HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE III. — LA CRISE DU GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE (1836-1839)

 

CHAPITRE VIII. — L'INTERRÈGNE MINISTÉRIEL (8 MARS–12 MAI 1839).

 

 

I. Le maréchal Soult est chargé de former un cabinet. Il tente de faire le ministère de grande coalition. Les coalisés ne parviennent pas à s'entendre. — II. Le maréchal essaye de constituer un ministère de centre gauche. Tout échoue au dernier moment. Le duc de Broglie cherche à rapprocher M. Thiers et M. Guizot. Son insuccès. — III. Les uns s'en prennent à M. Thiers, tes autres à Louis-Philippe. Injustice des reproches faits au Roi. Sa conduite en cette crise. Constitution d'un ministère provisoire. — IV. Désordres à l'ouverture de la session. M. Guizot se rapproche des conservateurs. M. Passy candidat des conservateurs à la présidence de la Chambre. Il l'emporte sur M. O. Barrot. Nouvel échec d'une combinaison centre gauche. — V. Malaise Général. Explications à la Chambre. M. Passy, chargé de faire un cabinet, échoue au dernier moment, par le fait de M. Dupin. Autres tentatives sans succès. Une proposition d'Adresse au Roi est prise en considération par la Chambre. — VI. L'émeute du 12 mai. Elle est promptement vaincue. Le Roi et le maréchal Soult profitent de l'émotion pour former le ministère. — VII. La coalition a manqué son but. Le mal qu'elle a fait au dedans et au dehors. Coup porté à la royauté, aux institutions parlementaires. Tristesse découragée des contemporains.

 

I

Quelque mortifié que dût être le Roi de la victoire de la coalition, il n'en discuta pas les conséquences, et accepta, comme une nécessité, l'entrée au ministère des chefs de l'opposition. Ceux-ci avaient le champ libre à eux de montrer ce dont ils étaient capables. S'ils parvenaient à constituer un ministère fort, qui remît bien en mouvement la machine représentative, un peu détraquée depuis trois ans, s'ils refaisaient, fût-ce au service d'une politique différente, un autre ministère du 11 octobre, ils n'effaceraient pas complètement les fautes commises, mais du moins l'histoire pourrait leur être indulgente. Il n'en devait pas être ainsi. Leur triomphe marqua au contraire l'ouverture de la plus étonnante, de la plus longue et de la plus déplorable crise ministérielle qu'ait connue la monarchie constitutionnelle. Ces crises sont toujours un assez triste spectacle c'est le moins beau moment du gouvernement parlementaire. Non sans doute que de telles misères soient épargnées aux autres régimes. Dans les monarchies absolues, par exemple, les intrigues de cour ne sont pas au fond moins laides et sont peut-être plus fréquentes encore. Mais elles échappent d'ordinaire aux regards, parfois même à la connaissance de la foule ; avec les institutions libres, au contraire, avec la publicité à outrance qui en est la condition, tout s'étale au grand jour. Gardons-nous de nous en plaindre. C'est déjà la moitié du remède que de faire paraître le mal au dehors. Seulement, au moment même, la vue en est désagréable, et quand l'histoire vient, après coup, remuer ces compétitions personnelles qui, de loin, semblent plus mesquines encore, elle est tentée de passer rapidement. Ici, toutefois, elle ne doit pas céder à la tentation. Le récit de cette longue crise permettra de mieux mesurer la responsabilité de la coalition, complétera la leçon qui s'en dégage, et montrera ce qu'il en a coûté aux parlementaires d'avoir exagéré leurs prétentions, méconnu le rôle de la royauté et faussé les institutions représentatives elles-mêmes.

Ce fut le maréchal Soult que le Roi chargea de former le cabinet. Il avait cette particularité d'être un personnage considérable, pris au sérieux par le public, et cependant de pouvoir, sans surprendre ni choquer personne, prêter son nom à des politiques de nuances assez diverses. Naguère, on lui avait demandé de s'unir à M. Molé ou de le continuer ; maintenant, c'est avec les adversaires de ce dernier qu'on l'invitait à former un cabinet. On eût dit un manche brillant auquel on pouvait au besoin adapter des lames de toute forme et de toute trempe. Aidé et guidé par le Roi, le maréchal se mit tout de suite en rapport avec les chefs de la coalition. Ceux-ci eussent dû être préparés à répondre à une telle ouverture ; mais entre eux tout avait été d'avance concerté, précisé, pour rendre l'attaque plus redoutable, rien pour tirer parti de la victoire ; tout pour la destruction, rien pour la reconstruction. Trois groupes, représentés par M. Guizot, M. Thiers et M. O. Barrot, se présentaient au partage. La gauche et le centre gauche s'étaient flattés, au début de la campagne, que M. Guizot y garderait une attitude réservée et effacée, et que, par suite, ils n'auraient pas beaucoup à compter avec lui. Un portefeuille au duc de Broglie, peut être aussi à M. Duchâtel et à M. de Rémusat, telle était la part de butin par laquelle on avait pensé pouvoir désintéresser les doctrinaires. Mais l'importance inattendue du rôle joué par M. Guizot, dans la discussion de l'Adresse et dans la lutte électorale, ne permettait plus de le laisser de côté[1]. Il avait acquis des titres au moins égaux à ceux des deux autres chefs de la coalition. Fallait-il donc les unir tous trois dans un même cabinet ? Une longue réflexion n'était pas nécessaire pour comprendre l'impossibilité de cette combinaison. Mais était-il également impossible, soit de faire un ministère Thiers-Guizot, en mettant M. Odilon Barrot à la présidence de la Chambre, soit de réserver ce dernier poste à M. Guizot, en faisant un ministère Thiers-Barrot ?

Veut-on, disait M. Guizot, faire un ministère de M. Thiers, de M. Barrot et de moi ? Je suis prêt. Mais, si l'on juge cette combinaison trop hasardeuse, j'accepte également un ministère Thiers-Barrot, avec ma présidence, ou un ministère Thiers-Guizot, avec la présidence de M. Barrot. De ces diverses combinaisons, il préférait la dernière. Il demandait la présidence du conseil pour le maréchal Soult, les finances pour M. Duchâtel et l'intérieur pour lui-même ; à ce prix il était prêt à accepter tous les collègues que M. Thiers voudrait choisir[2]. Les dispositions de celui-ci étaient moins nettes et moins conciliantes. Jaloux de M. Guizot, tout en se proclamant alors son ami 6dè !e et dévoué, il voyait, sans déplaisir, les préventions de la gauche à l'égard de l'orateur doctrinaire, et se demandait si, en jouant de ces préventions, il ne serait pas possible d'écarter un collègue qui lui faisait ombrage ou tout au moins de le reléguer a un poste inférieur[3]. Quant à M. Barrot, il préférait rester en dehors du cabinet. Je ne pourrais, disait-il, entrer au ministère sans demander la réforme électorale et l'abrogation d'une partie des lois de septembre. Or, je sens que la Chambre ni le pays même ne sont mûrs pour de tels changements. La présidence, au contraire, lui plaisait fort. Il y voyait un moyen de sortir, sans désavouer son passé, d'une opposition systématique dont il commençait à être gêné et las. Seulement, au cas où on lui réserverait cette présidence, acceptait-ii l'entrée de M. Guizot dans le cabinet ? Personnellement, il s'y fût résigné, de plus ou moins bon cœur ; mais, craignant les reproches de ses amis s'il accordait de lui-même cette sorte de laissez-passer, il convoqua la gauche pour lui soumettre la question. Dans cette réunion, éclatèrent tout de suite des antipathies très-vives contre le chef des doctrinaires. M. Thiers, averti, accourut plaider la cause de l'union, mais en de tels termes qu'il semblait moins revendiquer un droit qu'implorer une grâce pour son allié. Il ne demanda ou tout au moins n'obtint l'admission de M. Guizot dans le cabinet qu'en qualité de ministre de l'instruction publique. Il fit grand bruit, après coup, de la peine qu'il avait eue à faire accepter cette solution on a lieu de penser, au contraire, qu'il aurait, sans plus de difficulté, obtenu, pour le chef des doctrinaires, le ministère de l'intérieur, s'il n'eût eu lui-même ses raisons personnelles de ne lui faire attribuer qu'un portefeuille secondaire[4]. Informé de ce qui s'était passé, M. Guizot en fut très-blessé et refusa absolument de devenir ministre en sous-ordre, par la grâce de la gauche. Désaccord d'autant plus grave que les journaux rendirent aussitôt compte de la réunion et aigrirent la contestation par leurs commentaires. Les amours-propres se trouvaient ainsi publiquement engagés.

L'honneur de la coalition était à ce point intéressé à éviter une rupture, qu'on résolut de faire un dernier effort. On convint d'une conférence où se rendirent les trois chefs, accompagnés de quelques amis. M. Thiers parla le premier. Il insista sur la nécessité de l'union ; quant à lui, disait-il, il céderait tout ce qu'on voudrait ; mais il y avait encore des préjugés dont on était obligé de tenir compte. Il conjurait M. Guizot de ne pas s'arrêter à une question d'étiquette, et lui faisait remarquer que son influence n'était pas attachée à tel ou tel portefeuille. M. Guizot ne se montra pas moins convaincu du malheur d'une séparation ; seulement, disait-il, sa dignité d'homme et de chef de parti recevrait une atteinte profonde, s'il entrait au pouvoir, la tête basse, comme un amnistié. Le centre gauche allait, par la main de M. Thiers, planter son drapeau sur les affaires étrangères. La gauche, par la main de M. Barrot, allait placer le sien à la tête de la Chambre. Il fallait, pour tenir la balance égale, que le drapeau du centre droit n'allât pas se cacher dans un ministère privé de toute influence politique. M. Guizot ajoutait d'ailleurs, — et cette observation révélait une préoccupation nouvelle, éveillée sans doute, chez lui, par la mauvaise volonté de la gauche, — qu'il croyait stipuler, non-seulement pour les trente-cinq amis qui lui étaient restés fidèles, mais pour une portion notable du parti conservateur dont il n'avait été que momentanément séparé. Il concluait ainsi : La coalition a trois chefs, et j'en suis un. li y a trois grandes positions à occuper, et je ne demande que celle dont MM. Barrot et Thiers ne voudront pas. Est-ce trop exiger ? M. Barrot répondit avec une solennité courtoise ; il couvrit d'éloges les doctrinaires ; mais, ajoutait-il, des préventions subsistaient, et ce que M. Guizot venait de dire du parti conservateur et de la nécessité de planter son drapeau, n'était pas de nature à effacer ces préventions. Aussi estimait-il impossible de lui accorder plus que le ministère de l'instruction publique. Vainement M. de Rémusat et M. Duvergier de Hauranne, désespérés de voir ainsi avorter l'entreprise à laquelle ils s'étaient donnés tout entiers, Insistèrent-ils pour vaincre la résistance de la gauche il fallut se séparer, en constatant l'impossibilité d'un accord. Trop fier pour récriminer, le chef des doctrinaires était profondément ulcéré. Avoir payé de sa personne comme il avait fait, avoir bravé les ressentiments furieux de ses amis, le mécontentement du Roi, peut-être les reproches de sa conscience, et se voir exclu, au lendemain même de la victoire, par ceux auxquels il avait tout sacrifié, quel sujet d'amères réflexions ! Du reste, ce n'était plus seulement du cabinet, c'était de l'arène parlementaire elle-même que les journaux de gauche prétendaient exclure M. Guizot : le Constitutionnel, organe de M. Thiers, signifiait aux doctrinaires qu'il ne leur restait plus qu'à se faire oublier dans l'exil temporaire d'une ambassade[5]. Ajoutez les commentaires ironiquement compatissants de la presse conservatrice, qui n'étaient pas faits pour rendre la situation de M. Guizot moins mortifiante[6].

Ainsi huit jours ne s'étaient pas écoulés depuis la démission de M. Molé, et les coalisés, mis en demeure de prendre le pouvoir, en étaient réduits à avouer leur impuissance, et cela, pour n'avoir pu s'entendre, non avec le Roi, mais entre eux. De ce résultat, faut-il s'en prendre à tel ou tel homme, à la jalousie perfide de celui-ci, à l'inintelligente prévention de celui-là ? N'était-ce pas plutôt, en dehors même des fautes particulières, la conséquence prévue, inévitable, d'une alliance où il n'y avait eu, entre des partis au fond inconciliables, d'autre lien que la haine de l'ennemi à abattre ?

 

II

N'ayant pas réussi à former ce qu'on appelait alors le ministère de grande coalition, le maréchal essaya, toujours sous sa présidence nominale, un ministère purement centre gauche. Peut-être était-ce par une secrète préférence pour une combinaison de ce genre, par désir de se retrouver seul comme au 22 février, que M. Thiers n'avait pas travaillé plus efficacement à l'entente avec M. Guizot. Quoi qu'il en fût, il entra vivement dans le nouveau dessein du maréchal. M. Dupin, sollicité, accorda son concours avec lui, MM. Passy, Dufaure, Villemain, Sauzet, Humann et l'amiral Duperré[7]. Louis-Philippe fit d'abord des objections assez vives à quelques-uns de ces noms, particulièrement à MM. Passy et Dufaure. Le Roi se trompe, lui dit M. Thiers ; il ne connaît pas ces messieurs ; qu'il les appelle : il verra qu'ils valent mieux que moi. Louis-Philippe parut frappé de l'observation ; regardant M. Thiers, d'un air quelque peu moqueur : Vous croyez, répondit-il ; après tout, cela est bien possible. Et il n'insista pas sur ses objections. Restait à s'entendre sur le programme que le Roi, inquiet de certaines idées exprimées par le chef du centre gauche, désira voir fixer par écrit. Dans une conférence avec ceux qui devaient être ses collègues, M. Thiers arrêta une rédaction sur laquelle les futurs ministres parurent s'être mis d'accord. Les articles principaux pouvaient se résumer ainsi : Le ministère, représentant les opinions du centre gauche, ne se proclamera pas le continuateur du cabinet sortant ; maintien des lois de septembre, sauf une définition de l'attentat ; ajournement de la réforme électorale ; liberté pour le changement des fonctionnaires ; pour le moment, pas d'intervention armée en Espagne, mais politique plus amicale et plus secourable, instructions dans ce sens à la flotte, assistance en munitions et armes, mesures prises pour empêcher la contrebande maritime de guerre. Quand le maréchal lui remit ce document, le Roi se récria tout d'abord sur l'article relatif à l'Espagne, et, demandant à réfléchir, renvoya sa réponse au lendemain. M. Thiers crut alors ou feignit de croire que le programme était repoussé, et écrivit au maréchal qu'il se retirait profondément dégoûté. Mais, au même moment, le maréchal lui fit savoir que le Roi, après réflexion, acceptait tout, personnes et choses[8]. Louis-Philippe avait-il jugé la résistance dangereuse, ou pressentait-il qu'elle viendrait d'ailleurs, sans qu'il eût besoin d'en prendre la responsabilité ? La plupart des futurs ministres se flattaient que tout était arrangé, et qu'aux Tuileries où ils étaient attendus, ils n'auraient plus qu'à prendre possession de leurs portefeuilles. Ils ne comptaient pas avec la mobilité capricieuse de M. Thiers. Celui-ci rencontrant, à ce même instant, un de ses amis qui lui faisait compliment : Vous avez tort, lui dit-il, rien n'est fait, et, si j'en crois mon pressentiment, rien ne se fera. — Qui peut donc vous arrêter, maintenant que vous êtes d'accord entre vous et que le Roi accepte votre programme ?Oui, il accepte, mais avec le commentaire du maréchal qui a tout atténué, tout amorti. Je lui en réserve un d'une tout autre espèce et qui le fera bondir sur son fauteuil. Ce soir, soyez-en certain, tout sera rompu.

Quelques heures après, les futurs ministres se trouvaient réunis autour du Roi les ordonnances étaient préparées, et le maréchal prenait la plume pour les signer, quand M. Thiers demanda à présenter quelques observations sur le programme, ann de s'assurer, dit-il, si l'on est bien d'accord. On se récria. M. Thiers insista, et il entama successivement, sur les premiers articles, un commentaire qu'il poussa aussi loin que possible ; rien ne lui fut contesté. Arrivé à la question d'Espagne, il présenta les mesures à prendre sous un tel jour, qu'elles se confondaient a peu près avec l'intervention. Le Roi ne pouvait l'approuver ; mais il laissa le soin de le contredire aux collègues de M. Thiers. MM. Dupin, Passy, Humann, voyant ainsi apparaître une politique fort différente de celle dont ils croyaient être convenus, firent entendre les protestations les plus vives. Le Roi, reprit M. Thiers, voit bien qu'il était indispensable de s'expliquer. Non-seulement je ne suis pas d'accord avec lui ; mais nous ne sommes pas d'accord entre nous. Il appuya ensuite sur la nécessité de soutenir la candidature de M. Barrot à la présidence de la Chambre. Louis-Philippe, qui s'apercevait que, sur ce point encore, des objections allaient s'élever, demanda que la question fût traitée hors de sa présence. S'il doit en résulter entre vous une rupture, dit-il, que ce ne soit pas devant moi. En prenant congé du prince, M. Thiers s'approcha de lui : Quand je disais au Roi que ces messieurs valaient mieux que moi. — Eh ! mon cher, je le vois bien, répondit Louis-Philippe. Les futurs ministres revinrent chez le maréchal, où il devait y avoir grand dîner, en l'honneur de l'installation du nouveau cabinet. A peine y étaient-ils que la discussion reprit entre M. Thiers et M. Humann, au sujet de la présidence de M. Barrot ; le premier entendait engager le cabinet dans cette candidature beaucoup plus avant qu'il ne convenait au second. Impossible de s'accorder, et M. Humann se retira, sans même vouloir prendre part au repas. Après le dîner, MM. Dupin, Passy et Dufaure déclarèrent suivre M. Humann dans sa retraite. Le ministère centre gauche se débandait avant même d'avoir été constitué.

Nous avons raconté ces étranges péripéties, sans prétendre en donner le secret. Les collègues manqués de M. Thiers, fort irrités contre lui, l'accusèrent d'avoir volontairement fait tout rompre. Le maréchal disait à tout venant qu'il ne ferait plus jamais partie d'un cabinet avec ce petit homme. M. Dufaure le traitait de révolutionnaire ; M. Passy, d'intrigant ; c'est un homme perdu, ajoutait-il ; je me charge de l'attaquer dans la Chambre, et je suis certain de le couler. Faut-il croire en effet que M. Thiers, sur le point de réaliser le ministère centre gauche, s'en était subitement dégoûté, et qu'il avait regretté le ministère de grande coalition pour lequel, quelques jours auparavant, il montrait tant de mauvaise volonté ? Un tel revirement n'a rien d'invraisemblable, étant donnée la nature de l'homme, d'autant plus que, se figurant être alors maitre de la situation et ministre nécessaire, il croyait pouvoir se permettre impunément tous ses caprices. Quant aux motifs de ce changement, on a dit que M. Thiers avait vu avec impatience la présidence du maréchal, bien qu'elle ne fût guère que nominale ; avec ennui les idées ou le caractère de quelques-uns de ses collègues, entre autres de M. Dupin ; avec inquiétude les exigences de la gauche ; qu'il s'était pris à douter aussi bien de l'accord intime du cabinet que de son autorité sur une Chambre aussi divisée. M. Thiers cependant s'est vivement défendu d'avoir provoqué volontairement la rupture. Mais comment expliquer alors son attitude et son langage dans la séance des Tuileries ? S'était-il figuré que la Couronne serait toujours obligée de céder, et avait-il trouvé plaisir à lui faire sentir sa force, à bien marquer qu'il entrait en vainqueur dans ses conseils, se flattant de prendre ainsi une éclatante revanche sur cette même question d'Espagne où le Roi avait eu le dessus en 1836 ? Nous ne nous prononçons pas entre ces explications opposées. M. Thiers était d'ailleurs de nature assez complexe pour que les mobiles en apparence les j'tus contradictoires aient eu à la fois action sur sa conduite.

Découragé par ce nouvel échec, le maréchal Soult remit a la Couronne les pouvoirs qu'elle lui avait confiés. On était au 24 mars. Les Chambres devaient se réunir le 26. Pour gagner quelques jours, une ordonnance les ajourna au 4 avril. En même temps, le Roi fit appeler le duc de Broglie. Le temps et la comparaison avaient fait revenir Louis-Philippe sur ses préventions contre ce conseiller, peut-être incommode, mais sûr. Dès le lendemain de la démission des ministres du 15 avril, il lui avait fait des offres qui n'avaient pas été acceptées[9]. Appelé de nouveau, le 24 mars, le duc refusa toujours pour lui-même ; toutefois il consentit à se porter médiateur en vue d'amener un rapprochement entre M. Thiers et M. Guizot. L'idée lui plaisait comme un retour à l'union du 11 octobre ; avec quel changement cependant Au 11 octobre, l'union se faisait contre la gauche ici, il s'agissait de la faire avec la gauche. M. Thiers, que le duc de Broglie vit d'abord, lui parut assez bien disposé ; il acceptait, cette fois, M. Guizot au ministère de l'intérieur ; son programme était raisonnable ; mais il insistait pour que le ministère soutînt la candidature de M. Barrot à la présidence de la Chambre, sans toutefois indiquer qu'on dût en faire une question de cabinet. M. Guizot, que le duc alla trouver ensuite, admit le programme et fit seulement, au sujet de la présidence, quelques réserves sur lesquelles il ne paraissait pas devoir être intraitable. M. de Broglie croyait les choses arrangées ; il décida donc de réunir chez lui M. Thiers et M. Guizot, avec MM. Duchâtel, Dufaure, Passy, Sauzet, qui devaient faire partie du cabinet. A peine était-on en présence, que M. Thiers demanda, pour la première fois, que le ministère non-seulement appuyât la candidature de M. Barrot à la présidence, mais qu'il y engageât son existence, en posant la question de cabinet. C'était évidemment plus qu'on ne pouvait attendre de M. Guizot. Celui-ci, sous l'impression des mauvais procédés dont il avait été victime au début de la crise, était plus disposé à offrir des garanties au centre qu'à donner de nouveaux gages aux amis de M. Barrot il fit observer que se conduire comme le demandait M. Thiers serait passer dans les rangs de la gauche et violenter les conservateurs. Il refusa donc. M. Thiers ayant insisté, la conférence se trouva rompue.

D'ou venait cette exigence ? Était-ce de la gauche ? Personne n'y avait émis une prétention de ce genre. Interrogé à ce sujet par M. Duvergier de Hauranne, M. Barrot lui répondit : Ma candidature à la présidence ne me paraît pas devoir être présentée comme une question de cabinet, par deux raisons la première, parce qu'il est au moins imprudent de jeter ce défi à la Chambre ; la seconde, parce qu'il résulterait d'une telle manière de formuler ma candidature, un lien de solidarité avec le nouveau ministère, que je ne suis pas plus disposé que lui à contracter[10]. La condition venait donc de M. Thiers seul. Pourquoi ? Etait-ce encore un revirement ? Sur le point d'entrer en partage avec M. Guizot, avait-il été ressaisi par la tentation de gouverner seul ? Dans son entourage, paraît-il, on lui avait beaucoup répété a qu'il passait sous le joug des doctrinaires qu'il s'humiliait, en faisant maintenant par force ce que, peu auparavant, il n'avait pas voulu de plein gré On lui avait en outre fait croire que, depuis quelques jours, il se manifestait, dans la majorité, un mouvement en sa faveur. Quoi qu'il en fût, le duc de Broglie n'avait plus qu'à informer le Roi de l'échec de sa tentative. Après tout, lui répondit Louis-Philippe, mieux vaut que chacun reste dans son camp.

Il faut nous borner dans cette monotone histoire de ministères manques. Mentionnons donc seulement que, les jours suivants, de nouvelles tentatives furent faites sans succès, soit auprès du maréchal, soit auprès de M. Thiers, soit enfin pour la constitution d'un cabinet dit de petite coalition, dont on eût exclu à la fois M. Guizot et M. Thiers. Les anciens 221, qui, devant l'impuissance et la division des vainqueurs, commençaient à sortir de leur immobilité, manifestaient leur préférence pour cette dernière solution. Mais on avait beau varier les combinaisons, en quoique sorte mêler et battre les cartes, on ne parvenait pas a trouver huit ou neuf ministres d'une opinion quelconque, auxquels la divergence des doctrines ou simplement la rancune et la jalousie ne rendissent pas impossible de siéger, côte à côte, dans le même cabinet.

 

III

Il y avait plus de trois semaines que M. Molé était démissionnaire, et l'on se trouvait moins avancé qu'au premier jour. La durée de la crise devient un malheur public, disait le Constitutionnel. Les partis s'en rejetaient mutuellement la responsabilité. Chez les conservateurs, on l'imputait surtout à M. Thiers. On l'accusait, non sans quelque fondement, d'avoir fait échouer successivement toutes les combinaisons. Le Journal des Débats ne tarissait pas en invectives contre a cet ambitieux étourdi qui étalait, aux yeux de la France, le ridicule de son impuissance contre ce brouillon malfaisant que l'on comparait au cardinal de Retz, et qui tentait une nouvelle Fronde. Une démarche personnelle du Roi parut même donner à ces reproches une confirmation qui ne contribua pas peu à aigrir M. Thiers. Ayant fait appeler ce dernier, le 29 mars, Louis-Philippe lui exposa, avec toutes les précautions possibles, que sa présence paraissait être le principal obstacle à la formation d'un cabinet, et lui demanda de consentir à aller momentanément, comme ambassadeur, servir son pays sur un autre théâtre. M. Thiers prit mal cette ouverture. Si l'on jugeait son absence nécessaire, répondit-il, il était prêt, non a accepter une ambassade, mais à s'éloigner de France, sous la condition toutefois qu'il ferait connaître le désir exprimé par le Roi. Louis-Philippe naturellement n'insista pas. L'incident fut aussitôt connu, et, le soir même, un grand nombre de députés, M. O. Barrot en tête, vinrent témoigner leur sympathie à l'homme politique qu'ils feignaient de croire menacé d'une sorte d'ostracisme royal. En même temps, tous les journaux de gauche, empressés à compromettre M. Thiers au moins autant qu'à le défendre, prenaient fait et cause pour lui, affectant de le placer toujours en face du prince, comme si la lutte était entre eux deux. Ces journaux tâchaient, en même temps, de rejeter la responsabilité de la prolongation de la crise sur la cour, c'est-à-dire sur le Roi ; ils donnaient à entendre que, par ses intrigues, par son machiavélisme, ce prince s'appliquait à créer une sorte d'impossibilité universelle. Ces imputations paraissaient quelquefois trouver crédit auprès des députés le 29 mars, au moment où une nouvelle combinaison venait d'échouer par le désaccord du maréchal et de M. Thiers, M. Dupin faisait passer aux Tuileries une note ainsi conçue : Un très-grand nombre de députés a exprimé aujourd'hui l'opinion que si le Roi faisait venir en sa présence le maréchal Soult et M. Thiers, il pourrait tout accorder. On exploite cette division contre le Roi ; on la lui impute, avec une amertume qui a son danger et qui produit beaucoup d'irritation. Aussi les journaux de gauche et de centre gauche proclamaient-ils, plus haut que jamais, et avec des menaces à peine voilées, que la guerre était engagée entre la cour et le pays, le bon plaisir et la charte, le gouvernement occulte et le gouvernement parlementaire. — Il leur faut absolument un roi pour adversaire, disait le Journal des Débats ; le Roi seul est un adversaire digne d'eux.

Ce que nous connaissons déjà des faits prouve l'injustice de reproche fait à Louis-Philippe. Ne s'était-il pas montré, dès le premier jour, prêt à tout accepter, hommes et choses ? Nous ne disons pas que ce fût une acceptation joyeuse, mais c'était une acceptation pleinement et loyalement résignée pouvait-on demander davantage[11] ? Si la coalition n'avait pas pris le pouvoir, elle ne devait s'en prendre qu'à elle-même on lui avait laissé le champ libre. M. Barrot lui-même l'a reconnu : Le Roi, écrit-il dans ses Mémoires, n'avait, eu rien h faire pour aider à la dissolution de la coalition ; l'orgueil, la vanité, la jalousie des coalisés y avaient suffi. Bien loin de relever à la charge de ta Couronne une intervention gênante, on serait plutôt tenté de regretter qu'elle n'ait pas agi avec plus d'énergie et d'autorité, qu'elle n'ait pas mis fin, par une sorte de motu proprio, à cette impuissante confusion. Mais si l'initiative royale se trouvait ainsi diminuée et entravée, la faute n'en était-elle pas à la coalition ? N'est-ce pas elle qui, exagérant les conséquences du gouvernement parlementaire, exaltant l'orgueil des partis, avait prétendu que ce n'était pas la Couronne qui en réalité faisait les ministres, mais qu'on se faisait soi-même ministre par son talent, par son autorité sur la Chambre ; qu'au lien de recevoir le pouvoir, on le prenait comme une dépouille, comme le prix d'une victoire ? De là, tous ces conciliabules entre chefs de groupes, où l'on se partageait les portefeuilles, chacun posant ses conditions, grossissant son importance et mettant sa coopération au plus haut prix possible. Nous avons vu le ministère tombé en adjudication publique, disait le Journal des Débats ; et il ajoutait : On s'indigne maintenant du résultat, on s'effraye du combat effroyable de toutes ces vanités qui, se renchérissent, de ces jalousies qui se frappent d'exclusion, de ces dignités personnelles qui craignent toujours d'accepter trop peu pour leur mérite. Mais d'où vient tout cela ? Du petit rote qu'on a fait à la Couronne, de ce qu'on a amoindri un des pouvoirs de l'État, celui même que la Charte avait chargé de faire les ministres. On demande maintenant à la Couronne d'avoir une force et une influence qu'on lui a ôtées. Le Roi peut donner sa signature, il la donnera. Mais, d'après vos propres théories, ce n'est pas lui qui confère le pouvoir réel. Dépend-il de lui de ramener les prétendants à un sentiment plus raisonnable de leur importance et de les accorder entre eux ?[12]

Le Roi était donc la première victime, non l'auteur de la crise. Il était fonde à se plaindre des embarras, de l'état violent où elle le mettait, et de la patience qu'il lui fallait dépenser[13]. Est-ce à dire que son ennui ne fût pas mélangé d'une certaine satisfaction ? Pouvait-il lui beaucoup déplaire de voir si misérablement divisés et impuissants les hommes qui avaient prétendu s'unir pour le dominer et l'humilier ? Il goûtait la vengeance et n'estimait pas la leçon inutile. D'ailleurs, s'il se prêtait à tout, il mettait naturellement plus ou moins de zèle, suivant qu'on tenait plus ou moins de compte de ses sentiments et de sa dignité. J'accepterai tout, je subirai tout, disait-il vers la fin de mars à l'un des candidats ministériels[14] ; mais, dans l'intérêt général dont je suis le gardien, je dois vous avertir qu'il est fort différent de traiter le Roi en vaincu ou de lui faire de bonnes conditions. Vous pouvez m'imposer un ministère ou m en donner un auquel je me rallie. Dans le premier cas, je ne trahirai pas mon cabinet, mais je vous préviens que je ne me regarderai pas comme engagé envers lui ; dans le second cas, je le servirai franchement. Ce langage bien naturel était en même temps correct et loyal. Cependant Louis-Philippe eut peut-être mieux fait de ne pas le tenir : ses paroles mal rapportées, perfidement commentées, fournissaient des armes à ses adversaires. Comme toujours, il parlait trop. L'âge et le pouvoir avaient encore augmenté, chez lui, cette intempérance de langue ; il s'y mêlait même parfois une impatience et une irritabilité peu profondes sans doute, mais d'année en année moins contenues[15]. Ainsi se laissait-il aller à témoigner trop vivement, devant son entourage, les sentiments que lui inspiraient la Chambre ou tel des candidats ministériels, M. Thiers entre autres se consolant par ces boutades des concessions réelles qu'il croyait devoir faire[16]. Ces propos, aussitôt colportés, ne contribuaient pas à apaiser les esprits.

Cependant, le jour de l'ouverture de la session approchait, et le cabinet démissionnaire demandait instamment à n'être pas obligé de se présenter devant la Chambre[17]. On se trouvait donc en face d'une double impossibilité : impossibilité d'ouvrir la session avec M. Molé, impossibilité de former un ministère nouveau. Dans cette extrémité, et après en avoir conféré avec MM. Pasquier, Dupin et Humann, le Roi se résolut à recourir à un expédient assez anormal mais les circonstances ne l'étaient-elles pas encore plus ? Faisant appel au dévouement de quelques personnages peu engagés dans la politique, il en fit des ministres provisoires, avec la seule fonction d'ouvrir la session, d'expédier les affaires courantes et d'occuper la place, jusqu'à la constitution du ministère définitif, qui serait peut-être plus facile après que la Chambre aurait eu occasion d'indiquer elle-même ce qu'elle voulait. Louis-Philippe espérait-il vraiment que les délibérations parlementaires mettraient un terme à la confusion des partis et aux rivalités jalouses de leurs chefs ; qu'il en sortirait une majorité, et de la majorité, un cabinet ? Peut-être son désir, légitime après tout, était-il surtout de rejeter sur la Chambre le poids d'une difficulté qu'elle avait créée, et de bien montrer au pays que le trouble apporté par cette sorte d'interruption du gouvernement était imputable au Parlement, non à la Couronne. Quoi qu'il en soit, des ordonnances, en date du 31 mars, nommèrent M. de Gasparin ministre de l'intérieur, avec l'intérim du commerce et des travaux publics ; M. Girod, de l'Ain, ministre de la justice et des cultes ; M. le duc de Montebello, des affaires étrangères ; M. le général Despans-Cubières, de la guerre ; M. le baron Tupinier, de la marine ; M. Ratant, de l'instruction publique ; M. Gautier, des finances. A la suite de ces ordonnances, le Moniteur publiait une note qui indiquait le caractère purement transitoire de ce ministère. On y lisait que les hommes qui avaient accepté cette mission de confiance et de dévouement ne l'avaient fait que sous la condition expresse de cesser leurs fonctions aussitôt qu'un ministère définitif serait formé La modestie de ce langage ne désarma pas les journaux de gauche et de centre gauche, qui critiquèrent vivement cette combinaison, sans pouvoir dire, il est vrai, ce qu'on eût pu faire à la place.

 

IV

Le 4 avril 1839, la session s'ouvrit sans discours du trône. L'aspect de la ville eût suffi à faire comprendre aux députés combien il était urgent de mettre fin à la crise. Une foule houleuse, de celle qui se montre aux jours de sédition, se pressait autour du Palais-Bourbon, contenue par les troupes à pied et à cheval qu'il avait fallu faire sortir des casernes, mais poursuivant de ses huées et de ses sifflets les personnages politiques, insultant et même arrêtant les équipages[18]. Le soir, bandes circulant dans les rues, au chant de la Marseillaise, rassemblements sur le boulevard Saint-Denis, bris de réverbères, tentatives, aussitôt réprimées par les patrouilles, contre les boutiques des armuriers. L'agitation se prolongea pendant plusieurs jours et amena deux ou trois cents arrestations. Ces troubles n'étaient pas imprévus ; depuis quelques jours, circulaient des rumeurs d'émeute. Les feuilles de gauche, affectant de croire que le gouvernement désirait et provoquait le désordre, avaient exhorté hypocritement le peuple à ne pas compromettre, par des manifestations imprudentes, la cause de la liberté[19]. Le National, entre autres, tout en feignant de vouloir calmer les ouvriers, avait énuméré complaisamment les causes de leur misère, et les avait rejetées toutes sur le pouvoir.

La Chambre ne pouvait pas ne pas voir le mal. Serait-elle en mesure d'y remédier ? Ce qu'on lui demandait, c'était de montrer elle-même où était sa majorité. Les premières séances furent remplies par la vérification des pouvoirs, œuvre toujours assez mesquine et d'où ne pouvait sortir grande lumière. On attendait le moment où l'Assemblée se constituerait définitivement par la nomination de son président ; force lui serait bien alors de se séparer en deux camps. Comment et où se ferait la coupure ? c'est ce qu'il était difficile de prévoir, dans l'état de morcellement et de décomposition des partis. Sans doute, si les coalisés demeuraient unis, ils auraient la majorité. Mais depuis les derniers incidents, n'était-il pas visible que M. Guizot, mécontent, s'éloignait de la gauche et du centre gauche, pour faire sa paix avec le centre et rentrer en grâce auprès du Roi ? C'était d'ailleurs revenir à sa place naturelle. Parmi ses amis, les uns le suivaient volontiers dans cette évolution, comme M. Duchâtel et M. Vitet, ou même le devançaient avec quelque précipitation, comme M. Persil. D'autres, au contraire, tels que MM. Duvergier de Hauranne, de Rémusat, Jaubert, Piscatory, blâmaient leur chef et voulaient rester fidèles quand même à leurs alliés du centre gauche et de la gauche nouveau signe de cet esprit de dissension qui était partout le résultat et comme le châtiment de la coalition. Quant au centre, il ne pouvait pas oublier tout de suite son ressentiment contre les doctrinaires. La blessure avait été trop profonde et était encore trop récente.

Aussi l'accueil qu'il fit à M. Guizot et à ses amis fut-il d'abord peu engageant. S'il consentait à se servir d'eux ou même à les servir, c'était en leur gardant rancune et en leur faisant affront. Le parti conservateur, disait le Journal des Débats, le 16 mars, se défiera des doctrinaires, et il aura raison ; mais il s'en servira. Ils reviendront au parti conservateur ; ils reviendront lui demander le pouvoir qu'il leur rendra peut-être, sans leur rendre, pour cela, son ancienne estime, et ils seront contents. Le même journal ajoutait, deux jours après : Nous n'avons pas besoin de faire les avances avec les doctrinaires nous les attendons. Leur faute a été énorme ils le sentent, quoique leur orgueil n'en convienne peut-être pas encore ; ils commencent à l'expier amèrement. Cependant, à la réflexion, les habiles du centre finirent par comprendre de quel prix était pour eux le retour de M. Guizot celui-ci ne leur apportait-il pas le talent et l'éclat qui leur manquaient ? L'intérêt, sans effacer le ressentiment, le fit taire, et, de plus ou moins bonne grâce, les anciens fidèles de M. Molé acceptèrent d'entrer en pourparlers avec celui qui avait été son plus redoutable adversaire.

L'objet immédiat de ces pourparlers était de s'entendre pour faire échec a la candidature de M. Odilon Barrot, que la gauche et le centre gauche portaient à la présidence de la Chambre. Les doctrinaires unis au centre faisaient-ils la majorité, ou celle-ci restait-elle à la coalition du centre gauche et de la gauche ? La question était douteuse et fort discutée dans les journaux[20]. Les doctrinaires estimèrent que, pour être assurés de l'emporter contre M. Barrot, il fallait détacher une fraction du centre gauche. Ce groupe n'échappait pas à la décomposition qui était alors le mal de tous les partis. La conduite de M. Thiers, dans les récentes négociations ministérielles, avait laissé de vives irritations chez plusieurs de ses principaux lieutenants, chez M. Dufaure, M. Sauzet, et surtout M. Passy. Ce dernier prenait de plus en plus l'attitude chef de groupe dissident ; il donnait à entendre que si les conservateurs le portaient à la présidence, il leur amènerait une partie du centre gauche, et qu'une fois nommé, il se ferait fort de constituer un ministère sans M. Thiers. M. Duchâtel s'employa fort activement à faire accepter, cette proposition par le centre ; il y eut quelque peine. Les anciens 221 gardaient rancune à M. Passy, d'avoir été l'un des plus âpres dans la campagne contre le prétendu pouvoir personnel[21] ; mais l'intérêt de faire brèche dans le centre gauche était manifeste ; aussi acceptèrent-ils, après quelques hésitations, le candidat qui s'offrait.

Quand M. Thiers vit cette manœuvre se dessiner, il en comprit le danger et fit des ouvertures aux doctrinaires, cette fois avec un vrai désir de s'entendre. Il demandait seulement que l'on s'engageât à voter personnellement pour M. Barrot ; à ce prix, il promettait de travailler à former le ministère tel que M. Guizot l'avait précédemment demandé. Mais quelle assurance avait-on que, le président nommé, aucune dif6cu !té ne s'élèverait pour la constitution du cabinet ? Prévoyant l'objection, M. Thiers s'offrait a donner toutes les garanties, par exemple à arrêter d'avance la liste ministérielle et à la signer en commun. Il ajoutait que si le maréchal Soult refusait son concours, il accepterait la présidence sans portefeuille du duc de Broglie. Si M. Thiers eût été au début dans ces dispositions, l'entente se fût faite. Maintenant il était trop tard. M. Guizot s'était engagé dans une autre politique il déclara que les garanties offertes ne signifiaient rien, et ajouta qu'il était certain, après la défaite de M. Barrot, d'amener M. Thiers à composition. Ce propos, aussitôt rapporté à celui qu'il visait, n'était pas fait pour combler l'abime chaque jour plus profond qui se creusait entre les deux rivaux.

Il ne restait plus donc à M. Thiers qu'à livrer la bataille, dont le jour fut fixé au 16 avril. Il la perdit. M. Passy ne détacha sans doute qu'un petit nombre de membres du centre gauche, assez cependant pour faire une majorité avec les voix du centre et des doctrinaires. Il fut élu président par 226 voix contre 193. La Chambre semblait dire par là qu'elle ne voulait pas d'un ministère qui s'appuierait sur la gauche. Les journaux de ce dernier parti ne dissimulèrent pas leur désappointement. La cour l'emporte, disait l'un d'eux, et la Chambre vient d'abdiquer. Puis, se tournant contre les doctrinaires : L'infamie est consommée. En six mois, vous avez été deux fois transfuges. Toutefois, si la majorité s'était prononcée, elle demeurait encore bien peu sûre d'elle-même, car, dès le lendemain, la gauche regagnait dans l'élection des vice-présidents une partie de ce qu'elle avait perdu dans celle du président.

Est-ce ce dernier fait qui modifia les vues de M. Passy ? Toujours est-il qu'une fois élu, il ne répondit pas à l'attente de ceux qui l'avaient nommé. Au lieu de poursuivre la campagne qu'il avait annoncée contre M. Thiers, il tenta de se rapprocher de lui et de reprendre, sous la présidence du maréchal Soult, la combinaison centre gauche qui avait échoue peu auparavant. Après plusieurs jours d'allées et venues, on se heurta à l'impossibilité de concilier le maréchal et M. Thiers. Les personnages engagés dans ces pourparlers se séparèrent, encore un peu plus irrités les uns contre les autres, et les journaux ne manquèrent pas d'accuser le maréchal d'avoir été, dans les difficultés qu'il avait soulevées, l'instrument des perfidies royales. L'élection de M. Passy n'avait donc pas apporté la solution qu'on espérait, et la confusion était pire que jamais.

 

V

Le public, qui avait été d'abord spectateur un peu dédaigneux de complications et de compétitions auxquelles il ne pouvait s'intéresser, finissait par s'étonner et s'inquiéter d'une crise si prolongée. Ce qui a remplacé la vivacité de l'attente, observait un témoin[22], c'est une lassitude, un dégoût et un mécontentement universels. Déjà, deux ans auparavant, au sujet de crises beaucoup plus courtes, M. de Broglie avait écrit à M. Guizot[23] : Il ne faut pas se faire illusion, le public est las, très-las des crises ministérielles, presque autant qu'il est las des révolutions. Dans les salons, on voyait les choses au plus sombre : C'est de la révolution adoucie, mais qui ne le sera pas longtemps ; écrivait la duchesse de Dino à M. de Barante. M. Molé dit tout haut que son ministère a été le ministère Martignac du gouvernement de Juillet ; car il faut que vous sachiez qu'on dit tout, tout haut, a tout venant, avec une liberté effrayante, ce qui prouve qu'on ne compte plus avec personne et qu'on ne ménage plus rien. M. Royer-Collard dit que la coalition a détroussé le gouvernement. Et elle ajoutait, un autre jour : La société proprement dite s'écroule dans un semblable état de choses ; il est impossible de vous donner une juste idée du lugubre de Paris, des cris de terreur qui s'y poussent et de l'hostilité grossière du langage et de l'action. Ou bien encore elle s'écriait, avec le défaut de mesure d'une imagination féminine : Notre pays s'en va, soyez-en sûr[24].

L'inquiétude avait, dans le monde des affaires, des conséquences désastreuses. Déjà, par le contre-coup des agitations des luttes politiques, les mois de janvier et de février avaient été mauvais. Mars et avril, où l'on avait espéré une reprise, se trouvaient être plus mauvais encore. Diminution notable dans le rendement des impôts et dans les recettes de l'octroi, retraite des fonds déposés aux caisses d'épargne, resserrement du crédit, chômages, tous les symptômes révélaient la stagnation du commerce et de l'industrie. Les ouvriers sans travail se rassemblaient dans les rues, encore calmes, mais mal préparés, par un dénuement croissant, à résister aux excitations mauvaises. Les journaux de toute nuance, sauf à se rejeter mutuellement la responsabilité du mal, s'accordaient a en constater la gravité exceptionnelle. Quelques-uns parlaient même de panique. Il faut, disait le Commerce, remonter jusqu'à 1831, pour trouver une situation pareille.

Devant un malaise si général, les acteurs principaux de cet étrange imbroglio tâchèrent de se disculper publiquement. Une interpellation de M. Mauguin leur en fournit l'occasion, et, le 23 avril, on vit se succéder à la tribune M. Dupin, M. Thiers, M. Guizot, le marquis de Dalmatie, porte-parole du maréchal Soult, son père, et M. Passy, chacun racontant avec détail la part qu'il avait prise aux négociations ministérielles. Tous s'exprimèrent sans doute avec une grande convenance de formes. Mais n'était-ce pas chose anormale et fâcheuse, que de montrer ainsi au public les dessous du régime parlementaire, que de lui faire confidence de ces compétitions personnelles, si étrangères à l'intérêt général, et de le provoquer à porter sur elles un jugement qui ne pouvait être que sévère ? Pour les esprits réfléchis et de bonne foi, le personnage qui sortait le plus indemne de ces explications, était celui qui n'y avait pu prendre part le Roi. M. Thiers, sans doute, avec une réserve apparente, eût bien voulu donner à entendre que les avortements successifs étaient imputables à la Couronne, mais les faits mêmes, tels qu'ils ressortaient de tous les récits, contredisaient cette insinuation. D'ailleurs, M. Passy et M. Guizot, renouvelant une déclaration déjà faite, plusieurs jours auparavant, par le maréchal, à la Chambre des pairs, affirmèrent, sans être démentis, que la Couronne avait tout accordé sur les choses et sur les hommes. Et M. Odilon Barrot, lui-même, dit le lendemain : C'est avec bonheur que j'ai entendu ceux qui ont été mêlés aux négociations ministérielles déclarer que la Couronne avait tout cédé, hommes et choses ce ne sont donc pas les institutions qui ont manqué au pays ; ce sont les hommes qui ont manqué aux institutions.

Un tel débat rendait-il la solution plus facile et plus prochaine ? Tout au contraire, il faisait les divisions plus irrémédiables encore, par la publicité qu'il leur donnait. Ainsi en fut-il d'abord pour le maréchal et M. Thiers, ensuite pour M. Guizot et M. Barrot. Entre les deux derniers, la rupture se fit même avec quelque solennité. Dans le désir évident de continuer son mouvement de retraite vers les anciens 221, M. Guizot expliqua l'échec des tentatives ministérielles auxquelles il avait été mêlé, par cette raison qu'il avait tenu à stipuler des garanties pour les conservateurs dont il s'était trouvé momentanément séparé ; puis, s'attaquant à la gauche, il lui reprochait d'être exclusive, sans esprit de gouvernement, et déclarait que le pays ne la verrait pas sans inquiétude s'approcher du pouvoir. M. Barrot releva le gant avec hauteur, renvoya aux doctrinaires le reproche d'exclusivisme, et, faisant une allusion directe à son contradicteur : Si parfois nous déprécions trop nos hommes politiques, dit-il, parfois aussi nous les exaltons trop, et, par là, nous excitons chez eux un orgueil indomptable. Il y a, dans notre société moderne, un mal qui mérite toute votre sévérité c'est cette personnalité orgueilleuse qui se décerne de beaux titres, qui s'appelle dignité personnelle, comme si la vraie dignité n'était pas dans l'abnégation et le sacrifice, bien plutôt que dans des prétentions exagérées. Après un tel débat, il ne restait plus rien de la coalition. Cependant l'éclat avec lequel M. Guizot se séparait ainsi de ses alliés de la veille ne lui valait pas encore le pardon de tous les 221. M. de Lamartine se fit à la tribune l'organe de ces ressentiments tenaces, et dénia amèrement à l'orateur doctrinaire le droit de parler au nom des conservateurs. Cette sortie fut, il est vrai, désavouée sur-le-champ par le général Bugeaud, et le Journal des Débats protesta, le lendemain, contre les étroites rancunes qui faisaient repousser par quelques conservateurs un concours aussi précieux que celui de M. Guizot.

Après que la Chambre se fut livrée à ces débats rétrospectifs et stériles, le Roi dut recommencer ses tentatives à la recherche du ministère introuvable. Le 28 avril, il s'adressa à M. Passy. Celui-ci parut d'abord réussir. Dès le lendemain, il était en mesure de proposer au Roi, qui ne faisait nulle objection, un ministère centre gauche où il réunissait MM. Thiers, Dupin, Dufaure, Sauzet : ni M. Passy, ni M. Thiers n'acceptant la présidence l'un de l'autre, il avait été décidé que le garde des sceaux, qui devait être M. Dupin, présiderait, à raison de son titre, les délibérations du conseil. Tout était convenu, et l'on se flattait enfin d'être au bout de la crise, quand, à la dernière heure, M. Dupin, n'écoutant que son humeur fantasque, vint se dédire et par cela même faire tout manquer. Il invoquait de plus ou moins méchants prétextes son véritable motif était sa répugnance égoïste pour les situations difficiles et risquées. Ce fut un tollé formidable contre lui. Il essaya de se justifier devant la Chambre, en racontant longuement ce qui s'était passé ; il devenait d'usage de mettre le public dans la confidence de toutes les négociations manquées. Ces explications furent mal accueillies et valurent à leur auteur une réponse sévère de M. Dufaure[25]. Les journaux amis de M. Thiers, continuant leur campagne, ne manquèrent pas d'insinuer fort injustement que, dans cette circonstance, l'ancien président de la Chambre avait été, comme naguère le maréchal Soult, l'instrument du Roi, machiavéliquement obstiné à tout empêcher.

Ce nouvel échec jeta le découragement dans tous les esprits était-on donc condamné à ne jamais sortir de l'ornière où, à chaque effort, on s'embourbait davantage ? Ce fut donc sans grand entrain, et en tout cas avec peu de succès, que le maréchal, rentré en scène, fit quelques tentatives pour constituer un ministère d'où seraient exclus à la fois M. Thiers et M. Guizot. Cette combinaison avait au fond la préférence du Roi. Dès le 24 avril, il avait fait venir M. Guizot, pour obtenir qu'il laissât ses amis entrer, sans lui, dans un cabinet de ce genre : Vous voyez, lui dit-il, dans quelle impasse nous sommes ; il n'y a qu'un ministère neutre, un ministère où les grands amours-propres n'aient pas à se débattre, qui puisse nous en tirer. — Que ce ministère se forme, répondit M. Guizot, qu'il rapproche et unisse les deux centres ; non-seulement je ne détournerai pas mes amis d'y entrer, mais je le soutiendrai de tout mon pouvoir. M. Guizot ajoute dans ses Mémoires, après avoir rapporté cet entretien : Le Roi me prit la main avec une satisfaction où perçait un peu de moquerie ; rien ne lui convenait mieux qu'un cabinet qui, en mettant fin à ses embarras, fût pourtant un mécompte pour la coalition[26]. En se prêtant si facilement au désir du Roi, M. Guizot se rendait probablement compte qu'il lui était utile de s'effacer pendant quelque temps, pour laisser s'apaiser l'irritation des conservateurs au fond, d'ailleurs, Il se flattait qu'on ne pourrait pas longtemps se passer de lui. Il ne faisait même pas d'objection à ce que le maréchal Soult prit le ministère des affaires étrangères et comme M. Duvergier de Hauranne lui objectait que c'était livrer toute la diplomatie au Roi : Après tout, répondit vivement M. Guizot, mieux vaut la politique du Roi que celle de M. Thiers. Ce dernier était, au contraire, très-peu disposé à prendre patiemment son exclusion. Pour empêcher ses amis de se prêter à une telle combinaison, il leur fit contracter une sorte d'engagement de ne pas entrer dans un cabinet autre que celui dont il arrêtait avec eux la composition. Ainsi armé, il attendit que la Couronne fût réduite à capituler entre ses mains. Son attitude prenait un caractère chaque jour plus marqué d'hostilité contre le Roi. Le 1er mai, lorsque la Chambre alla féliciter Louis-Philippe, à l'occasion de sa fête, presque tous les députés étaient présents, entre autres M. Odilon Barrot et M. Mauguin ; M. Thiers ne se montra pas, et son absence fut très-commentée. En même temps, les journaux qui passaient pour recevoir ses inspirations ou tout au moins ses conseils, imputaient au Roi, plus ouvertement que jamais, la prolongation de la crise, l'accusaient de diviser la Chambre, d'opposer une force d'inertie ou l'habileté de la ruse aux vœux ardents de la France, et déclaraient, d'un ton menaçant, qu'on ébranlait ainsi la foi du pays dans les institutions monarchiques[27].

Le 4 mai, sous le prétexte de vaincre cette prétendue résistance, M. Mauguin proposa à la Chambre de voter une humble Adresse au Roi, le suppliant de mettre un terme aux anxiétés du pays et de constituer, en usant de sa prérogative, un ministère qui ne fût pas provisoire l'Adresse indiquerait également quelles conditions devait remplir ce ministère. Le premier mouvement des conservateurs fut de combattre une proposition qui leur paraissait impertinente pour la Couronne, qui l'était évidemment dans la pensée de son auteur, et qui risquait de faire croire au public que l'obstacle était venu jusqu'ici de la mauvaise volonté du Roi. Or, comme le disait M. de Lamartine, la Couronne serait plus en droit que les députés de faire à ceux-ci une Adresse et de leur dire Comment me demandez-vous de répondre à une interrogation dont vous seuls, vous pouvez avoir le secret et la réponse ? Sous l'empire de ces sentiments, la proposition fut d'abord ajournée mais bientôt, devant l'impossibilité d'aboutir, les conservateurs en vinrent à se demander si, en dégageant la proposition de tout ce qui pouvait être reproche ou défiance à l'égard de la royauté, elle n'aurait pas ce bon résultat de forcer enfin la Chambre à manifester où était sa majorité. D'ailleurs, au point où l'on en était, pouvait-on refuser d'essayer un moyen quelconque d'en finir ? Le 10 mai, la proposition fut donc prise en considération, à une immense majorité, et la commission chargée d'y donner suite fut nommée le 11 mai. M. Thiers en faisait partie et se flattait d'y avoir la majorité : majorité, en tout cas, minime et incertaine. On ne pouvait encore prévoir ce qui sortirait de là, quand tout à coup, le 12 mai, la fusillade éclata dans les rues de Paris c'était l'émeute qui, pour la première fois depuis cinq ans, croyait pouvoir relever la tête et engager la bataille.

 

VI

Depuis trois ans, la société des Saisons[28], sous la conduite de Blanqui, de Barbès et de Martin Bernard, conspirait contre la monarchie et la société, sans avoir pu encore trouver une occasion de mettre à exécution ses détestables desseins. Les affiliés s'impatientaient, et les meneurs, fort embarrassés, ne savaient plus trop quel aliment donner à ces passions surchauffées, quand se produisit la crise dont nous venons de raconter les tristes péripéties. Cette sorte d'interruption du gouvernement, ce discrédit des pouvoirs publics, cette excitation et cette impuissance des partis, ces attaques dirigées contre la royauté par les chefs de la bourgeoisie régnante, le malaise général, la stagnation des affaires, le chômage qui jetait tant d'ouvriers sans travail dans la rue, tout cela leur parut offrir à l'émeute des chances telles qu'elle n'en avait pas rencontré depuis plusieurs années. Ils se décidèrent donc à tenter un coup, et en fixèrent le jour au dimanche 12 mai. En attendant, convocation des affiliés, choix des lieux de rassemblement, dépôts d'armes et de munitions, tout fut combiné et réglé avec un secret soigneusement gardé. La police demeura dans l'ignorance de tous ces préparatifs. Aussi a-t-on pu dire que, depuis la conspiration du général Mallet, jamais insurrection n'avait pris le gouvernement plus au dépourvu[29].

Le dimanche 12 mai, à deux heures de l'après-midi, pendant que tout Paris est à la promenade ou aux courses du Champ de Mars, les affiliés, au nombre de six à sept cents, se réunissent rue Saint-Martin et rue Saint-Denis. On leur fait savoir que le grand jour est enfin venu. Les portes de l'armurier Lepage, vite enfoncées, les mettent à même de se procurer des armes. Des cartouches, rassemblées d'avance dans le voisinage, leur sont distribuées. Il ne reste plus qu'à se lancer à la conquête de Paris. Mais auparavant, un cri s'élève des rangs de cette petite armée Le comité, le comité On veut voir enfin ces chefs mystérieux qui, depuis trois ans, ont commandé sans se faire connaître. N'ont-ils pas promis qu'ils se révéleraient au jour de la lutte ? Le comité, c'est nous, répondent Martin Bernard, Blanqui et Barbès. Nous sommes à votre tête, comme nous vous l'avions promis. La déception est grande chez les conjurés qu'on a leurrés de l'espoir de combattre sous des chefs illustres. Des récriminations éclatent plusieurs se retirent, en se disant trahis. Enfin Barbes, pour couper court à cet incident qui menace d'amener une débandade complète, crie : En avant ! et il s'élance, suivi de quelques centaines d'émeutiers.

Le plan, œuvre de Blanqui, consistait à s'emparer d'abord, par surprise, de la Préfecture de police, et à faire de la Cité la base des opérations de l'émeute. Barbès se dirige donc de ce côté. Sur la route, il rencontre le poste du Palais de justice. Le lieutenant Drouineau, qui y commande, fait prendre les armes à ses soldats, dont les fusils ne sont même pas chargés, et s'avance seul vers les insurgés. Un homme, portant un fusil à deux coups, marche à la tête de ces derniers ; il somme le lieutenant de déposer les armes. Plutôt la mort ! lui est-il répondu. L'homme abaisse son fusil et fait feu des deux coups au second, Drouineau tombe foudroyé. Quel était ce meurtrier ? Plusieurs témoins ont reconnu Barbès, d'autres ont hésité ; lui-même a nié énergiquement ; le point est resté douteux. Le lieutenant à terre, les insurgés font une décharge générale sur les soldats qui se tenaient l'arme au bras. Quatre sont tués, cinq blessés, les autres se dispersent. Après cet exploit sauvage, la bande se dirige vers la Préfecture de police, mais on a eu le temps de s'y mettre sur la défensive. Les assaillants, accueillis à coups de fusil, battent aussitôt en retraite.

Ils commencent alors, à travers les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin, une sorte de promenade séditieuse, désarmant et parfois massacrant les postes isolés qu'ils rencontrent, élevant des barricades dans les rues étroites. Leur dessein est de jeter le trouble dans la ville et d'y soulever les éléments révolutionnaires. L'une de leurs premières stations s'est faite à l'Hôtel de ville, où Barbès a lu une proclamation incendiaire et féroce, imprimée à l'avance. Cependant les ouvriers, sur le concours desquels les meneurs ont compté, regardent, étonnés, cette insurrection dont le motif et les moyens leur échappent, et qui leur paraît une sinistre folie à peine quelques centaines se joignent aux combattants. Le mystère dont s'était enveloppée la conjuration avait eu pour effet que le peuple, même dans sa fraction républicaine et révolutionnaire, n'était ni moins surpris ni plus préparé que le gouvernement lui-même.

Vers la fin de l'après-midi, les troupes arrivent sur le terrain de la lutte, les gardes municipaux d'abord, ensuite la ligne et la garde nationale. Les postes sont repris, les bandes dispersées, les barricades enlevées après des combats parfois acharnés. Barbès, blessé, la figure en sang et les mains noires de poudre, est fait prisonnier ; du moins a-t-il bravement payé de sa personne. Quant à Blanqui, qui avait tout mis en train, son action dans le combat n'a laissé aucune trace. A la fin de la journée, il est réduit, ainsi que Martin Bernard, à se cacher chez des amis, où tous deux seront arrêtés peu après. Quelques heures ont suffi pour avoir raison de cette émeute, la plus inexplicable et la plus injustifiable de toutes[30]. Le nombre exact des morts est demeuré inconnu. Cent quarante-trois blessés furent portés dans les hôpitaux. Sur plusieurs points, entre autres au poste du Palais de justice, il y avait eu plutôt assassinat que combat. La lugubre surprise de cette émeute, venant s'ajouter au long malaise de la crise ministérielle, avait produit dans Paris une impression de morne stupeur. Le soir, de nombreux visiteurs, pairs, députés, fonctionnaires, s'empressèrent aux Tuileries. Le maréchal Soult, arrivé l'un des premiers, eut l'idée de profiter de l'émotion générale, pour vaincre les hésitations et les résistances qui avaient fait échouer jusqu'ici toutes les combinaisons. Le Roi agréa l'idée, avec le dessein d'en faire sortir la solution qui avait eu toujours ses secrètes préférences, celle qui, excluant les grands amours-propres, c'est-à-dire M. Thiers et M. Guizot, réunissait aux seconds rôles du centre gauche et du centre droit un représentant des anciens 221[31]. Seulement, si M. Guizot et M. Thiers se trouvaient également écartés, il y avait, entre eux, cette différence que le premier poussait à cette combinaison, tandis qu'elle se faisait malgré le second. A mesure que se présentait aux Tuileries un des personnages aptes à faire partie du ministère, le Roi le faisait appeler dans son cabinet, où il se tenait avec le maréchal, et lui demandait un concours à peu près impossible à refuser dans de telles circonstances. M. Dufaure, arrivé l'un des derniers, fut plus long à se décider ; il était gêné par l'engagement que lui avait fait prendre, peu auparavant, M. Thiers, de ne pas entrer dans d'autres combinaisons que la sienne. Estimant cependant que la gravité de la situation le déliait de sa parole, il finit par donner un consentement dont M. Thiers lui garda longtemps rancune. Avant la fin de la soirée, tout se trouva conclu l'émeute avait fait, en quelques heures, ce que n'avaient pu faire, depuis plus de deux mois, ni l'habileté patiente du Roi, ni l'agitation des meneurs parlementaires. Le lendemain, Paris fut agréablement surpris d'apprendre que, pendant la nuit, il lui était né enfin un ministère. Le maréchal Soult était ministre des affaires étrangères et président du conseil ; M. Duchâtel, ministre de l'intérieur ; M. Teste, de la justice ; M. Passy, des finances ; M. Villemain, de l'instruction publique ; M. Dufaure, des travaux publics ; M. Cunin-Gridaine, du commerce ; le général Scheider, de la guerre ; l'amiral Duperré, de la marine. MM. Passy, Dufaure, Teste représentaient le centre gauche ; MM. Duchâtel et Villemain, le centre droit ; M. Cunin-Gridaine, le centre reste fidèle à M. Molé.

 

VII

On dit que le Roi ne put se défendre d'une satisfaction un peu ironique, en signant les ordonnances qui constituaient le nouveau ministère. En effet, si la coalition l'avait un moment vaincu et humilié, il était bien vengé. On était parti en guerre contre M. Molé, parce qu'il ne couvrait pas suffisamment la Couronne ; quel homme sérieux eût pu soutenir que le maréchal Soult la couvrait davantage ? C'était surtout dans les questions extérieures que l'on avait dénoncé l'intrusion du pouvoir personnel ; or mettre le maréchal à la tête des affaires étrangères dont il ne connaissait rien, c'était, de l'aveu de tous, livrer au Roi seul toute la direction de la diplomatie. On s'était plaint que le ministère du 15 avril fût constitué en dehors des grandes influences parlementaires ; c'était même, à parler vrai, le principal grief, celui qui avait mis tout en mouvement or le caractère marquant de la combinaison à laquelle on venait d'aboutir, était l'exclusion réfléchie et voulue de M. Thiers et de M. Guizot. On avait reproché à l'administration précédente de ne pas représenter un parti déterminé, une politique arrêtée ; or le propre du nouveau ministère était, suivant l'expression même du Roi, d'être neutre ; ces ministres venus de tous les camps, naguère en lutte les uns contre les autres, réunis sous le coup d'un péril soudain, sans s'être concertés sur les questions à résoudre, eussent été bien embarrassés de dire quel parti représentait leur assemblage et de formuler leur programme. Ainsi, pas un des défauts reprochés au ministère du 15 avril, de ces défauts jugés si graves qu'on n'avait reculé devant rien pour jeter bas le ministère, qui ne réapparût, parfois même aggravé, dans le cabinet du 12 mai. La coalition n'avait pas été seulement une faute, elle se trouvait être aussi une duperie.

Mais si la coalition avait complètement manqué le but qu'elle visait, elle avait fait un mal auquel elle ne s'attendait pas. Pendant plusieurs mois, elle avait comme interrompu tout gouvernement à un élan de merveilleuse prospérité, elle avait fait brusquement succéder une crise économique douloureuse. Hors frontières, les conséquences avaient été plus fâcheuses encore. Les cours étrangères, déjà disposées à s'effaroucher facilement du bruit et du mouvement normal d'un gouvernement libre, voyaient, dans le désordre de la coalition, le prodrome d'une révolution imminente ; tout ce que le gouvernement de Juillet avait fait, depuis neuf ans, pour leur inspirer enfin confiance dans sa stabilité et dans sa durée, se trouvait du coup compromis[32]. On en venait aussi à douter, au dehors, de notre volonté pacifique. Le genre d'attaques auxquelles l'opposition s'était livrée sur la politique extérieure, et le succès qu'elles avaient paru obtenir, faisaient soupçonner, bien à tort, la nation de velléités belliqueuses contre lesquelles les puissances croyaient prudent de se mettre en garde[33]. En même temps qu'il leur paraissait impossible de compter sur nous, elles jugeaient inutile de compter avec nous. La France était comme annulée en Europe, et cela à un moment où les plus graves événements se préparaient en Orient et où, à Vienne, on n'eût demandé qu'à s'entendre avec elle. M. de Metternich ne cachait pas ce désir, mais, disait-il à M. de Sainte-Aulaire[34], vous n'avez pas de ministre, et je ne puis commencer une telle affaire sans savoir avec qui j'aurai à la continuer. Aussi M. de Barante, qui naguère s'était félicité du crédit croissant de son gouvernement auprès des cours même les plus mal disposées, écrivait[35], désolé, de Saint-Pétersbourg : Pour ceux qui sont au loin, la tristesse est de remarquer combien la France s'en va perdant autorité et considération.

La coalition n'avait pas seulement jeté, dans les affaires intérieures et extérieures de la France, un trouble momentané et plus ou moins promptement réparable, elle avait fait tort aux institutions elles-mêmes. La royauté, pour s'être trouvée vengée par l'issue dernière de la crise, n'en conservait pas moins la trace des coups qui lui avaient été portés. Ce n'était pas impunément que, arrachée à son inviolabilité sereine et supérieure, elle avait été, pendant plusieurs mois, mise sur la sellette par les personnages les plus considérables du régime, dénoncée, plus ou moins ouvertement, comme coupable d'usurpation cauteleuse sur la prérogative parlementaire, et comme sacrifiant, au dehors, les intérêts et l'honneur de la France. Ce n'était pas impunément qu'après une lutte électorale où adversaires et amis déclaraient faire le pays juge de ces reproches, le scrutin avait paru les ratifier. Tout cela eùt été dangereux même pour une monarchie ancienne et incontestée ; ne l'était-ce pas plus encore pour une monarchie imparfaitement dégagée des faiblesses d'une origine récente et révolutionnaire ? Elle sortait donc de là diminuée, humiliée, exposée à des méfiances et à des ressentiments qui rendaient son rôle plus difficile, son autorité plus précaire. L'internonce à Paris, Mgr Garibaldi, esprit fort avisé, vivant depuis longtemps en France et la connaissant bien, écrivait, peu après, à un évêque français : Le pouvoir royal a immensément diminué, à la suite des crises parlementaires. Puis, citant ce mot d'un ami de M. Thiers à qui l'on avait dit : Vous avez effacé le Roi, et qui répondait : Non, nous l'avons voilé, l'internonce ajoutait : Cela signifie la république ou peu s'en faut[36]. Les républicains d'ailleurs ne s'y trompaient pas, et, en mars 1839, Béranger écrivait à un de ses amis : La coalition vient de porter un terrible coup au trône, et ce qu'il y a de curieux, ce sont les monarchiens qui l'ont réduit à ce piteux état ; passe encore pour Garnier-Pagès ! Il ajoutait, dans une autre lettre : J'avais prédit à nos jeunes gens que la bourgeoisie finirait par se quereller avec la royauté ma prédiction commence à s'accomplir. Il n'en sortira certes pas grand bien encore mais c'est déjà beaucoup que cette émeute parlementaire dont les chefs ne me paraissent pas avoir pressenti toutes les conséquences. Et encore : La coalition vient de porter à la cour un coup qui laissera des cicatrices, et je vous avoue que je n'aurais rien conçu à ces attaques dirigées par des hommes qui se prétendent monarchiques, si les ambitions personnelles n'expliquaient bien des choses[37]. Aussi, plus tard, après la révolution de 1848, des hommes d'opinions fort différentes, M. de Lamartine comme M. de Montalembert, recherchant, dans le passé, les causes d'un écroulement si soudain ; s'accordaient à désigner la coalition de 1839 comme l'une de ces causes[38].

L'institution parlementaire était plus atteinte encore. Ce contraste entre les visées orgueilleuses des partis coalisés et l'impuissante confusion qui avait suivi leur victoire ; cette campagne entreprise pour reconstituer une majorité, et qui aboutissait non-seulement à couper en deux l'ancien parti de gouvernement, sans en former un nouveau, mais à subdiviser, à décomposer chaque groupe[39], et à semer, entre les fractions, d'implacables ressentiments sorte de confusion des langues, châtiment d'une autre Babel ; cette recherche d'un ministère puissant, au terme de laquelle on s'estimait heureux de voir former un de ces ministères purement négatifs, comme disait alors le duc de Broglie, dont le but et le mérite sont d'exclure, les uns par les autres, les personnages politiques les plus éminents, un de ces ministères pâles, indécis, sans principes avoués, sans autre prétention que de vivre au jour la journée, sans autre point d'appui que la lassitude et le découragement universel[40] ; le scandale de ces alliances, si facilement conclues malgré l'opposition ancienne des principes, et si promptement rompues, malgré la campagne récemment faite en commun ; cette effervescence d'ambitions, de haines, de rancunes et de jalousies, qui tendaient, dans les luttes parlementaires comme dans les compétitions ministérielles, à substituer les questions de personnes aux questions d'opinions[41] ; cet égoïsme naïf ou cynique avec lequel chaque homme politique en était venu à se tenir pour un principe et jugeait dès lors licite de tout rapporter et de tout sacrifier à soi[42] ; — tout cela avait jeté comme une grande ombre sur le prestige du régime représentatif.

Les amis les plus clairvoyants de ce régime eurent, sur le moment même, l'impression très-vive et très-douloureuse du tort qu'il s'était fait. On s'en rend compte au cri d'alarme et parfois presque de désespérance qu'ils laissèrent alors échapper. La situation est difficile, disait M. de Rémusat ; il y a quelque chose de souffrant, de faible, d'impuissant, dans le fond de notre gouvernement. Le public, avec sa sensibilité admirable, s'en aperçoit et se demande s'il n'y a pas un vice grave dans nos institutions. — Le gouvernement parlementaire, écrivait de son côté M. de Barante, n'est point dans un moment de triomphe et d'éclat... Le champ est livré aux intérêts et aux amours-propres personnels dont j'espère que le public commence à avoir un grand dégoût. Et encore : Le gouvernement représentatif est, comme le reste, atteint par le dégoût et le doute. Toute autre combinaison est si impossible qu'elle n'est ni regrettée ni souhaitée. De sorte que, sur ce point comme sur tant d'autres, nous subsistons par négation. La durée seule nous donnera du fondement. Ce n'est pas que M. de Barante eût le sentiment d'un danger actuel ; le mal, disait-il, n'a aucune énergie, il s'affaisse, se disperse ; mais l'observateur artiste sentait le besoin d'un événement ou d'un homme qui rendissent la vie morale à ce caput mortuum de cinquante années de révolutions[43].

Pendant que les délicats se lamentaient, en cherchant le remède, les esprits plus impatients et plus superficiels ne s'attardaient pas à essayer de redresser, ou seulement de faire fonctionner plus prudemment, la machine compliquée qui venait d'être faussée et forcée ; ils se demandaient s'il ne serait pas plus simple de supprimer la machine elle-même. Cette idée brutale ne laissait pas que d'être accueillie là où, quelques années auparavant, elle eût été repoussée avec scandale. La foi dans les institutions libérales se trouvait avoir diminué, en même temps que l'estime pour les hommes qui avaient semblé jusqu'ici les personnifier. Cette évolution ne produisit pas sans doute, du premier coup, toutes ses conséquences. Mais c'est à cette époque que commence à se manifester, dans une partie du pays, une indifférence mêlée d'inquiétude et d'un peu de dégoût pour les choses parlementaires. Quand, plus tard, le césarisme trouvera tant de facilité à remettre la main sur la France, il le devra sans doute surtout à la république toutefois, dans les causes plus lointaines de son succès, il convient de faire une certaine part à la coalition. Il y eut, à cette date précise de 1839, comme une brusque baisse dans le crédit, jusqu'alors si élevé, de la noble forme de gouvernement que la France avait, en 1814, empruntée à l'Angleterre.

 

 

 



[1] Quand M. Guizot commença cette campagne, personne, excepté lui, ne pensait qu'il pût en sortir ministre. Quand il la finit, tout le monde reconnaissait qu'il était à peu près impossible de se passer de lui. (Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.)

[2] Ces détails et beaucoup de ceux qui suivent sont empruntés aux Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[3] Cette jalousie de M. Thiers est affirmée par M. O. Barrot, dans ses Mémoires.

[4] M. Odilon Barrot témoigne lui-même que M. Thiers ne fit rien pour vaincre les scrupules de la gauche. (Mémoires de M. Odilon Barrot, t. I, p. 333.)

[5] Voici le passage même auquel il est fait allusion : Que vont devenir les doctrinaires ? Ils n'ont plus d'attitude dans la Chambre ; ils n'ont plus de place dans le pays. Il faut qu'ils s'effacent et qu'on les oublie pour un temps. Un exil temporaire est le parti le plus sage qu'ils aient à prendre et que l'on puisse leur conseiller. Les ambassades leur offrent un asile convenable que l'on s'empressera sans doute de leur ouvrir. (Constitutionnel du 17 mars.)

[6] Quel enseignement ! disait le Journal des Débats. Hélas ! à quoi donc leur a servi d'attaquer la prérogative royale à la tribune et dans leurs brochures ? A quoi leur a servi le rôle de tribuns, pris avec tant d'ardeur et de violence ? Aux yeux de la gauche, les tribuns n'ont pas cessé d'être des courtisans ; seulement c'étaient des courtisans mécontents. Nous croyons bien que, d'ici a quelques jours, nous serons forcés de défendre les doctrinaires ; mais, dans ce moment, abandonnés de leurs alliés d'hier, incertains sur la réception que leur feront leurs amis d'il y a deux ans après les déplorables égarements de la coalition, il est bien de les laisser a leur isolement et à leurs réflexions.

[7] C'est le 15 mars qu'on fut en mesure de présenter ces noms au Roi.

[8] 21 mars.

[9] Le duc de Broglie sort de chez moi, écrivait le Roi à M. Molé, le 9 mars, mais il ne veut être de rien. Je lui ai bien manifesté combien je vous regrettais, mais que, dans la chance actuelle, et ne pouvant pas vous conserver, c'était lui que j'aurais préfère. (Documents inédits.)

[10] Lettre du 20 mars 1839. (Notes inédites.)

[11] Voilà, disait à ce propos le Journal des Débats, qu'on exige du Roi non-seulement qu'il cède, mais qu'il soit trop heureux de céder ; non-seulement qu'il fasse abnégation de ses sentiments personnels, mais qu'il en change. Si l'on croit remarquer, à tort ou à raison, un peu de froideur, un peu de tristesse chez le Roi, au lieu de lui savoir gré du sacrifice qu'il fait, on le lui impute à crime. Vous vous vantez de l'avoir fait céder, acceptez sa résignation. Que voulez-vous de plus ?

[12] Journal des Débats, 3 mai 1839.

[13] Passim, dans la correspondance inédite du Roi avec M. Molé. — Dès le 2 février, Louis-Philippe avait écrit à son ministre : Patience ! Dieu m'en a abondamment pourvu, et il m'a fait une grande grâce par cette largesse, car j'en consomme beaucoup.

[14] Mémoires de M. Guizot, t. IV, p. 301.

[15] À la fin de 1838, M. Molé, causant avec un ambassadeur étranger, lui disait : La sensibilité et la vivacité du Roi augmentent d'année en année. Il s'est mis dans une grande colère ; mais j'ai supporté forage, j'ai tenu bon, j'ai offert ma démission, et à la tin il s'est adouci. (HILLEBRAND, Geschichte Frenkreichs, t. II, p 315.)

[16] Au moment où l'on croyait le ministère centre gauche fait, le Roi exprimait sa conviction que la Chambre ne le supporterait pas longtemps : Ces messieurs, disait-il, sont comme des enfants : ils ne veulent des jouets que pour les casser après. Il se résignait cependant à avaler cette pilule, la plus amère de toutes. En parlant de M. Thiers, il le traitait d'homme abominable et ne tarissait pas sur la chimère de ses maximes de ltoute-puissance parlementaire. Ces propos étaient tenus devant les diplomates étrangers. (HILLEBRAND, Geschichte Frenkreichs, t. II, p. 331.)

[17] Je suis bien affligé, écrivait le Roi à M. Molé le 29 mars, de voir se prolonger autant la situation pénible où vous êtes, et l'état violent où je suis. Je vous assure qu'il n'est pas d'efforts et de sacrifices que je ne fasse pour y mettre un terme, mais je n'y suis pas encore parvenu. (Documents inédits.)

[18] Le lendemain, la duchesse de Dino, écrivant à M. de Barante, lui parlait des horribles figures qui barraient, la veille, les communications entre les deux faubourgs. — Ils injuriaient les voitures, ajoutait-elle, les gens bien mis, et les armes sur nos carrosses leur ont singulièrement déplu. (Documents inédits.)

[19] Documents inédits.

[20] Le centre comptait 190 à 200 membres, les doctrinaires une trentaine, le centre gauche environ 80, la gauche a peu près autant, l'extrême gauche 30 à 40, les légitimistes 24. Encore tous ces chiffres n'avaient-ils rien de bien précis, car le nombre des flottants était considérable.

[21] À la cour, on avait appelé, en cette occasion, M. Passy un Roland sans sa femme.

[22] Journal inédit de M. de Viel-Cassel.

[23] Documents inédits.

[24] Documents inédits.

[25] 30 avril.

[26] Mémoires de M. Guizot, t. IV, p. 305-306.

[27] Cf. passim le Constitutionnel, le Courrier français, le Siècle, le Temps et le Commerce, de la fin d'avril et du commencement de mai.

[28] Cf. sur l'origine de cette société secrète, plus haut, chapitre premier, § V, et chapitre V, § V.

[29] DE LA HODDE, Histoire des sociétés secrètes, p. 233.

[30] Le lendemain, il y eut encore quelques échauffourées mais elles furent promptement réprimées.

[31] Le maréchal tenait beaucoup à cette dernière condition. Il écrivait, à ce propos, le 13 mai 1839, à M. de Barante : Il fallait de toute nécessité, pour que l'administration nouvelle se présentât avec quelque chance de force et de durée, que ses éléments représentassent, dans une certaine mesure, non-seulement les différentes nuances de la majorité nouvelle sortie du scrutin électoral, mais encore la masse considérable des opinions qui, après avoir eu la majorité dans la Chambre précédente, se trouant former, encore aujourd'hui, une si importante minorité.

[32] È una situazione molto terribile, disait, le 4 avril 1839, Grégoire XVI à Lacordaire, et, convaincu que nous entrions en révolution, il faisait retarder la prise d'habit du futur restaurateur de l'Ordre des Dominicains en France. A Vienne, M. de Metternich se plaisait, plus que jamais, dans de sombres pronostics. De Saint-Pétersbourg, M. de Barante écrivait, le 30 mars : Le gros de la société russe, et, encore bien plus, le commerce de Saint-Pétersbourg, croient que la révolution est de nouveau déchaînée en France, que nous allons être en proie aux plus tristes désordres. Les bruits les plus exagérés, les plus absurdes, n'ont pas cesse de circuler pendant plusieurs semaines. Plus d'une fois, j'ai en à rassurer des Français établis en Russie qui venaient, désolés, chercher à l'ambassade consolation et sécurité. (Documents inédits.)

[33] C'est encore M. de Barante qui écrivait de Saint-Pétersbourg, le 25 mai 1839 : Ce qui s'est passe chez nous, depuis quatre mois, a laissé des alarmes qui seront peut-être assez longtemps à se dissiper... On remarque que l'appel aux irritabilités nationales, l'excitation contre les puissances étrangères sont toujours un moyen de chercher la popularité et de l'obtenir, du moins par première impression on suppose que cette habitude de représenter sans cesse la France comme offensée ou menacée indique l'espoir de toucher une fibre sensible et frémissante... (Documents inédits.)

[34] Mémoires inédits du comte de Sainte-Aulaire.

[35] Documents inédits.

[36] Vie de Mgr Mathieu, par Mgr BESSON, p. 246-247.

[37] Lettres du 2, du 8 et du 29 mars 1839. (Correspondance de Béranger.)

[38] M. de Lamartine écrivait à la Saturday Review, le 6 juillet 1848. Ce qui a fait la révolution, c'est la coalition parlementaire de 1839, ce sont les banquets d'agitation de 1847, c'est l'accusation des ministres. M. de Montalembert disait, de son côté, en 1850 : Ce sont les coalitions qui ont tué, tour à tour, deux monarchies, en tuant le respect pour l'autorité. Ce n'est pas l'émeute de la rue, ce sont les hommes d'État qui ont fait les révolutions.

[39] M. Doudan écrivait plaisamment à ce propos : C'est aujourd'hui surtout qu'on peut dire qu'il y a autant et plus d'avis que de personnes. On a tellement travaillé à disperser les groupes, dans la Chambre des députes, que, sauf la haine qui est changeante, il n'y a pas de cohésion entre quatre chats. Chacun se promène en liberté dans sa gouttière, l'air capable et impertinent, et vous voulez qu'on se mette à rallier cette grande dispersion ! Il faut laisser faire cela aux temps et aux événements. (Lettres de Doudan, t. I, p. 291.) Henri Heine écrivait aussi, vers la même époque : Quand je considère, sous ce rapport, les Français d'aujourd'hui, je me rappelle les paroles de notre spirituel Adam Gurowski, qui refusait aux Allemands toute capacité d'action, vu que, sur douze Allemands, il y avait toujours vingt-quatre partis.

[40] Lettre à M. Guizot. (Documents inédits.)

[41] Quelques années plus tard, M. de Tocqueville, dénonçant à la tribune l'état d'anarchie morale et d'indifférence politique dans lequel lui paraissait être le pays, déclarait que la coalition était pour beaucoup dans cette perturbation, dans cette espèce de négation du juste et de l'injuste, en politique, qui est le trait le plus distinctif et le plus déplorable de notre époque... On a fait croire au pays, ajoutait-il, qu'il n'y avait, dans le monde politique, que des intérêts, des passions, des ambitions, non des opinions.

[42] Il n'y a plus aujourd'hui qu'une loi bien reconnue dans la conduite des affaires publiques, écrivait M. Doudan ; chacun se tient pour un principe. Nous avions autrefois découvert ce beau sophisme que l'attachement aux mêmes personnes était la véritable vie des partis ; que les personnes étaient des principes incarnés, etc. En conséquence, chacun a fait de soi son propre principe à soi-même, et ainsi nous avons gagné que tout homme qui se fait une bonne place croit combattre pour la bonne cause. C'est la grande conciliation de l'égoïsme avec la morale. (Lettres, t. I, p. 286-7.)

[43] Lettres du 16 mai, du 26 octobre et du 14 décembre 1839.