HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE III. — LA CRISE DU GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE (1836-1839)

 

CHAPITRE X. — DIX ANNÉES DE GUERRE AFRICAINE (1830-1839).

 

 

I. La situation dans l'ancienne Régence d'Alger, à la chute de la Restauration. Dispositions du nouveau gouvernement à l'égard de l'entreprise africaine. — II. Le général Clauzel. II veut établir la domination de la France sur toute la Régence. Expéditions de Médéa. Négociations avec Tunis, désavouées par le gouvernement. Echec du plan du général Clauzel. — III. Le général Berthezène. Sa faiblesse. Expédition peu heureuse à Médéa. Mécontentement de l'armée. — IV. Le général de Rovigo. Langage des ministres sur la question d'Alger. Rigueur malhabile du nouveau commandant à l'égard des Indigènes. Prise de Bone par un audacieux coup de main. Mort du duc de Rovigo. — V. Intérim confié au général Voirol. Sa sage administration. Le premier bureau arabe et la Moricière. Occupation de Bougie. — VI. Oran depuis 1830. Les commencements d'Abd-el-Kader. Après avoir essayé de la guerre, le général Desmichels conclut le traité du 26 février 1834. Clauses secrètes sur lesquelles l'émir parvient à obtenir l'apposition du sceau du général. Difficultés qui en résultent. Incroyable engouement du général pour l'émir. — VII. Incertitude des esprits, en France, sur la question algérienne. Commission d'enquête et commission supérieure. L'instinct national est favorable à l'Algérie. Débat parlementaire. Hésitations de la Chambre. Langage vague du ministère. Organisation du gouvernement général des Possessions françaises dans le nord de l'Afrique. — VIII. Le général Drouet d'Erlon. Abd-et-Kader affermit son pouvoir et l'étend sur les provinces de Titteri et d'Alger. Faiblesse du gouverneur. Conflit entre le général Trézel et l'émir. Désastre de la Macta. — IX. Le maréchal Clauzel nommé gouverneur. Renforts envoyés en Algérie. Le duc d'Orléans. Victoire de l'Habra et destruction de Mascara. Expédition de Tlemcen. Le maréchal prononce la déchéance du bey de Constantine. Nouvelle expédition à Médéa. Les renforts rentrent en France. Le général d'Arlanges cerné à la Tafna. Il ne reste plus rien des résultats que croyait avoir obtenus le maréchal Clauzel. — X. Victoire de la Sickack. Discussion à la Chambre. Le plan du maréchal Clauzel et les ministères du 22 février et du 6 septembre. Le maréchal se décide à marcher contre Constantine. — XI. L'expédition et son échec. Impression produite en Afrique et en France. — XII. Résolutions prises par le ministère. Le général Damrémont et le général Bugeaud. Traité de la Tafna. Entrevue du général Bugeaud et d'Abd-el-Kader. Le gouvernement ratifie le traité. — XIII. Négociations sans succès avec le bey de Constantine. Une seconde expédition est résolue. La marche. Le siège. L'assaut. La victoire. — XIV. Le plan du maréchal Valée. Etat des esprits en France. Travaux accomplis dans les provinces d'Oran et d'Alger. La province de Constantine. Rapports avec les indigènes. Création de routes et de villes. Souffrances de l'armée. Établissement de l'évêché d'Alger. Abd-el-Kader organise son empire et prépare la guerre sainte La paix ne peut durer. Conclusion.

 

I

On se rappelle les pages d'une éloquence douloureusement prophétique par lesquelles M. Prévost-Paradol terminait, au lendemain de Sadowa, son livre de la France nouvelle après avoir énuméré toutes les menaces pesant sur l'avenir de notre pays, après avoir montré l'équilibre, non-seulement de l'Europe, mais du monde entier, se déplaçant chaque jour davantage à notre détriment, et nos ennemis ou nos rivaux, Allemands, Russes, Anglo-Saxons, partout en voie d'accroissement rapide, tandis que nous étions stationnaires ou même en péril de diminuer, le brillant écrivain se demandait, non sans angoisse, s'il ne restait pas quelque chance à la France de se maintenir à son rang. Cette chance existe, répondait-il, chance suprême, qui s'appelle l'Algérie. Et alors, cherchant à deviner les destinées de notre colonie, il saluait avec émotion cet empire méditerranéen qui, disait-il, ne sera pas seulement une satisfaction pour notre orgueil, mais qui sera certainement, dans l'état futur du monde, la dernière ressource de notre grandeur. Depuis lors, l'événement n'a que trop confirmé la partie douloureuse de ces prophéties. Mais, à voir le développement qu'a pris l'Algérie dans ces dernières années, les résultats maintenant acquis, les espérances plus belles encore qu'ils autorisent à concevoir, il semble que la partie consolante de ces mêmes prophéties soit également en train de s'accomplir. De là, la curiosité chaque jour plus attentive des patriotes pour tout ce qui concerne la France africaine. Leurs regards, attristés de tant d'autres côtés, se reportent, avec une sorte de complaisance, sur cette terre, qui a pour eux ce charme particulier d'être le seul point où ils se sentent en progrès.

Plus l'Algérie prend ainsi d'importance dans notre vie nationale, plus nous avons intérêt à connaître son passé et à remonter à son origine. C'est pourquoi, après avoir raconté les événements politiques de la première moitié de la monarchie de Juillet, il convient de s'arrêter un moment et de revenir sur ses pas, pour considérer ce qu'est devenue, pendant ce temps, de 1830 à 1839, l'entreprise militaire commencée par la Restauration dans la Régence d'Alger. Ces dix premières années de la guerre d'Afrique ont été une période de tâtonnements, plus laborieuse que féconde. Pour en bien saisir le caractère, il est nécessaire de pouvoir l'embrasser d'ensemble. Morcelé en fragments que l'on eût rattachés aux parties correspondantes de l'histoire générale, l'exposé de ces campagnes n'aurait pas laissé une impression nette dans l'esprit du lecteur. D'ailleurs, les vicissitudes de la conquête algérienne ont, au début, si peu de rapports avec les évolutions de la politique parlementaire qu'on eût vraiment été embarrassé de rapprocher et de fondre les unes et les autres dans un même récit[1].

Notre première prise de possession de la terre d'Afrique avait précédé seulement de quelques semaines la révolution de Juillet. Ce n'avait été qu'après beaucoup d'hésitations que le gouvernement de la Restauration, poussé à bout par les outrages répètes du dey d'Alger, s'était enfin décidé, dans les premiers jours de 1830, à châtier ces pirates insolents et cruels qui, depuis si longtemps, bravaient l'Europe chrétienne et désolaient les côtes de la Méditerranée. A en juger par les précédents, l'entreprise ne semblait pas sans difficulté ni péril. Plusieurs fois, diverses puissances, entre autres la France et l'Angleterre, avaient tenté d'agir contre la Régence elles avaient échoué ou du moins n'avaient remporté que des avantages passagers, parfois même tout à fait illusoires. Habilement préparée par les ministres d'alors, glorieusement conduite par le général de Bourmont qui gagna, en cette occasion, son bâton de maréchal, l'expédition de 1830 fut au contraire couronnée d'un prompt et éclatant succès. L'armée, débarquée le 14 juin, entra dans Alger le 5 juillet. Le dey, acceptant, avec le fatalisme musulman, la décision des armes, se retira à Naples, tandis que les janissaires turcs étaient transportés en Asie Mineure. On se trouvait ainsi avoir non-seulement renversé le souverain, mais supprimé presque complètement la race régnante. En effet, tout le pouvoir avait été jusqu'alors aux mains de l'Odjak ; on appelait de ce nom la milice turque d'Alger qui se recrutait incessamment parmi les aventuriers ou les malfaiteurs de l'empire ottoman, et qui, malgré son petit nombre, — elle ne comptait guère que quinze mille hommes, — commandait aux trois millions d'habitants de la Régence. Ces habitants étaient de races fort différentes dans les villes, les Maures et les Juifs adonnés au commerce et habitués à la servilité ; dans la campagne, les Arabes nomades et pasteurs, plus fiers, plus guerriers, plus nombreux, mais que des divisions, perfidement entretenues, mettaient à la merci des Turcs ; enfin, dans la montagne, les Kabyles sédentaires et agriculteurs, très-belliqueux aussi, ayant conservé une indépendance à peu près complète, ce qui ne les empêchait pas de faire le coup de feu pour le maître d'Alger, quand ils espéraient avoir ainsi part au butin. En triomphant des Turcs, la France avait-elle donc succédé ipso facto à leur domination, et la monarchie de Juillet trouvait-elle, dans l'héritage de la Restauration, une conquête toute faite dont elle n'avait plus qu'à recueillir les bénéfices ?

Telle n'était pas la situation. D'abord, en supprimant le dey, nous n'avions pas détruit toutes les autorités turques de la Régence. Le dey ne gouvernait directement qu'Alger et ses environs le reste du territoire était partagé entre trois grands .vassaux, turcs également, le bey de Constantine à l'est, le bey de Titteri au sud et le bey d'Oran à l'ouest. Après la prise d'Alger, le premier s'était retiré dans son beylick, d'où il nous bravait impunément ; si les deux autres avaient paru d'abord disposés à reconnaître notre suzeraineté, celui de Titteri n'avait pas tardé à la répudier, et celui d'Oran était sans influence. Eussions-nous d'ailleurs eu raison des beys et fait ainsi disparaître les dernières traces de la domination turque, que nous n'aurions pas été pour cela tes maîtres ; restaient les Arabes et les Kabyles. Ni les uns ni les autres ne regrettaient les Turcs que, de tout temps, ils avaient détestés ; seulement leur mépris et leur horreur du Roumi étaient plus forts encore. Après avoir aidé à défendre Alger contre les envahisseurs chrétiens, ils s'étaient dispersés, mais sans volonté de se soumettre. Leur état religieux et social était trop inférieur au nôtre pour permettre une assimilation et une fusion ; en même temps, ils avaient, jusque dans leur barbarie, une sorte de fierté dédaigneuse qui les empêchait de subir le prestige du vainqueur et de s'incliner comme le font d'ordinaire les races Inférieures devant les races supérieures. Aussi, dès le premier jour, quand, sous la conduite du maréchal de Bourmont, l'armée française voulut faire une sorte de promenade pacifique, hors des murs d'Alger, dans la plaine de la Métidja, elle vit se dresser des ennemis derrière tous les buissons c'étaient les Arabes et les Kabyles qui commençaient, non plus au service des Turcs, mais pour leur compte, cette terrible guerre de guérillas qui devait durer tant d'années.

Lors de la chute de Charles X, l'autorité de la France n'était donc reconnue, en Afrique, que sur le territoire matériellement occupé par ses troupes, c'est-à-dire seulement dans la ville d'Alger. Un moment, des détachements avaient aussi occupé Bone et Oran ; mais, à la première nouvelle de la révolution et sans attendre les ordres du nouveau gouvernement, le maréchal de Bourmont s'était hâté d'évacuer ces deux dernières villes ; il lui avait paru dangereux, dans une telle crise, de laisser l'armée ainsi disséminée. Qu'allait faire la monarchie de Juillet ? Voudrait-elle abandonner ou garder cette conquête, et, si elle la gardait, chercherait-elle à l'étendre ?

Personne n'eût été alors en état de répondre à ces questions. En admettant que les hommes portés au pouvoir par la révolution fussent disposés à adopter de confiance le plan de leurs prédécesseurs, ils eussent été embarrassés de découvrir quel était ce plan. Le gouvernement de la Restauration s'était lancé dans l'expédition, sans but bien déterminé ; cette incertitude tenait à ce qu'il ne poursuivait pas, en cette occasion, l'exécution d'un dessein depuis longtemps conçu par l'ambition nationale, ou la satisfaction d'intérêts commerciaux préexistants ; il avait été conduit à agir par une sorte d'accident imprévu, par la nécessité de vider une querelle d'honneur, et aussi, pour une bonne part, par des considérations de politique intérieure et dynastique, par le désir d'agir sur l'esprit turbulent et léger de la nation française, de lui rappeler que la gloire militaire survivait à la révolution, et de faire une utile diversion à la fermentation politique de l'intérieur[2]. Tout fut admirablement préparé pour assurer le succès ; mais, sauf la résolution de détruire la piraterie, ni Charles X ni ses ministres ne s'étaient fait une idée arrêtée du parti qu'ils tireraient de ce succès. Ils avaient agité à l'avance toutes les hypothèses, — entente avec le dey, établissement d'un gouvernement arabe, remise de la Régence à la Turquie, à Mehemet-Ali ou à l'Ordre de Malte, partage avec les autres puissances européennes, enfin création d'une colonie française, — mais sans conclure. Ils attendaient les événements. Tout, d'ailleurs, n'était-il pas inconnu pour eux, dans ce pays jusqu'alors presque entièrement fermé aux Européens, et qu'avaient seuls parcouru quelques voyageurs oubliés ? M. de Polignac s'était borné, dans ses pourparlers avec les autres puissances, à garder soigneusement et fermement pour l'avenir toute sa liberté d'action ; vainement l'Angleterre, dont la jalousie était, en cette matière, particulièrement ombrageuse, l'avait-elle pressé, même avec menace, de répudier par avance toute pensée de conquête, il s'était refusé hautement à prendre aucun engagement contraire à la dignité et à l'intérêt de la France. Alger entre nos mains, il n'était sans doute plus possible de rester dans le vague mais la vieille monarchie avait eu à peine le temps de fêter sa victoire. Tombée avant d'avoir pu dire ce qu'elle en ferait, elle laissait à ses successeurs la charge de résoudre le problème.

Le gouvernement issu des journées de Juillet, réduit, dans les premiers temps, à se demander, chaque matin, s'il n'aurait pas à lutter pour l'existence de la société, contre la révolution, et pour l'indépendance de la France, contre la coalition, n'avait guère le loisir de songer à des conquêtes lointaines. Tout contribuait même à lui faire regarder d'un œil peu favorable celle où il se trouvait engagé par le fait du régime déchu. Ces troupes ainsi distraites au delà de la Méditerranée, ne pouvait-il pas, d'une heure a l'autre, en déplorer l'absence dans les rues de Paris ou sur la frontière du Rhin ? En poursuivant cette campagne, ne risquait-il pas d'irriter l'Angleterre, alors son unique alliée en face de l'Europe inquiète et malveillante ? Ajoutons que l'expédition d'Alger, à la différence de celle de Grèce, avec laquelle elle semblait cependant avoir beaucoup d'analogie, n'avait pas été jusqu'ici populaire ; elle avait participé à la suspicion dont était atteint le ministère qui l'avait entreprise, et les libéraux n'y avaient guère vu qu'une manœuvre pour faire diversion aux agitations parlementaires et un préliminaire de coup d'état. De là, pendant les préparatifs de l'expédition, la passion souvent peu patriotique avec laquelle les journaux opposants avaient travaillé à inquiéter l'opinion, à décourager l'armée, prédisant et paraissant presque désirer un échec, contestant jusqu'à la justesse, pourtant trop évidente, de nos griefs contre le dey. Alger pris, on s'était montré moins joyeux de l'honneur fait à nos armes, qu'inquiet du contre-coup qu'il pouvait avoir sur la politique intérieure. Or, ces libéraux qui, dans l'opposition, avaient ainsi combattu la guerre d'Afrique, étaient les mêmes qui, parvenus au pouvoir, avaient à décider dans quelle mesure elle devait être continuée. Bien que les points de vue changent avec les situations, on ne pouvait cependant s'attendre que de telles préventions disparussent du premier coup.

 

II

Tout d'abord, on ne sembla s'occuper, à Paris, de l'armée d'Afrique, que pour assurer sa soumission au nouvel ordre de choses. On n'était pas, à ce sujet, sans quelque inquiétude ; on n'ignorait pas que le maréchal de Bourmont avait un moment rêvé de ramener son armée en France, pour la mettre aux ordres de Charles X, et qu'il en avait été empêché par le refus de concours de l'amiral Duperré, commandant de la flotte. Le général Clauzel, nommé à sa place, débarqua à Alger, le 2 septembre 1830, en compagnie d'anciens officiers de l'empire, faisant grand apparat de leurs rubans tricolores et ne dissimulant pas leurs méfiances à l'égard de troupes qui venaient de combattre sous la cocarde blanche. La transmission du commandement se fit cependant sans difficulté. Quoique un peu triste et mal à l'aise des suspicions dont elle se voyait l'objet, l'armée n'hésita pas un moment dans son obéissance.

Sur la direction à donner aux opérations militaires, il ne paraît pas que le nouveau général en chef eût reçu des instructions précises. On lui avait seulement recommandé de renvoyer au plus tôt un certain nombre de régiments en France ; mesure qui s'expliquait par l'état de l'Europe, mais qui n'indiquait pas des intentions de conquête en Afrique. Cependant le choix même du général Clauzel ne concordait guère avec une tactique de réserve, sinon de retraite. Entreprenant, ambitieux, patriote, l'imagination remplie des souvenirs de l'épopée impériale, on devait s'attendre que, commandant à Alger, il voudrait y faire grand. Tranchant sans hésitation une question que beaucoup d'esprits n'osaient même pas alors se poser, il estimait que la France était l'héritière du dey et devait, à ce titre, régner sur la Régence entière. A défaut d'une domination directe qu'il ne se sentait pas de force à établir pour le moment, il voulait tout au moins une sorte de suzeraineté et prétendait remplacer les trois beys en fonction par trois autres beys qui recevraient de nous leur investiture et se reconnaîtraient nos vassaux.

Pour commencer la réalisation de ce plan, un arrêté, en date du 15 novembre 1830, prononça la déchéance du bey de Titteri, Moustafa-bou-Mezrag, qui, après avoir protesté de sa soumission au lendemain de la prise d'Alger, nous avait ensuite adressé d'insolents dé6s et s'était fait le principal instigateur des hostilités dirigées contre nous. Il nomma à sa place un négociant maure d'Alger, Moustafa-ben-Omar, et, pour assurer l'exécution de ces mesures, décida d'entreprendre une expédition contre Médéa, la capitale du beylick. Sur la route à suivre pour atteindre cette ville située derrière la première chaîne de l'Atlas, à vingt-cinq lieues d'Alger, sur le terrain et les populations à traverser, on ne savait à peu près rien. Mis en mouvement le 17 novembre, le corps expéditionnaire, fort de huit mille hommes, traversa d'abord la plaine de la Métidja, et livra un premier combat avant d'entrer dans Blida, où fut laissée une garnison. De là, il gagna l'Atlas et s'engagea dans le chemin qui conduisait au col de Ténia. C'était un sentier escarpé, si étroit que deux hommes pouvaient à peine y marcher de front, souvent coupé par des ravins et dominé par des plateaux qui semblaient inaccessibles. Obligée de s'étendre en une ligne sinueuse d'une lieue de long, la colonne était parvenue à mi-côte, quand les ennemis se montrèrent subitement de tous côtés sur les flancs, les Arabes et les Kabyles faisaient pleuvoir une grêle de balles, tandis qu'en face, le bey fermait, avec ses janissaires et deux pièces de canon, l'étroite ouverture du col. La lutte fut vive, mais rien ne put tenir contre l'ardeur de nos troupes admirablement enlevées par leurs chefs. Les hauteurs presque à pic furent escaladées, et l'ennemi partout débusqué. Ce brillant combat nous coûta deux cent vingt hommes tués ou blessés. A la descente du col, l'armée ne rencontra que peu de résistance. Le 23 novembre, six jours après son départ d'Alger, elle entrait dans Médéa ; le nouveau bey y fut installé ; Moustafa-bou-Mezrag, découragé, vint lui-même se livrer aux mains de son vainqueur, et les janissaires suivirent son exemple. Il semblait que le succès fût complet. Le général Clauzel, croyant les indigènes à jamais domptés, se voyait déjà maitre de toute la Régence. Un de ses officiers d'ordonnance écrivait à Paris : La France sera contente, j'espère, de cette campagne de sept jours... Il s'agit maintenant d'obtenir le même résultat à Constantine, et l'Afrique est soumise[3].

A peine le nouveau bey installé, les difficultés commencèrent. Force fut d'abord de détacher de l'armée douze cents hommes destinés à garder Médéa et à soutenir notre vassal, sans force par lui-même. Il fallut vider presque complètement les gibernes et les caissons pour fournir à cette petite garnison des munitions encore bien insuf6santes. Puis, de crainte d'épuiser les vivres de la place, on se hâta de reprendre le chemin d'Alger. Le retour, qui se fit en quatre jours, fut surveillé, parfois un peu harcelé par les Arabes et les Kabyles, mais sans combat sérieux. Toutefois, à plus d'un signe, le général pouvait voir que les populations n'étaient pas soumises, comme il s'en était d'abord flatté. En repassant à Blida, il trouva les traces sanglantes des combats acharnés que venait d'y soutenir la garnison ; un peu plus loin, entre cette ville et Alger, spectacle plus sinistre et plus horrible encore c'étaient les cadavres atrocement mutités de cinquante artilleurs, qu'avec une imprévoyante confiance, il avait voulu envoyer en avant pour chercher des munitions. Le commandant en chef fut si frappé de ces incidents que, renonçant à son premier projet d'établir toute une ligne de postes entre Alger et Médéa, il rappela la brigade laissée au col de Ténia et évacua Blida.

Seulement que devenait alors la petite garnison de Médéa, isolée dans l'intérieur des terres, à vingt-cinq lieues de la côte, sans communications assurées ? A peine de retour, le général Clauzel reçut d'elle les plus tristes nouvelles. Le corps expéditionnaire ne l'avait pas quittée depuis vingt-quatre heures, que des nuées de Kabyles étaient venues fondre sur elle. Pendant quatre jours, elle avait subi un furieux assaut qui ne lui avait pas coûté moins de deux cents hommes hors de combat. On ne sait quel eût été le résultat d'une attaque plus prolongée, d'autant que les cartouches commençaient à manquer. Mais, si l'on n'était jamais assuré d'avoir soumis les Arabes et les Kabyles, si, au lendemain d'une défaite, ils reparaissaient plus audacieux sur le chemin même que venait de parcourir l'armée victorieuse, du moins avaient-ils cette faiblesse de ne pouvoir pas tenir longtemps la campagne ne recevant de personne, ni solde, ni vivres, ni munitions, ils étaient obligés, après quatre ou cinq jours, de rentrer chez eux. Ce fut ce qui se produisit après l'attaque contre Médéa. La garnison y gagna quelque répit, mais, décimée par les combats, épuisée par les maladies, sans vêtements contre le froid devenu rigoureux, sans munitions, presque sans vivres, elle implorait des secours qu'on ne pouvait, sans risquer un désastre, retarder un seul instant. Comment les lui faire parvenir ? Impossible de procéder par faibles détachements qui eussent été égorgés comme les cinquante artilleurs envoyés naguère de Blida à Alger, pour y chercher des munitions. Il fallait donc recommencer une nouvelle expédition, en vue de laquelle un corps fut formé, composé de deux brigades. Parti d'Alger, le 7 décembre 1830, ce corps ne rencontra pas d'ennemis sur sa route ; mais la mauvaise saison était venue ; avec elle, la pluie, la boue, la neige, le vent et un froid tel que les anciens se rappelaient la retraite de Russie. Le soldat eut beaucoup à souffrir ; son patient courage triompha de ces obstacles, parfois plus redoutables que les balles arabes. Huit jours après son départ, l'armée rentrait à Alger, ayant renforcé et ravitaillé la garnison de Médéa.

Pendant ce temps, le général Clauzel, tout à l'exécution de son plan d'ensemble, ne perdait pas de vue les deux provinces de Constantine et d'Oran. Y entreprendre des expéditions comme celle de Médéa, il n'y pouvait songer avec une armée aussi réduite. Il eut recours à la diplomatie. Dès le mois d'octobre 1830, a l'insu de son gouvernement, il s'était mis en rapport avec le bey de Tunis, l'invitant à s'emparer de ces deux provinces, à y installer des beys à lui, sous la seule condition que ceux-ci reconnaitraient la suzeraineté de la France et lui payeraient tribut. Un accord fut d'abord conclu sur ces bases, pour Constantine ; en exécution de cet accord, des arrêtés du 15 et du 16 décembre prononcèrent la déchéance de Hadji-Ahmed, bey en fonction, et nommèrent à sa place Sidi-Moustapha, frère du bey de Tunis. Peu après, une convention analogue fut négociée pour la province d'Oran, dont le général Clauzel avait fait réoccuper la capitale par le général Damrémont. Mais, à peine connus à Paris, ces étranges traités y furent désavoués, moins encore parce qu'ils provoquaient une ingérence étrangère, que parce qu'ils préjugeaient une question sur laquelle le gouvernement du Roi ne s'était pas encore prononcé, celle de savoir quelle durée et quelle étendue aurait la domination de la France en Algérie[4]. Ce ne fut pas le seul coup porté aux entreprises du général Clauzel. Les complications européennes, devenues plus menaçantes encore à la suite de la révolution belge, déterminèrent le rappel en France de la plus grande partie des troupes d'occupation dix mille hommes seulement devaient rester en Afrique. Il fallut alors évacuer Médéa. La malheureuse garnison de cette place était à ce point affaiblie par les maladies et les privations, qu'une brigade dut s'avancer jusqu'au col de Ténia pour lui tendre la main.

Du plan grandiose du général Clauzel, de ses efforts militaires et diplomatiques il ne restait donc plus rien. Sauf quelques soldats détachés à Oran, l'armée française se trouvait de nouveau concentrée et comme bloquée dans Alger. Les indigènes, plus enhardis par notre retraite qu'ils n'avaient été intimidés par nos succès passagers, se montraient hostiles et surtout méprisants. Impossible à un Européen de s'éloigner des murs d'Alger. Dans l'intérieur même de la ville qui commençait déjà cependant à se transformer, les mercanti, pris de peur, cherchaient quelque navire où se rembarquer. Désavoué par le gouvernement, trompé par l'événement, le général Clauzel ne pouvait plus rester en Algérie. Le 21 février 1831, un ordre aux troupes annonça que l'armée d'Afrique n'existerait plus désormais sous ce nom, et serait remplacée par une division d'occupation. Ce jour même, le général Berthezène en vint prendre le commandement. Dès le lendemain, le général Clauzel s'embarquait pour la France ; son pouvoir n'avait pas duré six mois.

 

III

Le général Berthezène semblait l'opposé du général Clauzel. Celui-ci avait des plans trop ambitieux, son successeur n'en avait pas du tout. Brave divisionnaire, on ne trouvait en lui ni l'initiative, ni l'envergure d'un général en chef. Il lui eût été difficile, d'ailleurs, avec les moyens si réduits qu'on lui avait laissés, de rien entreprendre d'important. Ne pouvant en imposer aux indigènes, il essaya de les gagner par la douceur. Ces derniers crurent à de la faiblesse et ne s'en montrèrent que plus arrogants.

Les démonstrations militaires du nouveau commandant en chef se bornèrent d'abord à quelques promenades, assez médiocrement conduites, dans la Métidja. Bientôt, cependant, il lui fallut porter son action plus loin. Le bey que le général Clauzel avait installé, bientôt après laissé seul à Médéa, était menacé par le fils de l'ancien bey, et faisait savoir qu'il était perdu si l'on ne venait à son secours. Pour répondre à cet appel, le général se mit en route, le 25 juillet 1831, avec quatre mille cinq cents hommes. A l'aller, aucune difficulté. Mais l'arrivée de l'armée à Médéa, loin d'imposer la soumission, fit éclater la révolte. Toutes les hauteurs voisines apparurent couronnées d'Arabes et de Kabyles. Vainement les Français se portèrent en avant, la masse ennemie recula lentement, pour revenir et se précipiter avec des cris de victoire sur les nôtres, aussitôt qu'eue les vit regagner leurs cantonnements. Le lendemain, elle se montra plus nombreuse et plus menaçante encore. Notre petit corps risquait d'être cerné. Pour comble, par l'imprévoyance du commandement, les vivres et les munitions commençaient a manquer. Force était de rentrer en hâte à Alger. Le bey et ceux des habitants de Médéa qui s'étaient compromis pour notre cause, sans illusion sur le sort qui les attendait après notre départ, demandèrent en grâce à suivre l'armée. On ne put les repousser et la colonne se trouva ainsi singulièrement allongée et embarrassée. L'ennemi harcela la retraite. Il fallut marcher la nuit, pour gagner sur lui un peu de terrain. A la descente du col de Ténia, l'attaque fut si vive que le désordre se mit dans nos rangs les soldats, n'écoutant plus la voix des chefs, se pressaient pêlemêle pour gagner le bout du denté ; certains officiers eux-mêmes perdaient la tête ; un moment, on put craindre que l'affaire ne tournât en une épouvantable déroute. Mais le général Berthezène prit un drapeau et vint le planter à l'arrière-garde, en face de l'ennemi ; quelques braves se groupèrent autour. De leur côté, le commandant Duvivier et le capitaine de la Moricière, noms déjà populaires et bientôt illustres dans l'armée d'Afrique, tenaient ferme avec leurs hommes qu'ils avaient su préserver de la panique. L'ennemi, d'ailleurs, combattait avec une fantaisie trop désordonnée pour pouvoir profiter de ses avantages. La foule des fuyards eut ainsi le temps de gagner un plateau où elle reforma tant bien que mal ses rangs. Nouvelle alerte et nouvelle confusion plus bas, au passage de la Chiffa. Enfin, le 5 juillet, la petite armée était rentrée à Alger. On avoua cent vingt morts et deux cent soixante-dix blessés. Le public soupçonna, probablement avec raison, quêtes pertes réelles avaient été plus considérables. En tout cas, l'effet moral fut fâcheux non-seulement le but de l'expédition était complètement manqué, mais, pour la première fois, l'uniforme français avait reculé devant le burnous. De Médéa, l'insurrection, encouragée par ce premier succès, gagna l'Atlas, s'étendit dans la Métidja et vint battre les murs d'Alger. Un moment, ce fut comme une poussée formidable pour nous jeter à la mer. La terreur régnait dans la ville. Mais les tribus ne savaient pas agir avec ensemble et persistance. Après plusieurs engagements où nos troupes eurent généralement l'avantage, sans porter toutefois à l'ennemi un coup décisif, cette violente tourmente parut s'apaiser d'elle-même. Suivant leur habitude, les Arabes avaient dû rentrer chez eux, après avoir bataillé pendant quatre ou cinq jours. Nul cependant ne pouvait se flatter qu'ils fussent soumis. Même dans la campagne la plus proche de la ville, toute sécurité avait disparu. Les colons qui s'y étaient établis abandonnaient leurs maisons et leurs plantations. Quant à l'armée française, elle était renfermée dans ses lignes, réduite à la défensive, épuisée de fatigue, décimée par la fièvre, attristée du maigre résultat de ses efforts, en défiance de son chef. Aussi fut-ce sans regret qu'elle le vit, le 26 décembre 183l, après dix mois de commandement, remettre ses pouvoirs au général Savary, duc de Rovigo, qui venait d'être envoyé de Paris pour le remplacer.

 

IV

Le duc de Rovigo arrivait avec des pouvoirs notablement réduits. Casimir Périer, alors premier ministre, lui avait retiré toute l'administration civile, pour la confier un fonctionnaire indépendant de l'autorité militaire. Dualité bizarre qui devait engendrer fatalement des conflits, et à laquelle il fallut renoncer au bout de quelques mois. Pour n'être pas heureuse, cette mesure n'en était pas moins la première tentative du pouvoir central en vue d'organiser nos possessions algériennes, le premier indice qu'il se préoccupait d'en tirer parti. Les ministres paraissaient cependant encore fort incertains ou fort embarrassés, quand on leur demandait, dans les Chambres, s'ils étaient résolus à rester en Afrique. Le gouvernement fera tout ce qu'il doit pour l'honneur ou la dignité de la France[5], disait le maréchal Soult, qui d'ailleurs voyait cette guerre d'un œil peu favorable. Ou bien encore : Il ne m'est pas possible de répondre d'une manière péremptoire ; je ne puis pas dire positivement ce qu'il adviendra. Le fait est que nous occupons Alger, et qu'aucune des dispositions du gouvernement ne peut faire présumer qu'il ait l'intention de l'abandonner[6]. Ce ne fut que devant le mauvais effet produit par cette échappatoire, que Casimir Périer se décida à déclarer que toutes les précautions étaient prises pour que l'occupation militaire fût forte, pour qu'elle subsistât, dans l'intérêt de l'honneur de la France et dans l'intérêt de l'humanité[7]. La réserve de ce langage venait moins encore de l'incertitude des résolutions que d'une sorte de prudence diplomatique. On calomniait Louis-Philippe, quand on le soupçonnait de vouloir sacrifier l'Algérie à nos voisins d'outre-Manche ; mais il était vrai que son gouvernement, ayant besoin de l'amitié de l'Angleterre pour faire tête aux puissances continentales, jugeait utile de la ménager. Parler le moins possible de l'Algérie, et attendre patiemment que la jalousie britannique fût amortie par le temps et s'accoutumât au fait accompli, tel était le mot d'ordre donné par M. de Talleyrand, alors ambassadeur à Londres. Les ministres français s'y conformaient ; ils le dépassaient même ; car, s'ils ne parlaient pas de l'Algérie, ils ne semblaient guère y penser davantage.

Ancien ministre de la police sous Napoléon Ier, le duc de Rovigo passait pour être autoritaire, énergique, volontiers implacable, sans répugnance pour l'arbitraire, étranger à toute sentimentalité humanitaire ou libérale. M s'était donné pour tache de reprendre l'autorité que son prédécesseur avait laissé perdre. L'un de ses premiers actes fut de faire établir, dans la banlieue d'Alger, une série de petits camps retranchés, occupés par des détachements et reliés par une route. Les travaux furent pénibles ; pénible aussi fut l'existence dans les camps ; il y eut un moment jusqu'à quatre mille malades dans les hôpitaux militaires. Mais la mesure fut ef6cace, et les abords de la ville retrouvèrent une sécurité relative qu'ils ne connaissaient plus. Le général fut moins heureux dans sa façon de traiter les indigènes. Par réaction contre la mollesse du général Berthezène, il se montra dur, cruel même, tout en n'étant pas plus constant dans ses vues. Il y avait chez lui parti pris de répandre la terreur, plus que souci de faire justice. Les tribus coupables ou seulement suspectes étaient châtiées par le massacre et le pillage. C'est ainsi qu'agissaient les Turcs, disait-on pour justifier ces procédés. Était-ce pour imiter les Turcs, que le duc de Rovigo faisait juger et exécuter deux chefs arabes, convaincus sans doute de trahison mais qui ne s'étaient livrés entre ses mains que sur la foi d'un sauf-conduit ? Cette perfidie exaspéra les populations plus encore qu'elle ne les intimida. De là, autour même d'Alger, une succession d'alertes, de révoltes, de surprises, de représailles presque également sanglantes et féroces des deux parts petite guerre continuelle où notre armée se débattait sans avancer.

Sur ce fond un peu triste et monotone, un fait d'armes se détache, à cette époque, avec un éclat singulier ; il a pour théâtre non plus la banlieue d'Alger, mais un point éloigné de la côte africaine. La ville de Bone, située dans le beylick de Constantine, près de la frontière de Tunisie, avait été, du temps des deys, le centre des établissements français dans les États barbaresques. Il était donc naturel que l'une des premières mesures du maréchal de Bourmont fût de faire occuper cette ville. Mais, au bout de trois semaines, la garnison française avait été rappelée à Alger. Bone, laissée à elle-même, s'était alors trouvée dans un état de demi-indépendance, en lutte constante contre les Kabyles du voisinage et contre le bey de Constantine. Dans l'été de 1831, se sentant en péril, elle réclama le secours des Français. Le général Berthezène, à la fois tenté et effrayé, s'arrêta, comme tous les esprits irrésolus, à une demi-mesure il envoya sur les lieux le commandant Huder et le capitaine Bigot avec cent quinze zouaves indigènes. C'était trop ou trop peu. Fêtés plus ou moins sincèrement par les uns, regardés avec ombrage par les autres, les deux officiers français furent bientôt enveloppés par un réseau d'intrigues et de conspirations, puis finalement massacrés avec une partie de leurs zouaves ; le reste s'échappa, en gagnant un navire dans la rade. L'un des principaux fauteurs de cette trahison, Ibrahim, ancien bey de Constantine, saisit cette occasion pour s'établir dans la kasba ou citadelle, avec une petite garnison turque.

Plusieurs mois s'écoulèrent ; à Alger, on ne paraissait pas songer à châtier ce guet-apens, quand, vers la fin de janvier 1832, Bone, serrée de plus près par Ben-Aïssa, lieutenant du bey de Constantine, se vit de nouveau en danger de succomber. En cette extrémité, les habitants et Ibrahim lui-même se décidèrent à appeler encore les Français à leur aide. Le duc de Rovigo — car c'était lui qui commandait alors — répondit par l'envoi, non plus même d'une centaine d'hommes, mais seulement de deux officiers, le capitaine Yusuf, des chasseurs d'Afrique, et M. d'Armandy, capitaine d'artillerie : ils apportaient des vivres qu'ils ne devaient livrer que par petites fractions, et avaient mission de faire espérer, à bref délai, une assistance plus efficace. Mais Bone était à bout de forces, et quelques jours après l'arrivée de ce secours, le 5 mars 1832, Ben-Aïssa forçait les portes de la ville, toutefois sans s'emparer de la citadelle où Ibrahim tenait encore. il y avait un grand intérêt français à empêcher qu'une position aussi importante ne tombât aux mains du bey de Constantine. Bien que sans troupes à leur disposition, les deux officiers n'abandonnèrent pas la partie. Tout d'abord, s'interposant entre Ibrahim et Ben-Aïssa, le capitaine d'Armandy obtint une suspension d'armes qui faisait au moins gagner quelques jours. Puis, quand Ben-Aïssa, perdant patience, eut repris les hostilités, et que la citadelle fut sur le point de succomber à son tour, d'Armandy et Yusuf se décidèrent à tenter un coup d'une singulière audace. La nuit du 26 mars, par une corde jetée du haut dep murailles, ils se hissent dans la kasba, avec vingt-six matelots et deux officiers de marine empruntés à la goélette qui les avait amenés d'Alger, imposent leur autorité à la garnison turque, d'abord plus portée à leur faire un mauvais parti qu'à leur obéir, arborent le drapeau de la France aux yeux des assiégeants stupéfaits, et s'apprêtent de leur mieux à repousser leur assaut. A cette vue, Ben-Aïssa, désespérant d'emporter la citadelle ainsi défendue et de se maintenir dans Bone sous le canon français, évacue la ville, après l'avoir pillée, saccagée, brûlée, et avoir forcé les habitants à fuir devant lui. Quoique momentanément en ruine, Bone se trouvait en nos mains. Huit jours après, des renforts arrivaient d'Alger, et, un peu plus tard, un petit corps de troupes était envoyé de Toulon, sous le commandement du général Duzer. Commencée comme une aventure de chevalerie, cette conquête fut conservée et affermie avec une sagesse habile. Au bout de quelque temps, grâce à la fermeté équitable et même généreuse avec laquelle le général Duzer traita les tribus, une paix relative régna aux abords de la ville, et, sur ce point, notre domination ne devait plus jamais être en péril.

Le duc de Rovigo n'avait été pour rien dans ce succès tout s'était passé en dehors de sa sphère d'action et à peu près à son insu. Du reste, le commandement supérieur à Alger allait, pour la quatrième fois depuis trois ans, changer encore de main. Le 4 mars 1833, le général s'embarquait pour la France, afin d'y faire soigner une affection cancéreuse dont il souffrait à la gorge. Il croyait revenir bientôt en Afrique ; mais le mal s'aggrava et l'emporta en quelques semaines.

 

V

La mort du général de Rovigo forçait le gouvernement à s'occuper des affaires algériennes. Le cabinet du 11 octobre, alors en fonction, n'avait, sur ce sujet, guère plus d'idées arrêtées que ses prédécesseurs. Il proclamait sans doute, dans les Chambres, avec une netteté qui n'était pas sans effaroucher l'Angleterre, que la France n'était liée, en cette matière, par aucune convention secrète et qu'elle restait parfaitement maitresse de faire d'Alger ce qui paraîtrait conforme à son honneur et à ses intérêts ; mais, sur la façon d'user de cette liberté d'action, le langage demeurait incertain et vague. Le maréchal Soult, ministre de la guerre, déclarait que le gouvernement n'avait jusqu'à présent aucune intention d'évacuer Alger, mais il évitait de se dire décidé à une installation définitive ; à plus forte raison ne se prononçait-il pas sur l'étendue à donner à l'occupation. Toutefois il y avait un progrès : si le gouvernement n'avait pas encore d'opinion faite, il commençait à mieux sentir la nécessité de s'en faire une. L'ordre rétabli à l'intérieur, la paix affermie au dehors lui laissaient l'esprit plus libre ; il était résolu à en profiter pour examiner à fond la question algérienne et prendre enfin un parti. En attendant, et afin de ne pas préjuger le résultat de cet examen, il ne nomma pas un nouveau commandant en titre, à Alger ; il se borna à proroger les pouvoirs du général Voirol, déjà chargé, pendant la maladie du duc de Rovigo, d'exercer le commandement par intérim. Cet intérim devait durer dix-sept mois, c'est-à-dire plus longtemps que tous les commandements jusqu'alors proclamés définitifs.

Administrateur habile et laborieux, le général Voirol fit faire, pendant ces dix-sept mois, de grands et féconds travaux aux alentours d'Alger construction d'un réseau de routes, desséchement de marais, établissement de camps retranchés. En même temps, sans retomber dans la faiblesse irrésolue du général Berthezène, il s'attacha à inspirer confiance aux indigènes, à multiplier leurs rapports avec les Européens. Il fut grandement secondé, dans cette œuvre, par le capitaine de la Moricière, qui venait d'être appelé à la tête du premier bureau arabe. Ce bureau, à la création duquel on était arrivé, peu à peu, par une série de tâtonnements, avait dans ses attributions la police et l'administration des territoires occupés par les indigènes. Placer ces derniers sous l'autorité de fonctionnaires civils eût été le meilleur moyen de n'obtenir d'eux ni obéissance ni respect ; les laisser à la discrétion des divers commandants de troupes en campagne eut été les soumettre à un pouvoir très-arbitraire et très-changeant. Avec le bureau arabe, l'autorité demeurait aux mains d'un officier, mais cet officier s'était fait administrateur sorte de transition entre le régime des camps et celui de la cité. En 1833, le bureau arabe n'avait pas encore toute l'importance qu'il prendra avec le temps et qui en fera la véritable cheville ouvrière de la conquête française[8] ; toutefois, grâce à l'action personnelle de son premier chef, son rôle était déjà considérable. Mêlé depuis l'origine aux plus rudes combats de l'armée d'Afrique, l'un des créateurs des zouaves, la Moricière avait acquis de la langue, des mœurs et du caractère arabes, une connaissance qu'aucun autre officier ne possédait alors au même degré. Il avait tout pour exercer sur ces populations une action considérable : physionomie ouverte et martiale, œil ardent éclairant un visage bruni par le soleil, belle tournure à cheval, parole vive et soudaine, joyeuse et impétueuse intrépidité qui s'alliait à beaucoup de sang-froid et de finesse, loyauté chevaleresque. Payant volontiers de sa personne, s'amusant même des incidents pittoresques de cette vie si nouvelle, tantôt le chef du bureau arabe donnait ses audiences au pied d'un palmier, en pleine Métidja, tantôt il allait seul trouver à cheval des tribus douteuses, les séduisait par la témérité même de sa confiance, et revenait escorté de leurs cavaliers en grand costume, qui lui donnaient la fantasia et faisaient parler la poudre en son honneur. Ces succès personnels profitaient à la cause française, et, par moments, on pouvait presque croire accompli un rapprochement qui semblait naguère impossible. Des Européens commençaient à s'établir aux abords d'Alger et se mêlaient aux Arabes dans les marchés de la plaine. Pour la première fois, on voyait des ouvriers indigènes travailler, côte à côte, avec les Français, pour la construction des routes. Mieux encore, des contingents d'Arabes amis faisaient campagne, avec nos troupes, contre les rebelles. Sans doute, malgré ce progrès réel, ce n'était pas encore la paix définitive. Au moment même où l'on croyait tout tranquille, la Métidja redevenait subitement houleuse ; le moindre incident ou seulement la fantaisie pillarde de quelque tribu faisait passer partout un souffle de guerre, et force était alors à notre armée de reprendre, autour d'Alger, la série monotone, fatigante et trop souvent stérile de ses promenades militaires et de ses campagnes de détail.

Vers cette même époque, à la fin de septembre 1833, une expédition plus importante fut dirigée directement de Toulon sur une autre partie de la côte algérienne. Il s'agissait de s'emparer, de Bougie. Cette ville, située environ à mi-chemin entre Bone et Alger, adossée aux hautes et âpres montagnes de la Kabylie, entourée de populations aussi farouches et aussi inhospitalières que le pays, sans commerce maritime, sans débouchés par terre, ne semblait pas être un des points qu'il était le plus urgent d'occuper. Mais divers incidents avaient, malgré le sentiment contraire du général Voirol, fait décider l'expédition. Les Kabyles opposèrent une résistance acharnée. Il fallut conquérir la ville, maison par maison, jardin par jardin lutte pénible qui se prolongea pendant sept jours. Ce ne fut pas tout de nouveaux combats durent ensuite être livrés pour occuper, autour de la ville, les positions où le génie voulait établir des travaux de défense. Nos troupes finirent par l'emporter. Les avantages à recueillir étaient-ils en rapport avec ce grand effort ? Ils devaient, en tout cas, se faire beaucoup attendre pendant longtemps, Bougie, sans cesse attaquée par les populations voisines, sans communication avec les autres points occupés par l'armée française, ne sera pour celle-ci qu'un sanglant et stérile champ de bataille.

 

VI

L'expédition de Bougie était un incident isolé ; les événements qui s'accomplissaient, à cette même époque, dans l'ouest de l'ancienne Régence devaient avoir des conséquences autrement graves sur l'ensemble des affaires algériennes. L'importance politique, commerciale et même historique d'Oran avait, dès le début, attiré l'attention des chefs de l'armée française. Occupée, pendant quelques semaines, en juillet et août 1830, cette ville avait été réoccupée, au mois de décembre de la même année, par ordre du général Clauzel. La faiblesse de la garnison, réduite d'abord à un seul régiment, ne lui avait pas permis, dans les premiers temps, de s'aventurer à quelque distance des murs de la place. Le reste du beylick semblait donc à la disposition du premier qui s'en emparerait. Le sultan de Maroc crut l'occasion bonne pour étendre de ce côté son empire. Ses agents se répandirent par toute la province, excitant les populations contre les Français, leur faisant prendre les armes, levant des impôts, tâchant surtout de s'implanter dans le pays. Les Arabes leur faisaient bon accueil, bien que parfois révoltés de leurs déprédations. Seuls, les Turcs et les Coulouglis[9], demeurés maîtres des citadelles de Tlemcen et de Mostaganem, tenaient les portes de ces places fermées aux Marocains, qui eussent bien voulu se les faire ouvrir par intrigue ou par force. Si peu décidé que fût encore le gouvernement français sur ce qu'il ferait en Algérie, il ne pouvait voir ces menées d'un œil indifférent. A défaut d'action militaire sur les lieux mêmes, il usa du moins de représentations diplomatiques auprès du sultan de Maroc. En mars 1832, un envoyé extraordinaire, appuyé par une escadre, mit en demeure ce prince de rappeler ses agents et de renoncer à toutes ses prétentions sur la province d'Oran. Intimidé par cette démarche, le sultan nous donna satisfaction sur ces deux points.

Les Marocains éloignés, il semblait que les Arabes, livrés à eux-mêmes, ne dussent pas être bien redoutables. N'allaient-ils pas retomber dans leur morcellement et leur anarchie traditionnels, et ne verrait-on pas recommencer, entre les diverses tribus, une succession ininterrompue d'attaques, de représailles, de pillages réciproques ? Mais les grands de la province, éclairés par leur haine nationale et religieuse contre les roumis, comprirent la nécessité de suppléer à la direction qu'ils ne pouvaient plus attendre du sultan de Maroc. Réunis à Mascara, en avril 1832, ils résolurent à l'unanimité de se donner un chef. Leur choix ne tomba pas sur l'un des membres de l'aristocratie militaire, mais sur un vieux marabout nommé Mahi-ed-Dine, réputé pour sa sainteté et se disant descendant du Prophète. Le chef élu répondit aussitôt à la confiance dont it était l'objet, en appelant les tribus à la guerre contre l'infidèle et en les menant à l'assaut des forts extérieurs d'Oran. Repoussé, il ne se découragea pas, et tenta bientôt après de nouvelles attaques. En même temps, il donnait partout le mot d'ordre d'isoler les Français, de faire le vide et la famine autour d'eux.

Cependant, au bout de quelques mois, Mahi-ed-Dine se rendit compte qu'il était trop vieux pour un tel rôle. En novembre 1832, il réunit les grands auprès de Mascara, et leur fit accepter, à sa place, son plus jeune fils qui venait de se distinguer par son intrépidité, dans les récents combats. C'était un jeune homme de vingt-quatre ans, d'une figure longue et régulière, avec une barbe noire coupée en pointe, un teint pâle et mat, un nez aquilin, et des yeux bleus bordés de longs cils bruns ; la main était maigre, nerveuse et remarquablement blanche, le pied très-fin ; on n'entendait pas sans en être frappé le timbre sonore et grave de sa voix. Quoique de petite taille, il était vigoureux, infatigable, et gardait toujours une rare dignité de maintien. Deux qualités fort différentes lui donnaient un grand prestige aux yeux des Arabes il était incomparable cavalier et éloquent à l'égal des premiers orateurs. Ses yeux ordinairement baissés, sa physionomie ascétique, le rigorisme affecte de son costume semblaient plus d'un dévot que d'un guerrier. Des légendes circulaient sur les prédictions de grandeur qui lui auraient été faites lors de son pèlerinage a la Mecque. Il s'appelait Abd-el-Kader.

A peine acclamé par les grands, l'émir — c'est le titre qu'il prit[10] — montra qu'il entendait être non-seulement un chef de combat, mais aussi un chef de gouvernement. Il fit annoncer à toutes les tribus qui n'avaient jamais entendu pareil langage, qu'il allait parcourir ie beylick, pour rétablir l'ordre, punir les injustices des forts envers les faibles, percevoir les impôts et former une armée. Sagace et résolu, quelquefois sévère, presque toujours juste, séduisant et imposant, merveilleusement habile a manier les hommes et à remuer les foutes, il sut éteindre les rivalités des tribus, désarmer ou dominer les jalousies ombrageuses des grands, faire accepter un joug et une règle à cette race indisciplinée, et révéla, dés le premier jour, sur un théâtre restreint, mais difficile entre tous, les qualités qui distinguent les dominateurs des peuples.

Abd-el-Kader exerçait son pouvoir depuis quelques mois, quand, le 23 avril 1833, le général Desmichels fut appelé à la tête de la division d'Oran ; celle-ci venait d'être renforcée et comptait un peu plus de quatre mille hommes. Résolu à sortir de la défensive où l'on s'était renfermé avant lui, le nouveau commandant rencontra dans l'émir un adversaire prompt à relever et même à devancer ses dé6s. De ià, une succession de combats, quelques-uns acharnés et sanglants. Nos soldats, bien conduits par leur chef, finissaient toujours, non sans courir quelquefois de réels dangers, par avoir le dessus ; ils étendaient même les possessions françaises par l'occupation de deux points importants de la côte, le port d'Arzeu et la ville de Mostaganem. Mais, au lendemain de chacune de ses défaites, l'infatigable Abd-el-Kader reparaissait suivi d'autres contingents. Tout en nous faisant ainsi tête, il savait contenir, par ses menaces, les tribus qui paraissaient tentées d'entrer en relation avec nous, et trouvait moyen, par force ou par diplomatie, d'élargir chaque jour davantage le cercle où s'exerçait son autorité.

Pendant que l'émir ne semblait pas souffrir de ses défaites, nous ne gagnions rien à nos victoires ; au contraire, elles nous épuisaient le premier résultat de l'occupation d'Arzeu et de Mostaganem avait été de diminuer la portion mobile de la division, et de rendre plus difficile toute nouvelle opération offensive. De renforts, il ne fallait pas en espérer ; le ministère était, dit-on, plutôt enclin à rappeler une partie des troupes. Voyant dès lors que la petite guerre était stérile et la grande impossible, le général Desmichels en vint à se demander s'il ne vaudrait pas mieux essayer de transformer en allié un ennemi si difficile à soumettre. Le revirement de son esprit fut prompt et complet il se montra bientôt aussi impatient de traiter avec l'émir qu'il l'avait été naguère de le réduire par les armes.

Dès le 6 décembre 1833, il saisit le prétexte d'une demande de restitution de prisonniers, pour faire lui-même des ouvertures de paix et proposer une entrevue à Abd-el-Kader. Ce fut, pour ce dernier, l'occasion de révéler son habileté diplomatique. Tout d'abord, afin de flatter l'orgueil des musulmans et de se grandir à leurs yeux, il s'appliqua à bien mettre en lumière ce fait que la paix était demandée par les chrétiens. Exploitant, avec beaucoup de finesse, l'impatience d'en finir qu'il devinait chez le général, il l'énerva et l'inquiéta par son silence, par ses airs de ne pas comprendre ; en même temps il lui faisait parvenir, au moyen de Juifs à sa dévotion, des insinuations qui l'empêchaient de se décourager tout à fait et l'entretenaient dans son dessein. Puis, quand il le crut arrivé à l'état psychologique qu'il désirait, il consentit à entrer en négociations, sans toutefois se prêter à une entrevue directe, ne procédant que par envoyés, et manifestant, dès le début, sous une forme modérée et presque caressante, les plus exorbitantes prétentions.

Le général Desmichels avait informé le ministre de la guerre de son désir de s'entendre avec Abd-el-Kader. L'idée n'était pas pour déplaire à Paris, où l'on cherchait toujours plutôt à limiter qu'à étendre la guerre africaine. Seulement, on comprit tout de suite le danger de trop grandir l'émir, et, après réflexion, le ministre de la guerre expédia à Oran des instructions autorisant à investir Abd-el-Kader du titre de bey et à le laisser commander à plusieurs tribus, mais à la condition qu'il reconnaîtrait la souveraineté de la France, prêterait hommage au Roi, payerait un tribut annuel et enverrait des otages. Avant même que ces instructions fussent arrivées, le général Desmichels, pressé d'en finir et craignant toujours que la paix désirée ne lui échappât, avait consenti à des conditions bien différentes. Dans le traité signé par lui, le 26 février 1834, aucune reconnaissance explicite de la souveraineté de la France, aucune stipulation de tribut. L'article 1er se bornait à dire : Les hostilités entre les Français et les Arabes cesseront. Le général commandant les troupes françaises et l'émir ne négligeront rien pour faire régner l'union et l'amitié qui doivent exister entre deux peuples que Dieu a destinés à vivre sous la même domination. A cet effet, des représentants de l'émir résideront à Oran, Mostaganem et Arzeu. De même, pour prévenir toute collision entre les Français et les Arabes, des officiers français résideront à Mascara. L'article 4 stipulait : pleine et entière liberté du commerce. D'après l'article 5, les déserteurs de l'armée française devaient être ramenés par les Arabes, mais nous nous engagions à livrer à l'émir les malfaiteurs de son territoire qui se réfugieraient sur notre sol. Enfin, l'article 6 obligeait tout Européen voyageant dans l'intérieur des terres à se munir d'un passeport de l'émir. Vaincus, nous n'eussions pu reconnaître de plus grands avantages à notre adversaire. Ce n'était pas tout. Au cours des négociations, le général Desmichels avait fait remettre à Abd-el-Kader un papier contenant les conditions proposées par la France, telles à peu près qu'elles devaient figurer dans le traité signé quelques jours plus tard ; au reçu de cette note, l'émir avait, de son côté, écrit sur un autre papier les conditions qu'il eût désiré voir acceptées, et qui étaient fort différentes, parfois même absolument opposées. L'article 1er de cette contre-note réservait aux Arabes toute liberté pour le commerce de la poudre et des armes. L'article 2 portait : Le commerce de la Merza-Arzeu sera sous le gouvernement du prince des croyants, comme par le passé et pour toutes les affaires. Les cargaisons ne se feront pas autre part que dans ce port. Quant à Mostaganem et Oran, ils ne recevront que les marchandises nécessaires au besoin de leurs habitants. L'article 3 stipulait que le général commandant à Alger n'aurait pas de pouvoir sur les musulmans qui viendraient auprès de lui, avec le consentement de leurs chefs. Cette note écrite, Abd-el-Kader la confia, avec la note française sur laquelle il avait mis son cachet, à l'habile personnage qu'il chargeait de suivre les négociations. Celui-ci devait rendre aux Français le texte ainsi approuvé de leurs conditions, mais en même temps employer toute son adresse à obtenir que le général Desmichels apposât également son sceau sur la note arabe où l'émir avait formulé d'autres conditions. Le général ne se rendit-il pas compte de ce que renfermait ce papier ? crut-il que c'était une pièce sans valeur, intéressante seulement pour l'histoire du traité ? se figura-t-il que l'apposition d'un cachet, ne valait pas une signature, et ignorait-il que c'était au contraire le seul témoignage d'authenticité admis par les Arabes ? ou bien enfin, dans son impatience de conclure, ne regardait-il plus aux concessions ? Toujours est-il que l'envoyé de l'émir put rapporter à son maître la note arabe portant l'empreinte d'un sceau français, et mettre ainsi entre ses mains l'instrument d'un traité secret qui aggravait singulièrement les clauses, déjà pourtant fort onéreuses pour nous, du traité apparent. Comme l'a écrit plus tard le général Daumas, c'était le triomphe complet de l'astuce barbare sur l'ignorance civilisée.

Pour comble de légèreté, le général Desmichels ne parla pas de cet incident à son gouvernement et ne lui communiqua que le texte du traité proprement dit. Il était déjà assez embarrassé de faire savoir à quel point il s'était écarté, dans ce traité, des conditions prescrites par les instructions du ministre. La première impression à Paris fut en effet défavorable. Cependant on y désirait tellement la pacification, que, malgré tout, le traité fut ratifié. A l'épreuve, d'ailleurs, il parut d'abord produire, en Afrique, d'heureux résultats ; les relations se multipliaient entre chrétiens et musulmans ; les antipathies s'atténuaient, et l'annonce de la liberté du commerce semblait devoir donner une grande impulsion aux affaires. Mais à peine avait-on commencé à jouir de cette détente que des difficultés s'élevèrent. A Arzeu, des négociants français se trouvèrent en conflit avec les agents d'Abd-e)-Kader les premiers croyant pouvoir invoquer la liberté du commerce stipulée dans le traité public, les seconds défendant le monopole qu'Abd-el-Kader s'était réservé dans sa note secrète. Toujours par application des clauses de cette même note, les représentants de l'émir prétendaient, en pleine ville d'Oran, exercer leur juridiction sur les musulmans. Les Français, qui ignoraient l'existence de ces clauses, ne comprenaient rien à des actes qui leur paraissaient la violation formelle du traité, et adressaient à qui de droit leurs pressantes réclamations. Le général Desmichels, comprenant trop tard dans quel piège il était tombé, mais ne voulant pas livrer le secret de sa faute, ne répondait à toutes les demandes d'explications que par des équivoques et des échappatoires. Du reste, par un étrange amour-propre, loin d'en vouloir à celui qui l'avait dupé, il semblait ne s'en intéresser que davantage à sa fortune. Précisément à cette époque, l'émir courait un grand périt l'empire qu'il avait cherché à élever était menacé de dissolution par la révolte de l'aristocratie guerrière des tribus ; celle-ci, au fond, jalouse de l'ascendant conquis sur toute la nation par un simple Fils de marabout, lui reprochait, comme une insulte à la loi du Prophète, la paix conclue avec les chrétiens. Au lieu de profiter d'une occasion si favorable pour ressaisir ce qu'il s'était laissé surprendre, le général Desmichels ne montra qu'un souci venir au secours de l'émir. Et quand, en juillet 1834, celui-ci eut surmonté cette redoutable crise, à force de courage et d'habileté, le canon d'Oran célébra sa victoire comme une victoire française. Ce ne fut pas encore assez vers le même temps, Abd-el-Kader, toujours occupé à étendre sa domination, et voulant tâter si le général Voirol ne se montrerait pas, lui aussi, de facile composition, l'informa qu'après avoir pacifié la partie occidentale de la Régence, il allait porter également l'ordre et la sécurité dans les provinces de Titteri et d'Alger. Le général, qui était en méfiance, 6t répondre à l'émir qu'il le croyait trop sage pour mettre en péril, en sortant du beylick d'Oran, ses relations nouvelles avec la France. Au ton de cette réponse, Abd-el-Kader comprit que, pour le moment, il ne fallait pas pousser plus loin de ce côté ; mais, voulant se venger du général Voirol, il l'accusa, auprès du général Desmichels, d'avoir tenu contre ce dernier des propos blessants. Le commandant d'Oran donna dans ce nouveau piège, et, a6n de remercier l'émir de son bon procédé, il lui promit de le rendre grand, bien au delà de ses désirs, ajoutant que, pour le faire régner du Maroc à Tunis, il n'attendait que le prochain départ du général Voirol. Abd-el-Kader devait sans doute à son génie la plus grande part de ses étonnants succès ; mais n'en était-il pas aussi redevable à l'incroyable aveuglement de l'homme qui représentait alors la France en face de lui ?

 

VII

Pendant que, avec une volonté si nette et si persévérante, Abd-el-Kader élevait contre notre domination en Afrique le plus redoutable obstacle qu'elle dût rencontrer, le gouvernement français en était encore à délibérer sur le point de savoir s'il fallait maintenir cette domination. Une telle incertitude étonne aujourd'hui où nous savons tout ce que l'Algérie renfermait de promesses. Mais il faut se représenter la situation comme elle apparaissait en 1834. Elle n'avait rien d'encourageant. Force était bien de s'avouer qu'après cinq années d'efforts, on n'avait rien gagné les Arabes se montraient plus réfractaires que jamais à la civilisation chrétienne ; l'armée française, toujours à peu près bloquée dans quelques villes de la côte, n'était pas plus avancée qu'au lendemain de la prise d'Alger ; les résultats économiques ne semblaient pas moins nuls : ni commerce, ni colonisation, car on ne pouvait appeler de ces noms la spéculation de bas étage qui s'était abattue sur Alger. Apercevait-on quelque indice d'amélioration ? Ce n'était pas l'œuvre accomplie, en ce moment même, par Abd-el-Kader, qui allait rendre l'assimilation plus facile ou la résistance moins formidable. Le succès militaire n'était évidemment possible qu'à la condition d'un immense effort, et personne alors n'osait seulement le proposer. Y aurait-il d'ailleurs chance d'être payé de cet effort ? Sur ce point, les pronostics des économistes étaient absolument désespérants. A les entendre, aucune possibilité de colonisation, puisque l'ancienne Régence, partout habitée, bien que mal habitée, n'avait pas de terres libres à offrir aux colons, et que la France, de son côté, n'avait pas de colons à exporter ; aucun élément de commerce, puisque l'on ne cultivait pas, dans ce pays, les produits ayant fait la fortune des autres colonies, et que te sol était à jamais stérilisé par le détestable régime de la vie nomade et de la propriété collective. Fallait-il donc indéfiniment batailler sans avancer, et continuer à s'imposer une charge sans compensation ? Au début de certaines entreprises longues et difficiles, alors surtout que la nation s'y trouve engagée par des événements qu'elle n'a m prévus ni conduits, il est ainsi des heures obscures où l'on se demande si persister est sagace persévérance ou obstination aveugle ; on a peine à discerner s'il s'agit d'une aventure téméraire dans laquelle le courage consiste à s'arrêter, ou bien d'une de ces campagnes laborieuses, mais fécondes, chances offertes par la Providence aux peuples qui savent acheter les avantages de l'avenir par les sacrifices du présent.

C'était, on le sait, pour se réserver le temps d'éclaircir et de résoudre ce problème, qu'en juin 1833, le ministère du 11 octobre n'avait pas nommé de successeur définitif au duc de Rovigo. Dès le mois de juillet, une commission d'enquête, composée de pairs, de députés et d'officiers, avait reçu mission d'étudier, sur les lieux, toutes les questions relatives aux possessions africaines. Pendant trois mois, elle avait parcouru les parties de la Régence occupées par nos troupes, non sans entendre parfois siffler les balles arabes. Les rapports sortis de cette exploration avaient été ensuite soumis, en décembre de la même année, à une commission supérieure de dix-neuf membres, présidée par le duc Decazes et composée également de pairs, de députés et d'officiers. Par dix-sept voix contre deux, celles de deux députés, M. Hippolyte Passy et M. de Sade, la commission avait conclu que l'honneur et l'intérêt de la France lui commandaient de conserver ses possessions sur la côte septentrionale de l'Afrique. Tout en réservant les droits de la France à la souveraineté de la Régence entière, elle déclarait qu'il convenait de borner, pour le moment, l'occupation militaire aux villes d'Alger et de Bone avec leurs avant-postes, ainsi qu'aux villes d'Oran et de Bougie. L'armée d'occupation devait être de vingt et un mille hommes, avec des auxiliaires indigènes, ce qui supposait une réduction de dix mille hommes sur le chiffre des troupes alors en Afrique. Les autres conclusions de la commission portaient sur la nomination d'un gouverneur général, d'une commission d'administration, et sur les attributions qu'il convenait de leur conférer.

Cette décision, si longuement et si solennellement préparée, pouvait-elle être enfin considérée comme acquise ? Non. Les deux membres de la minorité (lui avaient voté, dans la commission supérieure, contre la conservation de nos possessions africaines, prétendaient prendre leur revanche à la Chambre, lors de la discussion des lois de finances. Ils réussirent tout d'abord à faire partager leurs vues à la majorité de la commission du budget. L'un des deux, M. Passy, fut chargé du rapport sur les dépenses du ministère de la guerre, auquel ressortissaient les affaires algériennes. Après y avoir exposé que l'occupation coûtait au moins trente millions par an, et rapportait à peine quinze cent mille francs, il se demandait si l'on trouverait un jour l'équivalent de ces sacrifices : on ne le pourrait qu'à deux conditions, ou la civilisation de la population indigène, ou la colonisation du territoire ; M. Passy déclarait l'une et l'autre impossibles : Nous avons mis fin à la piraterie, concluait-il ; il faut assurer la permanence de ce bienfait, mais ne pas se croire obligé à persister dans une conquête onéreuse.

Ce rapport fit du bruit. La question se trouvait posée devant le public, avec une netteté qu'elle n'avait pas eue jusqu'ici. Les uns prenaient parti dans un sens ou dans l'autre ; beaucoup, ignorants ou indécis, cherchaient la lumière ou attendaient une direction. La thèse du rapport fut combattue par la plupart des journaux, entre autres par le Journal des Débats, le Constitutionnel et le National. Elle rencontra plus de faveur dans certaines régions de la bourgeoisie parlementaire. Celle-ci était d'autant plus accessible aux arguments de M. Passy que sa nature la portait peu vers les vastes et hardis desseins, vers les spéculations politiques a longue échéance. Économe et prudente, elle avait les défauts de ses qualités son économie devenait parfois de la mesquinerie, et sa prudence de la couardise ; elle avait la vue courte et le cœur étroit. Si la bourgeoisie était peu favorable à la conquête africaine, celle-ci avait pour elle l'instinct national, puissant, quoique peu raisonné, et en tout cas malaisé à braver. Cet instinct n'avait pas toujours réponse aux objections des économistes, mais il était dominé par cette idée simple qu'un recul serait une diminution de la France ; il ignorait ce que serait l'Algérie et à quel type de colonie elle se rattacherait, mais il y pressentait une extension de notre empire et un agrandissement de notre rôle dans le monde.

Telles étaient les idées qui agitaient l'opinion, quand, le 28 avril 1834, s'ouvrit, à la Chambre, la discussion sur les articles du budget de la guerre relatifs à nos possessions africaines elle se prolongea pendant cinq jours, très-attentivement suivie par le public. Plusieurs orateurs se prononcèrent hautement contre la continuation et même contre la conservation de la conquête. Je donnerais volontiers Alger pour une bicoque du Rhin s'écriait M. Passy. M. Dupin fut le plus véhément de tous. A l'entendre, l'occupation d'Alger n'avait servi jusqu'ici qu'aux tripotages les plus suspects, et c'étaient les spéculateurs qui prétendaient obliger le pays à s'armer pour faire valoir leurs spéculations. Il déclarait la colonisation une chose absurde : Point de colons, disait-il, point de terres à leur concéder, point de garanties surtout à leur promettre. Et il concluait, aux applaudissements d'une bonne partie de la Chambre : Réduisons les dépenses à leur plus simple expression, et hâtons le moment de libérer la France d'un fardeau qu'elle ne pourra et qu'elle ne voudra pas porter longtemps. L'Algérie trouva des avocats nombreux. Bien qu'aucun d'eux n'eût autant que M. Dupin l'oreille de la Chambre, celle-ci ne laissait pas que d'être frappée de ce fait, que tous les membres de la commission d'enquête, ayant, en cette qualité, visité nos possessions d'Afrique, se déclaraient pleins de foi dans leur avenir, même ceux qui, comme M. Laurence, confessaient avoir été d'abord le plus défiants. Ballottés entre ces impressions contraires, les députés manifestaient, par leur attitude même, leur indécision. Tantôt on pouvait les croire entrainés par M. Dupin, dont l'argumentation tout utilitaire répondait à leur nature d'esprit ; tantôt ils semblaient ramenés à l'opinion opposée par le témoignage de M. Laurence, ou même vibraient aux sentiments d'honneur qu'invoquait M. de Lamartine. Au gouvernement il appartenait de fixer ces incertitudes mais lui-même n'avait pas de parti arrêté, et, par un oubli singulier de son rôle, il paraissait plutôt attendre la direction de la Chambre que vouloir lui en donner une. Pendant plusieurs jours, les ministres avaient écouté les orateurs se contredire mutuellement, sans intervenir au débat, et quand le maréchal Soult se décida enfin à paraitre à la tribune, ce fut pour tenir cet étrange langage : La question principale est trop controversée, dans un système comme dans un autre, pour que, au nom du gouvernement, je puisse émettre une opinion. Une grande discussion s'est ouverte, et je ne sais encore de quel côté de la Chambre je pourrais en prendre une. Il ne m'a pas paru qu'elle se fût manifestée de telle sorte que je pusse dire au conseil Voilà l'opinion de la Chambre, il est à présumer que c'est celle du pays. Dans cet état, je ne crois pas qu'il soit en mon pouvoir d'entrer plus avant dans la discussion. Néanmoins, en voyant l'impression fâcheuse produite par cette sorte d'abdication, le ministre de la guerre se décida, un peu plus tard, à ajouter cette déclaration : Il n'est jamais entré dans la pensée du gouvernement d'évacuer la Régence d'Alger. Je répète que c'est la pensée du gouvernement tout entier de conserver Alger et de ne point l'abandonner. Le débat n'eut aucune conclusion précise. It était convenu, entre tous ceux qui y avaient pris part, que la question n'était pas mûre pour une solution, qu'on discutait seulement afin de s'éclairer, et que les votes à intervenir sur les crédits n'impliqueraient pas approbation ou rejet des thèses formulées dans le rapport. Toutefois, quand on vit, à l'issue même de cette discussion, une majorité se former pour réduire de 400.000 à 150.000 francs le crédit demandé par le ministre en vue d'un essai de colonisation, on eut l'impression que la Chambre considérait avec peu de faveur l'entreprise algérienne, et que si elle n'osait y renoncer ouvertement, elle était du moins disposée à lui marchander mesquinement les subsides.

Si peu arrêtées que fussent ses idées, le ministère ne pouvait laisser se prolonger indéfiniment l'intérim que remplissait, depuis plus d'un an, le général Voirol. Conformément aux conclusions de la commission supérieure, une ordonnance du 22 juillet 1834 décida qu'un gouverneur général serait chargé de l'administration des Possessions françaises dans le nord de l'Afrique, — c'est le nom officiel que prenait désormais la partie de la Régence sur laquelle s'exerçait notre domination. La préparation de cette ordonnance avait amené, dans le sein du cabinet, entre M. Guizot et M. Thiers d'une part, et le maréchal Soult d'autre part, un grave conflit dont nous avons déjà eu occasionne parler[11]. Les premiers voulaient un gouverneur civil ; le second, comprenant mieux les nécessités de la situation, se refusait à faire commander trente mille soldats par un fonctionnaire étranger à l'armée. Ce conflit s'était terminé par la retraite du maréchal. )i semblait donc que la cause du gouvernement civil l'eût emporté, et l'on prononçait déjà, pour ce poste, le nom du duc Decazes, président de la récente commission supérieure. Cependant, au dernier moment, un militaire fut choisi, et le dernier de ceux auxquels on aurait pu songer ; c'était le vieux général Drouet, comte d'Erlon, âgé de soixante-neuf ans. Une autre ordonnance, du 10 août, régla les divers rouages de l'administration civile au-dessous du gouverneur, et créa toute une hiérarchie judiciaire. Enfin un arrêté ministériel du 1er septembre organisa les municipalités et créa un collège. Toutes ces mesures avaient une apparence d'installation définitive qui corrigeait un peu le fâcheux effet des incertitudes et des équivoques de la discussion parlementaire. Le nouveau gouverneur semblait vouloir confirmer cette impression, quand il disait, dans sa première proclamation aux indigènes : Le roi des Français, votre seigneur et le mien, m'a confié le gouvernement de vos contrées. Il vous considère comme ses enfants ; sa force est immense. Jamais les Français n'abandonneront le sol africain.

 

VIII

C'était avec regret qu'Alger avait vu s'éloigner le général Voirol. La conduite de bon successeur ne fut pas de nature à diminuer ce regret. Ayant perdu, avec l'âge, beaucoup de sa vigueur de corps et d'esprit, mou et versatile, peu capable d'agir par lui-même et ne sachant pas commander aux autres, passant d'une crédulité qui le rendait dupe de Maures intrigants, à une méfiance qui lui faisait offenser et décourager ses meilleurs officiers entre autres Duvivier, le général Drouet d'Erlon n'en imposait à personne et mécontentait tout le monde. Le moral de l'armée en souffrait. Vous ne sauriez vous imaginer, écrivait d'Alger à cette époque un of6cier de mérite, combien on se chamaille ici, combien on s'y déteste, combien on s'y décrie. Moi qui connais tout le monde et toutes les affaires, et à qui chacun s'ouvre parce que je ne fais que passer, j'ai ramassé, depuis deux jours, plus de propos, plus de plaintes, plus d'accusations de toute nature, que je n'en entendrais en six mois, dans toute autre circonstance[12]. Les Arabes de la Métidja, enhardis comme toujours par une faiblesse qu'ils avaient vite devinée, se remirent à saccager les fermes et à attaquer les détachements isolés ; il fallut, en janvier et en mars 1835, recommencer, contre les tribus coupables, de petites expéditions qui furent à peu près sans résultat.

Ce n'était pas toutefois dans les environs d'Alger que se jouait alors la grosse partie c'était dans la province d'Oran. Abd-el-Kader avait profité de la sécurité que lui garantissait le traité consenti par le général Desmichels, pour affermir son pouvoir et organiser son gouvernement. Tous les rivaux qui tentaient de s'élever contre lui se voyaient aussitôt pourchassés, vaincus, saisis et punis, avec une énergie foudroyante. Les vieilles inimitiés qui divisaient les tribus étaient étouffées. Un ordre sévère régnait partout. Administrateur improvisé, mais habile, l'émir créait des finances, formait une armée régulière et permanente qu'il faisait exercer par des déserteurs de l'armée française, accumulait des munitions et des armes qu'avec une imprévoyance inouïe nous tirions de nos propres arsenaux pour les remettre à ses agents, et établissait même des fabriques de poudre ou de fusils, dans lesquelles il cherchait à attirer des ouvriers européens. Très-attentif à se tenir au courant des choses de France, il se faisait lire nos journaux, et ceux de nos officiers qui se trouvaient en rapport avec lui avaient peine à satisfaire sa curiosité studieuse ; mais, fidèle à son unique pensée, ce qu'il cherchait dans notre civilisation, c'étaient des forces pour nous combattre. Ainsi, des tronçons épars de la race indigène, Abd-el-Kader formait ce qu'on n'avait pas connu avant lui, dans cette région, une nation et un état arabes : œuvre obscure et ignorée du monde, a écrit le duc d'Orléans, mais qui a exigé peut-être plus de génie que des entreprises dont l'éclat a rempli l'univers[13].

Tout l'ancien beylick d'Oran était soumis à Abd-el-Kader, sauf la citadelle de Tlemcen que les Coulouglis se refusaient à lui livrer, et les deux ou trois points de la côte possédés par les Français. Ce domaine ne lui suffisait pas, et il nourrissait toujours le projet d'étendre son pouvoir sur les tribus des provinces de Titteri et d'Alger. Il voulut se rendre compte si le général Drouet d'Erlon serait moins résistant que le général Voirol. L'attitude du gouverneur fut d'abord très-ferme ; il déclara hautement qu'Abd-el-Kader serait traité en ennemi s'il dépassait le Chélif qui formait la frontière de la province d'Oran. Mais, avant peu, il fut visible, à plus d'un indice, que cette fermeté ne serait pas durable. Ce n'était pas que le général changeât d'avis sur le danger de céder aux prétentions de l'émir seulement, ne se croyant pas en état de le réduire par la force, il redoutait avant tout une rupture, et, ce qui était le plus fâcheux, le laissait voir. Abd-el-Kader, tenu au courant de cet état d'esprit par le Juif Durand, personnage avisé et retors qui lui servait d'agent, se montra d'autant plus audacieux qu'il croyait pouvoir compter sur plus de faiblesse de la part du gouverneur. Bientôt même, en avril 1835, jugeant n'avoir plus à se gêner, il franchit le Chélif, solennellement escorté des grands qui étaient venus à sa rencontre. Toutes les tribus des provinces d'Alger et de Titteri s'empressèrent à lui faire acte de soumission. Miliana et Médéa reçurent des beys de sa main. Un marabout du désert, sorte de thaumaturge fanatique, accourait du Sahara avec douze cents cavaliers, prêchant la guerre sainte contre les infidèles et leur allié Abd-el-Kader ; celui-ci marcha droit sur lui et le mit en déroute. Son succès était complet, et sa domination s'étendait désormais de la frontière du Maroc jusqu'au beylick de Constantine. Son ton se haussant avec sa fortune, ses communications au général d'Erlon devinrent d'une insolence à peine déguisée. Mais, à Alger, on n'avait qu'une résolution, celle d'éviter à tout prix un conflit qu'on se croyait hors d'état de soutenir. Le gouverneur se borna donc à faire porter, par un de ses officiers d'ordonnance, des propositions d'accommodement qui ne furent même pas discutées. Seulement, avec son adresse accoutumée, Abd-el-Kader s'arrangea pour traîner à sa suite, pendant plusieurs jours, l'envoyé français, qui semblait ainsi n'être venu que pour rendre hommage au nouveau maître des provinces de Titteri et d'Alger. Rien, dans la conduite du général d'Erlon, n'était fait pour contredire cette interprétation. Il faut observer, à sa décharge, que les nouvelles qui arrivaient de Paris ne devaient pas le pousser à affronter un conflit ; en effet, le gouvernement, cédant aux exigences de la commission du budget, venait de s'engager à réduire prochainement l'armée d'occupation au lieu des 31.000 hommes qui étaient alors en Afrique, le budget de 1836 n'en prévoyait que 23.000.

Il était un homme qui ne se résignait pas à laisser le champ libre à Abd-el-Kader c'était le général Trézel, nommé commandant de la division d'Oran, à la place du général Desmichels. Celui-ci avait été rappelé, le 16 janvier 1835, à la suite d'incidents qui avaient enfin fait la lumière sur son étrange conduite, lors du traité du 26 février 1834. Bien qu'il eut reçu du gouverneur général recommandation de ne jamais blesser en rien l'émir, le général Trézel se trouva bientôt en difficultés avec lui. Estimant, non sans raison, qu'on lui avait déjà fourni trop largement des armes et des munitions, il s'était refusé à lui en faire une nouvelle livraison. Grande irritation d'Abd-el-Kader, qui voulut se venger en faisant le vide autour des Français, et qui prescrivit aux tribus voisines d'Oran de se retirer dans l'intérieur des terres. Ceci se passait en juin 1835. L'une de ces tribus, celle des Douairs, que cet ordre blessait dans ses intérêts, ne s'y soumit pas et invoqua la protection de la France. Refuser d'entendre cet appel eût été signifier à tous les Arabes que nous abdiquions devant leur nouveau chef ; aussi le général Trézel, prenant en main la cause des Douairs, adressa à l'émir des représentations qui furent très-mal reçues. Le gouverneur, épouvanté de voir s'engager un tel conflit, et ne sachant cependant quel parti prendre, se borna à recommander qu'il ne fût rien fait jusqu'à ce qu'il eût envoyé des ordres Mais les événements se précipitèrent, sans égard pour ses hésitations effarées. Abd-cl-Kader, résolu à agir de force contre la tribu coupable d'avoir invoqué la protection française, envoya des cavaliers saisir ses chefs, et nous signifia que sa religion lui défendait de permettre qu'un musulman fût sous la puissance d'un chrétien. Le défi était formel. Situation singulièrement critique pour le général Trézel : demander des ordres à Alger, il n'en avait pas le temps, et peut être craignait-il de recevoir, de ce côté, une réponse dont l'honneur français eût à souffrir. Il engagea résolument sa responsabilité. Sortant en armes d'Oran, il couvrit la tribu menacée et délivra les chefs- déjà chargés de fers. C'était la guerre qui commençait.

Jugeant nécessaire de prendre l'offensive, le général Trézel se porte en avant, dans la direction de Mascara. Sur un effectif de sept mille hommes, la division d'Oran n'a pu en fournir, pour cette expédition, que 2.300 encore sont-ce, pour une notable part, des étrangers, braves sans doute, mais n'ayant pas toute la cohésion et toute la discipline désirables. Un convoi, composé de vingt fourgons et de trop nombreuses voitures de cantiniers, alourdissait la colonne. Abd-el-Kader, de son côté, a tout de suite réuni une dizaine de mille hommes, dont 1.340 réguliers armés de fusils français que nous-mêmes leur avons bénévolement fournis. Le 26 juin, sur les bords du Sig, la petite armée française se heurte à l'ennemi. Le combat, fort acharné, un moment douteux, finit par tourner à notre avantage, grâce surtout à l'énergie du commandement. Mais si les Arabes ont cédé, ils n'ont pas été entamés. La situation du corps expéditionnaire devenait critique. Il se trouvait loin de sa base d'opération, n'ayant que trois jours de vivres, sans espoir de renforts, diminué de plus de deux cent cinquante hommes mis hors de combat, et plus embarrassé que jamais de son convoi sur lequel il a fallu charger les blessés. L'armée d'Abd-el-Kader, au contraire, grossie des contingents nouveaux qui lut arrivent à tous moments, s'élève à plus de seize mille hommes.

Après avoir hésité pendant un jour et fait à l'émir des ouvertures de paix repoussées avec dédain, le général Trézel se décide, le 28 juin, à regagner le port d'Arzeu, le point de nos lignes le plus rapproché la distance est de dix lieues. Abd-el-Kader, qui, en véritable homme de guerre, a deviné notre intention, envoie d'avance une partie de ses troupes occuper tes hauteurs du défilé de la Macta, par lequel devra passer l'armée française. Lui-même suit notre colonne, en la harcelant. Dans la première partie de la route, aucun accident grave. Mais, une fois engagés dans le défilé, nos soldats se voient fusillés de toutes parts. Il est midi ; le soleil est de feu, la chaleur accablante. Les détachements, lancés par petits paquets pour débusquer l'ennemi des hauteurs, rencontrent des forces supérieures et sont ramenés dans la vallée. Les Arabes descendent avec eux et pénètrent dans nos rangs. Le trouble se met dans le convoi, qui s'embourbe dans un marais. La petite armée, effarée de se voir coupée, enveloppée par un cercle de feu de plus en plus étroit, se presse en désordre vers l'issue du défilé. Bientôt elle a dépassé le convoi, qui reste figé dans la boue ; les conducteurs coupent les traits, abandonnant les blessés, sur lesquels les Arabes se précipitent : le massacre commence aussitôt, et, à travers le bruit de la fusillade, les cris des victimes arrivent jusqu'à la masse confuse des fuyards. Cette masse, incapable, dans son épouvante ahurie, de voir la route par où elle peut s'échapper, tourbillonne sur elle-même. C'est un moment terrible. Officiers et soldats, comme atteints de délire, prononcent des paroles incohérentes ; quelques-uns, complètement nus, chantent et dansent, ou se précipitent en riant sur les Arabes ; d'autres, subitement aveuglés par le soleil, se jettent dans la rivière. L'armée va-t-elle donc être anéantie tout entière ? Heureusement, les soldats français du 66e, les artilleurs, les chasseurs à cheval ne se sont pas débandés. Sous la conduite du général, qui, l'âme déchirée, mais l'esprit libre, se dépense en efforts surhumains, cette poignée de braves se groupe et, entonnant la Marseillaise, se dispose à mourir, s'il le faut, pour donner au reste de l'armée le temps de s'échapper ; les canons, qui vomissent la mitraille à bout portant, contiennent un moment les assaillants. Grâce à ce répit, la tête de colonne parvient à sortir du denté ; les soldats, serrés de moins près et rafraîchis par la brise de mer, reprennent un peu leurs esprits. Les Arabes, d'ailleurs, qui ont fait des pertes énormes, et dont beaucoup se sont arrêtés à piller le convoi ou à couper des têtes, ralentissent leur poursuite, en dépit des 'excitations d'Abd-el-Kader, qui voudrait obtenir d'eux un suprême effort. Enfin, après dix-sept heures de marche et quatorze de combat, l'armée française parvient sous les murs d'Arzeu. 280 hommes manquent à l'appel ; les blessés qui ont pu revenir avec la colonne sont au nombre de 308 ; un obusier, beaucoup d'armes et presque tout le matériel du convoi ont été perdus.

Blotties sur le rivage, les troupes étaient à ce point démoralisées, que le général Trézel, jugeant impossible de les exposer à de nouveaux combats, fit venir en hâte d'Oran les navires disponibles et y embarqua l'infanterie. La cavalerie se décida, non sans de fâcheuses hésitations, à revenir avec lui par la route de terre. Elle ne fut pas inquiétée dans ce trajet. Les Arabes, gorgés de sang et de butin, s'étaient retirés chez eux. Plus de deux mille, d'ailleurs, avaient péri.

Le général Trézel montra, dans son infortune, une touchante grandeur d'âme. Le jour même où ses troupes rentraient dans Oran, il leur fit lire un ordre où, après avoir rappelé les faits et la perte du convoi, il ajoutait : Ces circonstances ne peuvent être imputées aux troupes ; toutes ont fait preuve de courage. Qu'on ne charge donc aucun corps du malheur de cette perte, et que l'esprit de concorde ne soit pas troublé parmi nous. Je punirai avec sévérité quiconque, par ses actes ou ses discours, jetterait un blâme injuste sur qui que ce soit, moi excepté. C'est sur le général seul que doit retomber la responsabilité des opérations de guerre qu'il ordonne. Il écrivait, en même temps, au gouverneur : J'ai perdu, dans ce fatal combat, des espérances qui me paraissaient raisonnables ; mais il fallait vaincre, pour qu'elles Fussent réalisées... Quoi qu'il en soit, je suis oppressé par le poids de la responsabilité que j'ai prise, et me soumettrai sans murmure au blâme et à toute la sévérité que le gouvernement du Roi jugera nécessaire d'exercer à mon égard, espérant qu'il ne refusera pas de récompenser les braves qui se sont distingués dans ces deux combats. Les jours de défaite font reconnaître les hommes fermes, et je ne signalerai que ceux-là aux bontés du Roi. Cette noble et simple attitude ne désarma pas le gouverneur, qui accabla.son lieutenant sous un blâme public et lui enleva aussitôt son commandement. Mais l'opinion réagit contre ces rigueurs au moment de s'embarquer pour la France, le général vaincu reçut d'Oran et d'Alger les témoignages d'estime les plus honorables. On rendait hommage à la façon dont il avait voilé les torts de sa troupe, pour attirer toute l'attention et tout le blâme sur ses propres fautes, se faisant anathème pour les péchés de tous Ceux mêmes qui critiquaient la conduite des opérations lui savaient gré du sentiment qui l'avait fait agir : Il était bon, disait l'un d'eux[14], que quelqu'un résistât enfin au flot, toujours grossissant, des concessions du gouverneur, et protestât tout haut contre le soin qu'il prend d'armer de verges de fer la main qui nous menace.

 

IX

A la nouvelle du désastre de la Macta, l'émotion fut très-vive en France émotion plutôt profitable que nuisible à la cause algérienne. Le sentiment de l'honneur national dissipa beaucoup de petites hésitations, et le cri dominant fut qu'il fallait avant tout venger, contre Abd-el-Kader, l'injure faite aux armes françaises. Le ministère — c'était encore le ministère du 11 octobre, reconstitué sous la présidence du duc de Broglie — s'associa à ce mouvement. Il décida de remplacer le général Drouet d'Erlon, incapable d'une action énergique, et qui, a ce moment même, sous l'influence du Juif Durand, songeait à acheter la paix de l'émir, en livrant les Douairs à sa vengeance. Le choix du nouveau gouverneur générai fut très-significatif une ordonnance du 8 juillet 1835 appela à ce poste le maréchal Clauzel, qui, soit comme chef de l'armée d'Afrique, soit comme député, s'était montré le partisan le plus résolu non-seulement de la conservation de la conquête, mais de la soumission de toute l'ancienne Régence. Sur ce dernier point même, ses idées personnelles dépassaient notablement celles du cabinet, telles que M. Guizot les avait exposées à la tribune, quelques semaines auparavant, dans la discussion annuelle qui s'engageait sur l'Algérie, à l'occasion du budget du ministère de la guerre[15]. Sans doute le ministre s'était prononcé beaucoup plus nettement que ne l'avait fait le maréchal Soult, l'année précédente, pour la conservation de notre conquête africaine ; mais il avait ajouté que l'occupation devait être bornée, pour le moment, à la côte ; c'était seulement dans l'avenir, et au cas où le développement spontané de la colonisation y obligerait, que M. Guizot avait prévu la possibilité d'une occupation plus étendue. Comment, avec de telles idées, le cabinet choisissait-il le maréchal Clauzel, qui, de plus, était un de ses adversaires politiques ? Peut-être, dans l'émotion produite par le revers de nos armes, avait-il voulu, avant tout, présenter à l'armée et aux Arabes un nom qui, à lui seul, témoignât de l'énergie de ses résolutions. L'un des ministres, d'ailleurs, et non le moins agissant, M. Thiers, personnellement porté vers une politique hardie et belliqueuse en Afrique, avait vivement soutenu la candidature du maréchal. Ses collègues, plus prudents ou plus timides, lui cédèrent et crurent se garer contre tout entraînement, par les instructions qu'ils firent donner au nouveau gouverneur on lui recommandait expressément de ne rien faire qui donnât lieu de croire à un système d'extension par la voie de la conquête et de la victoire, et on lui interdisait toute expédition contre les tribus de l'intérieur, il moins qu'elle ne fût commandée par une nécessité évidente.

Ministres et gouverneur étaient du reste pleinement d'accord sur l'œuvre du moment, qui était la vengeance à tirer de l'échec de la Macta. A cet effet, des renforts composés de quatre régiments d'infanterie et de quatre compagnies du génie furent rassemblés à Toulon, pour être expédiés directement à Oran. Seulement, on avait soin de spécifier que ces renforts n'étaient que temporaires, et que, la campagne faite, ils seraient rappelés en France. Le duc d'Orléans sollicita et obtint, non sans quelque résistance de la part des ministres, de se joindre à cette expédition. C'était la première fois qu'un des princes de la maison de France venait combattre dans les rangs de l'armée d'Afrique. Le fait était considérable ; il montrait à nos soldats, et aussi aux Arabes qui avaient pu parfois en douter, que la monarchie de Juillet prenait à cœur la conquête commencée par la Restauration en même temps, il assurait désormais aux intérêts algériens le plus chaud et le plus puissant des défenseurs.

Le choléra, qui sévissait alors en Afrique, retarda de quelques mois le départ des renforts. Pendant ce temps, le maréchal Clauzel préluda à son opération principale, par quelques coups de main vigoureusement conduits contre les tribus voisines d'Alger. Enfin, le 26 novembre 1835, le corps expéditionnaire, fort de plus de dix mille hommes, quittait les murs d'Oran. Le maréchal était à sa tête et avait à ses côtés le duc d'Orléans. Comme on l'avait vu par les précédentes expéditions, l'une des plus grosses difficultés était le lourd convoi dont l'armée était obligée de se faire suivre, toutes les fois qu'elle s'avançait dans l'intérieur de ce pays sans ressource. On essaya d'employer des chameaux pour une partie des transports l'épreuve ne devait pas être favorable. L'intention du maréchal était de pousser jusqu'à Mascara, capitale de l'émir et centre de ses établissements. Cette ville était située à une vingtaine de lieues, dans les terres. Après des marches habiles et quelques escarmouches, l'armée française rencontra l'ennemi, le 3 décembre, à l'endroit où l'Habra sort des montagnes. L'émir avait bien choisi son terrain, qui n'était pas sans quelque analogie avec celui de la Macta ; mais, cette fois, nous étions en nombre. Après une lutte vive et courte, les Arabes, partout culbutés, furent mis en pleine déroute. Ce brillant succès ne nous coûta qu'une quarantaine d'hommes hors de combat ; le duc d'Orléans, qui s'était montré au feu plein de sang-froid, avait été fortement contusionné à la cuisse par le choc d'une balle.

Restait, pour atteindre Mascara, à traverser la montagne on eut grand'peine à faire passer le convoi. Heureusement, les Arabes ne nous inquiétaient pas. Démoralisés par leur défaite, ils s'étaient dispersés et avaient déposé les armes. Ainsi abandonné, insulté même par les siens, Abd-el-Kader comprit l'impossibilité de défendre sa capitale ; il en fit sortir tous les musulmans ; mais, avant de se retirer vers le sud, il livra la ville, et les Juifs qui y étaient restés, à ses soldats, qui se vengèrent de leur échec par l'incendie, le pillage et le meurtre. Aussitôt informé de ces faits, le maréchal devança rapidement son armée avec une poignée d'hommes, et entra le premier dans Mascara, qu'il trouva vide et dévastée. C'était un spectacle navrant. Hors d'état d'y laisser garnison, le gouverneur fit sauter la kasba, détruisit par le feu tous les approvisionnements et les établissements de l'émir, entre autres une fabrique d'armes en pleine activité. Quand, après deux jours, l'armée, fort désappointée de sa lugubre et passagère conquête, et déjà menacée d'être à court de vivres, dut se retirer, elle ne laissa derrière elle qu'un immense brasier. Elle ne revenait pas seule elle traînait une longue et lamentable colonne de Juifs, hommes, femmes, enfants, qui avaient imploré la faveur de s'éloigner sous sa protection. Le retour fut des plus pénibles, non par le fait des Arabes qui ne nous harcelaient qu'à distance, mais par le fait du temps pluies diluviennes transformant tous les chemins en fondrières, froid glacial, bourrasques, brouillards si épais qu'il fallait battre constamment le tambour pour empêcher les hommes de s'égarer. Malgré l'assistance généreuse que leur prêtaient les soldats, beaucoup de Juifs fugitifs périrent. Pour comble de misère, les chameaux du convoi s'étaient débandés, et tes vivres manquaient. Enfin, le 9 décembre, les soldats transis, affamés, exténués, tristes, arrivèrent à Mostaganem. Le 21, tout le corps expéditionnaire était de retour a Oran. Il ramenait l'obusier et les fourgons que les Arabes avaient enlevés au général Trézel.

La brillante victoire de l'Habra avait vengé la Macta. Mais Abd-el-Kader montra qu'il savait aussi bien dominer !a mauvaise fortune que tirer parti de la bonne. Après s'être enfermé, pendant quelques jours, au pèlerinage de Kashrou, il sortit de cette retraite, avec un prestige ravivé aux yeux des fervents musulmans. A la tête de ses réguliers et des quelques cavaliers qui lui restaient fidèles, il réoccupa Mascara, que l'Incendie n'avait qu'à moitié détruit ; puis, se portant sur Tlemcen, qu'il devinait être l'objet des visées du gouverneur, il se mit à la tête des Maures de la ville et serra de près les Coulouglis, qui, depuis six ans, tenaient bon dans la citadelle contre les intrigues et les attaques des Arabes. Le maréchal Clauzel, malgré la fatigue de ses troupes, estima nécessaire de porter un nouveau coup à son indomptable adversaire. Le 8 janvier 1836, à la tête d'une petite armée de sept mille cinq cents hommes, il se mit en route pour Tlemcen, situé à trente-cinq lieues au sud-ouest d'Oran. Arrivé sans difficulté dans cette ville, accueilli avec joie parles Coulouglis, il fit attaquer aussitôt Abd-el-Kader, qui, à la venue des Français, s'était retiré dans les environs. Les troupes de l'émir furent complètement dispersées (15 janvier) ; lui-même, poursuivi, pendant plusieurs lieues, par un officier de spahis, ne dut son salut qu'à la vitesse de sa monture. A la nuit, absolument seul, sans tente, sans nourriture, sans feu, il fut réduit à dormir sur la terre nue, a côté de son cheval. Cette fois, ne pouvait-on pas se croire débarrassé de lui, au moins pour quelque temps ?

En dépit des instructions ministérielles, le maréchal n'avait pas renoncé à ses vues personnelles sur l'extension de l'occupation française ; aussi résolut-il de garder Tlemcen, qu'il estimait pouvoir devenir un nouveau centre d'opérations offensives. De plus, pour assurer les communications de cette place avec Oran, il forma le projet d'établir un poste fortifié à l'embouchure de la Tafna, point de la côte le plus rapproché de Tlemcen. Mais quand, le 25 janvier, avec un petit corps de trois mille cinq cents hommes, il se dirigea sur ce point, pour y faire commencer les travaux, il fut tout surpris de se retrouver en face d'Abd-el-Kader. Le même homme, réduit, dix jours auparavant, à fuir seul, nous barrait le chemin à la tête d'une nouvelle armée de dix mille hommes et nous livrait, deux jours de suite, le 26 et le 27 janvier, des combats où nous avions sans doute l'avantage, mais si disputé que le maréchal jugea plus prudent de renoncer, pour le moment, à !'établissement du poste de la Tafna, et qu'il rentra à Tlemcen, non sans être harcelé par les cavaliers de l'émir. Comment expliquer une résurrection si merveilleusement rapide ? Après sa défaite du l5, Abd-el-Kader, se voyant abandonné de tous, ne s'était pas abandonné lui-même. Rien à attendre des Arabes dispersés et découragés. Mais le Maroc était proche appel avait été fait au fanatisme des populations de cet empire ; à la voix des marabouts, de nombreux volontaires marocains étaient venus se ranger sous le drapeau de l'ennemi des chrétiens. L'émir était aussi parvenu a soulever les farouches Kabyles qui habitaient les montagnes voisines de la Tafna. C'est avec ces troupes si rapidement improvisées qu'il nous avait vaillamment tenu tête et forcés à rebrousser chemin.

De retour à Tlemcen, Je maréchal trouva les habitants de cette ville dans la désolation. Trompé par certains rapports, il les avait frappés d'une contribution tout à fait au-dessus de leurs moyens. Il avait eu le tort plus grand encore de confier la charge de faire rentrer cet impôt à un Juif d'Oran et à un musulman, officier de spahis, dont nous aurons bientôt l'occasion de reparler, le commandant Yusuf. Les collecteurs avaient procédé à la turque, par la bastonnade et la torture ; pour comble, les victimes de ces exactions se trouvaient avoir été surtout nos fidèles alliés, les Coulouglis. Le maréchal suspendit cette odieuse perception mais il en avait été déjà trop fait. Le scandale devait retentir jusqu'en France et fournir matière aux accusations les plus pénibles contre le gouverneur. La Chambre même, pour marquer sa réprobation de cette mesure, votera, en 1837, un crédit de 94.444 francs, destiné au remboursement de ce qui avait été perçu.

Bien qu'il eût échoué dans son projet sur la Tafna, le maréchal n'en persista pas moins à vouloir garder Tlemcen ; aussi, en quittant cette ville, y laissa-t-il cinq cents hommes, sous l'énergique commandement du capitaine Cavaignac. Son armée était trop peu nombreuse pour lui permettre d'en détacher une garnison plus considérable. Mais était-ce avec de si faibles moyens que Tlemcen pouvait devenir, comme il l'avait rêvé, un centre d'opérations offensives ?

En même temps qu'il menait à fin ces diverses expéditions dans la province d'Oran, le gouverneur se préoccupait de porte. son action sur d'autres points de nos possessions africaines. Vainement, de Paris, où l'on était effarouché de lui voir tant entreprendre, le rappelait-on fréquemment à l'observation de ses instructions, et venait-on notamment de lui reprocher de les avoir dépassées en occupant Tlemcen, il n'en poursuivait pas moins son dessein d'étendre la domination de la France sur toute l'ancienne Régence. Certes, s'il était une question qu'il ne parut alors ni urgent ni prudent de soulever, c'était celle du beylick de Constantine. L'ancien bey turc, Ahmed, demeuré en possession depuis la prise d'Alger, despote cruel, mais fatigué par la débauche, s'était résigné à nous voir établis à Bone, vivait avec nous, depuis quelques années, dans un état de trêve tacite, et ne demandait qu'à conserver en paix l'usufruit de son beylick. Mais s'il n'était pas, pour le moment, un voisin incommode et menaçant, il pouvait, en cas d'attaque de notre part, devenir un ennemi redoutable, ou tout au moins difficile à vaincre ; son armée était nombreuse, sa capitale presque inexpugnable, et il s'appuyait sur Tunis et la Turquie. Ces considérations n'arrêtèrent pas le maréchal Clauzel ; par un arrêté pris à Tlemcen, en février 1836, arrêté que rien n'avait provoqué ni fait prévoir, il nomma bey de Constantine, à la place d'Ahmed, ce même Yusuf dont nous avons noté l'intervention dans l'affaire de la contribution de Tlemcen. Yusuf avait persuadé au maréchal qu'il pourrait, au moyen de ses intelligences dans la province de Constantine, renverser assez aisément celui dont il prétendait, par un trait de plume, se faire donner la place. Un certain mystère planait sur les origines de ce Yusuf. Était-il, comme on le racontait, de naissance européenne, et avait-il été enlevé tout jeune par des Tunisiens, vendu à leur bey, élevé dans le Bardo et forcé de le quitter à la suite d'une tragique et romanesque aventure ? Toujours est-il que, venu à Alger en 1830, il avait plu, dès cette époque, au général Clauzel, qui se l'était attaché comme mameluk. D'une bravoure et d'une audace étonnantes, il avait, depuis lors, conquis par plus d'une action d'éclat, notamment par sa participation à la prise de Bone, le grade de chef d'escadron de spahis. Mais, tout en servant la France, il n'avait pas encore entièrement dépouillé, sur les questions de justice et d'humanité, des idées et des habitudes plus turques que françaises. Avec le temps, la marque de sa première éducation s'effacera ; il se convertira au christianisme et deviendra l'un de nos plus brillants généraux. Le maréchal autorisa Yusuf à s'établir à Bone, d'où il devait se mettre en rapport avec les populations qu'il était appelé à gouverner. Un escadron de spahis fut mis à sa disposition, avec permission de lever en outre un corps de mille Turcs. Si confiant qu'il fût en Yusuf, le gouverneur ne pouvait se faire l'illusion qu'une telle entreprise réussit, sans une action plus directe et plus considérable de sa part ; mais cette action était renvoyée à une époque ultérieure pour le moment, il se bornait à engager, de son chef, la politique de la France, se réservant d'arracher plus tard l'autorisation d'engager son armée.

Tout en rêvant de lointaines entreprises, le maréchal s'appliquait à tirer parti, jusqu'au bout, des renforts qu'on lui avait seulement prêtés, et qu'on le pressait de renvoyer en France. Revenu à Alger, il reprit le 30 mars 1836, à la tête d'un corps de sept mille hommes, ce chemin de Médéa, déjà tant de fois ensanglanté. Son dessein était d'arracher à Abd-el-Kader la province de Titteri, en y rétablissant l'autorité du bey nommé par la France. Au passage de l'Atlas, l'armée soutint, pendant plusieurs jours, des combats acharnés contre les Kabyles, et en même temps entreprit, à travers des rochers escarpes, la construction d'une route praticable à l'artillerie. Le soldat avançait, le fusil d'une main, la pioche de l'autre. La montagne fut vaincue comme les Kabyles. Seize kilomètres de route furent construits en cinq jours. Arrivée à Médéa, l'armée installa le bey, le fit reconnaître, lui laissa des fusils et des cartouches, et se remit en route pour Alger, où elle rentra le 9 avril.

C'était la fin de cette série d'opérations. Quelques jours après, les renforts étaient renvoyés en France. Le maréchal lui-même s'embarqua le 14 avril il allait à Paris, défendre, devant les ministres et devant la Chambre, ses idées sur l'Algérie. Certes, il pouvait se rendre cette justice qu'il n'avait pas perdu son temps, pendant l'hiver qui venait de s'écouter. Malgré la rigueur de la saison, il avait mené à fin trois expéditions importantes, livré de nombreux et rudes combats, tous avec succès. Abd-el-Kader, naguère tout-puissant du Maroc à Constantine, avait vu son prestige atteint, sa capitale brûlée, et son empire sinon détruit, du moins à ce point ébranlé qu'on ne savait par moments ce qu'il en restait. Abandonné de presque tous les Arabes, il n'avait plus guère trouvé à réunir sous ses drapeaux que des Marocains et des Kabyles. La province de Titteri était repassée sous notre autorité. Enfin l'occupation de Tlemcen, le camp projeté à l'embouchure de la Tafna et la route construite dans l'Atlas semblaient devoir nous aider à conserver ces avantages. Les résultats étaient brillants et avaient été rapidement obtenus. Étaient-ils solides et durables ? L'événement ne devait pas tarder à répondre à cette question.

Dès le 7 avril 1836, le général d'Arlanges, qui commandait à Oran, était parti de cette ville, avec trois mille cinq cents hommes, pour aller établir à l'embouchure de la Tafna, conformément aux instructions du gouverneur, le camp destiné à assurer les communications et le ravitaillement de Tlemcen. A peine en route, il rencontra Abd-el-Kader qui avait réuni environ douze mille hommes, la plupart fantassins kabyles d'une sauvage bravoure. L'émir se garda de barrer aux Français la route de la Tafna. Seulement, une fois qu'ils y furent arrivés, il les enveloppa sans bruit. Le 27 avril, le général d'Arlanges, qui pressentait le danger et voulait s'en rendre compte, tenta une reconnaissance avec dix-huit cents hommes. Abd-el-Kader commença par se dérober, pour l'attirer loin du camp, puis il se précipita sur lui avec une impétuosité furieuse. Il y eut des heures terribles pendant lesquelles on put croire que la petite colonne, pénétrée de toutes parts parles assaillants qui venaient se faire tuer à la bouche même des canons, écrasée par leur nombre, ne pourrait pas regagner son camp. Elle finit cependant par se frayer un passage ; mais elle avait eu trois cents hommes hors de combat, dont le général commandant et son chef d'état-major. D'ailleurs, pour être parvenue à se réfugier derrière ses retranchements, elle n'était pas en brillante position cernée par les troupes de l'émir, entassée sur une plage aride et déserte, presque sans vivres et sans eau, à la merci des tempêtes qui, en ce moment même, empêchaient les ravitaillements de lui arriver, elle ne pouvait plus songer à porter secours à la petite garnison de Tlemcen, qui, elle aussi, se trouvait prisonnière derrière ses murailles. Ni d'Oran, ni d'Alger, personne n'était en état de venir en aide aux uns ou aux autres ; partout on manquait de troupes. Ainsi apparaissait le vice du plan que le maréchal Clauzel avait conçu, sans tenir compte du peu de forces mises à sa disposition.

Le bruit du succès relatif remporté par Abd-el-Kader sur le général d'Arlanges se répandit parmi les Arabes avec la rapidité d'une traînée de poudre, et rendit aussitôt à l'émir le prestige et l'autorité que ses récentes défaites lui avaient fait perdre. Partout les tribus reprirent les armes. De nombreux cavaliers vinrent, jusque sous les murs d'Oran, enlever des troupeaux et assiéger les blockhaus. La province de Titteri se souleva et livra à Abd-el-Kader le bey que nous venions d'installer à Médéa. La Métidja se vit de nouveau livrée aux incursions de tribus pillardes qui s'avancèrent jusqu'au milieu des avant-postes d'Alger. Du fond du désert, des tribus inconnues imploraient l'honneur d'avoir pour sultan celui qui venait de prouver que si le jour appartenait quelquefois aux chrétiens, le lendemain était toujours aux musulmans. En même temps, à Bone, Yusuf, loin de nous ouvrir les voies de Constantine, rejetait vers Ahmed, par ses rigueurs, les tribus qui s'étaient, depuis quelques années, rapprochées de nous. Ainsi, le maréchal Clauzel n'était pas parti depuis quelques semaines, que, de toute son œuvre, de son plan vaste et hardi, de ses glorieux combats, des avantages qu'il avait cru obtenir, il ne restait plus rien : rien, si ce n'est le péril couru par les troupes bloquées a Tlemcen et à la Tafna, et une entreprise téméraire, maladroitement engagée dans la province de Constantine.

 

X

Le cri de détresse des troupes cernées à la Tafna était arrivé jusqu'à Paris. Il n'y avait pas un instant à perdre pour venir à leur secours. Dès la fin de mai 1836, avant même de se prononcer sur le plan d'ensemble que le maréchal Clauzel venait lui soumettre, le gouvernement fit partir de Toulon, à destination directe de la province d'Oran, le général Bugeaud avec trois régiments : c'étaient les débuts du futur vainqueur d'Isly sur cette terre d'Afrique qu'il devait plus tard soumettre. Sa mission, cette fois limitée et passagère, consistait simplement à dégager et à ravitailler le camp de la Tafna et Tlemcen. Débarqué le 4 juin, il montra beaucoup de vigueur et de prestesse. L'un de ses premiers soins avait été de rendre sa colonne plus légère et plus mobile, en supprimant hardiment l'appareil des anciens convois. Au cours des marches et contre-marches auxquelles il dut se livrer entre Oran, la Tafna et Tlemcen, il fut assez heureux pour amener Abd-el-Kader à livrer une bataille rangée, sur les bords de la Sickack (6 juillet 1836). La cavalerie arabe fut mise en déroute, tandis que l'infanterie régulière de l'émir, acculée à un ravin à pic, était littéralement anéantie. Eut-on pu profiter d'une victoire si complète, pour poursuivre et terrasser définitivement Abd-el-Kader ? Une telle entreprise dépassait les instructions du général Bugeaud. Celui-ci avait rempli sa tâche, et, dès le 30 juillet, il se rembarquait pour la France, laissant à l'émir, qui s'était retiré aux environs de Mascara, le temps de se remettre, une fois de plus, de ses défaites.

Cette courte expédition n'était qu'un épisode et laissait entière la question de savoir quelle direction serait donnée à notre politique algérienne. Au moment même où le général Bugeaud était entré en campagne, en juin 1836, cette politique avait été, toujours à l'occasion du budget du ministère de la guerre, le sujet d'un nouveau débat parlementaire[16]. La commission, hostile à l'entreprise africaine, n'osait conclure à l'abandonner, mais tâchait de la restreindre et de l'entraver ; elle proposait, à cet effet, des réductions considérables, s'élevant à près de trois millions. Ses idées, soutenues avec une grande vivacité par plusieurs orateurs, notamment par M. Duvergier de Hauranne et le comte Jaubert, non moins vivement combattues par M. Thiers, ne furent pas adoptées par la majorité, qui rejeta toutes les réductions. Toutefois que voulait au juste la Chambre ? En dehors des idées extrêmes de la commission, elle s'était trouvée en présence, sinon de deux systèmes nettement précisés, du moins de deux tendances différentes d'une part, M. Thiers, qui, tout en se défendant de suivre une politique de conquête, déclarait l'occupation restreinte un non-sens et estimait que le seul moyen d'amener les Arabes à vivre en paix a côté de nous était de leur faire d'abord sentir la force de la France ; d'autre part, M. Guizot, qui, tout en déclarant ne pas vouloir plus que M. Thiers une occupation restreinte à quelques points de la côte, craignait que le ministère et surtout le gouverneur général ne fussent sur la pente d'une politique agitée, guerroyante, jalouse d'aller vite, d'aller loin, d'étendre brusquement la domination française sur toutes les parties de l'ancienne Régence. Entre les deux, la Chambre ne tut pas appelée à se prononcer, car M. Guizot avait conclu, comme M. Thiers, au vote des crédits ; il avait même engagé les députés à se montrer très-larges sur les moyens qu'on leur demandait, en hommes et en argent, pour faire réussir l'établissement d'Afrique.

L'orateur doctrinaire ne se trompait pas, en supposant chez le gouvernement une tentation d'aller vite et loin Le maréchal Clauzel lui avait apporté un plan qui consistait à occuper toutes les villes importantes, à établir des postes assurant les communications de ces villes avec la mer, et à construire, dans chaque province, un camp central, dépôt et point de départ des colonnes mobiles chargées de parcourir et de dompter le pays. Pour commencer, il proposait de s'emparer de Constantine et de s'établir en force à Tlemcen. Il affirmait pouvoir suffire à tout avec trente-cinq mille hommes, dont cinq mille indigènes. Dans cette dernière évaluation était l'erreur fatale du plan. On eût pu sans doute, avec un tel effectif, éparpiller de petites garnisons dans les principales villes ; mais ces garnisons eussent été aussitôt prisonnières comme celles de Tlemcen. Quant aux colonnes mobiles, vite épuisées, trop faibles pour être partout à la fois, elles n'auraient été maîtresses que là où elles passaient et au moment de leur passage. Le maréchal devait être le premier à ne pas se faire illusion sur l'insuffisance du chiffre qu'il indiquait ; mais, sachant.les préventions mesquines du monde parlementaire, il offrait, comme l'a écrit finement le duc d'Orléans, de prendre les opérations au rabais, dans l'espoir de conquérir plus de suffrages, par l'attrait du bon marché. Procédé fécond en malentendus et en mécomptes, plus propre à compromettre qu'à servir la cause algérienne. Cette cause ne sera vraiment gagnée que le jour où le général Bugeaud aura assez de hardiesse pour demander et assez d'influence pour obtenir un budget de cent millions et une armée de cent mille hommes.

Le système d'occupation générale et immédiate n'eût eu aucune chance d'être adopté par le ministère du 11 octobre ; mais, depuis le 22 février 1836, M. Thiers était président du conseil. D'une imagination mobile et facilement aventureuse, très-curieux des choses militaires et impatient d'y mettre la main, fort sensible à tout ce qui intéressait la grandeur nationale, il avait pris feu pour l'Algérie et rêvait d'y laisser une trace profonde et glorieuse de son passage au pouvoir. Il écouta donc, d'une oreille complaisante, les propositions du maréchal Clauzel. Penché sur la carte, il traçait avec lui des plans de campagne, lui faisait dores et déjà espérer les renforts nécessaires, et paraissait disposé à prendre sur soi la responsabilité des entreprises, sauf, après le succès, à demander à la Chambre un bill d'indemnité, qu'il se flattait d'obtenir sans grande difficulté dans la dernière discussion du budget, la majorité ne s'était-elle pas montrée plus favorable que dans le passé à la conquête algérienne ? A cette même époque, informé que la Porte songeait à diriger des forces sur Tunis, pour replacer cette régence sous son autorité directe, comme elle avait déjà fait pour Tripoli l'année précédente, M. Thiers n'hésitait pas à envoyer l'amiral Hugon à la Goulette, avec ordre de s'opposer, par tous les moyens, si besoin était, au débarquement des Turcs. Le maréchal Maison, ministre de la guerre, paraissait, lui aussi, conquis aux idées du gouverneur général. L'approbation du plan soumis par ce dernier, et en particulier de l'expédition projetée contre Constantine, fut-elle donc complète et définitive ? On a soutenu plus tard que réserve avait été faite de la décision à prendre en conseil des ministres. Toujours est-il que le maréchal, impatient d'agir, se crut autorisé à aller de l'avant. Dès le 2 août, il envoya à Alger, en les communiquant au ministre de la guerre qui n'y fit pas d'objection, des instructions pour exécuter ce qu'il appelait le système de domination absolue de l'ex-régence, définitivement adopté, sur sa proposition, par le gouvernement. Notamment il régla et fit commencer, au su de tous, les mouvements de troupes, préliminaires de l'expédition contre Constantine. Peu après, il partait lui-même pour Alger, où il arriva le 28 août.

Il n'y était pas depuis quelques jours, qu'il apprit la chute de M. Thiers et l'avènement du ministère du 6 septembre. En même temps, le cabinet expirant, qui redoutait d'avoir assumé une trop grosse responsabilité, le faisait avertir, par une dernière dépêche du maréchal Maison, en date du 30 août, que son plan n'avait pas reçu la sanction définitive du gouvernement ; que c'était au nouveau cabinet à accorder ou refuser cette sanction, et que, jusque-là, il importait de ne rien engager, de se renfermer dans les limites de l'occupation actuelle, de l'effectif disponible et des crédits législatifs.

Les ministres du 6 septembre, particulièrement M. Molé et M. Guizot, n'approuvaient pas les idées du maréchal ils trouvaient son plan téméraire, et, en tout cas, eussent craint, en dépassant les crédits, d'engager leur responsabilité devant ia Chambre. Il ne leur échappait pas cependant que la situation n'était plus entière. L'expédition de Constantine avait été annoncée, presque commencée. Reculer, ne serait-ce pas enhardir les Arabes, décourager l'armée d'Afrique, et fournir un grief aux opposants de France ? Dans cet embarras, le nouveau cabinet prit cette double décision : d'une part, signifier au gouverneur que son plan général n'était pas accepté ; d'autre part, lui permettre l'expédition de Constantine, mais seulement comme une opération spéciale, limitée, à laquelle on se résignait parce qu'elle avait été annoncée ; on y mettait d'ailleurs cette condition expresse, qu'elle se ferait avec les moyens alors disponibles en Afrique. Et comme le maréchal, rencontrant déjà, sur place et à l'œuvre, des difficultés plus grandes qu'il ne les avait prévues, réclamait dix mille hommes de renforts, le ministère de la guerre lui opposa un refus absolu, lui faisant observer que les forces qui se trouvaient en Algérie étaient au moins égales à celles que, dans son plan, il avait indiquées comme nécessaires ; ajoutant d'ailleurs que l'opération était autorisée, non commandée ; que dès lors, s'il croyait n'avoir pas assez de troupes, il devait s'abstenir. Vainement le maréchal renouvela-t-il ses instances pendant tout un mois, le ministère resta sur le terrain où il s'était placé. Et même, comme il supposait que son refus pourrait provoquer la démission du maréchal, il envoya le général Damrémont à Alger, avec mission confidentielle de prendre le gouvernement des possessions africaines, si celui-ci venait à vaquer.

Mais le maréchal Clauzel était de ceux qui n'aiment pas à reculer. Des sentiments mêlés de patriotisme et d'amour-propre le poussaient à s'obstiner dans une entreprise dont il avait été fait si grand bruit. Il avait nommé un bey de Constantine ne serait-il pas la risée de tous, s'il s'avouait impuissant à le mettre en possession de sa capitale ? Ahmed, provoqué par nous, enhardi par nos hésitations, venait de prendre l'offensive et d'attaquer nos avant-postes ; l'honneur de la France ne serait-il pas atteint, si l'on paraissait s'arrêter devant lui ? D'ailleurs, toujours confiant dans Yusuf, bien que celui-ci n'eut jusqu'alors réussi qu'à nous aliéner des tribus naguère amies, le gouverneur croyait encore à l'influence de son protégé dans la province et même dans la ville de Constantine. A mesure que ce projet d'expédition l'absorbait davantage, son ardente imagination prenait pour des réalités toutes ses espérances. Les faits venaient-ils à l'encontre, il se refusait à les voir, se rabattait sur la foi qu'il disait avoir en sa bonne étoile. Il se décida donc à agir quand même, risquant ce coup désespéré, a écrit le duc d'Orléans, avec l'illusion d'un joueur poussé à bout. Le ministère s'en rapporta à la décision d'un chef dont l'expérience militaire était reconnue, et, pour mieux marquer sa confiance, il autorisa le jeune duc de Nemours, impatient de suivre l'exemple de son frère aîné, à se joindre, pour cette campagne, à l'état-major du maréchal.

 

XI

La saison était déjà bien avancée. Avec une hâte fébrile, le Gouverneur ramasse dans toutes les garnisons d'Afrique, au risque d'en affaiblir plusieurs d'une façon dangereuse, les éléments de son corps expéditionnaire. Le rendez-vous est à Bone. La tempête, qui souffle furieuse sur la Méditerranée, entrave les transports et les rend plus pénibles. L'armée n'est pas encore au complet dans Bone, que déjà, par l'effet du mauvais temps et de la mauvaise installation, elle est cruellement décimée plus de deux mille fiévreux gisent sous leurs tentes, à défunt d'hôpitaux assez grands pour les recevoir. En même temps, l'organisation semble faillir par tous les côtés. Les vivres, les voitures, les chevaux manquent. De 1.500 mulets que Yusuf s'est engagé à faire fournir par les tribus, on n'en a reçu que 450. Ces contretemps ne sont-ils pas comme autant d'avertissements de renoncer à une entreprise téméraire ? Mais le maréchal Clauzel se roidit contre les obstacles chaque mécompte lui paraît un défi qu'il est intéressé d'honneur à relever, et il ne s'en montre que plus impatient de trouver dans l'action une diversion à ces sujets d'alarmes. Enfin, le 9 novembre, ordre est donné à l'avant-garde de se mettre en route. L'armée compte 8.700 hommes, dont 1.500 de troupes indigènes. En fait d'artillerie, seulement quelques pièces de campagne, chichement approvisionnées aucun matériel de siège on s'attend à entrer dans Constantine comme naguère dans Mascara ou Tlemcen. Le convoi, absolument insuffisant pour une opération un peu longue, est cependant trop lourd pour une armée qui voudrait marcher vite. Le soldat, qui va avoir à fournir une longue marche, plie sous le poids de soixante cartouches et de sept jours de vivres. Malgré tout, le départ est joyeux. Chacun est content de quitter un campement empesté. Le soleil a reparu. Le commandant en chef a fait partager sa confiance ou, pour mieux dire, ses illusions à ses soldats. Ceux-ci croient, comme lui, aux promesses de Yusuf, et se figurent n'entreprendre qu'une promenade militaire. Ne voit-on pas dans l'état-major de nombreux amateurs, parmi lesquels des pairs et des députés, qui sont venus se joindre à cette sorte de partie de plaisir ?

De Bone à Constantine, il y a quarante lieues. On n'a même pas lait reconnaître d'avance la route. A peine a-t-on marché vingt-quatre heures que les difficultés surgissent. L'ennemi ne se montre pas ; il s'est retiré dans l'intérieur. Mais la pluie recommence, ramenant avec elle la fièvre. Un violent orage disperse le troupeau sur lequel on comptait pour avoir de la viande fraîche. Les conducteurs arabes désertent avec leurs mulets. Si insuffisants que soient déjà les munitions et le matériel, force est d'en laisser une partie, qu'on n'a plus le moyen de transporter. Quant aux indigènes qui devaient, selon Yusuf, venir se joindre à nous aussitôt que nous agirions, il n'y en a pas la moindre trace. Il est encore temps de s'arrêter, ne serait-ce que pour reconstituer le convoi. C'est le vœu secret de plus d'un officier. Le maréchal décide au contraire de pousser le plus rapidement possible vers Constantine. Mais comment marcher vite, sans route, sur un sol détrempé, inégal, coupé par des rivières débordées ou par des ravins profonds aux flancs desquels le génie doit creuser des rampes ? On avance cependant ; le temps est devenu moins mauvais. On arrive ainsi au pied de pentes abruptes qui sont comme les degrés d'un escalier taillé dans l'Atlas. La montée est très-difficile. Parvenue péniblement au sommet, l'armée débouche sur des plateaux tourmentés, nus, sans un arbre ; elle y trouve la pluie, la neige, la grêle, le froid, la bise, et pas un morceau de bois pour faire cuire les aliments ou sécher les habits un immense marais de fange glaciale où il semble parfois qu'elle va s'engloutir. Le jour, on ne voit pas clair. La nuit surtout est atroce, nuit dans la boue, sans abri et sans feu. Des cadavres de soldats gelés marquent la place des bivouacs. Cette fois encore, l'Afrique réveille chez quelques-uns les souvenirs de la campagne de Russie[17]. La marche sur ces plateaux continue pendant trois longues journées. Au cours de la dernière, les soldats traversent un torrent de neige fondue, en ayant de l'eau jusqu'aux aisselles. Enfin, le 21 novembre, onze jours après que l'avant-garde a quitté Bone, l'armée, épuisée, se trouve en face de Constantine. Est-ce la fin de ses souffrances ?

Le maréchal, qui se sent arrivé à l'heure décisive, se porte vivement en avant, avec son état-major il a hâte de savoir si les portes s'ouvriront devant lui. La ville est là, suspendue sur son rocher, entourée de trois côtés par un ravin à pic. Tout y semble d'abord silencieux et immobile. Mais bientôt retentit un coup de canon ; le drapeau rouge est arboré. A ce signal, tout s'anime ; les combattants courent aux remparts, tandis que le peuple répond aux prières du muezzin. Ce coup de canon a aussi pour effet de dissiper l'illusion qui a si longtemps égaré l'imagination du gouverneur. Reste la réalité : cette réalité, c'est une ville de vingt-cinq mille âmes, dans une position formidable, avec de bonnes murailles, une garnison de trois mille braves soldats, une population fanatique, et, au dehors, le bey lui-même tenant la campagne, à la tête d'une nombreuse cavalerie c'est aussi, devant cette ville, l'armée française épuisée, n'ayant guère plus de trois mille hommes en état de combattre, sans artillerie de siège, et menacée d'être bientôt à court de vivres et de munitions.

Impuissant soit à bloquer la place, soit à faire brèche, soit seulement à attendre les événements, le maréchal ne veut pas toutefois s'avouer vaincu, sans tenter un coup de main. Deux jours sont employés à le préparer, prolongeant d'autant les cruelles souffrances de l'armée. L'ennemi, loin d'être intimidé, nous attaque sans cesse, de l'intérieur de la ville comme de la campagne en réalité nous sommes les assiégés. Néanmoins, il est un autre ennemi plus redoutable et plus meurtrier c'est le froid glacial, la pluie, la neige, et cette boue hideuse qui a, en quelque sorte, répandu sa lugubre teinte sur tout, hommes, animaux, choses, où tout glisse et s'enfonce, et d'où l'on ne parvient pas à tirer nos quelques canons de campagne pour les mettre en batterie aux endroits favorables. En même temps, un déplorable événement augmente encore le dénuement de l'armée. Le convoi, embourbé, était demeuré un peu en arrière. Les soldats de l'escorte, qui ont horriblement souffert, se mutinent et défoncent les tonneaux d'eau-de-vie, pour oublier, dans une dernière ivresse, la mort qui les menace. Rendus ainsi incapables de se défendre, ils tombent sous les coups des Arabes, qui pillent ou détruisent tous les approvisionnements.

Enfin l'heure du dernier effort a sonné dans la nuit du 23 au 24 novembre, à minuit, des attaques simultanées sont tentées contre deux portes de la ville, celle d'El-Kantara et celle de Coudiat-Ati. Vigoureusement poussées, elles coûtent la vie à beaucoup de braves ; le général Trézel, l'intrépide vaincu de la Macta, qui commandait l'une des divisions de l'armée, tombe grièvement blessé. Mais, sur les deux points, les assaillants sont repoussés. A trois heures de la nuit, le feu avait cessé, tout était rentré dans le silence, quand le signal accoutumé de la dernière prière nocturne part du minaret de la principale mosquée des versets du Koran, lancés dans les airs, sont répétés sur les remparts par des milliers de voix fermes, calmes, assurées[18].

Tout espoir d'entrer dans Constantine était définitivement perdu. Il ne reste plus qu'à sauver, s'il est encore possible, les débris de l'armée. Sans perdre une minute, le maréchal donne ordre aux corps dispersés autour de la ville de se concentrer, avant le jour, sur le plateau de Mansoura, pour commencer une retraite devenue inévitable. Les soldats découragés, inquiets, se hâtent avec confusion ; des caissons, deux obusiers, le matériel du génie et aussi, ce qu'il est plus douloureux d'avouer, des voitures de blessés, sont abandonnés. Au jour, la concentration n'était pas terminée, et l'ennemi, averti de ce qui se passe, accourt de la ville et de la campagne. Heureusement, à l'extrême arrière-garde est un bataillon du 2e léger, sous les ordres du commandant Changarnier ne se laissant pas un moment gagner par la précipitation générale, reculant lentement, faisant face à toutes les attaques, revenant même parfois sur ses pas pour recueillir des détachements oubliés, il contient les Arabes. Vers onze heures du matin, la situation devient singulièrement périlleuse la nombreuse cavalerie d'Ahmed s'est réunie en une seule masse, pour écraser nos troupes encore en désordre. Si cette attaque réussit, c'est la destruction de l'armée française. A cette vue, Changarnier arrête sa petite troupe, fait former le carré, puis d'une voix calme et ferme : Mes amis, regardez ces gens-là, ils sont six mille, et vous êtes trois cents ; vous voyez bien que la partie est égale. Vive le Roi ! et attention à mon commandement ! Les cavaliers arabes, attendus à vingt pas, sont reçus par un feu de deux rangs qui couvre le sol de cadavres ; étonnés et troublés, ils se replient en grande hâte. La poursuite n'est pas arrêtée, mais elle est ralentie. Le soir, quand le bataillon du 2e léger va prendre sa place au bivouac, il est applaudi par les autres corps.

Pour avoir échappé à ce premier péril, l'armée n'est pas hors d'affaire. A ces soldats exténués, découragés, à court de vivres et de munitions, obligés de porter à bras leurs malades et leurs blessés, il faut demander une marche de quarante lieues, par une saison rigoureuse, à travers un pays dont on ne connaît que trop les difficultés, en présence d'un ennemi enhardi par nos revers. Alors apparaissent les fortes qualités militaires du maréchal Clauzel. Cette armée qu'il a compromise par sa témérité, il va la sauver par son sang-froid. L'activité résolue du chef rétablit et maintient l'ordre dans la colonne de retraite, en même temps que sa fermeté d'âme et de visage relève les cœurs abattus. A ses côtés, le duc de Nemours, dont le calme courage ne se dément pas un instant, s'applique à soutenir et à soulager le soldat. Pendant cinq jours, l'armée marche rapidement, restant parfois en route dix-huit heures de suite, repoussant les attaques des Arabes ou des Kabyles, et ne se laissant jamais entamer. Le temps est devenu meilleur ; seulement les vivres font défaut. A chaque pas, le nombre des malades augmente ; pas de voitures pour les transporter beaucoup se trament péniblement, appuyés sur le bras d'un camarade, ou sont chargés sur les chevaux des chasseurs qui suivent à pied. Mais la charité est impuissante à soulager tant de misères. Plus d'un soldat épuisé s'affaisse sur le sol, et, s'enveloppant la tête, attend avec une sombre résignation la mort qu'il va bientôt recevoir des rôdeurs ennemis. Enfin, le 1er décembre, ce qui reste de l'armée arrive sous les murs de Bone ; elle avait quitté Constantine le 24 novembre. On évalua à près de trois mille le nombre des hommes qui périrent, soit pendant l'expédition, soit surtout dans les hôpitaux où ils entrèrent à leur retour.

Cet échec, le plus grave que nous eussions encore subi et même que nous dussions jamais subir en Afrique, eut un retentissement immense chez les Arabes et les Kabyles. Partout nos ennemis en furent aussitôt singulièrement grandis. Pendant qu'Ahmed rentrait en triomphateur dans sa capitale encore ornée de sept cents têtes de chrétiens, et recevait du sultan, comme un hommage à sa victoire, le titre de pacha, le contre-coup de cet événement se faisait sentir dans les parties les plus éloignées de la Régence. On eût dit qu'Abd-el-Kader venait de prendre une complète revanche de sa défaite de la Sickack ; son autorité s'étendait, plus incontestée que jamais, jusqu'aux portes d'Alger Blida lui payait tribut et telle était la situation de la division d'Oran, qu'impuissante à ravitailler la garnison bloquée et affamée de Tlemcen, elle était réduite à demander à l'émir de faire lui-même ce ravitaillement, et, en échange de ce service, lui livrait du soufre, de l'acier et des prisonniers, c'est-à-dire autant de moyens de nous combattre.

En France, l'émotion fut profonde, mêlée d'une douloureuse surprise. On ne comprenait pas comment une expédition, annoncée depuis longtemps et préparée à loisir, avait pu être entreprise dans des conditions si défectueuses, comment une armée commandée par un maréchal de France, ayant un fils du Roi dans ses rangs, avait été exposée à reculer devant des Arabes, et avait failli être entièrement détruite par eux. Les passions politiques s'emparèrent de cette émotion pour en tirer parti ; à gauche, on accusa le ministère d'avoir, par indifférence pour la grandeur nationale, refusé au maréchal les moyens nécessaires ; les conservateurs répondirent en mettant en cause l'égoïsme ambitieux du gouverneur général et la légèreté téméraire du ministre du 22 février. Quant au maréchal, moins noblement inspiré que ne l'avait été le général Trézel après le désastre de la Macta, il se jeta à corps perdu dans ces querelles, comme s'il croyait faire oublier ses propres fautes par l'amertume de ses récriminations. Discussions pénibles, qui n'étaient qu'une tristesse et une humiliation de plus pour tes vrais patriotes.

 

XII

De l'échec de Constantine, le ministère c'était encore le ministère du 6 septembre tira deux conclusions qu'il éprouvait quelque embarras à concilier. Il comprenait que la politique et l'honneur l'obligeaient à obtenir une réparation de l'échec subi par nos armes mais, en même temps, il se sentait confirmé dans son opposition aux idées et aux pratiques du maréchal Clauzel, dans sa préférence pour une occupation restreinte et pacifique. Tout d'abord, il voulut avoir à Alger un homme dont les idées ne fussent plus en désaccord avec les siennes. Le maréchal se vit donc retirer son commandement, ce qui éveilla chez lui les plus âpres ressentiments. Une ordonnance du 12 février 1837 nomma à sa place le général Damrémont, de renom moins éclatant, mais esprit sûr, calme et droit. Envoyé naguère en Algérie avec une mission confidentielle, il avait eu occasion de se former des idées sur la conduite à suivre en ce pays et de les faire connaître au ministère[19] ; avant même que le désastre de Constantine eût mis en si triste lumière les défauts de la politique suivie par le maréchal Clauzel, il l'avait jugée déraisonnable, coûteuse, stérile et périlleuse ; aussi en avait-il préconisé une toute différente, qui pouvait se résumer ainsi choisir certains points importants, de préférence sur la côte ; s'y y établir fortement, en faire une véritable terre française ; de là, nouer des relations amicales et commerciales avec les indigènes, qui seraient amenés peu à peu à se rapprocher de nous et à s'imprégner de notre civilisation.

Les instructions données au nouveau gouverneur étaient pleinement conformes à ses idées personnelles. Le but que le gouvernement se propose, lui disait-on en substance, n'est pas la domination absolue, ni l'occupation effective de la Régence. Ce que la France a surtout en vue, c'est son établissement maritime, c'est la sécurité et l'extension de son commerce, c'est l'accroissement de son influence dans la Méditerranée. La guerre est un obstacle à tous ces résultats. Le gouvernement ne l'accepte que comme une nécessité dont il désire, dont il croit pouvoir hâter le terme. La France a surtout intérêt à être maîtresse du littoral. Les principaux points à occuper sont Alger, Bone et Oran, avec leurs territoires. Le reste doit être abandonné à des chefs indigènes. La pacification est désormais l'objet principal à atteindre. La guerre n'est que le moyen de l'obtenir aux conditions les plus avantageuses, moyen auquel il ne faut avoir recours qu'à la dernière extrémité. Voilà pour la conduite générale. En ce qui touchait la vengeance à tirer de l'échec de Constantine, le gouvernement eût été heureux de ne pas recommencer une seconde expédition qui lui semblait peu en harmonie avec son système ; il était d'ailleurs, non sans raison, plus préoccupé d'Abd-el-Kader que d'Ahmed. Aussi invitait-il le gouverneur à tâcher d'obtenir à l'amiable une satisfaction qui nous dispensât de recourir aux armes. Si cette satisfaction était refusée, le ministère, malgré ses répugnances, n'hésitait pas, et il déclarait que la France irait dicter ses conditions dans le palais même d'Ahmed. Seulement, il estimait prudent de ne pas se mettre à la fois sur les bras le bey de Constantine et l'émir de Mascara. Avant donc d'agir contre le premier, il fallait se débarrasser du second, soit en l'écrasant par la guerre, soit en le désarmant par la paix. Cette partie de la tâche était spécialement confiée au général Bugeaud, nommé à Oran avec des pouvoirs qui le rendaient presque indépendant du gouverneur général. De ses instructions il résultait que, tout en le laissant maître d'atteindre son but par la guerre ou par la paix, on attendait de lui plutôt la paix. Il était autorisé à l'acheter par de grandes concessions non-seulement on lui permettait, mais on lui prescrivait d'abandonner Tlemcen et la Tafna ; toutefois il devait obtenir de l'émir la reconnaissance de notre souveraineté, le payement d'un tribut, et lui imposer le Chélif pour frontière, c'est-à-dire le renfermer dans la province d'Oran. En même temps qu'il donnait ces instructions au général Damrémont et au général Bugeaud, le gouvernement, pour les mettre à même de les exécuter, élevait de trente et un mille hommes à quarante-trois mille l'effectif de l'armée d'occupation.

En répudiant le système du maréchal Clauzel, le ministère savait être d'accord avec le sentiment de la Chambre. Quelques semaines après la nomination du nouveau gouverneur, une loi de crédits supplémentaires fut l'occasion d'un débat sur les affaires d'Afrique. Le rapport déposé par M. Janvier le 22 mars 1837 était un réquisitoire sévère contre la conduite du maréchal et contre l'appui que lui avait donné le ministère du 22 février ; il y dénonçait une déviation de la politique jusqu'alors approuvée par le Parlement. La discussion qui s'ouvrit un mois plus tard fut très-vive. Le maréchal Clauzel se défendit aigrement ; M. Thiers intervint avec plus de réserve. Mais le sentiment de la majorité n'était pas avec eux ; il était plutôt avec M. Molé et M. Guizot, préconisant l'occupation limitée et pacifique ; M. Guizot avait soin, à la vérité, d'ajouter qu'il demandait une occupation limitée non pas seulement à trois ou quatre ports dans lesquels on serait enfermé, mais à des parties de territoire autour des principaux points. Ce sentiment de la Chambre était si manifeste que M. Thiers, n'osant l'affronter, niait que la question fût posée entre deux systèmes opposés, celui de l'occupation restreinte et celui de l'occupation complète ; il se défendait, pour son compte, de vouloir la seconde, et proclamait que si on lui assurait Oran, Alger, Bone, avec une certaine étendue de territoire autour et des relations pacifiques avec les tribus, il trouverait cela excellent ; la seule question, à l'entendre, était de savoir si, une fois la guerre engagée, il fallait ou non la faire prompte et énergique n Vers la même époque, le rapport de la commission du budget se prononçait nettement pour l'occupation limitée, et prétendait même, en conséquence, réduire, pour 1838, le chiffre de l'armée d'Afrique à vingt-trois mille hommes.

Le nouveau gouverneur général et le nouveau commandant d'Oran arrivèrent en Afrique, à peu près ensemble, en mars et avril 1837. Le premier se, trouva tout de suite aux prises avec plusieurs tribus voisines de la Métidja qu'Abd-el-Kader avait fait soulever, pour occuper la division d'Alger et l'empêcher de seconder le général Bugeaud. Quant celui-ci, après quelques semaines employées en préparatifs militaires et en ébauches de négociation, il entra en campagne. Il s'aperçut bien vite qu'Abd-el-Kader était devenu trop fort et resté trop insaisissable pour être abattu d'un seul coup[20], ainsi que l'exigeait l'action projetée contre Constantine. D'ailleurs, sa petite armée, à peine en mouvement, se voyait presque dans l'impossibilité d'agir par le mauvais état des mulets qu'on lui avait expédiés précipitamment de France. lien conclut à l'urgence de traiter. Ses instructions ne tendaient-elles pas plus à la paix qu'à la guerre ? Un tel parti lui coûtait moins qu'on n'aurait pu le croire. Non qu'il ne fût déjà le vigoureux soldat qu'on verra plus tard à l'œuvre sur cette terre d'Afrique ; seulement, en 1837, il ne pensait pas de l'entreprise algérienne ce qu'il en pensera en 1840. Mal vue par des parlementaires et des économistes, cette entreprise n'était pas alors mieux jugée par certains officiers ; le général Bugeaud était du nombre, comme le maréchal Soult et plusieurs autres. Déjà, l'année précédente, dans les lettres que, de la province d'Oran, il écrivait au ministre de la guerre, il mettait en doute si l'on conserverait cc cette fâcheuse conquête et il ajoutait : Je suis très-convaincu que l'on peut soumettre le pays, pour un temps du moins, avec beaucoup d'activité et de dépense, mais je ne crois pas du tout que l'on soit récompensé des frais et du sang versé[21].

Une fois décidé à traiter, le général Bugeaud ne traîna pas les choses en longueur. Des ouvertures furent faites à l'émir. Celui-ci exigea tout de suite beaucoup plus que ne prévoyaient les instructions ministérielles. Le général, après avoir consulté ses officiers, prit sur lui de céder. En quelques jours, tout fut réglé. Le pouvoir de l'émir était reconnu non-seulement sur la province d'Oran, où nous abandonnions Tlemcen et la Tafna, mais sur toute celle de Titteri et sur la plus grande partie de celle d'Alger, y compris le port de Cherchell qui donnait accès à la mer. La France se réservait dans la province d'Oran, Mostaganem, Mazagran et leurs territoires, Oran, Arzeu, plus une bande de terrain le long du rivage, de la Macta à l'Oued-Malah ; dans la province d'Alger, un territoire borné à l'ouest par la Chiffa, et au sud par la première crête du petit Atlas. Sans doute, par l'article premier, l'émir reconnaissait la souveraineté de la France en Afrique, et, pour les parties soumises à son autorité, l'article 3 se servait de cette expression : l'émir administrera la province de... mais on avait renoncé, devant sa résistance, à exiger de lui aucun tribut ; de plus, les autres clauses sur l'extradition des criminels, l'établissement des agents consulaires, etc., paraissaient considérer les deux parties comme traitant d'égal à égal. L'article 4 stipulait que l'émir n'aurait aucune autorité sur les musulmans qui voudraient habiter le territoire réservé à la France ; cette réserve n'avait pas été obtenue sans peine. Par contre, nous n'avions rien stipulé en faveur des tribus qui avaient encouru la colère d'Abd-el-Kader, en se mettant sous notre protection et en combattant à nos côtés.

Pour consentir des conditions qui faisaient à ce point reculer la France et grandir son plus redoutable adversaire, il fallait que le général Bugeaud se crût obligé, par ses instructions et par les circonstances, à traiter à tout prix. Cette explication même ne suffit pas il convient d'y joindre les illusions que s'était faite le général sur le caractère chevaleresque de l'émir et sur les profits de son alliance. Je trouvais des avantages à lui céder plus de territoire, écrivait-il à M. Molé, parce qu'il nous offrait plus de garanties de sécurité et plus d'avantages commerciaux que des beys sans influence que l'on voudrait établir entre lui et nous. Il disait aussi : La connaissance que j'ai acquise du caractère religieux et sincère de l'émir, comme de sa puissance sur les Arabes, me donne la conviction profonde que toutes les conditions seront parfaitement exécutées je me rends son garant, et je prouve la foi que j'ai dans sa parole, par la grande responsabilité que j'assume sur ma tête. Ajoutons enfin que le vaillant et rude soldat n'était pas de taille à lutter, sur le terrain diplomatique, avec le souple et rusé Arabe ; il en avait un peu le sentiment : Je ne crois pas, écrivait-il encore à M. Molé, qu'il y ait au monde rien de plus difficile que de traiter avec les Arabes. Il est bien plus aisé de les vaincre en un jour d'action[22].

Le traité fut signé au camp de la Tafna, le 30 mai 1837. Le général Bugeaud fit proposer, pour le lendemain, une entrevue à l'émir, qui l'accepta. Le rendez-vous était à neuf heures du matin, dans une vallée située à trois lieues du camp. Le général y arrive, à l'heure fixée, avec une partie de son armée ; mais il n'y trouve pas Abd-el-Kader. Toute la matinée s'écoule dans cette attente. Vers deux heures, accourent des émissaires qui expliquent le retard par toutes sortes de mauvaises raisons. Enfin, à cinq heures, un autre messager vient annoncer que l'émir est à une courte distance, et qu'en s'avançant un peu, on le rencontrera. Tout à son impatience, le général laisse ses troupes et suit le messager avec son état-major. Mais il marche ainsi plus d'une heure, sans rencontrer personne. Quand enfin il découvre les Arabes, il est, depuis longtemps, hors de vue de sa propre armée. Sur les pentes de collines qui forment comme un immense amphithéâtre d'une demi-lieue de développement, sont massés dix mille cavaliers ; au centre, un groupe de deux cents chefs, fastueusement vêtus et équipés ; devant eux, Abd-el-Kader enveloppé dans un burnous d'étoffé grossière, monté sur un magnifique cheval noir qu'il manie avec dextérité, entouré d'hommes à pied qui tiennent la bride et les étriers. En face de cette imposante mise en scène, la petite troupe des Français, à laquelle se sont mêlés des fonctionnaires civils d'une tenue peu militaire, avait maigre apparence et semblait quelque députation venant rendre hommage à un vainqueur. C'est bien ce que voulait l'astucieux émir. Le général Bugeaud a trop tard le sentiment du piège où il s'est laissé choir. Je trouve indécent, de la part de ton chef, dit-il à un des envoyés arabes, de me faire attendre si longtemps et de me faire venir si loin. Mais s'il recule, on croira qu'il a peur de se trouver presque seul au milieu de cette multitude. Il met donc son cheval au galop, joint Abd-el-Kader et lui propose de mettre pied à terre pour causer plus à l'aise. L'émir descend de son cheval, et a soin de s'asseoir le premier, laissant debout, devant lui, le général, qui n'a plus qu'à s'asseoir à son tour. Après un entretien qui dure quarante minutes environ, le général se lève l'émir restait assis. Il est convenable que tu te lèves avec moi lui fait dire le général, et le saisissant, en souriant, par la main, il l'enlève facilement de terre[23]. Abd-el-Kader prend le parti de sourire aussi. D'ailleurs, en dépit de ce dernier incident, il est arrivé à ses fins. Devant ses sujets rassemblés en foute pour jouir de ce spectacle, il s'est donné les apparences de la supériorité sur le chef des chrétiens. C'était beaucoup pour des populations très-attentives à ces questions de cérémonial. Aussi, quand l'émir rejoint son armée, une joyeuse et triomphante clameur s'élève de ses rangs et se mêle au fracas d'un long coup de tonnerre qui éclate au même moment. L'état-major français lui-même s'arrête, saisi par la grandeur de la scène. Quelques semaines plus tard, devant tous les chefs arabes de nouveau réunis, Abd-el-Kader complétait son triomphe, en se faisant introniser solennellement dans cette ville de Tlemcen qu'il avait si longtemps convoitée et que les Français venaient de lui livrer.

Les conditions du traité ne laissèrent pas que de causer en France un pénible étonnement. C'était fournir à l'opposition un grief qu'elle se donna de garde de négliger ; la presse de gauche fit même d'autant plus de bruit de cette affaire qu'elle n'aimait pas le général Bugeaud, qui d'ailleurs le lui rendait bien. Malgré ces attaques, malgré les critiques plus sérieuses du général Damrémont, le ministère se décida à ratifier le traité. Il eut occasion de s'en expliquer dans la Chambre, à propos du budget M. Mauguin avait violemment blâmé cette transaction honteuse, où l'on avait vu un général français aller devancer l'Arabe jusque dans sa tente, et lui donner ainsi le droit de dire à ses hordes que la France s'était humiliée devant lui ; M. Molé répondit en opposant, une fois de plus, le système de l'occupation restreinte qui était le sien, à celui de la conquête absolue et de l'occupation générale dont il déclarait ne vouloir jamais être l'exécuteur le traité était l'application du premier système. Nous vous avions dit, ajouta le président du conseil, que le but de la guerre serait la paix. En effet, nous avions cru qu'il faudrait l'acheter avec l'argent de la France et le sang de ses enfants. Mais il s'est trouvé, en Afrique, un général patriote qui, placé à la tête de la plus belle division qu'un officier français pût commander, aimant la guerre et sachant la faire, a préféré l'Intérêt de son pays à tout. Ce général a compris qu'il pouvait faire, dès à présent, une paix qu'il avait cru d'abord devoir être le but et le prix de la victoire, et il s'est efforcé de la négocier. Je l'en ai loué, Messieurs, et pour ma part, je me suis associé à la responsabilité qu'il prenait. La majorité parut témoigner, par son attitude, que ce langage répondait à ses sentiments[24].

 

XIII

La paix conclue avec Abd-el-Kader avait du moins cet avantage qu'elle nous permettait de concentrer tous nos efforts du côté de Constantine. Dès le 23 juillet 1837, le général Damrémont se transporte à Bone. Les instructions du ministère étaient de tâcher d'abord d'obtenir satisfaction, sans recourir aux armes. Jusqu'au dernier moment, écrivait M. Molé, la paix plutôt que la guerre. Le gouverneur s'y conformait d'autant plus volontiers, que l'intérêt politique ne lui paraissait pas être d'abaisser ou de détruire le seul rival possible de l'émir. Des ouvertures sont donc faites à Ahmed on lui demande de se reconnaître vassal de la France, à laquelle il payera tribut, et dont il fera flotter le pavillon au-dessus du sien, dans les occasions solennelles. Le bey semble d'abord se prêter aux négociations ; mais c'est pour nous endormir et gagner la mauvaise saison. Au fond, malgré sa couardise personnelle, il est résolu à résister ; l'expérience de l'année précédente lui donne confiance ; il compte sur des secours que la Porte doit lui faire parvenir par Tunis ; enfin l'exemple d'Abd-el-Kader n'est-il pas ta pour lui faire croire qu'on a profit à nous tenir tête ? Aussi, quand le général Damrémont, las de ses réponses dilatoires, le met en demeure de choisir entre la soumission et la guerre, il lève le masque et se prononce pour la guerre. Force est bien alors au ministère d'ordonner l'expédition.

Déjà le mois de septembre est entamé on approche de l'automne qui nous a été une première fois si fatal, et cependant nous sommes loin d'être prêts. Sans doute Guelma a été fortement occupé, et un camp établi à Medjez-Amar, au passage de la Seybouse, pour rapprocher de Constantine notre base d'opération mais combien d'autres préparatifs.ontété négligés, parce que l'on comptait sur une solution pacifique ! On est loin d'avoir rassemblé ce qu'il faut d'hommes et de matériel. Pour rattraper le temps perdu, tous, ministre, gouverneur, agents divers, déploient, en France comme en Afrique, une activité fiévreuse. En même temps, une escadre vient s'embosser devant Tunis et barre le chemin aux secours envoyés par les Turcs. Mais à chaque pas on se trouve ralenti ou empêché par quelque obstacle. La fièvre sévit au camp de Medjez-Amar. Bientôt, c'est le choléra qui éclate, décimant les troupes, à mesure qu'elles arrivent, et entravant les transports par les exigences de la police sanitaire ; 2.400 malades encombrent les hôpitaux de Bone. Il n'est pas jusqu'à la peste qui ne nous menace par Tunis. Enfin divers signes annoncent le commencement de la saison des pluies. La préparation est encore bien imparfaite, mais l'attente est pleine de périls. Le général Damrémont se décide donc à jouer la partie avec les moyens dont il dispose. L'ordre de départ est donné pour le 1er octobre 1837.

Le corps expéditionnaire compte environ dix mille combattants. L'artillerie, dont le rôle doit être capital, comprend 16 pièces de campagne et 17 de siège, dont 4 canons de vingt-quatre. La cavalerie est peu nombreuse. Chaque fantassin porte, outre huit jours de vivres et 60 cartouches, un fagot et un grand bâton tenu à la main, pouvant servir à faire cuire trois fois la soupe. Les divers services sont loin d'être au complet les vivres ne sont assurés que pour deux semaines ; chaque canon n'est approvisionné qu'à deux cents coups et même moins ; les jours et les boulets sont comptés. Mais si le matériel laisse à désirer, le moral est excellent. Il y a là des officiers d'élite et aussi beaucoup de vieux soldats d'Afrique, mêlés à de jeunes volontaires pleins. d'ardeur. Chacun a brigué l'honneur de prendre part à cette expédition noble émulation dont l'exemple était donné sur les marches du trône. Dès l'origine, le duc d'Orléans avait sollicité le commandement de l'entreprise le duc de Nemours de son côté avait fait valoir qu'ayant assisté au revers, il avait droit d'être à la revanche en6n le prince de Joinville, alors sur l'escadre envoyée à Tunis, comptait bien s'en échapper à temps, pour être aussi de la fête. Les ministres ne laissaient pas que d'être embarrassés de ces jeunes ardeurs. Quand la vie du Roi était, chaque jour, menacée par des assassins, fallait-il laisser s'exposer, à la fois, les trois princes en état de porter les armes ? Dans la dif6culté de choisir entre eux, il fut décidé qu'aucun d'eux ne ferait partie de l'expédition. A cette nouvelle, le duc d'Orléans accourt, se plaint au Roi, fait valoir auprès des ministres le droit d'un prince de risquer sa vie pour l'honneur du drapeau, et obtient, après une discussion de cinq heures, qu'on lui rende sa place au combat. Bientôt cependant, devant la tristesse de son frère cadet, il lui cède généreusement cette place si enviée[25]. Le duc de Nemours est donc mis à la tête d'une des quatre brigades ; les trois autres sont sous les ordres du général Trézel, du général Rulhières et du colonel Combes. Le commandement supérieur appartient au gouverneur, le général Damrémont. Pour diriger l'artillerie, on est allé chercher dans sa retraite le général Valée, le premier artilleur de l'Europe, dit le duc d'Orléans ; il venait faire sa dix-septième campagne et son vingt-deuxième siège, se mettant avec abnégation sous les ordres d'un commandant en chef qui n'était que capitaine quand lui-même avait déjà ses épaulettes de général. A la tête du génie, était le général Rohault de Fleury. Tous, officiers et soldats, sont pleins d'entrain, sentant la difficulté, mais aussi l'importance et, pour ainsi dire, la solennité patriotique de la mission dont ils se trouvent chargés. Ce n'est pas seulement la France qui attend d'eux une revanche nécessaire à l'honneur de ses armes ; c'est l'Europe, rendue attentive par le douloureux retentissement du désastre de l'année précédente, qui a envoyé ses officiers pour assister à cette seconde expédition, et qui se dispose à mesurer, d'après cette épreuve, l'énergie militaire dont la France est encore capable.

La première journée de marche est difficile. Il faut gravir des pentes rapides. La pluie tombe. Les voitures n'avancent qu'avec peine sur un sol détrempé. Le général Valée est vu à pied, un fouet à la main, excitant les attelages. Heureusement, le mauvais temps ne dure pas, et les journées suivantes sont moins pénibles. Le convoi, bien que ne contenant pas même le nécessaire, avait une lieue et demie de long on conçoit l'effet que pourrait produire, sur une colonne ainsi allongée, une attaque des Arabes ; mais ceux-ci, qui comptent nous voir échouer encore devant les murs de Constantine, n'inquiètent pas notre marche et travaillent seulement à nous rendre la retraite Impossible, en détruisant toutes les ressources du pays. Vers la an, arrivés à ces plateaux où leurs devanciers ont tant souffert l'année précédente, nos soldats retrouvent la pluie, la boue, et aussi les lugubres vestiges du désastre qu'ils viennent venger ici, les débris du convoi pillé par les Arabes ; plus loin, les ossements blanchis de Français décapités.

Le 6 octobre au soir, l'armée se trouve en face de Constantine. Sur les remparts, sur les toits, autour d'immenses bannières rouges, se presse une population nombreuse qui accompagne de ses cris de guerre le fracas du canon. Tout annonce la résolution d'une défense énergique. Depuis l'année précédente, la place est devenue plus formidable encore ; les points reconnus faibles ont été fortifiés. La garnison, commandée par le brave Ben Aïssa, est composée de soldats turcs et kabyles, et renforcée par une milice urbaine. Soixante-trois bouches à feu sont servies par des canonniers recrutés, un à un, pour leur adresse. Au dehors, Ahmed, qui a préféré prudemment ne pas s'enfermer dans la ville, tient la campagne avec dix mille cavaliers. Pour triompher de tels obstacles, quels sont nos moyens ? Nous avons moins de soldats, moins de canons que l'ennemi. Une chose nous manque plus encore que le nombre, c'est le temps ; la limite de nos approvisionnements nous place dans cette alternative, ou de vaincre en quelques jours strictement comptés, ou de périr. Et puis le mauvais temps est venu, la pluie glaciale, les bourrasques et la boue. Presque tous les chevaux succombent. La fièvre et la dysenterie sévissent parmi les soldats. Les difficultés sont telles que quelques-uns parlent de retraite ; la question est débattue dans une sorte de conseil de guerre ; l'avis qui prévaut est que l'honneur ne permet pas de reculer.

Les commandants ont vite reconnu que le seul point attaquable est Coudiat-Aty, sorte d'isthme par lequel l'îlot rocheux de Constantine communique avec les plateaux environnants. Pour gagner du temps, on supprime les gradations et les précautions d'usage les batteries sont placées tout de suite aux distances où l'on n'arrive d'ordinaire qu'à la fin d'un siège on exécute de plein jour des travaux qui en d'autres circonstances eussent été faits de nuit. Le roc ou la boue liquide ne permettent pas d'établir des abris ; peu importe, on avance à découvert. Les travailleurs, pour ne pas interrompre leur besogne, se laissent fusiller sans riposter. Les gros canons, qu'il faut traîner dans la boue, sur des pentes abruptes, à travers des torrents grossis, s'embourbent, se renversent ; les soldats les tirent ou les relèvent, sous le feu de l'ennemi. Pendant ce temps, sorties impétueuses et acharnées de la garnison, attaques répétées de l'armée du dehors ; mais tout est repoussé.

Le 11, après quatre jours de ces efforts surhumains, les batteries de brèche sont installées. L'heure est grave il n'y a que deux cents coups à tirer par pièce. Sera-ce assez pour ouvrir un accès dans la place ? Tout d'abord, les boulets semblent sans effet sur l'épaisse muraille. L'armée regarde, silencieuse et inquiète. Enfin, un coup d'obusier, pointé par le général Valée, détermine un commencement d'éboulement. Les soldats saluent d'un cri de joie ce qui leur promet un prochain assaut. Toutefois, avant de recourir à ce moyen extrême, le général Damrémont fait proposer aux assiégés une capitulation. Si les chrétiens manquent de poudre, répond-on à notre parlementaire, nous leur en enverrons ; s'ils n'ont plus de biscuit, nous partagerons le nôtre avec eux ; mais tant qu'un de nous sera vivant, ils ne prendront pas Constantine. — Voilà de braves gens, s'écrie le général Damrémont en recevant cette réponse ; eh bien, l'affaire n'en sera que plus glorieuse pour nous.

Le 12, nouvelle batterie de brèche, plus rapprochée du rempart. En s'y rendant avec le duc de Nemours, le général en chef suivait un chemin exposé au feu de la place. Un premier boulet passe sur sa tête. Comme on l'engage à hâter le pas. C'est égal, répond-il. Au même moment, ricoche un autre boulet qui le tue. A côté de lui, le général Perrégaux, son chef d'état-major général, est aussi frappé mortellement d'une balle. La funèbre nouvelle se répand aussitôt l'armée est douloureusement émue ; mais elle a confiance dans le général Valée, appelé, par ancienneté de grade, à remplacer le général Damrémont.

Dans la soirée du 12, la brèche est reconnue praticable et l'assaut annoncé pour le lendemain matin, vendredi 13. L'avis est reçu avec transport par le soldat. C'est la fin de ses souffrances il n'ignore pas que l'affaire sera chaude et rude ; il sait aussi que l'artillerie a dépensé tous ses boulets, que les vivres sont presque épuisés, et qu'un échec serait un désastre ; mais il est résolu à vaincre. Tous les corps se disputent l'honneur de monter à la brèche. Il faut que le général en chef forme trois colonnes d'assaut, où les divers régiments sont représentés. Le général Valée fait appeler La Moricière, qui doit commander la première colonne. — Colonel, lui dit-il, êtes-vous bien sûr que la colonne que vous commanderez sera énergique jusqu'à la fin ?Oui, mon général, j'en réponds !Êtes-vous bien sûr que toute votre colonne fera le trajet de la batterie à la brèche sans tirailler et sans s'arrêter ?Oui, mon général, pas un homme ne s'arrêtera, pas un coup de fusil ne sera tiré. — Combien pensez-vous que vous perdrez d'hommes dans le trajet ?La colonne sera forte de quatre cent cinquante hommes. J'ai calculé cette nuit qu'il ne se tirait pas en avant de la brèche plus de quatre cents coups par minute ; le quinzième au plus des coups pourront porter ; je ne perdrai pas plus de vingt-cinq à trente hommes. — Une fois sur la brèche, vous avez calculé quelles seront vos pertes ?Cela dépendra des obstacles que nous rencontrerons... L'assiégé aura dans ce moment-là un grand avantage sur nous ; la moitié de la colonne sera vraisemblablement détruite. — Pensez-vous que, cette moitié étant détruite, l'autre moitié ne fléchira pas ?Mon général, les trois quarts seraient-ils tués, fussé-je tué moi-même, tant qu'il restera un officier debout, la poignée d'hommes qui ne sera pas tombée pénétrera dans la place et saura s'y maintenir. — En êtes-vous sûr, colonel ?Oui, mon général. — Réfléchissez, colonel. — J'ai réfléchi, mon général, et je réponds de l'affaire sur ma tête. — C'est bien, colonel ; rappelez-vous et faites comprendre à vos officiers que demain, si nous ne sommes pas maîtres de la ville à dix heures, à midi nous sommes en retraite. — Mon général, demain à dix heures nous serons maîtres de la ville ou morts. La retraite est impossible la première colonne d'assaut du moins n'en sera pas[26]. De leur côté, les défenseurs de Constantine, nullement découragés, préparent la défense, élèvent des barricades, crénellent les maisons ; puis, ce travail fait, immobiles à leur poste, ils passent la nuit en prière pendant ce temps, dans l'intérieur de la ville, les vieillards, les femmes, les enfants, réunis sur les places publiques, répondent en chœur aux chants des muezzins.

Le lendemain matin, 13 octobre, la pluie a cessé, le soleil brille : Enfoncé Mahomet ! Jésus-Christ prend la semaine ! s'écrie le troupier français. On tire les derniers boulets, et la première colonne, La Moricière en tête, s'élance sur la brèche, atteint le sommet en quelques instants et y plante le drapeau tricolore. Mais, le rempart franchi, loin de pouvoir pénétrer dans la ville, nos soldats se trouvent arrêtés dans un chaos, sans issue, de constructions et de ruines informes ; fusillés de toutes parts, ils n'avancent qu'à coups de hache et de marteau. On se bat à terre, on se bat dans les maisons, on se bat jusque sur les toits. Cette terrible lutte durait depuis quelque temps, et la petite troupe progressait lentement, quand, sous ses pieds, se produit une explosion formidable, renversant et détruisant tout dans un vaste rayon. C'est un magasin à poudre qui vient de sauter. Beaucoup des assaillants, dont presque tous les officiers de la première colonne, sont écrasés ou mutilés la Moricière git par terre, blessé et aveuglé. Les soldats qui sont parvenus à se tirer des décombres, la figure brûlée, sans cheveux, dégouttants de sang, les vêtements en lambeaux et les chairs pantelantes, se précipitent vers la brèche, criant à leurs camarades de la seconde colonne qui arrivent : Sauvez-vous, sauvez-vous nous sommes perdus, tout est miné ! A cette vue, à ces cris, les nouveaux venus s'arrêtent hésitants. C'est l'instant critique. Le colonel Combes, le chef de bataillon Bedeau, le capitaine de Saint-Arnaud et d'autres braves agitent leurs épées et s'élancent, en poussant de toutes leurs forces le cri : En avant, en avant ! Les soldats entraînés les suivent, se précipitent à leur tour dans l'effroyable cratère, et reprennent l'attaque, en passant sur les cadavres défigurés de leurs camarades. Les Turcs et les Kabyles, qui résistent, pied à pied, avec un grand courage, sont contraints de reculer. Ils ne le font pas sans nous tuer beaucoup de monde. Le colonel Combes est atteint de deux balles en pleine poitrine ; il donne ses derniers ordres et, toujours debout, vient faire son rapport au général Valée. Ceux qui ne sont pas blessés mortellement, ajoute-t-il, pourront se réjouir d'un aussi beau succès ; pour moi, je suis heureux d'avoir encore pu faire quelque chose pour le Roi et pour la France. — Mais vous, colonel, s'écrie le duc de Nemours, vous êtes donc blessé ?Non, Monseigneur, je suis mort. Puis il se livre aux mains des chirurgiens deux jours après il était mort.

Cependant les Français continuent à arriver dans la ville, par petits paquets, afin d'éviter l'encombrement. Le général Rulhières prend la direction de l'attaque, pour lui donner de l'ensemble. Notre succès se dessine de plus en plus. Il était près de dix heures, et ce terrible combat avait commencé à sept heures. L'un des acteurs de ce drame, le capitaine de Saint-Arnaud, écrivait, le lendemain, à son frère : Figure-toi tout ce qu'il y a de plus épouvantable au monde, de l'avis même des vieux guerriers de l'empire une résistance admirable des hommes qu'il fallait tuer deux fois ; une ville prise à la baïonnette sous un feu écrasant, maison par maison, rue par rue, et ce massacre, de part et d'autre, durant trois heures[27]. Enfin l'héroïque obstination de nos soldats l'emporte. Des hommes sans armes, portant un papier blanc au bout d'un bâton, se présentent au général Rulhières c'est la ville qui se rend ; la résistance est brisée. A ce même moment, beaucoup d'habitants, fuyant épouvantés, cherchent à s'échapper de la ville par le ravin à pic qui l'entoure ; ces malheureux se poussent les uns les autres, et tombent, en une effroyable cascade humaine, au fond du gouffre plus de deux cents cadavres s'y écrasent, après avoir laissé des lambeaux de chair aux aspérités du roc. Cependant le combat a cessé partout. Les vainqueurs couronnent les toits des édifices et, se tournant vers leurs camarades demeurés en dehors des murailles, leur annoncent le succès par un long cri de : Vive le Roi ! Le général en chef vient occuper le palais du bey, avec le duc de Nemours, et donne l'ordre d'arrêter partout le pillage. Du haut d'une colline, Ahmed a regardé l'assaut à la vue du drapeau tricolore qui flotte sur la kasba, il sent que tout est perdu, verse des larmes, pousse des imprécations, et s'enfuit vers les monts Aurès, suivi seulement de quelques cavaliers.

Nous sommes maîtres de Constantine. Qu'en faire ? L'abandonner ? on n'y peut songer après avoir eu tant de mal à s'en emparer. La garder ? Mais comment laisser à la garnison les vivres et les munitions nécessaires, alors que l'armée n'en a pas pour elle-même et qu'elle n'a plus de chevaux pour en envoyer chercher à Medjez-Amar ? D'ailleurs, eût-on approvisionné une première luis cette garnison, comment la ravitailler ensuite ? Ne sera-ce pas un autre Tlemcen, plus éloigné encore de la côte ? La sage politique du général Valée trouve tout de suite la meilleure solution. Il s'applique, par sa modération équitable, à rassurer et à gagner les indigènes, et obtient d'eux ce que la victoire elle-même ne suffit pas à procurer en Algérie, des vivres. Trente et un chefs des tribus voisines viennent faire leur soumission et offrir leurs services. En même temps, le 17 octobre, l'armée, victorieuse, mais épuisée, a le bonheur d'ouvrir les portes de Constantine à une petite colonne française, escortant un convoi de ravitaillement cette colonne était partie de Medjez-Amar, aussitôt après l'arrivée de renforts envoyés de France. Dans ses rangs, se trouvait le jeune prince de Joinville, inconsolable de n'avoir pu prendre part à l'assaut, mais devant trouver bientôt sa revanche au Mexique. Dès lors, le général Valée peut revenir à Bone ; il laisse à Constantine une garnison de deux mille cinq cents hommes, approvisionnée pour cinq mois, et ce qui vaut mieux encore en bons rapports avec les populations du voisinage. Ahmed d'ailleurs n'a rien d'un Abd-el-Kader.

Le retour s'accomplit au milieu de populations soumises, sans obstacles, mais non sans souffrances. L'armée traîne un long et douloureux convoi de malades et de blessés. La pluie tombe ; le choléra sévit, et chaque bivouac est marqué par de vastes fosses remplies de cadavres. Les vautours et les lions suivent la colonne, dans l'attente de leur funèbre pâture. Le duc de Nemours, qui a sollicité pour sa brigade l'honneur de former l'arrière-garde, est admirable de sollicitude compatissante et d'active fermeté. Enfin, le 3 novembre, un peu plus d'un mois après son départ, l'armée se retrouve sous les murs de Bone. Les rapports officiels accusent cinq cent quarante-quatre blessés et cent cinquante-trois tués parmi ces derniers, sont le général en chef et son chef d'état-major[28].

La France entière salua avec une émotion joyeuse l'exploit de cette petite armée, dont le général Valée, vétéran des guerres de l'empire, pouvait dire qu'elle venait d'égaler ce qu'il avait vu de plus beau dans sa longue carrière Et le Roi ajoutait, du haut du trône : La victoire a plus fait quelquefois pour la puissance de la France, jamais elle n'a élevé plus haut la gloire et l'honneur de ses armes. On oubliait, dans la fierté de ce lustre nouveau, et la tristesse de l'échec de l'année précédente, et la déception toute récente du traité de la Tafna. Le général Valée reçut le bâton de maréchal et le titre de gouverneur général. Le corps du général Damrémont, rapporté en France, y fut reçu avec les honneurs militaires et inhumé à l'hôtel des Invalides.

 

XIV

Le traité de la Tafna, d'une part, l'écrasement du bey de Constantine, d'autre part, procurèrent à nos possessions africaines une paix relative qui devait durer jusque vers la fin de 1839. Ces deux années ne furent pas cependant, pour l'armée française, une époque de repos et d'inaction. Le maréchal Valée résolut d'employer le loisir que lui laissait la paix, à s'établir fortement dans le territoire réservé à la France. Sur les moyens à employer, il s'était fait un système. En parcourant l'Algérie, il avait remarqué qu'un seul conquérant avait laissé sa marque, imprimée en caractères ineffaçables, sur ce, sol tant de fois dévasté ; c'était le peuple romain. Ne retrouvait-on pas cette marque dans les restes de villes et de routes qui avaient tant de fois étonné nos soldats au milieu d'un pays devenu presque désert ? Le maréchal estima que, pour dominer des populations peu changées depuis Jugurtha, il fallait procéder à la romaine, créer aussi des routes et des villes, le plus souvent aux mêmes endroits, et y employer les bras de nos soldats transformés en nouveaux légionnaires. Le gouverneur exposait en ces termes son plan au président du conseil : Je veux que la France refasse l'Afrique romaine. Tant que la confiance du Roi me maintiendra dans le poste que j'occupe, je m'efforcerai de créer des villes, d'ouvrir des voies de communication. Sous mes ordres, l'armée ne parcourra pas à l'aventure les provinces africaines, sans laisser plus de traces, après elle, que n'en laissent les bateaux à vapeur de la Méditerranée. J'irai lentement, mais je ne reculerai jamais. Partout où je poserai le pied de la France, je formerai des établissements durables. Les villes qui existent encore, je les agrandirai. Je leur donnerai une prospérité inconnue sur cette terre, depuis bien des siècles, et, si la Providence me donne le temps d'accomplir cette œuvre, je laisserai sur le sol africain des traces profondes de mon passage[29].

Pour livrer ce nouveau genre de combats, le maréchal Valée disposait d'environ quarante-cinq mille hommes. Le gouvernement, en dépit des promesses de réduction faites naguère aux commissions du budget, consentait à laisser l'armée au chiffre qu'elle avait atteint lors de l'expédition de Constantine. II eut hésité à mécontenter le maréchal, qui, de manières assez rudes avec tout le monde, ne ménageait pas les ministres et semblait toujours prêt à leur mettre le marché à la main, au cas où il n'eût pas obtenu d'eux ce dont il croyait avoir besoin. A cette époque, d'ailleurs, la Chambre, sans avoir encore dépouillé toutes ses préventions, était devenue moins parcimonieuse. On put s'en apercevoir, en juin 1838, lors de la discussion du budget le ministère proposait, pour l'Afrique, une augmentation de crédits de près de neuf millions ; malgré les vives attaques de MM. Duvergier de Hauranne, Jaubert et Desjobert, ces crédits furent votés à une grande majorité. Vers la même époque, M. Jouffroy publiait, sous ce titre : De la politique de la France en Afrique, une étude remarquable qui montrait ce qu'étaient devenues, sur cette question, les idées de la partie la plus éclairée du monde parlementaire. Après avoir proclamé que l'Afrique était, en ce moment, la plus grande affaire de la France, il constatait que la question de la conservation de la conquête avait été définitivement tranchée par l'instinct national, malgré l'hésitation des Chambres. Aujourd'hui, disait-il, ce jugement est accepté. Chambres et cabinet, tous s'y résignent, et ceux qui ont le plus hautement conseillé l'abandon de l'Afrique n'en demandent plus maintenant que l'occupation prudente et limitée. Non sans doute que l'auteur se fît illusion sur les difficultés que devaient présenter la soumission et la pacification de ce pays : Il est possible, disait-il, qu'un demi-siècle n'en voie pas la fin ; il y faudra chaque année des hommes et des millions. Mais l'œuvre lui paraissait valoir ces efforts et ces sacrifices. e Dire qu'Alger est une colonie, ajoutait-il, c'est mal parler ; Alger est un empire, un empire en Afrique, un empire sur la Méditerranée, un empire à deux journées de Toulon. Or quand la Providence fait tomber un empire entre les mains d'une nation puissante, ou le cœur de cette nation ne bat plus, et ses destinées sur la terre sont accomplies, ou elle sent la grandeur du don qui lui est fait, et le témoigne en le gardant. La France a noblement subi cette épreuve ; à l'enthousiasme avec lequel elle a accepté sa conquête, à la fermeté avec laquelle elle l'a défendue, on a vu que son rôle en ce monde n'était pas fini[30].

Dans la province d'Oran, nos possessions étaient à ce point réduites, que l'initiative du maréchal Valée ne trouva guère à s'y exercer. Il se borna à faire construire une belle route, taillée en corniche et en galerie, d'Oran au fort de Mers-el-Kébir. Il y avait plus à faire dans la province d'Alger la partie de cette province laissée entre nos mains fut transformée en une sorte de vaste place d'armes propre à l'offensive comme à la défensive, avec poste central, villes fortifiées aux coins, camps dans les intervalles, routes rayonnant dans toutes les directions et chemin de ceinture. Ces travaux, qui comprenaient la construction de cent lieues de voie carrossable, le dessèchement de marais étendus, l'établissement de onze camps retranchés, la fortification de deux villes, furent conduits avec l'esprit de méthode, la forte impulsion, la volonté persévérante et souvent même un peu obstinée qui distinguaient le maréchal ils furent terminés en deux ans. Peut-être n'étaient-ils pas aussi bien adaptés à la guerre d'Afrique, qu'ils l'eussent été à une guerre européenne mais ils avaient, en tout cas, je ne sais quoi de solide, de durable, de définitif, contrastant heureusement avec le provisoire hésitant qui, depuis 1830, avait marqué presque toutes nos entreprises en Afrique.

Dans la province de Constantine, J'œuvre à accomplir était considérable et malaisée. Il ne s'agissait plus d'établir fortement un petit État européen à côté d'un grand État arabe ; il s'agissait de gouverner directement un vaste territoire et une nombreuse population musulmane. Si l'armée française se contentait d'occuper la capitale, aucun pouvoir ne succédait à celui du bey dans le reste de la province, l'indépendance des tribus dégénérerait en anarchie, et l'anarchie ouvrirait la voie à Abd-el-Kader. Celui-ci comptait sur cet héritage et le guettait. Or, le maréchal était bien résolu à tromper son ambition. Il entendait que la France ne se laisserait pas jouer comme dans les autres parties de la Régence, qu'elle seule aurait le profit de sa difficile victoire et régnerait là où avait régné Ahmed. Comment, avec une armée très-restreinte, soumettre et dominer un territoire qui avait une largeur de cent lieues et une profondeur sans limites ? Le maréchal résolut ce problème, en se servant des cadres de la société arabe. Dans toute la partie de la province où il n'établissait pas d'autorités françaises, il laissa les tribus s'administrer comme du temps des beys elles payaient un impôt débattu et convenu avec nous, recevaient de nos mains leurs kaïds, faisaient certaines corvées en temps de paix, et fournissaient un contingent de soldats en cas de guerre. La seule différence avec les Turcs était que nous ne vendions pas le titre de kaïd au plus offrant, et que nous tachions d'empêcher les malversations et les abus de pouvoir des magistrats indigènes. Dans l'écrit déjà cité, où il exposait ses projets de travaux, le maréchal disait encore : Quant aux populations indigènes, je veux les gouverner, et non les piller. J'appellerai autour de moi l'aristocratie territoriale et religieuse. Je ferai comprendre aux chefs des familles puissantes que, sous la protection de la France, ils jouiront paisiblement de la part d'influence qui leur appartient, qu'ils posséderont en toute sécurité les biens que leur ont légués leurs pères. Je les placerai toujours sous la main puissante du commandant de la province. Ils commanderont aux tribus, mais l'autorité française veillera sur eux et présentera constamment la France aux Arabes comme protégeant et maintenant les droits de tous. Grâce à l'application de ce programme, l'administration de la province fut promptement organisée. L'impôt s'y percevait sans résistance. Les chefs arabes, frappés de la force dont nous avions fait preuve en nous emparant de Constantine, et de la modération avec laquelle, après la victoire, nous respections leur organisation sociale, reconnaissaient et secondaient notre pouvoir, administraient en notre nom, combattaient même dans nos rangs. Au nombre de ces grands devenus ainsi nos auxiliaires, étaient Ben-Aïssa, l'ancien lieutenant du bey, l'intrépide défenseur de sa capitale ; Ben-Gana, le descendant des chérifs du désert ; El-Mokrani, le plus noble entre les nobles, et beaucoup d'autres ; alliés sauvages sans doute, et dont l'un, par exemple, envoyait, à titre d'hommage, au commandant français, cinq cents paires d'oreilles humaines et son sabre ébréché à force d'avoir frappé nos ennemis. Sous ce régime, la province de Constantine n'échappa point à toute révolte. Dans quelques parties du territoire, l'organisation n'était guère que nominale ; les Kabyles surtout, dont l'indépendance était particulièrement farouche, firent plus d'une fois parler la poudre. Mais ce ne furent que des troubles locaux et passagers ; rien qui ressemblait à la guerre de race et de religion que nous avions à soutenir, depuis tant d'années, dans l'ouest de l'ancienne Régence.

En même temps que le maréchal organisait le gouvernement de la province avec le concours des chefs indigènes, fidèle à son système, il travaillait, par des créations de routes, de villes et de camps retranchés, à donner à ce gouvernement une assiette forte et indestructible. C'était la même œuvre qu'autour d'Alger. Seulement, dans la province de Constantine, la difficulté était bien autre, à cause de l'étendue du territoire. Il y eut sans doute de fausses démarches, une trop grande dispersion des efforts, une multiplication fâcheuse des petits postes, appâts offerts aux convoitises pillardes d'une population turbulente mais, malgré tout, de grandes et utiles choses furent accomplies, toutes avec ce caractère de durée et de solidité romaines, qui était comme la marque des œuvres du maréchal. Tels furent la route directe de Constantine à la côte, et, au débouché de cette route sur la mer, la résurrection de Stora et celle de Rusicada, baptisée désormais Philippeville ; l'occupation du port de Djidjelli, peu fructueuse, il est vrai, pour le moment la route de Constantine à Milah et à Sétif, et les importants établissements militaires créés sur ces deux points ; enfin les efforts persévérants, hardis, pour trouver et ouvrir une route reliant, par l'intérieur des terres, Constantine et Alger ; le maréchal attachait à cette route une importance capitale ; il y voyait un moyen de donner à nos possessions si réduites de la province d'Alger un point d'appui et une force de résistance contre les États de l'émir qui les pressaient au sud et à l'ouest.

Cette vie de travaux, que le soldat acceptait avec une courageuse abnégation, était moins glorieuse pour lui, mais non moins pénible ni moins meurtrière que les combats. Chaque coup de pioche dans une terre fermée depuis tant de siècles aux rayons du soleil, en dégageait des miasmes souvent mortels. Tel régiment, le 11e de ligne, fut empoisonné tout entier et détruit par les dessèchements de Bouffarik ; dans les garnisons de certains camps de la province d'Alger, ceux de l'Arrach et de l'Arba, tous les hommes sans exception tombèrent malades, et le plus grand nombre périrent. Pendant l'été de 1839, la division d'Alger comptait 2.000 hommes hors d'état de faire leur service et 1.000 convalescents. La division de Constantine pâtit plus encore, moins par les petits combats qu'elle eut à livrer, que par l'excès des marches et des travaux, par la multiplicité des points entre lesquels il lui fallait entretenir des communications. Pour comble de souffrances, dans plusieurs des camps où les troupes étaient éparpillées, les malades n'avaient pour toute ambulance que des baraques en planches disjointes ou de vieilles tentes mal closes ; parfois ni médecins, ni médicaments ; pas même de paille ni d'eau. Mais que pouvez-vous donc faire ici ? demandait un général, en entrant dans un de ces réduits infects qu'il se refusait à prendre pour un hôpital. Nous mourons, mon général, répondit simplement un des malades[31]. Les deux campagnes de 1838 et 1839 ne coûtèrent pas moins de six mille morts à l'armée d'occupation.

Les constructions de routes n'étaient pas les seules mesures par lesquelles le gouvernement manifestait alors sa volonté de s'installer définitivement en Afrique. En 1838, il obtint du Pape la création d'un évêché à Alger, et un prêtre zélé du diocèse de Bordeaux, l'abbé Dupuch, fut appelé à ce poste. A l'origine, les Français s'étaient conduits, en Algérie, à peu près comme s'ils n'avaient pas de culte. Le 1er mai 1831, jour de la fête du Roi, une messe militaire, célébrée après la revue des troupes, dans une pauvre petite chapelle, avait été remarquée des Arabes, comme étant le premier hommage à Dieu, auquel se fussent associés leurs conquérants. Quand le nouvel évêque débarqua, en 1838, il ne trouva à Alger qu'une seule église, desservie par un seul prêtre, dépourvue des objets nécessaires au culte, et un établissement de Sœurs ; à Oran, un prêtre âgé et épuisé, succombant à la tâche ; à Bone, une chapelle misérable, un prêtre zélé, mais sans ressource, et le commencement d'une communauté de Sœurs rien autre dans toutes nos possessions. Il y avait dans cette absence de religion une indifférence explicable par l'état des esprits après 1830, et aussi la crainte d'irriter le sentiment musulman. Crainte mal fondée, car il résulte de tous les témoignages que les Arabes étaient étonnés de notre impiété, et qu'elle nous diminuait à leurs yeux. M Vous êtes des chiens ; vous ne priez jamais Dieu disait Abd-el-Kader à l'un de ses prisonniers. Comme l'a très-bien observé M. Camille Rousset, ces hommes qui allaient à la mosquée ne pouvaient pas comprendre que des chrétiens n'allassent pas à l'église. Quand, en 1832, on se décida à affecter l'une des mosquées d'Alger au service du culte catholique, cette mesure, rapporte l'auteur des Annales algériennes, choqua beaucoup moins les musulmans qu'on aurait pu le croire, car notre indifférence religieuse était ce qui les blessait le plus ; ils furent bien aises de voir que nous consentions enfin à prier Dieu. Le ministère Molé fut donc heureusement inspiré, quand, obéissant à une pensée analogue à celle qui lui avait fait rouvrir Saint-Germain l'Auxerrois et rétablir le crucifix des cours d'assises, il installa le premier évêque d'Alger et assura ainsi à notre colonie le bienfait d'une action religieuse qui lui avait jusqu'alors complètement manqué.

Pendant ce temps, que devenait Abd-el-Kader ? Il profitait de la paix pour consolider son empire. Tout ce qui lui portait ombrage, tout ce qui pouvait devenir un foyer de révolte ou seulement d'indépendance, il le supprimait. Les Turcs et les Coulouglis qui restaient encore à Tlemcen, à Médéa, à Miliana, furent égorgés par ses ordres et sous ses yeux. Apprenait-il qu'il y avait, dans quelque oasis lointaine, un marabout en passe, par son prestige, de devenir un rival, il marchait contre lui, et pour en avoir raison, il s'acharnait, en plein désert, à un siège qui ne durait pas moins de six mois. Il n'était pas homme à se contenter de détruire. Avec la triple autorité d'un prophète, d'un prince et d'un général, il compléta l'organisation, déjà commencée par lui, de l'État et de la société arabes. Dans cette œuvre, où il apportait l'instinct supérieur du gouvernement et une rare intelligence des conditions propres à la race qu'il commandait, tout convergeait vers un seul but la guerre sainte contre les chrétiens. L'État qu'il créait était un camp ; la société qu'il constituait, une armée. S'il travaillait à dépeupler les villes, s'il achevait par exemple de démolir les restes de Tlemcen, c'était pour que les Arabes fussent moins accessibles aux séductions de la civilisation européenne, et aussi pour que, devenus plus nomades, ils fussent plus insaisissables à l'ennemi, plus aptes au genre de guerre qu'il avait deviné être seul efficace contre une armée européenne. En même temps qu'il veillait à ce que chaque musulman eût un fusil et pût, au premier appel, se transformer en soldat, il augmentait et exerçait ses troupes régulières, instrument de son pouvoir pendant la paix, noyau solide autour duquel, en cas de guerre, devaient se grouper les éléments plus inconsistants fournis par la levée des tribus. Les établissements de tous genres, manufactures d'armes, manutentions, ateliers d'équipements, arsenaux, que nous avions trouvés ébauchés à Mascara, et que nous avions alors détruits, l'émir les reconstruisit, accrus et perfectionnés, à quarante lieues plus loin dans le sud, au milieu de montagnes qu'il pouvait supposer être hors de notre portée. Il usait, du reste, des relations créées par le traité, pour se faire fournir par nous des quantités considérables d'armes, de plomb, de poudre, ou pour se faire prêter des contremaîtres et des ingénieurs. Soigneux ainsi d'accumuler le matériel de la guerre prochaine, il l'était plus encore d'y préparer le moral de son peuple il exerçait lui-même, avec une activité passionnée, l'apostolat du fanatisme changeant de cheval dans chaque tribu, il parcourait d'énormes distances avec une rapidité inouïe, se montrait presque au même moment sur les points les plus éloignés, produisait sur ses fidèles ébahis l'effet d'une sorte d'apparition surnaturelle, et soufflait dans tous les cœurs le feu de la haine contre le chrétien.

Tout en réclamant l'exécution du traité dans les clauses qui lui profitaient, Abd-el-Kader ne se faisait pas scrupule de violer celles qui le gênaient. Il retenait, par les mesures les plus rigoureuses, les musulmans disposés à émigrer sur notre territoire, attirait de force à lui les tribus établies dans nos lignes ; monopolisait entre ses mains le commerce indigène, et, pendant qu'il se faisait fournir par nous de la poudre et des armes, défendait, sous peine de mort, à ses sujets de nous vendre les chevaux dont nous manquions. Le maréchal n'avait pas d'illusion sur la durée de la paix ; mais, tout entier à son œuvre d'installation et d'organisation, il ne croyait pas de notre intérêt de hâter la rupture ce sentiment lui faisait fermer les yeux sur toutes ces infractions au traité. Enhardi, l'émir le prenait sur un ton hautain et insolent, toutes les fois qu'il avait une communication à nous faire. La situation du capitaine Daumas, notre consul à Mascara, devenait intolérable ; pas de jour où il n'assistât à quelque violation des engagements pris envers nous, où il n'eût à subir quelque impertinence, quelque marque de dédain.

Incapable de se renfermer dans les limites du domaine, pourtant si étendu, qui lui avait été concédé, Abd-el-Kader faisait des pointes jusque dans les environs de Bougie, pour fanatiser contre nous les Kabyles. Il aspirait surtout à étendre son pouvoir dans la province de Constantine c'était alors sa principale ambition. Profitant d'une obscurité du traité, il tâcha d'abord de se glisser entre cette province et le petit territoire que nous occupions autour d'Alger il eût ainsi intercepté toute communication entre ces deux parties de nos possessions. Si longanime que fût le gouverneur, il voulut s'opposer à cette prétention. De là, des négociations, des contestations, dans lesquelles l'émir se montra chaque jour plus intraitable, plus arrogant, plus menaçant il essaya même, sans succès, à la vérité, de traiter, pardessus la tête du maréchal, avec le gouvernement de Paris. Ce n'étaient pas seulement les abords de la province de Constantine qu'il songeait à occuper ; il ne laissait pas échapper une occasion de pénétrer dans la province elle-même. Peu après la prise de sa capitale, Ahmed, ayant réuni quelques troupes, avait attaqué, dans Biskra, à l'extrême sud de son ancien beylick, un chef arabe, rallié aux Français ; ce chef avait sollicité notre secours. Ne l'ayant pas obtenu, il demanda aide à Abd-el-Kader, qui s'empressa d'envoyer quelques-uns de ses lieutenants les troupes d'Ahmed furent battues. Ce fut le dernier coup porté au bey, dès lors réduit à mener une vie vagabonde sur les frontières de Tunis. Mais nous n'eussions certes pas gagné au change, à le voir remplacé par Abd-el-Kader. Les partisans de l'émir cherchaient, en même temps, à s'établir dans la Medjana, autre partie de la province. Pour arrêter ces diverses invasions, force fut de livrer une série de petits combats, dans lesquels la division de Constantine fut vaillamment secondée par ses auxiliaires indigènes.

Malgré tout, le traité n'était pas ouvertement rompu, la paix subsistait encore mais il eût fallu être bien aveugle pour croire à sa durée. Des symptômes chaque jour plus graves révélaient la fermentation des passions arabes ; des pillards s'infiltraient de nouveau dans nos lignes, tandis que les Indigènes, restés sur notre sol ou enrôlés dans nos rangs, semblaient contraints à la désertion ou à la trahison par un pouvoir invisible. L'air se remplissait de menaces mystérieuses. Les esprits réfléchis et clairvoyants ne s'y trompaient pas. Un officier, déjà honorablement connu pour sa défense de Tlemcen, le commandant Eugène Cavaignac, publiait alors, sous ce titre : De la Régence d'Alger, notes sur l'occupation, un livre où il annonçait la rupture inévitable. Il devenait en effet manifeste que la coexistence pacifique d'une colonie française et d'un empire arabe était un rêve irréalisable. Il n'y avait pas place pour les deux, en Algérie. Ou bien les Français seraient jetés à la mer, ou ils détruiraient le pouvoir qu'ils avaient eux-mêmes tant contribué à élever. Alternative redoutable qui ne devait être tranchée qu'après une nouvelle guerre, plus longue et plus rude encore que les précédentes.

Si donc on jetait les yeux, en 1839, sur nos possessions africaines, on n'avait pas l'impression d'une œuvre terminée ou en voie de l'être. Les dix années qui venaient de s'écouler semblaient même avoir été presque entièrement dépensées en tâtonnements, en efforts inconsistants et trop souvent stériles. Sauf dans la province de Constantine, notre domination avait peu gagné, depuis la prise d'Alger. Cependant, à bien regarder cette période, il est quelque chose qui frappe plus encore qu'une si longue incertitude : c'est la permanence de cette volonté anonyme, inconsciente, non raisonnée, plus instinct encore que volonté, qui redressait, suppléait et dominait toutes les erreurs du commandement militaire, toutes les négligences du gouvernement, toutes les hostilités du Parlement. On ne savait trop où était cet instinct, d'où il venait, comment il se manifestait, quel pouvoir il avait à sa disposition, et cependant personne ne songeait à en contester l'existence, nul n'osait le braver, et, tôt ou tard, chacun finissait par lui céder. Lui seul était résolu et persévérant, dans une question où presque tous hésitaient et variaient. C'est lui qui voulait garder la conquête, quand les hommes d'État auraient été tentés de l'abandonner ; c'est lui qui poussait à l'étendre, alors que les pouvoirs publics se flattaient de la limiter. Lutte de tous les jours, quoique le plus souvent invisible, et dans laquelle, plus encore que dans les combats d'Afrique, se décidait le sort de notre future colonie. Et c'est parce que cet instinct finissait en somme par avoir toujours le dessus, parce que les résistances rencontrées par lui allaient s'affaiblissant, qu'on peut, malgré tout, sortir de l'histoire de ces premières années avec une impression de confiance. On sent que le jour, maintenant prochain, où la cause de la conquête aura été définitivement gagnée, en France, auprès des pouvoirs publics et de l'opinion dirigeante, le jour où l'on cessera de lui marchander les hommes et l'argent, ce ne sera plus qu'une question de temps de vaincre, en Algérie, les Arabes.

D'ailleurs, à ne regarder même que cette Algérie et l'œuvre militaire qui s'y est accomplie pendant cette première période, il ne serait pas juste de ne voir que les fautes commises. Il faut voir aussi ce qui s'y est dépensé de courage, d'énergie, d'abnégation, au grand honneur et au grand profit moral de notre pays. Dans la longue paix, bienfaisante par tant de côtés, où l'Europe se reposait de l'effroyable secousse du commencement du siècle, c'était seulement en ce coin de l'Afrique que se conservait et se développait, pour la race française, le levain des vertus militaires. Or, si ce levain est précieux à toute époque, n'est-il pas particulièrement nécessaire, de notre temps, pour empêcher l'amollissement et l'aplatissement, conséquences naturelles d'une civilisation matérialiste et d'un État démocratique ? Là aussi se formait, mieux qu'elle n'eut pu le faire à la caserne, l'armée nouvelle dont la France aurait tôt ou tard besoin sorte d'école, où cette armée apprenait, sinon toute la guerre, du moins une partie de la guerre, où s'exerçaient notamment l'initiative de l'officier et la valeur individuelle du soldat. Les hommes sortaient de cette épreuve singulièrement trempés. Cette éducation se faisait sous l'autorité des derniers représentants d'une autre époque guerrière. Comme on l'a justement remarqué, les premières campagnes d'Afrique ont été le lien entre deux générations militaires[32] : d'une part, la génération de l'Empire, représentée par ceux qui commandaient en chef, qu'ils s'appelassent Clauzel, Damrémont, Valée ou même Bugeaud ; d'autre part, la nouvelle génération, dont les ordres du jour des deux expéditions de Constantine pourraient être comme le livre d'or ordres du jour où l'on retrouve, entre beaucoup d'autres, les noms des lieutenants-colonels Duvivier et de la Moricière, des commandants Changarnier et Bedeau, des capitaines Niel, de Mac Mahon, Canrobert, de Saint-Arnaud. Le seul rapprochement de ces noms anciens et nouveaux ne suf6t-il pas à montrer qu'il y avait là autre chose qu'une conquête plus ou moins heureusement conduite, et que cette guerre, en dehors même de ses résultats matériels et immédiats, marquait une date importante dans l'histoire de l'armée française ?

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME

 

 

 



[1] A ceux qui voudraient trouver de ces événements un exposé plus détaillé et fait à un point de vue plus militaire, je ne puis que recommander le remarquable ouvrage de M. Camille Rousset, Les Commencements d'une conquête ; l'Algérie de 1830 à 1840. C'est l'histoire, comme sait l'écrire M. Camille Rousset, des guerres soutenues par notre armée en Afrique, après la prise d'Alger. Cet ouvrage m'a beaucoup servi. L'auteur ne s'arrêtera pas en 1840, et dès maintenant il commence à raconter tes luttes dirigées par le maréchal Bugeaud et par M. le duc d'Aumale. J'ai tiré aussi grand profit du beau livre des Campagnes de l'armée d'Afrique, ouvrage inachevé du duc d'Orléans, publié par ses deux fils, M. le comte de Paris et M. le duc de Chartres ; les récits du duc d'Orléans ne commencent qu'en 1835 ; mais, dans une excellente introduction, M. le duc de Chartres a raconté les campagnes de 1830 à 1835. Je n'oublierai pas non plus un autre opuscule princier qui éclaire une face de cette histoire militaire ; je veux parler de la brillante monographie écrite par M. le duc d'Aumale, sur les Zouaves et les Chasseurs à pied. Ce n'est pas sans émotion que l'on retrouve, ainsi groupés au premier rang des historiens de nos guerres d'Afrique, les membres de cette royale famille qui a fourni à cette même guerre tant de vaillants et habiles capitaines. Je me reprocherais enfin de ne pas indiquer, parmi les sources où l'on peut utilement puiser, les Annales algériennes, de M. Pélissier de Raynaud.

[2] Expressions d'un rapport de M. de Clermont-Tonnerre, ministre de la guerre dans le cabinet de M. de Villèle.

[3] Cité par M. Camille Rousset.

[4] Dépêche du générai Sébastiani, alors ministre des affaires étrangères, en date du 31 janvier 1831.

[5] Séance de la Chambre des pairs du 1er mars 1831.

[6] Séance de la Chambre des pairs du 20 mars 1832.

[7] Séance de la Chambre des pairs du 21 mars 1832.

[8] Une réforme administrative en Algérie, par le prince Albert DE BROGLIE.

[9] On appelait ainsi les métis nés de l'union des Turcs et des femmes Indigènes.

[10] On lui avait d'abord donné le titre de sultan ; il préféra celui d'émir, par ménagement pour le sultan de Maroc.

[11] Cf. t. II, livre II, chapitre XI, § I.

[12] Cité par M. Camille Rousset.

[13] Campagne de l'armée d'Afrique, p. 2.

[14] Cité par M. Camille Rousset.

[15] 19-27 mai 1835.

[16] 10 et 11 juin 1836. Nous avons déjà eu occasion de parler ailleurs de ce débat, qui fut l'une des premières manifestations de l'antagonisme de M. Thiers et de M. Guizot. (Cf. plus haut, chapitre premier, § III.)

[17] Nous fûmes exposés là, a dit le maréchal Clauzel dans son rapport, à toutes les rigueurs d'un hiver de Saint-Pétersbourg, en même temps que les terres entièrement défoncées représentaient aux vieux officiers les boues de Varsovie.

[18] Récit d'un témoin, cité par M. Guizot, dans ses Mémoires.

[19] Cf. dans les pièces justificatives des Mémoires de M. Guizot (t. IV, p. 428 et suiv.), une longue lettre, en date du 10 décembre 1836, écrite par le général Damrémont à M. Guizot.

[20] J'ai calculé, écrivait le général à un de ses amis, que quelques brillants combats n'avanceraient pas la question, parce que nous n'étions pas préparés pour occuper et soumettre le pays ; qu'après deux ou trois mois de courses pénibles, après avoir brûlé force moissons, après avoir jeté 1.200 ou 1.500 hommes dans les hôpitaux, il faudrait rentrer et chercher de nouveau à traiter, et se contenter d'une paix à peu de chose près semblable à celle que je pensais faire avant tous ces désastres. (Le maréchal Bugeaud, par le comte D'IDEVILLE, t. II, p. 82.)

[21] Lettres des 24 et 23 juin 1836. (D'IDEVILLE, t. II, p. 28 et 34.)

[22] D'IDEVILLE, t. II, p. 62, 63 et 72.

[23] Il n'est pas très-lourd, a dit plus tard le général, en racontant cet incident à la tribune. Dès le lendemain de la scène, il écrivait à M. Molé : Sa main, qui est jolie, m'a paru faible ; je sentais que je l'aurais brisée dans la mienne. Le général était de taille athlétique : Abd-el-Kader, au contraire, était petit.

[24] Cette affaire devait avoir un épilogue très-pénible pour le général Bugeaud. Le traité de la Tafna contenait un article secret, aux termes duquel l'émir s'engageait à verser180.000 francs au général. M. Molé, consulté, avait paru d'abord autoriser la stipulation de ce cadeau de chancellerie que le général voulait employer à récompenser les officiers de son entourage et à subventionner les chemins vicinaux de son département. Le conseil des ministres, avec raison plus sévère, refusa d'approuver cette clause, qui ne fut pas exécutée. En cette circonstance, le général s'était, sans intention mauvaise, conformé à certaines habitudes prises par les généraux de l'Empire, et it ne s'était pas rendu compte que ces pratiques n'étaient plus de mise. L'année suivante, au cours d'un procès fait à un général de Brossard, pour faits d'indélicatesse découverts et dénoncés par le général Bugeaud, l'article secret du traité de la Tafna fut révélé par la défense, et ce même général Bugeaud, appelé comme témoin à s'expliquer, le fit avec un emportement si maladroit qu'il paraissait s'être mis en posture d'accusé. La presse opposante se jeta avec passion sur ce scandale, qui alimenta pendant longtemps sa polémique. Le général en souffrit beaucoup, et ses amis en furent fort embarrassés.

[25] Sur le moment même, le duc d'Orléans a raconté cet incident au général Damrémont, dans une lettre qui fait singulièrement honneur à son caractère et à son cœur. Après avoir exposé comment il avait arraché le consentement du Roi, le prince fait discrètement allusion au chagrin et aux plaintes de son frère, au désespoir de son père et de sa famille ; il rapporte comment devant cette preuve que son départ compromettait l'union de sa famille, il était tombé dans un état d'angoisse inexprimable, et s'était décidé à remettre au duc de Nemours cette lettre pour le Roi : Sire, j'ai reçu de votre main la plus grande faveur que je puisse espérer pour ma carrière ; votre bonté m'est acquise. Plus elle a été grande, plus vous m'avez sacrifié vos scrupules, plus les miens s'élèvent, et j'éprouve maintenant, au-dessus du désir de mon propre avancement, le besoin de ne pas augmenter votre inquiétude et peut-être votre danger, et de ne pas fausser mes rapports avec mon frère Nemours. Vous consentirez que ce soit à moi qu'il doive le pas que je vous demande de lui faire faire, comme c'est à vous seul que j'ai voulu devoir le commandement de l'expédition de Constantine. J'y renonce pour que Nemours fasse la campagne. Dieu seul et moi saurons jamais ce que, depuis trente heures d'angoisses, ce sacrifice m'a coûte. Le monde dira que j'ai reculé devant le commandement de l'expédition, que j'ai été fort attrapé qu'on me l'ait accordé, et que, sous un faux prétexte de générosité, je me suis exempté de la corvée. Je supporterai cette cruelle humiliation avec la liberté de cœur et d'esprit d'un homme résigné à perdre un immense avantage personnel, si, à ce prix, il assure l'union de sa famille, le repos de son père qu'il sait être cruellement troublé, et s'il calme le cœur de sa mère. Je trouverai quelque consolation a ma tristesse si, dans la fermeté et le sang-froid avec lequel je supporterai tout, jusqu'aux propos qui viendront empoisonner cette blessure, vous voyez une garantie de ce que j'eusse fait dans la mission que vous m'aviez confiée. Mon frère Nemours ignore totalement ce que je vous écris ; j'ai voulu que ce fût vous qui le lui apprissiez, Sire, et je vous demande de permettre que lui et moi nous gardions le silence sur ce qui s'est passé entre nous... Le jeune prince terminait ainsi sa lettre au général Damrémont : Maintenant je succombe presque sous le poids de mon chagrin ; car je n'ai pas changé d'opinion sur les IMMENSES avantages personnels que m'offrait le commandement de l'expédition, et je ne serai probablement récompensé d'un sacrifice qui laissera des traces profondes dans ma vie, que par la croyance généralement répandue que j'ai reculé, que je sais montrer de l'ardeur de loin, mais que quand il faut quitter ma patrie je n'y suis plus, que je suis un cheval qui piaffe sur place, qui hennit, mais qui n'avance pas ! Je supporterai cette odieuse situation et je m'appuierai sur j'estime de ceux qui ont lu dans mon cœur et jugé les nobles motifs qui m'ont guidé. Puis, par mon travail et mon énergie, je reconquerrai peut-être dans plusieurs années, d'efforts ce que j'aurais pu acquérir d'une seule fois... — Dix heures du soir. Je reçois la réponse du Roi. Mon premier soin est de vous recommander mon frère. Vous le connaissez déjà, vous serez content de lui, et ce sera mettre quelque baume sur mes plaies que de le placer dans les situations les plus propres à ce qu'il se distingue et à ce qu'il prouve ce qu'il y a en lui. Vous méconnaissez assez pour savoir qu'aucun sentiment d'envie ne trouve place dans mon cœur, et je me hâte d'aller au-devant de cette pensée ; je vous souhaite toute la gloire possible... (L'Algérie de 1830 à 1840, par M. Camille Rousset, t. II, p. 230 à 241.)

[26] L'Algérie de 1830 à 1840, par Camille ROUSSET, t. II, p. 281 à 283.

[27] Lettres du maréchal de Saint-Arnaud, t. I. Lettre du 14 octobre 1837.

[28] On remarqua la proportion considérable des officiers frappés. Dans l'assaut, notamment, ils figurèrent pour un quart, et les sous-officiers pour un autre quart.

[29] Éloge du maréchal Valée, prononcé à la Chambre des pairs par le comte Molé, dans la séance du 5 août 1847.

[30] Revue des Deux Mondes, 1er juin 1838.

[31] J'emprunte cette anecdote au livre de M. le duc d'Orléans. Le jeune prince devait être, peu après, témoin de ces misères, et la violente amour ou portait au soldat français ne lui permettait pas d'en parler sans une émotion indignée.

[32] Avant-propos, écrit par M. le comte de Paris, en tête du livre du duc d'Orléans sur les Campagnes de l'armée d'Afrique.