I. Le gouvernement se rapproche des puissances continentales. M. Thiers veut faire du cardinal Fleury. Satisfaction des trois puissances. Mécontentement de l'Angleterre. — II. Occupation de Cracovie. Attitude conciliante de M. Thiers. — III. Le contre-coup de la révolution de 1830, en Suisse. L'agitation pour la réforme fédérale. La question des réfugies. La politique du gouvernement français se modifie peu à peu. Démarches comminatoires de M. Thiers. La Suisse cède. Son irritation. Affaire Conseil. — IV. M. Thiers repousse l'intervention en Espagne. Il propose le mariage d'Isabelle et de don Carlos. Éloge fait, à Berlin et à Vienne, du roi Louis-Philippe. — V. Pourquoi M. Thiers se rapprochait-il des puissances continentales ? Le duc d'Orléans. On désire, aux Tuileries, un mariage avec l'archiduchesse Thérèse. Résistance à Vienne. M. Thiers se flatte d'enlever le mariage. Voyage du duc d'Orléans et du duc de Nemours. Leur succès à Berlin et à Vienne. Pourparlers relatifs au mariage avec l'archiduc Charles et M. de Metternich. Les princes à Milan. L'effet de l'attentat d'Alibaud. Derniers efforts de M. Thiers. Refus de l'archiduc Charles. Le roi de Prusse propose la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin. — VI. M. Thiers veut se venger. Il revient a l'idée d'une intervention en Espagne. Le Roi consent à l'organisation d'une légion étrangère. Désaccord entre le Roi et son ministre. Ce désaccord s'aggrave après l'insurrection de la Granja. Démission du ministère. Effet produit à l'étranger et en France.I Si M. Thiers se bornait, dans les affaires intérieures, a vivre d'expédients, d'ajournements et d'équivoques, sans rien tenter d'éclatant ni de décisif, était-ce qu'il se réservait de chercher au dehors le succès qui devait illustrer son administration ? Les circonstances dans lesquelles il avait remplacé le duc de Broglie au ministère des affaires étrangères, les influences qui l'avaient poussé à ce poste, indiquaient a elles seules un changement de politique. Il semblait que ce fût un pas décisif vers le système diplomatique que le Roi, depuis quelques années, avait taché de faire prévaloir sur les idées différentes de son ministre doctrinaire, système tendant à rapprocher la France des puissances continentales. M. Thiers s'était laissé persuader par M. de Talleyrand qu'il était seul capable de réconcilier la révolution de Juillet avec ces puissances. Monsieur, l'Europe vous attend, lui avait dit sentencieusement le vieux diplomate. Aussi le président du conseil marqua-t-il, dès le premier jour, par son tangage, cette direction nouvelle donnée à la politique française. Au lieu de s'attacher, comme l'avait fait M. de Broglie, à former la ligue des États libéraux en opposition à l'alliance des cours absolutistes, et de proclamer leur antinomie en quelque sorte essentielle et permanente[1], il écrivait à ses ambassadeurs : Il ne faut pas nous placer entre deux camps, l'un composé des trois cours du Nord, l'autre des deux puissances maritimes, et se préparant, par des hostilités de langage ou de visage, à des hostilités plus réelles. Si le temps le voulait, il faudrait resserrer l'alliance anglaise mais, tout le monde se rapprochant de nous. il ne faut pas repousser ceux qui tendent vers nous et faire du Tœplitz en sens contraire[2]. Le ministre revenait souvent sur le danger de cette séparation de l'Europe en deux camps ennemis[3]. Il exprimait du reste ainsi l'idée personnelle du roi Louis-Philippe, qui faisait assurer le gouvernement prussien de son désir de faire cesser les deux camps qui divisent l'Europe et de les tondre en un seul, en se rapprochant de plus en plus des trois puissances continentales[4]. M. Thiers protestait encore de la satisfaction bien vive avec laquelle il avait vu les grands États de l'Europe, prenant envers nous une attitude plus amicale, nous mettre en mesure de leur prouver que nos sentiments à leur égard n'étaient pas tels qu'ils avaient pu se le figurer. Je n'ai pas besoin d'ajouter, disait-il, que plus ils avanceront dans cette voie nouvelle, plus ils nous trouveront disposés à y marcher avec eux. Notre vœu le plus sincère est d'imprimer à nos rapports avec les cabinets étrangers un caractère de confiance bienveillante[5]. M. de Broglie, à la fin de son ministère, avait, lui
aussi, rêvé d'un rapprochement avec l'une des cours continentales, avec
l'Autriche ; mais c'était dans le dessein de séparer celle-ci des deux autres
cours, de la rattacher à l'alliance franco-anglaise. Ce projet, si lointain
qu'en fut la réalisation dans la pensée du ministre, n'avait pas laissé que
de préoccuper le gouvernement prussien. Quand M. de Barante était passé par
Berlin, en décembre 1835, M. Ancillon lui avait demandé, avec inquiétude,
s'il était vrai que nous eussions le désir de faire une trouée entre les
trois cours, de tâter l'Autriche pour la ramener à une alliance avec
l'Angleterre et la France affirmant que ce serait
une vue erronée, que l'on échouerait dans ce dessein[6]. M. Thiers se
hâta de dissiper ces alarmes. L'idée de diviser les
cours continentales, écrivait-il à l'un de ses ambassadeurs, d'en détacher une ou deux sur les trois, serait un projet,
et je ne suis pas disposé pour les projets. Je les trouve en général
ridicules, et inexécutables la plupart du temps. J'ai toujours été en guerre
avec les faiseurs de projets, et je ne le deviendrai pas moi-même. Sur les
trois cours du Nord, s'il y en avait une seule qui tendit vers nous plus
visiblement qu'aucune autre, alors on pourrait peut-être exécuter le projet
auquel vous faites allusion. Mais sur les trois, deux, la l'russe et
l'Autriche, sont également bien, sans qu'on puisse distinguer entre les deux.
Il y a bon sens, bon vouloir de leur part. Il n'y a donc aucune manière de
faire une scission pour ajouter une troisième alliance à l'alliance des deux
cours de France et d'Angleterre. Tout cela, d'ailleurs, ce sont des
agitations d'esprit, et il n'en faut ni de corps ni d'esprit[7]. Cette dernière formule était faite pour aller au cœur de
M. de Metternich. M. Thiers insistait sur cette idée, sachant qu'il n'en
était pas de plus agréable aux puissances dont il voulait se rapprocher. Il
se déclara résolu à éviter les motifs de controverse,
les questions périlleuses, à les résoudre par des transactions ou à les éluder, en se fiant au temps[8]. La conservation du statu quo, disait-il
encore, voila, suivant moi, la vraie sagesse. Quand
on a cru que la paix était le meilleur des systèmes, il faut la vouloir
franchement. Être tranquille de corps, et ne pas l'être d'esprit, serait la
plus triste des façons d'être. Puisque nous n'armons pas des armées, il est
inutile de nous adresser des notes qui seraient la guerre de plume, en
attendant la guerre du canon. Puis, après cette déclaration où les
hommes d'État du continent pouvaient voir un désaveu de certaines notes de M.
de Broglie, M. Thiers concluait ainsi : Il n'y
a aujourd'hui rien à faire en Europe qu'à attendre et, en attendant, à
améliorer notre situation intérieure, à nous renforcer, à devenir riches et
forts. Il faut faire du cardinal Fleury. Nous verrons ensuite. Quand
l'imprévu surviendra, il nous trouvera préparés par le repos et une longue
paix. Voilà mon système. Ceux qui pensent et agissent autrement sont des
brouillons[9].
Que M. Thiers eût tort, que ce ne fût pas la conduite la plus sage à ce
moment, nous ne le prétendons certes pas mais le cardinal Fleury était bien
le dernier homme d'État sous le patronage duquel on se fût attendu à voir se
placer le jeune, mobile et aventureux ministre. Les puissances continentales ne devaient voir qu'avec plaisir le pouvoir aux mains d'un personnage ainsi disposé. A l'ambassade d'Autriche, où il y avait réception le soir même de la constitution du cabinet, on affectait de faire un pompeux éloge de M. Thiers. De Vienne, M. de Metternich exprimait l'espoir que le Roi, débarrassé des doctrinaires, trouverait plus de facilité avec le nouveau ministre des affaires étrangères[10]. M. Ancillon, ministre dirigeant de Prusse, saluait l'avènement de ce cabinet comme un vrai progrès en bien ; à Berlin, d'ailleurs, écrivait M. Bresson, on voit, dans le changement ministériel, la prépondérance de l'influence royale, et l'on s'en montre joyeux[11]. Il n'était pas jusqu'à Saint-Pétersbourg où M. de Nesselrode et le prince Orloff ne témoignassent leur satisfaction des rapports faciles qu'on allait entretenir avec le nouveau ministère[12]. Les ambassadeurs des trois cours, ravis de n'avoir plus affaire au duc de Broglie[13], s'empressaient à cajoler son successeur. Entre eux et lui, s'établissaient tout d'abord des relations que l'esprit brillant, le caractère facile du jeune ministre, l'animation et l'abandon de sa conversation rendaient aussi agréables que commodes. On les voyait faire de la propagande en sa faveur, parmi les députés et les pairs. Vous avez tort, disait M. de Werther à l'un deux, de regretter le dernier cabinet. Sans doute, MM. les doctrinaires sont des gens de mérite ; mais ce sont presque des républicains. Si on les croyait, le Roi n'aurait pas la plus petite part au gouvernement[14]. La duchesse de Dino avait mis M. Thiers en rapport avec la princesse de Lieven, grande dame russe, fort mêlée alors à la diplomatie européenne : il dînait chez elle et la recevait chez lui. Spectacle piquant, en vérité, que celui du parvenu de la révolution de Juillet, devenu, pour ainsi dire, le favori des diplomates de la Sainte-Alliance. Il était du reste beaucoup plus sensible que ne l'eût été le duc de Broglie à ces coquetteries aristocratiques, si nouvelles pour lui. C'était un sujet de sarcasme pour ses anciens collaborateurs du National : On sait, écrivait Carrel, que M. Thiers est le très-humble serviteur des grands seigneurs hongrois, prussiens, russes, anglais, qui veulent bien lui pardonner d'être plébéien comme nous[15]. L'Angleterre, par contre, était inquiète et mécontente
elle comprenait que la première conséquence d'un rapprochement entre la
France et les puissances continentales était, sinon une rupture, du moins un
relâchement entre les deux États occidentaux. M. Thiers n'avait-il pas dit
assez haut pour être entendu des ambassadeurs étrangers : Après la révolution, l'alliance anglaise a pu être
nécessaire, parce que nous avions besoin d'un appui et que les autres
puissances nous repoussaient alors survint München-Graetz, auquel nous
opposâmes la quadruple alliance ; mais les choses sont bien changées[16]... Il ne
déplaisait pas à nos nouveaux amis de nous voir en froid avec les anciens. M.
de Metternich ne manquait pas une occasion de nous signaler le métier de dupe que nous faisions avec l'Angleterre.
Dans la plupart des affaires que vous traitez de
compte à demi avec elle, disait-il à notre ambassadeur, vous avez des vues et des intérêts opposés. Vous vous en
apercevrez tut ou tard. Vous vous brouillerez nécessairement, un jour, en
Orient, en Suisse, en Espagne. Pour la Suisse et pour l'Orient, peut-être
parviendrez-vous à vous raccommoder et à vous remettre ensemble ; mais pour
l'Espagne, jamais. Une fois brouillés, le mal sera sans remède. Souvenez-vous
de ce que je vous dis[17]. Prophétie qui
devait se réaliser avec une singulière précision. Parfois cependant, quand cette altération de nos rapports avec l'Angleterre devenait trop visible, M. Thiers s'en alarmait, et pour la politique de son pays, et pour sa propre popularité il s'épuisait alors en protestations auprès de l'ambassadeur britannique, l'assurant que l'intimité des deux pays ne recevrait aucune atteinte[18]. Il n'hésitait même pas à porter ces protestations à la tribune ; c'est ainsi que, le 1er juin 1836, il saisissait l'occasion d'une attaque véhémente du duc de Fitz-James contre l'Angleterre, pour faire une éclatante apologie de l'alliance des deux monarchies libérales, et pour rappeler de quel secours cette alliance nous avait été dans les trois grandes questions de Belgique, d'Espagne et d'Orient. En même temps, à la vérité, il se félicitait d'avoir des rapports, tous les jours meilleurs avec le reste de l'Europe, et proclamait que la méfiance des premiers jours allait sans cesse diminuant. Il se défendait d'avoir, pour acheter cette bienveillance, abjuré la révolution de Juillet, de s'en être montré embarrassé. S'il est arrivé, ajoutait-il, que, de toutes les parties de l'Europe, il y a eu concours vers nous, confiance, empressement, cela tient à notre sagesse, à notre résolution pacifique, à la volonté où nous étions, tout en maintenant la révolution chez nous, de ne pas la porter chez les autres. La vérité était que M. Thiers, tout en estimant que le duc de Broglie avait tenu trop exclusivement à l'alliance britannique, ne désirait pas la rompre. Il se flattait d'être bien avec toutes les puissances. Seulement, tandis qu'il ne donnait que de belles paroles à l'Angleterre, il accordait aux autres États des gages plus positifs. C'est ce qui apparut aussitôt dans les questions alors soulevées à Cracovie, en Suisse et en Espagne. II Au moment même où M. Thiers prenait le pouvoir, arrivait la nouvelle de l'occupation, par les troupes autrichiennes, russes et prussiennes, de la petite république de Cracovie. Cette ville et sa banlieue, peuplées d'environ cent mille habitants, avaient été reconnues, en 1815, comme un État souverain, jouissant d'une complète indépendance, sous la protection des trois puissances qui l'entouraient combinaison assez bizarre, née en réalité de l'impossibilité de s'entendre sur celle de ces puissances à qui l'on aurait attribué ce territoire. L'article 9 du traité de Vienne portait qu'aucune force armée ne pourrait jamais être introduite sur le sol de la république, sous quelque prétexte que ce fût. Seulement, le même article interdisait à la république de donner asile à des transfuges ou gens poursuivis par la loi, appartenant à l'une des puissances protectrices. Or, comme il eût été facile de le prévoir, Cracovie était devenue le foyer du patriotisme polonais. Après l'insurrection de 1830 et 1831, les réfugiés y avaient afflué ; bien plus, ils ne s'étaient pas gênés pour fomenter de là des complots et lancer des invectives contre les oppresseurs de leur nation. Tout récemment, la fête du Czar y avait été l'occasion de désordres et de manifestations outrageantes. Irritées de cette conduite, les trois puissances avaient résolu, dans l'entrevue de Tœplitz, à la fin de 1835, de prendre des mesures de rigueur. Ces mesures étaient demandées surtout par l'Autriche, plus intéressée à cause du voisinage de la Galicie. Le 9 février 1836, sommation fut faite au sénat de la république d'avoir à expulser, dans les huit jours, tous les réfugiés, faute de quoi l'Autriche, la Russie et la Prusse y pourvoiraient elles-mêmes. Le délai était illusoire. Les autorités de Cracovie, se fiant à l'inviolabilité de leur territoire, à l'irrésolution habituelle des puissances, à la protection des États occidentaux, essayèrent une réponse évasive et dilatoire. Mais les trois cours étaient résolues à tout brusquer ; le 17 février, les Autrichiens, bientôt suivis des Russes et des Prussiens, envahirent la république. Avis fut donné à Paris de l'occupation on prétendit même se faire valoir auprès de nous de cette politesse, en nous faisant remarquer qu'on n'avait pas pris cette peine avec le gouvernement de Londres[19]. Tout, en cette affaire, le sans gène avec lequel aucun compte n'avait été tenu des stipulations du traité de 1815, comme la brutalité de l'exécution, était fait pour émouvoir l'opinion française, alors si susceptible en ce qui touchait à la Pologne. Cette opinion n'était-elle pas encore tout échauffée des polémiques de presse et des débats parlementaires qu'avait soulevés le discours provocant du Czar à la municipalité de Varsovie[20] ? Mais M. Thiers ne voulait pas risquer de se brouiller avec les trois puissances, particulièrement avec l'Autriche, qui avait joué le premier rôle dans cette entreprise. Il ne lui paraissait pas d'ailleurs que nous fussions bien venus à invoquer les traités de 1815 après n'avoir pas permis qu'on nous les opposât en Belgique. Il chargea donc son ambassadeur de déclarer à M. de Metternich qu'il n'engagerait point de controverse sur le sens de quelques phrases plus ou moins vagues du traité de Vienne ; il reconnaissait que la conduite turbulente d'un certain nombre de réfugiés polonais à Cracovie autorisait les cours voisines à exiger que ce foyer d'agitation fut dissous. Il se bornait à demander que la ville et le territoire de la république fussent évacués promptement, et que les mesures de rigueur n'atteignissent que des hommes réellement dangereux. Quant à ceux des réfugiés qui, par leur infortune et leur caractère, méritaient quelque intérêt, il pourrait consentir à les recevoir en France[21]. Notre modération fut d'autant plus remarquée qu'au même moment, sous le coup des interpellations irritées de son parlement, lord Palmerston proclamait à la tribune que l'occupation de Cracovie était une violation ouverte des traités. M. de Metternich se félicita fort de nous trouver si faciles. Du moment que nous ne nous associions pas aux protestations de l'Angleterre, il pouvait les négliger et même y répondre de haut. Il nous déclara n'avoir rien de plus à cœur que la prompte évacuation de la république, sans fixer du reste aucun délai précis, et nous promit quelque adoucissement dans les mesures d'exécution[22]. Pendant ce temps, les puissances se trouvaient à l'aise pour mener à fin leur entreprise elles expulsèrent tous les réfugiés, et ne commencèrent à retirer leurs troupes qu'après avoir terminé il Cracovie tout ce qu'elles avaient dessein d'y faire. Encore l'évacuation ne fut-elle pas complète et y laissa-t-on une petite garnison autrichienne. Au parlement français, ceux qui eussent été le plus disposés a réclamer pour les Polonais, étaient en même temps les plus désireux de ne pas causer d'embarras à M. Thiers ils se turent ; ou du moins la question ne fut soulevée qu'en juin, lors de la discussion du budget alors tout paraissait à peu près fini, et le ministre se tira facilement d'affaire[23]. III La direction nouvelle donnée par M. Thiers à la diplomatie de la monarchie de 1830 apparut mieux encore dans les rapports avec la Confédération helvétique. Pour bien comprendre cette question qui devait, jusqu'en 1848, occuper souvent le gouvernement français, il convient de revenir un peu en arrière. La Suisse était un des pays où le contre-coup des événements de Juillet s'était le plus fait sentir. Dans plusieurs cantons, des révolutions avaient aussitôt violemment renversé les constitutions aristocratiques établies après 1815. A ces révolutions locales se joignit bientôt, en 1831 et 1832, une agitation pour la réforme du pacte fédéral. La constitution d'un gouvernement centrât, en état de jouer un rôle actif au dehors et d'imposer au dedans sa volonté aux cantons, était depuis longtemps le premier article du programme radical. Pendant la première révolution française, par l'effet de la contagion, la Suisse avait été transformée en république une et indivisible. C'était faire violence à la tradition historique au génie de la race et même à la nature des lieux. Aussi, en 1803 les populations reçurent-elles comme un bienfait l'Acte de médiation par lequel Napoléon 1°~ rétablit l'indépendance des cantons et organisa la Confédération helvétique. Le pacte fédéral, décrété, en 1815, par le congrès de Vienne, était, à peu de chose près, fondé sur les mêmes principes. Si peu heureuse qu'eut été la première expérience du régime unitaire, le parti radical refit campagne dans ce sens aussitôt après 1830. Il fut appuyé, dans une certaine mesure, par les libéraux, qui, sans vouloir détruire complètement l'autonomie cantonale, cherchaient à augmenter notablement les attributions du gouvernement fédéral ; leur prétention était de transformer la Suisse, jusqu'alors confédération d'États, en un État confédéré[24]. Au moyen de ce pouvoir central fortifie, ils comptaient imposer les réformes démocratiques à certains cantons demeurés fidèles aux vieilles idées. Les puissances, qui déjà n'avaient pas vu sans déplaisir les révolutions cantonales, s'émurent plus encore de ce projet de révolution fédérale. Une Suisse unitaire et radicale leur paraissait devoir changer, à leur détriment, les conditions de l'équilibre et de la sécurité de l'Europe, M. de Metternich, plus que tout autre, attentif à ce qui se passait de ce côté, s'inquiétait d'un tel voisinage pour les possessions italiennes de l'Autriche. Le roi de Prusse avait un intérêt particulier à la question, étant demeuré, par une combinaison bizarre, souverain du canton de Neuchâtel, qui cependant faisait partie de la Confédération. Quant au Czar, il prétendait continuer, à l'égard de la petite république, le rôle de protecteur et surtout de surveillant qu'avait assumé Alexandre après 1814. Enfin tous, et avec eux le gouvernement anglais[25], soutenaient que le pacte fédéral, sanctionné par l'Europe, en 1815, ne pouvait être modi6é sans son aveu ; qu'il était la condition essentielle de l'indépendance et de la neutralité alors garanties par les puissances signataires du traité de Vienne. Des remontrances furent donc adressées à la Suisse, et, pour les appuyer, la plus proche intéressée, l'Autriche, ordonna quelques concentrations de troupes sur sa frontière. La France de Juillet, sans trop se demander si, dans l'agitation unitaire, il n'y avait pas plus de passion de secte que d'esprit de liberté, se crut d'abord tenue à protéger ce mouvement né de sa propre révolution. Il lui semblait que les mêmes raisons qui lui faisaient soutenir les patriotes de Bruxelles ne lui permettaient pas d'abandonner les radicaux de Berne. N'était-ce pas d'ailleurs une façon d'augmenter sa clientèle en Europe, de faire une recrue pour la ligue libérale qu'elle rêvait d'opposer à la coalition des puissances absolutistes ? Et puis, ne fallait-il pas avant tout faire échec a l'influence autrichienne qui prétendait s'exercer en maîtresse jusque sur nos frontières ? Ces considérations parurent décisives à Casimir Périer et au duc de Broglie[26]. Ils ne se contentèrent pas de proclamer que la Suisse était, avec la Belgique et le Piémont, l'un des pays où ils ne toléreraient jamais l'intervention d'une puissance étrangère ; notre ambassadeur, le marquis de Rumigny, pensa suivre ses instructions en soutenant, ouvertement et souvent même avec un zèle un peu intempérant, le mouvement de réforme fédérale. Sentant la France derrière lui le gouvernement helvétique répondit d'assez haut aux puissances, revendiqua le droit de régler à sa guise sa constitution intérieure, et fit même mine de mettre la main sur la garde de son épée, en appelant sous les drapeaux une partie de son armée. Notre attitude avait peut-être préservé la Suisse d'une intervention européenne ; mais elle ne parvint pas à triompher de l'attachement des cantons pour leur indépendance ; malgré l'appui de notre ambassadeur, la révision, discutée dans deux diètes successives, ne put aboutir (1833). A cette question constitutionnelle s'en joignit bientôt une autre qui touchait plus encore les autres puissances. La Suisse était devenue, à la suite des insurrections avortées ou réprimées dans divers pays d'Europe, Fasile des pires réfugiés. Ceux-ci, protégés par les radicaux indigènes, conspiraient ouvertement contre les gouvernements voisins. Ils ne s'en tenaient pas à des menaces en l'air. En janvier 1834, une expédition armée, préparée par Mazzini, tenta, sans succès il est vrai, d'envahir le Piémont. Peu après, la main des mêmes réfugiés fut visible dans les insurrections de Lyon et de Paris. Tous les États étaient menacés par eux. Au mois d'avril 1834, ils s'étaient constitués en Jeune France, Jeune Italie, Jeune Allemagne, Jeune Pologne, fractions diverses de la Jeune Europe. Il s'y joignit bientôt une Jeune Suisse qui devait s'emparer du pouvoir fédéral, afin de le mettre au service de la révolution universelle. Chose étrange de voir cette nation, autrefois si exclusivement renfermée dans le soin de ses propres affaires, si ombrageuse et si méfiante à l'égard de l'étranger, se livrer aux démagogues cosmopolites, débarqués de la veille sur son sol. Elle les laissait non-seulement la compromettre par leurs attentats contre les autres gouvernements, mais expérimenter sur elle les théories subversives qu'ils n'avaient pu faire triompher dans leurs propres pays. On eût dit que la Suisse n'existait plus que pour les réfugiés, pour être leur asile, leur domaine et aussi leur instrument. L'Autriche, dont la police avait suivi de près cette agitation, entreprit, en 1834, pour obtenir l'expulsion des réfugiés, une croisade diplomatique, où elle fut secondée par la Russie, la Prusse, les États de l'Allemagne du Sud, le Piémont et le royaume de Naples. Seules la France et l'Angleterre refusèrent de s'y associer. Ce ne pouvait être, de notre part, sympathie pour des hommes qui, au même moment, fomentaient chez nous la révolte et même l'assassinat. Mais l'intérêt de ne pas laisser s'exercer à nos portes l'ingérence autrichienne l'emporta sur toute autre considération. Le duc de Broglie, alors ministre, écrivait, le 19 février 1834, a M. de Sainte-Aulaire, qui eût désiré voir le gouvernement français se rapprocher, sur cette question, du cabinet de Vienne : L'influence que nous exerçons en Suisse tient précisément à ce qu'on nous y considère comme des protecteurs éventuels contre les exigences de quelques gouvernements. Peu après, M. de Rigny déclarait aussi aux autorités fédérales que la protection de la France ne leur manquerait pas contre quiconque voudrait attenter à leur indépendance[27]. En même temps, notre ambassadeur, M. de Rumigny, appuyait ouvertement, en Suisse, les défenseurs des réfugies, et incitait la diète à repousser les demandes des puissances. L'Autriche n'avait été qu'à moitié fâchée de notre refus elle se flattait de réussir sans nous et par suite contre nous. Sa campagne fut vivement conduite ; des notes très-roides menacèrent la Suisse, si elle ne cédait, du blocus de toutes ses frontières, sauf du côté de la France. Sous cette pression, et malgré notre ambassadeur, la diète finit par adopter une déclaration contre les réfugiés (1834). M. de Metternich triompha, pendant que M. de Rumigny ne dissimulait pas son désappointement. A Vienne, cependant, on ne tarda pas à s'apercevoir que le succès remporté était plus apparent que réel. En effet, la diète n'avait voté qu'une invitation aux autorités locales de prendre des mesures contre les réfugiés, invitation qui n'emportait pas contrainte et à laquelle résistèrent quelques-uns des cantons, entre autres celui de Berne, où était le principal centre révolutionnaire. Force fut donc à l'Autriche de reprendre son action diplomatique contre les autorités bernoises, qui finirent par céder (1835). C'est vers la fin de cette année 1835 qu'on commence à entrevoir une modification dans les tendances de la politique française en Suisse. Louis-Philippe aimait ce pays où lui aussi avait trouvé autrefois asile mais il se faisait moins illusion que quelques-uns de ses ministres sur les périls du radicalisme. Beau pays, disait-il plus tard à M. Guizot, et bon peuple ! vaillant, laborieux, économe un fond de traditions et d'habitudes fortes et honnêtes. Mais ils sont bien malades ; l'esprit radical les travaille ils ne se contentent pas d'être libres et tranquilles ; ils ont des ambitions de grand État, des fantaisies systématiques de nouveau gouvernement. Dans mes jours de mauvaise fortune, j'ai trouvé chez eux la meilleure hospitalité ; tout en en jouissant, je voyais bien à regret fermenter parmi eux des idées, des passions, des projets de révolution analogue à la nôtre, et qui ne pouvaient manquer d'attirer sur eux, d'abord la guerre civile, puis la guerre étrangère[28]. En outre, le Roi, bien loin de chercher les occasions de faire échec aux puissances continentales, désirait au contraire s'en rapprocher. Fallait-il d'ailleurs s'étonner qu'il se sentît peu encouragé à continuer sa protection aux complices de ses assassins ? Chaque jour donc, il avait plus de doute sur la politique jusqu'alors suivie en Suisse par son gouvernement, et tachait de la taire modifier. Il ne s'en cachait pas aux ambassadeurs étrangers[29]. Il finit même par obtenir de M. de Broglie qu'il remplaçât, à l'ambassade de Berne, M. de Rumigny, trop compromis avec les radicaux, par M. de Montebello, dont les sympathies étaient tout opposées. Tel était l'état des choses, quand M. Thiers arriva au
pouvoir. Aussitôt, il s'engagea résolument dans la direction nouvelle que le
Roi avait indiquée. Il ne voulut pas sans doute agir de concert avec les
puissances, comme le lui demandait M. de Metternich[30] ; seulement,
pour ne pas avoir l'air de suivre l'Autriche, il la dépassa. Il demanda, plus
haut et plus rudement qu'elle, l'expulsion des réfugiés, sans s'inquiéter de
n'être plus suivi par le gouvernement anglais qui déclarait, à la Chambre des
communes, n'être pour rien en cette affaire.
M. Thiers écrivait, le 26 avril 1836, à M. de Montebello : La faction radicale se montre d'autant plus entreprenante
qu'elle s'imagine qu'en dépit de ses excès et des complications où sa
conduite pourrait entraîner la Suisse, la France, qui voit dans ce pays un
boulevard du coté de l'est, se trouverait engagée, par son propre intérêt, à
le défendre contre toute action hostile ou répressive de l'étranger. C'est
une illusion qu'il importe de détruire... Le
parti radical est insensé de croire qu'il y ait possibilité pour lui de
s'établir en Suisse d'une manière solide et durable, lorsque, partout
ailleurs, ses adhérents en sont réduits à n'oser lever la tête... Quand, en France, les factions sont terrassées, quand le
pouvoir y est fermement dirige dans le sens de l'ordre et de la modération,
il est ridicule de penser qu'un petit pays comme la Suisse puisse, entre les
mains d'une poignée d'agitateurs, remuer à son gré le reste de l'Europe...
Et quelques semaines plus tard, le 7 juin 1836, M. Thiers déclarait ne pas
vouloir souffrir que, contrairement à tout principe
de justice et de droit international, la Suisse devînt un foyer d'agitation
révolutionnaire, un lieu de rassemblement pour les factieux de tous les pays,
quand partout la Révolution, terrassée au profit de l'ordre, est impuissante
et réduite à n'oser relever la tête[31]. Les autorités fédérales essayèrent d'abord de satisfaire la France par une déclaration analogue à celle dont s'était contentée l'Autriche en 1834 cette déclaration engageait, de la manière la plus pressante, les gouvernements cantonaux à faire arrêter et à tenir à la disposition du pouvoir central les réfugiés les plus dangereux ; mais on n'y ajoutait pas le conclusum qui eût du être voté par la diète pour imposer la mesure aux cantons. M. Thiers insista vivement pour obtenir ce conclusum, et il fit adresser, le 18 juillet, au gouvernement suisse, une note sévère qui se terminait ainsi Le Directoire comprendra sans doute que, si les gages que l'Europe attend de lui devaient se borner à des déclarations, sans qu'aucun moyen de coercition vint les appuyer au besoin, les puissances intéressées à ce qu'il n'en soit pas ainsi seraient pleinement en droit de ne plus compter que sur elles-mêmes, pour faire justice des réfugiés qui conspirent en Suisse contre leur tranquillité et pour mettre un terme à la tolérance dont ces incorrigibles ennemis du repos des Gouvernements continueraient à être l'objet. Il n'est pas moins évident que la France n'aurait plus qu'à pourvoir, dans le même but, en ce qui la concerne, à ce que lui prescrirait l'intérêt non moins légitime de sa propre sécurité. Charmée de rencontrer, dans notre ministre, un chef de file si résolu et si inattendu, les puissances continentales lui envoyèrent aussitôt leurs vives félicitations et donnèrent ordre à leurs agents à Berne d'appuyer la démarche de l'ambassadeur français. M. de Metternich complimentait, non sans quelque ironie, M. de Sainte-Aulaire sur notre conversion si soudaine, et il témoignait même quelque inquiétude que notre fougueux ministre n'eût dépassé la mesure[32]. M. de Nesselrode rendait hommage à la manière sage et salutaire dont nous exercions notre influence[33]. Chez les radicaux suisses, nos clients de la veille, la surprise, la colère furent extrêmes. Les journaux, les clubs éclatèrent en invectives enflammées contre le gouvernement français, et sommèrent les autorités fédérales d'exiger le renvoi de M. de Montebello. M. Thiers, ne se laissant pas arrêter par ces clameurs, ordonna à son ambassadeur d'être plus pressant encore. Il faut, dit-il, faire entendre à la Suisse un langage franc, quoique dur. Si elle n'écoute pas nos conseils, elle peut se considérer comme brouillée avec la France, et sa résistance sera immédiatement suivie d'un blocus hermétique. Ainsi pressée, la diète finit par céder, et vota, le 11 août, le conclusum exigé. La question des réfugiés n'était pas la seule qui eût occupé M. Thiers. Le territoire de Porrentruy avait été, en 1815, détaché de la France et réuni au canton de Berne, sous la condition expresse que les habitants ne seraient point troublés dans l'exercice du culte catholique. M. Thiers, continuant du reste sur ce point ce qu'avait commencé avant lui le duc de Broglie, estima que cette clause lui donnait le droit de réclamer contre l'espèce de constitution civile que les autorités bernoises avaient prétendu imposer au clergé de cette région. Dès mars 1836, il leur rappela que, dans la religion catholique, la discipline ecclésiastique ne pouvait être régulièrement changée qu'en s'entendant avec le Saint-Siège et déclara que l'honneur de la France était intéressé à ne pas souffrir qu'il fut porté atteinte à des droits garantis par elle. Le gouvernement bernois fut obligé de reconnaître la justesse de cette thèse et de renoncer, au moins pour le moment, aux mesures qu'il avait prises succès qui nous valut les plus vives félicitations[34] de l'Autriche et de la Prusse. Ces diverses contestations ne furent pas sans laisser entre les deux pays des relations singulièrement aigries et tendues. Les Suisses se prétendaient atteints dans leur indépendance et juraient de défendre, comme autrefois à Sempach et à Morgarten, leur liberté menacée. Le gouvernement français, naguère' si populaire parmi eux, était maudit. Nos journaux de gauche faisaient écho aux menaces et aux injures des radicaux de Berne et de Zurich. A les entendre, le ministère avait méconnu les traditions de la politique de Juillet, trahi ses devoirs de gouvernement libéral, pour se mettre à la remorque de la Sainte-Alliance et se faire la maréchaussée des rois absolus Polémiques singulièrement violentes auxquelles l'affaire de l'espion Conseil, désagréable épilogue de ce conflit, vint fournir un nouvel aliment. Les menées des réfugiés en Suisse, les complots qui s'y tramaient si librement contre la vie même de Louis-Philippe, avaient obligé le gouvernement français à y entretenir une police secrète : c'était une mesure de légitime défense sur l'emploi de laquelle il eût été niais d'éprouver quelque scrupule ; seulement, en semblable matière, les gouvernements ont toujours tort quand ils sont maladroits. Peu après l'attentat d'Alibaud, un agent, nommé Conseil, avait été envoyé à Berne, avec mission de gagner la confiance des réfugiés les plus dangereux et de découvrir ainsi s'il se préparait quelque nouveau crime. Il devait en outre se conduire de façon à justifier une demande d'expulsion qui serait adressée au gouvernement fédéral en temps opportun ; il pourrait ainsi suivre les réfugiés dans leur nouvel asile, en Angleterre probablement, et continuer sa surveillance. En effet, le 19 juillet 1836, sur l'invitation de M. de Montalivet, M. Thiers, qu'on n'avait pas mis dans la confidence de cette manœuvre de police, faisait demander au directoire fédéral l'expulsion du sieur Conseil, réfugie politique en Suisse. Tandis que cette demande était examinée, Conseil agissait avec tant de sottise et de lâcheté, qu'il se laissait arracher par des réfugiés le secret de son véritable rôle non content de leur livrer ses papiers, il les complétait par un récit détaillé de ses rapports avec le gouvernement français, et il affirmait même que l'ambassade de France à Berne venait de lui remettre tout récemment un passeport avec un faux nom et une fausse date. Les réfugiés, fort empressés a se porter à leur tour accusateurs contre le gouvernement qui les accusait naguère, livrèrent Conseil avec ses papiers et ses révélations au directoire fédéra). Celui-ci, bien loin d'étouffer le scandale, sembla s'attacher à lui donner plus de retentissement acceptant la dénonciation des réfugiés, il la soumit a la diète, qui chargea une commission de faire une enquête et un rapport ; croyait-il trouver là une revanche de la mortification diplomatique que le gouvernement français venait de lui faire subir ? Si M. Thiers avait été au courant du vrai caractère de Conseil, peut-être eût-il su, au premier bruit, prendre des mesures pour arrêter l'affaire mais, dans l'ignorance étrange où on le laissait, il déclara aussitôt au chargé d'affaires de Suisse que Conseil n'appartenait pas à la police française, et qu'il ne voyait aucune raison de ménager ce vulgaire imposteur. La vérité lui fut enfin connue quand il n'était plus temps de rien empêcher les faits avaient été livrés au public, et ils provoquaient, chez les radicaux suisses, une explosion inouïe de colère, d'injures et de menaces contre la France ; a les entendre, on se fût cru à la veille d'une déclaration de guerre ; l'ambassadeur de France en était réduit à prendre des précautions pour sa sécurité personnelle. Cette affaire, que M. Thiers n'eut pas le temps de terminer, devait être léguée, dans ce fâcheux état, à ses successeurs. IV En Espagne, depuis que M. Mendizabal avait pris le pouvoir, le 14 septembre 1835, les choses allaient de mal en pis. Toute l'influence était passée à l'Angleterre, qui, avec son esprit pratique habituel, cherchait à se faire concéder des avantages commerciaux. En même temps, champ libre était laissé à la révolution que le ministre espagnol suivait avec docilité, quand il ne la devançait pas étourdiment, s'employant à désorganiser toutes les forces monarchiques et sociales, dépouillant et persécutant le clergé, provoquant la révision du statut royal dans un sens démocratique. Les démagogues, enhardis plutôt que satisfaits, excitaient de sanglantes émeutes dans les villes de l'est et du sud, aux cris de : Vive la Constitution de 1812 ! Quant aux carlistes, soutenus par les puissances continentales, ils se maintenaient dans les provinces basques, tançaient leurs expéditions jusqu'aux portes de Madrid, et luttaient avec les Christinos de sauvage cruauté. Partout l'anarchie, la décomposition, et les signes d'une ruine qui semblait prochaine et fatale. C'est dans ces conditions qu'en mars 1836, lord Palmerston, qui n'avait pas voulu de l'intervention, quand elle eût pu profiter à un gouvernement modéré, ami de la France, nous proposa brusquement une sorte d'action circonscrite et bizarrement qualifiée de translimitation. La flotte anglaise devait débarquer quelques soldats de marine pour défendre ou reprendre les places maritimes. On nous invitait de notre côté à occuper Fontarabie, le port du Passage et la vallée du Bastan. Si engagé qu'il eût été jusqu'alors dans la politique d'intervention, M. Thiers se rallia cette fois facilement au sentiment contraire du Roi et des autres ministres. Par une dépêche en date du 18 mars 1836, il déclina formellement la proposition de lord Palmerston, qui en fut irrité. Mais le ministre français n'était pas disposé à s'inquiéter beaucoup de cette irritation. Sa préoccupation principale était de se mettre en bons termes avec les puissances continentales. Il avait soin de se faire auprès d'elles un titre de son refus. J'ai dit au comte Apponyi, écrivait-il, le 3 mai, à l'ambassadeur français à Vienne, que nous ne songions pas à intervenir en Espagne. Je l'ai dit, et c'est la vérité pure. Nous n'y pensons pas du tout. Pour abréger une guerre qui sera un long va-et-vient et qui ne peut aboutir au triomphe de don Carlos, nous n'irons pas compliquer la politique européenne. Je serais plus porté qu'un autre à cette opération ; mais le Roi et les Chambres n'en veulent à aucun prix, et je ne puis pas, contre tout le monde, faire une chose d'ailleurs fort contestable. L'Angleterre y avait pensé, nous l'avons calmée. Dites de cela ce qui sera utile. Parlez du présent, laissez l'avenir libre, mais éloignez cet avenir qui en effet l'est beaucoup[35]. M. Thiers faisait plus encore pour témoigner aux puissances de son désir d'entente. Un jour, sans aucun préliminaire, sans avoir pris les ordres du Roi, il arrivait chez le comte Apponyi, lui faisait jurer un secret inviolable et lui remettait un papier sur lequel étaient écrits de sa main quatre articles, portant 1° abdication de don Carlos en faveur de son fils aîné ; 2° mariage de celui-ci avec Isabelle, le jeune prince devant être roi et non pas seulement mari de la Reine ; 3° le Statuto reale, ou toute autre charte constitutionnelle, garanti à l'Espagne ; 4° régence de la reine Christine. Informé de cette démarche, Louis-Philippe blâma son ministre de s'être ainsi avancé, sans s'être entendu avec l'Angleterre, fort ombrageuse en cette matière, et d'avoir si légèrement laissé à l'ambassadeur un écrit de sa main. Un peu penaud, M. Thiers courut redemander son papier au comte Apponyi. Celui-ci le lui rendit avec une grande bonhomie, non sans aviser en même temps M. de Metternich. Le chancelier devait goûter le principe de la transaction il répétait souvent que, dans une guerre civile, quand les deux principes sont mâle et femelle, il n'y avait rien de mieux que de les marier ensemble. Seulement quelques-unes des conditions ne lui plaisaient pas, entre autres celle qui maintenait la régence aux mains de la reine Christine ; il fit des objections. En même temps, il eut soin de raconter à l'ambassadeur anglais à Vienne l'offre que lui faisait M. Thiers. Lord Palmerston, dont la méfiance n'avait pas besoin d'être excitée, fut donc informé que nous cherchions à nous entendre à son insu avec l'Autriche[36]. Est-ce pour cela qu'il accusait alors partout Louis-Philippe de vouloir abandonner la cause d'Isabelle ? Tant de gages ainsi donnés, dans les affaires de Cracovie, de Suisse, d'Espagne, ne laissaient pas indifférentes les deux grandes puissances allemandes. Sans oublier complètement M. Thiers, c'était surtout au Roi qu'elles savaient gré de ce changement. A Berlin, le ministre dirigeant, M. Ancillon, ne tarissait pas, dans ses dépêches, sur les intentions droites, le tact exquis et le coup d'œil politique de Louis-Philippe. Sa sagesse, disait-il, son habileté, les principes conservateurs qu'il adopte pour se conserver lui-même, sont aujourd'hui les meilleurs garants que l'Europe puisse avoir du maintien de la paix et de l'ordre. Le ministre prussien prenait au besoin, auprès du Czar, la défense du roi des Français et te présentait comme étant lassé de l'alliance anglaise. Cette alliance monstrueuse entre deux puissances essentiellement rivales, ajoutait-il, a été conclue sous l'empire de circonstances que Louis-Philippe tâche d'effacer de plus en plus, mais qu'il ne peut pas attaquer de front. Nous ne croyons pas nous tromper en disant qu'il porte impatiemment le joug pesant de l'alliance anglaise, et qu'il serait heureux de trouver l'occasion de la secouer[37]. Quant à M. de Metternich, il appelait Louis-Philippe la première nécessité de l'époque et la seule ancre de salut. Annonçant à l'ambassadeur de France qu'il remettait ses troupes sur le pied de paix, et réduisait son armée d'Italie de 60.000 hommes à 20.000, il ajoutait : Une telle mesure, prise par un cabinet connu pour sa prudence, est un bel hommage rendu à la politique de votre roi. L'Autriche a armé en 1830, elle désarme en 1836. Dans un cas comme dans l'autre, l'état de la France a motivé ses résolutions. Mesurez à cette échelle les progrès de notre confiance, et croyez qu'elle vous est désormais acquise. Oui, nous comptons sur votre sagesse ; elle nous rassure sur les conséquences de la révolution de 1830. La détestable politique de la branche aînée des Bourbons perdait l'Europe ; nous espérons que celle de Louis-Philippe la sauvera[38]. Aussi le chancelier se sentait-il encouragé à continuer à l'égard du roi des Français le rôle de conseiller, de professeur de politique conservatrice, qu'il avait commencé à prendre en 1834 et 1835. Plus que jamais il s'inquiétait et s'enquérait des affaires de France, comme s'il en avait la direction lisait les journaux de Paris, même le Charivari ; donnait son avis sur les détails de notre politique intérieure ; poussait Louis-Philippe à a avancer d'un pas ferme ; l'incitait, ce qui ne devait pas déplaire au prince, à gouverner lui-même, sans s'effacer derrière la prétendue autorité ministérielle[39]. Ces conseils étaient mêlés de compliments à l'adresse du Roi : Veuillez le remercier, écrivait M. de Metternich[40], de la constance qu'il met à ne pas sortir de la ligne de conduite qu'il s'est prescrite ; ces remercîments doivent lui être adressés par tous les esprits non prévenus et par les cœurs droits. Les gouvernements du continent ne se contentaient pas de ces éloges à huis clos. Le 1er mai 1836, jour de la fête de Louis-Philippe, le comte Apponyi, apportant solennellement au prince les vœux du corps diplomatique, s'exprimait en ces termes qui sortaient de la banalité ordinaire de ces sortes d'allocutions : L'Europe, témoin de la marche sage et éclairée que suit le gouvernement de Votre Majesté, s'applaudit de l'ordre et de la prospérité dont la France lui est redevable elle y voit en même temps, avec confiance, un gage de la paix générale... Ce bienfait est étroitement lié à la conservation des jours précieux de Votre Majesté[41]. Quel changement pour qui se rappelait l'attitude et le langage des cours d'Europe, au lendemain de la révolution de Juillet ! V Cette politique extérieure, un peu en réaction contre ce qu'on eût pu appeter la politique de 1830, n'étonne pas de la part de Louis-Philippe ; depuis longtemps, ce prince voyait, dans le rapprochement avec les puissances continentales, le complément au dehors de l'œuvre entreprise au dedans pour dégager la nouvelle monarchie de son origine révolutionnaire. Elle étonne davantage de la part de M. Thiers, si soigneux, alors même qu'il résistait au parti du désordre et de la guerre, de se poser en homme de Juillet et de flatter le sentiment <f national Le président du conseil allait évidemment au rebours de ses tendances naturelles et risquait quelque chose de sa popularité. Ce devait être en vue d'un avantage notable. Lequel ? M. Thiers poursuivait en effet un dessein dont il attendait beaucoup pour la France, pour la monarchie et pour lui-même il prétendait rompre avec éclat le blocus matrimonial établi autour de la dynastie nouvelle par les influences légitimistes, et aller chercher la femme du jeune duc d'Orléans au cœur même de la vieille Europe, dans la famille impériale d'Autriche. C'eut été du coup remettre la royauté de Juillet, encore contestée et dédaignée, au rang des autres royautés, et lui donner ainsi plus de prestige à l'intérieur, plus de crédit et de liberté diplomatiques à l'extérieur. N'y avait-il pas là, d'ailleurs, de quoi séduire l'imagination mobile du jeune ministre, imagination si curieuse d'étonner les autres et de s'amuser elle-même, en jouant des rôles nouveaux et imprévus ? Après avoir été le premier à proposer, et à faire accepter au peuple des barricades, le roi des Français, M. Thiers ne devait-il pas trouver piquant d'être le premier à le faire rentrer en grâce auprès des dynasties d'ancien régime ? Ne se mettrait-il pas ainsi hors de pair parmi les ministres de Louis-Philippe ? Ne se créerait-il pas des titres exceptionnels, et en quelque sorte perpétuels, à la faveur, à la reconnaissance du Roi et de son héritier ?... Quoi qu'il en soit de ces divers motifs, le président du conseil s'était lancé dans cette entreprise matrimoniale avec sa vivacité accoutumée ; elle était devenue sa préoccupation principale, et il y avait subordonné toute sa politique étrangère. Malgré l'échec auquel elle devait aboutir, on pourrait même dire à cause de cet échec, cette tentative a mis dans un jour curieux les sentiments que conservaient encore les cours du continent à l'égard du gouvernement de Juillet. Il n'est donc pas sans intérêt de s'y arrêter un moment[42]. On s'imaginerait difficilement un prince plus séduisant et plus brillant que ne l'était alors le jeune duc d'Orléans. Grand, élancé, d'une figure charmante, d'une élégance suprême, excellant à tous les exercices du corps en même temps que distingué dans les travaux de l'esprit, brave au feu et galant auprès des dames, c'était, comme on a dit de lui, a le Français dans la plus aimable acception du mot[43]. Français, il l'était surtout par un patriotisme ardent, impétueux même, qui possédait toute son âme, jamais plus heureux que quand on lui permettait de s'exposer et de se battre pour son pays. II me tarde de me rapprocher de l'armée, écrivait-il un jour au prince de Joinville ; comme tu le dis très-bien, c'est dans les armées que se réfugie l'esprit national ; c'est là notre place, mon cher ami, à nous qui devons être les apôtres et les ministres de cette religion des cœurs généreux[44]. Tout jeune, à l'âge des plus vives impressions, il avait vu éclater la révolution de Juillet et en sortir la fortune de sa maison. Doit-on s'étonner qu'il ait d'abord épousé les idées de cette révolution avec plus d'ardeur que de sagesse, déviation passagère que l'âge et surtout l'exercice du pouvoir eussent vite corrigée ? D'ailleurs, à cette recherche parfois excessive de la popularité libérale, le jeune prince joignait le sens de l'autorité personnelle, l'art de se faire respecter et obéir, dons vraiment royaux que son père lui-même ne possédait pas à un si haut degré. N'ayant pas encore vingt ans et en pleine révolution, il en avait donné des preuves remarquées[45]. Depuis lors, ce je ne sais quoi d'imposant s'était encore développé. Bien qu'il me reçût avec une exquise politesse, a écrit de lui M. de Sainte-Aulaire, et qu'il me témoignât la déférence à laquelle mon âge et la confiance du Roi me donnaient des droits, je me sentais bien moins à l'aise avec lui qu'avec son père. On n'avait point avec le prince royal ces longues causeries que l'esprit de Louis-Philippe, si abondant et si orné, rendait toujours agréables et instructives, mais qui laissaient souvent une impression vague et un peu confuse. M. le duc d'Orléans écoutait avec attention, résumait, avec une netteté très-concise, ce que lui avait dit son interlocuteur, puis il exprimait, en quelques phrases, son avis ou ses ordres. Si l'on tentait de raisonner encore, quand son opinion était formée, son regard, toujours bienveillant, mais un peu distrait, avertissait qu'il avait autre chose à faire. il n'aimait pas la discussion pour la discussion. Il ne cherchait pas, dans les affaires, l'amusement de son esprit, et cette différence capitale entre le Roi son père et lui était assurément toute à son avantage. Les qualités du jeune prince étaient telles que les plus hostiles se voyaient obligés d'y rendre hommage. En 1833, il avait fait un voyage à Londres lord Palmerston écrivait, après avoir dîné avec lui, chez M. de Talleyrand : Le duc d'Orléans a merveilleusement gagné depuis que je l'ai vu à Paris, en octobre 1830. Il était fort bien alors ; mais, depuis, il est devenu un homme. Ses agréments extérieurs se sont accrus, et il a pris les manières, la tenue qui appartiennent à sa situation il a vraiment l'air de l'héritier présomptif d'une couronne. D'après la courte conversation que nous avons échangée, il me semble que son esprit ne s'est pas moins développé que sa personne[46]. Même impression chez des diplomates étrangers dont les sympathies étaient cependant toutes légitimistes[47]. A ne voir donc que le mérite personnel du prince et aussi l'éclat de la couronne à laquelle il semblait appelé, son mariage eût dû être facile. Mais il fallait compter avec le sentiment qu'éveillait, dans les vieilles maisons royales, le souvenir encore si présent de la révolution de 1830. Depuis longtemps, aux Tuileries, on avait une préférence secrète pour une alliance avec la maison d'Autriche. C'était particulièrement le désir très-vif de la reine Marie-Amélie, qui se souvenait d'être petite-fille de Marie-Thérèse. Cette arrière-pensée n'avait pas été étrangère au choix fait, en 1833, du comte de Sainte-Aulaire pour l'ambassade de Vienne. Gentilhomme de race, esprit aimable et distingué, doué de ce tact supérieur que donne l'habitude du grand monde, bien vu personnellement de la haute société européenne, même de celle qui avait le plus de préventions contre les hommes et les choses de 1830, M. de Sainte-Aulaire était un parfait diplomate, si, comme il l'a écrit un jour, "la diplomatie est le savoir-vivre En tout cas, plus que tout autre, il avait les qualités propres à la délicate mission dont il se trouvait chargé par la confiance de la famille royale. Dès 1833, au moment où il allait prendre possession de son poste, la Reine lui avait recommandé de bien étudier les quinze archiduchesses ou archiducs qui, par leur âge, pouvaient convenir à l'un de ses fils ou à l'une de ses filles. L'attention de l'ambassadeur s'était portée tout de suite sur l'archiduchesse Thérèse. Son père, l'archiduc Charles, frère de l'empereur François, homme de guerre estimé, passait pour libéral et ami de la France ; elle-même, un peu chétive d'extérieur, avait, à défaut de qualités héroïques, une aimable douceur, une éducation excellente, partageait les sympathies françaises de son père, et témoignait, au sujet du duc d'Orléans, d'une curiosité bienveillante qui paraissait de bon augure. L'idée, soumise aux Tuileries, y avait plu. Un peu plus tard, M. de Sainte-Aulaire étant venu passer quelques mois à Paris, ce fut pour Louis-Philippe et Marie-Amélie l'occasion de longs entretiens avec l'ambassadeur, sur un projet qui leur devenait chaque jour plus cher. Aussitôt que je me faisais annoncer, raconte ce dernier, le Roi quittait tout pour me recevoir ; il allait chercher la Reine, et, de peur que nous ne fussions pas suffisamment à l'abri des importuns dans son cabinet, il nous conduisait dans quelque pièce éloignée dont il fermait la porte aux verrous ; ensuite, il m'allait lui-même chercher un fauteuil qu'il plaçait entre le sien et celui de la Reine, voulant, disait-il, que je fusse bien à mon aise ; puis il m'écoutait attentivement et me laissait parler aussi longtemps que je voulais, sans m'interrompre, ce qui, vu les habitudes de Sa Majesté, témoignait assurément de l'intérêt extraordinaire qu'il mettait à l'affaire que nous traitions. Je puis au reste rendre à ces excellentes gens — s'il m'est permis de parler avec tant de familiarité de ce qu'il y a de plus grand sur la terre —, je puis leur rendre ce témoignage que jamais, dans une honnête famille de bourgeois, de bons parents ne se sont occupés de l'établissement de leurs enfants avec une tendresse plus désintéressée. La haute moralité de la famille impériale d'Autriche, le salutaire exemple de ses vertus sur les jeunes archiduchesses élevées à si bonne école, toutes les considérations morales enfin, rarement appréciées par les princes en pareil cas, déterminaient la préférence du Roi et de la Reine, et laissaient peu de place aux calculs de la politique sur les avantages d'une grande alliance. Le duc d'Orléans se montra, au début, plus froid que ses parents. Il était trop imbu des idées de 1830 pour qu'une alliance autrichienne ne lui inspirât pas quelque répugnance. En tout cas, il voulait avant tout étudier par lui-même la jeune princesse. Épouser une femme que je ne saurais aimer, disait-il, me marier à l'ancienne méthode, c'est à quoi je ne me résignerai jamais. En 1833 et au commencement de 1834, le duc de Broglie, qui dirigeait alors le ministère des affaires étrangères, s'était montré peu disposé à s'occuper de cette affaire. Très-méfiant à l'égard de l'Autriche, il pressentait un refus et ne voulait pas s'y exposer. La famille royale lui savait mauvais gré de sa réserve. A peine eut-il donné, pour la première fois, sa démission, en avril 1834, que son successeur, M. de Rigny, plus docile au désir du Roi, chargea M. de Sainte-Aulaire de sonder M. de Metternich sur l'idée d'un voyage du duc d'Orléans et du duc de Nemours à Vienne. La réponse, bien que témoignant d'un peu de surprise et d'embarras, sembla d'abord assez favorable. Mais bientôt, à mesure surtout que l'arrière-pensée matrimoniale fut plus apparente, le gouvernement autrichien laissa voir ses répugnances et finit même par n'avoir qu'une pensée, faire écarter ce que M. de Metternich appelait ce malencontreux voyage. La mort de François II, en mars 1835, et le deuil qui s'ensuivit, vinrent tout suspendre[48]. Louis-Philippe n'avait pas renoncé à son projet ; vers la
fin de la même année, il tenta d'y revenir. Il exposait ainsi à M. de
Sainte-Aulaire les considérations par lesquelles il pensait qu'on pouvait
agir sur le gouvernement autrichien : Je crois
bien comprendre quelle est aujourd'hui ma position à l'égard des diverses
puissances de l'Europe. Chacun s'est résigné, avec plus ou moins de regret, à
me voir sur le trône de France ; on accepte ma royauté, mais on l'accepte
viagère. Quant à mon fils, les uns s'affligent, les autres se réjouissent de
son renversement à ma mort, mais tous le prévoient. L'empereur de Russie n'en
fait aucun doute, et il règle sa conduite sur cette pensée ; il se garde de
tout rapport personnel avec moi, comme si j'étais pestiféré ; il se ferait
couper la main plutôt que de m'écrire Mon frère. A mon âge, avec mon
caractère, de tels procédés ont peu d'inconvénients ; mais il ne faudrait pas
attendre d'un jeune roi tant de philosophie. Si, au moment où mon fils
montera sur le trône, il trouve les choses en cet état, une catastrophe est
inévitable. Parlant spécialement de l'Autriche, le Roi ajoutait :
Je ne cherche nullement à la séparer de la Russie ;
jamais je n'ai songé à me mettre entre eux pour les brouiller ; je veux, au
contraire, cimenter entre nous une alliance commune qui rende également
impossibles et une guerre de principes et une guerre de passions. J'attache
la gloire de mon règne à cette œuvre pacifique, et je ne la regarderai pas
comme accomplie avant que j'aie marié mon fils. Les puissances continentales
ont formé contre ma famille un blocus matrimonial il faudrait être aveugle
pour ne pas voir cette manœuvre. Qu'elles y prennent garde cependant, la
popularité que je compromets à vouloir retenir l'élan national me reviendrait
tout entière, si j'étais capable de me laisser aller contre elles à mon ressentiment.
Encore une fois, je ne le ferai pas, mais je ne puis répondre de mon
successeur ; et, rappelez-le au prince de Metternich, mon cher comte, il n'a
pas de temps à perdre, car ce n'est pas de vieillesse que je dois mourir. Pouvait-on espérer que cet appel fut entendu à la cour de Vienne ? La mort de François II n'y avait pas accru nos chances bien au contraire. Pour avoir remis, pendant plus d'un quart de siècle, à M. de Metternich une part si considérable de son autorité, le vieil empereur n'avait rien d'un Louis XIII auprès d'un Richelieu. Imposant par la longue expérience d'un règne de quarante-cinq ans, par la dignité habile dont il avait fait preuve en des fortunes très-diverses, laborieux, assidu sans apparat à ses devoirs de souverain, accessible à tous, il ne doutait pas, et l'on ne doutait pas autour de lui qu'il ne fut la loi vivante. La simplicité d'allures, la douceur paternelle de son pouvoir, ne pouvaient en dissimuler le caractère despotique. Tous, des plus petits aux plus grands, étaient prêts à lui obéir, apportant dans leur soumission une affection et un respect que justifiaient sa bonté et ses vertus. L'autorité même de M. de Metternich, — autorité si considérable que les archiducs se rangeaient sur son passage, dans les salons de la Burg, comme des caporaux devant un officier, — ne valait qu'autant qu'on y voyait une délégation de l'Empereur. Si donc François II s'était une fois converti par politique au mariage français, il eût été, mieux que tout autre, en mesure de l'imposer à la cour et à la société de Vienne. La cabale hostile, si puissante qu'elle fût, n'eut pas osé lui résister. Impossible de rien attendre de pareil de son successeur, Ferdinand Ier, qui était difforme et imbécile. Il avait succédé sans difficulté à son père, dont le prestige posthume couvrait en quelque sorte son infirmité ; mais il était incapable de rien faire par lui-même[49]. L'autorité que le souverain n'exerçait plus n'était pas passée tout entière à M. de Metternich. Une puissance mystérieuse s'était élevée, devant laquelle tous s'inclinaient avec une sorte de crainte superstitieuse, et dont le chancelier prétendait n'être que l'instrument subordonné : elle s'appelait la volonté de la famille impériale. Qu'était-ce ? On eût été embarrassé de le préciser. Toutefois il était visible que l'un des facteurs les plus influents de cette volonté était l'archiduchesse Sophie, femme de l'archiduc François-Charles, frère de l'Empereur et héritier du trône. Or cette princesse, imbue des idées du Czar, ennemie passionnée de la France de 1830, devait repousser, non sans horreur, toute alliance avec le fils du roi de la révolution. Pouvait-on attendre de M. de Metternich que, sur une question touchant si directement la famille impériale, il entrât en lutte avec sa future souveraine ? Sans doute, il désirait plaire à Louis-Philippe, lui savait gré de sa sagesse, le payait volontiers en compliments dont nous ne contestons pas la sincérité, lui offrait même de reconnaitre d'avance les droits du duc d'Orléans à la succession de la couronne ; mais si, encouragé par ces politesses, l'ambassadeur de France faisait une allusion même voilée au mariage : Pour Dieu ! ne parlons pas de cela, s'écriait le chancelier brusquement et comme effrayé. Rien n'est mûr, on risquerait de tout gâter en allant trop vite. Peut-être le temps amènera-t-il des changements... Je ne parle que pour aujourd'hui ; mais, à coup sûr, une démarche faite aujourd'hui compromettrait des intérêts que je voudrais pouvoir servir. Le gouvernement français était tenu exactement au courant de
ces difficultés par son ambassadeur. Celui-ci écrivait à la Reine qu'il
n'apercevait aucune chance de succès pour !e mariage si vivement désiré par
elle. Il déconseillait même le voyage du prince à Vienne. Un autre jour,
causant avec le Roi, il lui disait moitié sérieusement, moitié en riant, que
cette négociation ne pourrait réussir que si l'on faisait du mariage une
question de paix ou de guerre. Dieu me garde,
ajoutait-il, de conseiller un tel parti je ne
voudrais cependant pas le condamner absolument, car, au fait, de toutes les
guerres de l'histoire ancienne, la plus raisonnable m'a toujours semblé celle
de Romulus contre les Sabins. — Voilà bien du
duc de Broglie, repartit le Roi avec impatience ; lui aussi m'offre de commencer, mais à condition de
pousser jusqu'au bout, et d'aller, en cas de refus, jusqu'à la guerre. Ce
n'est point ainsi que je l'entends. Le duc de Broglie, en effet,
rentré au ministère depuis le mois de mars 1835, avait toujours aussi peu de
confiance dans le projet de mariage. Il voulait bien du voyage des princes,
se prêtait volontiers à faire faire sur ce sujet des ouvertures officieuses
aux puissances, et non sans succès, au moins à Berlin, mais il n'entendait
pas qu'on y mêlât aucune négociation matrimoniale. Avec M. Thiers, tout changea. La présomption du nouveau président du conseil s'imaginait volontiers que les sots rencontraient seuls des obstacles insurmontables. Il se flattait qu'en substituant partout, et notamment à Cracovie, en Suisse, même en Espagne, à la roideur libérale avec laquelle le duc de Broglie avait traité les puissances absolutistes, une politique plus conservatrice, plus aimable, plus prompte aux concessions, il réussirait dans l'entreprise que son prédécesseur avait jugée impossible. Encore ne consentait-il pas à attendre patiemment l'effet de ce changement de politique. Vainement, de Vienne, M. de Sainte-Aulaire lui conseillait-il de laisser le temps agir, de remettre sa demande à plus tard, il décidait d'engager l'affaire tout de suite et de l'emporter de liante lutte. Le Roi s'était laissé facilement convaincre. Il n'était pas jusqu'au duc d'Orléans qui n'entrât dans les vues du ministre. Ses premières préventions contre le mariage autrichien s'étaient évanouies ; et puis, à voir les obstacles que lui opposait la cabale légitimiste, il se sentait piqué au jeu c'était comme un déH que sa jeune vaillance avait hâte de relever, une bataille qu'il était d'autant plus impatient de livrer, qu'il savait avoir à y payer beaucoup de sa personne ; justement confiant en soi, il brûlait d'aller confondre sur place, rien qu'en se montrant, les railleurs et les calomniateurs qui colportaient de lui, dans les cours d'Europe, un portrait ridicule ou odieux. M. Thiers fit donc reprendre sans retard, à Vienne et à Berlin, les négociations déjà engagées au sujet du voyage que les ducs d'Orléans et de Nemours avaient le désir de faire dans ces deux villes. Aucune allusion n'était faite, pour le moment, à un projet de mariage. M. de Metternich apprit, sans doute avec déplaisir, une démarche qui lui paraissait dépasser cette amitié de raison à laquelle il estimait que !a France et l'Autriche devaient se tenir ; mais impossible de refuser une telle visite il répondit donc que les voyageurs seraient reçus comme il convenait aux bons rapports des deux gouvernements et à la parenté des deux familles royales. A Berlin, l'acceptation de la visite fut beaucoup plus cordiale ; seulement on n'osa la faire connaître qu'après Vienne, et encore demanda-t-on le secret, par crainte des tracasseries de Saint-Pétersbourg[50] ; les fils de Louis-Philippe furent invités à assister aux manœuvres de l'armée prussienne ; le ministre dirigeant, M. Ancillon, déclara que son maître serait enchanté de pouvoir lui-même prouver aux princes l'estime qu'il portait à leur père et combien était grande son admiration pour la façon adroite et sage dont il dirigeait les affaires au milieu de si grandes difficultés[51]. Frédéric-Guillaume se montrait même disposé, quoique timidement, à aider au succès du mariage projeté[52]. Tout le monde, il est vrai, ne pensait pas de même, à la cour de Prusse le prince royal écrivait à son confident Bunzen que la seule perspective de l'arrivée du duc d'Orléans et du duc de Nemours à Berlin le rendait tout à fait mal à l'aise et misérable ; il ajoutait que l'accueil qui leur était préparé à Vienne lui pesait tellement qu'il aurait voulu en pleurer[53]. De Russie, le Czar faisait écho à cette mauvaise humeur ; la réception que ses deux alliés s'apprêtaient à faire aux fils du Roi de 1830 lui paraissait un triste signe des temps[54]. Le 2 mai 1836, les princes se mirent en route. Le duc d'Orléans se rendait compte de la gravité de sa démarche il écrivait, en partant, au maréchal Soult : Je compte que votre bienveillant intérêt me suivra dans cette circonstance importante de ma vie. Si je puis, en restant toujours l'homme de la France et en écartant avec soin tout ce qui pourrait ressembler à une concession et a une justification, si je puis inspirer la confiance que ma manière d'entendre les intérêts nationaux est compatible avec le repos et avec les besoins de l'Europe, j'aurai fait un grand pas pour mon avenir[55]. Les jeunes voyageurs commencèrent par Berlin, où ils
conquirent tout de suite la sympathie du souverain et de la foute. Ce fut un véritable triomphe, dit un historien prussien[56]. En recevant les
fils de Louis-Philippe, le vieux Frédéric-Guillaume s'étendit en éloges sur
la sagesse de leur père, parla des services qu'il avait rendus a l'Europe,
protesta de son affection et de son estime pour ce souverain[57]. M. Ancillon
disait à l'ambassadeur de France : Si vos
princes ne sont pas ingrats, ils doivent nous aimer un peu, car nous les
aimons beaucoup. Il n'y a qu'une voix sur leur compte. Le prince
Wittgenstein disait de son côté : Jamais je
n'ai vu produire à Berlin un effet comme celui que produisent vos princes. Le
Roi est enchanté. Il est impossible d'être mieux que ces jeunes gens. On voit
qu'ils sont princes et qu'ils ont été élevés pour être des hommes. Leur tact
naturel est infaillible, leur tenue parfaite. Sur un terrain nouveau et
inconnu, ils n'ont pas bronché une fois. Aussi tout le monde est content.
L'effet politique est complet. Ce voyage est un heureux événement qui
tournera au bien de tous. Après avoir rapporté ces propos, M. Bresson
ajoutait : Le Roi est véritablement sous le
charme, et jamais je n'ai prévu ce que je vois de mes yeux. Nous vivrons ici
longtemps sur l'effet de ce voyage[58]. Pour confirmer
son bon témoignage, M. Ancillon avait déclaré que les
mécontents eux-mêmes étaient réduits au silence. En effet, le prince
Guillaume, bien que du parti moscovite à la cour de Berlin, écrivait à sa
sœur, l'impératrice de Russie : Le duc
d'Orléans nous a tous subjugués[59]. Heureux début toutefois la bataille décisive n'était pas là ; elle devait se livrer à Vienne. M. de Sainte-Aulaire y avait bien préparé le terrain, faisant preuve, dans le règlement préalable des détails de la réception, d'autant de prévoyance que de fermeté, déjouant les mauvais vouloirs qui se cachaient derrière des prétentions d'étiquette, tenant la main à ce que le fils de Louis-Philippe fut reçu comme l'aurait été le grand dauphin, fils de Louis XIV Bien que sorti assez heureusement de ces premières difficultés, l'ambassadeur n'en eût pas moins été d'avis que, pour cette fois, le duc d'Orléans se contentât de voir et d'être vu, et que les ouvertures expresses de mariage fussent renvoyées à plus tard. Mais tel n'était pas le sentiment du Roi, ni celui de M. Thiers, qui écrivait à M. de Sainte-Aulaire : Vos idées d'ajournement, d'insinuations indirectes, ne sont que faiblesse et niaiserie. Il faut aborder de telles affaires de front, livrer la bataille avec toutes ses forces et compromettre hardiment le cabinet, afin que les conséquences du refus soient mieux comprises. Quant au duc d'Orléans, il était peut-être plus impatient encore il déclarait, de la façon la plus nette, qu'il venait à Vienne demander une archiduchesse en mariage, et qu'il entendait en rapporter un consentement ou un refus. L'ambassadeur n'avait donc plus qu'à servir de son mieux un dessein dont le succès immédiat ne lui paraissait guère possible. Les princes arrivèrent à Vienne le 29 mai. Charmants auprès des femmes, sérieux avec les hommes d'État, à leur aise dans les déniés de l'étiquette, adroits et hardis aux exercices du corps, pleins de bonne grâce avec la foule, ils plurent à tous. Avec un désintéressement touchant, le jeune duc de Nemours s'effaçait derrière son frère aîné pour laisser celui-ci seul en pleine lumière[60]. Les plus hostiles, comme la princesse de Metternich et même l'archiduchesse Sophie, se voyaient obligés de reconnaitre le mérite des fils de Louis-Philippe et de constater leur succès[61]. L'ambassadeur de Russie écrivait à son gouvernement que ce succès, auprès de la haute et surtout de la féminine aristocratie, avait été au delà de ce qu'il avait prévu[62]. La maison de l'archiduc Charles n'était pas celle où l'on montrait le moins de sympathie pour les princes français. Quand ceux-ci vinrent y faire visite, l'archiduchesse Thérèse, bien qu'un peu embarrassée, laissa voir, non sans une grâce naïve, son désir de plaire. Le duc d Orléans, fidèle à sa résolution de mener les choses vivement, prit le parti de faire tout de suite sa demande au père de la princesse. La réponse de l'archiduc fut émue et affectueuse ; il ne prévoyait pas d'obstacle du côté de sa fille, mais en prévoyait de grands de la part de M. de Metternich, qui voulait marier l'archiduchesse au roi de Naples. Malheureusement, ajoutait-il, le chancelier dispose du nom de l'Empereur, et ce nom seul suffit pour commander et obtenir l'obéissance de toute la famille impériale. L'archiduc ne niait pas l'imbécillité du souverain, mais il répétait toujours : Comment faire, si M. de Metternich dit que l'Empereur ne veut pas ? Il fut convenu que l'ambassadeur de France ferait une démarche officielle auprès du chancelier d'État ; l'archiduc promit de l'appuyer, tout en demandant au duc d'Orléans de tenir secret ce qui s'était passé entre eux à la seule pensée que M. de Metternich pourrait le savoir, ce prince, qui s'était illustré dans les grandes guerres du commencement du siècle, s'écriait tout tremblant : Que deviendraient mes six enfants ? M. de Sainte-Aulaire se rendit donc chez M. de Metternich. Celui-ci essaya d'abord de gagner du temps ; mais, serré de près par l'ambassadeur, qui demandait un oui ou un non, il déclara que la réponse dépendait de la famille impériale, sans préciser du reste ce que couvrait ce mot : quant à lui, moins que jamais il avait envie de se compromettre dans cette affaire domestique ; il ne promettait même pas de plaider la cause du duc d'Orléans ; tout au plus était-il disposé à exprimer l'avis qu'aucune raison à lui connue ne s'opposait péremptoirement au mariage. Pendant ce temps, l'archiduc Charles informait les siens de la demande du duc d'Orléans l'archiduchesse Thérèse s'en montra très-satisfaite ; ses frères éclatèrent en transports de joie[63]. L'archiduc s'enhardit alors à parler de l'affaire au seul prince qui eût part au gouvernement, à l'archiduc Louis. Celui-ci déclara aussitôt que la volonté irrévocable de l'Empereur était opposée à ce mariage, et que la jeune princesse devait épouser le roi de Naples. Le pauvre archiduc Charles ne trouva à peu près rien à répondre et revint tristement raconter aux siens son insuccès[64]. A cette nouvelle l'archiduchesse Thérèse se trouve mal ; revenue de son évanouissement, elle déclare avec larmes que c'est le duc d'Orléans qu'elle veut pour mari, et qu'elle n'en acceptera pas d'autre. Son frère, l'archiduc Albert, l'encourage dans ses sentiments et supplie son père de tenter un effort auprès de l'Empereur. Ces scènes de famille se répètent pendant la nuit et la journée suivante. Enfin l'archiduc Charles, ne se sentant le cœur, ni de résister à ses enfants, ni d'affronter la famille impériale, aboutit, comme font souvent les gens faibles, à prendre le parti le plus compromettant. Le 10 juin au matin, raconte M. de Sainte-Aulaire, les princes, après déjeuner, étaient dans leur salon, avec leur service et quelques étrangers ils voient arriver l'archiduc Chartes dans un état d'émotion qu'il ne cherche pas a contenir. Sans tenir compte de l'assistance, il pousse M. le duc d'Orléans dans l'embrasure d'une fenêtre ; là, il l'embrasse à plusieurs reprises, en l'appelant son fils puis, presque sans baisser la voix, il lui raconte le désespoir de l'archiduchesse Thérèse, son évanouissement, sa volonté de n'accepter que lui pour mari. Ces étranges révélations sont accompagnées, pendant dix minutes, des témoignages de la plus vive tendresse. Puis, sans rien ajouter, l'archiduc se retire en pleurant à sanglots[65]. Cet incident connu, il eut été difficile au gouvernement autrichien de persister dans son refus. Mais, bien que l'archiduc n'eût pas demandé le secret sur sa nouvelle démarche, et que celle-ci eût été presque publique, le duc d'Orléans, par un scrupule de délicatesse, s'opposa à ce que, dans les négociations, il fût fait aucun usage des confidences échappées au père de l'archiduchesse Thérèse. Ce jour même, M. de Sainte-Aulaire se trouvait avoir rendez-vous avec M. de Metternich, pour un entretien décisif les princes français avaient annoncé leur départ pour le lendemain. Tout en confirmant ce qu'il avait déjà fait pressentir des dispositions peu favorables de la famille impériale le chancelier s'étendit sur ce qui pouvait expliquer ce refus et en atténuer la mortification. Jamais dauphin de France, dit-il, a-t-il été reçu avec plus d'honneur ? Après cela, vous avez eu l'idée d'un mariage dont les avantages et les inconvénients sont immenses. Les avantages, je ne les méconnais certes pas. J'avoue volontiers, au contraire, que l'intérêt conservateur de l'Europe conseille l'alliance des maisons d'Autriche et d'Orléans. Mais vous devez convenir aussi que cette alliance doit rencontrer des difficultés de toute nature. Sans parler de la différence de nos systèmes politiques, sans parler des scrupules et des rancunes que la révolution de Juillet a pu nous laisser, nous avons encore les souvenirs de Marie-Antoinette et de Marie-Louise, la terreur récente produite par l'attentat de Fieschi. En présence de telles difficultés, quelle était la bonne conduite à tenir ? Il fallait suivre vos conseils, mon cher ambassadeur — vous voyez que je suis bien informé —, il fallait achever tranquillement le voyage, puis sonder le terrain, préparer les voies et attendre du temps ce que le temps seul peut donner. Les progrès que vous faites chaque jour sont si rapides, que l'attente n'eût pas sans doute été longue. Mais un ministre en France n'a pas de lendemain il lui faut semer et récolter le même jour. M. Thiers ne veut pas seulement que le duc d'Orléans se marie, il veut surtout le marier. C'est pour cela qu'il a tout brusqué, en dépit de vos bons conseils. M. de Sainte-Aulaire répliqua que, si le mariage manquait par impossibilité de s'entendre sur les conditions politiques, ou par un refus fondé soit sur la tendresse d'un père, soit sur la timidité d'une jeune une, on pourrait se séparer bons amis. Il en serait autrement, ajouta-t-il, si nous acquérions la certitude que notre demande est repoussée par des passions haineuses et contre-révolutionnaires. Nous n'oublierions jamais alors que cette puissance mystérieuse, appelée par les uns la famille impériale par les autres l'archiduc Louis et l'archiduchesse Sophie, était hostile à la France, que nous aurions, un jour ou l'autre, à la combattre, et que, pour la sécurité de notre avenir, nous n'avions à compter que sur l'énergie et l'esprit militaire du pays. Visiblement embarrassé de la tournure que prenait l'entretien, M. de Metternich s'empressa d'affirmer que l'on devait imputer la réponse négative de l'Empereur uniquement à la tendresse de l'archiduc et à la timidité de sa fille. Notre ambassadeur eût eu beau jeu à répondre, si le duc d'Orléans ne lui avait fermé la bouche sur ce qui s'était passé le matin même. Il se contenta de déclarer qu'il ne croyait pas aux sentiments prêtés à l'archiduc, et que, dans l'état de l'Empereur, il ne regarderait comme une réponse sérieuse que celle qui lui serait donnée, sans équivoque, par le père de la princesse. Que faut-il donc pour vous contenter ? demanda le chancelier. Il faut, repartit M. de Sainte-Aulaire, que vous répondiez en ces termes à ma demande officielle. Et, prenant une feuille de papier sur le bureau du prince, il écrivit : L'Empereur laisse l'archiduc Charles libre de consulter ses sentiments et ceux de sa fille, relativement au mariage proposé. Si leur décision est favorable, le chancelier d'État s'entendra avec l'ambassadeur de France sur les difficultés politiques que peut présenter cette affaire. M. de Sainte-Aulaire ajouta : Répondez-moi en ces termes, et, quoi qu'il arrive, ose vous promettre que la bonne intelligence des cabinets ne sera pas troublée. M. de Metternich était fort anxieux. Cependant, se croyant assuré de dominer toujours l'archiduc Charles, il ne vit, dans ce qui lui était demandé, qu'une façon de ménager au duc d'Orléans une retraite honorable. Aussi, quelques heures plus tard, après avoir consulté la famille impériale, il envoya à M. de Sainte-Aulaire la réponse dont celui-ci avait dicté les termes. L'ambassadeur avait bien manœuvré si l'on voulait aller de
l'avant et tenter d'enlever le mariage, il avait en main une arme à laquelle
les récentes confidences de l'archiduc donnaient une réelle valeur ; si l'on
préférait ne pas insister, la dignité était sauve. Ce fut à ce dernier parti
que s'arrêta le duc d'Orléans. Au fond, son cœur n'était pas pris ; sans
contester les qualités de la douce Thérèse, il la trouvait un peu faible et
craintive pour le rôle qui l'attendait en France. Archiduchesse pour
archiduchesse, il se demandait s'il ne ferait pas mieux de demander l'une des
filles de l'archiduc Renier, vice-roi de Lombardie et de Vénétie, chez lequel
il devait s'arrêter à son retour ; dans cette autre branche de la famille
impériale, il avait chance de trouver autant de sympathie pour la France et
plus de fermeté de caractère. Il se borna donc, sans retarder son départ de
Vienne, à envoyer à l'archiduc Charles copie de la lettre du prince de
Metternich, lui laissant, disait-il, le temps de consulter ses sentiments et ceux de sa fille,
et ajoutant qu'après son retour à Paris, il
interrogerait leurs cœurs et demanderait une réponse ; il terminait
en assurant l'archiduc que ses secrets seraient religieusement
gardés. En tout cela, l'attitude du duc d'Orléans avait été
excellente. Dans une situation très-difficile, au milieu de gens qui eussent
été ravis de le trouver en faute, pas une de ses démarches n'avait prêté à la
critique. M. de Metternich lui-même, revenant un peu plus tard sur ces faits,
écrivait au comte Apponyi[66] : Vous savez combien je rends justice à la conduite qu'a
tenue ici le duc d'Orléans, charge d'enlever d'assaut une archiduchesse, il
s'est conduit avec un tact parfait. Sur la route d'Italie, le hasard du voyage amena, à Trente, une rencontre entre les fils de Louis-Philippe et Marie-Louise à la vue de ces jeunes hommes, brillants de jeunesse et de sauté, auxquels la vie semblait tant promettre, la mère du duc de Reichstadt ne put s'empêcher de fondre en larmes. Très-bien accueilli, à Milan, par l'archiduc Renier, le duc d'Orléans fut charmé de sa fille aînée. L'idée de cette alliance souriait à son esprit, raconte M. de Sainte-Aulaire, et déjà il y attachait son cœur, quand tomba sur lui la nouvelle de l'attentat d'Alibaud. Désolés à la pensée que leur père avait couru un danger en leur absence, les jeunes princes n'eurent plus qu'une préoccupation : brusquer leur départ et revenir en toute hâte à Paris[67]. Cet attentat, dont l'impression fut énorme à Vienne, faisait la partie belle aux adversaires du mariage. Il ne leur en fallait pas tant pour dominer la faiblesse de l'archiduc Charles et effrayer la timidité de sa fille. Veux-tu entrer dans une voiture à travers laquelle volent les balles des régicides ? lui demandait l'archiduchesse Sophie[68]. Quant à M. de Metternich, il s'emparait avidement de l'argument qui lui était ainsi fourni : Quelle leçon pour les idées de mariage ! écrivait-il au comte Apponyi. Comment un père et une fille pourraient-ils se décider à un établissement soumis à de telles chances ?[69] A Paris, on ne se fit pas d'illusion. Mon cœur souffre, écrivit dès le premier jour la reine Marie-Amélie à M. de Sainte-Aulaire, et je ne me dissimule pas l'effet que produira cet événement autour de vous. Notre gouvernement était d'ailleurs averti par l'ambassadeur de France, toujours clairvoyant et sincère, qu'à demander une réponse immédiate, on courrait à un refus, et que, si l'on voulait conserver quelque chance, il fallait se tenir coi et laisser le temps effacer cette impression fâcheuse. Néanmoins, après conférence entre la famille royale et M. Thiers, il fut décidé d'en finir et de provoquer une réponse, même au risque presque certain de la recevoir négative. L'attente, disait-on, serait sans dignité et sans force c elle nous constituerait en état de dépendance et nous ferait vivre indéfiniment dans cet état de blocus dont on avait parlé si méchamment Le duc d'Orléans ajoutait qu'il ne désirait pas assez ce mariage pour vouloir l'acheter au prix d'une longue incertitude Le sort en est jeté, écrivait M. Thiers à M. de Sainte-Aulaire, il faut marcher en avant. Voulant tenter un dernier effort, il insista, dans une lettre destinée à être mise sous les yeux de M. de Metternich, sur les dangers politiques qu'aurait la rupture des négociations matrimoniales. En l'état du monde, disait-il, état agité pour longtemps, vous aurez, tous les ans. deux ou trois grosses questions qu'il faut aborder, suivre, résoudre, avec une forte volonté de bonne intelligence ; c'est une condition indispensable pour qu'elles n'aboutissent pas à des éclats. Voilà cinq mois depuis le 22 février. Eh bien ! j'ai déjà vu à Cracovie, en Suisse tout récemment, à Constantinople, sans compter l'énorme et éternelle affaire espagnole, j'ai déjà vu de quoi mettre le feu au monde, si nous n'étions pas les uns et les autres des gens aussi sages. Supposez des ombrages plus grands, supposez des antipathies, des ressentiments de famille, des circonstances enfin qui aient rendu plus profond l'intervalle qui nous sépare, puis imaginez un jour un gros événement au milieu, et je vous jure que je ne sais pas, absolument pas, le résultat qui s'ensuivrait. Au contraire, supposez la France et l'Autriche unies par un mariage, et tout change... L'Angleterre ne nous quittera pas pour cela. Nous lui donnerons la main d'une part, la donnant de l'autre a l'Autriche, l'Autriche la donnant à la Prusse et à la Russie. Et M. Thiers déroutait une perspective de paix indéfinie, à faire pleurer de tendresse M. de Metternich. Mais le ministre français exprimait aussitôt la crainte que le chancelier autrichien ne sût pas jouer ce grand rôle jusqu'au bout : On nous accusait, nous, et heureusement on ne nous accuse plus, d'être menés par la rue. Il y a une autre domination tout aussi dangereuse, tout aussi méprisable, mais dont le danger est caché sous des dehors moins repoussants ; c'est celle des salons où l'en débite des impertinences qui valent bien, comme sagesse politique, les grossièretés de la rue. De grands politiques ont quelquefois subi cette influence ; le gouvernement représentatif n'est même tout à fait bon qu'à les en affranchir. Pour moi, je méprise et déteste la rue, mais elle a du moins un avantage, c'est qu'elle a une force brutale qu'on peut, quand on sait la maîtriser, pousser loin et haut ; on fait des armées avec. Les salons sont impertinents et faibles ; quand on se laisse pousser et compromettre par eux, on ne trouve rien derrière ; ils n'ont jamais fourni de soldats. M. Thiers invitait en outre l'ambassadeur de France a laisser voir qu'un refus nous blesserait profondément et exercerait sur notre politique une influence que le cabinet de Vienne pourrait avoir à déplorer. — Il faut, disait-il encore, que M. de Metternich sache qu'en cas de refus, c'en est fait de toute amitié avec nous. Nous serons sages, mais froids et malveillants. Il verra ce que c'est que la simple froideur de la France, dans un temps comme celui-ci. Les considérations générales développées par M. Thiers étaient faites pour plaire à M. de Metternich, et il le laissa voir ; mais il comptait trop sur la sagesse de Louis-Philippe et avait reçu trop souvent confidence de ses résolutions pacifiques, pour être beaucoup troublé des menaces de son ministre. En même temps que M. Thiers envoyait ces instructions à M. de Sainte-Aulaire, le duc d'Orléans, dans une lettre digne et noble, demandait à l'archiduc Chartes sa réponse définitive il la désirait avant tout nette et franche. Je suis loin, ajoutait-il, d'avoir la prétention de réunir tout ce que vous devez désirer. dans votre gendre ; je crois pourtant pouvoir vous offrir, pour votre fille, une belle et brillante position, et une famille à qui' son union et ses habitudes morales donnent l'intérieur le plus heureux qu'il y ait au monde. Quant à moi, je n'ai pris la résolution de me marier qu'après m'être bien assuré que non-seulement je comprenais et voulais remplir tous les devoirs qu'impose cette position, mais aussi que je ne saurais manquer à aucune de mes obligations. Rendre heureuse votre fille bienaimée serait mon unique occupation, mon unique pensée, et je ne regretterais pas d'avoir été plus éprouvé que la plupart des princes de mon âge, si j'avais pu acheter à ce prix quelque garantie de bonheur pour celle qui partagerait mon sort. Les réponses furent telles qu'on s'y attendait. L'archiduc Charles fort embarrassé, fort malheureux, s'excusant sur ce qu'il avait rencontré des obstacles insurmontables déclara, avec force protestations, que sa fille, placée dans une situation dont les dangers l'effrayaient, craindrait de trouver, dans Je bonheur même, des causes de pénibles anxiétés auxquelles son cœur risquerait de succomber. M. de Metternich s'attacha à rejeter toute la responsabilité du refus sur la jeune princesse : Madame l'archiduchesse, écrivait-il à son ambassadeur à Paris, ne s'est pas senti le courage de courir les chances auxquelles la famille royale est exposée. Toutefois, dans des lettres plus intimes, il ne cherchait pas à cacher que la vraie cause du refus était l'origine du trône d'août. La position de la famille royale en France, ajoutait-il, est fausse. Personne ne mettra en doute que la maison d'Orléans ne soit une grande et illustre maison c'est le trône du 7 août qui la rapetisse. Le duc de Chartres eût été un parti plus désirable ; le prince royal des Français ne l'est pas. En outre, il tenait à bien marquer que, si l'on avait été réduit à faire ce refus désobligeant, la faute en était à la maladroite précipitation de M. Thiers. On n'enlève rien d'assaut à Vienne, écrivait-il, ni le cabinet, ni une princesse[70]. Le duc d'Orléans se fût volontiers rabattu sur la fille de
l'archiduc Renier, qui lui plaisait ; mais, écrivait-il à M. de Sainte-Aulaire,
je n'ai pas dû me faire illusion j'ai très-bien compris que le refus fait au
nom de l'archiduchesse Thérèse était collectif. J'ai donc, quoiqu'à mon grand
regret, renoncé à porter mes vues de ce côté. J'ai dû chercher ailleurs. En
effet, l'héritier de Louis-Philippe ne pouvait rester sous le coup de cet
échec matrimonial. A défaut de ce qu'on appelait un grand mariage on résolut
d'en faire un petit. Je
sens l'inconvénient, écrivait encore le duc d'Orléans, qu'il y aurait à ce qu'un petit mariage proclamât
l'isolement de ma famille en Europe, mais je ne serai pas honteux d'avouer à
mon pays que c'est pour s'être dévoué, en 1830, à la cause de la France, et
pour être resté toujours national depuis, que le Roi mon père voit son fils
refusé ailleurs. Je dis plus une grande partie de l'opinion qui nous soutient
et qui fait ma vraie force en Europe préférera pour moi une alliance
secondaire à un mariage autrichien. Dès le 28 juin, M. Thiers, prévoyant l'échec de la
négociation engagée à Vienne, avait adressé à tous ses agents diplomatiques,
particulièrement a ceux qui étaient accrédités près les cours d'Allemagne,
une circulaire où il appelait leur attention sur la nécessité de marier promptement
le duc d'Orléans. Il faut une princesse,
disait-il, mais son rang entre les maisons,
princières n'importe pas. Pourvu qu'elle soit bonne et respectable, digne
mère de nos rois, il suffit. La France est assez grande pour grandir la reine
qu'on lui donnera. Il ajoutait, dans une lettre confidentielle à notre
ambassadeur à Saint-Pétersbourg[71] : C'est une pauvreté de s'imaginer qu'une femme assise sur
le trône de France paraisse grande ou petite d'origine. Elle y sera si haut
qu'on n'y verra plus que la royauté de France. Je trouve qu'il y a une
dépendance humiliante et aucune dignité à se laisser bloquer, et qu'un parti
hardiment pris aura beaucoup de force et un fort grand air. Notre
représentant à Berlin, M. Bresson, qui s'était fort habilement ménagé de
puissants moyens d'action à la cour de Prusse, fit mettre la circulaire de M.
Thiers sous les yeux de Frédéric-Guillaume ; le vieux roi était encore sous
le charme des princes français qui venaient d'être ses hôtes pendant quelques
jours ; il fit venir M. Bresson. Ce que vous écrit
votre ministre est-il sérieusement vrai ? lui demanda-t-il. Vous n'en pouvez douter, Sire. — En ce cas, je marie votre prince royal. De toutes les
princesses allemandes, il n'en est qu'une digne de lui, et je la lui donne.
Elle est ma parente et celle de l'empereur de Russie ; vous voyez qu'elle est
de bonne maison. Elle n'a pas de fortune, mais je suis prêt à la doter.
Puis, après avoir nommé la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin, il
ajouta : Ce n'est pas que cette union ne doive
rencontrer aucune opposition. J'en prévois, au contraire, une forte décidée
de la part de la famille ; mais vous n'aurez pas à vous en occuper ; j'en
fais mon affaire... Ces jeunes gens sont
faits l'un pour l'autre ; je les aime d'une égale affection. Le mariage se
fera, dussé-je enlever la future pour l'envoyer à Paris. Ces
ouvertures furent bien reçues en France. Toutefois il ne leur fut pas
immédiatement donné suite. Le duc d'Orléans voulait prendre ses informations
sur la princesse qu'on lui offrait ; de plus, il craignait qu'un mariage trop
précipité n'eût un air de dépit. Pendant ce temps, la nouvelle se répandit que l'archiduchesse Thérèse allait épouser le roi de Naples[72]. On se flattait à Vienne que, de ce côté, les révolutions étaient moins a craindre. Vanité des précautions humaines ! la future reine de Naples devait mourir en exil, tout comme la future duchesse d'Orléans. VI L'échec des négociations matrimoniales causa un chagrin de cœur a la Reine, un regret politique au Roi mais surtout il fut un vif mécompte pour M. Thiers. Le jeune président du conseil avait mis tout son enjeu sur cette carte, et il perdait. Quel était, en effet, le résultat de son ministère ? Par quel succès avait-il justifié une élévation si prompte et si contestée ? A l'intérieur, il n'avait rien fait que se maintenir au moyen de coups de bascule dont le secret était maintenant trop connu, l'effet usé, et qu'il savait bien ne pouvoir recommencer à la session suivante. A l'extérieur, il ne lui restait que l'impopularité d'avoir déserté la politique de 1830, sans le profit qu'il avait eu en vue. Irrité, il résolut de se venger sans retard des puissances continentales qui n'avaient pas répondu, comme il l'espérait, à ses avances[73]. Compromis, il voulut reconquérir la faveur de l'opinion libérale. Ayant manqué un coup d'éclat conservateur et pacifique, il ne songea plus, avec sa mobilité aventureuse, qu'à faire un coup de tête révolutionnaire et belliqueux. Le Roi, qui l'observait, s'aperçut de ce changement. Thiers, disait-il plus tard, a été excellent jusqu'à la rupture du mariage ; après cela, il a complètement perdu la tête[74]. Sur quel théâtre allait-il chercher cette sorte de revanche ? Quelques mois auparavant, comme le chancelier autrichien exprimait, non sans ironie, la crainte que le ministre français ne se mît dans l'embarras par l'impétuosité du zèle qu'il déployait contre les radicaux suisses : Que M. de Metternich ne s'inquiète pas trop pour mon compte, avait répondu M. Thiers ; si je suis trop Sainte-Alliance en Suisse, je me referai en Espagne[75]. Un peu plus tard, à un moment où le mariage paraissait encore possible, l'ambassadeur de Prusse avertissait, le 9 juin, son gouvernement qu'en cas d'échec, M. Thiers était résolu à pousser la France à une politique révolutionnaire en Espagne[76]. Depuis que le président du conseil avait refusé, le 18 mars 1836, la coopération proposée par lord Palmerston, l'anarchie s'était encore accrue dans la Péninsule. Entre le parti révolutionnaire qui se rendait maître, à la suite d'insurrections sanglantes, de presque toutes les grandes villes de l'est et du sud, et les bandes carlistes qui s'approchaient chaque jour davantage de Madrid, ie gouvernement de la reine Isabelle, sans un réal dans ses caisses, sans un régiment sur lequel il pût compter, semblait à toute extrémité. Aussi M. Isturitz, radical qui avait remplace au ministère son coreligionnaire Mendizabal, sollicitait-il, éperdu, le secours armé de la France. Plus l'anarchie se montrait opiniâtre en Espagne, plus nous devions y regarder à nous charger d'y porter remède. Mais M. Thiers, à mesure qu'il perdait espoir d'obtenir le mariage autrichien, redevenait favorable à l'intervention. Il recommençait à soutenir que les progrès des révolutionnaires n'étaient dus qu'au malaise produit par l'insurrection carliste ; que d'ailleurs l'intérêt premier, dominant, de la France de 1830, était d'empêcher le triomphe du parti rétrograde au delà des Pyrénées. Les gouvernements du continent ne furent pas longs à s'apercevoir de cette évolution. Le 30 juillet, M. de Metternich se plaignait que le ministère français parût vouloir lier l'affaire d'Espagne à celle du mariage[77], et il trouvait là sujet de s'exprimer, avec une singulière amertume, sur la dangereuse incapacité de M. Thiers dans le maniement des affaires extérieures[78]. Les puissances n'avaient plus d'espoir que dans la sagesse de Louis-Philippe. Elles comptaient du reste que son autorité prévaudrait ; l'un des ambassadeurs étrangers écrivait, en parlant de ce prince : Lui seul dirige la politique ; au fond Thiers voudrait toujours intervenir ; le Roi seul y est absolument opposé, et sa volonté fait loi[79]. Louis-Philippe, en effet, était plus que jamais résolu à
se refuser aux aventures, et il s'entendait avec M. de Montalivet, ministre
de l'intérieur, pour surveiller les démarches du président du conseil. Toutefois,
il se préoccupait de ne pas fournir à celui-ci de prétexte pour dénoncer la
Couronne au pays. Situation difficile dont il entretenait parfois les
ambassadeurs étrangers. Il me faut, disait-il
à M. de Werther, infiniment de patience pour
conduire ma barque[80]. C'est par cette
considération qu'il se prêta d'abord, de plus ou moins bonne grâce, à une
sorte de transaction qui consistait à augmenter les secours indirects fournis
au gouvernement espagnol. La légion étrangère que nous lui avions prêtée se trouvait
réduite à 3.000 hommes il fut convenu qu'on permettrait d'en élever le
chiffre au moyen d'enrôlements volontaires faits dans notre armée, et qu'un
général français serait autorisé à en prendre le commandement. La situation
n'en restait pas moins très-tendue entre Louis-Philippe et son ministre.
L'ambassadeur de France à Madrid, M. de Rayneval, étant gravement malade, M.
Thiers voulut envoyer, pour le suppléer, un agent sûr et capable il s'adressa
à M. de Bois-le-Comte, qui demanda à voir le Roi avant de partir : Qu'en est-il besoin ? lui dit le président du
conseil avec humeur. Ne suis-je pas ministre
responsable ? Puis, comme M. de Bois-le-Comte insistait : Eh bien ! soit ; venez me prendre ce soir, nous irons
ensemble aux Tuileries, et vous partirez pour Madrid demain matin.
Louis-Philippe reçut les deux visiteurs froidement ; M. de Sainte-Aulaire a
conservé de l'entretien qui s'engagea cette sorte de procès-verbal : LE ROI :
Vous direz à la reine Christine, monsieur de Bois-le-Comte,
que j'enverrai à son secours dix ou douze mille hommes de mes troupes.
(Le Roi se tournant vers M. Thiers :)
N'est-ce pas ce qui a été convenu dans le conseil,
monsieur le ministre ? — M. THIERS :
Oui, Sire. — LE
ROI, à M. de B. le C. : Le drapeau et la cocarde française ne paraîtront pas en
Espagne ; mes troupes serviront sous le drapeau et la cocarde espagnols.
(À M. Thiers :) Cela est bien entendu, n'est-il pas vrai, monsieur le
ministre ? — M. THIERS : Oui, Sire. — LE
ROI, à M. de B. le C. : Pour commander mes troupes, j'offre à la Reine le maréchal
Clauzel et le général Bugeaud ; elle sera libre de choisir entre eux. (À M. Thiers :) Vous y consentez, n'est-ce pas, monsieur le ministre ?
— M. THIERS : Oui, Sire. — LE
ROI : Le
général français commandera toutes les troupes, soit espagnoles, soit
françaises, qui opéreront en commun. Ici encore, Louis-Philippe se
retourna vers M. Thiers qui fit un signe d'assentiment, puis Sa Majesté se
leva, et, sans ajouter une parole, congédia ses deux interlocuteurs[81]. A peine arrivé en Espagne, M. de Bois-le-Comte, tout en annonçant les secours, déclara qu'il fallait renoncer à l'espoir d'une action directe de la France ; mais il avait beau dire, à Madrid, on comptait toujours sur l'intervention, et le public interprétait la venue de l'envoyé français comme l'annonce de cette intervention ou tout au moins d'une mesure devant y conduire. Tel était, du reste, le secret dessein de M. Thiers. Il se flattait d'amener, bon gré, mal gré, le Roi à l'intervention, dût-il l'y contraindre par des moyens révolutionnaires. Je vais faire a mon aise mes affaires en Espagne, écrivait-il alors à M. de Sainte-Aulaire. Je recrute la légion étrangère ; elle serait de cinquante mille hommes si nous voulions ; il n'en faut pas tant, avec un bon général, pour mettre au néant le héros de Navarre. MM. d'Apponyi et de Werther jettent feu et flamme contre moi, ils livrent des assauts au Roi ; s'ils m'obligent à ouvrir les fenêtres et à crier au secours, il n'entrera que trop de monde dans la maison pour me prêter main-forte. En attendant, d'accord avec le ministre de la guerre, le président du conseil poussait activement l'organisation de la légion, sans s'inquiéter de l'humeur témoignée par les puissances continentales[82], et sans se gêner pour sortir, sur plus d'un point, des conditions convenues avec la Couronne. Louis-Philippe était trop fin pour ne pas voir qu'on cherchait à le jouer. Il se plaignait que son ministre eût recours au système du Mazarin qui disait que le nocher tournait le dos au but vers lequel il conduisait son bateau. De là des questions, des explications, des récriminations incessantes, au sein du conseil des ministres. Tout cela n'était pas fait pour diminuer les doutes et les répugnances du Roi au sujet des mesures adoptées ; il en venait à se demander si ces mesures n'étaient pas plus mauvaises encore que l'intervention directe. Lui-même exposait ainsi les raisons de ses inquiétudes : Un corps français de dix, douze ou quinze mille hommes tirés de nos régiments, recruté et formé sous la direction du ministre de la guerre et des autorités françaises, composé de Français et de nos meilleurs soldats, commandé par des officiers et des généraux français, organise en France, est en fait une armée française ; la fiction de le faire entrer au service d'Espagne, n'ayant d'autre garantie qu'une cocarde et un drapeau espagnols, serait détruite à l'instant où elle les rejetterait pour reprendre les siennes, ce qui ne serait ni long ni douteux ; d'ailleurs ce serait faire ce qu'aucun gouvernement, jaloux de son honneur et de celui de la nation, n'a jamais admis ni toléré, puisque ce serait remettre le sang, la force et la puissance nationales à la disposition d'un gouvernement étranger, enlever une armée française à l'allégeance de la France. Et remarquez bien ceci c'est que, l'Espagne ne pouvant ni les payer, ni les satisfaire, vous les exposeriez à tous les ressentiments du désespoir, à toutes les séductions républicaines, d'autant plus dangereuses que le gouvernement et le pays d'Espagne deviendraient plus révolutionnaires[83]. On devait commencer à se rendre compte, aux Tuileries, qu'on était loin d'avoir gagné au change, en remplaçant le duc de Broglie par M. Thiers. Le premier, sans doute, n'était pas un ministre commode ; par une conception trop absolue du régime parlementaire et par une méfiance excessive des interventions parfois un peu tatillonnes de Louis-Philippe, il avait exagéré l'indépendance ministérielle jusqu'à refuser à la Couronne sa part d'action légitime c'était le cas, par exemple, quand il ne voulait pas montrer au Roi les lettres confidentielles des ambassadeurs et ne lui communiquait qu'à grand'peine les dépêches officielles ; mais, après tout, il était loyal et respectueux, n'usant, pour faire triompher sa volonté, ni de ruse ni de violence, offrant seulement une démission qu'il était prêt à donner sans éclat et sans rancune. Dans M. Thiers, avait-on trouvé le ministre désiré qui devait se borner, selon la parole de M. de Talleyrand, à être l'organe éloquent de la politique royale[84] ? Après quelques mois d'épreuve, il était visible que sa souplesse cachait autant d'esprit d'indépendance que la roideur de M. de Broglie ; il avait en moins la sûreté dans le jugement et dans le caractère ce n'était plus un système raisonné qu'il prétendait imposer, mais les aventures où le poussaient son caprice et son dépit ; et, pour arriver à ses fins, il ne se faisait pas scrupule d'essayer de tromper ou d'opprimer la Couronne. Pendant que les rapports devenaient ainsi de plus en plus difficiles entre le Roi et son ministre, les événements se précipitaient en Espagne. Le 12 août, les deux régiments en garnison à Saint-Ildefonse, où résidaient alors Isabelle et sa mère la régente, s'insurgeaient, envahissaient le palais de la Granja, et, après une scène de violence, la Reine se voyait contrainte d'autoriser la troupe à jurer la constitution de 1812. Insurrection analogue à Madrid, suivie du massacre du brave général Queseda. Les ministres étaient obligés de prendre la fuite. L'émeute victorieuse imposait un nouveau cabinet, plus révolutionnaire encore que le précédent. Les Cortès étaient dissoutes, et une assemblée nouvelle convoquée selon le système électoral prescrit par la constitution de 1812, avec mission de remettre celle-ci en vigueur. En même temps, on entendait répéter, dans les cafés de Madrid, ces mots qui finissaient par y devenir proverbiaux : A ver ahora lo que haran esos picaros de Franceses. Nous allons voir maintenant ce que feront ces vauriens de Français 2[85]. M. Thiers n'avait sans doute aucun goût pour la constitution de 1812 et pour le parti qui s'était emparé du pouvoir à Madrid, mais il soutenait toujours que, pour faire cesser le désordre, il fallait d'abord abattre don Carlos, que la France seule le pouvait, et qu'abandonner la jeune reine dans le péril qu'elle courait, c'était vouloir sa ruine. Il pressait donc plus que jamais l'organisation de la légion étrangère. Le gênerai Lebeau, auquel avait été confié un commandement dans ce corps, se croyait autorisé à annoncer, non sans fracas, aux autorités espagnoles de Pampelune que la légion était l'avant-garde d'une nombreuse armée envoyée par la France à leur secours. Quand cette démarche fut connue à Paris, le Roi s'en montra fort ému. En l'absence de M. Thiers, qui chassait chez M. de Rothschild, il fit aussitôt insérer par M. de Montalivet, dans le Moniteur du 24 août, la note suivante : Plusieurs journaux ont publié un ordre du jour du général Lebeau, daté de Pampelune, le 13 août, dans lequel il annonce aux troupes sous ses ordres qu'il a été nommé par le roi des Français au commandement des légions qui sont au service de S. M. la reine d'Espagne. C'est une erreur que nous devons rectifier. Le général Lebeau a été autorisé par le Roi à passer au service de la reine d'Espagne ; mais le Roi n'a eu aucune part à la nomination de cet officier général à ce commandement. Cette note indiquait une préoccupation bien marquée de dégager le gouvernement français des affaires espagnoles. En effet, bien loin de voir dans l'insurrection victorieuse de Saint-Ildefonse un motif d'intervenir davantage, Louis-Philippe y trouvait plutôt une raison de retirer les secours qu'il n'avait consentis qu'à regret. Si l'on avait promis l'aide d'une légion composée de soldats français, c'était à la Reine libre, non à la Reine prisonnière ; c'était à un gouvernement monarchique, non à la constitution républicaine de 1812. Quelques jours avant l'insurrection, M. Isturitz, qui se sentait débordé, avait posé cette question à M. de Bois-le-Comte : Si la constitution dé 1812 était imposée à la Reine par la violence, le gouvernement français regarderait-il le traité comme subsistant encore pour ce qui regarde l'Espagne ? — Tout ce que je puis dire, répondit l'envoyé français, c'est que j'ai été chargé d'annoncer des secours à la Reine libre et indépendante, agissant avec le concours de la nation et avec celui des corps politiques régulièrement organisés, et non à la Reine réduite à être le jouet d'un parti, ou l'organe d'une volonté étrangère à la sienne. Louis-Philippe n'ignorait pas, d'ailleurs, l'effet produit sur les autres puissances par les événements de Saint-Ildefonse. M. de Metternich avait dit aussitôt à M. de Sainte-Aulaire : Ne vous y trompez pas, notre inaction n'est pas de la faiblesse l'Autriche, la Prusse et la Russie n'abandonnent pas l'Espagne à la France et à l'Angleterre, comme un sujet livré à leurs aventureuses expériences ; une intervention étrangère amènera très-probablement une guerre générale en Europe... Jamais la coalition de 1808 n'eut eu lieu contre la France, si l'empereur Napoléon n'avait pas été engagé en Espagne. Ce langage du prince de Metternich et celui non moins explicite qu'il tint à l'ambassadeur d'Angleterre laissèrent M. de Sainte-Aulaire convaincu que, si le parti constitutionnel triomphait en Espagne par ses propres forces, on éprouverait, à Vienne comme à Berlin et à Saint-Pétersbourg, une violente humeur, sans cependant se décider à nous faire la guerre ; mais que si don Carlos succombait sous l'effort de la France et de l'Angleterre, les trois puissances du Nord n'attendraient qu'une occasion de se venger, et que notre réconciliation avec l'Europe continentale deviendrait impossible[86]. Chaque heure augmentait donc la distance qui séparait la politique du Roi de celle de son ministre une rupture était inévitable. Louis-Philippe la provoqua dans les derniers jours d'août, en demandant formellement que les corps rassemblés sur les Pyrénées fussent dissous. Comme toutes les fois où les intérêts extérieurs de la France lui paraissaient en péril, il était fort résolu et disait à M. Thiers : Je serai le second tome du roi Guillaume, et je ne vous céderai pas, même si vous ameutiez une majorité contre moi. Le président du conseil combattit la mesure que proposait le Roi, par la raison que ce serait renoncer définitivement a agir en Espagne. Il faut rompre la glace, dit-il : le Roi ne veut pas l'intervention, nous la voulons ; je me retire. Ses collègues, sauf M. de Montalivet, adhérèrent à sa déclaration. Messieurs, répondit le Roi, il est donc entendu que le cabinet est dissous ; je vous demande de n'en point parler et de rester à vos postes, pendant que je vous chercherai des successeurs. Le secret ne fut pas longtemps gardé. Louis-Philippe annonça
lui-même l'événement aux ambassadeurs des puissances continentales[87], sachant que, de
ce côté, on lui saurait grand gré de son initiative. A Vienne, à Berlin, ce
fut comme un transport de reconnaissance on ne tarissait pas en éloges du
Roi. Il a prouvé, disait M. Ancillon, qu'il sait et veut non-seulement régner, mais aussi
gouverner. On admirait surtout que M. Thiers eût été renversé, non par la Chambre, mais par le Roi seul[88]. L'empereur
Nicolas, qui évitait d'ordinaire de parler de Louis-Philippe, comme si ce nom
seul lui brûlait les lèvres, en venait à dire à notre ambassadeur : Combien le Roi a eu de sagesse et de fermeté, en
s'opposant à l'intervention L'Europe lui doit beaucoup, et jamais il n'a
donné une preuve plus forte de sa prudence et de sa volonté[89]. Par contre,
vive irritation chez lord Palmerston, plus ou moins protecteur des radicaux
espagnols ; c'est au Roi personnellement qu'il en voulait, et il lui prêtait
les plus noirs desseins. Ces insurrections
militaires en Espagne et en Portugal sont le diable, écrivait-il à son
frère ; elles n'auraient pas éclaté, si notre digne
ami et fidèle allié, Louis-Philippe, avait rempli ses engagements et avait
agi dans l'esprit de la Quadruple-Alliance. Mais, quelle qu'en soit la cause,
il nous a jetés à peu près pardessus bord, nous, la Reine et le traité. Les
uns disent que c'est par peur des républicains, les autres par désir de
plaire à l'Autriche et à la Russie, d'autres qu'il veut le succès de don
Carlos et donne une princesse française à un fils de don Carlos... Peu
de jours après, il revenait à la charge : Louis-Philippe
nous a traités indignement dans les affaires espagnoles ; mais le fait est
qu'il est aussi ambitieux que Louis XIV et veut mettre un de ses fils sur le
trône d'Espagne, comme mari de la jeune reine ; il croit qu'il atteindra
mieux ce but par la continuation du désordre en Espagne. Une autre
fois, il accusait le gouvernement français de convoiter les provinces du nord
de l'Espagne[90].
Ce ressentiment ne fut-il pas pour quelque chose dans le mauvais coup que
lord Palmerston devait nous porter en 1840 ? Beaucoup l'ont pense, non sans
quelque raison[91]. En France, les conservateurs ne pouvaient pleurer beaucoup un ministre qui avait tout le temps coqueté à leurs dépens avec les amis de M. Odilon Barrot, dont l'œuvre la plus certaine avait été de décomposer l'ancienne majorité et de désorienter l'administration, et qui semblait même, à la fin, vouloir se jeter dans les aventures extérieures. D'autre part, la Gauche avait fini par trouver que l'exclusion des doctrinaires ne suffisait pas à ses principes et à ses passions ; elle s'était lassée des ménagements qu'elle s'imposait pour marcher avec le tiers parti, et il lui reprenait envie de combattre sous sa propre bannière. Il n'était pas jusqu'à M. de Talleyrand qui ne désavouât le ministre qu'il avait tant contribué à faire et qui ne donnât pleinement raison au Roi[92]. Aussi M. Duchâtel pouvait-il écrire, le 1er septembre : La position de Thiers est des plus mauvaises ; il est universellement abandonné. Quant aux spectateurs non classés dans les partis, le Constitutionnel ne parvenait pas à leur persuader que la chute de M. Thiers fût un grand malheur ils ne voyaient pas ce que, dans sa mobilité équivoque et stérile, ce ministre avait fait jusqu'alors, au dedans ou au dehors, qui le rendit particulièrement regrettable ; encore moins se faisaient-ils une idée nette de ce qu'eussent été ses projets d'avenir. A régler le compte de ces six mois de gouvernement, la part des déboires dépassait celle des satisfactions ; il était survenu plus d'inquiétude qu'il ne restait d'espoir. Si bien qu'à la nouvelle de la démission du ministère, l'impression dominante fut une impression de soulagement. D'ailleurs, cette intervention en Espagne, à propos de laquelle avait éclaté la crise, était loin d'être populaire. Elle l'était même si peu qu'on se demande comment M. Thiers avait choisi pour livrer sa dernière bataille une question où il devait être tellement assuré d'être battu. Peut-être avait-il assez conscience de l'avortement de son ministère pour ne plus chercher qu'un moyen de s'esquiver, pareil à ces joueurs impatients qui, aussitôt qu'ils devinent la partie perdue, jettent de dépit les cartes sur la table. On a observé plaisamment que, s'il était plus agile que tous à grimper au mât de cocagne du pouvoir, nul n'était plus prompt à s'en laisser glisser contraste avec M. Guizot qui s'y hissait lourdement, mais s'y cramponnait avec ténacité. Dans ces descentes, du reste, M. Thiers mettait beaucoup de souplesse et d'art, s'arrangeant pour retomber toujours sur ses pieds. En succombant sur la question d'intervention, il échappait au danger qui l'effrayait entre tous, celui de se retirer pour avoir tenté sans succès de s'unir aux anciens tenants de la Sainte-Alliance. L'imprudence même de l'aventure révolutionnaire et belliqueuse où il faisait mine de vouloir jeter la France contribuait a mieux effacer les avances faites naguère aux puissances continentales ; il donnait un gage éclatant à cette Angleterre qu'il venait de tant négliger ; il se retrouvait, pour l'opposition à venir, l'homme de la politique libérale et nationale Comédie st bien jouée que, quelques semaines plus tard, M. Odilon Barrot, montrant l'Europe divisée entre les États réformateurs et les conservateurs, entre la révolution et l'ancien régime, félicitait, avec sa gravité sentencieuse, M. Thiers d'avoir compris, au pouvoir, que la place de la France de Juillet était dans le premier camp, à côté des gouvernements ayant même principe et même origine qu'elle, et il faisait honneur au pourfendeur des radicaux suisses, au négociateur du mariage autrichien, d'être tombé victime de sa fidélité aux alliances libérales et de son horreur pour la contre-révolution européenne. |
[1] Cf. notamment les instructions données, le 3 avril 1833, à M. de Sainte-Aulaire, quand il alla prendre possession de l'ambassade de Vienne. L'antagonisme de la France et de l'Autriche, y lit-on, se rattache à la différence absolue des principes de leurs gouvernements, de l'esprit des populations, de tout ce qui constitue la force morale de l'un et de l'autre, de tout ce qui fait qu'indépendamment des accidents de la politique intérieure, la France en réalité n'a pas cessé, depuis un demi-siècle, d'être à la tête du mouvement des idées nouvelles, tandis que l'Autriche, au contraire, a constamment favorisé le maintien ou le rétablissement des anciennes institutions... L'hostilité morale, existant entre la France et l'Autriche, ne se rattachant pas à des motifs accidentels, mais au fond même de la situation, ce serait se faire une dangereuse illusion que de compter, pour la faire cesser, sur des motifs puisés dans les vicissitudes ordinaires de la politique. Cette hostilité durera tant que les deux pays continueront à marcher à la tête des deux ordres d'opinions et d'idées qui partaient aujourd'hui l'Europe en deux camps ennemis... Il ne saurait être question, pour longtemps, a moins de circonstances bien extraordinaires, de travailler à opérer un rapprochement intime entre deux pays sépares par des divisions aussi profondes. Le rôle de l'ambassadeur du Roi auprès de la cour impériale est d'observer attentivement les manœuvres ténébreuses d'un cabinet où viendront toujours aboutir tous les fils des combinaisons dirigées contre la France. (Mémoires inédits du comte de Sainte-Aulaire.)
[2] Lettre particulière de M. Thiers à M. de Barante, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, en date du 15 avril 1836. (Documents inédits.)
[3] Lettre de M. Thiers à M. de Sainte-Aulaire, destinée à être communiquée a M. de Metternich. (Mémoires inédits du comte de Sainte-Aulaire.)
[4]
Dépêche d'Ancillon, du 3 avril 1836. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. I, p. 590.)
[5] Dépêche de M. Thiers, en date dnl5 avril 1836. (Documents inédits.)
[6] Dépêche de M. de Barante au duc de Broglie, en date du 20 décembre 1835. (Documents inédits.) — Il est vrai qu'en 1836, il avait peu de chances d'opérer cette dissolution. Une dépêche de M. de Barante, adressée à M. Thiers, le 22 mars 1836, indiquait judicieusement d'où venait la difficulté : Dans la situation présente, toutes choses restant ce qu'elles sont, en quoi pourrait servir a une des trois puissances de se détacher des deux autres ? Si elle avait un dessein à exécuter, si elle entrevoyait un périt dont elle eut a se garder, je conçois qu'elle vint chercher notre aide et notre appui. Mais il n'y a rien de pareil en ce moment, chacun veut le statu quo, chacun se trouve bien de l'équilibre européen et en souhaite la préservation actuelle. Or, rien, selon les cabinets de Berlin et de Vienne, ne peut mieux maintenir cet équilibre que l'union des trois cours du Nord, destinée à arrêter les invasions révolutionnaires, et l'alliance de la France avec l'Angleterre, qui retiendra !a Russie dans ses projets d'invasion ou de conquête... Si nous faisions quelques tentatives, si l'on nous voyait quelque désir de dénouer les liens qui unissent les cabinets du Nord, ces liens en deviendraient plus serrés et plus intimes, car nous donnerions ainsi l'indice d'un esprit d'inquiétude ou de projets ultérieurs. Rappelons-le, du reste, quand le duc de Broglie songeait à détacher l'Autriche des autres puissances, c'était seulement en vue de la question d'Orient et pour le jour ou cette question se poserait. Il n'y avait donc pas contradiction entre lui et M. de Barante.
[7] Lettre particulière de M. Thiers à M. de Barante, en date du 15 avril 1836. (Documents inédits.)
[8] Dépêche précitée du 15 avril 1836.
[9] Lettre précitée, en date du 15 avril 1836.
[10] Cependant, quand il envisageait les choses au point de vue de la politique intérieure de la France, M. de Metternich regrettait qu'on eût fait de M. Thiers un président du conseil. Cela lui paraissait un véritable danger pour la durée du nouveau ministère. — Je n'ai rien, ajoutait-il, contre l'homme personnellement mes doutes ne portent pas sur ses facultés intellectuelles, mais il me semble avoir trop peu de poids. Aussi ne lui vois-je d'autre soutien que celui que lui prêtera la couronne, et les hommes qui vivent de fonds prêtés ne sont jamais forts par eux-mêmes. Mais tout en France est placé en dehors des calculs, j'accepte donc le nouveau président du conseil, et j'attends l'événement. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 137, 138.)
[11] Lettre de M. Bresson à M. de Barante, en date du 7 mars 1836. (Documents inédits.)
[12] Dépêches de M. de Barante, en date des 9 et 23 mars 1836. (Documents inédits.) — Cf. aussi HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 606. Il est vrai que le czar Nicolas, plus passionné que ses ministres, se plaignait au contraire qu'on montrât, à Vienne et à Berlin, trop de condescendance pour Paris.
[13] MM. d'Apponyi et de Werther ne se cachaient pas du plaisir que leur causait l'avènement de M. Thiers. Lettre de M. Bresson du 7 mars. (Documents inédits.) — La duchesse de Dino, fort suspecte, il est vrai, et passionnée en cette affaire, écrivait à M. de Sainte-Aulaire, le 2 mars, que les rapports du corps diplomatique avec M. de Broglie étaient devenus tellement désagréables, que tout autre ministre, quel qu'il fût, aurait paru aux ambassadeurs étrangers un ange du ciel. (Mémoires inédits du comte de Sainte-Aulaire.) — Plus tard, en 1843, M. de Metternich, causant avec M. de Flahaut, du duc de Broglie, lui disait : Le duc de Broglie, ah ! nous avons bien contribué dans le temps à le renverser. On nous avait persuadé que cela serait utile à notre politique.
[14] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.
[15] National, 3 mai 1836. C'est ce qui fera dire plus tard au vicomte de Launay (madame de Girardin) : M. Thiers croit aux grands seigneurs ; quand un lord daigne lui écrire pour le mystifier, cela le flatte. (T. III, p. 76.)
[16] Dépêches de Sales, du 29 janvier 1836, et de Werther, du 22 mars, citées par HILLEBRAND (Geschichte Frankreichs, t. I, p. 598).
[17] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire, et aussi Mémoires de Metternich, t. VI, p. 137.
[18] Documents inédits. C'est sans doute à la suite de quelque protestation de ce genre que lord Palmerston écrivait, le 5 mars 1836 : Thiers est tout à fait pour l'alliance anglaise. Madame Lieven et Talleyrand seront désappointés. Ils se sont efforcés de se débarrasser de Broglie, comme ils ont tâché de me mettre dehors, dans l'espoir de briser ainsi l'alliance entre l'Angleterre et la France. (BULWER, The life of Palmerston, t. III, p. 16.) Cette confiance de Palmerston ne devait pas durer.
[19] Interrogé sur la raison de ce traitement différent, un diplomate autrichien avait répondu que cette communication était, non de droit, mais de pure confiance ; que la confiance ne se commandait point ; que le cabinet français s'était toujours montré bienveillant pour l'Autriche, que le Roi et ses ministres avaient toujours cru ce qui était vrai, et compris ce qui était nécessaire ; tandis que lord Palmerston avait, en toute occasion, témoigné malveillance, méfiance, hauteur ; qu'ainsi l'on avait cru devoir rendre procédés pour procédés. Dépêche de M. de Barante à M. Thiers, du 20 avril 1836. (Documents inédits.)
[20] Voir sur ces incidents, qui s'étaient produits à la fin de 1835 et au commencement de 1836, ce qui a été dit plus haut, dans le volume précédent.
[21] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire. Cf. aussi dépêches de M. Thiers à M. de Barante et à M. de Sainte-Aulaire, en date des 3, 12 et 14 mars 1836. (Documents inédits.)
[22] Dépêche de M. Thiers à M. de Barante, du 15 avril 1836. (Documents inédits.)
[23] L'incident de Cracovie ne fut pas le seul où M. Thiers se montra disposé à faire passer son désir de plaire aux puissances continentales, même à la Russie, avant les sympathies alors si vives de l'opinion française pour la Pologne. Il écrivait, te 2 mai 1836, à notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg : J'ai provoqué, avant toute demande du comte Pahlen, la dispersion des Polonais qui avaient signé la grande confédération. J'ai agi spontanément, parce que je regarde connue une violation du droit des gens de laisser organiser sur son territoire des moyens d'insurrection contre les gouvernements avec lesquels on est en paix. Je serai attaqué à la tribune et je me défendrai sans embarras et sans crainte, sur ce sujet. Trente-deux Polonais ont été frappés ; vingt-et-un ont voulu quitter la France ; onze sont renvoyés de Paris dans des dépôts, et dans des dépôts différents. Nous ne leur laisserons jamais organiser l'insurrection chez nous. (Documents inédits.)
[24] M. Rossi, alors réfugié à Genève, fut le rapporteur d'un projet de révision dans ce sens. Ce fut même l'échec de ce projet qui le détermina à s'établir en France.
[25]
Dépêche de lord Palmerston du 9 juillet 1832. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t.
I, p. 609.)
[26] M. de Broglie avait eu, à Coppet, occasion de lier des rapports personnels avec plusieurs des libéraux de Genève, de Berne et de Lausanne. C'est pour cela que Louis-Philippe, causant, un peu plus tard, en 1835, avec des ambassadeurs étrangers, se plaignait de la marotte suisse de son ministre. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. I, p. 612.)
[27] Mémoires inédits du comte de Sainte-Aulaire.
[28] Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 417.
[29] HILLEBRAND, Geschichte
Frankreichs, t. I, p. 609-612.
[30] Lettre au comte Apponyi, du 14 avril 1836. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 142.) — M. Thiers écrivait à notre ambassadeur, le 25 juin 1836 : J'ai refusé toute démarche commune, faite en nom collectif. Si l'Autriche trouve notre conduite bonne et sensée, et veut l'imiter, soit ! Mais il ne nous convient pas de faire avec elle un petit fragment de Sainte-Alliance. (Documents inédits.)
[31] Ces dépêches ne furent pas connues du public sur le moment. M. Guizot les apporta à la tribune, le 3 février 1848, pour se défendre contre M. Thiers redevenu l'avocat des radicaux suisses.
[32] Mémoires inédits du comte de Sainte-Aulaire, et dépêche de M. Thiers à M. de Barante, du 15 août 1836. (Documents inédits.)
[33] Dépêche de M. de Barante, du 21 mai 1836. (Documents inédits.)
[34] Dépêche de M. Thiers à M. de Barante, 14 juillet 1836. (Documents inédits.)
[35] Mémoires inédits du comte de Sainte-Aulaire.
[36] Mémoires inédits du comte de Sainte-Aulaire. — Cf. aussi les Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 140, 150. Plus tard, après la chute du ministère du 22 février, Louis-Philippe plaisanta le comte Apponyi de la bonhomie avec laquelle il avait rendu le papier à M. Thiers. Jamais, lui dit-il, à votre place, je ne me serais dessaisi d'une pièce originale de cette importance. — Profitez de la leçon, écrivit, à cette occasion, M. de Metternich à son ambassadeur ; en suivant les conseils du roi Louis-Philippe, vous deviendrez un parfait diplomate.
[37] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t.
I, p. 590, 596, 597, 673.
[38] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. I, p. 673, et Mémoires inédits du comte de Sainte-Aulaire.
[39] Cf. passim les Mémoires de M. de Metternich, t. VI. Voici un spécimen de cette correspondance : Par mon expédition de ce jour, écrivait le prince de Metternich au comte Apponyi, le 28 mars 1836, je m'adresse de nouveau au Roi avec une grande franchise. Veuillez lui faire sentir que dans cette franchise même se trouve le gage de la confiance que j'ai dans la qualité de son esprit. Je crois lui fournir, par ce que je lui dis sur les questions de cabinet, un argument d'une grande force, qu'il pourra faire valoir pour arrêter ses ministres dans une direction essentiellement fautive et qui repose sur des éléments détestables, tels que la vanité et l'esprit de domination des individus. C'est dans un monde qui n'existe pas dans la réalité, que certains ministres ont été chercher leur utopie d'omnipotence ministérielle. Je sais bien que le modèle leur en a été fourni par l'Angleterre ; mais s'ils avaient plus de pratique dans l'esprit, ils auraient découvert que les mœurs gouvernementales anglaises ne sont point et ne seront jamais véritablement applicables à la France. La cause que nous désirons servir aujourd'hui, c'est le rétablissement de l'autorité dans ce dernier pays, et Louis-Philippe doit, à cet égard, être de notre avis. La France a soif du pouvoir, et le pouvoir est un mot vide de sens s'il n'est fondé sur l'autorité. Qu'est-ce que l'autorité ministérielle, surtout sous le régime du représentatif moderne qui est l'ennemi de tout maintien des hommes en place ?... Je raisonne beaucoup dans les dépêches que j'envoie a Paris, parce que je trouve le raisonnement à sa place dans nos relations avec Louis-Philippe et avec un pays où l'ordre public est redevenu un objet d'éducation. (Ibid., p. 139, 140.) Il parait que M. de Talleyrand avait encouragé M. de Metternich à faire campagne contre la fantasmagorie représentative et avait exprimé l'avis qu'il fallait faire en France une Restauration épurée : Je ne puis assez vous exprimer, écrivait M. de Metternich à son ambassadeur, combien les dernières confessions que M. de Talleyrand vous a faites sur la marche de l'opinion publique en France, m'ont intéressé. C'est une chose curieuse à suivre que te retour d'un vieux pécheur vers les bons principes. (Ibid., p. 140, 144.)
[40] Mémoires de Metternich, p. 142.
[41] Le National se plaignit, à ce propos, que le comte Apponyi s'exprimât au nom du corps diplomatique, comme si la royauté du 7 août était placée sous sa tutelle et sa surveillance De quoi se mêle cet étranger ? ajoutait-il. De quel front ce hussard hongrois ose-t-il se faire juge entre les partis et les opinions qui se disputent sur le sens, sur l'interprétation et la portée de la révolution de Juillet ? (3 août 1836.)
[42] J'ai d'ailleurs, pour cet épisode, un guide excellent que je m'attacherai à suivre ; c'est M. le comte de Sainte-Aulaire, qui fut acteur principal de cette négociation. Le récit détaillé qu'il en fait dans ses Mémoires inédits, et qui, sur plus d'un point, complète ou redresse ce qui a été jusqu'ici publié, n'est pas la partie la moins agréable ni la moins piquante de cet écrit. Peu avant sa mort, l'auteur en a lu, dans une des séances privées de l'Académie française, des fragments qui ont obtenu le plus vit succès. Les documents ou conversations qui seront cités, sans indication spéciale de source, au cours des pages qui vont suivre, sont tirés de ces Mémoires.
[43] H. HEINE, Lutèce, p. 264.
[44] Revue rétrospective.
[45] M. de Sainte-Aulaire raconte à ce sujet une anecdote intéressante. C'était dans les premiers jours d'août 1830. Le futur ambassadeur avait accepté à l'improviste de présider un banquet que les élèves de l'Ecole polytechnique offraient au jeune duc d'Orléans. A peine celui-ci fût-il arrivé, qu'il attira M. de Sainte-Aulaire dans une embrasure et lui dit avec un ton d'autorité dont son interlocuteur fut frappé : Puisque vous présidez le banquet, je suis bien sûr que vous avez tout prévu et qu'il ne s'y passera rien d'inconvenant. — Je ne pouvais en vérité, raconte M. de Sainte-Aulaire, lui donner cette assurance, et j'essayai de lui faire comprendre comment j'étais excusable de n'avoir rien prévu du tout. Coupant court à mon apologie, le prince reprit Les toasts, par exemple, quels seront-ils ? Montrez-tes-moi, je vous prie. Sur ma réponse que je ne les avais point vus, le prince ne put contenir un mouvement d'impatience et m'enjoignit d'aller, en toute hâte, m enquérir de ce qui avait été réglé à ce sujet par les commissaires. M. de Sainte-Aulaire, au bout de quelques instants, rapporte au duc d'Orléans un papier sur lequel se trouvaient les toasts. Le jeune prince n'y eut pas plutôt jeté un coup d'œil, qu'il rougit et le rendit à M. de Sainte-Aulaire, avec un regard de reproche, lui indiquant du doigt cette phrase qui se trouvait dans le toast du général Gourgaud : Le renversement des Bourbons a lavé l'affront que les étrangers ont fait à la France, en 1815. — Je dois l'avouer à ma confusion, ajoute M. de Sainte-Aulaire, cette grosse inconvenance ne m'avait point frappé, tant j'étais étourdi du mouvement qui nous entrainait tous alors. Si l'on veut remarquer que cette même cause devait agir plus puissamment encore sur le prince royal et qu'il n'avait pas vingt ans, il faudra lui tenir compte d'avoir conservé à ce degré la possession de lui-même. Je lui en fis avec sincérité mon compliment. M. de Sainte-Aulaire obtint, non sans peine, du général, la correction de sa phrase. Le banquet se passa donc convenablement. A la fin cependant, les têtes s'échauffaient, et peut-être aurait-on eu de la peine à mener la fête à fin sans scandale, si elle n'eût été interrompue par la nouvelle d'une émeute. La police demanda à quelques-uns des polytechniciens de se montrer au peuple pour le rappeler au sentiment de ses devoirs. Trois ou quatre de ces braves étourdis partirent aussitôt, ne doutant pas du succès. Ils furent bafoués par la populace.
[46] H. L. BULWER, The life of Palmerston, t. II, p. 137.
[47]
Cf. dépêche du comte de Sales du 19 août 1835. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t.
I, p. 671.)
[48] J'ai déjà eu occasion de parler de cette première partie des négociations et de faire connaître les sentiments de M. de Metternich en cette circonstance. Cf. t. II, p. 403-404.
[49] M. de Sainte-Aulaire raconte, dans ses Mémoires, que l'empereur Ferdinand, recevant le ministre de Belgique, lui avait parlé tout le temps de la cour de Hollande et l'avait charge d'assurer le roi Léopold de la part qu'il avait prise à la maladie du prince d'Orange. Du reste, il était bon et jouissait même, pour ce motif, d'une sorte de popularité.
[50] Ce fait est rapporté dans une lettre de M. Bresson à M. de Sainte-Aulaire en date du 21 juin 1836. (Documents inédits.)
[51] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. I, p. 670.
[52] Lettre précitée de M. Bresson.
[53] HILLEBRAND, Geschichte
Frankreichs, t. I, p. 670.
[54] HILLEBRAND, Geschichte
Frankreichs, t. I, p. 669.
[55] Lettre du 29 avril 1836. (Documents inédits.)
[56] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t.
I, p. 670.
[57] Lettre de M. Bresson à M. de Barante, du 12 mai 1836. (Documents inédits.)
[58] Dépêche de M. Bresson à M. Thiers, du 23 mai 1836. (Documents inédits.)
[59] Dépêche de M. de Barante à M. Thiers, du 28 mai 1836. (Documents inédits.)
[60] Nos ennemis, dit à ce propos M. de Sainte-Aulaire, s'étaient mis d'accord pour exalter le duc de Nemours aux dépens de son frère, espérant faire naitre quelque mésintelligence entre les deux frères. Cet honnête calcul fut déjoué par la modestie noble et généreuse du jeune prince ; dès son arrivée, il s'était placé comme le premier aide de camp de son frère, qui, de son coté, le prévenait constamment par les attentions les plus soigneuses.
[61] Mémoires de Metternich, t. VI, p. 99 à 105 et p. 147.
[62] Lettre de M. de Barante. (Documents inédits.)
[63] L'un de ces jeunes princes était l'archiduc Albert, le futur vainqueur de Custozza et le meilleur homme de guerre de l'Autriche contemporaine.
[64] Comme presque toujours, je m'attache au récit de M. de Sainte-Aulaire. Voici comment, de son côté, la princesse de Metternich rapporte, dans son journal, la conversation des deux archiducs : 9 juin. Clément est allé de bonne heure chez l'archiduc Louis, qui lui a dit qu'il avait parlé à son frère l'archiduc Charles. Ce dernier a déclaré qu'il partageait entièrement la manière de voir de l'archiduc Louis, et qu'il était résolu à refuser la main de sa fille au duc d'Orléans. (Mémoires de Metternich, t. VI, p. 104.)
[65] Cet épisode parait avoir été ignoré de la princesse de Metternich, qui, dans son journal, présente les faits sous un jour quelque peu différent. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 103 à 105.) M. de Sainte-Aulaire était mieux placé pour savoir ce qui s'était passé.
[66] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 161.
[67] Dans une lettre à son père, lettre dont M. de Sainte-Aulaire a eu communication, l'archiduchesse, femme de l'archiduc Renier, a fait une peinture touchante de l'effet produit sur les jeunes princes par la nouvelle qui vint, dit-elle dans sa langue si vivement originale, culbuter en tristesse les événements de la journée. ... Le duc d'Orléans, raconte la princesse, vient vite à moi ; je le vois tout bouleversé, les yeux rouges, enflés ; je lui dis Mon Dieu, qu'avez-vous donc ? — Je viens, madame, pour vous annoncer un affreux malheur, mais qui heureusement se termine mieux qu'on pouvait le croire. — Et, disant cela, les larmes lui coulaient des yeux ; moi, je pensai de suite : Oh ! ci siamo, il y a eu du grabuge, comme on annonçait ces jours passés qu'il s'en préparait sous main pour avant les journées. Enfin, il me dit : — On a tiré presque à bout portant sur le Roi. Il n'est pas blessé heureusement, mais il est affreux pour nous de n'avoir pas été là, de n'avoir pas pu nous mettre devant lui, etc., etc. Le voilà qui laisse un libre cours à ses idées et à ses larmes. Jamais vous ne concevrez a quel point ils furent touchants, dans le désespoir de n'avoir pas partagé le danger de leurs parents. Tous leurs messieurs aussi étaient bouleversés, chacun à sa manière, mais tous avec dévouement et prêts à faire tout au monde pour leurs princes. M. le duc d'Orléans aurait touché un marbre réellement. D... et R... disaient que l'avoir vu hier, c'était pour l'aimer et l'estimer toujours... Mon Dieu, mon Dieu ! quelle affreuse position que la leur ! et surtout celle de leur père ! Certes, ils ne sont pas à envier, mais bien à louer et à plaindre. Cela rend triste et bête, car c'est toujours à recommencer de vouloir dire (sic) que ce n'est pas fini, et Dieu sait comment cela finira. A présent, sauf respect, je désire assez de bien au duc d'Orléans pour ne pas lui souhaiter de régner.
[68] HILLEBRAND, Geschichte
Frankreichs, t. I, p. 674.
[69] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 149. Cf. aussi p. 152-3.
[70] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 152, 162 et 167.
[71] Lettre du 30 juin 1836. (Documents inédits.)
[72] Cette nouvelle fut d'autant plus pénible à la reine Marie-Amélie qu'elle avait espéré marier une de ses filles à son neveu, le roi de Naples, et que celui-ci, avec son habitude de mystifier les gens, venait, dans une visite récente à la cour de France, de se conduire de façon à encourager les espérances de la Reine. Il n'y a rien de plus pénible, écrivait à ce sujet la pieuse princesse, que d'être trompée dans des sentiments d'affection et de confiance ; mais j'offre à Dieu ma peine.
[73] Tant pis pour qui n'a pas voulu de notre hypothèque, écrivait M. Thiers à l'ambassadeur de France à Vienne. (Mémoires inédits du comte de Sainte-Aulaire.)
[74] Dépêche de Werther, du 3 septembre 1836, citée par HILLEBRAND (Geschichte Frankreichs, t. I, p. 591).
[75] Mémoires inédits du comte de Sainte-Aulaire.
[76] HILLEBRAND, Geschichte
Frankreichs, t. I, p. 591.
[77] Le chancelier ajoutait à ce propos : Ce n'est pas l'Autriche que, dans l'affaire de la Péninsule, nous voyons compromise en première ligne. Ce que je prêche, ce sont les conditions de la vie pour la France. Quand on me dit : — Si vous faites l'un, je ferai l'autre, c'est tout comme si l'on ne disait rien. Les enfants, pour punir leurs parents, disent souvent Je ne manderai pas. Aussi souvent que j'entends une menace pareille, je dis a l'enfant : — Eh bien, ne mange pas ! (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 153.)
[78] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 155.
[79] Dépêche du 24 juillet 1836. (HILLEBRAND, Geschichte
Frankreichs, t. I, p. 633.)
[80] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t.
I, p. 636.
[81] Mémoires de M. de Sainte-Aulaire.
[82] Dépêche de M. Thiers à M. de Barante, du 15 août 1836. (Documents inédits.)
[83] Lettre écrite, quelques jours plus tard, par Louis-Philippe à M. Dupin, pour lui rendre compte des causes de la crise. (Mémoires de Dupin, t. III, p. 223.)
[84] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.
[85] Dépêche de M. de Bois-le-Comte, citée dans les Mémoires de M. Guizot, t. IV, p. 165.
[86] Mémoires inédits du comte de Sainte-Aulaire.
[87]
Eh bien, mon cher baron, disait le Roi à M. de
Werther, j'ai été dans une nouvelle cuisson, depuis
que je ne vous ai vu. (Dépêche
de Werther citée par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichts, t.
I, p. 593.)
[88] HILLEBRAND, Geschichte
Frankreichts, t. I, p. 596 et 636.
[89]
Dépêche de M. de Barante, des 8 et 22 octobre 1836. (Documents inédits.)
[90] H. L. BULWER, The life of Palmerston, t.
III, p. 24, 27, 28.
[91] Tel est le sentiment de Bulwer lui-même, t. II, p. 218.
[92] Lettre de M. Royer-Collard à M. Molé, en date du 2 septembre 1836. (Documents inédits.)