I. Le nouveau ministère ne parait pas viable. Sa déclaration. Ce qu'il fait des projets de loi attaques. Débat sur les fonds secrets. M. Guizot et M. Odilon Barrot. M. Thiers protège M. Molé. Lois d'affaires. Mauvaise situation du ministère et de la Chambre. — II. Négociations pour le mariage du duc d'Orléans avec la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin. Intervention du roi de Prusse. La princesse Hélène. Le blocus matrimonial est forcé. — III. L'amnistie. Accueil fait à cette mesure. L'église Saint-Germain l'Auxerrois est rendue au culte. — IV. Arrivée de la princesse Hélène en France. Le mariage à Fontainebleau. Les fêtes de Paris. Inauguration du musée de Versailles. — V. Caractère de ces fêtes. Impression d'apaisement et de confiance. Témoignages contemporains. Satisfaction de M. Molé et du Roi. — VI. M. Molé obtient du Roi la dissolution de la Chambre. La bataillé électorale. Les républicains et la gauche. Les légitimistes. Attitude peu nette du ministère. On lui reproche de jouer double jeu. Résultats du scrutin. M. Molé n'a pas atteint son but.I Lorsque le Moniteur fit connaitre, le 15 avril 1837, la composition du nouveau cabinet, chacun se récria sur la témérité de M. Molé. Où était son parti dans les Chambres ? Parmi ses collègues, aucun orateur de haut vol. Les journaux de pure gauche, comme le National, ou ceux de nuance doctrinaire, comme la Paix, le Journal général et le Journal de Paris, se montraient nettement hostiles ; le Journal des Débats et la Presse gardaient un silence peu rassurant ; les plus favorables, le Constitutionnel, le Temps, le Journal du Commerce, se bornaient à dire qu'après tout on était débarrassé de M. Guizot et de ses amis, mais ne voyaient là qu'une combinaison provisoire. Le petit ministère, — c'est ainsi qu'on l'appelait, — était déclaré non viable par les docteurs. Tout au plus consentaient-ils à y voir une administration de transition à laquelle ils accordaient seulement quelques mois ou même quelques heures de durée. C'était à qui rappellerait le ridicule épisode du ministère des trois jours. Du reste, chez tous, plus de dédain que de colère[1]. Les doctrinaires ne tarissaient pas en épigrammes hautaines, et M. Thiers, qui avait cependant aidé ce cabinet à naître, le comparait plaisamment à ces oncles qu'on ménage parce que l'on compte sur leur prochaine succession. Il ne fallait pas s'attendre que M. Molé se résignât à
faire une si petite figure. Mais comment la grandir ? Après s'être élevé
grâce à la désorganisation des cadres de l'ancienne majorité, parviendrait-il
à organiser une majorité nouvelle à son profit ? La première condition était
d'avoir un programme bien net et de l'imposer. avec autorité, de savoir ce
qu'on voulait, de le vouloir avec fermeté et de proclamer cette volonté bien
haut. Or tel ne paraissait pas être le cas du nouveau cabinet, à en juger par
la déclaration que le président du conseil apporta à la Chambre, le 18 avril.
Elle s'étendait, avec quelque complaisance, sur l'annonce du mariage du duc
d'Orléans qui venait en effet d'être heureusement décidé. Mais, en fait de
programme, rien que quelques généralités sur l'accord
de la monarchie et de la liberté, sur la
politique ferme et modérée qui, depuis sept ans, avait sauvé la France.
— Nous ne sommes point des hommes nouveaux, ajoutait
le ministre ; tous nous avons participé à la lutte. Vous savez qui nous
sommes, et notre passé vous est un gage de notre avenir. Nous ne vous
présenterons pas d'autre programme ; nos actes vous témoigneront assez de nos
intentions. Ce laconisme évasif ne laissa pas que de désappointer la
Chambre et de provoquer quelques murmures. Sur un seul point, M. Molé
apportait une indication un peu précise après avoir annoncé le dépôt d'un
projet de dotation pour le duc d'Orléans, il faisait connaître l'ajournement de la proposition tendant à constituer
l'apanage du duc de Nemours. Le Roi,
disait-il, n'a pas voulu que les Chambres eussent à
pourvoir en même temps à la dotation de ses deux fils. Des autres lois
pénales sur la déportation et la non-révélation, il n'était soufflé mot.
Interrogés aussitôt à ce sujet, dans la Chambre des pairs, les ministres se
dérobèrent. On soupçonnait bien qu'ils avaient résolu in petto de laisser
tomber ces projets, en ne demandant pas leur mise à l'ordre du jour ; mais
ils semblaient ne pas oser le dire nettement et tout haut. Plus d'une fois,
cette interrogation leur fut renouvelée, et toujours ils usèrent des mêmes
défaites, si bien qu'à la fin de la session, au mois de juin, un doctrinaire,
le comte Jaubert, pouvait encore les interpeller sur le point de savoir si,
oui ou non, ils entendaient retirer ces lois. On comprend que M. Molé et ceux
de ses collègues qui avaient fait partie avec lui de l'administration
précédente, fussent gênés pour annoncer l'abandon de projets que, quelques
semaines auparavant, ils avaient proposés comme nécessaires au salut de la
monarchie et de la société. Mais leur silence embarrassé n'était pas fait
pour en imposer. Ce retrait par prétérition semblait le signe, non d'une
direction nouvelle imprimée, après réflexion, par un ministre résolu, mais de
la faiblesse d'un gouvernement indécis, se laissant aller, au jour le jour, à
une politique qu'il subissait malgré lui, sans oser l'avouer ni la définir,
sans même savoir bien d'avance jusqu'où il la suivrait. L'apanage du duc de Nemours une fois abandonné, les dotations du prince royal et de la reine des Belges furent votées sans grande difficulté. Sur le désir du duc d'Orléans, le projet laissait en blanc le chiffre de sa dotation la commission proposa deux millions, plus un million une fois payé pour frais d'établissement le douaire de la princesse était fixé à 300.000 francs. Ces chiffres furent adoptés par 307 voix contre 49. La dotation de la reine des Belges fut un peu plus contestée. M. de Montalivet saisit cette occasion pour faire justice, avec des faits et des chiffres, de tous les mensonges répandus sur la liste civile et le domaine privé. Mis personnellement en cause, M. de Cormenin déclina piteusement la lutte : il lui était plus commode de s'embusquer dans un pamphlet que d'affronter un débat contradictoire. Cette seconde loi fut votée par 239 voix contre 140. Le chiffre relativement élevé de la minorité prouve combien les préventions étaient fortes en ces matières, même chez des députés dont beaucoup ne se fussent pas, sans protestation, laissé traiter d'adversaires de la monarchie. Les ministres sentaient du reste ces préventions si vivaces, qu'un peu plus tard, au mois d'octobre, lors du mariage de la princesse Marie avec le duc de Wurtemberg, ils ne dissimulèrent pas au Roi l'embarras qu'ils éprouveraient à demander une dot aux Chambres. Informée de ces objections, la princesse déclara fièrement qu'elle ne voulait pas être discutée à la tribune, et Louis-Philippe, bien que péniblement surpris de ce qui lui paraissait une défaillance de son cabinet, n'insista pas et paya la dot de sa bourse. Que le ministère fasse bien les affaires du pays, dit-il, le reste sera bientôt oublié. Hélas ! moins de quinze mois après, cette jeune princesse d'un esprit si vif, si original, si généreux, ardente à toutes les grandes et belles choses, ornée des dons les plus rares, marquée du signe privilégié qui distingue les artistes, devenue à la fois célèbre et populaire par sa charmante statue de Jeanne d'Arc, s'éteignait à Pise des suites d'une maladie de poitrine ; elle n'avait que vingt-cinq ans. Le vote des lois de dotation n'avait pas fait connaître si le nouveau ministère possédait la majorité dans le Parlement. Il importait que cette question fût résolue sans retard. La Chambre se trouvait saisie d'une loi de crédit pour les dépenses secrètes de la police, présentée le 15 mars, par l'administration précédente. L'usage était de considérer la discussion et le vote de ce genre de lois comme l'épreuve de la confiance inspirée par le ministère. La commission, nommée avant la reconstitution du cabinet, était composée en majorité de doctrinaires ; dans le rapport, déposé le 25 avril, M. Duvergier de Hauranne, tout en concluant au vote du crédit, s'appliqua à être embarrassant et désagréable pour M. Molé ; il lui souhaitait, en des termes où la malice et la méfiance n'étaient que trop visibles, l'esprit de suite et de fermeté sans lequel il est impossible de gouverner aujourd'hui, exprimait l'espérance qu'il continuerait fidèlement la politique du 13 mars et du 11 octobre, et ne lui promettait d'appui qu'à ces conditions[2]. A peine le débat s'ouvre-t-il, le 2 mai, en séance publique, que, de toutes parts, de gauche comme de droite, par MM. Havin et Salverte, comme par MM. Roui et Jaubert, le ministère est mis en demeure de déclarer, sans ambiguïté et sans réticence, quelle est sa politique. Deux fractions de cette Chambre, dit un conservateur, M. A. Giraud, deux camps, si je puis m'exprimer ainsi, sont en présence. Où plantez-vous votre drapeau ? Essayez-vous de vous glisser entre ces deux parties de la Chambre ? Je dis que vous tentez l'impossible... Que votre allure soit franche, décidée. Car toutes ces oscillations, ces tâtonnements ne peuvent entraîner, je le dis à regret, que le dédain et la pitié. M. Molé fait une réponse brève et vague ; il voudrait, selon l'expression du Journal des Débats, sinon plaire à tout le monde, du moins déplaire à peu de personnes. — Le véritable esprit de gouvernement, déclare-t-il, consiste à aborder les circonstances telles qu'elles se présentent, avec l'esprit libre de toute préoccupation du passé... Ainsi, ce que nous pouvons dire, c'est que nous gouvernerons selon nos convictions. Nous n'admettons pas d'autre programme. M. de Montalivet n'ajoute rien à ces déclarations, en proclamant que toute politique doit être empreinte de l'esprit de résistance et de l'esprit de conciliation. Alors intervient M. Guizot. Un deuil récent ajoute encore
à l'émotion grave et austère de sa voix, de son geste et de sa physionomie
son fils aîné, jeune homme plein d'avenir, vient de lui être enlevé par une
pleurésie, à l'âge de vingt-deux ans. Dès le début de son discours, il
rencontre l'occasion de faire à cette perte une allusion qui remue
profondément l'assemblée. J'ai pris, dit-il, et quitté le pouvoir déjà plusieurs fois en ma vie, et je
suis, pour mon compte personnel, profondément indifférent à ces vicissitudes
de la fortune politique. Je n'y mets d'intérêt que l'intérêt public...
Vous pouvez m'en croire, Messieurs il a plu à Dieu
de me faire connaître des joies et des douleurs qui laissent l'âme bien
froide à tout autre plaisir et à tout autre mal. Dans la dissolution
du dernier cabinet, il s'attache à faire voir autre chose et plus qu'une
question de personnes ; il y montre le conflit de deux politiques opposées :
l'une, la sienne, qui, en dépit de l'échec de la loi de disjonction et des
menaces contre la loi d'apanage, voulait tenir bon et continuer le système de
résistance suivi depuis six ans ; l'autre hésitante, portée au relâchement et
aux concessions. A propos des reproches de tendances aristocratiques dont la
loi d'apanage a été le prétexte, il se proclame partisan décidé de la
prépondérance des classes moyennes, et célèbre magnifiquement leur victoire
et leur règne. La fermeté lui parait commandée par la persistance de l'esprit
révolutionnaire. Regardez, dit-il, aux classes où dominent les Intérêts conservateurs.
Qu'observons-nous tous les jours ? On ne rencontre trop souvent, dans ces
classes mêmes, qu'une intelligence incomplète des conditions de l'ordre
social et du gouvernement là encore, dominent un grand nombre de préjugés,
d'instincts de méfiance pour le pouvoir, d'aversion contre toute supériorité.
Ce sont là des instincts véritablement anarchiques, véritablement
antisociaux. Qu'observons-nous encore tous les jours ? Un grand défaut de
prévoyance politique, le besoin d'être averti par un danger imminent, par un
mal pressant ; si ce mal n'existe pas, si ce danger ne nous menace pas, la
sagacité, la prévoyance politique s'évanouissent, et l'on retombe en proie à
ces préjuges qui empêchent l'affermissement régulier du gouvernement et de
l'ordre public. Considérant ensuite, toujours de haut, les classes qui vivent de salaires et de travail,
l'orateur y signale un mal plus grand encore, les
ravages que font tous les jours, dans ces classes, les exemples si séducteurs
et encore si récents des succès et des fortunes amenés par les révolutions,
l'absurdité des idées répandues sur l'organisation
sociale... l'inconcevable légèreté et
l'épouvantable énergie avec lesquelles ces classes s'en occupent, le relâchement des freins religieux et moraux. Ce même
esprit révolutionnaire, M. Guizot le retrouve fermentant partout, en Angleterre,
en Espagne, en Portugal. Eh bien, s'écrie-t-il,
en présence de tels faits, comment ne verriez-vous
pas que l'esprit révolutionnaire n'est pas chez nous un hôte accidentel,
passager, qui s'en ira demain, auquel vous avez quelques batailles à livrer,
mais avec lequel vous en aurez bientôt fini ! Non, Messieurs, c'est un
mal prolongé et très-lent, jusqu'à un certain point permanent, contre lequel
la nécessité de votre gouvernement est de lutter toujours. Le gouvernement,
dans l'état actuel de la société, n'a pas la permission de se reposer, de
s'endormir à côté du gouvernait... Messieurs,
la mission des gouvernements n'est pas laissée à leur choix, elle est réglée
en haut... (bruits à gauche), en haut ! Il n'est au pouvoir de personne de l'abaisser,
de la rétrécir, de la réduire. C'est la Providence qui détermine à quelle
hauteur et dans quelle étendue se passent les affaires d'un grand peuple. Il
faut absolument monter à cette hauteur et embrasser toute cette étendue pour
y suffire. Aujourd'hui, plus que jamais, il n'est pas permis, il n'est pas
possible aux gouvernements de se faire petits. M. Molé ne croit pas pouvoir suivre l'orateur doctrinaire dans les régions élevées où il s'est complu. Sa réponse est courte. Comme effrayé d'accepter l'opposition des deux politiques telle que l'a développée M. Guizot, il ne veut voir, dans la récente crise, qu'une question personnelle c'est à peine si, à la fin de ses observations, il esquisse vaguement le plan d'une politique de détente. Notre système, dit-il, est de considérer aujourd'hui la France comme fatiguée de ses agitations passées. De vieux partis s'agitent encore, mais, tous les jours, leurs rangs sont plus désertés... Nous ne faisons à personne la guerre pour la guerre ; au contraire, nous tendons la main à tous ceux qui viennent à nous sincèrement... Nous aimons mieux calmer les passions que d'avoir à les vaincre. Mais, si le mal relevait audacieusement la tête, nous saurions prouver que le monopole de l'énergie n'appartient à personne. C'est M. Odilon Barrot qui, se plaçant en face de M. Guizot, relève le gant que le ministère n'a pas ramassé. Dans un discours étendu, un peu vide, mais non sans une certaine ampleur éloquente, il attaque de front la politique de résistance, et accuse l'orateur doctrinaire de vouloir faire de la classe moyenne une sorte de nouvelle aristocratie. Vous voulez fonder un système exclusif qui ne tendrait à rien moins qu'à diviser la France en castes ennemies. La classe moyenne repousse ce funeste présent, ce monopole de la victoire. Vous oubliez donc que toutes les victoires de notre révolution ont été gagnées par tout le monde ; vous oubliez que le sang qui a coulé, au dedans ou au dehors, pour l'indépendance ou pour la liberté de la France, est le sang de tout le monde. Entre temps, le chef de la gauche reproche au ministère ses équivoques. Si vous voulez changer la politique du 6 septembre, lui dit-il, il faut le déclarer, ce que vous n'avez pas encore fait. Si vous voulez la continuer, faites place à des hommes politiques qui représentent ces idées plus éminemment aux yeux du pays. En effet, ajoute-t-il, faisant allusion au discours de M. Guizot, ces idées ont d'autres représentants que vous ; et vous devez bien le sentir, alors que ces idées sont formulées avec hauteur, avec netteté ; vous devez reconnaitre et la parole et le bras du maître. Le ministère va-t-il donc enfin s'expliquer, prendre
position, dire en quoi il diffère de l'orateur doctrinaire, en quoi il refuse
de suivre le chef de la gauche ? Non, il reste modeste et silencieux
spectateur de cette lutte. C'est M. Guizot qui remonte à la tribune. Dans une
longue réplique, où il s'élève plus haut encore que dans son premier discours,
il réfute M. Barrot. J'ai parlé, dit-il, de la nécessité de constituer et d'organiser la classe
moyenne. Ai-je assigné des limites à cette classe ? M'avez-vous entendu dire
où elle commençait et où elle finissait ? Je m'en suis soigneusement abstenu...
j'ai simplement exprimé ce fait général qu'il
existe, au sein d'un grand pays comme la France, une classe qui n'est pas
vouée au travail manuel, qui ne vit pas de salaires, qui a, dans sa pensée et
dans sa vie, de la liberté et du loisir, qui peut consacrer une partie
considérable de son temps et de ses facultés aux affaires publiques. Lorsque,
par le cours du temps, cette limite naturelle de la capacité politique se
sera déplacée, lorsque les lumières, les progrès de la richesse, toutes les
causes qui changent l'état de la société auront rendu un plus grand nombre
d'hommes capables d'exercer, avec bon sens et indépendance, le pouvoir
politique, alors la limite légale changera. C'est la perfection de notre
gouvernement que les droits politiques, limités à ceux qui sont capables de
les exercer, peuvent s'étendre à mesure que la capacité s'étend et telle est
en même temps l'admirable vertu de ce gouvernement, qu'il provoque sans cesse
l'extension de cette capacité, qu'il va semant, de tous côtés, les lumières,
l'intelligence, l'indépendance en sorte qu'au moment même où il assigne aux
droits politiques une limite, à ce moment même, il travaille à déplacer cette
limite, à la reculer et à élever ainsi la nation entière. M. Guizot
proteste donc qu'il n'a voulu rien faire qui
ressemblât aux anciennes aristocraties. Mais, en même temps, il maintient que le moment est venu de repousser aussi ces
vieilles idées révolutionnaires, ces absurdes préjugés d'égalité absolue des
droits politiques qui ont été, partout où ils ont dominé, la mort de la vraie
justice et de la liberté. Puis il ajoute : Ce qui perd la démocratie dans tous les pays où elle a été
perdue, c'est précisément qu'elle ne sait pas avoir le sentiment vrai de la
dignité humaine... c'est qu'elle n'a su
admettre aucune organisation hiérarchique de la société ; c'est que la
liberté ne lui a pas suffi ; elle a voulu le nivellement. Voilà pourquoi
la démocratie a péri. Sans doute l'orateur veut que partout où il y aura capacité, vertu, travail, la
démocratie puisse s'élever aux plus hautes fonctions de l'Etat. C'est
ce qui existe. Nous avons tous, presque tous,
s'écrie-t-il, conquis nos grades à la sueur de notre
front et sur le champ de bataille... Voilà la
vraie liberté, la liberté féconde, au lieu de cette démocratie envieuse,
jalouse, inquiète, tracassière, qui veut tout abaisser à son niveau, qui
n'est pas contente si elle voit une tête dépasser les autres têtes. A Dieu ne
plaise que mon pays demeure longtemps atteint d'une si douloureuse maladie !...
Messieurs, on ne tombe jamais que du côté où l'on
penche. Je ne veux pas que mon pays penche de ce côté, et toutes les fois que
je le vois pencher, je me hâte de l'avertir. Voilà, Messieurs, mon système,
ma politique. Rien ne m'en fera dévier. J'y ai risqué ce que l'on peut avoir
de plus cher dans la vie politique, j'y ai risqué la popularité. Elle ne m'a
pas été inconnue. Vous vous rappelez, Messieurs, l'honorable M. Barrot peut
se rappeler un temps où nous servions ensemble, où nous combattions sous le
même drapeau. Dans ce temps-là, il peut s'en souvenir, j'étais populaire,
populaire comme lui j'ai vu les applaudissements populaires venir souvent
au-devant de moi ; j'en jouissais beaucoup, beaucoup ; c'était une belle et
douce émotion j'y ai renoncé... j'y ai
renoncé. Je sais que cette popularité-là ne s'attache pas aux idées que je
défends aujourd'hui, à la politique que je maintiens ; mais je sais aussi
qu'il y a une autre popularité c'est la confiance qu'on inspire à ces
intérêts conservateurs que je regarde comme le fondement sur lequel la
société repose. Eh bien c'est celle-là, à la place de cette autre popularité
séduisante et charmante, c'est celle-là que j'ai ambitionnée depuis...
Voilà à quelle cause je me suis dévoué ; voilà
quelle confiance je cherche. Celle-là, je puis en répondre, me consolera de
tout le reste, et je n'envierai à personne une autre popularité, quelque
douce qu'elle puisse être. A cette magnifique péroraison, que M.
Guizot débite d'une voix pénétrante, le geste superbe et le visage comme rayonnant,
des acclamations enthousiastes éclatent sur les bancs de l'ancienne majorité.
Celle-ci est tout émue et fière de voir ainsi anoblir son passé, sa cause,
ses sentiments, de se reconnaître dans une image qui l'élève à ses yeux[3]. Deux cent six
députés se réunissent pour demander à M. Guizot l'autorisation de faire
réimprimer à part ses deux discours et de les répandre dans leurs
départements plus de trente mille exemplaires en sont aussitôt distribués. Il
n'est pas jusqu'aux membres de la gauche qui, ne voyant plus en l'orateur un
ministre à renverser, ne se laissent aller à goûter, en spectateurs, le
plaisir de cette grande scène d'éloquence, et ne sachent gré à l'orateur de
l'honneur que son talent fait rejaillir sur l'assemblée entière. L'éclat de ce succès a rejeté à ce point dans l'ombre les ministres qu'on les croit perdus. Au sortir de la séance, M. Thiers prend par le bras M. Vitet, ami de M. Guizot : Ceci, lui dit-il, change bien la question ; si vous le voûtez, je suis prêt demain, nous renversons le cabinet. Cette ouverture est accueillie avec joie par les plus ardents des doctrinaires, et ils croient l'heure de la vengeance déjà sonnée. Mais, d'une part, M. Guizot ne songe pas à aller si vite il se contente de jouir de son triomphe oratoire ; il croit avoir blessé à mort le cabinet ; à quoi bon se compromettre et effaroucher les timides, en voulant faire plus pour le moment ? Aussi persiste-t-il dans sa résolution de voter les crédits. D'autre part, M. Thiers rencontre des avis fort divergents chez ses amis ; beaucoup craignent qu'une crise, en ce moment, ne profite aux seuls doctrinaires. Des régions ministérielles où l'inquiétude est grande, on rappelle au chef du centre gauche les promesses qu'il a faites au Roi et à M. de Montalivet ; on lui donne à entendre que M. Molé, fatigué, lui cédera bientôt la place. Le lendemain, quand M. Thiers paraît à la tribune, le silence de tous révèle une attente anxieuse. Dès les premiers mots, on aperçoit qu'il s'est décidé à sauver le ministère. Son discours est d'inspiration moins haute que ceux de M. Guizot, mais il est habile, incisif et bien fait pour détruire tout doucement l'effet produit par l'orateur doctrinaire. Sans contredire de front la thèse de ce dernier sur la classe moyenne, M. Thiers insinue que cette expression ne sied pas mieux que celle de peuple dont abusent les démocrates mieux vaut, dans les deux cas, ne parler que de la a nation Il ne répudie pas la politique de résistance et de combat suivie pendant six ans : Elle a eu, dit-il, son à-propos dans nos jours de danger ; mais elle ne l'a plus maintenant à preuve, le rejet de la loi de disjonction. Il en faut conclure que le moment est venu de calmer le pays, de concilier au gouvernement la partie modérée de l'opposition le péril n'est plus dans les émeutes, il est dans les mauvaises élections que provoquerait une politique irritante. La péroraison fait grand effet s'emparant d'une phrase de M. O. Barrot qui avait dit la veille à M. Guizot : J'appelle de tous mes vœux l'épreuve de votre système, M. Thiers dit, à son tour, de cette politique doctrinaire : Si elle m'a reproché les ménagements que la politique du 22 février avait obtenus de l'honorable M. Odilon Barrot, elle a obtenu hier de l'opposition un mot, à mon avis, bien grave. L'opposition lui a dit Je vous souhaite. Eh bien, non par des motifs personnels, car si l'ambition était chez moi supérieure aux convictions, je serais aujourd'hui ministre, mais dans la profonde conviction que je sers bien mon pays, je lui dis Moi, je ne vous souhaite pas, et je donne ma boule blanche au cabinet du 15 avril. Je dis enfin à cette politique qu'elle n'a plus son à-propos ; elle l'aurait eu peut-être dans les jours de nos dangers. Aujourd'hui, comme heureusement il n'est donné personne de faire renaître ces dangers, je dis que cet à-propos, elle ne l'a plus. Non pas que, dans cette Chambre, il y ait de l'exclusion pour les personnes ; non, les personnes peuvent venir, elles auraient peut-être la majorité ; mais je n'ajoute qu'un mot les personnes sans les choses. Le vote des crédits est dès lors assuré. Ils sont adoptés, le 6 mai, par 250 voix contre 112. De cette discussion qui s'est prolongée pendant quatre jours, les ministres sortent, la vie sauve, mais diminués et humiliés. Il a été trop visible que, selon l'expression de M. Odilon Barrot, tout s'est passé par-dessus leur tête[4]. Est-ce l'effet d'une indisposition récente[5], est-ce qu'il n'a pas encore pris confiance en soi, mais M. Molé n'a pas donné sa vraie mesure, il n'a pas déployé les ressources qu'il saura trouver, plus tard, dans d'autres débats. Toute sa bonne tenue et sa bonne grâce n'ont pas suffi à masquer une infériorité trop manifeste. Quand il a dit : Nous tendons la main à tous ceux qui viennent à nous, un ami des doctrinaires a pu lui répondre : Vous tendez la main à tout Je monde ; eh bien ! depuis le commencement de cette discussion, est-il venu quelqu'un à cette tribune nettement et franchement vous offrir la sienne ? Sans doute, on a voté pour lui, mais en trop grand nombre pour que ce vote ait une signification précise. Il n'a pas été suivi, mais seulement protégé, ménagé, à raison même de sa faiblesse. Chaque chef de groupe ne pouvant prendre le pouvoir pour soi, l'a mieux aimé en ces mains jugées débiles qu'en celles d'un rival redouté et jalousé. Personne ne s'est gêné pour motiver ainsi tout haut son vote, et M. de Lamartine lui-même, le défenseur le plus bienveillant du cabinet, a dit de lui : Je ne le défends pas pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il empêche. Dans les questions d'affaires qui furent ensuite discutées, le ministère ne retrouva pas l'autorité qui lui avait manqué dans les débats politiques. Deux projets de loi étaient particulièrement importants. Dans l'un, on abordait, pour la première fois, le problème difficile et compliqué entre tous, qui depuis n'a jamais été bien résolu, de la conciliation entre les intérêts opposés du sucre colonial et du sucre indigène ; l'autre proposait un système d'ensemble pour l'exécution des chemins de fer français. Les discussions furent incertaines, confuses, en partie stériles, faute d'un gouvernement qui imposât une direction ferme et obéie. Dans le premier cas, on se trouva aboutir, un peu à l'improviste, à une demi-mesure d'une efficacité contestable. Dans le second, l'avortement fut plus manifeste encore, et la France, déjà en retard sur d'autres pays, vit ajourner l'établissement de son réseau ferré[6]. Ce défaut de soumission de la Chambre n'allait pas sans doute jusqu'à une rupture ouverte. Si le ministère n'avait pas de majorité qui fût bien à lui, personne n'en avait contre lui. Ceux mêmes qui dissimulaient le moins leur malveillance étaient plus ironiques et dédaigneux qu'agressifs. Tout en raillant la faiblesse du cabinet, ils ne se sentaient pas eux-mêmes de force à entreprendre une campagne un peu vigoureuse. La Chambre souffrait de cette impuissance générale. Mécontente du gouvernement, elle n'était pas moins mécontente d'elle-même et avait conscience qu'elle fonctionnait mal. En somme, la situation était mauvaise pour tout le monde. La duchesse de Broglie écrivait, le 2 mai 1837, à M. de Barante : Nous n'avons rarement, peut-être jamais été si mal, parce qu'il n'y a point de vraies difficultés, mais un mal moral qui nous consume. Notre pauvre ministère est bien peu considéré ; il existe, c'est sa seule qualité ; c'est le contraire de la jument de Roland qui avait toutes les qualités, excepté qu'elle était morte. Puisse-t-il conserver cette existence ; car vraiment ces changements continuels nous abiment[7]. II M. Molé n'avait donc pas réussi dans les premiers débats de la Chambre. Sa fierté ne pouvait rester sur un tel échec et désirait une prompte revanche. Jugeant impossible de la trouver dans le Parlement, il s'était tout de suite appliqué à la chercher dans le pays lui-même, se disant qu'une fois populaire auprès des électeurs, il aurait raison des députés. Le calcul était d'un homme d'État. Les circonstances lui avaient mis une bonne carte dans son jeu le mariage du duc d'Orléans. On se rappelle, en effet, que, dans sa première déclaration, il avait pu annoncer l'heureuse issue des négociations engagées, huit mois auparavant, par M. Thiers, pour l'union du prince royal avec la duchesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin. Ce n'était pas sans difficulté que ce résultat avait été atteint. Bien que le roi de Prusse eût conçu l'idée du mariage et en eût fait son affaire personnelle, l'opposition avait été vive à la cour de Berlin. Elle s'appuyait sur le Czar. Mais le vieux roi n'avait pas faibli. Il était maintenu dans ses fermes dispositions par le ministre de France, M. Bresson. Nous avons eu déjà l'occasion de noter l'influence que ce diplomate s'était acquise sur le gouvernement auprès duquel il se trouvait accrédité. D'un esprit net et ferme, d'un caractère énergique et passionné, non sans ambition, mais sans vaine chimère, sagace dans l'observation et hardi dans l'action, sachant au plus haut degré prendre empire sur les autres, il coûtait les grandes entreprises et était capable d'y réussir. fi avait su s'emparer de l'esprit du prince de Wittgenstein, ami d'enfance et conseiller fort écouté du Roi. Par ce moyen, il arrivait directement à Frédéric-Guillaume, sans passer par les ministres L'influence de notre représentant fut décisive dans les négociations du mariage, et, dès le 17 février 1837, M. de Metternich écrivait : "Si l'affaire s'arrange, ce sera M. Bresson qui l'aura faite[8]. Les adversaires du mariage avaient à leur tête une partie même de la maison de Mecklembourg, entre autres le duc régnant de Mecklembourg-Strelitz. Sollicité par ce dernier de faire opposition à l'union projetée, le prince de Wittgenstein exposa, dans une lettre confidentielle, les raisons qui lui semblaient au contraire la justifier. Peu après, un écrit lithographié, qui réfutait avec violence et âcreté les arguments de cette lettre, et qui repoussait une alliance avec les d'Orléans comme une honte pour la famille de Mecklembourg, était glissé nuitamment sous la porte des principaux personnages de la cour. L'émotion et le scandale furent grands dans les hautes régions de la société berlinoise. Frédéric-Guillaume en fut particulièrement courroucé. Sa police eut bientôt découvert que l'auteur du factum était le duc Charles de Mecklembourg-Strelitz, commandant général des grenadiers de la garde prussienne, frère de la feue reine. Bien qu'à ce dernier titre le vieux roi lui fût très-attaché, il ordonna à M. Kamptz, son ministre de la justice, de répondre par un autre mémoire, bientôt répandu dans toutes les cours d'Allemagne. Ce mémoire s'appliquait à atténuer le caractère révolutionnaire de l'événement de Juillet, et faisait ressortir le service que Louis-Philippe avait rendu à la cause de la monarchie et de la paix, en barrant le chemin à la république. Il montrait ensuite, par des exemples nombreux, que des dérogations analogues à la règle stricte de l'hérédité s'étaient produites dans la plupart des maisons régnantes d'Europe, que ces changements avaient été reconnus par les autres États, et des mariages contractés sans scrupule avec ces maisons, notamment par des princesses de Mecklembourg. Et, parmi les dynasties où l'on s'était ainsi écarté de l'hérédité, le mémoire avait soin, par une malice à l'adresse du Czar, de citer à plusieurs reprises celle de Russie. Qui a jamais demandé compte aux puissances, disait-il, d'avoir reconnu pour souverains légitimes les impératrices Elisabeth et Catherine, les rois Guillaume III et Georges Ier[9] ? C'était certes un résultat inattendu de la cabale antifrançaise que d'avoir amené l'un des chefs de la vieille Europe, l'un des anciens tenants de la Sainte-Alliance, à justifier la révolution de Juillet, tout au moins à en plaider les circonstances atténuantes, et surtout à dire aux pharisiens de la légitimité, héritiers et bénéficiaires pour leur compte de plus d'une usurpation <' Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre ! L'effet fut considérable. Bien que ne circulant que sous le manteau de la cheminée, l'écrit royal était connu dans toutes les cours et dans toutes les chancelleries. On s'émerveille, écrivait M. Bresson à M. Molé, de voir le gouvernement prussien transforme en champion ou du moins en apologiste de la monarchie de 1830... Ce n'est pas tout à fait ce que me disait hier un homme de beaucoup d'esprit : L'avant-garde russe était, il y a dix-huit mois, à Sarrebrück, et l'avant-garde française est aujourd'hui à Memel ; — mais c'est un rapprochement inespéré. En s'engageant ainsi, Frédéric-Guillaume savait sans doute
quelle irritation il éveillait à Saint-Pétersbourg. Le Czar ne prenait pas
patiemment son parti du démenti publiquement donné aux prétentions de
prépotence qu'il avait si fastueusement affichées à München-Grætz et à Tœplitz.
Aussi s'exprimait-il dans les termes les plus inconvenants sur le roi de
Prusse[10]. Mais celui-ci
se savait plus ou moins soutenu par le cabinet de Vienne. Sans aller aussi
loin que Frédéric-Guillaume, M. de Metternich affectait de se montrer très-favorable
au mariage, et son agent près la cour de Schwerin recevait pour instruction
d'y aider. C'est de la Prusse et de l'Autriche, disait le chancelier à
l'ambassadeur de France, que vous recevez votre princesse royale ; cela vaut
mieux que de la tenir du Mecklembourg. Et il ajoutait : L'empereur Nicolas n'aurait rien dit de désobligeant, si,
averti à temps, j'avais pu lui déclarer que nous nous rangions franchement du
côté de la Prusse, et qu'il se trouverait seul en Europe. M. de
Metternich mettait d'autant plus d'empressement à nous témoigner ces bonnes
dispositions, qu'il désirait nous faire ainsi oublier son opposition au
mariage autrichien, et aussi celle que faisaient au projet du roi de Prusse
certains personnages importants de la cour et même de la maison d'Autriche[11]. Les adversaires du mariage avaient aussi cherché à agir sur la jeune duchesse elle-même. On évoquait devant elle les souvenirs terribles, on lui présentait les sombres présages devant lesquels avait fini par faiblir, une année auparavant, le courage de l'archiduchesse Thérèse. Mais Hélène de Mecklembourg avait un cœur et un esprit d'autre trempe. J'aime mieux, disait-elle, être un an duchesse d'Orléans en France, que de passer ma vie à regarder ici, par la fenêtre, qui entre dans la cour du château. Ambitieuse, elle l'était, non d'une ambition vulgaire, égoïste, elle avait pour cela l'âme trop haute, le cœur trop tendre et trop dévoué, et la religion y tenait trop de place, mais d'une ambition généreuse, prompte à l'enthousiasme et au sacrifice, séduite plus que rebutée par la part de risques et de périls qui est le lot des grandes destinées. Le bonheur, dit son biographe qui l'a si bien connue et a fait d'elle un si touchant et si fidèle portrait, ne consistait pas, à ses yeux, dans la possession tranquille de tous les biens de ce monde, mais dans l'emploi de toutes les facultés les plus nobles de l'âme et de l'intelligence, dans l'accomplissement d'une belle, grande et importante tâche[12]. Le duc d'Orléans l'avait devinée quand, dans une lettre adressée à M. Bresson, mais en réalité destinée à la jeune princesse, il exposait lui-même, avec une loyauté chevaleresque, toutes les objections que la sollicitude de la famille de Mecklembourg pouvait élever contre ce mariage. J'ai puisé dans cette lettre, disait la princesse, des forces pour marcher au-devant de toutes les difficultés que je puis prévoir. D'ailleurs, d'esprit et surtout de cœur, elle était et aimait à se dire libérale. Quand elle n'avait encore que seize ans, du fond de sa solitude de Doberan, elle s'était prise d'une ardente sympathie pour la France de 1830, et, depuis lors, né s'en était pas détachée. Peut-être même, par entraînement d'imagination et chaleur de sentiment, plus encore que par erreur d'intelligence, ne se tenait-elle pas assez en garde contre certaines illusions, perdait-elle de vue certains périls, ne comprenait-elle pas la nécessité de certaines limites[13]. Toutes ces raisons, sans parler même de ce qui avait dû lui être rapporté des avantages personnels du prince, l'avaient disposée, dès Je premier jour, à accueillir favorablement la proposition qui lui avait été faite, et, depuis lors, soutenue du reste par sa belle-mère, elle ne s'était pas un moment laissé ébranler dans sa résolution. Toutes les résistances étaient donc vaincues. M. Bresson put faire la demande officielle on signa le contrat de mariage, le 5 avril, et, quelques jours après, l'événement fut officiellement annoncé. Sans doute, à n'envisager les choses qu'au point de vue politique, et si l'on ne tenait point compte des mérites personnels de la princesse, ce mariage avait moins d'éclat que celui qui avait été tenté l'année précédente. Entre les deux, il y avait toute la distance de la maison d'Autriche à celle de Mecklembourg. A Vienne, on parlait, non sans quelque nuance de dédain, de la princesse anodine[14]. La fiancée avait de plus le grave inconvénient d'être protestante un mariage mixte était une nouveauté sans précédent pour un prince destiné au trône de France, nouveauté qui plaisait, par certains côtés et non par les meilleurs, aux libéraux de l'époque, mais qui étonnait et choquait d'autres parties de la nation. Malgré tout, cependant, c'était un mariage royal ; pour n'être pas d'une des grandes familles régnantes, la princesse leur était apparentée. D'ailleurs, les résistances mêmes opposées à cette union, l'intervention des cours du continent dans les négociations préliminaires, donnaient à cet événement une importance politique qu'il n'aurait peut-être pas eue par lui seul. Le blocus matrimonial était définitivement forcé. III Le mariage une fois décidé, M. Molé voulut en faire Une sorte de fête à la fois royale et nationale, qui ajoutât au prestige de la monarchie, au crédit et à la popularité du ministère, et fût, dans le pays, le point de départ d'une ère d'apaisement, de détente et de rapprochement. Ne lui serait-ce pas une manière d'inaugurer et de montrer en pratique cette politique nouvelle qu'il n'avait pas su ou osé définir nettement devant la Chambre ? Le président du conseil ne négligea rien pour préparer l'effet qu'il voulait produire. Tout d'abord, par ordonnance rendue le 8 mai, quelques jours après la discussion des fonds secrets, amnistie fut accordée à tous les individus détenus pour crimes ou délits politiques, avec ces seules réserves que la mise en surveillance était maintenue à l'égard des condamnés à des peines afflictives et infamantes, et que la peine prononcée contre les régicides Boireau et Meunier était commuée en dix ans de bannissement. Tout fut calculé pour donner à cette mesure le caractère d'un motu proprio du Roi. C'est mon acte, écrivait ce dernier à Madame Adélaïde, et il se montrait tout entrain de la résolution de clémence qu'il avait prise[15]. Le très-court rapport qui précéda l'ordonnance fit allusion au mariage du duc d'Orléans ; il insista sur ce que, l'ordre étant désormais affermi, les partis vaincus ne pouvaient plus attribuer l'oubli de leurs fautes qu'à la générosité du Roi. — Votre Majesté, ajoutait le ministre, fera descendre du haut du trône l'oubli de nos discordes civiles et le rapprochement de tous les Français... Votre gouvernement, après avoir plus combattu et moins puni qu'aucun autre, aura tout pardonné. Que cette mesure fût applaudie par tout ce qui penchait vers la gauche, on n'en pouvait douter. La préoccupation du ministère était de savoir comment l'accueilleraient les conservateurs. Le refus de l'amnistie avait été, depuis plusieurs années, l'un des premiers articles du programme de la résistance. Députés et journaux s'étaient maintes fois prononcés dans ce sens. Quelle raison pouvait-on donner d'un changement d'avis ? On n'alléguait aucun signe de repentance chez les factieux. Le seul fait nouveau était l'échec subi par le pouvoir à l'occasion de la loi de disjonction. Or si, au lendemain d'une victoire, l'amnistie eût pu se comprendre, ne risquait-elle pas, au lendemain d'une défaite, d'être prise pour une faiblesse ? La répression n'était-elle pas déjà trop affaiblie, l'idée du bien et du mal en politique trop altérée par nos cinquante années de révolution ? C'est ce que pensaient et ce que disaient les amis de M. Guizot. Ils ajoutaient, à un point de vue plus personnel, qu'en admettant la nécessité de cette amnistie, il eût été de simple justice de la faire faire par ceux qui s'étaient le plus compromis dans la défense sociale et monarchique. Cette mauvaise humeur des doctrinaires n'était pas faite pour surprendre ou chagriner M. Molé. Son dessein était précisément de se distinguer d'eux, de laisser à leur compte cette politique de rigueur, devenue impopulaire, et d'y opposer une politique de clémence et de conciliation dont il serait l'initiateur. Seulement ce qu'il redoutait et ce qu'il avait intérêt à empêcher à tout prix, c'était que la masse conservatrice ne suivît en cette circonstance les doctrinaires. L'amnistie, applaudie uniquement par l'ancienne opposition et blâmée par toute l'ancienne majorité, eût porté le ministère beaucoup plus à gauche qu'il ne le voulait. De là, et dans le rapport préalable, et dans la circulaire qui suivit, les précautions de langage prises pour rassurer les conservateurs. De là, surtout, l'activité fort adroite avec laquelle M. Molé s'assura de l'accueil favorable de la presse ; rien ne lui coûta pour obtenir ce résultat ; le Journal des Débats fut amené, non sans peine, ni sans frais, à défendre la mesure qu'il avait auparavant si souvent combattue. D'elle-même, du reste, l'opinion conservatrice prit la chose mieux qu'on n'eût pu s'y attendre. Cette confiance du pouvoir témoignait d'une sécurité qu'on aimait mieux accepter que discuter. Le pays, fatigué, se laissait volontiers dire que le temps était fini des luttes pénibles, et bien qu'il eût passé l'âge de la crédulité naïve et des généreuses illusions, il faisait effort pour espérer ce rapprochement de tous les Français, que le gouvernement lui annonçait comme la récompense de la clémence royale. Sans doute l'événement devait montrer la vanité de cet espoir parmi les amnistiés, aucun ne désarmera, et presque tous ne se serviront de la liberté rendue que pour ranimer les sociétés secrètes et préparer de nouveaux attentats. Mais, sur le moment, ce grand acte de clémence n'en avait pas moins bon air. C'était, dans beaucoup d'esprits, comme la joie de la paix, après une rude et longue guerre. En somme, le coup avait été hardi, risqué, mais, a ne juger que le premier effet, il semblait avoir réussi. Par une inspiration très-politique, en même temps qu'il apportait le pardon aux révolutionnaires, M. Molé résolut d'offrir aux catholiques, alors un peu émus de voir une protestante sur les marches du trône, une réparation depuis longtemps attendue. Il complétait ainsi heureusement et grandissait sa politique de conciliation et d'apaisement. On sait que, depuis la hideuse journée du 14 février 1831, l'église Saint-Germain-l'Auxerrois était demeurée fermée, outrage permanent à la conscience catholique. Rien de plus désolé et de plus navrant que l'aspect de ce monument aux vitres brisées, aux boiseries à demi arrachées, aux sculptures mutilées, où les dévastations non réparées du premier jour étaient encore aggravées par un abandon de sept années. Les ministères précédents avaient eu plus d'une fois la pensée de mettre fin à ce scandale ; ils n'avaient pas osé. M. Molé n'hésita pas. Le 12 mai, dans un bref rapport au Roi, le garde des sceaux disait : Votre cœur magnanime a voulu faire disparaître jusqu'aux dernières traces de nos discordes civiles... Mais les portes fermées de Saint-Germain-l'Auxerrois rappellent encore un de ces souvenirs que Votre Majesté a résolu d'effacer. En conséquence, le ministre proposait la restitution immédiate de l'église au culte divin. L'effet fut excellent. Les ambassadeurs étrangers le constataient dans leurs dépêches[16]. L'internonce du Pape se louait vivement de M. Molé et de ses collègues. Il n'était pas jusqu'à Mgr de Quélen qui ne se rendît aux Tuileries pour remercier le Roi[17]. M. de Montalembert s'écriait, quelques jours après, à la tribune de la Chambre des pairs : Vous les avez, d'excellents choix d'évêques, des allures plus douces, une protection éclairée, tout cela a depuis quelque temps rassuré et ramené bien des esprits. Ce système a été noblement couronné par le gage éclatant de justice et de fermeté que le gouvernement vient de donner en ouvrant Saint-Germain-l'Auxerrois. En persévérant dans cette voie, il dépouillait ses adversaires de l'arme la plus puissante ; il conquérait, pour l'ordre fondé par la révolution de Juillet, les auxiliaires les plus sûrs et les plus fidèles[18]. IV Les esprits étant ainsi préparés par cette double mesure de clémence et de réparation, les fêtes du mariage commencèrent. Une ambassade d'honneur, à la tête de laquelle était le duc de Broglie, fut envoyée au-devant de la royale fiancée ; elle la rencontra à Fulda, le 22 mai. Le duc, qui n'était pas sujet aux engouements irréfléchis, fut tout de suite sous Je charme. Le soir même de sa première entrevue, il écrivait à M. Molé : La princesse est charmante, je ne dis pas charmante de maintien, de langage, d'esprit, d'amabilité ; cela est au plus haut degré, mais nous le savions déjà ; je dis charmante de visage, de taille, de tout ce qui fait qu'une personne est charmante avant d'avoir parlé. Son visage est très-doux, très-fin, très-régulier, ses cheveux et son teint ont beaucoup d'éclat ; elle est grande, très-bien faite, quoique un peu mince ; elle est mise à ravir, et elle a excité dans toute la légation un enthousiasme véritable[19]. Le 25 mai, la princesse entrait en France. De la frontière à Fontainebleau, son voyage fut un triomphe. Elle charmait tout le monde par sa grâce et sa présence d'esprit, ni exaltée ni intimidée, émue sans être embarrassée, ayant, avec la retenue d'une jeune fille, l'aisance d'une princesse née pour le trône, disant à chacun, non ce qu'on lui avait dicté, mais ce qu'elle sentait sur le moment ; et ce qu'elle sentait était ce qui convenait le mieux[20]. — Ce voyage, écrivait encore le duc de Broglie, le 26 mai, aura certainement des conséquences politiques, et j'étais loin de croire que l'événement en lui-même fût aussi national. Il est vrai que notre princesse paye de sa personne à merveille ; elle réplique à tous les discours, avec une netteté, un à-propos et une présence d'esprit vraiment surprenante. Il y a, dans toutes les populations que nous traversons au petit pas, en nous arrêtant de temps en temps, faute de pouvoir fendre la foule, un intérêt animé, curieux et bienveillant, tout à fait original à observer toutes les maisons sont pavoisées de drapeaux tricolores, toutes les villes sont aux fenêtres ; on crie peu quand nous arrivons et beaucoup quand nous partons, parce que le premier moment est donné a la curiosité, et que, pendant qu'elle se satisfait, la voiture marche, au lieu que du lendemain, quand la curiosité est satisfaite, il y a des vivat tant et plus[21]. Le 29 mai, à sept heures du soir, le cortège arriva à Fontainebleau, où l'attendait la famille royale, entourée d'une cour brillante, telle qu'on n'en avait pas vu en France depuis 1830. Le duc d'Orléans avait eu une première entrevue avec sa fiancée, la veille au soir, à Châlons. La jeune princesse séduisit la cour, comme elle avait séduit les populations qu'elle venait de traverser. Elle a l'air vraiment royal, écrivait un témoin ; elle semble dominer tout ce qui l'entoure, et pourtant il y a de la jeunesse, de l'enfance même, dans son regard[22]. — Elle est charmante, écrivait un autre ; elle a infiniment de grâce, d'à-propos et un aplomb singulier. Elle a l'air le plus noble avec beaucoup de simplicité ; et, s'il y a dans sa tête autant d'esprit que dans ses yeux, il y en a infiniment[23]. La duchesse de Broglie disait de son côté : Elle est plus grande dame que personne, et cependant on ne sent pas le froid de la nature de prince elle a dans le regard quelque chose de perçant et de contenu, de jeune et de prudent, de gai et de sérieux[24]. Le lendemain, 30 mai, après dîner, le chancelier Pasquier célébra le mariage civil dans la galerie de Henri II ; Mgr Gallard, évêque de Meaux, le mariage catholique dans la chapelle de Henri IV ; M. Cuvier, président du consistoire de la Confession d'Augsbourg, le mariage luthérien dans ta salle dite de Louis-Philippe cérémonies successives dont la complication étonnait plus qu'elle n'imposait, et dont la diversité même ne laissait guère aux assistants qu'un rôle de spectateurs plus curieux que recueillis[25]. La cour resta encore quatre jours à Fontainebleau ce ne furent que fêtes, spectacles, promenades, cavalcades en forêt. La satisfaction était générale. C'est de l'avenir, disait-on, et ce mot résumait assez bien l'impression nouvelle de cette société condamnée, depuis quelques années, à vivre au jour le jour, sans confiance ferme dans le lendemain. Le 4 juin avait été fixé pour l'entrée à Paris. Cette journée n'était pas attendue sans quelque angoisse. Au-dessus de ces fêtes, planait la terreur du régicide. Tout se passa à merveille. Le cortège arriva par l'arc de l'Étoile la garde nationale et l'armée faisaient la haie a travers les Champs-Élysées et les Tuileries. Ciel pur et jardin en fleur. Le Roi et les princes étaient à cheval ; la Reine, la duchesse d'Orléans et les princesses, dans une calèche découverte. Une foule immense, curieuse et joyeuse, se pressait des deux côtés, saluant de ses vivat la famille royale. Au moment d'entrer au palais, la princesse, d'un mouvement plein de jeune spontanéité, se leva toute droite dans sa calèche pour mieux voir ce spectacle vraiment grandiose la foule répondit par une acclamation enthousiaste. La princesse a été reçue à merveille, écrivait un témoin. Cet accueil fait presque l'illusion de l'antique amour des Français pour leurs rois. Toutefois le même témoin ajoutait aussitôt : C'est une superficie très-mince, très-légère, et il ne faut pas trop appuyer sur un terrain aussi trompeur[26]. Les fêtes populaires se prolongèrent plusieurs jours. Les malheureux n'étaient pas oubliés par une généreuse inspiration, le duc d'Orléans dépensa, en actes de bienfaisance, près de la moitié du million qui lui avait été alloué pour frais de premier établissement. Tout semblait à la joie et à la confiance. Et cependant, devant cette entrée triomphale dans le palais de la royauté française, comment ne pas penser au jour lugubre où la duchesse d'Orléans le quittera, onze ans plus tard, pour n'y plus jamais rentrer ? Cette fois encore, la foule sera là, mais elle poussera des cris de révolte, et la princesse, veuve, fugitive, traînant derrière elle ses deux enfants, sera t peine protégée contre les violences populaires par les quelques fidèles qui l'entoureront ! Déjà, du reste, au milieu des fêtes si brillantes de 1837, la tristesse et le deuil se faisaient leur part. Le 14 juin, un feu d'artifice, simulant la prise de la citadelle d'Anvers, avait attiré au Champ de Mars une foule immense. La précipitation du départ amena, devant les issues trop étroites, une effroyable poussée. Aux cris de détresse des gens écrasés, il se produisit un remous plus terrible encore. Beaucoup de personnes furent renversées et foulées aux pieds. Quand on put les relever, vingt-quatre n'étaient plus que des cadavres. A la nouvelle de cette catastrophe, une impression sinistre se répandit dans la cité, et les esprits chagrins ou malveillants ne manquèrent pas de rappeler, afin d'en tirer un funeste présage, que les fêtes du mariage de Marie-Antoinette avaient été attristées par un accident semblable. Le lendemain, devait avoir lieu un banquet à l'Hôtel de ville le duc d'Orléans se rendit aussitôt au sein du conseil municipal et demanda avec émotion l'ajournement de la fête en même temps, il fit distribuer de larges secours aux familles des victimes. Aux fêtes de Fontainebleau et de Paris, s'ajoutèrent celles de Versailles. Le château de Louis XIV avait été saccagé pendant la Révolution. Napoléon et Louis XVIII songèrent un moment à y établir leur résidence, mais ils reculèrent devant la dépense d'une restauration. En 1830, ces bâtiments, livrés à peu près sans défense aux ravages du temps, semblaient destinés à une ruine prochaine l'herbe poussait dans les cours ; à l'intérieur, tout était solitude et délabrement. Louis-Philippe conçut l'idée vraiment royale et française de rendre au palais sa splendeur et en même temps de le mettre à l'abri des révolutions futures, en y installant un musée de notre histoire nationale. Peintres et sculpteurs furent chargés de faire revivre tous les grands hommes et tous les grands faits de nos annales, ou, pour parler comme la devise du monument, toutes les gloires de la France. Les appartements somptueusement restaurés de l'immense édifice devinrent autant de galeries de tableaux et de statues. Dès 1833, ouvriers et artistes s'étaient mis à l'œuvre avec une activité sans cesse stimulée par le Roi. C'est lui qui dirigeait, combinait, surveillait tout ; il y apportait un intérêt passionné et trouvait là une diversion aux soucis de la politique. C'est lui aussi, ce prince alors tant accusé de parcimonie, qui payait tout sur sa liste civile, sans qu'il en coûtât un sou à l'État. De ce chef, il ne devait pas dépenser moins de 23 millions et demi. L'inspiration qui avait présidé au choix des sujets était largement patriotique plusieurs salles avaient été désignées pour contenir les portraits de Louis XVIII et de Charles X, et les souvenirs glorieux de la Restauration ; c'était quelques mois après l'insurrection de la Vendée, et des objections furent faites, fondées sur les préventions que cet événement avait ravivées : Non, répondit Louis-Philippe, je ne reculerai pas devant la passion populaire, et je la ferai taire en la bravant. L'exécution sans doute était trop précipitée, pour que tous les tableaux et toutes les statues eussent une égale valeur artistique. Le Roi le savait : Après moi, disait-il, on refera mieux les parties que je n'ai pu faire exécuter qu'imparfaitement. Mais les cadres étaient remplis, et l'effet d'ensemble obtenu. En 1837, la grande œuvre se trouvait assez avancée pour que Louis-Philippe pût la montrer au public. Le mariage de son fils lui parut une occasion favorable. Le 10 juin, quinze cents personnes, représentant toutes les notoriétés de la France moderne, furent conviées à cette fête qui dura la journée et la soirée entières. Après une première visite du palais, un banquet fut servi dans une des salles ; ensuite, dans le théâtre étincelant de lumière, le Misathrope fut représenté comme au temps de Molière, avec un intermède de Scribe où les grands hommes du dix-septième siècle venaient rendre hommage à la gloire de Louis XIV ; la soirée se termina par une promenade aux flambeaux, à travers les galeries splendidement illuminées, la foule des invités suivant un peu confusément la famille royale et s'émerveillant de telles magnificences. Cette cérémonie, qui tranchait avec la banalité vide de beaucoup de fêtes de cour, et dans laquelle paraissaient se rejoindre la France du passé et celle du présent, laissa une impression très-vive à tous ceux qui y prirent part. Le royal impresario était radieux et triomphant. Je viens d'assister à la plus belle journée de la vie du Roi, écrivait la duchesse de Dino, en revenant de Versailles. V C'était la première fois que la royauté de Juillet se montrait, pendant si longtemps et avec un tel éclat, en représentation et en fête. Jusqu'alors, elle en avait été empêchée par les préoccupations des luttes qu'il lui avait fallu soutenir pour son existence même, ou par la peur d'offusquer certains préjugés de la démocratie bourgeoise. Le mariage d'un jeune prince justement populaire lui avait été une occasion de rompre avec cette sorte de deuil trop longtemps prolongé. On n'avait pas craint de donner à ces solennités un caractère nettement monarchique. Tout, — le cérémonial, le langage des journaux officieux, et jusqu'au théâtre de ces fêtes, — trahissait le désir de renouer des traditions dont, au lendemain de Juillet, le Roi-citoyen avait plutôt paru vouloir se dégager. N'était-il pas significatif que ce prince, qui hésitait, en 1831, à venir s'installer aux Tuileries, choisît, en 1837, pour célébrer le mariage de son fils et pour recevoir l'élite de la France moderne, ces châteaux de Fontainebleau et de Versailles, si pleins des souvenirs les plus brillants de la vieille cour, et où chaque pierre parlait d'un Valois ou d'un Bourbon ? Ce ne fut pas sans exciter quelques susceptibilités. Il se trouva des gens, députés ou autres, pour demander avec alarme si l'on allait ressusciter une cour et pour opposer une résistance héroïque aux tentatives d'étiquette ; il se trouva aussi des démocrates pour essayer d'éveiller, à propos de ces royales splendeurs, les irritations envieuses du peuple, et pour se livrer à de faciles déclamations sur le contraste douloureux du luxe d'en haut et de la misère d'en bas. Ces notes discordantes eurent cependant peu d'écho. La nation n'en prenait pas moins sa part de ces réjouissances qu'elle ne connaissait plus depuis sept ans, et que la distraction des émeutes ou des crises parlementaires n'avait pas suffisamment remplacées. Partout régnait comme un air de satisfaction, de paix et de bienveillance. C'était à croire qu'on en avait fini avec les périls sociaux et les divisions politiques, ou tout au moins qu'on les avait oubliés. L'ordre n'avait pas été un moment troublé dans la ville ; Louis-Philippe avait été acclamé par la foule et n'y avait pas rencontré l'assassin que des imaginations bien naturellement Inquiètes s'étaient attendues à voir surgir à chaque coin de rue. Il en était tout heureux. M. Bresson, qui avait fait partie du cortège, résumait ainsi son impression, après l'entrée dans Paris : Quant au Roi, il respirait ; il se sentait comme rendu à la liberté[27]. Et M. Dupin écrivait à M. de Montalivet : Une vive et salutaire réaction s'est opérée en faveur du Roi. Jamais Sa Majesté elle-même et sa famille n'ont été mieux avec l'opinion[28]. A la Chambre, les partis avaient conclu une sorte de trêve, et la session se terminait au milieu de l'inattention générale ; à peine parvenait-on à réunir le chiffre réglementaire des votants[29]. Le Journal des Débats saluait, dans le mariage de M. le duc d'Orléans, le premier jour d'une ère nouvelle. — Depuis sept ans, disait-il, la dynastie de Juillet s'est affermie au milieu des épreuves et des tempêtes... Ce n'est pas l'affaire de quelques jours, même pour une grande nation, de fonder un trône. En conservant la paix à la France et à l'Europe, le Roi a tourné contre lui toutes les pensées de guerre et de sang ; la dynastie de Juillet a, pendant très-longtemps, payé, de son propre repos, le repos qu'elle assurait au monde et, de sa liberté, la liberté qu'elle tenait pour nous sous la garantie de l'ordre et des lois. Aujourd'hui, le voile se déchire la dynastie de Juillet apparaît pacifique et glorieuse, entourée du respect de l'Europe et de l'amour reconnaissant de la France. Il semble que les esprits fatigués n'attendaient plus qu'un signal pour se rapprocher et pour faire de leur réconciliation la plus belle fête, le plus beau jour de la monarchie nouvelle. Tous les témoignages contemporains constatent l'éclaircie
qui s'était ainsi faite dans l'horizon politique. La duchesse de Dino
écrivait, le 13 juin 1837[30] : La mesure hardie de l'amnistie, l'ouverture de
Saint-Germain-l'Auxerrois, le mariage du prince royal, l'admirable
inauguration de Versailles, tout cela a fait un changement à vue dont chacun
profite pour l'instant, ajournant les difficultés qui, pour être reculées, ne
sauraient être regardées comme détruites. Mais enfin nous sommes dans la plus
douce, la plus brillante, la plus magique lune de miel qui se puisse imaginer.
La duchesse de Broglie disait de son côté : Je
suis bien aise d'avoir vu l'arrivée de notre jeune princesse, d'avoir assisté
à un de ces événements rares qui sont à la fois touchants pour le cœur et
d'une haute importance pour le pays, à l'un de ces moments où une émotion
simple, vraie, domestique, s'unit à une préoccupation politique très-vive[31]. La
transformation était si manifeste qu'elle n'échappait pas à ceux qui
observaient les événements du dehors ; M. de Barante écrivait de
Saint-Pétersbourg : Il y a deux mois que tout
semblait au plus triste, et que le découragement avait atteint tout le monde.
Aujourd'hui, pour un mariage assurément fort bien choisi, mais qui ne change
rien au fond des choses, pour une porte de prison ouverte à cent cinquante
mauvais sujets dont personne ne se soucie, nous voilà pleins d'effusion et
d'espérance... Toujours est-il que ces
moments de détente et d'armistice profitent au gouvernement. Il prend racine
pendant ces intervalles et les habitudes s'établissent autour de lui comme un
rempart. Lorsque recommenceront les clameurs et les attaques, tous les
assaillants auront perdu du terrain et seront moins à craindre[32]. M. de Barante
ajoutait dans une autre lettre : Le Roi a dû
être bien heureux... J'en fais de
très-sincères compliments à M. Molé. Quelque grand que soit le mérite de M.
Guizot, il ne pouvait obtenir ce genre de succès. Les oppositions étaient
lasses de crier inutilement elles sentaient le besoin de baisser leur
diapason. Mais il leur fallait une satisfaction d'amour-propre que leur a
donnée la retraite de M. Guizot. Maintenant, faire ce qu'il a dit en prenant
soin de ne le point dire, telle me paraît être la marche indiquée[33]. Les cours
étrangères, jusqu'alors si promptes à noter tous les symptômes alarmants de
notre situation intérieure, étaient frappées d'une amélioration si subite,
particulièrement de la sécurité que le Roi paraissait avoir reconquise ;
elles laissaient voir à nos ambassadeurs leur étonnement et leur sympathique
curiosité[34]. M. Molé avait le droit d'être fier d'un tel résultat. C'était, sinon de la grande, du moins de l'habile et heureuse politique. Il y a eu du bonheur et du bien joué, écrivait un observateur[35]. Le président du conseil jouissait d'autant plus de ce succès qu'il avait été plus mortifié de faire petite figure lors des récents débats parlementaires. Dans une lettre intime du 6 juin, il rappelait, avec une certaine complaisance, les difficultés auxquelles il s'était heurté, au lendemain du 15 avril Une majorité froide et regrettant mes adversaires, une cour pour le moins partagée, pas un journal, pas un député qui me soutînt et m'avouât ; des collègues intimidés et tout près de se dégoûter. Puis il ajoutait J'avais un plan, et depuis le 6 septembre. Il me fallait seulement le mariage, afin de grouper autour les mesures sur lesquelles je comptais pour changer l'état des esprits, rendre le Roi à la France et la France au Roi. Le mariage une fois assuré, je ne perdis plus l'espérance, et, chaque chose faite en son temps, le ciel m'a aidé, et le succès a surpassé mon attente. Depuis sept ans, on n'avait pas été si mal qu'on était il y a deux mois, et aujourd'hui, je dis avec assurance que, depuis sept ans, on n'a pas été mieux ni aussi bien. Il y a une détente dans tous les esprits, un retour vers le Roi et sa famille qui se font sentir d'un bout du pays à l'autre et qui ramènent au ministère et à son chef-tous ceux à qui le dépit ou la rancune n'ôte pas tout jugement. Vous savez mieux que personne que j'exécute ce que j'ai toujours projeté. Rappelez-vous notre conversation dans le parc de Champlatreux, quand vous vîntes m'y dire adieu, en partant pour Saint-Pétersbourg. J'étais l'homme de la trêve et de la réconciliation des partis, quand le moment serait venu. Or, au 6 septembre et plus encore au 15 avril, il fallait, à tout prix, faire du nouveau, changer le vent, sous peine d'aller je ne sais où. Voilà ce que des esprits inflexibles, puisant tout en eux-mêmes au lieu de regarder autour d'eux, n'ont jamais su comprendre. Je voudrais que vous eussiez vu l'entrée du Roi dans Paris, dimanche dernier. Cette entrée est devenue un grand événement... On se rappelait qu'avant l'amnistie et le mariage, on se serait cru séparé encore par des années du moment où l'on pourrait, sans folle imprudence, risquer le Roi au milieu de la population. Ici, nulle précaution particulière. Le Roi et sa famille s'enivraient de cette sécurité si nouvelle et des témoignages qu'ils retrouvaient[36]. On n'aurait pas M. Molé tout entier, si, dans ce légitime triomphe, n'éclatait pas son ressentiment contre les doctrinaires. Ils se font prendre en horreur par le pays, écrivait-il, et il ajoutait, un peu plus tard, dans une autre lettre : Vos amis — M. Guizot et ses partisans — m'avaient fait la réputation d'un causeur agréable, incapable de parler et d'agir. J'ai prouvé que je parlais moins éloquemment, mais plus utilement qu'eux, et que j'étais, dans l'action, plus laborieux, plus suivi, plus intelligent et plus habile qu'eux. Je suis content le mal momentané qu'ils m'avaient fait, depuis 1818, a été réparé en quelques mois. J'avais désiré cette épreuve. Je connais trop les véritables conditions d'une supériorité réelle, pour tomber dans le ridicule de me l'attribuer. Mais, quand je me compare, l'orgueil me revient, et je me sens, comme homme politique, infiniment au-dessus de tous ceux qui me donnaient l'exclusion et prétendaient m'amoindrir par leur dédain[37]. Le Roi prenait sa part de ce succès. L'un des caractères du cabinet alors au pouvoir était précisément d'avoir été plutôt choisi par la Couronne que désigné par le Parlement ; mieux que tout autre, il laissait libres et visibles l'initiative et la prépondérance royales. Aussi les témoignages de la satisfaction de Louis-Philippe abondent-ils dans les courts billets qu'il adressait fréquemment au président du conseil, à l'occasion des affaires courantes. Il lui écrivait, par exemple, le 12 juin n Il est certain qu'il y a une prodigieuse amélioration, et il ne l'est pas moins que vous y avez contribué votre bonne part. Je désire seulement que vous le sachiez aussi bien que je le sens. Et, un peu plus tard, le 6 septembre, date anniversaire de l'entrée de M. Molé au ministère : Oui, sans doute, c'est un bon anniversaire que celui du jour où vous êtes devenu mon ministre, et je le tiens pour tel de tout mon cœur. C'est déjà beaucoup plus que bien des gens ne comptaient, que d'être arrivé au premier anniversaire. Mais je souhaite et j'espère que ces calculs seront encore dérangés de même, et je vous porte le toast des Anglais pour les jours de naissance de leurs amis : The day and many happy returns of the day, le jour et beaucoup d'heureux retours du jour[38]. VI Dans le succès ainsi obtenu, M. Molé ne voyait pas seulement une vaine satisfaction et une consolation de ses récents échecs parlementaires il espérait y trouver un moyen de prendre la revanche de ces échecs. Les incidents de la dernière session l'avaient convaincu de l'impossibilité de se faire une majorité vraiment à lui, dans une assemblée où tant de députés avaient pris l'habitude de suivre soit M. Guizot, soit M. Thiers. Chercher la protection de l'un ou de l'autre, ne vivre que de leur division, avec le risque constant de mourir de leur réunion, lui semblait une existence à la fois sans dignité et sans sécurité'. D'ailleurs, cette Chambre, qui, depuis 1834, avait successivement donné des majorités aux ministères du 11 octobre, du 22 Février, du 6 septembre et du 15 avril, n'était-elle pas, par cela même, usée et quelque peu déconsidérée ? Ne convenait-il donc pas de profiter du changement heureux opéré dans l'opinion, à la suite du mariage royal et des mesures qui l'avaient accompagné, pour faire un appel aux électeurs ? Toutes les circonstances semblaient favorables. A la crise économique qui, partie d'Angleterre, avait, dans les premiers mois de l'année, menacé d'envahir la France, succédait, sous l'impression de paix et de confiance laissée par les fêtes du mariage, une vive reprise de prospérité matérielle ; la rente 5 pour 100 touchait à 111 francs ; les capitaux s'offraient à foutes les grandes entreprises. Le patriotisme pouvait aussi compter sur de nobles satisfactions le gouvernement avait entrepris, en Algérie, un ensemble d'opérations diplomatiques et militaires, en vue de réparer et de venger le douloureux échec subi, l'année précédente, devant les murs de Constantine ; il en attendait prochainement le résultat. En effet, cette ville, que la nature semblait avoir rendue imprenable et qu'une population belliqueuse défendait avec une vaillance acharnée, devait être emportée d'assaut, le 13 octobre 1837, par l'armée française glorieux fait d'armes, l'un des plus considérables de nos guerres d'Afrique[39]. Avec tant de succès, avec la popularité qu'il se flattait d'en retirer, M. Molé ne pouvait-il pas espérer, en dissolvant la Chambre, obtenir du pays une majorité relevant de lui seul, étrangère aux coteries anciennes, indépendante des influences jusqu'alors dominantes ? Le Roi répugnait à la dissolution, comme à toute agitation et à tout risque qui ne lui semblaient pas nécessaires. La Chambre en fonction lui présentait au moins cette garantie d'être en grande majorité monarchique. N'était-ce pas elle qui avait voté les lois de septembre ? N'avait-elle pas prouvé, par l'accueil fait aux ministres les plus divers, qu'elle n'était pas, après tout, bien difficile à manier ? Elle avait sans doute ses défauts ; mais c'étaient ceux du pays. Et le prince, dont l'expérience un peu sceptique se gardait toujours contre les illusions, n'espérait pas aussi facilement que le' président du' conseil de voir ces défauts disparaître par l'effet de nouvelles élections. Quelques ministres partageaient la répugnance royale. M. Molé insista ; il déclara que la mesure lui était indispensable[40]. Les journaux l'appuyaient presque tous très-vivement, à l'exception des feuilles doctrinaires. Le Roi finit par cédera Le 3 octobre 1837, parut l'ordonnance de dissolution les électeurs étaient convoqués pour le 4 novembre. Une ordonnance de même date fit entrer au Luxembourg une fournée de cinquante pairs ; le cabinet marquait ainsi sa prétention de s'installer en gouvernement assuré d'un long avenir, et, du même coup, en choisissant près de la moitié des nouveaux pairs parmi les députés sortants, il faisait place au personnel nouveau qu'il désirait faire entrer dans la Chambre élective. Le ministère ne se piquait pas de neutralité électorale. Il prétendait, au contraire, Intervenir ouvertement et vigoureusement, se mêlait à la bataille par ses circulaires et ses journaux, marquait, sans se gêner, ses préférences ou ses exclusions, usait en faveur de ses candidats de tous les moyens d'influencé administrative. Ses adversaires l'accusaient même d'en abuser. Rarement la presse avait autant crié à la pression ; la corruption coule à plein bord, disait le National ; mais on sait qu'en semblable cas, il faut toujours beaucoup rabattre des hyperboles d'opposition. A gauche, la direction de la campagne fut prise par les avancés et les violents. Quand il fut question de constituer, selon l'usage, le comité central de l'opposition, les radicaux prétendirent y figurer en nombre, avec leur programme, offrant seulement à la gauche monarchique de prendre place à côté d'eux. Aux objections des amis de M. O. Barrot, les républicains répondirent sur un ton très-hautain ; le débat fut orageux ; les dynastiques, abandonnés par MM. Laffitte et Arago, eurent le dessous, et les journaux purent annoncer que le comité central, constitué à Paris, en vue de réunir dans une même action toutes les nuances de l'opposition nationale était présidé par M. Laffitte, et avait pour délégués chargés de la correspondance MM. Garnier-Pagès, Cauchois-Lemaire et Mauguin ; les autres membres étaient la plupart des républicains, ou tout au moins appartenaient à l'extrême gauche. Sévère, mais inutile leçon à l'adresse de cette gauche qui n'avait pas encore compris, et qui ne devait jamais comprendre qu'en s'alliant avec les radicaux, elle faisait entrer dans la place des ennemis disposés à la mettre dehors, aussitôt qu'ils se croiraient les plus forts. M. O. Barrot refusa de faire partie d'un comité dans lequel, disait-il, le parti républicain entrait enseignes déployées, conservant ses prétentions extralégales Seulement, que de ménagements encore pour des hommes dont il espérait bien disait-il, n'être séparé que par une dissidence passagère ! L'orateur de la gauche parlait d'un autre ton, quand il exposait ses griefs contre les monarchistes conservateurs. Il n'essaya pas du reste d'élever ouvertement autel contre autel ; ce fut à peine si ses amis organisèrent une sorte de comité clandestin qui n'eut avec ses adhérents qu'une correspondance sans publicité, et laissa au comité radical tout l'honneur de la direction ostensible. On conçoit que le ministère et ses journaux ne négligèrent pas l'avantage qu'un tel incident leur donnait contre l'opposition. Chez les légitimistes, le mot d'ordre fut, presque partout, d'agir et de voter ; leur programme fut rédigé de façon à se rapprocher le plus possible de celui de l'opposition radicale ; et là où ils ne pouvaient avoir de candidats à eux, ils soutenaient ceux de la gauche. Toutefois, parmi les anciens royalistes, plusieurs répugnaient à cette tactique révolutionnaire ; à mesure qu'on s'éteignait de 1830, leur ressentiment s'affaiblissait, la monarchie nouvelle ne leur paraissait plus une aventure passagère, mais un gouvernement de fait, ayant la garde des intérêts sociaux, et dont, par beaucoup de raisons, ou générâtes ou privées, ils avaient intérêt à se rapprocher. Cet état d'esprit n'échappait pas à M. Molé ; il voyait là des recrues précieuses, non-seulement pour la monarchie de Juillet, mais pour son ministère. A raison même de son passé et de son nom, il se flattait d'inspirer plus facilement confiance à ces royalistes que M. Thiers et même M. Guizot. Aussi, au risque d'exciter certain ombrage chez ceux qui lui reprochaient déjà de n'être pas un homme de Juillet, fit-il faire beaucoup d'avances, et parfois non sans succès, à ceux qu'on appela alors les ralliés. Le ministère ne désirait pas seulement une majorité hostile aux radicaux et aux légitimistes ; s'il n'avait fallu que cela, l'ancienne Chambre eût suffi. Son dessein était plus difficile à réaliser, plus délicat à formuler. Il voulait des députés conservateurs, mais des conservateurs qui fussent pour M. Molé, contre M. Guizot et contre M. Thiers, hommes nouveaux autant que possible, ou tout au moins dégagés, par une sorte de novation électorale, de leur origine et de leurs attaches anciennes[41]. C'était demander aux électeurs de prendre parti entre des nuances de doctrine que, de loin, il leur était à peu près impossible d'apercevoir. M. Molé avait-il donc découvert, pour distinguer son programme de ceux de ses deux rivaux, quelque idée simple, nette, quelque enseigne bien visible, de nature à saisir et à entraîner la masse conservatrice ? Nullement : il aimait sans doute faire dire par ses journaux que sa politique inaugurait une ère nouvelle[42] ; mais quand il s'agissait de préciser, il n'était pas moins embarrassé devant le pays, qu'il ne l'avait été naguère devant la Chambre. Un jour, un article officieux posait la question électorale entre ceux qui, croyant la guerre terminée, ont voulu la paix, et ceux qui, croyant la paix dangereuse ou impossible, ont continué la guerre, entre l'esprit de conciliation et l'esprit d'intimidation c'était, semblait-il, se séparer de M. Guizot, au risque de se confondre avec M. Thiers. Mais, un autre jour, la même feuille protestait qu'elle ne voulait à aucun degré se rapprocher du centre gauche. Le Journal des Débats et le Temps faisaient, avec un zèle égal, campagne pour M. Molé et passaient pour recevoir ses inspirations et ses subventions : or, à entendre le Journal des Débats, le ministère n'avait d'autre dessein au fond que de continuer l'ancienne politique du 13 mars et du 11 octobre ; il faisait appel et prêtait son appui à toutes les nuances de l'ancienne majorité, y compris les doctrinaires ; d'après le Temps, au contraire, on eût dit que le principal mérite du cabinet était d'avoir exclu ces mêmes doctrinaires, et que son œuvre principale devait être de leur faire échec ; ce journal déclarait M. Barrot plus proche de M. Molé que M. Guizot, et promettait presque à l'opposition la mise en oubli des lois de septembre[43]. On en venait à supposer et même à affirmer publiquement que ces contradictions des officieux tenaient aux divisions du ministère, que M. Molé voulait se rapprocher du centre gauche, tandis que M. de Montalivet, appuyé par le Roi, se refusait à rompre avec les doctrinaires. Tout cela n'impliquait pas, de la part des ministres, volonté de tromper le public ; c'était l'embarras d'une politique un peu incertaine et flottante, plus disposée à suivre qu'à diriger les courants divers de la majorité. Ne se sentant pas, jusqu'à présent, de parti proprement à eux, réduits à le recruter parmi les anciens amis de M. Guizot comme parmi ceux de M. Thiers, ces ministres se croyaient obligés de flatter, tour à tour ou même simultanément, les sentiments opposés des uns et des autres. Une telle tactique les exposait au reproche de jouer double jeu. Il leur fut fait aussi bien par les journaux doctrinaires que par ceux du centre gauche, et, des deux parts, on mit le cabinet en demeure, avec une aigreur chaque jour croissante, de dire enfin nettement et définitivement ce qu'il était et ce qu'il voulait. Tout cela n'était pas fait pour éclairer beaucoup les électeurs et pour déterminer un courant puissant d'opinion. Il en résultait au contraire une mêlée obscure, sans grandeur, où le gouvernement, bien que fort actif, était réduit à n'user que d'armes mesquines, et ne paraissait choisir ses amis ou ses adversaires que par des raisons personnelles ou locales. Rapetissée et embrouillée au Parlement, la politique semblait l'être aussi par contre-coup dans le pays. Vint en&n le jour du scrutin. Le résultat fut incertain, confus, comme l'avait été la lutte elle-même. Sur 459 élus, 152 étaient des hommes nouveaux ; mais, pour beaucoup, il eut été embarrassant de dire d'avance à quel groupe ils se rattacheraient. En somme, peu de différence avec la Chambre précédente. S'il y avait un changement, il était au détriment de la gauche et surtout des doctrinaires qui avaient perdu quelques-uns des leurs, combattus par l'administration, et au profit, sinon expressément du centre gauche, du moins des opinions flottantes où il se recrute d'ordinaire ; aussi étaient-ce les journaux de ce groupe qui chantaient victoire. Le parti proprement ministériel n'avait pas gagné ; tout au plus pouvait-on dire qu'il n'avait pas perdu[44]. M. Molé échouait donc dans son dessein après ce grand effort électoral, il se retrouvait, en face du Parlement, dans les mêmes conditions de faiblesse, aux prises avec les mêmes difficultés et avec les mêmes périls. L'amnistie et le mariage ne lui avaient pas, sur ce terrain ingrat, rapporté ce qu'il attendait. En même temps, comme pour donner un autre démenti à ses espérances, le hasard d'un portefeuille tombé dans la rue et ramassé par un douanier mettait sur la trace d'un nouveau complot contre la vie du Roi[45] : il s'agissait de la construction d'une machine infernale plus redoutable encore que celle de Fieschi. Or le principal coupable, Huber, était l'un des libérés de l'amnistie ; à peine hors de prison, il s'était abouché avec Steuble, ouvrier mécanicien, et avec Laure Grouvelle, admiratrice fanatique de Morey et d'Alibaud, pour préparer un nouveau régicide[46]. Que devenait donc le rêve de ceux qui s'étaient flattés que, grâce à une politique de clémence, le Roi retrouverait sa sécurité ? Il était trop clair que si Louis-Philippe avait pardonné aux assassins, ceux-ci ne lui avaient pas rendu la pareille. M. Molé cependant ne se laissa pas abattre par ces contretemps. Tout au moins avait-il retiré de ses succès de l'été une plus grande confiance en soi, et par suite plus d'aplomb et de force morale pour les luttes à venir. Du 15 avril jusqu'à présent, écrivait-il à M. de Barante. j'ai eu, j'ose le dire, une administration brillante. Je me présente à la Chambre dans les plus belles conditions, et, pourtant, j'entrevois plus de difficultés que je n'en ai encore rencontré. Je me sens non-seulement bon courage, mais une sorte d'impatiente ardeur[47]. |
[1] Le Journal de Paris, doctrinaire, racontait, à propos du nouveau cabinet, l'apologue suivant : On sait qu'en 1814, les officiers éprouvés et vieillis dans les camps furent remplacés par des jeunes gens fraichement sortis du collège et qui portaient leurs épaulettes pour la première fois. Que pensez-vous de vos nouveaux officiers ? demandait-on à un vieux soldat. — Ils sont bien gentils, et nous en sommes contents. — Oui, mais s'il y avait la guerre ? — S'il y avait la guerre ?... Oh ! alors on nous rendrait les anciens.
[2] Quelques jours après, au cours de la discussion, M. Duvergier de Hauranne résumait ainsi les sentiments de la commission : Elle est loin de penser que la politique du 13 mars ait fait son temps, et qu'il convienne de la remplacer par une autre politique qui tourne les difficultés au lieu de les aborder de front ; elle pense que le moment n'est pas venu de traiter les lois de sûreté comme de vieilles armes qu'on met en magasin pendant ta paix et que l'on conserve à condition de ne pas s'en servir ; elle est profondément convaincue que la conciliation désirée par tout Je monde doit être le résultat de la fermeté, et non de la faiblesse ; de la persévérance, et non de la mobilité d'une conduite droite et franche, et non d'une conduite équivoque et tortueuse.
[3] M. Guizot, écrit un membre de cette majorité, venait d'expliquer et d'idéaliser tout son passé, tout son présent, le nôtre en même temps. (Notes inédites de Duvergier de Hauranne.)
[4] On criait ironiquement au ministère, dans les journaux : Les coups se portent par-dessus votre tête ; pour les éviter, baissez-la.
[5] La première fois qu'il prit la parole dans ce débat, M. Molé s'excusa en disant qu'il sortait de son lit.
[6] Plus tard, quand sera fixé le système de construction et d'exploitation de nos chemins de fer, nous reviendrons, avec quelques détails, sur les tâtonnements du début.
[7] Documents inédits.
[8] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 195. — M. de Barante écrivait, peu après, à M. Bresson : Vous seul, dans notre sphère diplomatique, avez été appelé à la bonne fortune de faire plus et mieux que regarder et juger. (Documents inédits.)
[9] Voir des extraits de cet écrit aux Pièces justificatives de l'Histoire de la politique extérieure du gouvernement français, 1830-1848, par M. D'HAUSSONVILLE, t. I, p. 256 et suiv.
[10] L'exaspération de l'Empereur continue être portée à un haut degré. Le langage qu'il tient dans son intérieur est étrangement passionné. (Dépêche de M. de Barante à M. Molé, 11 avril 1837.)
[11] Lettre de M. de Sainte-Aulaire à M. de Barante, 9 mai 1837 ; Dépêche de M. Molé au même, 16 mai et 21 juin 1837. (Documents inédits.)
[12] Voir le charmant volume intitulé : Madame la duchesse d'Orléans.
[13] Si intelligente qu'elle fut, dit son biographe, elle sentait plus qu'elle ne savait... Elle soutenait toujours la cause qui plaisait le plus à l'imagination, et l'on avait honte de lui parler sagesse, raison, quand de son côté était le point de vue le plus généreux, le plus fier, le plus libéral. Les événements contraires, ce qu'on nomme leçons de l'expérience, n'agissaient pas beaucoup sur elle. (La Duchesse d'Orléans.)
[14] Le prince de Metternich écrivait a son ambassadeur de Paris que ce mariage avec une princesse d'une petite, mais bonne maison, n avait aucune portée politique (Mémoires de Metternich, t. VI, p. 195.)
[15] Lettre du 8 mai 1837, publiée dans la Revue rétrospective.
[16] HILLEBRAND, Geschichtee Frankreichs, t.
I, p. 678.
[17] Vie du cardinal Mathieu, par Mgr BESSON, t. I, p. 322.
[18] Discours du 19 mai 1837.
[19] Lettre du 22 mai 1837. (Documents inédits.)
[20] La Duchesse d'Orléans.
[21] Documents inédits. — Le charme qui séduisait alors les populations libérales de France s'était exerce peu de temps auparavant sur la duchesse d'Angoulême. Les deux princesses s'étaient rencontrées à Tœplitz. Plus tard, quand des Français venaient à Prague visiter Madame la Dauphine, elle les interrogeait, la première, sur la jeune duchesse d'Orléans dont ils avaient cru devoir éviter de prononcer le nom Est-elle heureuse ? leur demandait-elle avec intérêt ; je le désire, car je la connais, et je sais combien elle mérite de l'être. (La Duchesse d'Orléans.)
[22] La Duchesse d'Orléans.
[23] Lettre de M. de Saint-Priest à M. de Barante. (Documents inédits.)
[24] Lettre à M. de Barante, du 12 août 1837. (Documents inédits.)
[25] Une année plus tard, la princesse, recueillant ses souvenirs, rappelait ces mariages successifs sans recueillement, qui lui avaient fait du mal par l'esprit qui y régnait et qui cependant avaient fixé son bonheur. (La Duchesse d'Orléans.)
[26] Lettre de M. de Saint-Priest à M. de Barante, du 9 juin 1837. (Documents inédits.)
[27] Lettre à M. de Barante du 27 juin 1837. (Documents inédits.)
[28] Mémoires de M. Dupin, t. II, p. 297.
[29] Au scrutin sur l'ensemble de la loi de finances, le 30 juin, sur 461 députes, il n'y eut que 242 votants.
[30] Lettre à M. de Barante. (Documents inédits.)
[31] Lettre du 13 août 1837. (Documents inédits.)
[32] Lettre du 24 juin 1837. (Document inédits.)
[33] Lettre à M. Besson. (Documents inédits.)
[34] Lettre de M. de Barante à M. Molé, du 8 juillet 1837. (Documents inédits.)
[35] Lettre de M. de Saint-Priest à M. de Barante, du 9 juin 1837. (Documents inédits.)
[36] Lettre à M. de Barante. (Documents inédits.) M. Molé aimait à revenir, dans ses lettres, sur l'état satisfaisant où il se flattait d'avoir amené le pays. Il écrivait, le 9 août : Le mot : On n'a jamais été si bien depuis sept ans, est dans toutes les bouches ; le 20 août : Notre position à l'intérieur est excellente, admirable, ce qu'elle n'a jamais été pour personne depuis sept ans ; le 5 octobre : Depuis longues années, j'ose le dire, jamais la France n'a été si prospère. (Documents inédits ; Revue rétrospective, p. 500 ; Mémoires de M. Dupin, t. III, p. 525.)
[37] Lettre à M. de Barante, du 16 novembre 1837. (Documents inédits.)
[38] Correspondance du Roi avec M. Molé. (Documents inédits.)
[39] Voir, pour le détail des événements, le récit d'ensemble que nous donnerons plus tard des affaires d'Algérie.
[40] Documents inédits. — Cf. aussi diverses lettres de M. Molé au Roi, de juillet et août 1837, publiées dans la Revue rétrospective, p. 500 à 502.
[41] Dans un article reproduit par le Moniteur, le journal la Charte de 1830 s'exprimait ainsi : Il faut que les nuances diverses de la majorité prennent une origine nouvelle, où chacun puisse se dégager des antécédents qui gênent sa conscience ; après un renouvellement électoral, toutes les positions parlementaires, affranchies de tout engagement de personne et de toute direction systématique, se rétablissent avec netteté.
[42] Il y avait quelque chose à finir, quelque chose à commencer... Le cabinet du 13 avril recevait, des circonstances et du Roi, la mission de clore la première septennalité de la monarchie de 1830, septennalité de luttes, d'efforts et de sacrifice, et d'opérer, après cette longue résistance, toujours constitutionnelle et légale, une transition naturelle vers un système de douceur, de clémence et de générosité. (Presse, 5 octobre 1837.)
[43] Au lieu du rappel des lois de septembre, contentez-vous de l'oubli de ce qu'elles ont de mauvais. Vais avez la .chose, ne disputez pas sur les mots. (Temps, septembre 1837.)
[44]
Une feuille ministérielle, la Presse,
donnait, au lendemain du scrutin, la statistique suivante :
1834 |
1837 |
1834 |
1837 |
||
Radicaux |
19 |
19 |
Centre ministériel |
163 |
163 |
Gauche dynastique |
62 |
56 |
Centre droit et doctrinaires |
83 |
64 |
Centre gauche |
114 |
142 |
Légitimistes |
18 |
15 |
[45] 8 décembre 1837.
[46] En mai 1838, après un procès où les accusés se livrèrent aux plus scandaleuses violences, Huber fut condamné à la déportation, ses complices à cinq et trois ans de détention. En prison, Steuble se coupa la gorge, et Laure Grouvelle devint folle.
[47] Documents inédits. — M. Molé écrivait dans le même sens à M. Bresson.