HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE III. — LA CRISE DU GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE (1836-1839)

 

CHAPITRE V. — LES PRÉLIMINAIRES DE LA COALITION (1838).

 

 

I. Ouverture de la session. Animation de M. Thiers. M. Guizot repousse es avances du chef du centre gauche. Débat de l'Adresse. Il déplait à M. Molé d'être protégé par les doctrinaires. — II. Nouvelles avances de M. Thiers aux doctrinaires. Accueil qui y est fait. Discussion sur les fonds secrets. Hésitations et insuccès de M. Guizot. Les fonds secrets à la Chambre des pairs. — III. Irritation des conservateurs contre les doctrinaires. Tactique de M. Molé. Il parvient à détacher certains partisans de M. Guizot ou de M. Thiers, mais n'arrive pas à se former une majorité solide. — IV. L'œuvre législative. Les chemins de fer. La conversion. Défaut d'autorité du cabinet. — V. M. Molé a personnellement grandi. Appui que lui donne Louis-Philippe. Le public jouit du calme matériel. Les sociétés secrètes. Prospérité financière. Le pays est de plus en plus étranger et indifférent aux agitations du monde politique. Naissance du comte de Paris. — VI. A défaut des chefs, les états-majors continuent la coalition. M. Duvergier de Hauranne. Il cherche un terrain d'attaque où les coalisés puissent se rencontrer. Ses articles de la Revue française. Sa brochure. Polémiques qui en résultent.

 

I

L'ouverture de la session était indiquée pour le 18 décembre. On allait donc voir à l'épreuve la Chambre issue des récentes élections. Dans son discours, le Roi s'applaudit de la tranquillité et de la prospérité de la France, rappela l'amnistie, célébra dignement la prise de Constantine. Mon fils le duc de Nemours, dit-il d'une voix émue, a pris la part qui lui revenait dans le péril. Son jeune frère a voulu le rejoindre et s'associer à cette communauté de travaux et de dangers qui identifie depuis longtemps mes fils avec l'armée. Leur sang appartient à la France, comme celui de tous ses enfants. Puis, après avoir touché diverses questions : Jamais je ne me suis trouvé entouré des Chambres dans des circonstances si favorables. Sachons, Messieurs, conserver, par notre union et notre sagesse, ce que nous avons conquis par notre courage et .notre patriotisme. Tâchons .d'effacer les pénibles souvenirs de toutes nos dissensions, et qu'il ne reste d'autres traces des agitations dont nous avons tant souffert, que le besoin plus senti d'en prévenir le retour.

La nouvelle Chambre n'était pas plus que l'ancienne en disposition de répondre à cet appel d'union. L'élection du bureau la montra aussi fractionnée que jamais. L.es partis se préparaient avec une agitation passionnée à la bataille annuelle de l'Adresse. Le centre gauche, qui se flattait d'avoir beaucoup gagné aux dernières éjections, était le plus animé de tous, M. Thiers ne songeait plus qu'à renverser le ministère qu'il avait dans la précédente .session. Peut-être était-il mécontent de n'avoir pas trouvé M. Molé plus résigné à subir son patronage. Dans une lettre écrite le 16 novembre 1837, le président du conseil se plaignait des exigences du .chef du centre gauche. J'accepte avec bienveillance, disait-il, tous ceux qui veulent m'aider, mais je repousse quiconque prétend à me protéger. Ce rôle de protecteur, on se le dispute. Des deux côtés, on me dit : Nous combattrons pour vous ; nous vous ferons vivre de notre parole. Mon cher ami, du moment où mes actes et ma parole ne suffiront plus à me faire vivre, je tomberai, emportant avec moi, croyez-le bien, des regrets que mes successeurs, quels qu'ils soient, n'affaibliront pas[1], M. Thiers menait la guerre avec sa vivacité accoutumée, criblant d'épigrammes ce qu'il appelait le ministère d'été, le ministère sans programme, écrivant dans les journaux, nouant des alliances parlementaires. Sous son influence, le centre gauche se rapprocha de la gauche et permit ainsi à M. O. Barrot d'obtenir 142 voix pour la vice-présidence, ce qui fut alors très-remarque. Dans l'imprudent emportement de son opposition, M. Thiers se laissait même entraîner à frapper plus haut que le cabinet, prenant à son compte les vieilles attaques de la gauche contre le pouvoir personnel du Roi. Son journal, le Constitutionnel, déclarait qu'il fallait établir, comme principe d'avenir, la sincérité et la vérité du gouvernement représentatif, c'est-à-dire cet admirable axiome que la Chambre fait le ministère, et que le ministère gouverne sous sa propre responsabilité[2]. Le Courrier français donnait, comme mot d'ordre : Des ministres et point de commis puis il ajoutait Aucun homme d'État sérieux ne consentirait à succéder au ministère, aux mêmes conditions où il tient le gouvernement. On ne veut pas le renverser sans avoir modifié les conditions actuelles du pouvoir. Qu'attend maintenant l'opposition du centre gauche ? Une seule chose, mais un point capital la réalité du gouvernement représentatif. Eh bien l'intérêt du centre gauche, exclu une première fois des affaires par la volonté royale, n'est-il pas de n'y rentrer qu'avec l'appui et au nom d'une majorité qui ne se contenterait pas de régner, et qui voudrait aussi gouverner ?[3] Aussi une feuille ministérielle, la Presse, après avoir montré les partis dénonçant la volonté du Roi comme un obstacle au progrès disait-elle : M. Thiers a le malheur d'être un drapeau à moitié déployé pour cette résistance des partis contre la royauté. Nous voyons en lui un petit Necker qui se prépare.

En même temps qu'il donnait ces gages à la gauche, M. Thiers faisait des avances aux doctrinaires. Le ministère, leur disait-il, est le plus honteux qui ait jamais existé. Il n'a point de force propre et ne vit que de nos haines. Laissons nos haines en repos, et, sans que personne abandonne son terrain, arrangeons-nous pour en finir promptement. Je me charge de prouver que le ministère actuel est le 6 septembre, moins le talent et le courage. Attaquez-le de votre point de vue, et faisons converger nos feux, de manière à ne pas nous blesser réciproquement[4]. Les plus ardents des doctrinaires eussent été d'avis d'accepter ces offres. A quoi bon, disaient-ils, ménager un ministère qui nous a si peu ménagés aux élections ? Toutefois M. Guizot, moins impatient, réunit ses partisans pour leur exposer toute sa politique. Selon lui, la mort du ministère était certaine ; l'important était, non de le tuer, mais de lui succéder. Or, pour cela, il fallait reformer, dans la nouvelle Chambre, la vieille majorité conservatrice, l'habituer à voir dans les doctrinaires ses champions les plus éloquents et les plus fidèles, et, loin de s'unir à M. Thiers et à la gauche, s'arranger pour mettre ceux-ci en minorité, forcer M. Molé à s'engager contre eux. M. Guizot indiquait même la question sur laquelle cette manœuvre pouvait être tentée ; c'était celle d'Espagne[5].

Le projet d'Adresse disait, en termes assez vagues, sur ce sujet. Nous nous confions aux mesures que votre Gouvernement, en exécutant fidèlement le traité de la Quadruple Alliance, croirait devoir prendre pour atteindre le but que les hautes parties contractantes se sont proposé. M. Molé se fût volontiers contenté de cette phrase qui, précisément parce qu'elle ne disait rien, pouvait être votée par tous. Les doctrinaires, suivant l'indication de leur chef, déposèrent un amendement qui substituait aux mots : en exécutant fidèlement, ceux-ci : en continuant d'exécuter fidèlement. C'était réveiller l'ancien conflit entre M. Thiers et le Roi. Impossible à M. Molé de ne pas soutenir cette rédaction, à M. Thiers de ne pas la combattre. En effet, quand vint la discussion, ce dernier s'engagea à fond contre l'amendement, et, à sa suite, les orateurs de la gauche et du centre gauche. Le président du conseil monta deux fois à la tribune pour leur répondre, et M. Guizot vint solennellement à son secours par un discours magistrat. Sur cette question, l'opinion de la majorité était certaine, et l'amendement fut voté à une forte majorité. L'ensemble de l'Adresse, ainsi modifiée, fut adopté par 216 voix contre 116[6].

C'était une grosse défaite pour M. Thiers : il semblait en sortir d'autant plus atteint qu'il avait mis dans son opposition plus d'animosité personnelle. II se gaspille et se diminue, écrivait un témoin impartial ; il dit chaque jour d'inconvenants propos, reprend le métier et la vie de journaliste. On fui opposait l'attitude sage, patiente et grave de M. Guizot[7]. Ses partisans eux-mêmes étaient effarouchés. Une des circonstances qui contribuent le plus aux échecs successifs éprouvés par M. Thiers, notait un autre témoin, c'est l'ardeur inconsidérée avec laquelle, à la première apparence d'un succès, il laisse éclater sa joie et ses espérances, c'est le peu de mesure qu'il garde dans son opposition. Une portion considérable du centre gauche, s'effrayant de ces allures, se rejette, aux moments décisifs, vers le pouvoir[8]. Seulement, si M. Thiers était vaincu, à qui appartenait la Victoire ? Le vote contre l'intervention, écrivait le même observateur, et la force inattendue de la majorité sont l'objet de tous tes entretiens. Le ministère et les doctrinaires sont triomphants, mais on croit la joie de ces derniers plus sincère et plus complète on les considère comme tes véritables vainqueurs, en état désormais de dicter la loi au ministère[9]. N'était-ce pas eux en effet qui avaient voulu et engagé la bataille ? Le cabinet n'avait fait que les y suivre, et visiblement à contre-cœur. D'ailleurs, dans le reste des débats sur l'Adresse, les ministres n'avaient fait ni très-brillante, ni très-imposante figure. Comme l'année précédente, de nombreux orateurs les avaient mis en demeure de dire quelle était au juste leur politique, en quoi ils continuaient ou répudiaient celle de leurs prédécesseurs. M. Molé n'avait répondu que par des généralités, faisant appel à une réconciliation universelle, à l'oubli des souvenirs irritants, mais sans apporter aucun programme bien défini. Il apparaissait une fois de plus que cette habileté clairvoyante et souple qui lui avait fait, hors du Parlement, deviner et prendre heureusement le vent, ne suffisait pas a diriger avec autorité une Chambre divisée, incertaine, ayant besoin de trouver dans le gouvernement la volonté qu'elle n'avait pas elle-même ; elle ne suffisait pas non plus à dominer des rivaux redoutables qui profitaient de ce qu'ils n'étaient pas au pouvoir pour parler haut et net.

Cette fois encore, M. Molé sortait donc du débat plus protégé que maitre la seule différence avec cannée précédente était qu'au lieu d'être le protégé de M. Thiers, il devenait celui des doctrinaires, ce qui lui paraissait plus pénible encore. Ses nouveaux protecteurs ne s'inquiétaient guère d'ailleurs de lui rendre la situation moins désagréable ils ne lui épargnaient pas les épigrammes dédaigneuses, et disposaient de sa succession, comme si elle était déjà ouverte. Très-sensible à ces mortifications, M. Molé n'eut aussitôt qu'une pensée, secouer, à tout risque, une pareille tutelle, dût-il pour cela se rapprocher du parti opposé. En diverses circonstances, notamment lors de la nomination de la commission du budget, on le vit appuyer sous main les candidats du centre gauche, de crainte que les doctrinaires ne devinssent trop forts. Ceux-ci n'étaient pas hon.mes à pardonner facilement de tels procédés. Aussi, entre eux et le président du conseil, l'aigreur réciproque allait-elle chaque jour croissant. Le cabinet ne se trouvait pas pour cela en meilleurs termes avec M. Thiers, qui était plus animé que jamais et engageait, par lettre publique, les électeurs de Libourne à voter contre ce triste ministère.

En provoquant une rupture avec les doctrinaires, alors que le centre gauche demeurait hostile, M. Molé ne craignait-il donc pas que ces deux groupes ne vinssent à se réunir pour l'accabler ? Il se flattait évidemment qu'un tel rapprochement était impossible. L'antagonisme entre la politique de M. Guizot et celle de M. Thiers n'avait-il pas éclaté dans toutes les grandes batailles de tribune, depuis un an, aussi bien dans le débat des fonds secrets où M. Guizot avait. si magnifiquement exposé le programme de la résistance, que dans la récente Adresse, à l'occasion des affaires d'Espagne ? Ne devait-on pas croire, dès lors, que les deux orateurs étaient beaucoup plus éloignés l'un de l'autre, que chacun d'eux ne l'était du ministère ? M. Molé n'aurait eu cependant qu'à se souvenir des événements dont il avait été témoin sous la Restauration, des coalitions nouées contre M. de Serre et contre M. de Martignac, pour se rendre compte que, dans l'entraînement de l'opposition, les plus étonnants rapprochements, les alliances les plus monstrueuses cessent d'être impossibles. Ne dirait-on même pas que les partis y sont conduits par la pente naturelle et fatale de leurs animosités et de leurs impatiences ? Un homme d'un esprit élevé et délicat, qui devait, bien qu'à contre-cœur, s'associer à la coalition contre M. Molé, M. Vitet, a finement indiqué comment des attaques d'abord distinctes, volontairement séparées, tendent cependant peu à peu à se confondre, malgré l'intention première de leurs auteurs. Les uns, dit-il, reprochent au cabinet de n'être pas assez fort, de trop peu gouverner ; les autres, de gouverner trop. Il semble que jamais, partant de ces points extrêmes, on ne pourra s'entendre dans un effort commun il n'en est rien. L'union s'établit sans qu'on sache comment. A force de viser ensemble au même but, les assaillants perdent de vue les différences qui les séparent ils évitent de s'y heurter ; ils ont entre eux des ménagements, des égards instinctifs qui achèvent de tout confondre, et peu à peu se forme un pêle-mêle où les plus clairvoyants, les plus fermes, les plus honnêtes sont comme emportés malgré eux[10]. C'est, en peu de mots, la triste histoire qu'il va falloir raconter plus en détail.

 

II

A la suite de l'Adresse, M. Thiers avait d'abord battu froid aux doctrinaires. Mais il fut bientôt distrait de son ressentiment contre les auteurs de l'amendement sur l'intervention en Espagne, par son animosité plus forte contre le cabinet. Ce fut donc lui qui vint encore, vers la fin de février 1838, faire aux amis de M. Guizot des propositions d'action commune. Il s'en ouvrit d'abord à M. de Rémusat, celui des doctrinaires avec lequel il avait les meilleures relations personnelles ; leur amitié remontait à la Restauration, et le jeune historien de la Révolution avait dit alors au jeune rédacteur du Globe : Sachez que je ne ferai jamais rien sans vous demander d'en être[11]. M. de Rémusat reçut d'abord assez froidement l'ouverture qui lui était faite il doutait de la possibilité de rapprocher des hommes aussi divisés, et s'inquiétait surtout de la façon dont une telle alliance serait jugée par l'opinion conservatrice. Mais son indolence sceptique ne pouvait résister longtemps à l'entrain passionné de M. Thiers. Celui-ci, d'ailleurs, se mit également en rapports avec d'autres doctrinaires qu'il savait de tempérament plus ardent, MM. Duvergier de Hauranne, Jaubert, Piscatory, et il leur proposa une entrevue que les deux premiers acceptèrent, à la condition du secret. Cette entrevue eut lieu chez M. de Rémusat[12]. Mes chers amis, dit M. Thiers, nous faisons, depuis dix-huit mois, un métier de dupe, et le Roi se moque de nous tous. Il sait que, si nous étions réunis, son ministère de laquais ne pourrait pas durer un moment. Aussi ne songe-t-il qu'à nous tenir séparés. Mais il est temps que cela finisse et que nous rendions à ce gouvernement un peu de force et de dignité. C'est la conjuration des sots contre les gens d'esprit, des plats contre les hommes indépendants. Entendons-nous pour la déjouer. Quant à moi, mon parti est pris, quoi qu'il doive arriver. Comme conclusion pratique, le chef du centre gauche proposait d'agir de concert, afin de s'assurer la majorité dans la commission chargée d'examiner la loi des fonds secrets. Des objections furent faites ; M. Thiers avait réponse à toutes. Cette conférence devait d'ailleurs être suivie de plusieurs autres, où l'on s'expliquerait à fond. MM. Duvergier de Hauranne, Jaubert et de Rémusat, facilement conquis pour leur compte, se chargèrent de rapporter ces ouvertures a leurs chefs, MM. Guizot et Duchâtel. Ce dernier 6t tout d'abord un accueil favorable. Mais M. Guizot avait rêvé d'un tout autre moyen de revenir au pouvoir, et, sans refuser d'entendre, il témoigna plus de répugnance. Le tentateur se 6t caressant, insinuant, déclara accepter d'avance toutes les combinaisons qu'on voudrait, soit une restauration du ministère du 11 octobre, soit une administration purement doctrinaire avec M. de Broglie à sa tête, soit un engagement réciproque de ne pas être ministres les uns sans les autres. M. Guizot demeurait froid. Cependant il ne rompait pas les pourparlers ; de nouvelles entrevues avaient lieu entre ses amis et le chef du centre gauche ; il assistait à quelques-unes, et, bien qu'il y apportât des dispositions peu conciliantes, son parti et lui-même se trouvaient, par le fait de ces démarches, chaque jour un peu plus engagés dans la voie où les attirait M. Thiers.

En dépit du mystère dont s'entourait la conjuration, il en transpirait quelque chose au dehors. On voyait bien que les journaux des deux groupes, naguère si animés les uns contre les autres, se ménageaient, que, dans les salons, dans les couloirs de la Chambre, des hommes, la veille brouillés, se recherchaient et causaient longuement ; on remarquait qu'au sortir de la séance de l'Institut, où M. de Talleyrand venait de lire l'éloge de Reinhardt, M. Thiers avait offert à M. Guizot de le ramener dans sa voiture, et que ce dernier y avait consenti, le tout en présence de M. Molé qui ne laissa pas que d'en être préoccupé. La gauche, à laquelle jusqu'alors on n'avait pas demandé d'être du complot, s'inquiétait de voir M. Thiers chercher des alliés ailleurs que dans ses rangs. Au centre, l'impression était plus défavorable encore, et l'idée d'un concert des doctrinaires avec leurs anciens adversaires du centre gauche, y causait un véritable scandale. Le Journal des Débats, qui, jusqu'alors, avait trouvé moyen de soutenir M. Molé, sans attaquer M. Guizot et ses amis, commençait à ne plus ménager ces derniers. Cette double disposition des esprits, au centre et à gauche, produisit son effet, lors de la nomination de la commission chargée d'examiner la loi des fonds secrets les calculs des opposants furent entièrement trompés, et cette commission se trouva être en grande majorité ministérielle.

M. Thiers ne se laissa pas abattre par ce premier échec il en concluait seulement qu'il fallait étendre la coalition et y faire entrer la gauche. Les plus ardents des doctrinaires étaient disposés à le suivre dans cette voie. Mais M. Duchâtel, effrayé, parlait de tout abandonner. Quant à M. Guizot, il n'osait rompre une alliance où il sentait un certain nombre de ses amis de plus en plus compromis ; il les laissait donc faire, les suivait même d'un pas lent et attristé, se réservant seulement de limiter, selon ses scrupules, la part de son concours personnel. Sachez, disait-il, que je ne veux me brouiller ni avec le centre, ni avec le Roi. Il ne se rendait pas compte qu'en semblable circonstance, s'engager à demi est le plus sûr moyen de se faire battre, et, par-dessus le marché, de mécontenter tout le monde. Pendant ces préliminaires, le jour de la discussion des fonds secrets approchait. On convint de l'ordre de bataille M. Jaubert devait ouvrir le feu en tirailleur, M. Guizot faire tête au ministre, et M. Thiers achever la déroute. Du reste, était-ce par égard pour les scrupules du chef des doctrinaires ? on ne devait pas proposer le rejet du crédit, ni chercher à renverser le cabinet de vive force ; on croyait arriver au même résultat, en l'affaiblissant, en le déconsidérant, en l'aplatissant — c'est le mot dont on se servait — par une discussion qui mettrait au grand jour son impossibilité de vivre.

Le débat s'engage, le 12 mars 1838. Tout marche d'abord suivant le plan arrêté. A la fin du premier jour, M. Jaubert prononce un discours très-vif, très-mordant ; il conclut au vote des crédits, mais les accorde au gouvernement du Roi, non au ministère ; et, usant d'une formule empruntée aux polémiques de 1830, il déclare les voter quoique demandés par M. Molé et non parce que[13]. Il n'épargne aucun sarcasme au cabinet, l'accuse de donner le spectacle de l'impuissance, du discrédit, et de pratiquer la maxime diviser pour régner : tactique imprudente, ajoute l'orateur, qui pourrait bien avoir pour résultat inattendu de réunir tout le monde contre lui. Le soir, les coalisés, rassemblés chez la duchesse de Massa, sont tout entrain de leur début ; ils croient tenir la victoire ; M. Guizot et M. Thiers rient ensemble et se communiquent leurs projets de discours.

La séance du 13 est occupée par des orateurs secondaires. Le 14, M. Molé prend la parole. Il ne cherche pas sans doute à définir sa politique beaucoup plus amplement et plus nettement que dans les discussions précédentes ; mais il porte la tête plus haut, le ton est plus ferme, plus hardi, plus fier, tout en gardant la distinction froide et d'apparence sereine qui est comme la marque de cet orateur. Ce que nous venons vous demander, dit-il tout de suite, ce n'est pas de l'argent, c'est votre confiance. Prenant l'offensive, il met en demeure les doctrinaires de déclarer si M. Jaubert a parlé en leur nom : Ce n'est pas nous, dit-il, qui avions demandé à l'honorable orateur l'alliance ; ce n'est pas nous qui l'avons rompue ; mais, qu'il le sache, nous refusons tout vote et tout appui motivés comme les siens. Il raille son contradicteur de ne pas oser repousser les fonds secrets, par crainte de se trouver détaché de la majorité qui soutient le cabinet. Vient ensuite une sortie contre ces hommes possédés de l'esprit de domination, qui se placent à côté du pouvoir pour le morigéner, et qui, ayant proclamé le ministère mort-né, ne lui pardonnent pas sa durée et son succès. Enfin, se retournant vers les masses conservatrices de la Chambre : Messieurs, c'est à vous maintenant à porter votre arrêt. Vous arrivez de tous les points de la France, vous savez quel mandat vous avez reçu. S'il nous est contraire, si l'on vous a dit : Hâtez-vous, allez renverser les dépositaires du pouvoir ; si l'on vous a dit :Le ministère qui a fait l'amnistie n'a pas notre confiance, remplissez votre mandat, Messieurs ; nous saurons y obéir. Mais si, au contraire, on vous a dit :Secondez ce ministère, donnez-lui l'appui dont il aura besoin pour lutter contre les passions de plus d'une nature coalisées contre lui, alors, entourez-le de votre confiance et donnez-nous en6n le moyen de faire le bien. Cet appel habite et digne paraît favorablement accueilli. Rien cependant n'est décidé les grands orateurs ne sont pas encore entrés en ligne.

Voici M. Guizot à la tribune. Au début, on peut croire qu'il va s'engager à fond il s'associe à ce qu'a dit M. Jaubert. Mais aussitôt, comme effrayé de se trouver séparé du centre, il proteste qu'il ne veut pas prendre une attitude d'opposition, ni presser le renversement du ministère Ce n'est pas qu'il soit satisfait. Notre situation n'est pas bonne, dit-il ; au lieu de se fortifier, le pouvoir s'affaiblit ; au lieu de s'élever, il s'abaisse ; au lieu de s'organiser, la société tâtonne et se disperse. Il dénonce, dans la Chambre, l'esprit d'opposition ; dans le gouvernement, l'esprit d'hésitation, mais sans sortir des généralités vagues, des dissertations froides. L'auditoire est étonné, déçu. Si réservée que soit la critique de l'orateur, elle est assez visible pour déplaire au centre, mais trop embarrassée pour lui en imposer. Quant au centre gauche, il est irrité de voir sa campagne ainsi compromise, et murmure les mots de défection et de trahison. De la, une malveillance croissante de l'auditoire qui réagit sur l'orateur, et rend plus gênée encore sa parole d'ordinaire décidée et superbe. Quand il descend de la tribune, l'Assemblée demeure morne et glaciale. Quel contraste avec les ovations qui lui avaient été faites, en 1836 et en 1837, dans ces mêmes discussions sur les fonds secrets ! On en vient se demander, les uns avec mélancolie, les autres avec une satisfaction jalouse, si l'orateur n'est pas fini. M. Guizot, écrit, le surlendemain, de Paris, M. de Barante, a fait, pour la première fois, un f7asco complet la désolation est dans son camp. Moi-même, son vieil ami, le cœur m'a saigné de sa mésaventure, tout en blâmant sa fausse manœuvre[14].

Fort démontés par cet insuccès, les coalisés n'ont plus d'espoir qu'en M. Thiers. Mais celui-ci, considérant la partie comme perdue et préférant se réserver pour une meilleure occasion, demeure immobile et silencieux. A sa place, on entend M. Passy dénoncer la politique décolorée et vacillante du cabinet. M. Molé était sauvé. Quelques mots de réplique lui suffisent pour clore le débat. Un amendement de M. Boudet, tendant à réduire de 300.000 francs le chiffre du crédit, est repoussé par 233 voix contre 184, et l'ensemble de la loi est voté par 249 voix contre 133.

Peu après, le 6 avril, ces crédits étaient également votés par la Chambre des pairs, non sans que le ministère eût à subir les épigrammes de M. Villemain et de M. Cousin, et à entendre les graves réserves du duc de Broglie Celui-ci aurait préféré garder le silence, mais le ministère, exalté par son succès dans l'autre Chambre, n'avait pu se retenir de provoquer la contradiction. Un des amis de M. Molé, M. de Brigode, avait prononcé un discours sarcastique contre ceux qui, tout en désapprouvant la politique du cabinet, n'osaient pas cependant conclure au rejet des crédits, raillant cette opinion entortillée qui consiste à distribuer le blâme en même temps que l'argent Sans doute, il faisait allusion, en termes respectueusement élogieux, à la réserve désintéressée du duc de Broglie, mais c'était pour mieux accabler les doctrinaires de l'autre Chambre, ces candidats ministres qui ne peuvent plus vivre sans portefeuille. Si désireux qu'il fût de demeurer a l'écart, le duc se crut obligé de défendre ses amis. Après avoir protesté sévèrement contre cette façon d'attaquer les membres d'une autre Chambre, il contesta qu'il n'y eut pas de milieu entre le rejet des crédits et l'approbation complète du ministère. Quant à lui, il déclarait accorder les fonds secrets, parce que la sûreté du Roi et la tranquillité du pays étaient en jeu ; mais si l'on veut, ajoutait-il, dénaturer mon vote ; mais si l'on veut, à toute force, le transformer en acte d'adhésion pure et simple à la politique du cabinet... je proteste hautement... Si je pensais, comme je le pense en effet dans une certaine mesure, que la situation présente des affaires n'est rien moins que satisfaisante ; si je pensais que c'est une situation triste, fâcheuse et précaire ; si je pensais que l'ordre, rétabli à la vérité dans les rues, sur la place publique, n'est pas le progrès, tant s'en faut, dans les idées, dans les intelligences ; si je disais enfin que le gouvernement n'exerce pas, sur la Chambre et sur le pays, l'ascendant que je voudrais lui voir exercer, et que la politique du cabinet, celle qui lui est propre, spéciale, favorise plus qu'elle ne combat cet affaiblissement du ressort de l'autorité,je ne dirais, Messieurs, que ce que j'ai le droit de dire en votant les fonds secrets, et je suis certain qu'on n'aurait aucun droit de m'accuser, pour cela, ni de duplicité, ni d'ambition déguisée.

 

III

La coalition avait débuté par un gros échec. Elle n'en fut pas dissoute ; les alliés continuèrent à se concerter pour la formation des commissions, pour la nomination des présidents de bureaux, mais sans entrain, à mi-voix, la tête basse, comprenant que, pour le moment, toute attaque de front était impossible. Du côté du cabinet, au contraire, on triomphait. La presse officieuse, devenue nombreuse, grâce aux subventions libéralement distribuées par M. Molé[15], semblait vouloir précipiter la déroute par ses sarcasmes et ses invectives. La Presse dénonçait ces dix à douze ambitions insurgées, non pas contre ce que fait le gouvernement, mais contre l'idée de voir faire par d'autres mains ce que les leurs n'ont pas su exécuter ces amours-propres qui ne peuvent s'accoutumer à croire qu'on gouverne sans eux. Le Journal des Débats flétrissait ce qu'il appelait cette espèce d'émeute d'ambitions impatientes, et il ajoutait, un autre jour : Les coalisés s'évertuent à nous dire qu'il n'y a pas de coalition ; nous le savons bien Nous l'avons déjà dit ce n'est qu'une émeute où se sont donné rendez-vous toutes les prétentions, toutes les rivalités, toutes les jalousies.

Les doctrinaires étaient ceux qui souffraient le plus de ces attaques. La presse, qui les maltraitait ainsi, s'adressait à leur monde, à celui dont l'estime et la reconnaissance les avaient jusqu'ici consolés de leur impopularité auprès des partis de gauche. Aussi M. Guizot eût-il vivement désiré prévenir cette hostilité du Journal des Débats : il avait tâché d'amener à la coalition M. Bertin de Vaux ; mais celui-ci, qui se souvenait d'avoir ouvert son journal à M. de Chateaubriand, pour y appuyer la coalition contre M. de Villèle, répondit à son éloquent tentateur J'ai pour vous, à coup sûr, autant d'amitié que j'en ai jamais eu pour Chateaubriand ; mais je ne vous suivrai pas dans l'opposition. Je ne recommencerai pas à saper le gouvernement que je veux fonder c'est assez d'une fois. Les doctrinaires étaient bien obligés de reconnaître que les sévérités de la presse conservatrice à leur égard trouvaient écho dans l'opinion. Leur conduite n'eût pu s'expliquer, sinon se justifier, que par le succès ; avec l'échec, ils apparaissaient non-seulement coupables, mais maladroits et, par suite, un peu ridicules. La coalition, écrivait un observateur, fait beaucoup de tort à M. Guizot et à ses amis, dans l'opinion de la masse des conservateurs, de tout ce qui tient à la cour, de tout ce qui, étranger aux passions et aux doctrines de partis, ne désire que le repos et s'inquiète trop du bruit des luttes parlementaires pour ne pas condamner, de prime abord, quiconque les provoque. Beaucoup de personnes qui, jusqu'à présent, voyaient dans M. Guizot le chef le plus vigoureux des défenseurs de l'ordre monarchique, ne parlent plus de lui que comme d'un ambitieux vulgaire[16].

Pour se défendre, les doctrinaires n'avaient plus que le Journal général, de médiocre publicité. En étaient-ils donc réduits à faire plaider leur cause par les feuilles du centre gauche ? Mais celles-ci, qui, pendant tant d'années, n'avaient vécu que d'attaques contre ces mêmes doctrinaires, étaient peu disposées à devenir leurs apologistes ; elles eussent plus volontiers récriminé contre la faiblesse de M. Guizot dans la dernière bataille parlementaire. Aussi se bornaient-elles le plus souvent à prendre acte et, en quelque sorte, possession de la nouvelle alliance, ne se gênant pas pour le faire en des termes fort compromettants pour leurs alliés. Le résultat peut-être le plus grave de cette discussion, disait le Constitutionnel, au lendemain du débat sur les fonds secrets[17], c'est que voici les doctrinaires, naguère les défenseurs les plus ardents de la prérogative royale, engagés dans les voies de l'opposition et prenant leur part de cette lutte dont chacun comprendra la portée. Or, le premier pas, dans toute carrière nouvelle, est toujours le plus difficile à faire, et, celui-là franchi, les doctrinaires, habitués, par la nature de leur esprit, à pousser toute situation à l'extrême, laisseront bientôt de côté un reste de scrupule, comme un bagage gênant pour le combat. En attendant, la majorité du 13 mars, dont ils étaient les derniers et les plus fidèles champions, est maintenant, grâce à leur défection, complètement dissoute. Ces commentaires devaient paraître à M. Guizot et à ses amis plus pénibles encore que les duretés de la presse conservatrice.

Malgré sa réserve habituelle, M. Molé ne contenait pas la joie que lui causaient la défaite de ses ennemis et surtout l'humiliation des doctrinaires. Devait-il donc lui-même se trouver bien à l'aise ? Au début de son administration, il avait cru nécessaire d'avoir toujours avec lui l'un des grands orateurs, soit M. Guizot, soit M. Thiers. Du dernier débat, il sortait mortellement brouillé avec tous deux à la fois. Néanmoins, le plaisir de n'être plus protégé le faisait passer par-dessus le péril de cette double rupture. D'ailleurs, et surtout depuis les nouvelles élections, sa tactique, à l'égard du centre gauche comme du centre droit, était de gagner les soldats en écartant les chefs. Il ne rêvait pas un déplacement en masse, déterminé par de grandes idées, par l'autorité d'un programme, par le prestige d'un drapeau. Il procédait par conquêtes individuelles, variant ses moyens selon les personnes, selon leurs convictions ou leurs faiblesses ; montrant tour à tour les diverses Faces de son programme ; parlant aux uns de résistance, aux autres de conciliation, à tous de leur intérêt personnel. C'était devenu l'une de ses principales occupations. Il fallait voir ce grand seigneur prendre par le bras le plus bourgeois des députés, l'attirer dans l'embrasure d'une fenêtre, lui faire mille grâces, le traiter d'un air de prédilection et avec une familiarité caressante. Pour un tel travail, M. Molé avait des aptitudes particulières ; peu d'hommes ont poussé plus loin l'art de la séduction.

Les adversaires criaient à la corruption ; ce n'était pas toujours sans motif. Non que le ministre acquit à prix d'argent les députés comme les journaux ; mais les faveurs de l'administration, les places tendaient, de plus en plus, à devenir la monnaie courante avec laquelle on payait les votes. Sur 459 députés, on ne comptait pas moins de 191 fonctionnaires ceux qui ne l'étaient pas eux-mêmes avaient à caser ou à faire avancer des parents, des amis, des clients. Ce mal n'était pas né avec M. Molé ; il datait du jour où avait été dissous le cabinet du II octobre, où les partis s'étaient trouvés déclassés, morcelés, mêlés, désorientés, et où les compétitions de personnes avaient remplacé, au Parlement, les luttes de principes. Ni M. Thiers, pendant le ministère du 22 février, ni M. Guizot, pendant celui du 6 septembre, n'avaient été innocents de la faute que, depuis le 15 avril, leurs amis reprochaient si fort à M. Molé. Tout au plus celui-ci y était-il tombé un peu plus avant, parce qu'il n'avait, par lui-même, ni parti préalablement constitué, ni doctrine bien fixe. Il corrigeait d'ailleurs, ou du moins voilait, par son excellente tenue et la parfaite dignité de ses manières, ce que la besogne avait parfois d'un peu suspect. Et puis, ne l'oublions pas si grave que ce mal parût alors à une pudeur publique encore facile à effaroucher, il était limité, et laissait intacte la plus grande partie de l'administration ; depuis, on a fait mieux, et nous avons vu, sous d'autres régimes, cette administration devenir, sans vergogne aucune :i tous ses degrés et dans tous ses rouages, une immense entreprise d'exploitation électorale au bénéfice du parti régnant.

Chez les soldats qu'il cherchait ainsi à détacher de leurs anciens chefs, M. Molé rencontrait des sentiments, les uns bons, les autres mauvais, qui facilitaient sa tâche. C'était, dans beaucoup d'esprits honnêtes, tranquilles, timides si l'on veut, la fatigue des agitations malfaisantes ou seulement stériles, le scandale produit par des impatiences et des coalitions ambitieuses qui se laissaient voir trop à nu ; c'était aussi cette réflexion de bon sens que le pouvoir n'était pas tellement fort qu'on pût impunément le secouer, ni le régime parlementaire si populaire qu'il fût sans péril de multiplier à ce point les crises ministérielles. Ceux mêmes qui ne se dissimulaient pas la faiblesse ou les torts du cabinet, disaient, avec le Journal des Débats : Mieux vaut un ministère faible qui vit, que des ministères forts que leur force n'empêche pas de mourir avec une effrayante rapidité[18]. On rappelait, en outre, que ce cabinet n'avait en réalité pris la place de personne, que les grands chefs parlementaires, invités à refaire le 11 octobre, n'avaient pu s'entendre, et l'on était fondé à dire avec le même journal : Eh, mon Dieu ! le ministère a-t-il donc recueilli un héritage de concorde et s'union ? a-t-il dissipé des trésors de paix et de force ? C'étaient là les bons sentiments. En voici qui l'étaient moins. Plus d'une fois, depuis 1830, nous avons dû noter, dans la Chambre, ce prétendu esprit d'indépendance qui n'était qu'une impatience démocratique de toute discipline, de toute hiérarchie, et surtout une révolte des médiocrités jalouses contrôles supériorités intellectuelles et sociales. Contenu, pendant plusieurs années, par un autre sentiment, d'un ordre aussi peu relevé, mais au moins plus raisonnable, par la peur, il s'était épanoui librement, dès que le danger avait diminué. De là, ces instincts tracassiers et envieux, ces amours-propres sans cesse offusqués, qui trouvaient toute subordination intolérable ; de là, cette tendance à se détacher par degrés des chefs naturels pour en chercher d'autres moins imposants, à dissoudre les grands partis pour former de petits groupes, par cette seule raison qu'il est plus facile d'être important dans un petit groupe que dans un grand parti. Déjà Casimir Périer avait eu à combattre ces mauvais sentiments, et le ministère du 11 octobre, après avoir continué la lutte, avait fini par y succomber. Pour les députés atteints de ce mal, n'était-ce pas une nouveauté agréable que de se voir invités par le gouvernement lui-même à secouer le joug des hommes en renom, à rompre le peu qui restait des liens de parti ? La manie d'indépendance, disait un contemporain[19], est flattée de la pensée qu'au moment où les chefs des diverses fractions de la Chambre se réunissent dans une combinaison, il dépend de leurs obscurs adhérents de la faire manquer en se séparant d'eux. Ce sentiment, qui tient à l'état général des esprits, est ménagé avec assez d'adresse par M. Molé et par les journaux qui dépendent de lui. La Revue de Paris ne disait-elle pas, ces jours derniers, qu'il ne fallait pas faire du gouvernement représentatif le despotisme des talents supérieurs ? Plus on répétait à ces députés que M. Molé était inférieur en éloquence et en prestige à ses rivaux, plus leur amour-propre se trouvait à l'aise avec lui. Mon cher monsieur Guizot, disait le Roi au chef des doctrinaires, vous voulez former dans la Chambre un parti ; vous voulez la gouverner comme on gouverne un parti. Cela ne se peut pas avec nos petites gens, avec notre démocratie envieuse. Pourquoi est-ce qu'on vous en veut, à vous ? Parce que vous voulez vous placer haut et vous y tenir ferme. On aime mieux M. Molé, parce qu'il a moins de prétention et de fermeté2[20]. Une faveur ainsi fondée n'était-elle pas bien fragile et même dangereuse ? Quand il caressait, excitait, exploitait ces médiocrités vaniteuses et jalouses, le président du conseil ne faisait-il pas un peu comme ceux qui, pour s'emparer du pouvoir, fomenteraient l'indiscipline dans l'armée, et qui, une fois arrivés, ne sauraient où trouver des soldats soumis et fidèles ?

M. Molé parvenait en effet assez facilement détacher de M. Thiers, et surtout de M. Guizot, plusieurs des députés qui les avaient suivis jusqu'alors. Mais voulait-il, de ces mêmes éléments, se faire une majorité, il se heurtait à cette indépendance qui avait pris goût à ne subir aucun lien à n'accepter aucune prééminence. En fin de compte, il n'avait fait qu'augmenter la désagrégation des partis, l'émiettement de l'Assemblée. Au lendemain de cette discussion des fonds secrets, où il avait cru mettre définitivement la coalition en minorité, le triomphe des opposants dans l'organisation des bureaux[21], ou le rejet de quelqu'un de ses projets, lui faisait sentir son peu d'influence sur la Chambre. Dès le 7 février, M. de Barante, favorable cependant à M. Molé, écrivait : Cette Chambre est dans un état d'éparpillement dont on peut s'affliger et s'inquiéter. Aucune opinion ne la rallie, aucun nom propre n'agit sur elle, hormis en méfiance. Chacun vote et parle à sa fantaisie, sans nulle déférence pour qui que ce soit, ni quoi que ce soit. La manie démocratique a fait de grands progrès. Le repoussement de toute hiérarchie, la répugnance pour toute discipline est le trait marquant du public et de la Chambre. Le ministère n'est point directement menacé par cette situation fâcheuse sous le rapport moral, alarmante pour l'avenir, mais encore sans action sur la politique, encore sans péril pour le présent. On ne veut ni de M. Thiers, ni de M. Guizot ; M. Dupin est devenu odieux à presque tous ; il n'est pas question de M. Barrot ; mais M. Molé, quoiqu'il convienne autant qu'il est possible, n'aura, sur chaque question, qu'une majorité nécessaire, sans dévouement, sans tenue. Sa vie ministérielle sera désagréable, même quand elle ne sera pas difficile. Il sera contraint de se préoccuper des embarras de la journée, de veiller, à chaque moment, sur les tours qu'on voudra jouer, non point à lui, mais au pouvoir qu'on ne cherche ni à honorer ni à affermir, bien au contraire[22].

 

IV

Dans de telles conditions, l'œuvre législative ne pouvait avancer que péniblement la session ne fut pas cependant stérile. Grâce surtout au concours de la Chambre des pairs, à la fois plus compétente que celle des députés, et moins absorbée par les intrigues parlementaires, les ministres parvinrent à faire voter plusieurs lois d'un grand intérêt pratique, sur l'extension de la juridiction des juges de paix[23], sur le régime des aliénés[24], sur les faillites[25], sur les attributions des conseils généraux[26] ; encore ne parlons-nous que des lois qui furent alors complètement terminées, et négligeons-nous les projets secondaires. Seulement, le gouvernement eût voulu davantage. Combien de ses propositions échouaient ou se trouvaient dénaturées par les caprices de la Chambre ! Ceux mêmes des députés qui ne voudraient pas voir tomber le ministère, écrivait alors un observateur, s'habituent à ne tenir aucun compte de sa volonté, à écarter ou à bouleverser impitoyablement tous ses projets, à lui rendre en un mot la vie aussi dure que possible. Voilà ce que beaucoup de niais appellent l'indépendance. En vérité, on se croirait revenu aux illusions puériles de 1789, sur ta séparation absolue du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif[27].

Parmi les projets ainsi maltraités, on peut citer celui qui élevait à dix mille francs la pension de la veuve du général Damrémont, commandant en chef de l'armée d'Afrique, qui venait de succomber héroïquement, en pleine victoire, sous les murs de Constantine circonstances exceptionnelles qui justifiaient le chiffre élevé de la pension. M. Molé fut appuyé, cette fois, par M. Guizot et M. Thiers. Ne faisons pas dire, s'écria ce dernier, que le résultat d'un gouvernement de discussion est de tout amoindrir, de tout dessécher. Montrons au contraire qu'une grande nation peut discuter ses affaires, sans devenir petite, sans refuser aux braves qui meurent pour elle, la récompense qui leur est due... Si vous étiez exposés voir les finances de l'État compromises par des faits semblables, à la bonne heure mais quant à les voir compromises par des actes héroïques, je suis rassuré il n'y en aura jamais assez pour que vos finances puissent périr. Vainement toutes les autorités gouvernementales et parlementaires, d'ordinaire divisées, se réunissaient-elles dans un même effort, on put juger par le vote combien peu elles pesaient devant l'indépendance des députés et aussi devant leurs préventions mesquines. La majorité repoussa le chiffre du gouvernement et ne vota qu'une pension de 6.000 francs[28].

Peu de questions étaient alors aussi importantes et urgentes que celle des chemins de fer. La France se trouvait en retard' sur plus d'un pays voisin. Déjà, en 1837, le ministère Molé avait, sans succès, présenté à la Chambre un premier projet d'ensemble. Il en présenta un nouveau en 1838[29]. Le plan n'était pas sans hardiesse il comprenait neuf lignes principales, dont sept, partant de Paris, aboutissaient à la frontière belge, au Havre, à Nantes, a Bayonne, à Toulouse, à Marseille, à Strasbourg ; les deux autres allaient de Bordeaux à Marseille, et de Marseille à Bâle soit onze cents lieues de voies ferrées et une dépense d'un milliard. Pour le moment, on n'en devait entreprendre que trois cent 'soixante-douze lieues. La construction de ce réseau était réservée à l'État. La commission de la Chambre fit mauvais accueil à ce projet[30]. Elle ne se contenta pas de critiquer la construction par l'État, de manifester ses préférences pour l'industrie particulière sur ce point elle pouvait avoir en partie raison le rapporteur, M. Arago, blâma en outre l'exécution d'ensemble à son avis, l'art des chemins de fer était encore dans l'enfance, et il y avait avantage à attendre, pour profiter des découvertes que feraient les nations plus pressées que nous. La discussion dura plusieurs jours[31]. Le président du conseil, le ministre des finances et celui des travaux publics y prirent part. Le résultat de leurs efforts fut le rejet complet du projet, à l'énorme majorité de 196 voix contre 69[32].

Non-seulement la Chambre ne votait pas ce que lui demandait le gouvernement, mais elle votait ce dont il ne voulait pas. La question de la conversion des rentes n'avait pas fait un pas depuis qu'elle avait amené la chute du cabinet du 11 octobre. Le 15 février 1838, M. Gouin déposa de nouveau une proposition de conversion, qui fut aussitôt favorablement accueillie par la commission chargée de l'examiner. Nul n'ignorait que le ministère la voyait avec déplaisir, et que le Roi personnellement y était fort hostile. Quand vint cependant la discussion, discussion passionnée, approfondie, qui en deux fois ne dura pas moins de six jours[33], les ministres se bornèrent à indiquer quelques brèves objections d'opportunité, sans s'engager à fond. Dans cette matière où rien n'eût dû se faire en dehors de l'initiative du gouvernement, celui-ci laissait tout débattre et décider sans lui, malgré lui, gardant une attitude effacée, incertaine, comme s'il n'avait pas d'opinion, ou plutôt comme s'il se sentait impuissant à la faire prévaloir. Aussi une immense majorité, 251 voix contre 145, vota-t-elle sans se gêner la conversion que le ministère eût voulu écarter. Comme pour mieux marquer le rôle subalterne où elle prétendait réduire le cabinet, la Chambre lui enjoignit, par une disposition spéciale, de rendre compte de l'exécution de la mesure, dans un délai de deux mois à compter de l'ouverture de la session suivante, tt est vrai que la Chambre des pairs, sur laquelle le Roi usa personnellement de son influence, repoussa le projet à la presque unanimité[34]. Ce vote débarrassa le ministère de la question, mais ne lui rendit pas son autorité sur la Chambre des députés.

Les journaux opposants se gardaient de laisser dans l'ombre tous ces échecs. Ce n'était dans leurs colonnes que sarcasmes contre les ministres mis en minorité, sommation de quitter la place. M. Molé et ses collègues faisaient la sourde oreille, ou bien répondaient, non sans quelque raison, que ces votes n'impliquaient pas volonté de les renverser, encore moins désignation de leurs successeurs. Quant à la mortification subie, ils tâchaient de s'en consoler, en déclarant que le temps des majorités systématiques était décidément passé[35]. Nous avons un étrange ministère, disait de son côté, avec plus de malice que d'exacte vérité, un doctrinaire, M. Vitet ; on le met tous les jours à la porte de la Chambre, honteux et battu ; le lendemain, on ratisse les allées, et il n'y parait plus[36].

 

V

A regarder le seul Parlement, la session finissait donc mat pour le ministère. Mais après tout, il restait debout. A la confusion des prophètes qui lui avaient prédit, dès sa naissance, une mort si prompte, malgré l'hostilité chaque jour plus acharnée de tous les grands noms et de tous les grands talents de la Chambre[37], contre l'attente de tous les spectateurs, il avait duré. Cette durée pouvait exciter les colères, mais ne permettait plus le dédain. Personnellement, M. Molé avait grandi ses adversaires eux-mêmes étaient obligés de le reconnaître. On ne pouvait nier son habileté et son bonheur. Il n'était pas jusqu'à son talent oratoire qui n'eût gagné en aplomb, en ampleur, en énergie, sans rien perdre de sa politesse simple et sobre. Même après M. Guizot et M. Thiers, et sans pouvoir leur être comparé, il avait eu des succès de tribune. L'effacement de ses collègues contribuait à le mettre plus encore en lumière. C'est bien lui qui recevait et portait tous les coups. Il s'en vantait et s'en plaignait[38], tout entier a cette lutte, passionnément sensible à l'amertume des échecs comme à la joie des succès, et trouvant dans cette sorte d'excitation nerveuse une vigueur physique qui étonnait ses amis et ses adversaires[39]. M. Molé se sentait fort de l'appui de la Couronne. Jamais Louis-Philippe n'avait eu un président du conseil autant selon ses goûts. Avec Casimir Périer et le duc de Broglie, il avait connu des ministres sûrs, mais incommodes ; avec Thiers, un ministre commode, mais peu sûr. Cette fois, il avait un ministre commode et sûr. M. Molé, tout en gardant la dignité, même un peu susceptible, de son attitude, ne cherchait ni à limiter, ni à masquer l'action personnelle du Roi. Sa première éducation politique sous Napoléon lui avait appris, non à vouloir régenter ou éclipser son souverain, mais à le servir avec docilité et intelligence. D'ailleurs actif, passionné même dans ce que M. Bertin appelait la grande intrigue politique le président du conseil se montrait plutôt de disposition un peu indolente pour les affaires et n'était pas jaloux de s'en réserver exclusivement la charge. Louis-Philippe, très-laborieux, au contraire, ne demandait qu'à la prendre. C'était vraiment lui, maintenant, qui dirigeait notre diplomatie et traitait avec les ambassadeurs étrangers. Par M. de Montalivet, il était maître du ministère de l'Intérieur. Au ministère de la Guerre, le généra ! Bernard acceptait facilement l'intervention chaque jour plus active, et du reste fort intelligente et fort patriotique, du duc d'Orléans ; presque quotidiennement, lui ou ses chefs de division allaient travailler avec le prince[40]. La faiblesse même du cabinet, les mortifications que lui infligeait la Chambre, tout ce qu'il y avait alors de dérangé et de faussé dans la machine parlementaire augmentaient et en même temps rendaient plus visible cette action royale, souvent utile et bienfaisante au fond, mais qu'il était dangereux, en l'état des esprits, de trop afficher.

M. de Barante, quoique très-prononcé contre la coalition, se préoccupait alors de ce danger ; après avoir indiqué que Louis-Philippe se jetait bien avant e dans toutes les affaires, il ajoutait : Le Roi a besoin de toute sa prudence pour gouverner une situation qui n'est pas prudente il lui faut manœuvrer bien juste et dans les limites étroites de la Charte, puisqu'il y a évidemment autocratie dans toutes les questions[41]. Mais ce prince, nous avons déjà eu plusieurs fois occasion de le remarquer, n'aimait pas seulement a agir ; il aimait à faire voir qu'i) agissait justement confiant dans sa sagesse et son habileté, il était bien aise que le public fût a même de lui en savoir gré. La reconnaissance qu'il croyait ainsi obtenir, lui faisait négliger les préventions qu'il irritait. Aussi, loin de sentir le besoin de se contenir et de se dissimuler, jouissait-il pleinement d'avoir grandi le rôle réel et apparent de la Couronne, et, se rappelant à quels effacements il avait dû se soumettre en d'autres temps, il se félicitait de l'heureuse habileté avec laquelle, en quelques années, il avait amené un changement si complet.

Dans cet état d'esprit, il était peu disposé à écouter les observations qui lui étaient faites sur ce sujet. Un jour, au cours de la session de 1838, M. Dupin crut devoir l'avertir que son intervention faisait grief dans une partie de la Chambre. Louis-Philippe répondit aussitôt en revendiquant son droit de diriger ses ministres et de les congédier quand ils lui résistaient. M. Dupin insista ; sans nier que l'action royale ne put être très-considérable et très-efficace dans le gouvernement constitutionnel, il soutenait qu'il valait mieux n'en pas faire montre, qu'elle devait rester une affaire d'intérieur entre les ministres et le souverain, que celui-ci ne pouvait pas avoir d'amour-propre d'auteur ; et il ajoutait : Puisqu'il est de règle que les ministres sont responsables, pourquoi ne pas leur laisser toute la responsabilité ? N'est-il pas essentiellement avantageux à la Couronne de se couvrir de l'axiome anglais Le Roi ne peut mal faire ? — Ah ! s'écria vivement le prince, c'est parce qu'il ne fait rien. En France, un pareil roi serait considéré comme un porc à l'engrais ![42] Quelques jours après, causant avec M. Guizot, Louis-Philippe lui disait : Je sais que vous ne voulez pas annuler le Roi, me mettre hors de mes affaires. Je ne le souffrirai jamais. Mais il y a des hommes qui le veulent ; il y en a parmi vos amis[43].

Le Roi soutenait donc résolument des ministres qui lui plaisaient, et ne se gênait pas pour le faire savoir. Les députés conservateurs étaient informés qu'ils lui seraient agréables en appuyant le cabinet. Lui-même prenait à part certains d'entre eux, dans les réceptions des Tuileries, et, avec une grande abondance de conversation, souvent avec beaucoup d'esprit et d'éloquence, il tâchait de les amener à voter comme il le désirait c'est ce qu'il appelait chambrer les députés Il s'employait, en même temps, à rendre plus difficile l'alliance de M. Thiers et de M. Guizot. Son moyen était de donner à entendre à chacun d'eux qu'il pourrait prochainement recueillir seul la succession de M. Molé, et que par suite il ne devrait pas contracter d'alliance inutile et compromettante. Un jour, par exemple, en mai 1838, M. Guizot était venu présenter aux Tuileries une députation d'industriels ; Louis-Philippe le retint et causa avec lui de la situation : Cela ne peut pas aller, dit-il ; cela n'ira pas ! Je n'abandonnerai pas mes ministres. Je soutiens toujours mon cabinet. Mais si M. Molé m'apportait sa démission, je serais bien embarrassé... — M. Guizot : Le gouvernement représentatif ne guérit les maux qu'à la dernière extrémité. — Le Roi : Cela n'est pas gai ; c'est moi qui suis le malade. Quand vous m'avez proposé, l'an dernier, un cabinet de vos amis, je n'ai pas osé, j'en conviens. Depuis, nous n'avons pas gagné de terrain. Je ne sais ce qui arrivera. J'aurai besoin d'un plan de campagne. Pensez-y. Je vous demande d'y penser[44]. En même temps, il s'arrangeait pour qu'on fit entrevoir a M. Thiers une perspective analogue[45]. Le chef du centre gauche et celui des doctrinaires affectaient de n'être pas dupes des coquetteries royales ; ils en riaient même parfois ensemble. Mais, au fond, l'idée d'un pouvoir non partagé ne laissait pas que de chatouiller agréablement l'ambition et le ressentiment de chacun d'eux. En tout cas, ce langage du Roi n'était pas fait pour diminuer l'hésitation et la froideur que M. Guizot venait de montrer dans la première campagne de la coalition.

M. Molé n'avait pas seulement la Couronne pour lui. Dans le pays, parmi ceux surtout qui n'étaient pas politiquement enrôlés, il s'était acquis, sinon des concours très-actifs, du moins des sympathies assez étendues. Depuis le 15 avril 1837, date de la formation du cabinet, il n'y avait eu ni émeute, ni trouble, ni attentat contre la vie du Roi[46]. Ce calme, cette sécurité paraissaient fort agréables, après les secousses et les inquiétudes des années précédentes. On était disposé à en faire honneur à la politique pacifiante de M. Molé. Sans doute, à y regarder de près, personne n'eût pu dire le mal révolutionnaire complètement guéri. Les sociétés secrètes étaient toujours en travail. La société des Saisons avait remplacé, à la fin de 1836, celle des Familles ; sous l'action de l'ouvrier imprimeur qui l'avait fondée, Martin Bernard, et à la différence des associations plus bourgeoises qui avaient conduit l'attaque sous la Restauration et au lendemain de 1830, elle cherchait à se recruter surtout dans les ateliers. L'amnistie lui procura le concours de Blanqui, de Barbès et de plusieurs autres anciens condamnés. La propagande en reçut une impulsion nouvelle. Des feuilles clandestines, publiées à intervalles irréguliers, de novembre 1837 à septembre 1838, le Moniteur républicain d'abord, l'Homme libre ensuite, prêchaient ouvertement le régicide et le pillage[47]. Le 29 septembre 1838, la police découvrit l'imprimerie secrète d'où sortaient ces factums ; peu après, elle saisit plusieurs dépôts d'armes ; il en résulta des procès et des condamnations. Mais tout cela ne fit pas grand bruit ; cette agitation demeurait souterraine et était d'ailleurs assez restreinte2. Aussi le public n'y prêtait guère attention. Il lui suffisait que l'ordre ne fût pas troublé à la surface, que famé fût tranquille. Ce repos satisfait du pays, n'était-ce pas après tout un réel succès pour le gouvernement ?

A cette quiétude s'ajoutait la jouissance d'une prospérité matérielle chaque jour croissante. L'année 1838 marque une date dans l'histoire budgétaire du règne. Alors finit ce qu'on pourrait appeler la liquidation financière de 1830. Une révolution coûte cher elle a toujours ce double effet de diminuer les recettes et d'augmenter les dépenses. Les revenus des contributions indirectes, qui, sous la Restauration, avaient constamment progressé et s'étaient élevés de 397 millions à 583, baissèrent brusquement de 59 millions à la suite des événements de Juillet. Il fallut emprunter, et le crédit ébranlé ne permettait de le faire qu'à de lourdes conditions ; quelques mois avant la révolution, un emprunt en 4 pour 100 s'était placé à 102 fr. 7 c. ½ : en mars 1831, un emprunt en 5 pour 100 se négocia à 84 francs. On se crut en outre politiquement obligé, dans un intérêt de popularité, à diminuer les droits sur les boissons, ce qui fit perdre au trésor 30 à 40 millions, diminution imparfaitement compensée par une élévation des droits de mutation, ainsi que des contingents de la contribution personnelle et mobilière, et de celle des portes et fenêtres. En même temps que de causes d'augmentations de dépenses ! armements pour faire face aux troubles du dedans et aux périls du dehors[48] ; ouverture d'ateliers nationaux pour occuper l'ouvrier sans travail et le distraire de l'émeute ; subsides ou avances à l'industrie en détresse ; soldes de congé à deux mille officiers licenciés pour cause politique, et pensions de retraite aux fonctionnaires disgraciés obligation de remplir les arsenaux vidés pour l'armement de la garde nationale[49], etc., etc. De là, pendant les premières années de la monarchie, nécessité de se procurer des ressources extraordinaires, que l'on demanda à l'emprunt, aux ventes de bois, aux centimes additionnels, à la dette flottante, et qui ne s'élevèrent pas a moins de 900 millions[50]. C'est à proprement parler le coût des événements de Juillet.

Mais, dans les années suivantes, à mesure que le mal révolutionnaire se guérit, le mal financier diminua également. Les revenus indirects regagnèrent ce qu'ils avaient perdu et reprirent une progression rapide. Le crédit se releva ; déjà, en 1832, on empruntait en 5 pour 100 à 98 fr. 50 c., soit 14 francs de plus que l'année précédente[51] : et, ce qui valut mieux encore, dans les années suivantes on ne rouvrit plus le grand-livre. Une économie courageuse ramena presque au niveau antérieur à 1830 le chiffre des dépenses subitement grossies au lendemain de la révolution[52]. Des réformes heureuses accomplies dans notre législation budgétaire et dans notre comptabilité augmentèrent les garanties d'ordre, de probité et de contrôle[53]. Dès 1836 et 1837, la situation était redevenue très-satisfaisante. Enfin, en 1838, on arriva a ce résultat que les 900 millions de charges extraordinaires supportées par le pays à la suite de la révolution ne laissaient plus aucune trace, ni dans la fortune de l'État, ni dans celle des particuliers[54]. Rien n'en restait, soit dans les dépenses, soit dans les recettes du budget présenté pour l'exercice suivant. Bien qu'on eût accru notablement les dépenses de l'armée[55], des travaux publics, de l'instruction publique[56], bien qu'on eût payé les 25 millions de l'indemnité américaine, bien qu'on eût diminué les recettes de l5 millions par la suppression de la loterie et des jeux, et de 9 millions par l'abaissement des tarifs de douanes, la balance des dépenses et des recettes, sans aucun emploi de ressources extraordinaires, faisait ressortir un excédant réel[57] ; toutes charges ordinaires acquittées, il restait une réserve disponible de 80 millions, pouvant servir à développer la richesse et la puissance nationales. Les travaux publics, en effet, reçurent alors une grande impulsion des lois diverses engagèrent l'État pour une somme de 341 millions, chiffre énorme pour l'époque. Ces travaux portaient sur les routes, les ponts, les rivières, les canaux et les ports les chemins de fer n'y étaient comptés que pour 11 millions, représentant les frais d'études préliminaires. On devait faire face à cette charge sans création de ressources extraordinaires. Il fut ainsi dépensé 6.834.522 francs en 1837, 36.177.662 francs en 1838, 54.852.427 francs en 1839[58]. Ajoutons, pour mieux montrer à quel point toute conséquence financière de ta révolution avait alors disparu, que le jeu de l'amortissement avait ramené la dette inscrite à ce qu'elle était avant 1830, c'est-à-dire à 163 millions de rentes[59]. La dette flottante se trouvait réduite à un chiffre très-prudent. Quant au relèvement du crédit, on en peut juger par ce fait que le 5 et le 3 pour 100 se cotaient dans les environs de 119 francs et 86 francs[60]. En même temps paraissait, le 31 mai 1838, la fameuse ordonnance sur le règlement de la comptabilité monument considérable, où étaient réunies, dans un ordre méthodique, toutes les mesures législatives ou administratives prises, depuis vingt-cinq ans, pour adapter la comptabilité publique aux institutions nouvelles de la France. Ce relèvement si rapide et si complet des finances de l'État est au plus grand honneur de la monarchie constitutionnelle. Celle-ci ne faisait d'ailleurs que recommencer l'œuvre qu'elle avait déjà accomplie une première fois dans ce siècle, après les désastres de 1814 et de 1815.

Le bon état de la fortune publique était la conséquence et le signe du bon état des fortunes privées. Celles-ci avaient merveilleusement gagné au rétablissement de la sécurité. Ce progrès se manifestait par l'accroissement des dépôts aux caisses d'épargne, du rendement des contributions indirectes, des importations[61], et des exportations de la navigation commerciale[62]. Partout, un grand élan d'affaires, d'entreprises de outes sortes, auxquelles les capitaux s'offraient abondants, hardis, parfois même trop confiants. M. Molé encourageait ce mouvement qui lui paraissait un dérivatif utile a l'agitation politique. Là encore, cependant, tout n'était pas a louer. A cette activité industrielle, commerciale, financière, se mêlait forcément une fièvre d'agiotage fort dangereuse pour la santé morale de la nation. Parmi les innombrables sociétés en commandite qui se fondaient pour les objets ou sous les prétextes les plus divers, plusieurs étaient peu sérieuses, quelques-unes malhonnêtes et dignes de figurer au dossier de Robert Macaire. Les cours des actions variaient, dans une même bourse, de 50, de 200 et même de 300 francs. Ces scandales furent dénoncés a !a tribune de la Chambre, et l'on demanda la mise à l'ordre du jour d'une loi spéciale. Une telle atmosphère n'était pas bonne pour l'esprit public, qui tendait à s'y matérialiser. Mais, ma !gré ce fâcheux revers, la médaille était brillante le pays se sentait en grand progrès de richesse et de prospérité.

Contraste singulier ! D'une part, dans la masse de la nation, une impression de repos et de sécurité ; un bien-être un peu égoïste et terre à terre, mais réel. D'autre part, dans le Parlement et ses entours, l'incertitude, le trouble et le malaise[63]. De là, entre ces deux mondes, une séparation contre nature qui menaçait d'être chaque jour plus profonde le pays devenait étranger et Indifférent à la politique ; il le devenait d'autant plus que la partie en vue de cette politique, celle qui se traitait à la tribune, semblait désormais réduite à des questions de personnes, peu intéressantes et souvent même inintelligibles pour le public. On conçoit qu'un tel résultat ne fût pas fait pour plaire aux libéraux, qui, dans les généreuses espérances de la jeunesse du siècle, avaient rêvé d'un idéal politique plus relevé. Aussi se laissaient-ils volontiers aller entre eux à des gémissements que nous retrouvons dans leurs correspondances. M. de Barante, alors en congé, écrivait de Paris, le 16 mai 1838, à M. Bresson : Le calme continue à être complet dans l'opinion des classes inférieures ; elles sont plus contentes qu'elles ne l'ont été depuis cinquante ans. La prospérité est croissante, le bien-être en progrès rapide. On n'entrevoit aucun principe de fermentation. Mais dans la région, maintenant assez restreinte, des opinions politiques, tout est confus, anarchique, envenimé d'intérêt et d'amour-propre. C'est un spectacle affligeant. Il serait fait pour détruire l'espèce de sécurité dont nous jouissons, n'était ce vaste fond d'indifférence où vont s'éteindre toutes les passions, où se glacent du jour au lendemain toutes les vivacités. Il ajoutait, le 27 mai : Il y a du calme, de la prospérité ; les opinions sont affaissées ; mais un manque complet de conviction, d'affection nul souci du bien public ; aucune émulation littéraire ; rien d'élevé, rien d'animé, rien de prévoyant. C'est un état moral déplorable. Heureusement, il excite beaucoup de dégoût et d'ennui. Le 29 juin, M. de Barante quittait Paris, pour passer en Auvergne ; voici ce qu'il y voyait : L'indifférence de la province est complète ; chacun s'isole encore plus qu'à Paris. Il n'existe plus aucun lien d'opinion. Chacun est à ses affaires, sans songer qu'il y a un gouvernement. Cela a son bon côté. Mais le principe de cette apparente sécurité n'a rien de très-moralement honorable[64]. M. Royer-Collard était d'un pessimisme plus sombre, plus absolu, et par suite plus suspect ; toutefois, à côté d'exagérations évidentes, il y avait une part de vérité dans ce qu'il écrivait à M. Molé, le 23 juillet 1838 : Il me semble que la France n'a plus rien à donner ; elle dort d'un sommeil qui n'a pas même de rêves. Quand je disais à Vitry, il y a un an : La politique est maintenant dépouillée de sa grandeur, je ne disais point assez. La vérité d'aujourd'hui, c'est qu'il n'y a pas même de politique. Y a-t-il encore un gouvernement, un roi, des ministres, des Chambres ? On pourrait l'ignorer ; on ne le sait que par la mémoire. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Nous l'apprendrons un jour ; en attendant, nous nous en passons sans regret Est-ce votre tort ou votre habileté ? Ni l'un ni l'autre, je pense ; mille causes connues ou inconnues ont amené ce prodigieux résultat1[65]. M. Royer-Collard avait raison de voir là autre chose que le fait de M. Molé. En effet, on avait déjà observé les premiers symptômes de ce mal, à une époque où M. Molé n'avait pas encore eu le temps d'influer sur la direction de l'esprit public. Dès le 12 novembre 1836, la duchesse de Broglie écrivait à M. de Barante : Il me semble que l'indifférence du public est absolue c'est une indifférence de fond et universelle, non pas pour tel gouvernement, mais pour tous ; c'est un désabusement de toutes les formes, de toutes les promesses. Il semble que le pays sache qu'on ne lui fera jamais ni grand bien ni grand mal, que les menaces ne s'exécutent pas plus que les promesses ne se tiennent, et que son premier intérêt est d'être tranquille, pour que chacun vaque à ses affaires. Le petit monde politique est tout absorbé dans ses querelles, dont le cercle se resserre de plus en plus[66].

Ces plaintes sans doute contenaient beaucoup d'observations utiles à recueillir et à méditer ; toutefois elles témoignaient de la déception intime de quelques natures d'élite, plutôt qu'elles ne peuvent être acceptées comme un jugement mesuré et exact delà situation. En notant l'insuffisance morale de l'esprit public, ces critiques oubliaient trop les imperfections nécessaires de toute société humaine, et surtout d'une société travaillée par tant de révolutions ils ne tenaient pas non plus assez de compte des avantages d'un bien-être qui était l'un des buts du gouvernement et que peu d'époques avaient connu au même degré. Et puis, étaient-ils bien nombreux, ceux qui sentaient ce que ce bien-être avait d'incomplet et d'abaissé ? Le vulgaire, c'est-à-dire le pays presque tout entier, ne partageait pas ce souci, et son contentement n'en était pas troublé. Les gens habiles et sérieux, écrivait encore M. de Barante[67], s'affligent et s'inquiètent de cette atonie. Les coteries politiques s'en indignent. Les masses de la population n'y songent guère1. Elles étaient tout entières à la jouissance de la paix et de la prospérité qui succédaient aux agitations et aux souffrances des premières années du règne.

D'ailleurs, à regarder en dehors du Parlement, tout semblait sourire, en ce moment, à ta royauté nouvelle. A la sécurité du présent, venait s'ajouter l'espoir de l'avenir. Le 24 août 1838, madame la duchesse d'Orléans donnait le jour il un fils qui recevait le titre de comte de Paris. C'était l'épilogue heureux des grandes fêtes qui, l'année précédente, à l'occasion du mariage du prince royal, avaient paru célébrer l'établissement définitif de la monarchie de Juillet. Celle-ci ne trouvait-elle pas dans la naissance du jeune prince comme un gage nouveau de durée ? Le vieux roi, ayant devant lui son fils et son petit-fils, ne pouvait-il pas croire l'avenir de sa dynastie assuré ? Les événements ont sans doute cruellement démenti ces prévisions. Quatre ans après, le duc d'Orléans succombait à un accident vulgaire ; encore six autres années, et le comte de Paris suivait en exil sa mère veuve et son aïeul détrôné. Mais si les destinées de l'enfant de 1838 ont été tout autres qu'on ne les entrevoyait alors, il n'est pas dit, grâce à Dieu, que les espérances fondées sur son berceau seront à jamais trompées. Pour avoir été retardé, son rôle n'en sera-t-il même pas grandi, et la France ne se trouvera-t-elle pas recevoir de lui plus encore qu'elle n'en attendait au jour de sa naissance ?

 

VI

Cet état de l'esprit public n'était pas de nature a encourager les coalisés. Ils devaient se faire scrupule de persister à agiter un pays si tranquille et si heureux de sa tranquillité. A défaut de ce scrupule, ne comprendraient-ils pas qu'il n'était ni de leur intérêt personnel, ni de celui du régime parlementaire dont ils se disaient les champions, d'apparaître ainsi en trouble-fête ? Aussi bien, dans leurs rangs et surtout à leur tête, pouvait-on discerner plus d'un symptôme de lassitude et d'hésitation. A la fin de la session, M. Thiers et M. Guizot s'étaient plutôt évités que recherchés. Le premier gardait rancune au second d'avoir mal joué son rôle dans le débat des fonds secrets. Le chef des doctrinaires s'effrayait du scandale produit au centre par la coalition et se sentait chaque jour davantage blâmé et abandonné par ses anciens amis. M. Molé ne faisait-il pas du reste dire à tous deux qu'il était sur le point de remanier son cabinet, et disposé à entrer en composition tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre ? La session finie, M. Thiers s'enfuyait aux Eaux-Bonnes ; de là, il devait se rendre en Italie, et n'annonçait pas l'intention de revenir avant la rentrée des Chambres. M. Guizot quittait également Paris et semblait absorbé par des travaux fort étrangers aux intrigues parlementaires ; il publiait dans la Revue française une série d'études d'une inspiration très-haute, sur le mouvement religieux qui se manifestait alors dans tes âmes.

Toutefois si les chefs étaient distraits ou dégoûtés, la passion de la coalition persistait, vivace, dans une partie des deux états-majors. Ceux-ci, jusqu'à la fin de la session, avaient eu soin de se concerter, et, après la dispersion du Parlement, ils se montraient résolus à continuer la bataille dans la presse. Un député se distinguait par son ardeur c'était un doctrinaire, M. Duvergier de Hauranne. Chose singulière, cet homme politique qui va apparaître le plus acharné des coalisés, en était aussi le plus désintéressé. Beaucoup s'étaient jetés dans cette campagne par rancune ou ambition personnelles, par dépit de ne plus être ministre ou impatience de le devenir. Rien de pareil chez M. Duvergier de Hauranne. Indépendant par situation et par caractère, il ne rêvait pas de portefeuille, et il devait, jusqu'au 24 février 1848, refuser tous ceux qui lui seront offerts[68]. Mais cet esprit vigoureux, net, avisé, était aussi un esprit exclusif, absolu, batailleur, ne voyant guère qu'une idée à la fois, et, qu'elle fût vraie ou fausse, la poussant sans ménagement jusqu'au bout. Longtemps après, en 1860, M. Guizot, qui l'avait beaucoup pratiqué, d'abord comme le plus zélé de ses amis, ensuite comme le plus âpre de ses adversaires, écrivait finement de lui : Un boulet de canon va droit au but, quand il est lancé dans la bonne direction. L'esprit de Duvergier est de même nature ; il n'a jamais qu'une passion... C'est une nature élevée, désintéressée, sincère, très-honnête. Il est très-Intelligent dans la voie où il marche. Il ne voit rien en dehors. Il a tout ce qui fait bien penser et bien agir, quand on a bien commencé. Il lui manque ce qui préserve de se mal engager et d'aller loin dans l'erreur, sans s'en douter[69]. Entré à la Chambre en 1831, enrôlé parmi les doctrinaires dont il avait naguère connu plusieurs dans les bureaux du Globe, M. Duvergier de Hauranne avait été d'abord tout entier à la résistance fort animé contre la gauche, plus rebelle que personne à toute transaction avec le tiers parti. Mais, le plus gros du danger révolutionnaire une fois conjuré, il fut saisi d'une autre idée qui bientôt ne le posséda pas moins entièrement. La politique, depuis 1830, ne lui parut plus être l'effort de la monarchie pour se dégager de la révolution dont elle était sortie, mais la lutte du pouvoir royal contre le pouvoir parlementaire. Remontant du coup en deçà des journées de Juillet, il se retrouvait dans l'état d'esprit des 221, et reprochait à Louis-Philippe de vouloir faire par habileté ce que Charles X avait tenté par violence[70]. Cette évolution paraît s'être accomplie chez M. Duvergier de Hauranne vers la fin du ministère du 11 octobre. C'est alors que dans tous les actes de la Couronne, dans ses démarches les plus innocentes, aussi bien que dans ses imprudences, il crut découvrir les indices, les preuves de son dessein d'affaiblir le Parlement, de diviser les chefs de la majorité et de les exclure du ministère, afin de se rendre plus maitresse du gouvernement. Le ministère Molé, où il ne vit que la création et l'instrument du pouvoir personnel, lui apparut comme le dénouement de cette longue conspiration. État d'esprit particulier, qu'on a quelque peine à concevoir aujourd'hui. On sait en effet maintenant à quoi s'en tenir sur l'erreur théorique et l'impossibilité pratique de la trop fameuse maxime : Le Roi règne et ne gouverne pas ; on sait que la force des choses la repousse comme l'histoire la condamne on sait qu'en Angleterre, sur la terre natale du régime parlementaire, la Couronne a toujours eu, même aux époques où elle a semblé se tenir le plus dans l'ombre, part permanente et considérable au gouvernement[71]. Aussi, en cas de rétablissement de la monarchie, le souci de l'opinion serait-il plutôt que l'action personnelle du prince ne fut pas assez étendue ni même assez visible. On paraît croire que la démocratie, de sa nature brutale et grossière, ne comprend pas des fictions trop délicates et trop compliquées, et qu'elle s'en accommode mal. Peut-être même, comme dans tous les mouvements de l'esprit français, cette réaction manque-t-elle de mesure, et, pour avoir échappé aux exagérations parlementaires, risque-t-on de verser un peu, sans le vouloir, dans le césarisme. Mais c'est là une impression toute récente, et bien différent se trouvait être l'état de l'opinion, au lendemain de 1830. N'était-ce pas avec la maxime : Le Roi règne et ne gouverne, pas que tout le parti libéral, depuis le Globe jusqu'au National, avait fait campagne contre M. de Polignac, quelques-uns sans doute n'y cherchant qu'une arme pour renverser les Bourbons[72], mais d'autres y voyant de bonne foi la vérité constitutionnelle et monarchique ? Ceux-ci tenaient à honneur de pratiquer cette maxime sous la monarchie nouvelle qu'ils avaient contribué à fonder c'était même leur façon de prouver la sincérité de leur opposition passée. Aussi bien, une partie du public, celle du moins qui s'occupait le plus de politique, partageait eue leur erreur ; elle était même disposée à montrer, sur ce sujet, une singulière susceptibilité. Les opposants ne l'ignoraient pas ; aussi leur moyen habituel d'attaque contre tous les ministères consistait à les présenter comme tolérant ou favorisant les empiétements du pouvoir royal. Les anciens ministres qui allaient tant se servir de ce reproche, contre M. Molé, l'avaient subi eux-mêmes dans leur temps tel avait été le sort de M. Guizot après le 6 septembre, et M. Thiers n'y avait pas échappé[73]. Hommes de cour, gouvernement personnel, ces mots, qui revenaient sans cesse dans les polémiques, étaient, comme l'a dit M. de Lamartine, les fausses monnaies de l'opinion, distribuées chaque jour au peuple, pour le séduire ou l'irriter[74]. Dans un tel milieu, l'état d'esprit de M. Duvergier de Hauranne devient moins difficile à comprendre. On voit mieux comment, tout en restant un monarchiste résolu, il en était arrivé à croire que le danger du moment, peu d'années après la révolution de Juillet, était, non pas que le pouvoir royal ne fût encore trop limité, trop débile, trop timide, en face du Parlement qui l'avait créé, mais au contraire qu'il ne devînt trop fort, trop agissant et trop hardi.

Dans l'opposition, où il s'engageait avec tant de conviction, M. Duvergier de Hauranne apportait des qualités rares d'action, une énergie infatigable, une ténacité que rien ne rebutait, un courage qui allait toujours droit au but, sans crainte ni de déplaire aux autres, ni de se compromettre soi-même. Orateur de second rang, ses discours, bien que nourris d'idées, hérissés de traits acérés, manquaient un peu de souffle et de chaleur. Mais, la plume à la main, c'était un polémiste remarquable, d'une langue serrée, ferme, précise, tranchante, avec je ne sais quoi d'un peu âpre qui trahissait en lui le petit neveu de Saint-Cyran. Dialecticien redoutable, implacable, railleur il froid, il excellait à manier cette arme de la brochure, alors en faveur, aujourd'hui un peu démodée. C'était surtout un merveilleux agitateur parlementaire voyez-le descendre de banc en banc, pendant les séances, ou circuler dans les couloirs, la fièvre du combat dans les yeux, le geste affairé, saccadé ; il négocie des alliances, dresse des plans de bataille, colporte des mots d'ordre, gourmande la mollesse de ceux-ci, attise la colère de ceux-là, ramasse les soldats pour les pousser au feu, souffle et entraîne les chefs, tient chacun en haleine, les pénètre tous de sa vaillance et aussi de sa passion.

Deux nécessités parurent tout de suite s'imposer aux hommes qui, avec M. Duvergier de Hauranne, entreprenaient, à la fin de la session de 1838, de ranimer la coalition alors sommeillante : d'abord, trouver une Idée, un principe ; qui, proclamés au grand jour, serviraient de programme, de drapeau à la coalition, et qui y montreraient autre chose que l'intrigue suspecte, l'émeute d'ambitions rancunières et impatientes, dénoncées par la presse ministérielle ; ensuite, choisir ce programme et ce drapeau tels qu'ils pussent réunir à la fois la gauche et les doctrinaires. On s'était convaincu, en effet, qu'il ne suffisait plus de chercher, comme on l'avait fait dans la dernière session, à unir le centre gauche et le centre droit ; qu'il fallait, en outre, le concours effectif delà gauche. Ainsi comprise, dit M. Duvergier de Hauranne[75], la coalition devenait plus dif6cile et plus hasardeuse ; mais c'était la condition du succès. Tout ne semblait-il pas séparer les amis de M. Duvergier de Hauranne et ceux de M. O. Barrot ? il y avait sept ans qu'ils se faisaient une guerre à mort. Depuis la formation du ministère du 15 avril, M. Guizot s'était surtout posé en conservateur inquiet, et son principal grief contre M. Molé avait été qu'il ne combattait pas assez résolument la gauche. De son côté, celle-ci gardait toutes vives ses préventions et ses ressentiments contre les doctrinaires. Son programme habituel était inadmissible pour ces derniers ; ne faisait-elle pas, en ce moment, une assez bruyante campagne en faveur d'une réforme électorale dont M. Guizot ne pouvait vouloir à aucun prix ? Le problème était embarrassant. On crut en trouver la solution dans l'idée même dont nous avons vu que M. Duvergier de Hauranne était alors possédé. Il parut que la gauche et le centre droit pouvaient s'entendre pour reprocher au cabinet de n'être pas parlementaire les uns entendant par là qu'il était trop docile ; les autres, qu'il était trop transparent ceux-ci, qu'il ne contenait pas assez le pouvoir personnel du prince, et ne faisait pas observer la fameuse maxime Le Roi règne et ne gouverne pas ; ceux-là, qu'il ne couvrait pas assez la Couronne, et laissait remonter jusqu'à elle des responsabilités qui eussent dû s'arrêter à lui ; les premiers, flattés de s'attaquer plus ou moins directement à la royauté ; les seconds, se faisant l'illusion qu'ils réclamaient en faveur de son inviolabilité ; tous, en réalité, faisant la même campagne, ayant le même cri de combat Un ministère parlementaire !

Ce plan trouvé, des conférences prolongées eurent lieu entre M. Duvergier de Hauranne et les journalistes de gauche, M. Chambolle, du Siècle, et M. Léon Faucher, du Courrier français : Vous et nous, leur répétait le député doctrinaire, nous sommes d'accord sur un point, le danger que le ministère fait courir aux vrais principes parlementaires. Pourquoi donc ne ferions-nous pas la guerre ensemble sur ce terrain, au lieu de disséminer nos forces et d'éparpiller nos attaques ? Que vous n'abandonniez pas la réforme électorale, puisque vous en êtes d'avis, rien de plus juste ; mais ne venez pas la jeter à la traverse de nos projets. Substitution du gouvernement parlementaire au gouvernement personnel, voilà quel doit être notre mot d'ordre. Le reste doit être mis à l'écart ou laissé dans l'ombre[76]. M. Chambolle fut tout de suite converti. M. Léon Faucher résista davantage, mais céda à l'insistance de M. Duvergier de Hauranne. En même temps, un des amis de M. Thiers faisait accepter le même mot d'ordre aux journaux du centre gauche, le Constitutionnel et le Messager.

M. Duvergier de Hauranne n'était pas homme à se contenter de donner le mot d'ordre dans la coulisse ; du moment où il y avait bataille à livrer, coups à recevoir et à porter, risques à courir, il voulait payer de sa personne. Il lui paraissait d'ailleurs nécessaire, pour vaincre les défiances de ses nouveaux alliés, qu'un doctrinaire fût le premier à s'engager avec éclat sur le terrain où il conviait la gauche à porter l'effort de la bataille. Déjà au mois de mars, lors des premières tentatives de la coalition, il avait publié dans la Revue française un article, alors assez vivement discuté, sur la Chambre des députés dans le gouvernement représentatif. Il y combattait ce qu'il appelait les thèses ultra-monarchiques de M. Fonfrède. Celui-ci, autrefois ami des doctrinaires, s'était fait, depuis quelques années, soit dans le Mémorial bordelais, soit dans certains journaux de Paris, le champion hardi, provocant, parfois compromettant, de la prérogative royale, contre les usurpations parlementaires. A plusieurs reprises, le Journal des Débats avait jugé nécessaire de le désavouer[77]. D'après M. Fonfrède, tout le mal venait des préjugés représentatifs de la France : les ministres devaient émaner du Roi seul, gouverner sous sa seule direction ; la Chambre se contenter de discuter les lois, sans prétendre participer au gouvernement plus de questions de cabinet ou de refus de concours. M. Duvergier de Hauranne soutenait au contraire que le ministère, chargé de représenter la Chambre auprès du Roi et le Roi auprès de la Chambre, devait émaner des deux ; que la Chambre devait être une portion active et influente du gouvernement ; enfin, qu'en cas de dissidence prolongée et inconciliable entre cette Chambre et la Couronne, le dernier mot appartenait à la première. Polémique de part et d'autre assez oiseuse. Rien de plus contraire à l'esprit même du gouvernement représentatif, esprit qui est tout de partage, d'équilibre, de persuasion réciproque, de transaction, que ces contestations de prééminence, que ces conflits où chacun irait au bout de son droit. Le jour où de tels faits se produiraient, ce gouvernement n'existerait plus en prévoir seulement et en discuter l'hypothèse n'est pas sans péril. Toutefois, dans ce premier article du polémiste doctrinaire, il n'avait semblé être question que de théorie, sans application à la situation actuelle ; l'auteur s'était attaqué à M. Fonfrède, non au ministère, encore moins au Roi.

Nouvel article à la fin du mois de juin. Ce sont les mêmes thèses. Seulement, cette fois, ce n'est plus d'une théorie plus ou moins lointaine qu'il s'agit, mais de la situation présente. Ce n'est plus un théoricien quelque peu fantaisiste, c'est le ministère qui est accusé d'être en contradiction avec les vrais principes. Pour ma part, je n'hésite pas à le dire, déclare M. Duvergier de Hauranne, si la Chambre tombe en poussière, si le pouvoir s'abaisse, si le gouvernement représentatif se dégrade et s'énerve, la cause en est surtout dans l'existence d'un ministère choisi en dehors des conditions parlementaires, et dont tout le système consiste à professer qu'il n'en a pas. Il estime que, par là, la royauté, loin d'être fortifiée, est affaiblie et compromise. Supposez, ajoute-t-il, un ministère d'hommes fort dévoués sans doute et fort bien intentionnés, mais qui, choisis à l'exclusion de toutes les notabilités politiques, semblent accepter toutes faites les opinions qu'on leur dicte... supposez que, sans le vouloir, on soit amené à voir en eux, non les représentants des trois pouvoirs, mais les délègues passifs d'un de ces pouvoirs auprès des deux autres et dites s'il n'est pas naturel, s'il n'est pas inévitable que, soit pour louer, soit pour blâmer, la pensée publique ne s'arrête pas à leurs personnes et qu'elle aille au delà. Et si, en même temps, la théorie s'emparait hardiment du fait pour le célébrer et pour le consacrer ; si des doctrines qui, il y a trois ans, s'étaient timidement produites dans une modeste brochure, se proclamaient hautement autour du pouvoir et avec son assentiment... si, en un mot, on semblait prendre à tâche de démontrer à tout le monde, avec approbation et privilège, que personne n'est rien dans le gouvernement, à une seule exception près, serait-il bien étonnant que, devant une réalité si puissante, la fiction, quelque nécessaire et sage qu'elle soit, risquât de s'évanouir... Si les attaques passent aujourd'hui par-dessus la tête des ministres pour arriver à une personne auguste et que la constitution déclare inviolable, la faute en est d'abord aux ministres qui n'ont pas la tête assez haute, ensuite aux amis imprudents qui, en retirant la personne auguste dont il s'agit, du sanctuaire où la place la constitution, la découvrent et l'exposent. L'auteur terminait en proclamant la coalition : Un grand devoir est imposé à tous ceux qui, fidèles aux principes de 1829 et 1830, redoutent les excès, quels qu'ils soient, et veulent sincèrement et complètement la monarchie constitutionnelle c'est d'oublier des querelles aujourd'hui sans objet, et de réunir leurs efforts pour regagner le terrain perdu... c'est de protéger à la fois, contre de dangereuses maximes et de funestes pratiques, l'inviolabilité royale, le pouvoir parlementaire, l'influence et la pureté de l'administration. On appellera cela, si l'on veut, une coalition. Ce sera du moins la coalition de l'indépendance contre la servilité, de la droiture contre la duplicité, de l'honnêteté contre la corruption.

Cet article fit grand bruit. La presse ministérielle l'attaqua violemment, accusant les doctrinaires d'intrigue, de trahison, de libertinage politique, leur conseillant de ne pas lasser la patience des honnêtes gens. Les journaux de gauche et de centre gauche applaudissaient au contraire, reproduisaient des fragments de l'article et prenaient sa défense, d'accord avec le Journal général, organe des doctrinaires. Parmi ces derniers, cependant, tous ne voyaient pas du même œil la campagne de M. Duvergier de Hauranne. Quelques-uns s'y associaient sans réserve, comme MM. Jaubert, Piscatory et de Rémusat ; ce dernier publiait même, dans le même sens, un écrit, moins impétueux il est vrai. Mais d'autres, tels que M. Duchâtel, M. Dumon, M. Vitet et même M. Guizot, sans vouloir désavouer publiquement un ami fidèle et courageux, sans désapprouver le fond de ses doctrines, s'inquiétaient de l'effet produit sur les conservateurs, par cette mise en cause de la prérogative royale. Quelques-uns tâchaient même, sous main, de détourner l'ardent polémiste de pousser plus loin dans cette voie. Ne voyez-vous pas, lui disait-on, que les membres du centre, croyant le Roi attaqué, se reporteront en masse du côté du ministère ? C'est grandir M. Molé, que de montrer en lui le défenseur de la prérogative royale. D'ailleurs, en fait, ajoutait-on, les principes ne courent aucun danger sérieux. Le Roi peut profiter de l'indifférence et des divisions de la Chambre pour mettre au ministère des hommes médiocres, pour nier le crédit des chefs parlementaires ; mais ni lui, ni M. Molé ne contestent les droits de la Chambre et ne songent à y porter atteinte ils se soumettraient au contraire à ses caprices les plus absurdes. On en concluait que la controverse théorique, très-opportune, quand elle était dirigée contre M. Fonfrède, ne pouvait pas être tournée contre le cabinet. Si les ministres sont au pouvoir, disait-on encore, c'est par les fautes de la Chambre, par ses dissensions intérieures, bien plus que par la volonté du Roi. Plus d'un indice permet de croire que M. Guizot était de ceux à l'esprit desquels étaient venues ces objections. Du reste, le chef des doctrinaires déclarait alors, dans la même Revue française, qu'il n'y avait pas de conflit entre la Couronne et les Chambres. En théorie, disait-il, la querelle s'engage, les prétentions réciproques se déploient. En fait, quels que soient le bruit et les apparences, soit sagesse, soit faiblesse, soit l'une et l'autre ensemble, les pouvoirs veulent vivre en paix. La lutte constitutionnelle n'est pas sérieuse.

M. Duvergier de Hauranne était à la fois trop convaincu et trop passionné pour se laisser ainsi arrêter. Bien au contraire, au mois de novembre, sous ce titre : Des principes du gouvernement représentatif et de leur application ; il réunit en brochure ses deux articles de la Revue française, et y joignit une longue introduction qui reprenait les mêmes idées avec plus de vivacité et de hardiesse. Le cabinet était pris à partie, sans aucun ménagement on le montrait n'ayant ni fermeté dans sa conduite, ni franchise dans ses paroles, ni dignité dans son attitude. M. Duvergier de Hauranne ne s'en tenait pas là il revenait sur la question de la prérogative royale, donnait à entendre que de secrètes manœuvres avaient aidé à la chute du 11 octobre, du 22 février et du 6 septembre, et se plaignait que le ministère du 15 avril, choisi en dehors des règles parlementaires, eût une soumission absolue aux volontés de la Couronne. — Le cabinet, disait-il, n'est pas assez libre, assez indépendant, pour que l'opinion s'en prenne à lui seul de ses actions et ne cherche pas à remonter au delà... Le pays donne-t-il tort à l'opposition, quand elle insinue que M. le ministre des affaires étrangères s'occupe beaucoup des députés et des journalistes, fort peu des dépêches qu'il reçoit ou de celles qu'il expédie ? Le pays donne-t-il tort à l'opposition, quand elle montre la maison du Roi presque maîtresse absolue du ministère de l'intérieur, quand elle affirme que partout, au ministère des finances même, les nominations, petites ou grandes, échappent au ministre ? A ceux qui lui objectaient que 1838 n'était pas 1830, et que M. Molé n'était pas M. de Polignac Oui, sans doute, répondait M. Duvergier de Hauranne, je l'avais dit avant vous, et je m'en étais félicité. Proclamons donc bien haut qu'aucun coup d'État n'est à craindre. Mais pour qu'une constitution soit violée, est-il absolument nécessaire qu'on l'attaque à main armée et à visage découvert ? N'existe-t-il pas, en ce monde, plusieurs chemins pour arriver au même but, et n'a-t-on jamais vu la ruse prendre la place de la violence ? M. Duvergier de Hauranne n'en protestait pas moins de son inébranlable dévouement à la cause de la monarchie de Juillet en portant ces redoutables accusations, il croyait seulement mettre cette monarchie en garde contre un péril. Il était non moins sincère, quand il se proclamait pur des calculs ambitieux qu'on lui avait prêtés, et quand il affirmait que des griefs privés n'entraient pour rien dans ses appréciations des hommes et des choses.

Cette brochure eut un retentissement plus grand encore que l'article du mois de juin, sinon dans le pays qui demeurait toujours assez tranquille et indifférent, du moins dans le monde politique. Elle donna un nouvel aliment à la bataille de presse déjà avivée par l'approche de la session. Depuis longtemps, on n'avait vu polémique aussi acharnée. Les écrivains de la gauche se précipitaient sur le terrain de combat indiqué par l'écrivain doctrinaire, et s'y heurtaient aux ministériels, à la tête desquels marchait le Journal des Débats. Légitimistes et républicains se jetaient aussi dans la bagarre, avec l'instinct que semblable querelle ne pouvait que leur profiter. En effet, le résultat naturel, inévitable, d'une lutte ainsi engagée, était de découvrir chaque jour davantage la Couronne. Celle-ci se trouvait de plus en plus mise en cause, aussi bien par ses défenseurs que par les assaillants. Il n'était question, dans les journaux, que de la cour ; c'était contre la politique de la cour, le parti de la cour, le ministère de la cour, que les coalisés cherchaient à ameuter l'opinion. Tous leurs coups passaient par-dessus la tête des ministres, pour aller atteindre le Roi.

L'opposition ne s'en tenait pas, cependant, à la question constitutionnelle soulevée par M. Duvergier de Hauranne. Il en était une autre plus pratique, où les coalisés, en dépit de leurs points de départ si opposés, trouvaient encore moyen de se rencontrer, et avec laquelle ils avaient peut-être plus de chances de passionner le pays, c'était la question extérieure. Par un point d'ailleurs, les deux questions se mêlaient ; ce que l'on reprochait au ministère, c'était d'avoir livré les affaires étrangères au Roi, et la politique que l'on dénonçait comme étant, au dehors, l'abandon des traditions libérâtes de 1830, et l'humiliation de la France, on avait bien soin d'indiquer que c'était la politique personnelle de Louis-Philippe. Mais, pour bien comprendre cette autre face de la polémique, il convient d'étudier ce qu'était devenue notre diplomatie depuis l'avènement de M. Molé.

 

 

 



[1] Lettre à M. de Barante. (Documents inédits.)

[2] 29 novembre 1837.

[3] 28 décembre 1837.

[4] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[5] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[6] L'Adresse fut discutée du 9 au 13 janvier.

[7] Lettre de M. de Barante à M. Breton, datée dc Pans, t631 janvier 1838. (Documents inédits.)

[8] Journal inédit de M. de Viel-Castel, février 1838.

[9] Journal inédit de M. de Viel-Castel, 12 janvier 1838.

[10] Notice de M. Duchâtel.

[11] Sur les premiers rapports de M. Thiers et de M. de Rémusat, cf. mon étude sur le Parti libéral sous la Restauration, p. 251 et 252.

[12] Sur tous ces faits et ceux qui suivront, j'ai trouve beaucoup de renseignements dans les notes inédites de M. Duvergier de Hauranne, qui a été témoin et acteur de ces événements.

[13] On se rappelle quelles furent, au lendemain de la révolution, les controverses sur le point de savoir si Louis-Philippe était appelé au trône parce que ou quoique Bourbon.

[14] Lettre à M. Bresson, en date du 16 mars 1838. (Documents inédits.) — M. Guizot parlant de ce discours dans ses Mémoires, dit qu'il ne prit part au débat qu'avec froideur et embarras. Il ajoute : On m'écoutait froidement, comme je parlais ; mes anciens adversaires du côté gauche demandaient, en souriant, si je n'étais pas atteint d'affaiblissement et de décadence. (T. IV, p. 283.)

[15] Le ministère avait alors à son service le Journal des Débats, la Presse, la Charte de 1830, le Temps. Depuis peu, il avait en outre enlevé aux doctrinaires l'un de leurs organes, le Journal de Paris. En outre, M. Molé s'était assuré le concours personne) de certains rédacteurs des feuilles de gauche.

[16] Journal inédit de M. de Viel-Castel, 18 mars 1838.

[17] 16 mars 1838.

[18] 15 mars 1838.

[19] Journal inédit de M. de Viel-Castel, 18 mars 1838.

[20] Lettre de M. Guizot au duc de Broglie, en date du 13 mai 1838. (Documents inédits.)

[21] Les deux nominations de présidents de bureaux qui suivirent le vote des fonds secrets, le 17 mars et le 16 avril, donnèrent une forte majorité aux opposants. Sur 9 présidents, le 17 mars, il y en eut 5 du centre gauche, 3 doctrinaires et seulement 1 ministériel. Le 16 avril, il y eut 5 centre gauche, 2 doctrinaires et 2 ministériels.

[22] Lettre de M. de Barante à M. Bresson, datée de Paris, le 7 février 1838. (Documents inédits.)

[23] Votée le 5 février 1838 par la Chambre des pairs, le 24 avril par la Chambre des députés.

[24] Votée le 1er février par la Chambre des pairs, te 13 avril par la Chambre des députés.

[25] Votée le 5 avril par la Chambre des députés, le 14 mai par la Chambre des pairs.

[26] Votée le 8 mars par la Chambre des députés, le 23 avril par la Chambre des pairs.

[27] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[28] Séance du 5 février 1838.

[29] 15 février.

[30] Le rapport fut déposé le 24 avril.

[31] 7, 8, 9 et 10 mai.

[32] Ainsi que j'ai en déjà l'occasion de le dire, je reviendrai plus tard, avec détails, sur ces premiers tâtonnements dans la question des chemins de fer.

[33] Du 17 au 20 avril et du 2 au 5 mai.

[34] 20 au 26 juin.

[35] Journal inédit de M. le baron de Viel-Castel, 6 mars 1838.

[36] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[37] M. Molé lui-même faisait remarquer cette hostilité, avec une sorte de fierté triomphante. Le fait est, écrivait-il à M. Bresson, le 27 mai 1838, que jamais un ministre dirigeant ne s'est trouvé aux prises avec tant de difficultés. J'avais, réunis contre moi, toutes les forces vives de la Chambre, tout ce qui parle et tout ce qui écrit. (Documents inédits.)

[38] Je suis peu secondé ; mes collègues ne prennent pas les affaires à cœur. Lettre de M. Molé à M. de Barante, en date du 30 septembre 1838. (Documents inédits.) Cette plainte se retrouve très-fréquemment dans sa correspondance.

[39] M. Molé disait souvent, dans sa correspondance, qu'il ne dormait que cinq ou même trois heures par nuit. Il ajoutait, dans la lettre déjà citée plus haut : Vous ne vous imaginez pas à quelle vie j'ai été condamné... Je ne puis m'empêcher de voir une volonté de la Providence dans la force de l'âme et du corps que j'ai eue pour la supporter.

[40] Cette action du duc d'Orléans était attaquée dans la presse de gauche. Le National fut même poursuivi, à cette époque, pour offense contre le prince, dont il avait violemment critiqué l'ingérence dans l'administration de la guerre.

[41] Lettre de M. de Barante à M. Bresson, datée de Paris, le 16 mai 1838. (Documents inédits.)

[42] Mémoires de M. Dupin, t. III, p. 311 à 315.

[43] Documents inédits.

[44] Lettre de M. Guizot au duc de Broglie. (Documents inédits.)

[45] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[46] Le complot d'Huber, découvert en décembre 1837, n'avait reçu aucun commencement d'exécution.

[47] Voici quelques extraits de ces publications dans le numéro de décembre 1837 : Chacun de vous est sur un théâtre immense où il ne tient qu'à lui de jouer un grand rôle, ce théâtre où tant de Brutus et d'Alibaud ont déjà légué leur mémoire à tous les siècles du monde, en immolant ou cherchant à immoler la tyrannie. Dans le numéro d'avril 1838 : Nous ne concevons rien de possible si l'en ne commence par tuer Louis-Philippe et les siens. Dans le numéro de mai 1838 : Il n'y a qu'une seule ressource à employer, le régicide, le tyrannicide, l'assassinat, comme on voudra appeler cette action héroïque... Nous invitons, en conséquence, tous les républicains à ne prendre conseil que de leur courage et surtout de la prudence, et à courir sus, sans perdre un seul moment, contre Louis-Philippe et ceux de sa race. En août 1838 : Guerre à mort entre vous qui jouissez d'une insolente oisiveté et nous qui souffrons depuis longtemps. Le temps approche où le peuple exigera, les armes à la main, que ses biens lui soient restitués. C'est également peu de temps après l'amnistie qu'on répandit dans Paris une Ode au roi, dont voici quelques vers :

Demain le régicide ira prendre sa place

Au Panthéon avec les dieux.

Oui, quel que soit l'élu pour le saint homicide,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De vols, d'assassinats eût-il flétri sa vie,

Il redevient sans tache et vierge d'infamie,

Dès qu'il se lave au sang des rois.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Louis-Philippe, tu mourras !

Il ne paraît pas que les Saisons aient jamais eu plus de six à huit cents adhérents.

[48] Ces armements représentent la portion de beaucoup la plus considérable des accroissements de dépenses. Avant la révolution de Juillet, tes dépenses de l'armée étaient calculées pour un effectif de 231.000 hommes et 46.000 chevaux. On dut le porter subitement à 434.000 hommes et 90.000 chevaux. Dans le budget présenté pour 1831, l'augmentation de dépenses de ce chef était évaluée à 115 millions, plus 65 millions pour approvisionnements te budget de la guerre se trouvait ainsi porté de 187 millions à 373. Dans le budget de 1832, la dépense était calculée pour 412.000 hommes ; inférieure d'environ 70 millions au chiffre de 183t, elle dépassait de plus de 100 millions le chiffre d'avant la révolution. Encore fallut-il y ajouter, en fin d'exercice, les frais de l'expédition d'Anvers, et y eut-il, pour le seul ministère de la guerre, plus de 34 millions de crédits supplémentaires. A partir de cette époque, les armements extraordinaires disparurent peu à peu, et les dépenses revinrent à un chiffre normal.

[49] On distribua ainsi à la garde nationale, en 1830 et 1831, 860.000 fusils, 210.000 sabres, 600 canons avec affûts et caissons, 95.000 coups de canon, 1.700.000 cartouches, 225.000 kilogrammes de poudre.

[50] Cette évaluation est celle d'un financier très-compétent et très-exact, M. d'Audiffret, ancien haut fonctionnaire du ministère des finances et pair de France. Voici comment il décompose cette somme centimes additionnel en 1831, 46 millions vente de bois, 114 millions ; emprunts en capital, 545 millions ; le reste provenait des réserves antérieures ou de la dette flottante. Il arrive à un total de 900.567.378 francs. (Cf. D'AUDIFFRET, Système financier de la France.)

[51] Il est vrai que les avantages de délais et d'intérêts accordés à l'adjudicataire, M. de Rothschild, réduisaient le taux nominal de 98 fr. à 93 fr.

[52] Déjà nous avons eu occasion de citer quelques-uns de ces chiffres, rappelons les en les complétant. Voici le chiffre des dépenses de chaque année tel qu'il résulte des lois des comptes : 1829, 1.014 millions ; 1830, 1095 ; 1831, 1.219 ; 1832, 1.174 ; 1833, 1.134 ; 1834, 1.063 ; 1835, 1.047 ; 1836, 1.065  1837, 1.078.

En 1838 et 1839, on s'élève à 1.136 et 1.179 millions, mais c'est à cause des travaux publics que les excédants mêmes des budgets permettent d'entreprendre.

[53] Spécialité des crédits législatifs appliquée à chaque chapitre du budget ; suppression de la faculté de virement ; restrictions apportées aux crédits supplémentaires, ce qui, du reste, ne les empêcha pas de se développer ; obligation d'indiquer, dans toute demande de crédit extrabudgétaire, les ressources spéciales avec lesquelles il y sera fait face ; publicité du rapport annuel de la Cour des comptes, etc. Enfin le régime des douzièmes provisoires, auquel on n'avait pu échapper dans les premiers exercices, prenait fin en 1833.

[54] M. d'Audiffret proclamait ce résultat, le 20 juin 1838, à la Chambre des pairs.

[55] C'était surtout à cause de l'Algérie. Le contingent annuel des jeunes soldats appelés sous les drapeaux devait être augmenté de 20.000 hommes à partir de 1839.

[56] Depuis 1830, ce budget s'était élevé de 4 à 13 millions.

[57] Sans doute, à voir le règlement de chaque budget, de 1830 a 1837, tous, sauf deux, ceux de 1830 et de 1832, où ressortent des déficits de 63 et de 25 millions, se soldent en excédants. Voici les chiffres de ces excédants 1831, 86 millions ; 1833, 28 millions ; 1834, 3 millions ; 1835, 24 millions ; 1836, 30 millions ; 1837, 12 millions. Seulement, on n'était arrivé à ce résultat qu'au moyen des 900 millions de ressources extraordinaires. A partir de 1838, le budget s'équilibre sans aucun emprunt a des ressources de ce genre.

[58] En 1833, M. Thiers avait déjà fait voter un ensemble de travaux publics s'élevant à 93 millions ; mais il n'y avait fait face qu'au moyen de ressources extraordinaires.

[59] Disons, pour être absolument exact, que ce résultat ne fut complètement atteint que l'année suivante, en 1839.

[60] Le 3 pour 100 allait atteindre en 1840 86 fr. 65 ce fut le taux le plus élevé du règne.

[61] De 1831 à 1836, les importations générales étaient montées de 512.825.551 fr. à 905.575.359 fr. ; les exportations générales, de 618.169.911 fr. à 961.284.756fr.

[62] De J831 à 1836, la navigation à l'entrée s'était élevée de 794.410 tonneaux à 1.374.321 ; la navigation à la sortie, de 689.234 tonneaux à 997.090.

[63] La Presse disait, le 14 mai 1838 : Partout, dans les familles, dans les manufactures, dans les ateliers, on cherche à se rendre compte des anomalies que présentent l'ordre public et les embarras parlementaires, le repos du pays et l'agitation de quelques personnes, la prospérité générale et ces alarmes factices.

[64] Documents inédits.

[65] Documents inédits. — Dans cette lettre, M. Royer-Collard commençait par féliciter le président du conseil. Comptez, lui disait-il, ces deux années, sinon comme les plus heureuses, du moins comme les meilleures de votre vie ; vous y avez atteint le but, le seul but d'une légitime ambition une considération unanime, avec l'estime des connaisseurs.

[66] Documents inédits.

[67] Lettre de M. de Barante à M. Bresson, du 16 mars 1838. (Documents inédits.)

[68] En 1840, notamment, M. Duvergier de Hauranne refusera à M. Thiers d'entrer dans le cabinet du 1er mars, et proposera à sa place M. le comte Jaubert, son beau-frère.

[69] Lettre à M. Piscatory, du 3 juillet 1860. (Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 368.)

[70] Louis-Philippe n'avait pas compris le sens véritable de la révolution de Juillet. Il blâmait Charles X, non d'avoir voulu gouverner, mais d'avoir méconnu et heurté de front les opinions, les sentiments, les préjugés même de la France, et surtout d'avoir eu recours à la violence là où l'habileté suffisait. (Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.)

[71] Ainsi en a-t-il été même sous la reine Victoria. Cette révélation ressort avec éclat, comme nous avons déjà eu l'occasion de le noter (cf. plus haut, t. II), de l'ouvrage considérable que la Reine a fait écrire sur le prince Albert, par M. Théodore Martin. D'ailleurs, toutes les formules officielles de l'Angleterre ne semblent-elles pas la contradiction de la maxime : Le roi règne et ne gouverne pas ? Ne dit-on pas : la Reine qui nous gouverne (the Queen governor), vaisseaux de la Reine, troupes de la Reine, service de la Reine, etc. ?

[72] Carrel disait, à ce propos, dans le National, quelques années après 1830 : Ceux qui proclament cet axiome Le roi règne et ne gouverne pas, ne croyaient pas, comme ils l'ont raconté depuis, qu'un roi pût régner sans gouverner, et nous ne le croyons pas non plus aujourd'hui ; mais tout était bon pour renverser les Bourbons, imposés par l'étranger, du moment que la France révolutionnaire se sentait plus forte qu'eux et pouvait secouer leur joug. (27 mars 1833.)

[73] Sous le ministère du 11 octobre, les adversaires de M. Thiers prétendaient qu'il avait gagné la faveur de Louis-Philippe, en déclarant, à la tribune, que toute la pensée gouvernementale résidait dans la tête du Roi, et que rien ne s'était fait que par cette pensée, depuis l'établissement de la monarchie.

[74] Discours du 24 mars 1840. Cette fausse monnaie avait cours partout, notamment parmi les jurés. Au commencement de 1837, le Courrier français et le Siècle avaient été déférés au jury, pour avoir fait remonter au Roi la responsabilité des actes de son gouvernement. Les avocats des deux journaux, Me Philippe Dupin et Me Odilon Barrot, soutinrent, pour justifier leurs clients, que le Roi avait eu le tort de gouverner. Le jury leur donna raison, en prononçant deux verdicts d'acquittement. (7 janvier et 10 février 1837.)

[75] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[76] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[77] En février 1837, le Journal des Débats qualifiait de politique révolutionnaire la conduite que M. Fonfrède conseillait à la royauté.