un peu ironiques : Je vous souhaite mille bonjours et vous engage à vous rassurer sur les affaires intérieures de la France ; nous ne voulons pas la dissolution, et nous ne vous perdons pas le pays en votre absence.

Bien qu'imparfaitement rassuré, M. Guizot n'en continua pas moins à prêcher à ses amis la patience et la modération. Il avait sur ce point des idées très-réfléchies qu'il exposa, un jour, en ces termes, à M. Duchâtel : Je crois qu'il importe infiniment de ne pas se tromper sur le moment de la réaction et sur la position à prendre pour la diriger. Il ne faut rentrer au pouvoir qu'appelés par une nécessité évidente, palpable. Je ne connais rien de pis que les remèdes qui viennent trop tôt ; ils ne guérissent pas le malade et ils perdent le médecin. Il faut, quand nous nous rengagerons, que le péril soit assez pressant, assez clair, pour que nos amis s'engagent bien eux-mêmes avec nous, et à des conditions honorables et fortes pour nous. Les partis ne se laissent sauver que lorsqu'ils se croient perdus. Ces conseils n'étaient qu'à demi entendus. Sans doute les conservateurs n'avaient ni l'occasion, ni le moyen, ni la volonté d'entreprendre dans la Chambre une campagne décisive ; mais leurs journaux étaient toujours fort agressifs. Les avances que M. Thiers cherchait parfois à faire aux divers groupes de l'ancienne majorité étaient d'ordinaire assez rudement rebutées : c'est ainsi que, vers la fin de la session, ayant offert des places à M. Villemain, ancien membre du cabinet du 12 mai, et à M. Martin du Nord, ancien collègue de M. Molé, il essuya des refus que les commentaires des journaux rendirent plus significatifs encore. Aussi le Constitutionnel du 17 juillet constatait-il, non sans amertume, que toutes les tentatives, plus ou moins heureuses, faites pour ramener le parti conservateur avaient échoué, et que ce parti continuait son opposition plus ardemment que jamais : il en concluait à la nécessité de se montrer plus ferme. Que le ministère, disait-il, sache avoir des amis et des ennemis.

Telle était la situation, en juillet, à la fin de la session. Sans doute, à force d'adresse, d'activité, de talent, M. Thiers était resté debout pendant quatre mois. Il avait, sur un terrain difficile, évité toutes les chutes, mais à la condition de se réduire à une sorte d'inaction politique, bien contraire à sa nature ; il n'avait pu tenter aucune des grandes entreprises par lesquelles il semblait devoir justifier son avènement et répondre à l'attente du public. Pour le moment, et à ne pas regarder au delà des quelques mois de vacances parlementaires, le ministère ne paraissait pas en péril ; mais personne ne le croyait solide et n'avait foi dans son avenir. On ne voyait pas quels ennemis seraient, à l'heure actuelle, en état de le renverser et de le remplacer ; mais on-ne voyait pas davantage où se trouvaient ses amis, ceux qui le reconnaissaient et étaient résolus à le soutenir comme le représentant véritable et permanent de leurs idées et de leurs intérêts. En réalité, après tant d'ingénieuses manœuvres, il ne possédait pas plus une majorité à lui qu'au jour où il avait pris le pouvoir, et, comme l'écrivait alors un observateur, la position politique du ministère était encore à trouver. Chacun surtout se rendait compte que les expédients au moyen desquels M. Thiers avait vécu jusqu'alors étaient usés au regard de la gauche aussi bien que du centre ; c'est le propre, en effet, de ces jeux de bascule de n'avoir que des succès de courte durée, et, par là, ils ne sauraient jamais égaler et remplacer la grande politique. Aussi l'impression générale était-elle alors que M. Thiers ne pourrait aborder, dans ces conditions, la rentrée des Chambres. La session s'est close médiocrement pour le cabinet, écrivait M. Villemain à M. Guizot ; il y avait, à la Chambre des députés, diminution de confiance, quoique la confiance n'eût jamais été grande. Le parti nécessaire, le centre, n'était pas hostile, mais froid et assez sévère dans ses jugements. La gauche était humble, mais une partie avait de l'humeur et, sans les journaux, en aurait eu davantage. La session prochaine retrouvera les choses dans le même état, et plutôt aggravées. Les conquêtes individuelles seront assez rares et péniblement compensées. Il y aura de l'impossible à satisfaire la gauche, ou à la conserver aussi bénigne sans la satisfaire. Ceux qui étaient le plus dévoués au ministère ne cachaient pas leurs inquiétudes, tel M. Duvergier de Hauranne, qui, tout en affirmant à M. Guizot que l'existence du cabinet était assurée pour la durée des vacances, reconnaissait que les difficultés renaîtraient au début de la session prochaine ; il ajoutait même : J'avoue qu'à cette époque ces difficultés pourront être grandes. Quant au duc de Broglie, tout en constatant que la session finissait paisiblement, que toutes les grandes lois avaient passé, il notait que ceux des députés des centres qui étaient revenus individuellement au ministère, ne lui voulaient pas de bien, ne lui souhaitaient pas d'avenir et étaient prêts à se réjouir de sa chute[89].

M. Thiers était trop perspicace pour ne pas voir un danger qui frappait ainsi tout le monde, amis et adversaires. Il n'était pas homme non plus à s'y laisser acculer sans rien entreprendre pour y échapper. Tous ceux qui le connaissaient s'attendaient donc à le voir profiter de l'intervalle des sessions pour chercher l'occasion de quelque coup d'éclat qui le sortît des embarras actuels et donnât une autre direction aux esprits. Ne lui savait-on pas le goût des diversions ? Chacun pressentait du nouveau et de l'imprévu, tout en ignorant quel il serait. Personne, écrivait alors un observateur, ne devine ce que pourra inventer le président du conseil ; mais on ne sera surpris par quoi que ce soit, tant on est habitué à tout attendre de M. Thiers[90]. Le passé permettait cependant de faire quelques pronostics. Ceux qui se rappelaient comment, en 1836, au milieu d'embarras analogues, M. Thiers avait voulu jeter la France dans une intervention militaire en Espagne, ne devaient-ils pas supposer que, cette fois encore, l'aventureux ministre chercherait au dehors la diversion dont il avait besoin ? Les complications, chaque jour plus graves, des affaires d'Orient allaient le dispenser de faire naître une occasion. Le 15 juillet, le jour même où les Chambres françaises se séparaient pour leurs vacances annuelles, l'Angleterre, la Russie, l'Autriche et la Prusse signaient, à l'insu et à l'exclusion de la France, un traité pour régler la question orientale.

 

 

 



[1] Chronique politique de la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1840.

[2] Mémoires de Metternich, t. VI, p. 393.

[3] En septembre 1839, les divisions intérieures de l'armée carliste et la trahison de Maroto, général en chef de cette armée, avaient obligé Don Carlos à quitter l'Espagne et à se réfugier en France.

[4] Quelques jours plus tard, le 28 février, le Roi disait à M. Duchâtel : Je signerai demain mon humiliation. Et comme, le lendemain, M. Thiers avait peine à trouver un ministre des finances : Cela ne fera pas difficulté, dit Louis-Philippe ; que M. Thiers me présente, s'il veut, un huissier du ministère ; je suis résigné. (Mémoires de M. Guizot, t. V, p. 13.)

[5] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[6] Lettre du 25 avril 1840. (Documents inédits.)

[7] Documents inédits. — A la même époque, M. Doudan écrivait à M. d'Haussonville : Est-ce que vous vous êtes figuré que vous alliez devenir le gendre d'un ministre ? Non, j'imagine. Quand M. de Broglie eût pu disposer de son temps et qu'il eût eu l'esprit aux affaires, je n'aurais jamais pu désirer qu'il se jetât au milieu de ces petites factions turbulentes, exigeantes Je suis convaincu qu'un mois après l'inauguration de ce cabinet, dont beaucoup disent qu'il eût été le salut du peuple, les inquiétudes maladives que les partis ont dans les jambes auraient recommencé de plus belle. On a tellement travaillé à disperser les groupes dans la Chambre des députés que, sauf la haine, qui est changeante, il n'y a pas de cohésion entre quatre chats. Chacun se promène en liberté dans sa gouttière, l'air capable et impertinent, et vous voulez qu'on se mette à rallier cette grande dispersion ! Il faut laisser faire cela au temps et aux événements. (Lettre du 12 mars 1840, Mélanges et Lettres, t. Ier, p. 291, 292.)

[8] Cf. t. III, chapitre premier, § 3.

[9] Cf. t. III, chapitre III, § 2.

[10] M. de Rémusat écrivait alors à M. Guizot : Je ne me dissimule aucune objection, aucun danger, aucune chance de revers et, ce qui est plus dur, de chagrin ; j'en aurai de cruels ; mais je me sens un fonds inexploité d'ambition, d'activité, de ressources, que cette occasion périlleuse m'excite à mettre enfin en valeur, et il y a en moi un je ne sais quoi d'aventureux, bien profondément caché, que ceci tente irrésistiblement. (Mémoires de M. Guizot, t. V, p. 16.)

[11] J'ai été témoin, dans le cabinet du duc de Broglie, raconte M. Duvergier de Hauranne, des hésitations de M. de Rémusat et des efforts qu'il eut à faire pour les surmonter, non certes qu'il n'eût en M. Thiers une entière confiance, mais parce qu'il craignait que le parti du dernier ministère n'attribuât à l'ambition ce qui était chez lui un acte de dévouement. (Notice sur M. de Rémusat.)

[12] Travail de décomposition, c'est l'expression même dont se servait un journal officieux, le Messager du 7 mars, pour indiquer l'œuvre que poursuivait M. Thiers dans la Chambre.

[13] Séance du 4 mars.

[14] Documents inédits et Mémoires de M. Guizot, t. I, p. 15 à 25.

[15] Le Courrier fiançais disait, à propos de M. Thiers, le 5 mars 1840 : Les hommes placés dans une position difficile ne livrent pas leur secret, quand ils ne peuvent encore le faire connaître qu'à demi.

[16] Le Constitutionnel, organe de M. Thiers, disait, le 14 mars : Ce que la gauche voit dans l'origine du ministère actuel, c'est que tout parti en mesure d'avoir la majorité dans la Chambre n'a pas d'obstacle à vaincre hors de la Chambre. Ceci n'est pas, si l'on veut, une conquête faite par le 1er mars ; mais le 1er mars a constaté que la conquête était faite.

[17] Le National disait, par exemple, le 6 mars : Il faut que notre opposition constitutionnelle de dix ans soit tombée bien bas dans sa propre estime et désespère bien de sa fortune, pour placer ainsi, à fonds perdu, son honneur et son avenir sur la tète d'un aventurier politique.

[18] Documents inédits.

[19] Dès le 1er mars, il avait écrit à M. Guizot : Je garderai ma position amicale sans être invariable, prêt à m'éloigner ou même à combattre si le ministère dérive à gauche d'une manière alarmante, mais content s'il se maintient dans la modération, et ne négligeant rien pour le fortifier dans le dessein de faire le mieux possible. (Documents inédits.)

[20] Mélanges et Lettres, t. I, p. 290.

[21] Constitutionnel du 9 mars 1840.

[22] Dans la déclaration sommaire que M. Thiers avait lue aux Chambres, le 4 mars, cette prétention était très-visible, et le ministre avait presque insinué qu'il venait de faire capituler la couronne. Le Journal des Débats avait alors critiqué cette affectation à dire et à répéter : Le Roi et moi. Par contre, le Courrier français avait félicité le président du conseil d'avoir fait valoir son droit de chef de parti, en regard du droit que la couronne a de choisir entre les hommes et les opinions ; et il avait ajouté : M. Thiers ne dit pas que la couronne a cédé, car un ministre doit couvrir le Roi ; mais il résulte de son discours, qu'il n'a pas fait, en entrant aux affaires, le sacrifice de ses opinions, et c'est là tout ce que le public demande à savoir. Le National, trop heureux de voir la monarchie diminuée par ceux qui eussent dû être ses défenseurs, demandait en raillant : Comment les journaux de la cour prendront-ils ce nouveau spécimen de familiarité respectueuse qui place sur la même ligne la couronne et un simple sujet ? M. Thiers et le Roi, le Roi et M. Thiers sont heureusement d'accord pour faire le bonheur, la prospérité et la gloire de la France. Voilà ce que le président du cabinet du 1er mars a bien voulu annoncer au monde.

[23] Lettre de Mgr Garibaldi, internonce du Saint-Siège. (Vie du cardinal Mathieu, par Mgr BESSON, t. I, p. 247.)

[24] Le Journal des Débats disait, le 3 mars, dans un article qui fut remarqué : La couronne n'aurait pas voulu choisir ces ministres, qu'elle aurait été forcée de les accepter, forcée par sa prudence, et pour ne pas empirer une situation dangereuse. M. Thiers a voulu être le maître, et il l'est, sauf, bien entendu, sa responsabilité devant le Roi et devant les Chambres.

[25] Journal inédit de M. de Viel-Castel.

[26] Le Constitutionnel disait, à la date du 12 mai : M. Thiers donne d'égales garanties aux deux partis qu'il s'agit de rallier. Mais c'est précisément ce dont on l'accuse. M. Thiers, dit-on, a deux passés. Nous disons que c'est son mérite, c'est la gloire de son bon sens.

[27] Le vicomte de Launay (madame Emile de Girardin) faisait, le 7 mars 1840, dans ses Lettres parisiennes du journal la Presse, ce tableau, chargé comme toute satire, de ce qu'il appelait la traite des députés faite hautement par les pourvoyeurs de M. Thiers : Chaque soir, on fait le relevé des acquisitions de la journée. Aurons-nous un tel ? — J'en réponds, si vous lui promettez ça pour son gendre. — Et un tel, si on lui offrait ceci ? — Ce n'est pas la peine ; nous l'aurons pour rien ; j'ai vu sa belle-mère. — ... Ah ! si nous pouvions avoir *** ! — Ce n'est pas si difficile qu'on le croit ; il vient de perdre cinquante mille francs dans une affaire, il est bien gêné. — ... Mais notre plus belle conquête, c'est le bon *** ! — Quoi, il s'est engagé ? — Sur l'honneur ! — Mon cher, vous êtes un sorcier. Qu'avez-vous fait pour le séduire ? — Je l'ai pris par les sentiments. — Je ne vous comprends pas. — Ah ! tu n'as pas d'enfants ! Le gros bonhomme a deux filles à marier... Je possède un peu bien ma statistique parlementaire. Je sais ceux qui ont des filles à établir, ceux qui ont des fils à placer, ceux qui ont des frères incapables sur les bras, ceux qui ont des intérêts de cœur dans les théâtres royaux, ceux qui ont des secrets à cacher, ceux qui ont des manufactures à soutenir, ceux qui ont des forges, ceux qui ont des sucres, ceux qui ont des rentes, et ceux, enfin, qui ont des dettes. Eh ! je dis avec le proverbe : Qui paye leurs dettes s'enrichit.

[28] M. Duvergier de Hauranne rapporte qu'un des amis de M. Molé disait alors de lui : Il prétend que si le ministère tombe aujourd'hui, ce sera à son profit, et dans un an, au profit de M. Guizot. C'est pour cela qu'il se presse. (Notes inédites.)

[29] 20 mars 1840.

[30] Je le dis à la gauche, s'écriait l'orateur radical, deux choses sont essentielles uns partis : la moralité, et assurément aucune fraction de la Chambre n'a plus de moralité que celle à laquelle je m'adresse, et l'habileté... L'habileté, il ne faut pas seulement en avoir, il faut qu'on y croie. Au 22 février, vous avez compté sur des progrès, et vous avez été bienveillants ; ces progrès ne sont pas venus ; votre réputation d'habileté en a, ce me semble, subi quelque atteinte. Faites en sorte que l'avenir ne soit pas encore plus grave que le passé. Vous vous livrez sans condition ; vous n'amenez pas les choses avec vous, vous les réservez pour l'avenir. Prenez-y garde, le pays se dira peut-être un jour : Ceux-là qui ne sont pas assez habiles pour se conduire, ne sont pas assez habiles pour nous conduire nous-mêmes.

[31] Aussi la Revue des Deux Mondes félicitait-elle ironiquement M. Thiers d'avoir obtenu un tel vote de la gauche. La gauche, disait-elle, a voté publiquement les fonds secrets, les fonds de la police, les fonds dont on ne rend pas compte et qui sont particulièrement destinés au maintien de l'ordre. La gauche, en les votant, a abdiqué ; elle a abdiqué ses préventions, ses préjugés, ses utopies ; on ne revient pas d'un tel vote, car on en reviendrait brisé, déconsidéré, presque annihilé. Les fonds secrets ! Mais c'est le mot sacré de la franc-maçonnerie gouvernementale ; une fois prononcé, on est initié.

[32] Lettre du 28 mars 1840. (Documents inédits.)

[33] Cette politique, exposée dans une lettre de M. Dumon à M. Guizot (Mémoires de M. Guizot, t. V, p. 349-50), se trouvait aussi formulée chaque matin dans le Journal des Débats. (Cf. notamment le numéro du 6 avril.)

[34] Constitutionnel du 10 avril. Cf. aussi le Siècle de la même date.

[35] Le Courrier français du 10 avril se plaignait des ménagements de M. Thiers pour les 221, et il ajoutait : En appuyant le ministère du 1er mars, la gauche a entendu que le pouvoir se déplacerait, hommes et choses.

[36] Cf. la lettre que le duc de Broglie écrivait alors à M. Guizot : il en était arrivé à douter que M. Thiers pût durer jusqu'à la session suivante, et il invitait M. Guizot à se tenir prêt à le remplacer. (GUIZOT, Mémoires, t. V, p. 348, 349.)

[37] Le rapporteur faisait ici allusion à l'engagement pris de définir l'attentat.

[38] Lettre du 12 avril 1839. (Documents inédits.)

[39] Voir plus haut au § 10 du chapitre précédent.

[40] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[41] Voici comment M. Thiers avait été amené à faire cette déclaration. Il examinait les raisons diverses qui avaient, au commencement du siècle, amené une lutte acharnée entre la France et l'Angleterre. La France, alors, disait-il, n'avait pas renoncé à être une puissance maritime et coloniale de premier ordre ; elle n'avait pas renoncé au rêve brillant des possessions lointaines ; elle avait voulu prendre la Louisiane, Saint-Domingue et même essayer sur l'Egypte une tentative merveilleuse, moins solide qu'éclatante, mais dont le but avoué était de menacer les Anglais dans l'Inde. Notre puissance, alors, à quoi la faisions-nous servir ? A coaliser toutes les marines de l'Europe sous notre drapeau. Eh bien, il y avait là des raisons d'une lutte acharnée. Mais, heureusement, plus rien de cela n'existe... La France s'est éclairée sur la véritable voie de sa grandeur. Qui songe aujourd'hui parmi nous à des possessions lointaines ?... C'est que l'esprit de la France a changé, c'est que tout le monde sent que noire grandeur véritable est sur le continent.

[42] Cf. t. II, chapitre XII, § III.

[43] DE LA HODDE, Histoire des sociétés secrètes et du parti républicain, p. 334.

[44] Godefroy Cavaignac devait mourir en 1845.

[45] M. Capo de Feuillide, qui faisait une opposition très-vive dans le Journal de Paris, avait reçu une mission aux Antilles, et ce journal était devenu du coup ministériel. La Presse disait de son côté : On m'a pris le meilleur de mes rédacteurs ; je le cherche partout ; si M. le président du conseil voulait me le rendre, il me ferait un vrai présent, car ce rédacteur a beaucoup de talent. Il s'agissait de M. Granier de Cassagnac, qui avait reçu une mission analogue à celle de M. Capo de Feuillide.

[46] Séance du 16 mai.

[47] Expressions de M. Guizot.

[48] M. Barrot s'exprima en ces termes, dans son bureau : Je n'aurais pas pris l'initiative de la proposition... Toutefois, s'il y a, dans les centres, des députés plus hardis que nous ou plus impatients, nous ne leur fermerons pas la carrière. Ils nous y retrouveront avec les principes que nous avons constamment professés et que nous ne déserterons pas. C'est pourquoi je ne m'oppose pas à sa lecture.

[49] Mémoires de Guizot, t. V, p. 351-3.

[50] M. de Rémusat n'est pas resté jusqu'à la fin de sa vie très-fier de ce morceau d'éloquence. J'ai souvent interrogé M. de Rémusat sur les actes de son ministère, a écrit plus tard M. Duvergier de Hauranne. Il n'en regrettait aucun, à l'exception peut-être du discours qu'il prononça le 12 mai, pour annoncer à la Chambre le retour en France des cendres de Napoléon.

[51] Il se trouva que ce voisin était M. Duvergier de Hauranne, l'un des très-rares députés qui avaient résisté à l'entraînement général. Oui, répondit-il, c'est une bonne blague. — M. Thiers, ajoute M. Duvergier de Hauranne, en racontant cet incident, parut blessé de la réponse ; mais l'événement prouva bientôt que je le flattais. (Notes inédites.)

[52] Le Courrier français du 13 mai disait : Le ministère peut s'applaudir de ce grand acte de réparation... Il restitue à Napoléon cette légitimité populaire qui fit sa force et son droit. C'est consacrer en même temps la légitimité de notre révolution et de la monarchie que le peuple a choisie. C'est retremper ce gouvernement à sa véritable source et lui donner ce baptême de la popularité qui semblait peu à peu s'effacer.

[53] Dès aujourd'hui, disait encore le Courrier français, les traités de Vienne sont moralement déchirés. Il faut reconnaître dans cette démarche du cabinet un engagement pour l'avenir.

[54] Journal des Débats du 13 mai.

[55] Le National du 13 mai disait : Ces souvenirs ne vont-ils pas se réveiller demain, dans toute la France, comme une sanglante accusation contre toutes les lâchetés qui souillent depuis dix ans nos plus brillantes traditions ?

[56] Henri Heine écrivait de Paris, le 30 mai : Toujours lui ! Napoléon et encore Napoléon ! Il est le sujet incessant des conversations de chaque jour, depuis qu'on a annoncé son retour posthume. (Lutèce, p. 79.)

[57] La statue fut inaugurée en 1833, et l'Arc de triomphe en 1836.

[58] Mémoires et Correspondance du roi Jérôme et de la reine Catherine.

[59] N'oublions pas, disait M. de Lameth, que Napoléon a détruit la liberté de son pays et qu'il a été cause, par son ambition, de l'invasion de la France. Puis, faisant allusion à certaines agitations bonapartistes : Il existe déjà parmi nous trop de ferments de discorde, n'en augmentons pas le nombre.

[60] 7 octobre 1830.

[61] Cette pièce, intitulée A la Colonne et datée du 9 octobre 1830, a été insérée dans les Chants du crépuscule.

[62] 13 septembre 1831. — Napoléon, dit La Fayette, a comprimé l'anarchie ; il ne faut pas que ses cendres viennent l'accroître aujourd'hui.

[63] En octobre 1847, recevant Jérôme Bonaparte et son fils, Louis-Philippe les engageait à visiter Versailles, , disait-il, il avait mis en présence les deux grandes figures de la France, Louis XIV et l'Empereur.

[64] BULWER, Life of Palmerston, t. III, p. 40.

[65] M. Elias REGNAULT (Histoire de Huit ans, t. I, p. 142) attribue à la négociation poursuivie avec le cabinet anglais, une origine très-singulière. Ce serait O'Connell qui, circonvenu par un des parents de l'Empereur, aurait le premier averti lord Palmerston de son intention de proposer à la Chambre des communes la restitution des restes de Napoléon. Lord Palmerston aurait alors informé M. Thiers qu'il serait obligé de répondre à O'Connell que jamais le gouvernement français n'avait demandé cette restitution. M. Thiers n'aurait fait sa démarche que sur cette provocation. Dans les documents français et anglais, notamment dans la correspondance de lord Palmerston, rien ne confirme et tout contredit cette version, évidemment inventée par lés républicains pour diminuer aux yeux des patriotes l'initiative du gouvernement de Juillet.

[66] Journal des Débats du 22 mai.

[67] Articles du 23, du 24 et du 29 mai 1840.

[68] Lettre du capitaine Callier au maréchal Soult, du 27 mai 1840. (Documents inédits.)

[69] Articles du 27 et du 28 mai 1840.

[70] Journal des Débats, 29 mai 1840.

[71] Article du 31 mai 1840.

[72] Le Courrier français disait, par exemple, le 4 juin 1840 : Il se passera bien du temps et il faudra bien des actes, avant que nous puissions reprendre confiance dans la fermeté du ministère, dans notre propre parti.

[73] M. Thiers d'ailleurs était, depuis la coalition, suspect à l'Europe. Dès le 14 mai 1839, M. de Barante écrivait à M. Bresson : M. Thiers est devenu un véritable épouvantail ; on se trouble au nom de celui que la renommée présente comme livré à une imagination turbulente. (Documents inédits.)

[74] Cf., sur la situation budgétaire, ce que j'ai dit au tome III, chapitre V, § V.

[75] Henri Heine écrivait le 20 mai 1840 : M. Thiers a gagné de nouveaux lauriers par la clarté convaincante avec laquelle il a traité, dans la Chambre, les sujets les plus arides et les plus embrouillés... Cet homme connaît tout ; nous devons regretter qu'il n'ait pas étudié la philosophie allemande : il saurait l'expliquer également. (Lutèce, p. 60.)

[76] Documents inédits.

[77] Lettres de M. Doudan, t. I, p. 308.

[78] Naguère, en pleine Académie française, M. Pasteur se plaignait éloquemment du tort que faisait ainsi la politique à la science. Pourquoi, s'écriait l'illustre savant, faut-il que cette accapareuse prenne trop souvent les meilleurs, les plus forts d'entre nous ? Et il ajoutait : Ce que la politique a coûté aux lettres, la littérature le calcule souvent avec effroi. Mais la science elle-même peut faire le triste dénombrement de ses pertes. De part et d'autre, combien de forces, déviées de leurs cours, vont s'abîmer inutilement dans des questions trop souvent aussi mouvantes et aussi stériles qu'un monceau de sable !

[79] Ce trait de la vie d'Arago, passé sous silence par ses biographes démocrates, est rapporté par M. Odilon Barrot, dans ses Mémoires, t. II, p. 32.

[80] Cette discussion sur la réforme électorale avait lieu le 16 mai, et c'était le 12 que M. de Rémusat avait annoncé à la Chambre le retour des cendres.

[81] Cf. plus haut, chapitre précédent, § XI.

[82] Journal du Peuple du 31 mai 1840.

[83] Lettre du 30 avril 1840 (Lutèce, p. 29).

[84] Les ouvriers faisaient ici allusion à une expression malheureuse échappée, quelques jours auparavant, à M. Sauzet, président de la Chambre. Celui ci, voulant rappeler à la question un orateur qui, à propos d'une loi sur les sucres, déclamait sur les ouvriers sans ouvrage, avait dit : Nous sommes chargés de faire des lois, et non pas de donner de l'ouvrage aux ouvriers. Cette phrase avait été aussitôt relevée et amèrement commentée par tous les journaux d'extrême gauche.

[85] Cf. plus haut, au § VI.

[86] 10 et 19 juin 1840.

[87] Siècle du 6 juin, Courrier français du 6 et du 10 juin. — La gauche sentit très-vivement ce désappointement. Deux ans après, M. Léon Faucher, rédacteur du Courrier français, s'en souvenait encore et écrivait, le 8 novembre 1842, à M. Duvergier de Hauranne : Nous ne pouvons à aucun prix recommencer l'épreuve du 1er mars. Rémusat en particulier, par son obstination à conserver les préfets, nous avait tout à fait sacrifiés. Pour ma part, j'ai failli y perdre ma position, ma santé... S'immoler à des personnes, c'est être dupe et faire des ingrats. Encore aujourd'hui, quatre ou cinq journaux me font l'honneur de m'attaquer personnellement comme si j'étais ministre, et pourtant je suis peut-être le seul homme de la presse, avec Chambolle, qui n'ai rien demandé ni rien accepté du 1er mars. (Léon FAUCHER, Biographie et Correspondance, t. I, p. 396.)

[88] Documents inédits.

[89] Documents inédits.

[90] Lettre du capitaine Callier au maréchal Soult. (Documents inédits.) Le capitaine Callier, aide de camp du maréchal, était resté à Paris pour tenir ce dernier, alors à la campagne, au courant des événements politiques.