HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE III. — LA CRISE DU GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE (1836-1839)

 

CHAPITRE VI. — LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE PENDANT LE MINISTÈRE DE M. MOLÉ (1837–1838).

 

 

I. Affaires d'Espagne. M. de Metternich et Louis-Philippe. Malgré quelques difficultés, bons rapports avec les puissances continentales. — II. Humeur et mauvais procédés de l'Angleterre. A Paris et à Londres, protestations en faveur du maintien de l'alliance. Le maréchal Soult au couronnement de la reine Victoria. Accalmie générale en Europe. — III. Le gouvernement français demande à la Suisse l'expulsion du prince Louis Bonaparte. Excitation des esprits. Le prince se retire en Angleterre. — IV. L'Autriche annonce qu'elle va évacuer les Légations. Obligation qui en résulte, pour la France, d'évacuer Ancône. Le Roi et M. Molé n'hésitent pas. Antécédents de la question. Raisons de justice et de politique qui militent pour l'évacuation. Comment elle s'opère. — V. Le roi de Hollande adhère aux vingt-quatre articles et en demande l'exécution. Soulèvement des esprits, en Belgique, à la pensée de restituer le Luxembourg. Dispositions des puissances. Que pouvait faire la France ? Difficultés qu'elle rencontre à Londres et à Bruxelles. Décision de la conférence. La Belgique finit par se soumettre. Les trois affaires de Suisse, d'Italie et de Belgique sont exploitées par l'opposition. — VI. Action maritime en Amérique, spécialement contre le Mexique. Succès des armes françaises. Fermeté du ministère dans ses rapports avec les puissances. Affaire de Cracovie. Conclusion sur la politique extérieure de M. Molé.

 

Nous avons déjà vu comment, à peine arrivé au ministère des affaires étrangères, M. Molé s'était appliqué, sous la direction du Roi, à rétablir, avec Vienne et Berlin, les bons rapports, un moment altérés à la fin de l'administration de M. Thiers, et comment il avait donné tout d'abord un gage aux puissances continentales, en renonçant à toute intervention armée de la France au delà des Pyrénées[1]. Depuis lors, les choses, eu Espagne, étaient allées de mat en pis. Bien que les Cortès eussent révisé la constitution de 1812 dans un sens un peu plus monarchique, la révolution était maitresse. La reine Isabelle et sa mère se trouvaient en réalité prisonnières des ministres radicaux que les séditions militaires ou seulement l'impossibilité de gouverner faisaient se succéder avec une prodigieuse rapidité. Il n'était pas même permis à Marie-Christine de recevoir une lettre que l'ambassadeur de France demandait à lui remettre de la part du roi Louis-Philippe. Partout, dans l'armée, dans l'administration, le désordre et l'anarchie ; les villes et les provinces en insurrections continuelles ; le trésor à sec. Pendant ce temps, la guerre civile se prolongeait, sans résultat décisif d'aucun côté, avec plus de brigandages et d'assassinats que de batailles ; les deux armées, constitutionnelle et carliste, l'une de cent cinquante mille hommes, l'autre de cinquante, parcouraient une bonne partie de la Péninsule, sans presque jamais se rencontrer, surtout redoutables aux populations paisibles. D'une part, don Carlos était trop incapable pour profiter des avantages d'une pareille situation d'autre part, les généraux de l'armée constitutionnelle s'entravaient mutuellement par jalousie et employaient à des pronunciamentos les troupes qu'on leur confiait pour combattre les rebelles, pendant que les soldats, non payés, insultaient ou massacraient leurs of6ciers. État inouï qu'un pays d'une civilisation plus avancée et plus compliquée n'eût pu supporter quelques mois, sans tomber en pleine décomposition, et qui devait être celui de l'Espagne pendant plusieurs années. Ce spectacle attristait le gouvernement français, mais le confirmait dans sa résolution de ne pas prendre à sa charge la restauration d'un État si malade. Plus que jamais, il se renfermait dans une attitude d'observation et d'attente, sympathique à la jeune reine, prêt à aider moralement la régente dès qu'elle pourrait reprendre quelque autorité, mais s'abstenant de tout ce qui eût pu paraître un appui donné aux révolutionnaires alors maîtres du gouvernement, et au fond fort incertain sur l'issue finale. Les chancelleries continentales se flattaient même, en voyant la réserve de Louis-Philippe, qu'il évoluait pour se rallier à don Carlos[2]. Sorte de méprise assez fréquente de leur part peu préparées, par leurs habitudes d'esprit, à saisir certaines nuances intermédiaires, aussitôt qu'elles voyaient le gouvernement français refuser de s'engager en quelque aventure révolutionnaire, elles le croyaient sur le point de s'enrôler dans la Sainte-Alliance[3].

Quoi qu'il en soit, les puissances nous savaient gré de notre conduite en Espagne, et nous témoignaient chaque jour plus ouvertement leur bienveillance. On a vu la part prise par la Prusse, au mariage du duc d'Orléans. A Vienne, M. de Metternich s'employait à améliorer les relations entre l'Autriche et la France. Plus que jamais, il se complaisait dans les rapports secrets qu'il avait noués avec Louis-Philippe. Il s'étendait en dissertations sur la politique conservatrice et sur les moyens de corriger l'origine révolutionnaire de la monarchie, encourageant le Roi à empoigner les rênes du gouvernement[4], lui prodiguant ses conseils[5], flatté des confidences qu'il recevait en réponse[6], et faisant étalage des lourds travaux auxquels il se livrait pour remplir cette sorte de mission[7]. Il se croyait autorisé à donner son avis sur les défaits de notre politique intérieure, même sur ceux qui touchaient à l'intimité de la maison royale, par exemple, sur la situation à faire au duc d'Orléans[8]. Nous n'avons point trace des réponses du Roi. Non moins expérimenté que le chancelier, et peut-être plus fin, il en prenait et en laissait des conseils de ce dernier, mais écoutait tout sans impatience, s'attachant à prolonger et à resserrer une intimité qui rentrait dans les vues générales de sa politique. A l'origine, l'ambassadeur d'Autriche à Paris était seul dans le secret ; plus tard, M. de Sainte-Aulaire, représentant de la France à Vienne, y fut en partie initié[9]. Singulière chose, en vérité, que ces communications mystérieuses et persistantes entre deux personnages venus de points si opposés, placés dans des conditions et en face de tâches si différentes. M. de Metternich lui-même en était frappé. Rien n'est curieux, écrivait-il au comte Apponyi, comme les rapports qui se sont établis entre ce prince et le chef du cabinet autrichien, car ils prêtent tout naturellement à beaucoup de fausses interprétations. La vérité, c'est que, malgré des points de départ opposés ou différents, les hommes pratiques peuvent se rencontrer à l'égard du but, et c'est ce qui arrive à ces deux hommes Le roi Louis-Philippe ne veut pas m'enrôler sous le drapeau de la révolution, tout comme je ne veux pas le pousser à l'absolutisme. Il veut régner, pour pouvoir vivre, et je ne lui demande pas autre chose. Le jour où nous sommes d'accord sur ce fait, les moyens de nous entendre ne sauraient offrir d'autres difficultés que celles qui sont inhérentes aux choses elles-mêmes[10].

Cette intimité n'était pas cependant sans nuages et sans intermittences. Tantôt, c'était une parole prononcée à Paris, qui détonnait aux oreilles des hommes d'État du continent, comme une fausse note révolutionnaire ; tantôt, c'était un procédé discourtois des vieilles monarchies, montrant qu'elles n'avaient pas encore pris tout à fait leur parti de traiter le gouvernement de Juillet sur un pied d'égalité. Le 14 janvier 1837, dans un discours sur l'Espagne, M. Molé avait, sans penser à mal, inséré cette phrase : Nous détestons l'absolutisme et nous plaignons les nations qui connaissent assez peu leurs forces pour le subir. Aussitôt, grand émoi chez les ambassadeurs d'Autriche et de Russie, qui voyaient là un appel à la rébellion, adressé à tous les peuples. De là, pendant quelque temps, un peu de froideur dans les relations diplomatiques. A la cour de Berlin, où l'on avait fait preuve de si amicales dispositions, lors du mariage, on se refusait cependant, malgré les insinuations indirectes de notre représentant, à échanger, avec Louis-Philippe, les ordres de Prusse et de France, comme il était d'usage entre souverains. Frédéric-Guillaume, personnellement, l'eût fait volontiers, mais il n'osait braver le sentiment contraire de son entourage où dominait l'influence du Czar. On nous tient encore en dehors du droit commun, écrivait à ce propos M. Bresson à M. Molé, le 31 décembre 1837. C'est l'ouvrage de l'empereur de Russie. On lui fait ce genre de concession pour l'apaiser. Le roi de Prusse craint de se mettre en avant seul, d'attirer exclusivement sur lui l'attention, de sembler faire parade de ses bons rapports avec nous et de son influence à Paris. C'est un miracle que, dans l'affaire du mariage, nous ayons pu le conduire si loin. Le prince Wittgenstein en est encore lui-même dans l'étonnement[11].

Mais ces vieux restes des anciennes dissidences ne produisaient que des ombrages passagers. Le rapprochement n'en continuait pas moins, et chaque jour on était plus content les uns des autres. M. de Metternich, bien que continuant à voir très en noir l'avenir de la France, et tout en disant que la barque de 1830 faisait eau de toutes parts[12], chantait les louanges de M. Molé, et déclarait le préférer à tous les autres ministres que le Roi avait eus depuis sept ans[13] ; il aimait à répéter que le cabinet était composé des hommes les plus honnêtes qui se fussent trouvés au timon des affaires depuis 1830[14]. — Si le bon Dieu, disait-il encore à M. de Sainte-Aulaire en 1838, me donnait à choisir un ministre des affaires étrangères pour la France, je lui demanderais avec les plus ferventes prières de conserver celui qui y est[15]. Le chancelier surtout ne tarissait pas en éloges de l'expérience, de la haute intelligence, de l'habileté de Louis-Philippe, le seul homme, disait-il, qui, au milieu des sots, n'a pas été un sot. Et il ajoutait ; Le Roi n'a pas trouvé, en Europe, un cabinet qui l'ait mieux compris que le nôtre et qui l'ait même deviné, lui et sa pensée gouvernementale, comme nous les avons devinés[16]. La princesse de Metternich, si prévenue qu'elle fût, était obligée de reconnaître l'esprit de Louis Philippe[17]. Mêmes impressions à Berlin. La confiance est grande au dehors, écrivait de cette ville M. Bresson, et notre position s'en ressent. Et encore : Nous n'avons jamais été mieux placés ici que depuis que M. Molé est au pouvoir. Dans une autre lettre du 31 décembre 1837, ce diplomate racontait que le prince Wittgenstein, confident du roi de Prusse, lui avait défini ainsi les sentiments de son gouvernement : En 1830, nous avons vu avec regret la révolution. En 1837, nous ne verrions pas avec un moindre regret une révolution en France. Nous désirons ardemment le maintien de la dynastie. Et notre ambassadeur ajoutait : Ces paroles résument la situation en Prusse[18]. Il n'était pas jusqu'en Russie, où notre gouvernement n'eût gagné en considération. M. de Barante écrivait de Saint-Pétersbourg, le 22 octobre 1837 : Au dehors, du moins du côté où je suis, la réputation de sagesse et de fermeté du Roi fait, de jour en jour, du progrès... Il y a satisfaction à représenter la France[19]. Le Czar lui-même se prenait de goût pour M. Molé[20] ; événement plus nouveau et plus extraordinaire encore, il faisait l'éloge de Louis-Philippe. Sa conduite, disait-il au ministre de Prusse, est aussi bonne que le permettent des circonstances difficiles. C'est évidemment un souverain fort habite il est plus fin que nous tous[21]. Avec Nicolas, il est vrai, ces justices n'étaient que passagères ; la passion reprenait bientôt le dessus, mais sans pouvoir nous nuire beaucoup, car toutes les fois que, dans sa haine contre le gouvernement de 1830, ce prince faisait mine de passer des paroles aux actes, l'Autriche et la Prusse l'obligeaient de s'arrêter en refusant de le suivre. Leurs ambassadeurs à Saint-Pétersbourg, M. de Ficquelmont et M. Libbermann, avaient même pour instruction d'amener le Czar à une meilleure appréciation de l'état de la France[22].

 

II

Ces bons rapports avec les puissances continentales n'étaient pas faits pour adoucir la mauvaise humeur avec laquelle l'Angleterre avait vu M. Molé arriver au ministère des affaires étrangères. Il était d'usage à peu près constant, depuis 1830, que les discours de la Couronne, en France et en Angleterre, fissent mention spéciale de l'union existant entre les deux États occidentaux. Le discours du roi des Français, prononcé le 27 décembre 1836, n'y avait pas manqué[23]. Au contraire, le discours du roi d'Angleterre, lu le 31 janvier suivant, se tut complètement sur la France[24]. Cette omission fut très-remarquée. Lord Palmerston avait écrit, le 27 janvier, à lord Granville, son ambassadeur à Paris : Notre discours ne dira pas un mot de la France ou de l'alliance française. Nous ne pouvons rien dire à son éloge, et par conséquent le silence est la façon la plus polie dont nous puissions en user avec elle. Le 3 février, après la discussion de l'Adresse où il n'avait pas non plus été question de notre pays, il ajoutait : Si, comme vous le dites, la France doit avoir été mortifiée de n'être pas mentionnée dans le discours, elle ne trouvera pas probablement plus agréable d'avoir été si complètement oubliée dans le débat[25]. Même silence à l'ouverture de la session de 1838. Lord Palmerston était personnellement fort animé contre M. Molé, qu'il accusait d'avoir des sentiments anti-anglais[26]. A chaque instant, nous nous heurtions à la mauvaise volonté du chef du Foreign Office et de ses agents. A Saint-Pétersbourg, tandis que les ambassadeurs d'Autriche et de Prusse s'efforçaient d'amener le Czar à de meilleurs sentiments pour la France, l'ambassadeur anglais ne négligeait aucune occasion de lui en parler dans un sens d'ironie et de malveillance[27]. Dans l'été de 1837, le nouveau roi de Hanovre ayant aboli, par un véritable coup d'État, la constitution de son royaume, le gouvernement du roi Louis-Philippe, fidèle à la tradition de la politique française, décida de protéger les libertés allemandes et de faire des représentations à la diète de Francfort ; l'Angleterre lui dénia vivement le droit de s'occuper de ces affaires.

C'était surtout en Espagne que la dissidence éclatait. Lord Palmerston eût attribué volontiers à notre refus d'intervention l'état misérable de la Péninsule. Lui aussi, comme les ministres du continent, était tout disposé à croire que Louis-Philippe allait, au mépris de la Quadruple-Alliance, abandonner la cause d'Isabelle et se rallier à don Carlos[28]. A Madrid, entre les deux ambassades, l'antagonisme était manifeste. Faire à tout prix échec à l'influence française était le principal souci du représentant de l'Angleterre. La faction radicale, alors au pouvoir en Espagne, était connue pour être le parti anglais et faisait montre de son hostilité contre la France. Espartero, populaire dans ce parti, déclarait que ses inclinations et ses opinions étaient en faveur d'une alliance intime avec la Grande-Bretagne, tandis que Narvaez, son rival militaire, son ennemi politique, attaché à la monarchie constitutionnelle, homme d'ordre et d'autorité, passait pour le client de la France. Narvaez était en disgrâce, même en fuite, tandis que montait l'étoile d'Espartero, créé fastueusement duc de la Victoire pour avoir délivré Bilbao.

M. Molé n'ignorait pas les mauvais sentiments de lord Palmerston à son égard[29]. Il y répondait en traitant le représentant de l'Angleterre à Paris avec politesse, mais froidement et sans confiance[30]. Louis-Philippe, dans ses conversations avec les ambassadeurs des puissances continentales, ne se retenait pas toujours de décocher, contre les ministres d'outre-Manche, des épigrammes sur lesquelles naturellement le secret n'était pas gardé[31]. Ces ambassadeurs étaient d'ailleurs fort empressés à insister sur les mécomptes que le Roi rencontrait dans l'alliance anglaise. C'était aussi l'un des sujets sur lesquels revenait le plus volontiers M. de Metternich, dans les communications qu'il destinait à Louis-Philippe. Cette prétendue alliance, disait-il, pèsera chaque jour davantage sur le roi conservateur, tandis que, dans les occasions où il s'éloignera de ce système, il ne trouvera dans les whigs que faux frères qui voudront se servir de lui pour le gros ouvrage, ainsi qu'il en a déjà été des prétentions anglaises à l'intervention française dans les affaires d'Espagne[32]. Toutes les fois que le chancelier entrevoyait quelque difficulté entre Paris et Londres, par exemple dans les affaires du Mexique, il se frottait les mains. Moins ils s'entendent, disait-il, tant mieux pour nous ; et certes, je ne graisserai pas les roues pour qu'elles tournent mieux[33].

Cependant on se gardait, aussi bien à Londres qu'à Paris, d'une rupture ouverte. Dès le 9 janvier 1837, M. Molé disait solennellement à la Chambre des pairs : L'honorable préopinant — M. de Dreux-Brézé — a parlé de l'alliance anglaise, et, à ce sujet, il m'a personnellement interpellé. Je suis heureux d'avoir l'occasion de le déclarer à cette tribune mon opinion personnelle est que l'alliance anglaise doit être la base de notre politique, et qu'aujourd'hui la paix de l'Europe serait compromise, si cette alliance venait à se rompre. De son côté, lord Palmerston, comme s'il voulait atténuer l'effet fâcheux du silence gardé sur la France dans le discours de la Couronne, saisissait l'occasion d'une interpellation sur les affaires d'Espagne, pour faire, le 10 mars 1837, une déclaration analogue : En ce qui concerne, disait-il, l'alliance du gouvernement anglais avec la France dans la question espagnole, si quelqu'un ici pense qu'elle s'est relâchée, il se trompe ; l'alliance des deux pays est fondée sur des intérêts communs, et j'ai la confiance qu'ils auront longtemps encore les mêmes amis et les mêmes ennemis, parce qu'ils auront le même intérêt dans toutes les grandes questions européennes.

Le Journal des Débats relevait avec satisfaction ce langage, qui, d'après lui[34], ne devait laisser aucun doute sur la sincérité de l'alliance unissant les deux puissances, et M. Molé écrivait à l'un de ses ambassadeurs : Le discours dans lequel lord Palmerston a essayé de réparer l'impression produite par le silence gardé, dans une occasion solennelle, sur l'alliance de la France et de l'Angleterre, aura appelé votre attention. Je dois dire que ce ministre nous avait, depuis longtemps, fait parvenir des explications conçues dans le même esprit. D'après ces explications, l'omission, tant remarquée dans le discours du trône, n'aurait été déterminée que par des considérations de politique intérieure. Lord Palmerston y avait vu d'autant moins d'inconvénients qu'il s'était proposé d'y suppléer dans la discussion de l'Adresse par les déclarations les plus explicites ; malheureusement l'Adresse, n'étant pas attaquée, n'avait pu être discutée ; il avait dû attendre une occasion, et la malveillance en avait profité pour répandre les assertions les plus contraires aux véritables sentiments du cabinet britannique[35]. Le roi des Belges s'interposait, avec une intelligente activité, entre les deux gouvernements. Nul n'était à la fois plus intéressé à établir entre eux de bonnes relations, et mieux placé pour aller de l'un à l'autre, en conciliateur ; allié de la famille royale d'Angleterre par son premier mariage, il était, par le second, gendre de Louis-Philippe. Je suis bien heureux d'apprendre, écrivait-il à M. Molé, le 30 novembre 1837, que les rapports entre la France et l'Angleterre s'améliorent de plus en plus, et je suis convaincu que la grande franchise que vous apportez dans vos relations avec le ministère anglais, sera récompensée par les plus grands succès. D'Angleterre, on m'exprime, avec la plus grande chaleur, le vif désir que l'on a de maintenir l'alliance la plus sincère et la plus intime avec la France. Vous pouvez compter sur mon assistance bien franche[36].

D'ailleurs, s'il y avait quelque méfiance à notre égard, dans l'esprit de lord Palmerston, il ne semblait pas qu'elle fût alors partagée par la nation anglaise. Celle-ci se montrait plutôt en veine de sympathie pour la France. Le 28 juin 1838, il y avait grande fête outre-Manche. C'était le couronnement de la jeune reine Victoria qui avait succédé, le 20 juin 1837, à Guillaume IV. Après une suite de rois peu populaires et qui ne méritaient pas de l'être, le peuple anglais saluait avec enthousiasme l'aurore radieuse d'un règne dont il ne pouvait cependant pressentir alors toute l'étendue et toute la grandeur. La France se fit représenter à cette cérémonie par le maréchal Soult. Choisir un soldat de fortune pour prendre rang au milieu d'ambassadeurs extraordinaires, appartenant presque tous à la plus ancienne aristocratie d'Europe ; envoyer dans la patrie de lord Wellington le général qui avait été, en Espagne et en France, l'adversaire souvent heureux du vainqueur de Waterloo, c'était une inspiration originale et hardie l'événement prouva qu'elle était heureuse. Au premier abord, on avait pu craindre le contraire des journaux anglais avaient commencé par attaquer l'ancien lieutenant de Napoléon, chicanant sa gloire, lui contestant le gain de la bataille de Toulouse, et racontant qu'à Waterloo, le dîner préparé pour lui avait été mangé par Wellington. Mais la réaction se fit bientôt, rapide et complète. Fêté par l'aristocratie, acclamé par la foute, le maréchal fut, pendant plusieurs jours, l'objet d'une de ces ovations comme on n'en voit que sur les bords de la Tamise. Au défilé du cortège, la voiture de l'ambassadeur de France, en forme de gondole, d'un fond bleu avec des ornements d'argent, surpassant en splendeur celles des autres diplomates, fut accueillie, sur tout le parcours, par des hourras frénétiques. Le succès du vieux soldat balançait presque celui de la jeune reine. Ces applaudissements retentirent sur le continent. Les autres puissances, dont les représentants avaient été loin de recevoir un tel accueil, se montraient surprises et jalouses. En France, l'amour-propre national était agréablement flatté, non cependant sans que les ministres ne se demandassent si le maréchal n'allait pas revenir, de ce triomphe d'outre-mer, avec une importance embarrassante. On prétend, écrivait un observateur, que le ministère s'inquiète de son retour : ce sera, dit-on, un petit Bonaparte[37].

En somme, bien qu'au fond il y eut refroidissement entre les deux puissances occidentales, aucun éclat ne s'était produit au contraire, des deux parts, il y avait effort pour conserver les apparences, comme si l'on sentait qu'une rupture ouverte serait une altération inquiétante, peut-être un bouleversement de ce statu ~Mo européen que chacun alors s'appliquait à maintenir. A ce point de vue, M. de Metternich lui-même, si désireux qu'il fut de voir se relâcher l'intimité des deux États, se fût effrayé d'un conflit. Ne croyez pas, — disait-il à notre ambassadeur, avec plus de sincérité qu'on ne lui en aurait peut-être supposé au premier abord, — ne croyez pas que je veuille vous brouiller avec l'Angleterre. Dieu m'en préserve ! Je veux seulement vous mettre en garde contre lord Palmerston. Mais serrez-vous contre lui, pour empêcher ses écarts ; contenez-le voilà votre rôle en Europe. Le nôtre est de contenir la Russie, et nous ne manquerons pas à cette mission[38].

Rarement on avait vu tous les États aussi sincèrement d'accord pour éviter toute affaire et tout changement. Il n'est pas une puissance, écrivait M. de Barante à M. Molé[39], qui désire autre chose que le statu quo ; aucune ne se propose un but ; aucune ne prépare l'exécution d'un dessein. La situation se prêtait à cette immobilité. Par un phénomène rare d'accalmie politique, aucune difficulté grave ne s'imposait aux gouvernements, ni ne mettait aux prises leurs intérêts et leurs amours-propres. L'Espagne sans doute était toujours en feu ; mais cet incendie demeurait comme localisé à l'extrémité de l'Europe ; du moment où la France, sa plus proche voisine, se renfermait dans une attitude d'attente et d'observation, les plus éteignes pouvaient bien en faire autant seule, notre intervention eut transformé la question espagnole en une question européenne. A y regarder un peu attentivement, on aurait discerné, en Orient, le germe d'une complication plus redoutable, dans les menaces de guerre qu'échangeaient le Sultan et le pacha d'Egypte ; mais l'opinion et les cabinets eux-mêmes, dans leur désir de repos, perdaient volontiers de vue un danger qui se manifestait sur un théâtre si lointain ; d'ailleurs, tous les efforts de la diplomatie ne se réunissaient-ils pas pour retarder la rupture, pour contenir, au jour le jour, l'ambition d'Alexandrie comme le ressentiment de Constantinople ?

Dans cette immobilité générale, peut-être y avait-il plus de fatigue du passé ou d'inquiétude de l'avenir que de bien-être actuel. On s'y plaisait cependant, et surtout on désirait la prolonger. Ce n'étaient ni Louis-Philippe, ni M. Molé qui songeaient à troubler, par quelque entreprise, un calme extérieur en harmonie avec leur politique intérieure et avec l'état de l'esprit public en France. Plus que jamais, ils voulaient, selon la formule de M. Thiers, faire du cardinal Fleury[40]. Le président du conseil avait personnellement ce qu'il fallait pour éviter avec adresse les difficultés, et aussi pour demeurer inactif tout en gardant bon air. Cette politique n'eût pu sans doute convenir longtemps à une grande nation, mais elle n'était pas alors sans certains avantages[41]. Si de graves questions devaient être soulevées en Europe, notre intérêt n'était-il pas qu'elles le fussent le plus loin possible de 1830, à une époque où, toute méfiance contre le gouvernement de Juillet ayant enfin disparu dans les cours du continent, nous aurions pleine liberté dans le choix de nos alliances ? Le temps travaillait alors pour nous.

 

III

Le ministère jouissait, depuis près de deux ans, de cette tranquillité diplomatique, quand, vers le milieu de 1838, précisément à l'heure où la coalition des doctrinaires, de la gauche et du centre gauche cherchait son terrain d'attaque, surgirent près de nous, en Suisse, en Italie, en Belgique, des questions, sinon périlleuses, du moins embarrassantes et propres à être exploitées par l'opposition.

Louis Bonaparte n'avait pas séjourné longtemps en Amérique débarqué à New-York, le 5 avril 1837, il en était reparti, deux mois après, pour rejoindre, en Suisse, sa mère dont il avait appris la maladie. La reine Hortense ne survécut que peu au retour de son fils, et mourut en octobre 1837. Demeuré seul, le prince ne quitta pas Arenenberg. Il fut bientôt manifeste que ce château devenait de nouveau un foyer d'intrigues et de conspiration. Pour rappeler sur lui l'attention delà France, Louis Bonaparte fit publier par un de ses partisans, M. Laity, une brochure, où l'auteur exaltait l'attentat de Strasbourg et s'efforçait de transformer cette misérable échauffourée en une entreprise sérieuse, redoutable, et qui avait été sur le point de réussir. L'événement dont on évoquait ainsi imprudemment le souvenir, autorisait certes le gouvernement français à ne pas se montrer indulgent. Des poursuites furent dirigées contre la brochure de M. Laity. Par défiance du jury, la cour des pairs fut saisie bien haut tribunal pour une si modeste affaire. L'accusé, profitant de la tribune qu'on lui offrait, proclama avec audace sa foi politique. Il avait pris pour avocat Michel de Bourges nouvelle preuve des liens qui existaient alors entre les bonapartistes et les républicains. La cour fut sévère ; elle voulait sans doute réparer en partie le scandale de l'acquittement prononcé, l'année précédente, par le jury de Strasbourg ; Laity fut condamné à cinq années de détention et à dix mille francs d'amende[42].

Cette répression à l'intérieur ne suffisait pas. Le droit des gens autorisait la France à exiger des Suisses que leur hospitalité ne servît point à favoriser une conspiration permanente contre un gouvernement voisin et ami. N'était-ce pas la question déjà posée par M. Thiers, en 1835, à l'occasion des réfugiés radicaux ? Cette fois non plus, il n'y avait pas à craindre que notre démarche fût mal vue en Europe. Depuis longtemps, M. de Metternich nous dénonçait les menées bonapartistes dont la Suisse était le siège, et nous poussait à élever de sévères réclamations[43]. Vous ne m'avez jamais vu varier, écrivait-il au comte Apponyi, sur l'impossibilité, pour le gouvernement français, de laisser la faction anarchique établir son quartier général à Arenenberg[44]. Il ne pouvait du reste déplaire au chancelier autrichien que de nouveaux ombrages s'élevassent entre la France et la Suisse. Dès les premiers mois de 1838, M. Molé avait fait des représentations à Berne, mais sans presser vivement une conclusion. Ce fut après le procès Laity qu'il se résolut à agir avec plus de vigueur. Le 1er août 1838, il fit remettre au directoire fédérât une note où il s'étonnait qu'après les événements de Strasbourg et l'acte de généreuse clémence dont Louis-Napoléon Bonaparte avait été l'objet, un pays ami, tel que la Suisse, et avec lequel les anciennes relations de bon voisinage avaient été naguère si heureusement rétablies, eût souffert que Louis Bonaparte revînt sur son territoire et, au mépris de toutes les obligations que lui imposait la reconnaissance, osât y renouveler de criminelles intrigues et avouer hautement des prétentions insensées que leur folie même ne pouvait plus absoudre depuis l'attentat de Strasbourg. La note demandait expressément que Louis-Napoléon Bonaparte fût tenu de quitter le territoire helvétique, et elle se terminait ainsi : La France aurait préféré ne devoir qu'à la volonté spontanée et au sentiment de bonne amitié de sa fidèle alliée, une mesure qu'elle se doit à elle-même de réclamer enfin, et que la Suisse ne lui fera certainement pas attendre. Grande émotion dans la diète alors assemblée ; débat tumultueux, trop souvent même injurieux contre la France. Les partisans du prince arguaient de ce qu'il était citoyen suisse, ayant reçu droit de bourgeoisie dans le canton de Thurgovie ; ils obtinrent que la diète ajournât sa décision, pour examiner si en effet Louis Bonaparte se trouvait couvert par sa nationalité. Justement irrité de se voir opposer une objection si peu sérieuse, M : Molé adressa, le 15 août, à son ambassadeur, une dépêche plus sévère encore que la première. Est-il un homme de bonne foi, disait-il, qui puisse admettre que Louis Bonaparte soit naturalisé Suisse et prétende, en même temps, régner sur la France ?... Ne serait-ce pas se jouer de toute vérité, que de se dire, tour à tour, selon l'occurrence, Suisse ou Français, Français pour attenter au repos et au bonheur de la France, Suisse pour conserver l'asile où, après avoir échoué dans de coupables tentatives, on ourdit de nouvelles intrigues et l'on prépare de nouveaux coups ? Il terminait en donnant ordre à l'ambassadeur de demander ses passeports, si l'expulsion était refusée, et de donner l'assurance que la France, forte de son droit et de la justice de sa demande, userait de tous les moyens dont elle dispose pour obtenir une satisfaction à laquelle aucune considération ne saurait la faire renoncer.

En Suisse, cependant, les esprits étaient de plus en plus montés. Le canton de Thurgovie, auquel la question de nationalité avait été renvoyée, s'était prononcée pour le prince. Les journaux de Berne, de Genève, de Lausanne s'indignaient avec fracas de la violence tentée contre l'indépendance et la souveraineté de la confédération. Une partie de la presse française s'empressait de faire écho à ces plaintes et à ces colères. Par contre, les puissances, émues de voir Mazzini et d'autres réfugiés, récemment expulsés de Suisse, y rentrer pour s'associer à l'agitation provoquée en faveur du prince, appuyaient notre démarche[45]. Fort embarrassée, la diète délibéra de nouveau sur la question, le 3 septembre ; elle ne put aboutir à aucune décision et se prorogea au 1er octobre.

Le gouvernement français ne voulut pas laisser se prolonger ce qu'il regardait comme une impertinente comédie. Il ordonna de concentrer vingt-cinq mille hommes sur la frontière suisse, sans s'inquiéter des criailleries des journaux parisiens qui, dans leur emportement, en venaient à dire que les soldats devaient refuser de prendre part à une lutte fratricide. Le général Aymar, appelé à commander ce corps d'armée, disait, dans l'ordre du jour qu'il adressait à ses troupes, le 25 septembre : Bientôt nos turbulents voisins s'apercevront, peut-être trop tard, qu'au lieu de déclamations et d'injures, il eût mieux valu satisfaire aux justes demandes de la France. En même temps, le grand-duc de Bade mettait le blocus sur sa frontière, le roi de Wurtemberg se préparait à en faire autant, et l'ambassadeur d'Autriche à Berne tenait un langage de plus en plus pressant. En Suisse, l'irritation était au comble on s'y livrait à des manifestations belliqueuses ; les milices se rassemblaient sur la frontière, en face des troupes françaises. La situation était critique, et l'on ne pouvait trop savoir comment les choses allaient tourner.

A ce moment, le prince, cause de toute cette émotion, se décida à y mettre un terme. Avait-il pris peur d'une si grosse responsabilité ? Comprenait-il qu'il n'était pas de son intérêt de faire trop préciser une question de nationalité dont la conclusion pouvait être qu'il avait perdu la qualité de Français ? S'inquiétait-il du rôle qu'il aurait à jouer, en sa qualité d'officier dans l'artillerie bernoise, si la guerre venait à éclater ? Toujours est-il qu'il écrivit, le 22 septembre, aux autorités de Thurgovie, pour leur annoncer son intention de quitter la Suisse et de se rendre en Angleterre[46]. La diète, réunie le 6 octobre, saisit avec empressement ce moyen de sortir d'embarras elle décida de faire à la note de M. Molé une réponse où, tout en maintenant son droit de refuser l'expulsion d'un citoyen suisse, elle annonçait le prochain départ du prince Bonaparte et exprimait l'espoir que rien ne troublerait plus la bonne harmonie des deux pays. Quelques jours après, le 14 octobre, le prince se mettait en route pour l'Angleterre. A y regarder de près, la réponse de la diète prêtait à discussion : M. de Metternich nous conseillait de ne pas nous contenter d'une satisfaction de fait, mais d'exiger une franche déclaration de principes : il ajoutait que tout le monde soutiendrait nos démarches[47]. Mais M. Molé, qui n'avait pas les mêmes raisons que le chancelier d'Autriche pour désirer prolonger la brouille de la France et de la Suisse, eut la sagesse de ne pas pousser les choses plus loin. Autant il avait été vif et roide pour vaincre la résistance qu'on lui opposait, autant il fut prompt à accueillir la première occasion d'une pacification. Il se déclara donc satisfait de la réponse de la diète, et l'incident put être regardé comme clos.

 

IV

M. Molé terminait à peine l'affaire suisse qu'une autre question, plus gênante encore, s'imposait brusquement à lui et exigeait une solution immédiate. En octobre 1838, M. de Metternich, causant avec M. de Sainte-Aulaire de choses et d'autres, lui dit ; sans paraitre attacher d'importance à cette nouvelle, que le Pape l'avait invité à faire évacuer la Romagne, que l'Empereur n'avait puni voulu demander aucun délai, et que la retraite des troupes impériales allait avoir lieu incessamment[48]. Pour comprendre la portée de cette communication, il faut se rappeler dans quelles conditions, en février 1832, à la nouvelle du retour des Autrichiens à Bologne, Casimir Périer avait brusquement ordonné l'occupation d'Ancône[49]. Après avoir agi de vive force malgré le Saint-Père, il avait beaucoup tenu, pour ôter à l'opération son apparence de procédé de forban, à la faire accepter et régulariser après coup par le gouvernement pontificat. De là, les négociations qui avaient abouti à la convention du 16 avril 1832. Or l'article 4 de cette convention portait : Aussitôt que le gouvernement papal n'aura plus besoin des secours qu'il a demandés aux troupes impériales, le Saint-Père priera Sa Majesté Impériale Apostolique de les retirer ; en même temps, les troupes françaises évacueront Ancône par eau. L'engagement était pris non-seulement envers le Pape, mais envers toute l'Europe ; avant même de signer cette convention, le gouvernement français, par une circulaire adressée à ses agents diplomatiques, avait Informé solennellement les puissances que, dès que les troupes étrangères qui occupaient la Romagne auraient repassé la frontière, nos troupes s'embarqueraient aussi pour retourner en France. Bien donc que M. de Metternich eût affecté, dans sa conversation avec M. de Sainte-Aulaire, de ne pas faire la moindre allusion à cet engagement, sa communication était une mise en demeure d'avoir à l'exécuter.

Peu d'actes, dans notre politique extérieure depuis 1830, avaient autant flatté l'amour-propre national que le coup de main sur Ancône. C'était le souvenir que l'opposition évoquait le plus volontiers, quand elle voulait accuser un ministre de faiblesse et de timidité. Les politiques voyaient dans le maintien du drapeau tricolore au cœur de l'Italie une garantie de notre légitime influence, une satisfaction et une espérance pour les libéraux modérés de la Péninsule, nos vrais clients, un moyen d'obtenir du gouvernement pontifical les réformes réclamées par ses sujets et nécessaires à sa propre sécurité. Il n'était pas jusqu'aux stratégistes de journaux qui, sur le témoignage, plus ou moins bien rapporté ou compris, de Napoléon Ier, ne se fissent l'idée la plus exagérée de l'importance militaire d'Ancône[50]. On juge, dès lors, de l'effet produit par la nouvelle d'une évacuation possible de cette place. Perdant de vue que les Autrichiens, eux aussi, se retiraient, et qu'ainsi le but même poursuivi par Périer était atteint, l'opinion semblait croire que le gouvernement allait abandonner quelque chose de l'œuvre du grand ministre et faire reculer le drapeau de la France. Les opposants, qui, comme toujours, en prenaient à leur aise avec les nécessités de fait et de droit, s'empressaient d'exploiter cette disposition des esprits et de la tourner en colère contre le cabinet. Leur objectait-on le texte formel de la convention, ils demandaient si d'autres traités non moins formels avaient empêché les puissances d'occuper Francfort ou Cracovie. Tout au moins soutenaient-ils qu'une diplomatie prévoyante et ferme n'eût pas laissé le cabinet de Vienne soulever la question.

De la part de l'Autriche qui faisait alors de si belles protestations d'amitié au ministère français, ce n'était certes pas un bon procédé de le mettre, à la veille d'une session redoutable, en face d'une telle difficulté, et de l'y mettre brusquement, sans l'avoir consulté, sans même l'avoir prévenu. Depuis plus d'une année, des pourparlers étaient engagés à ce sujet entre Rome et Vienne, et l'on ne nous en avait rien dit[51]. Pourtant, peu d'années auparavant, en 1834, M. de Metternich, Interrogé par notre ambassadeur, lui avait déclaré qu'au cas où il serait question d'évacuation, l'Autriche et la France devraient agir de concert[52]. M. de Sainte-Aulaire était donc fondé à reprocher vivement au chancelier d'avoir oublié cet engagement, et de nous avoir mis ainsi dans une situation très-critique. M. de Metternich se défendit sans bonne foi, en invoquant les circonstances : Tout ce qu'il pouvait faire, disait-il, était de nous procurer quelque délai ; l'évacuation n'aurait lieu que le 30 novembre, et, d'ici là, l'affaire demeurerait secrète. Il ajoutait, révélant ainsi la cause de son mauvais procédé : Vous portez, en 1838, la peine de votre faute de 1832[53]. — Le véritable motif du chancelier, écrivait alors M. de Sainte-Aulaire à M. Molé, et au fond, sa raison valable, c'est que nous ne l'avions pas consulté pour venir à Ancône. Il en garde rancune. Il riait sous cape, quand je lui parlais de l'embarras dans lequel il vous plaçait[54]. L'expédition d'Ancône avait en effet excité, à Vienne, un ressentiment, demeuré, après six années, encore tout vivace on était heureux de se venger. Le 30 septembre 1838, avant même d'avoir averti la France, M. de Metternich écrivait au comte Apponyi : Quant à l'évacuation des Légations qui entraine celle d'Ancône, elle aura la valeur d'un embarras pour ceux qui y ont envoyé des troupes sans aucun fondement de justice ni même de raison. En politique, rien ne se paye aussi cher que les fautes ; semblables à celles que l'on commet au jeu, elles font perdre la partie. Il parlait avec complaisance du coup ainsi porté à la politique des barricades ; et, tout en se flattant que le drapeau tricolore avait été inoffensif en Italie, il ne cachait pas le plaisir qu'il éprouvait à le renvoyer[55].

Qu'une telle conduite nous fournit un grief contre le cabinet de Vienne, soit. Mais ce grief nous déliait-il de l'engagement positif contracté, non envers l'Autriche, mais envers le Pape et l'Europe ? M. de Sainte-Aulaire ne le pensait pas, et, tout en se plaignant à M. de Metternich, il pressait le gouvernement français de ne pas refuser l'évacuation. Son opinion avait d'autant plus de valeur qu'il s'était trouvé ambassadeur à Rome, en 1832, et avait négocié la convention qu'il s'agissait d'appliquer. Il écrivait à M. Molé, le 11 octobre l838 : Si M. de Metternich ne désire pas retirer ses troupes, votre refus lui ferait beau jeu pour s'établir indéfiniment dans la Romagne. S'il veut sincèrement s'en aller, il partira sans tenir compte de nous, et acquerra ainsi la réputation d'un protecteur loyal et désintéressé auprès de toutes les puissances italiennes, nous laissant à nous le rôle contraire et une attitude qui deviendra plus fâcheuse chaque jour. Quoi qu'il en soit de l'arrière-pensée de M. de Metternich, je vous conjure, cher ami, de ne pas hésiter. L'exemple de Thiers n'est pas fait pour vous convaincre. Je restai consterné quand, en 1836, il m'annonça sa résolution de garder Ancône. Retirez nos troupes sans délai, sans hésitation rien ne vous donnera meilleure grâce en Europe. Au fait, nous sommes entrés, en 1832, par une mauvaise porte. Je conviens cependant que notre occupation d'Ancône, contestable en principe, détestable dans l'exécution, fut en France d'un effet utile et populaire. Pourquoi ? c'est que les Autrichiens étaient à côté, et que cette bravade avait bon air. Mais ôtez les Autrichiens et leur enjeu, que reste-t-il dans la partie ?[56]

Ni le Roi, ni son ministre n'hésitèrent un moment. Il leur parut aussitôt que l'engagement était formel et impossible à éluder. Les documents que M. Molé trouva, en fouillant les archives de son ministère, ne lui semblèrent pas de nature à affaiblir cette première impression. Il y découvrait par exemple que le cabinet du 13 mars, signataire de la convention du 16 avril 1832, n'avait jamais eu de doute sur l'obligation qui en résultait pour la France en effet, au commencement d'octobre 1832, le général Sébastiani, alors à la tête des affaires étrangères, sur le bruit mal fondé d'une retraite possible des Autrichiens, avait averti aussitôt notre ambassadeur à Rome que, dans ce cas, il devait donner immédiatement au général Cubières, sans attendre de nouvelles instructions, l'ordre d'évacuer Ancône et il ajoutait : Vous ne devez point hésiter un instant à cet égard. Le cabinet du 11 octobre, tout en s'ingéniant pour que la question ne fût pas soulevée, n'avait pas eu un autre sentiment. C'était seulement en 1836, et avec M. Thiers, que M. Molé voyait apparaître, pour la première fois, dans les documents diplomatiques, une velléité d'éluder l'engagement pris. Le ministre du 22 février avait donné pour instruction à ses agents à Vienne et à Rome d'éviter, autant que possible, toute conversation sur ce sujet. Si néanmoins, disait-il, vous étiez obligé d'exprimer une opinion, elle devrait être que le fait de la retraite des Autrichiens n'entraînerait pas nécessairement celle de nos propres troupes. Et, pour trouver un prétexte à ce manque de foi, il ajoutait : Les garanties d'indépendance qu'on s'était flatté un moment d'obtenir du Saint-Siège, en cherchant à le diriger dans la voie des réformes salutaires, sont moins que jamais à espérer aujourd'hui ; et pourtant, c'est uniquement en vue de cette solution que le gouvernement français s'était prêté a ratifier la convention du 16 avril 1832[57]. M. Molé n'avait pas de peine à se rendre compte, en se reportant aux précédents, que cette prétention de lier la question de l'occupation à celle des réformes, était toute nouvelle et absolument contraire aux faits. Si, par le memorandum du 21 mai 1831, nous avions, de concert avec les autres puissances, invité le Pape à faire quelques changements dans son gouvernement temporel, ce n'était qu'un conseil tout amical, sans arrière-pensée de coercition, et nul ne songeait alors à une occupation armée. Tout en se montrant disposé à suivre ce conseil, le Pape avait stipulé expressément qu'il ne prenait aucun engagement, et que ses concessions auraient la mesure et l'étendue qu'il jugerait à propos de leur donner. Quelques réformes furent en effet essayées. Mais médiocrement opérées, elles avaient été mal accueillies par les populations travaillées d'idées révolutionnaires. Le gouvernement romain s'était dès lors cru dispensé de pousser plus loin l'épreuve, et les puissances elles-mêmes, à commencer par la France, n'avaient guère insisté. Quand, au commencement de 1832, l'idée vint d'occuper Ancône, ce ne fut, à aucun degré, la suite des négociations relatives aux réformes on n'agissait pas contre le Pape, et pour le contraindre à modifier son gouvernement, ce qui eût été d'ailleurs une singulière application du principe de non-intervention on agissait contre l'Autriche et pour faire contre-poids à l'occupation de Bologne par les Impériaux. Cela fut dit expressément par le ministre d'alors et répété, à plusieurs reprises, par ses successeurs[58]. M. Thiers ne pouvait l'ignorer et ne se faisait probablement guère d'illusion sur la valeur de sa thèse ; mais il se flattait, en prenant cette attitude, d'intimider Rome et l'Autriche, et de prévenir toute demande d'évacuation. Il était d'ailleurs le premier à sentir que le terrain n'était pas solide et qu'on ne pourrait s'y maintenir le jour où la question serait sérieusement soulevée. La seule chance qui m'embarrasserait beaucoup, avouait-il un jour, ce serait qu'il prît fantaisie au prince de Metternich, qui est retors, d'évacuer le sol pontifical et de nous laisser embourbés à Ancône[59]. Eh bien, cette hypothèse que M. Thiers lui-même avouait devoir être si embarrassante, était celle en face de laquelle se trouvait M. Molé. It ne s'agissait plus de manœuvrer pour qu'on ne nous posât pas la question elle était nettement posée.

En dehors même de la raison de probité diplomatique, M. Molé avait le sentiment très-net et très-vif des inconvénients politiques qu'il y aurait à user de l'exception dilatoire imaginée par M. Thiers. Rester sous prétexte que les réformes n'étaient pas faites dans l'administration pontificale, c'était dénaturer et rapetisser rétrospectivement l'expédition d'Ancône, qui alors, au lieu d'apparaître comme un défi hardiment jeté à une grande puissance, n'aurait plus été qu'un abus de la force contre le plus faible et le plus respectable des États ; c'était aussi altérer complètement l'attitude très-sage gardée jusqu'alors à l'égard du Saint-Siège, provoquer ses protestations indignées, et commencer contre lui une de ces luttes à la fois odieuses et inextricables, qu'à défaut même de la conscience chrétienne, la seule prudence politique devait faire soigneusement éviter. Le scandale de notre manque de foi eut d'ailleurs retenti dans toute l'Europe, y eût réveillé les inquiétudes, les préventions, les hostilités auxquelles la monarchie de Juillet s'était heurtée en naissant, et que, depuis huit ans, sa sagesse travaillait avec peine, mais non sans succès, à détruire. Au contraire, en retirant loyalement ses troupes, le gouvernement du Roi se flattait de gagner plus dans la confiance de l'Europe qu'il ne perdait en influence sur l'Italie. Or obtenir cette confiance, n'était-ce pas alors le principal dessein de sa diplomatie et aussi le besoin premier du pays ? A ne regarder même que l'Autriche, n'avions-nous pas à lui donner satisfaction un intérêt qui l'emportait sur tous nos petits ressentiments, si fondés qu'ifs fussent ? C'est en Orient que les hommes d'État attentifs et perspicaces prévoyaient alors les plus graves complications. La France, bien conduite, pouvait y rencontrer l'occasion d'un grand rôle qui eût été la revanche des humiliations de 1815 et de l'isolement suspect de 1830, à une condition toutefois, c'est qu'elle détachât l'Autriche de la Russie. Un refus de quitter Ancône, après la retraite des Impériaux, rendait tout accord impossible entre Paris et Vienne. M. de Broglie, qui pourtant n'aimait pas le cabinet autrichien, n'avait-il pas, pour le disposer à une action commune en Orient, mis lui-même sur le tapis, à la fin de 1835, la question de l'évacuation[60] ? A l'époque où nous sommes arrivés, dans les derniers mois de 1838, chacun comprenait si bien l'avantage des bons rapports avec l'Autriche, que M. Thiers, voyageant alors en Italie, s'appliquait à rentrer dans les bonnes grâces de M. de Metternich, lui rappelait leur accord dans les affaires de Suisse en 1836, et donnait à entendre qu'il se désintéressait des affaires espagnoles[61].

Telles furent les raisons qui décidèrent le Roi et son ministre à ne pas se dérober à rengagement pris d'évacuer Ancône. Quand le comte Apponyi vint annoncer le retrait des troupes autrichiennes, M. Molé l'écouta sans lui répondre, et le laissa partir dans l'ignorance des intentions du gouvernement français. Le lendemain, il fit un tout autre accueil à l'internonce Mgr Garibaldi sans lui laisser achever sa demande, il l'assura, dans les termes les plus explicites, que tous les engagements pris envers Sa Sainteté seraient fidèlement exécutés, et qu'il ne resterait pas un soldat français dans Ancône, le jour où les Autrichiens auraient quitté Bologne. Les ordres furent donnés aussitôt, et, le 4 décembre, la petite garnison s'embarquait pour rentrer en France. Cette conduite confirma l'opinion, chaque jour meilleure, qu'on se faisait, en Europe, du gouvernement du Roi. A Rome, la reconnaissance fut très-vive. Tout le corps diplomatique fit l'éloge du président du conseil, et M. de Metternich avoua qu'il ne l'aurait pas cru si hardi à dominer les entraînements de l'opinion[62].

M. Molé s'était toutefois demandé s'il n y aurait pas moyen d'atténuer, par quelque petite compensation, le déplaisir ressenti en France. Il essaya d'obtenir que le Pape nous remerciât de notre occupation et indiquât l'intention d'avoir, au besoin, de nouveau recours à nous. Mais, à Rome, si l'on nous savait grand gré de la loyauté avec laquelle nous nous retirions, on ne nous avait pas encore pardonné la façon dont nous étions venus. La chancellerie pontificale usa donc de réponses dilatoires et ne nous accorda pas, en fin de compte, la satisfaction que nous demandions[63]. M. Molé eut une autre velléité plus hardie c'était de consoler le patriotisme mortifié, en relevant, au mépris des stipulations de 1815, les fortifications d'Huningue[64]. M. de Sainte-Aulaire avait été même chargé de sonder à ce sujet M. de Metternich le chancelier était demeuré impassible et n'avait pas eu l'air de faire attention à l'ouverture. Notre ambassadeur n'avait pas insisté mais son impression, aussitôt transmise à Paris, était que, la chose une fois faite, l'Autriche la laisserait passer. M. Molé ne crut pas devoir aller plus loin. Manqua-t-il de hardiesse, ou bien la sagesse un peu sceptique du Roi estima-t-elle que cette bravade sentimentale ne valait pas les mécontentements qu'elle éveillerait et les risques qu'elle pouvait faire courir ?

 

V

L'affaire d'Ancône n'était qu'un embarras. Le ministère put craindre, un moment, de rencontrer, sur notre frontière du Nord, un périt. Une démarche du roi de Hollande, Guillaume Ier, venait en effet de réveiller inopinément la question belge qui sommeillait depuis 1833. On se rappelle en quel état se trouvaient les choses à cette date. Devant le refus de Guillaume d'adhérer, comme la Belgique, au traité des vingt-quatre articles par lequel la conférence de Londres avait fixé le partage des territoires et des dettes entre les deux fragments de l'ancien royaume des Pays-Bas[65], le gouvernement français, en décembre 1832, avait enlevé de force aux Hollandais la citadelle d'Anvers et l'avait remise aux Belges, auxquels elle devait appartenir d'après le partage. Guillaume n'occupait plus dès lors, en dehors du territoire que la conférence lui avait laissé, que quelques petits fortins situés sur le bas Escaut ; la Belgique, au contraire, par une très-large compensation, se trouvait détenir, comme à titre de nantissement, la partie du Luxembourg et du Limbourg attribuée à la Hollande. Celle-ci aurait donc eu intérêt à accepter la décision de la conférence mais Guillaume, par obstination d'amour-propre, par espoir d'une révolution en France ou d'une guerre en Europe qui lui permettraient de remettre tout en question, avait persisté à refuser de signer le traité. On n'avait obtenu de lui, le 21 mai 1833, qu'une suspension des hostilités, chaque partie demeurant provisoirement en possession des territoires qu'elle occupait. Depuis lors, on n'avait plus entendu parler de rien, quand, en mars 1838, le roi de Hollande, las d'attendre une occasion de revanche qui ne se présentait pas, se déclara prêt à adhérer et use conformer aux vingt-quatre articles ; il en demandait, par contre, l'exécution à son profit, c'est-à-dire la restitution de sa part du Limbourg et du Luxembourg.

Au lieu de se réjouir de ce que leur indépendance allait être enfin unanimement reconnue et définitivement consacrée, les Belges ne virent que la mise en demeure de rendre des territoires qu'avec le temps ils s'étaient habitués à regarder comme leurs. Ils protestèrent aussitôt qu'il leur était impossible de se laisser séparer de populations attachées à leur cause, partageant leur foi religieuse et politique, ayant souffert et combattu avec eux, et représentées, depuis plusieurs années, comme les autres provinces du royaume, au Parlement de Bruxelles. Débats des Chambres, adresses des villes et des corporations, manifestations souvent tumultueuses, tout semblait témoigner de la volonté de repousser, à tout risque, ce que l'on prétendait être un démembrement de la patrie belge. La presse entière, la majorité des Chambres et une partie des ministres étaient dans le mouvement, mouvement si général, si impétueux, que le roi Léopold, dont on connaît l'habituelle sagesse, n'osait se mettre en travers. A Paris, les feuilles de l'opposition s'associaient bruyamment à ces protestations, faisant croire ainsi à nos voisins qu'ils avaient l'opinion française avec eux et pouvaient, dès lors, être téméraires impunément.

Était-il donc possible à notre gouvernement d'approuver et de soutenir cette résistance ? La question de droit n'était pas douteuse. La Belgique avait accepté le traité des vingt-quatre articles ; elle en avait invoqué l'application à son profit ; c'est en vertu de ce traité qu'elle nous avait demandé de la mettre en possession de la citadelle d'Anvers. Pouvait-elle le répudier maintenant dans les clauses qui étaient à sa charge ? Il avait toujours été entendu que la détention des deux provinces n'était que provisoire, et le retard qu'avait mis le roi Guillaume Ier à adhérer au traité ne pouvait délier la Belgique d'engagements contractés, non envers la Hollande, mais envers les cinq grandes puissances. Celles-ci d'ailleurs ne se montraient pas disposées à défier la Belgique de ces obligations. La conférence de Londres avait rouvert ses séances, en juin 1838, pour délibérer sur la démarche du roi de Hollande. Les représentants de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie, qui ne s'étaient résignées jadis qu'à contre-cœur au démembrement des Pays-Bas, déclaraient bien haut que si l'on touchait aux limites hollando-belges, les vingt-quatre articles tomberaient, et qu'il ne resterait plus rien du nouveau royaume[66]. Le plus grave était que l'Angleterre faisait, cette fois, cause commune avec les trois cours continentales. Était-ce la conséquence du refroidissement qui s'était produit entre Paris et Londres ? Toujours est-il que lord Palmerston mettait une sorte d'empressement à se prononcer, dès le début et sans se concerter avec nous, contre les prétentions territoriales de la Belgique[67]. De toutes parts, il revenait au cabinet français que le gouvernement britannique marchait, sur cette question, entièrement d'accord avec l'Autriche, la Prusse et la Russie. Sachez, écrivait-on de Vienne à M. Molé, que la communauté (l'action des quatre cours existe jusque dans les détails les plus intimes. Instructions, courriers, télégraphes, tout est en commun. Chacun parle et agit pour les trois autres comme pour soi, sans crainte d'être démenti. Dans toutes les questions grandes ou petites de cette affaire-ci, vous allez vous trouver en face de toute l'Europe[68].

Prendre parti pour les exigences de la Belgique contre le texte formel des traités et contre la volonté unanime des puissances eût été une témérité injustifiable. Mais pouvions-nous, d'autre part, demeurer témoins passifs et insouciants du conflit aigu qui menaçait de s'engager entre nos alliés de la conférence de Londres et nos protégés de Bruxelles ? Si la résistance de ces derniers se prolongeait, et s'il prenait, par exemple, fantaisie au gouvernement de Berlin de se faire le gendarme de la conférence et de tenter, pour déloger les Belges du Luxembourg, le pendant de ce que nous avions fait pour arracher Anvers aux Hollandais, laisserions-nous accomplir librement cette intervention prussienne à laquelle nous avions, en 1830, opposé un veto si ferme et si écouté ? Permettrions-nous à la vieille Europe de prendre, contre la France de Juillet, une si éclatante revanche ? Ou bien renouvellerions-nous ce veto, au risque d'une guerre où nous serions seuls contre toutes les autres puissances ? Il fallait à tout prix empêcher que les choses en vinssent à l'une ou à l'autre de ces extrémités, et, pour cela, il fallait amener l'Europe à se montrer patiente, la Belgique à faire preuve de sagesse et de résignat.ion.

Le Roi et M. Molé virent la difficulté et le péril de la situation, et ils arrêtèrent tout de suite leur ligne de conduite avec fermeté et clairvoyance. Ils commencèrent par avertir le cabinet de Bruxelles qu'il ne serait pas soutenu dans ses prétentions territoriales. Ces avertissements devaient être donnés avec un tact particulier si l'on ménageait trop les Belges, on risquait de laisser croire à ces enfants gâtés qu'ils finiraient par nous forcer la main si on leur parlait trop durement, il y avait danger de les pousser par dépit à quelque coup de tête ou d'acculer le roi Léopold à quitter une partie devenue trop difficile certains indices révélaient alors chez ce prince des tentations de découragement. Ce fut Louis-Philippe qui se chargea plus particulièrement de remplir cette tâche délicate, au moyen de la correspondance directe qu'il avait l'habitude d'entretenir avec son royal gendre[69]. Ses lettres de cette époque, publiées, en 1848, par ceux qui s'en étaient emparés au pillage des Tuileries, lui font le plus grand honneur[70]. Impossible de prévenir plus nettement la Belgique qu'en dehors de la délimitation fixée par les vingt-quatre articles, tout était illusoire et chimérique ; impossible de la conjurer plus instamment de céder. Mais, en même temps, l'accent plein d'un intérêt si vrai pour la nation, d'une affection si émue pour le prince, tempérait ce que l'avertissement avait de déplaisant. Pendant que le gouvernement français tenait ce langage à la Belgique, il tâchait : d'obtenir pour elle, des puissances, quelques avantages, notamment un allégement des charges pécuniaires qui lui avaient été originairement imposées dans le traité de partage. L'obstination de la Hollande ayant obligé la Belgique à maintenir, pendant plusieurs années, un grand état militaire, n'était-il pas équitable, disait-on, de faire supporter ce surcroît de dépenses a ceux qui l'avaient causé ? C'était, de l'avis des gens sensés, ce que l'on pouvait espérer de mieux pour la Belgique[71]. Et surtout, la France s'appliquait à retarder les décisions définitives de la conférence, dans l'espoir que le temps ainsi gagné permettrait à ses voisins d'y voir plus clair et de se conduire avec plus de sang-froid.

Le plan était habilement conçu, mais, ni d'un côté ni de l'autre, il n'était facile à exécuter. Conseils et avertissements semblèrent tout d'abord peu écoutés des Belges les têtes étaient chaque 'jour plus échauffées et plus troublées ; les bravades belliqueuses se multipliaient. Cette agitation avait pour plus claire conséquence d'interrompre complètement toute industrie et tout commerce. Les usines se fermaient, les boutiques étaient vides. La banque de Belgique se voyait même bientôt réduite à suspendre ses payements et à solliciter de ses créanciers un délai de trois mois. Les nombreux ouvriers, jetés sur le pavé, passaient leur temps en promenades tumultueuses, et nul ne pouvait prévoir où les conduirait un pareil régime d'excitations et de souffrances. Ce petit pays, naguère si riche et si tranquille, semblait à la veille d'une faillite et d'une révolution. Pendant ce temps, les puissances, fortes de leur union, supportaient mal les retards que nous leur imposions. C'est en Prusse surtout que l'impatience se manifestait on en suit les progrès dans la correspondance de notre ministre à Berlin, M. Bresson. En août, ce diplomate remarquait, dans le cabinet prussien, la décision plus grande du langage sur l'affaire belge, parce qu'on se croit en droit de réclamer l'exécution d'un traité ; mais il ne discernait pas encore de péril de guerre. Le 7 novembre, il écrivait que M. de Werther, alors ministre des affaires étrangères, n'entrevoyait plus que rupture des négociations, catastrophes et guerre générale. En décembre, il se montrait lui-même très-préoccupé des dispositions de la Prusse[72]. A Saint-Pétersbourg, M. de Barante constatait avec inquiétude les fureurs de l'ambassadeur de Prusse[73]. Bien que moins passionné sur cette question, M. de Metternich était disposé à laisser faire la cour de Berlin[74]. Quant à lord Palmerston, il ne paraissait occupé qu'à reconquérir, à nos dépens, les bonnes grâces des puissances continentales, en se montrant le plus vif à blâmer nos efforts en faveur de la Belgique[75]. L'habile directeur à notre ministère des affaires étrangères, M. Desages, envoyé exprès à Londres, en décembre, pour obtenir de nouveaux délais, se heurtait à la mauvaise volonté nullement voilée du chef du Foreign Office[76].

Après être parvenu, non sans peine, à retarder toute décision pendant plus de six mois, le moment vint où M. Molé ne put plus empêcher la conférence de rendre son arrêt. Le 11 décembre 1838, celle-ci décida que rien ne serait changé à la délimitation territoriale fixée par les vingt-quatre articles, avec ce correctif important, dû à notre insistance, que les charges financières imposées à la Belgique par le traite primitif seraient réduites de près de moitié. Conformément à la politique suivie dès le premier jour, la France ne se sépara pas de l'Europe en cette circonstance ; son plénipotentiaire signa le protocole, mais sous réserve de l'approbation du gouvernement. C'était on moyen, avoué d'ailleurs aux autres puissances, de gagner encore quelques jours. M. Molé avait désiré ce dernier ajournement, un peu pour lui, afin de laisser passer la discussion de l'Adresse qui allait commencer dans la Chambre des députés, beaucoup pour la Belgique, qui devait trouver, dans ce suprême répit, le temps de revenir enfin à la raison.

Louis-Philippe recommença, en effet, plus vives encore, ses instances auprès de Léopold. Je sais, lui écrivait-il le 18 décembre, que, dans l'opinion des révolutionnaires belliqueux qui vous poussent à la guerre pour mieux assurer votre perte, ils disent : Eh bien ! forçons Louis-Philippe à déclarer qu'il nous abandonne. S'il ne l'ose pas, nous triomphons et nous avons la guerre ; mais s'il l'ose, alors nous déverserons sur sa tête tout l'odieux de cet abandon, et nous ne parlerons que des grandes prouesses que nous aurions faites si la France ne nous avait pas manqué. Voilà, mon cher frère, ce que je sais bien qui m'attend de leur part ; voilà la récompense qui m'est réservée pour avoir soutenu et défendu, comme je l'ai fait, et votre couronne, et l'indépendance, et tous les intérêts de la Belgique, sans me laisser dégoûter par l'ingratitude des Belges, ni intimider par leur extravagance. C'est à vous à voir si vous croyez de votre devoir de me laisser seul dans cette position ; mais, quant à moi, mon parti est pris. Je crois de mon devoir de les braver et de faire signer le protocole, et je vous avertis donc de nouveau qu'il le sera. Cependant, nous résisterons encore à la signature Immédiate nous prenons encore un délai, qui, quoique bien court, vous laisse un peu de temps pour réfléchir définitivement sur ce que vous allez faire, et pour agir autour de vous et leur faire comprendre le véritable état des choses. Il ajoutait, le 9 janvier[77] : Si vous attendez les sommations et plus encore les collisions, si vous laissez aller la chose jusque-là, Dieu sait ce qui en arrivera, et quelles seront les conditions qu'on pourra obtenir lorsque ces messieurs pourront dire : Il n'y a plus ni conférence ni traité. Quoi qu'en disent les correspondants de la Gazette d'Augsbourg, je n'ai pas à me reprocher de ne vous en avoir pas averti, et ce n'est pas moi qu'on peut accuser, comme ils le font, de vous avoir entraîné dans ce guêpier, pour m'emparer de vos dépouilles.

Ces avertissements si émus et si fermes avaient alors un peu plus de chance d'être entendus en Belgique. La misère y était devenue intolérable, et des pétitions commençaient à se signer dans les centres manufacturiers, pour supplier le gouvernement de ne pas se jeter dans une guerre insensée. Cependant le mouvement belliqueux paraissait encore si fort qu'à la rentrée des Chambres, les ministres du roi Léopold crurent nécessaire de demander, comme à la veille d'une guerre, l'autorisation de percevoir à l'avance les six premiers mois de la contribution foncière ; ils engagèrent, en outre, à leur service, un des chefs de l'insurrection polonaise de 1830, Skrzynecki, démarche qui ne contribua pas peu à augmenter l'irritation des trois cours continentales.

Nous ne pouvions prolonger sans péril une telle situation. Le langage des diplomates étrangers devenait menaçant. La corde était trop tendue, écrit M. de Sainte-Aulaire dans ses Mémoires, et menaçait de se rompre. Les troupes belges, hollandaises, prussiennes, et celles de la Confédération germanique, se trouvaient en présence sur les frontières du Limbourg et du Luxembourg la France avait dû masser un corps d'observation dans les Ardennes ; un coup de fusil, tiré par imprudence ou à dessein, eût donné le signal d'une mêlée générale. A Paris, d'ailleurs, la discussion de l'Adresse était terminée. M. Molé se décida donc enfin à ratifier la signature donnée provisoirement par son ambassadeur, et, le 23 janvier 1839, les cinq plénipotentiaires notifièrent à la Haye et à Bruxelles leur décision, devenue cette fois bien définitive. Le roi de Hollande y donna son adhésion, le 2 février. Le gouvernement belge dut se rendre compte qu'il ne pouvait résister plus longtemps il essaya une dernière contre-proposition qui fut repoussée par la conférence ; enfin, le 18 mars, après un débat orageux, la Chambre des représentants autorisa l'acceptation du traité proposé. Les dernières signatures furent échangées le 19 avril.

A cette date, M. Molé, ainsi qu'on le verra plus tard, était déjà depuis quelque temps démissionnaire. Toutefois, ce n'en est pas moins à lui, après le Roi, que revient le mérite d'avoir surmonté et dénoué les difficultés de cette crise. Après avoir bien mis en train, en 1830, cette affaire belge, l'une des entreprises diplomatiques les plus heureuses de la monarchie de Juillet, il eut cette chance de la bien finir, en 1839. S'il avait, au contraire, écouté les conseils et pris peur des reproches de l'opposition coalisée, s'il s'était laissé séparer de l'Europe pour soutenir les prétentions territoriales de la Belgique, on ne peut savoir ce qu'il fût advenu de celle-ci, mais la France se fût certainement trouvée dans un grand péril. Ce péril, il est facile aujourd'hui de s'en rendre compte, car c'est celui-là même auquel un cabinet moins clairvoyant ne sut pas échapper, peu après, dans la question d'Orient. La France eût été seule avec la Belgique contre toute l'Europe, comme elle devait, un an plus tard, se trouver seule avec l'Egypte ; et la proximité de la Belgique eût rendu le danger plus grand encore. Les conséquences déplorables de l'isolement de 1840, conséquences qui ont pesé, pendant tant d'années, sur notre politique, permettent de mesurer quelle reconnaissance est due à M. Molé pour avoir évité la faute où devait tomber M. Thiers.

En Belgique donc, comme, à la même époque, en Suisse et en Italie, le ministère avait bien agi il avait fait ce qu'exigeait la foi des traités et ce qui convenait, sinon aux préventions passagères du pays, du moins a ses intérêts permanents. Toutefois, il y avait dans ces événements, tels qu'ils se présentaient à la fin de 1838, des apparences et des coïncidences dont ne manquaient pas de s'emparer les opposants, alors en train de s'armer pour les prochains débats de la session. A entendre leurs journaux, partout en Europe, la politique de Juillet, humiliée par les autres puissances, répudiée par nous-mêmes, se trouvait en recul ; partout, le ministère avait abandonné la clientèle libérale de la France aux vengeances de la Sainte-Alliance, poussant même parfois la faiblesse ou la trahison jusqu'à se faire l'instrument de ces vengeances ; et alors, parcourant toutes nos frontières, du nord au midi, on montrait la Belgique sur le point d'être démembrée, sans que nous sachions ou osions la protéger ; la Suisse encore tout exaspérée contre nous de ce que nous avions, aux applaudissements et avec l'appui des puissances absolutistes, violenté son indépendance le drapeau tricolore, garantie de l'influence française au delà des Alpes et espoir de la liberté italienne, se retirant humblement d'Ancône, par déférence pour l'Autriche ; enfin, pour compléter ce tableau, la monarchie constitutionnelle aux abois en Espagne, et les bandes de don Carlos enhardies jusqu'à menacer Madrid. Sur ce terrain, comme sur celui où s'était placé M. Duvergier de Hauranne, les doctrinaires croyaient pouvoir, sans renier leur passé et leurs principes, tendre la main à la gauche. Bientôt, la question étrangère devint le principal objet des polémiques de la coalition. Celle-ci sentait qu'elle avait chance de réveiller et de passionner le pays, jusqu'alors assez indifférent à cette lutte de partis ou de personnes, en faisant appel à la susceptibilité nationale, plutôt qu'en dissertant subtilement sur la prérogative parlementaire. M. Guizot et ses amis n'avaient-ils donc pas conscience que, cette fois encore, l'attaque dépassait le ministère pour atteindre le Roi, connu et dénoncé comme le véritable directeur de cette politique étrangère, comme l'auteur principal des déviations et des défaillances qu'on prétendait y relever ?

 

VI

A la même époque, cependant, et sur les théâtres les plus divers, ce gouvernement qu'on accusait si facilement d'être, au dehors, craintif, insensible aux exigences de l'honneur national, montrait qu'il savait défendre vivement les intérêts du pays et tenir d'une main ferme son drapeau. Depuis longues années, la république noire d'Haïti n'exécutait pas les engagements qu'elle avait pris, en 1825, en retour de la reconnaissance de son indépendance ; bien loin de fournir les 150 millions promis aux colons dépossèdes, elle ne payait même pas les intérêts de l'emprunt contracté en France sous ce prétexte. Le ministère envoya une escadre à Port-au-Prince, pour rappeler leurs obligations à ces débiteurs oublieux et sans gène un traité tut conclu où, tout en réduisant le solde de l'indemnité due à soixante millions payables en trente annuités, il fut stipulé que le payement en commencerait immédiatement[78]. On envoya aussi une escadre devant Buenos-Ayres, pour tenir en respect le féroce Rosas, président de la république Argentine, dont le despotisme se jouait des intérêts de nos nationaux. Un blocus fut établi, un fort enlevé, mais sans dompter Rosas, qui devait encore, pendant plusieurs années, occuper désagréablement notre marine et notre diplomatie.

C'est au Mexique que notre action fut le plus brillante et le plus décisive. Dans l'anarchie devenue l'état normal de cette république, les résidents français avaient eu gravement à souffrir, et les réclamations adressées à ce sujet étaient demeurées sans résultat. En octobre 1838, une petite escadre, sous les ordres du contre-amiral Baudin, arrivait dans les eaux du Mexique l'un des bâtiments, la corvette la Créole, était commandée par le prince de Joinville, alors âgé de vingt ans. Rien n'arrêta nos vaillants et hardis marins, ni les difficultés de la mer, ni les bravades et la perfidie du gouvernement mexicain, ni l'avantage numérique et le réel courage des soldats ennemis, ni les plaintes du commerce anglais et américain, entravé par nos hostilités, ni la surveillance ombrageuse de la flotte britannique, jalouse de voir s'exercer notre action maritime. Le fort de Saint-Jean d'Ulloa, réputé imprenable, fut réduit à capituler après un bombardement de quelques heures et, peu de jours après, nos compagnies de débarquement forçaient les portes de Vera-Cruz, malgré la résistance d'une garnison bien supérieure en nombre[79]. Le tout jeune commandant de la Créole, ardent à réclamer la première place au danger, se distingua, dans tous ces combats, par sa brillante intrépidité, électrisant les hommes qu'il menait au feu, acclamé, au milieu même de la canonnade, par les autres équipages témoins de son impatiente valeur, et conquérant ainsi, dès son début, dans la marine, une popularité qui n'a fait ensuite que grandir. Cette rude leçon une fois donnée, notre gouvernement évita la faute qui devait, en une occasion analogue, entraîner le gouvernement de Napoléon III dans une si néfaste aventure et coûter si cher à la France. Il mit à borner son entreprise la même décision dont il avait fait preuve dans l'action des négociations furent aussitôt engagées avec les vaincus, et, peu après, un traité fut signé, accordant à la France les satisfactions qu'elle demandait [80]. La nouvelle de la prise de Saint-Jean d'Ulloa arriva à Paris, le 6 janvier 1839, au moment où l'opposition indiquait, dans son projet d'Adresse, des doutes sur l'énergie avec laquelle l'expédition du Mexique était conduite. Aussi, en annonçant cette glorieuse nouvelle, le Journal des Débats disait-il, avec une fierté légitime : Les partis accusent le ministère du 15 avril d'avoir humilié la France à l'étranger. Le ministère a répondu à ces reproches, l'année dernière, par la prise de Constantine ; cette année, par le blocus du Mexique, entrepris malgré les réclamations du commerce anglais. Il y répond maintenant en plantant le drapeau français sur les ruines de Saint-Jean d'Ulloa démantelé[81].

Ce n'était pas seulement dans les mers lointaines et sous les yeux des marins anglais que M. Molé faisait acte de fermeté hardie, c'était aussi parfois en Europe et à l'égard de ces puissances continentales qu'on l'accusait de courtiser. A la fin de 1838 et au commencement de 1839, divers indices lui firent croire qu'un Espagnol, M. Zéa, avait reçu mission secrète de négocier le mariage d'un archiduc d'Autriche avec la jeune reine Isabelle. Notre ministre estima qu'un tel mariage serait la destruction de l'œuvre de Louis XIV au delà des Pyrénées. Résolu à l'empêcher à tout prix, il s'en expliqua, sans ménagements, avec le comte Apponyi : Ce serait la guerre, n'hésita-t-il pas à lui dire, et il ajoutait, en rendant compte de cet incident à l'un de ses ambassadeurs : Plutôt que de laisser l'Autriche placer un de ses princes sur le trône d'Espagne, il faudrait, sans hésiter, porter la guerre sur le Rhin et en Italie. Bien que surpris et désappointé de se voir parler sur ce ton, M. de Metternich se contenta de faire répondre à M. Molé que la cour de Vienne ne consentirait pas à un tel mariage ; seulement, afin de n'avoir pas l'air de céder aux menaces de la France, il donna pour motif la détresse de la reine Isabelle et le caractère illégitime de sa royauté[82].

Depuis les événements de 1836, et malgré les assurances alors données à M. Thiers[83], la république de Cracovie n'avait jamais été complètement évacuée par les troupes autrichiennes. Le petit corps d'occupation venait même d'être renforcé, en 1838, à la suite de nouveaux troubles. M. Molé, préoccupé du parti que l'opposition pourrait tirer de son silence, résolut de demander des explications aux trois cabinets de Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg. La question relative à l'état actuel de Cracovie, disait-il dans une de ses dépêches, le 27 novembre 1838, a pris un caractère trop grave pour que le gouvernement français, quel que soit son désir d'éviter ce qui peut amener des explications délicates entre les cabinets européens, ne se croie pas obligé d'en entretenir les alliés. Puis, après avoir rappelé ce qui s'était passé : Tous ces faits ont eu lieu sans la moindre participation des puissances qui, ayant pris part, avec les trois cours protectrices, à la conclusion du traité de Vienne, sont en droit de s'opposer à ce que les conditions de ce traité soient modifiées sans leur assentiment. M. Molé indiquait sans doute qu'un ministre français ne saurait se faire le défenseur de toutes les clauses de l'acte de Vienne, mais la France a certainement le droit de veiller à ce qu'on n'y introduise pas des altérations qui pourraient le rendre moins favorable encore à sa politique. M. Molé prévenait l'objection tirée de la réserve que le gouvernement du Roi avait gardée jusqu'alors, par souci de la paix générale. S'il se décidait maintenant à une démarche trop longtemps différée peut-être c'était à raison de la persistance et de l'aggravation des mesures prises contre Cracovie. Du reste, il ne cherchait pas des sujets de plainte ; il serait heureux qu'un exposé plus complet des faits, si graves en apparence, lui offrit quelques motifs d'atténuation. C'est cet exposé qu'il se croyait fondé à demander en ce moment. Le gouvernement impérial ne saurait manquer de sentir que, pour repousser une demande si légitime, il faudrait admettre que chaque puissance est autorisée à changer, à son gré et par un acte de sa simple vo)ont6, toute disposition de l'acte de Vienne, contre lequel elle pourrait en appeler à une sorte de nécessité imposée par ses intérêts. Nos ambassadeurs près les trois cours avaient pour instruction, en communiquant cette dépêche, d'insister sur les passages où le ministre se montrait disposé à suivre l'exemple qui lui serait donné de manquer de respect à quelques clauses du traité de Vienne. Cette dépêche était certes d'un ton bien plus net, plus ferme[84], que le langage tenu, à l'origine de cette affaire, par M. Thiers. En 1836, en effet, celui-ci avait à peu près passé condamnation sur les droits violés de Cracovie. Ce n'était pas que M. Molé attendit, pour la petite république, un grand résultat de sa démarche ; il savait bien que les trois puissances ne lâcheraient pas leur proie, et il n'avait pas la folle envie de faire la guerre pour ce dernier débris de la Pologne. Il voulait seulement prendre position. Les traités de 1815 sont évidemment violés, disait-il dans une lettre confidentielle de Barante, à la date du 3 décembre ; on le dira à outrance dans la discussion de l'Adresse. li nous faut des explications. Si les puissances nous objectent l'utilité ou la nécessité, il faudra qu'elles acceptent aussi de nous cette réponse, lorsque l'utilité ou la nécessité entraîneront, de notre part, quelque infraction à ces traités. L'une de ces infractions que M. Molé, comme nous l'avons déjà dit, songeait alors à commettre, était le relèvement des fortifications d'Huningue. Les trois puissances affectèrent de ne voir dans la démarche du ministère français qu'une précaution prise en vue des prochains débats parlementaires, et protestèrent de leur désir de lui fournir l'argument désiré, sans cependant sacrifier les principes Seulement, chacune d'elles ajourna sa réponse, sous prétexte de se concerter avec les deux autres. Pendant ce temps, les événements se précipitaient à Paris ; l'opposition, contrairement à l'attente du ministre, n'insista pas, dans la discussion de l'Adresse, sur la question de Cracovie. M. Molé, qui avait d'autres préoccupations, ne parla plus de cette affaire à ses ambassadeurs ; bientôt d'ailleurs il quittait le pouvoir, et les pourparlers, si fermement engagés, se trouvèrent ainsi n'avoir pas d'autre suite[85].

En somme, à considérer d'ensemble les événements diplomatiques du ministère Molé, on n'y découvre pas sans doute des entreprises éclatantes et grandioses que les circonstances ne comportaient pas ; mais, pendant deux ans, ce ministère avait assuré à la nation fatiguée la quiétude absolue dont elle sentait avant tout le besoin, il avait travaillé, en même temps, non sans résultat, à effacer en Europe, ou tout au moins à affaiblir, les méfiances et les préventions nées de 1830 plus tard, quand les difficultés s'étaient élevées, il les avait sinon dominées, du moins résolues avec adresse et loyauté ; enfin cette sagesse généralement pacifique, un peu modeste quoique toujours digne, n'avait pas empêché, par moments et sur des théâtres strictement limités, quelques heureux coups de vigueur qui devaient flatter l'amour-propre de la nation, sans inquiéter sa prudence, ni troubler son repos, et qui animaient, sans la compromettre, la politique extérieure du cabinet[86]. Rien donc qui justifiât les violentes critiques de l'opposition. Ne pouvons-nous d'ailleurs opposer à ces critiques le témoignage hautement favorable rendu à cette même politique par des hommes qui la considéraient du dehors, sans être mêlés aux intrigues et aux partis pris parlementaires, par les trois ambassadeurs de France près les grandes cours du continent, MM. de Sainte-Aulaire, de Barante et Bresson ? Le ministère actuel, écrivait M. de Sainte-Aulaire à M. de Barante, le 20 novembre 1838, me semble mieux placé qu'aucun autre pour bien faire nos affaires à l'étranger. Il avait écrit, le 28 octobre, à un autre correspondant : En tout, le ministère a fort bon air : tout lui réussit, et il exploite bien ce que lui donne la fortune. Aussi se prononçait-il ouvertement contre la coalition, dans les rangs de laquelle il comptait cependant beaucoup d'amis. M. de Barante s'exprimait de même, avec non moins de chaleur, et, après avoir signalé le crédit que le cabinet avait acquis au dehors : N'allez pas croire, disait-il, que ce qui lui donne bon renom en Europe, c'est sa faiblesse à défendre nos intérêts et notre honneur. Je puis assurer, en toute sincérité, que les déterminations qu'il a eu à prendre auraient été absolument les mêmes sous tout autre ministère qui n'eût pas été follement révolutionnaire et propagandiste. Telle était aussi la manière de voir de M. Bresson, qui écrivait, le 13 décembre 1838 : Moi, vieux doctrinaire de 1818, je renie mes anciens amis ; je voudrais pouvoir le proclamer hautement à la tribune de notre Chambre[87]. Entre cette approbation des ambassadeurs et les critiques que faisaient alors les écrivains ou les orateurs de la coalition, l'histoire n'hésite pas un instant ce ne sont pas les critiques qu'elle ratifie. Dans la contradiction des deux langages, elle ne voit que la confirmation nouvelle d'un fait, déjà plusieurs fois constaté nous voulons parler de cet oubli ou de cet obscurcissement des vrais intérêts de la politique extérieure, qui devient si facilement, même chez les meilleurs, la conséquence des entraînements d'opposition tort grave fait ainsi au patriotisme par l'esprit de parti.

 

 

 



[1] Cf. plus haut, chapitre III, § III.

[2] Lettres de M. de Metternich au comte Apponyi, du 17 février 1837 et du 21 février 1838. Lettre du même à M. de Sainte-Aulaire, en date du 21 février 1838. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 196, 271, 272.) — Le chancelier s'en prenait même aux légitimistes français de ce que Louis-Philippe hésitait encore. Le 25 juillet 1837, après avoir rappelé qu'il avait trouvé le roi de Prusse très-chaud pour don Carlos, il ajoutait : Dites aussi à Alcudia que j'ai des nouvelles de Paris, qui me prouvent que tout irait à souhait sans les légitimistes français qui prennent à tâche de tout gâter, dans le but de créer des embarras à Louis-Philippe et de marier la Restauration en France avec le succès définitif de don Carlos. S'il y a moyen de gâter les affaires de celui-ci, c'est aux légitimistes français que le malheur sera dû. Ces braves gens sont tellement légers, et ils manquent si complètement de toute saine pratique, que l'abime dans lequel ils sont tombés ne doit surprendre personne. L'événement prouve de nouveau que les amis sont ordinairement plus dangereux que les adversaires. (Ibid., p. 211.)

[3] M. de Barante notait et expliquait ainsi cette méprise des cabinets du continent : J'ai pu observer constamment cette impossibilité d'entrer dans une opinion moyenne et de se mettre dans le vrai sur notre situation. Tantôt, c'est une conviction que nous sommes en voie de révolution, que nous nous laissons, par principe, par aveuglement ou par faiblesse, entraîner aux désordres de la république et de l'anarchie ; tantôt, lorsque quelques actes de raison et de force ont manifesté la sagesse du Roi, le bon esprit du pays, l'énergie des ministres, les politiques du pouvoir absolu s'imaginent qu'enfin nous sommes des leurs, que nous revenons dans la bonne route et que nous allons, en commun et par les mêmes procédés, marcher au même but. De là, mécompte, étonnement, blâme de notre politique qu'on taxe d'inconséquence, de mobilité, ou qu'on déclare ne pouvoir comprendre. (Dépêche de M. de Barante, en date du 15 octobre 1836. Documents inédits.)

[4] Lettre du 8 décembre 1836. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 161.)

[5] Il faut au gouvernement français des conseils, je ne les lui épargne pas ; mais ce qui manque, c'est l'organe pour les suivre. (Lettre de Metternich à Apponyi, du 14 octobre 1837. Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 199.) — Aussi souvent que je signe une expédition comme celle de ce jour, je suis à me demander si je n'abuse pas des moments du Roi. Comme ma conscience m'absout, ne fût-ce que grâce à l'intention qui me guide, je me refuse à écouter mes scrupules. (Lettre du 26 janvier 1837. Ibid., p. 191.)

[6] Ce que Sa Majesté vous a confié au sujet de la gêne qu'Elle éprouve dans l'adoption de mesures légales pour arrêter, en France, le mal le plus flagrant, me cause un chagrin profond, mais ne me surprend pas. (Lettre du 28 janvier 1837. Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 193.)

[7] Ce sentiment ne m'empêche pas de me livrer à de lourds travaux, et mon expédition de ce jour en renferme une preuve nouvelle. (Lettre du 7 février 1837. Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 194.)

[8] Le Roi vous ayant fait l'honneur de vous parier de l'attitude de Mgr le duc d'Orléans, je crois pouvoir supplier Sa Majesté de vouer tous ses efforts au soin de l'aire entrer Son Altesse Royale au conseil. Ce n'est pas là que les héritiers présomptifs du trône courent le risque de se compromettre c'est dans les Chambres, ou quand ils se trouvent en pleine liberté d'appréciation Circonscrire cette liberté, c'est rendre aux princes et à l'Etat qui vit du présent et de l'avenir, un service certain. Si les premiers restent exclus de la connaissance des affaires, ils deviennent, pour le moins, des critiques fort dangereux et la pâture des intrigants. (Lettre du 28 janvier 1837. Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 193, 194.)

[9] M. de Metternich écrit, le 3 janvier 1838, au comte Apponyi, au sujet de M. de Sainte-Aulaire : Il est, jusqu'à un certain point, dans le secret de mes rapports avec le roi Louis-Philippe, et il les regarde, aujourd'hui, comme un bienfait pour la France.

[10] Lettre du 26 janvier 1837. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 180, 190.)

[11] Documents inédits.

[12] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 195 ; cf. aussi p. 276 à 279.

[13] Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Molé, du 11 septembre 1837. (Documents inédits.)

[14] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 195, 276.

[15] Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Molé, du 9 septembre 1838. — Seulement notre spirituel ambassadeur, quelques semaines plus tard, après avoir transmis à M. Molé de nouveaux compliments de M. de Metternich, ajoutait : Je vous garantis les paroles ; mais quant aux sentiments, je vous prie de croire encore un peu plus à la sincérité de ceux que je vous porte. Lettre du 22 décembre 1838. (Documents inédits.)

[16] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 161, 162, 185.

[17] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 347.

[18] Documents inédits.

[19] Documents inédits.

[20] Lettre de M. de Barante à M. Bresson. (Documents inédits.)

[21] Lettre du même à M, Molé, 30 décembre 1837. (Documents inédits.)

[22] Dépêche de M. Molé a M. de Barante, du 17 novembre 1837, et lettre de M. Bresson à M. Molé, du 31 décembre 1837. (Documents inédits.)

[23] Le Roi disait : Toujours intimement uni avec le roi de la Grande-Bretagne, je continue à faire exécuter le traité de la Quadruple-Alliance...

[24] Le roi de la Grande-Bretagne se contentait de dire qu'il continuait à recevoir de toutes les puissances étrangères les assurances les plus positives de leurs dispositions amicales... L'année précédente, après une déclaration à peu près identique, il avait ajouté : L'union intime qui existe entre ce pays et la France est une garantie pour l'Europe du maintien de la paix générale.

[25] BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 214, 215.

[26] BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 213.

[27] Dépêche de M. Molé à M. de Barante, du 17 novembre 1837. (Documents inédits.)

[28] Le roi Léopold de Belgique écrivait à M. Molé, le 8 décembre 1837, au sujet de ces préventions de l'Angleterre : Vous vous souviendrez que l'opinion a été assez généralement répandue, et surtout par les soins des diplomates du Nord, que le Roi ne serait pas fâché de voir réussir don Carlos. Vous comprendrez combien il est difficile de défendre ia politique toute neutre qu'on désire conserver vis-à-vis de l'Espagne, quand on rencontre alors l'idée que, dans cette extrême modération, il pourrait bien y avoir un peu de faveur pour don Carlos. (Documents inédits.)

[29] Le général Pozzo, écrivait M. Molé au Roi, le 15 août 1837, m'a confirmé, ce que je savais déjà, le mauvais vouloir de lord Palmerston pour moi personnellement. Tout le ministère anglais appelle M. Thiers de ses vœux. (Revue rétrospective.)

[30] Lord Palmerston écrivait, le 3 novembre 1837, à son ambassadeur à Paris, lord Granville : Sébastiani — alors ambassadeur de France à Londres — m'a demandé comment allaient les choses entre vous et Molé. Bien et mal, lui ai-je dit. J'ajoutai qu'on ne peut rien imaginer de plus cordial que la façon dont il vous reçoit, dont il vous parte, toujours avec la plus grande ouverture et la plus grande confiance, du temps, des élections françaises, de ce qui se passe dans les Chambres et ainsi de suite ; mais que, toutes les fois que vous portez la conversation sur les questions européennes où l'Angleterre et la France ont un intérêt commun, et où il y a à faire une chose ou l'autre, Molé se renferme aussitôt (tans sa froide réserve, n'a pas d'opinion, n'est pas suffisamment informé des faits, veut réfléchir sur la matière, et en somme s'échappe sans donner aucune réponse. (BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 215.)

[31] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 362.

[32] Lettre à Apponyi, du 2 janvier 1837. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 186, 187.)

[33] Dépêche du comte Sambuy, datée de Vienne, le 5 novembre 1838. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 288.)

[34] 14 mars 1837.

[35] Lettre à M. de Barante, en date du 14 mars 1837. (Documents inédits.)

[36] Documents inédits.

[37] Lettre de la duchesse de Broglie à M. de Barante, 17 juillet 1838. (Documents inédits.)

[38] Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Molé, du 27 novembre 1838. (Documents inédits.)

[39] Lettre du 2 mai 1837. (Documents inédits.)

[40] Louis-Philippe disait à M. de Werther, ambassadeur de Prusse : Tant que j'aurai Molé, vous pouvez dormir tranquille. (Dépêche d'Arnim, HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. II, p. 288.)

[41] M. Thiers m'écrivait une fois Ce n'est pas un cardinal de Richelieu qu'il nous faut, mais un cardinal Fleury. — Cela est encore plus vrai aujourd'hui qu'il y a trois ans. Cette ligne de conduite est non pas seulement nécessaire, mais habile. Si nous avons quelque chose à gagner, si nous voulons faire naître des occasions favorables et en profiter, c'est en évitant la jactance ambitieuse et les grands airs de Louis XIV et de Napoléon. (Lettre de M. de Barante à sa famille. Documents inédits.)

[42] 11 juillet 1838.

[43] Cf. lettres du 7 et du 9 novembre 1836. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 158, 159.)

[44] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 282. — A ce conseil raisonnable, mais non désintéressé, M. de Metternich joignait de curieuses observations sur l'espèce de complicité inconsciente du gouvernement de 1830 dans la propagande bonapartiste. Prenez-y garde, disait-il à M. de Sainte-Aulaire en parlant du prince Louis, ce jeune fou acquiert de l'importance par le tort qu'on a chez vous de caresser et d'exalter outre mesure tout ce qui se rattache à l'empereur Napoléon. On finira par faire croire à l'avenir d'une dynastie napoléonienne. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.) — Le chancelier revenait souvent sur cette idée. (Cf. Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 280, 281, 283.)

[45] Les bonapartistes avaient cependant tenté d'exploiter a leur profit la haine passionnée du Czar contre la monarchie de Juillet. Le jeune Jérôme Napoléon, fils de l'ex-roi de Westphalie, allié par sa mère à l'empereur de Russie, était allé trouver celui-ci à Friederichshafen et avait sollicité, pour son cousin, la faveur d'une audience. Le Czar la refusa sans compliments, et il ajouta que, loin de porter aucun intérêt à cet insensé, il appuierait de tous ses moyens les rigueurs demandées contre lui.

[46] L'ex-roi Louis vivait encore et était retiré à Florence. Il désirait vivement ne pas avoir la garde de son fils, et celui-ci ne songeait pas du reste à se rapprocher de son père. On peut juger de leurs rapports, par cette lettre que l'ancien roi de Hollande écrivait alors à son fils, par l'entremise de M. de Metternich : Mon fils, lorsque je croyais avoir raccommodé vos affaires ou, pour mieux dire, réparé autant que possible vos graves torts, je vois que vous parlez de vous retirer en Angleterre. Cela me désole... Vous ne pouvez ignorer que vous y serez le but et le jouet de tous les intrigants et de toutes les intrigues. Comment ne voyez-vous pas que vous êtes pris pour dupe et qu'on ne se sert de vous que comme d'un mannequin ? Si vous voulez vivre tranquille, vous n'avez que l'Autriche... Vous me dites que vous ne pourriez pas me rejoindre ; loin de le désirer... je m'y opposerais de toutes mes forces... Je ne suis pas en état de vous rien donner de mon vivant ; à ma mort, vous ferez valoir vos droits. Du reste, je n'ai plus rien à vous dire, c'est fini pour toujours. Puis, après avoir de nouveau insisté pour que son fils se retirât en Autriche, il terminait ainsi : Adieu. Puissiez-vous éviter les pièges qui vous entourent et profiter du seul refuge qui vous reste, asile dont a profité votre frère, durant plusieurs années, et dont les Bourbons de la branche ainée profitent depuis longtemps ! Et vous êtes assez juste, je pense, pour reconnaître que ceux-ci avaient bien autant de droits et d'avantages à revendiquer que vous croyez en avoir. (Mémoires de Metternich, t. VI, p. 289 à 291.)

[47] Mémoires de Metternich, t. VI, p. 288, 287.

[48] Cette conversation eut lieu à Venise. M. de Sainte-Aulaire s'y trouvait avec la cour impériale qu'il venait d'accompagner à Milan, pour le couronnement de l'empereur Ferdinand, en qualité de roi d'Italie. (Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.)

[49] Cf. plus haut, t. I, livre I, chapitre premier, § I.

[50] Louis-Philippe écrivait peu après, sur ce sujet, à M. Molé : Même en supposant la guerre, Ancône ne pourrait acquérir d'importance qu'après la conquête du nord de l'Italie et des nombreuses places dont elle est hérissée. Jusqu'à l'accomplissement de ce grand œuvre, aujourd'hui d'une difficulté immense, Ancône ne serait qu'un fardeau. Fût-il en état de défense, un simple blocus amènerait promptement la reddition de la place, et, dans son état actuel, elle ne pourrait même pas être défendue. (Lettre du 12 janvier 1839. Documents inédits.)

[51] Mémoires de Metternich, t. VI, p. 228 et suiv.

[52] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[53] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[54] Lettre particulière de M. de Sainte-Aulaire à M. Molé, du 11 octobre 1838. (Documents inédits.)

[55] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 231, 285, 286.

[56] Dépêche du 14 mars 1836.

[57] Documents inédits.

[58] Dès le 26 février 1832, c'est-à-dire au lendemain de l'occupation d'Ancône et à la veille de la convention qui devait la ratifier, le général Sébastiani écrivait à l'ambassadeur français à Rome : Nous ne saurions trop le répéter, nous ne voûtons en aucune façon intervenir par la force dans le régime intérieur des Etats de l'Église. Nous ne cherchons, dans l'occupation d'Ancône, qu'une garantie politique exigée par la dignité de la France. Un an plus tard, M. de Broglie, voulant expliquer une phrase quelque peu comminatoire, prononcée au sujet du retard apporté aux réformes de l'administration romaine, écrivait à notre ambassadeur : Cette phrase s'applique uniquement aux éventualités de l'avenir et ne saurait être interprétée comme un retour sur notre promesse d'évacuer Ancône, lorsque les troupes autrichiennes quitteront les Légations. Cet engagement subsiste toujours, et notre intention est de l'exécuter fidèlement, dès que la condition à laquelle il est subordonné se trouvera simultanément accomplie. A la même époque, M. de Broglie disait encore à la tribune : On vous a dit : Mais que sont devenues les promesses faites aux Lotions romaines ? Cette question est indépendante de la prise de possession d'Ancône.

[59] Ce propos est rapporté par M. de Metternich, qui disait le tenir de source certaine. (Mémoires, t. VI, p. 291.)

[60] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[61] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 284.

[62] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[63] Lettres de M. de Latour-Maubourg, ambassadeur à Rome, à M. Molé, en date du 28 octobre au 23 novembre 1838. (Documents inédits.)

[64] Le démantèlement de la place d'Huningue, imposé par les traités de 18J5, avait vivement froissé le sentiment national.

[65] Cet acte était du 15 octobre 1831, et l'adhésion de la Belgique, du 15 novembre suivant.

[66] Mémoires inédits du comte de Sainte-Aulaire. — Cf. aussi la correspondance de M. de Sainte-Aulaire et de M. Bresson. (Documents inédits.)

[67] Lettre de M. Molé à M. Bresson, du 27 mai 1838. (Documents inédits.)

[68] Lettre de M. de Langsdorff, alors chargé d'affaires à Vienne, en l'absence de son beau-père, le comte de Sainte-Aulaire. (Documents inédits.)

[69] Louis-Philippe écrivait à M. Molé le 12 janvier 1839, en lui communiquant certaines nouvelles de Bruxelles : Vous n'y verrez que trop d'indices de cette disposition de dégoût du roi Léopold qu'il est bien plus important d'arrêter qu'on ne le pense en général, parce qu'on n'y croit point, et c'est une erreur d'autant plus fâcheuse que s'il plantait là son affaire, les embarras seraient incalculables, et la paix serait bien gravement compromise. Son parti révolutionnaire lui donne avec raison beaucoup d'inquiétude, et il n'y a que lui qui puisse le mater. C'est très-sérieux, et je vous dirai sur cela des choses que je ne puis dire qu'à a vous. Il faut donc nous attacher à le relever et à lui redonner la confiance qu'il perd. (Documents inédits.)

[70] Cette publication a été faite par la Revue rétrospective.

[71] M. de Sainte-Aulaire, après avoir parlé de la tentative faite pour obtenir une diminution de dette pour la Belgique, ajoutait : Les gens qui ne se contenteront pas à ces conditions n'auront guère d'idée des choses possibles en Europe. (Lettre du 28 octobre 1838. Documents inédits.)

[72] Correspondance de M. Bresson avec M. Molé. (Documents inédits.)

[73] Lettre de M. de Barante à M. Molé, du 22 décembre 1838. (Document inédits.)

[74] Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Molé, du 9 septembre 1838. (Documents inédits.)

[75] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.

[76] Lettre de M. Desages à M. Molé. (Documents inédits.)

[77] Revue rétrospective.

[78] Février 1838.

[79] 28 novembre et 5 décembre 1838.

[80] La conclusion définitive de ce traité fut retardée quelque temps par les chicanes des Mexicains : les signatures furent échangées à la Vera-Cruz, le 9 mars 1839.

[81] 7 janvier 1839.

[82] Lettre de M. Molé à M. Bresson, du 19 mars 1839. (Documents inédits.) Lettre de M. de Metternich nu comte Apponyi, du 25 janvier 1839. (Mémoires de Metternich, t. VI, p. 351 à 353.)

[83] Cf. plus haut, chapitre II, § II.

[84] M. de Sainte-Aulaire, qui avait dû lire cette dépêche à M. de Metternich, la qualifiait de très-verte.

[85] Sur toute cette affaire de Cracovie, dépêche de M. Molé à M. de Barante, du 27 novembre 1838 ; lettre du même au même, du 3 décembre 1838 lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. Molé, du 17 décembre 1838 ; lettres du même à M. de Barante, de décembre 1838, janvier et février 1839. (Documents inédits.)

[86] Expression de M. Guizot dans ses Mémoires.

[87] Correspondance de MM. de Sainte-Aulaire, de Barante et Bresson. (Documents inédits.)