I. Une ère nouvelle. Que va faire M. Thiers ? Attente curieuse et inquiète. Dispositions des divers groupes. Tactique du président du conseil. — II. Gages alternativement donnés aux conservateurs et à la gauche. Déclaration du ministère. Discussion sur les fonds secrets. Attitude expectante et bienveillante de l'ancienne opposition. — III. Irritation des doctrinaires. Les ardents engagent quelques escarmouches à la tribune. M. Guizot est plus réservé. Les doctrinaires, dans leur opposition, ne sont pas suivis par une partie des conservateurs. Dislocation de la vieille majorité. — IV. M. Thiers esquive la conversion des rentes. Lois utiles. Tarifs de douane. Le budget. Succès personnel et infatuation du président du conseil. — V. Attentat d'Alibaud. La société des Familles. Blanqui et Barbès. Leur condamnation. La suppression de la revue du 28 juillet. Effet produit. Discrédit de la politique de concession.I La dissolution du cabinet du 11 octobre et l'avènement du ministère de M. Thiers marquent une date importante dans l'histoire du gouvernement de Juillet. C'est la fin des luttes ouvertes, violentes, souvent sanglantes, soutenues par la royauté nouvelle contre la faction révolutionnaire ; luttes périlleuses, mais non sans grandeur, qui ont abouti à la défaite de cette faction. Désormais, la monarchie semble maîtresse du présent et assurée de l'avenir ; la paix extérieure n'est plus en péril ; le pays jouit d'une sécurité matérielle et, par suite, d'une prospérité inconnues depuis six ans. Mais cette sécurité même engendre, dans le parti vainqueur, des divisions néfastes. A l'ère des combats tragiques, va succéder, pendant près de cinq ans, l'ère parfois plus déplaisante et même plus nuisible des crises parlementaires. Ces crises ont, dès cette époque, diminué dans beaucoup d'esprits le crédit de cette forme de gouvernement libre, que, depuis 1814, la France avait empruntée à l'Angleterre et nous ne nous dissimulons pas qu'aujourd'hui, vues de loin, dépouillées du prestige oratoire qui enveloppait alors et voilait leurs misères, elles risquent de paraître plus laides et plus stériles encore. Conviendrait-il donc de glisser sur cette faiblesse passagère ? On sait que cette histoire est, de parti pris, rebelle à de telles complaisances. Son système est de tout dire. Cette sincérité n'est-elle pas plus honnête, plus virile, plus digne du régime dont nous honorons la mémoire, plus profitable aux générations nouvelles dont il importe d'aider l'inexpérience ? D'ailleurs, à qui voudra réfléchir il apparaîtra que ces crises ont été des accidents causés par l'erreur des hommes et le malheur des temps, non le résultat normal et essentiel du régime représentatif sagement contenu et intelligemment pratiqué. On y j apprendra donc à mettre, dans l'avenir, la monarchie en garde contre le retour de fautes semblables, nullement à douter des institutions elles-mêmes. Dans le ministère tel que nous l'avons vu se constituer le 22 février 1836, M. Thiers exerce, pour la première fois, en qualité de président du conseil, le pouvoir d'un chef de gouvernement et en porte la responsabilité. Jusqu'alors, il avait été ministre ; il n'avait eu ni à former, ni à diriger un cabinet. Associé à des hommes considérables dont le caractère et les idées différaient beaucoup des siennes, on eût été embarrassé de dire dans quelle mesure la politique appliquée avait été la sienne ou la leur. Désormais, il va donner sa vraie mesure, et l'on pourra le juger d'après son œuvre propre d'autant mieux qu'il ne risque pas d'être dominé ou éclipsé par aucun des collègues qu'il s'est donnés[1] ; quel que fut le mérite de ces derniers, leur renom était loin d'égaler celui de leur président, et d'ailleurs leurs origines étaient trop diverses, trop contraires même, pour que leur réunion eût une signification bien nette. Aussi, dans le cabinet, le public ne voyait-il que M. Thiers. Cet effacement des autres ministres faisait ressortir davantage la hardiesse, d'aucuns eussent dit volontiers la présomption, avec laquelle leur jeune chef, de fortune récente et de considération encore discutée, s'était élevé au poste naguère occupé par les Périer, les Soult et les Broglie. La curiosité dont le nouveau président du conseil se trouvait l'objet n'était pas, en effet, toute bienveillante. Pour être plus populaire que M. Guizot, il n'avait pas acquis une importance morale en rapport avec son talent. Les circonstances mêmes de son avènement prêtaient aux critiques, et il semblait naturel de soupçonner quelque intrigue dans le fait de cet homme qui grandissait par la chute du cabinet dont il avait fait partie, et qui prenait parmi les adversaires les plus acharnés de ce cabinet plusieurs de ses nouveaux collègues. Pour le moins se croyait-on autorisé à y voir une ambition un peu impatiente, et l'on ne manquait pas d'y opposer le désintéressement si vrai et si fier du duc de Broglie[2], ou la retraite, moins sereine au fond, mais très-digne aussi, de M. Guizot ; on montrait ce dernier rentrant simplement, avec sa vieille mère et ses enfants, dans sa modeste maison de la rue de la Ville-l'Évêque, et y reprenant cette vie de famille et de travail dont l'austérité puritaine imposait le respect aux plus ennemis. Chacun se disait que le jeune premier ministre, pour justifier une élévation aussi anormale, chercherait à faire quelque chose d'extraordinaire et d'éclatant. Mais que serait-ce ? On l'ignorait. Il avait déjà donné assez de preuves de son agilité et de sa mobilité pour que personne ne pût prévoir, la veille, l'attitude qu'il aurait fantaisie de prendre le lendemain. On attendait attente un peu inquiète ; car, si la merveilleuse intelligence de l'homme était connue, on n'ignorait pas ce qu'il s'y mêlait d'infatuation et de légèreté aventureuse[3]. Aussi ceux-là même qui avaient, comme M. de Talleyrand, le plus poussé an changement de cabinet, tenaient-ils, aussitôt la chose faite, à dégager leur responsabilité, à se garer de toute solidarité avec le nouveau président du conseil. Dans une lettre écrite, le 2 mars, à M. de Sainte-Aulaire, la duchesse de Dino protestait avec vivacité contre les bruits qui attribuaient à son oncle le renversement du ministère précédent ; ne pouvant nier cependant toute participation de M. de Talleyrand à l'élévation de M. Thiers, elle jugeait prudent de la limiter autant que possible. Si de connaitre M. Thiers depuis dix ans, disait-elle, de lui avoir toujours reconnu et beaucoup d'esprit, et beaucoup de talent, et l'humeur facile, c'est l'avoir fait ce qu'il est aujourd'hui, en effet nous sommes complices. Je ne nous connais point d'autre participation à ce qui s'est fait, et peut-être que notre amitié pour M. Thiers lui aurait souhaité une marche de plus entre celle sur laquelle il se trouvait déjà et le sommet qu'il a atteint si rapidement. Du reste, il a trop d'esprit pour ne pas mesurer la difficulté, trop de courage pour ne pas l'affronter, trop de bon sens pour s'enivrer, trop de ténacité pour se décourager. Il est possible qu'il périsse dans l'entreprise... Cette maison-ci — c'est-à-dire la maison de M. de Talleyrand — est trop dévouée au Roi pour ne pas désirer le succès de ses ministres, mais elle n'accepte aucune responsabilité, n'admet aucune solidarité. M. Thiers est trop habile pour qu'on essaye de le diriger et de l'influencer, et s'il doit l'être par quelqu'un, c'est par le Roi[4]. M. Molé écrivait de son côté, le 9 mars, à son ami M. de Barante : Les influences étrangères qui viennent aboutir à la rue Saint-Florentin — c'était là que demeurait M. de Talleyrand — s'étonnent et s'inquiètent de leur ouvrage. M. de Talleyrand le désavoue et fait écrire partout qu'il n'a été pour rien dans tout ce qui s'est passé. C'est l'habitude de sa vie entière de renier ou détruire ce qu'il a fait[5]. Cette incertitude sur la direction que suivrait M. Thiers avait pour résultat qu'aucun parti ne se pressait de prendre attitude d'opposition. C'était à croire qu'en débutant, le cabinet ne rencontrait pas d'ennemis. Quand, le 1er mars, le président du conseil ouvrit ses salons, les représentants des opinions les plus opposées s'y rendirent, depuis M. Guizot jusqu'à M. O. Barrot, chacun conduit par des raisons différentes. Les doctrinaires étaient sans doute au fond fort irrités de ce qu'ils appelaient volontiers la défection de leur ancien allié[6], mais ils jugeaient de leur dignité et de leur intérêt d'éviter une hostilité trop prompte qui eût trahi leur dépit et où ils n'eussent pas été suivis par la masse des conservateurs. Aussi prirent-ils une attitude expectante. La duchesse de Broglie, écho de son mari, écrivait, le 25 février, à M. de Barante : Ce ministère-ci a une attitude peu brillante ; on désire sa durée, on lui souhaite bon succès et bonnes intentions, mais on doute beaucoup[7]. De Saint-Pétersbourg, le sage et fin M. de Barante écrivait à M. Guizot, en voilant le conseil sous la forme d'un éloge : Je suis sûr que vous ne serez ni impatient ni ardent. Le Journal des Débats se proclamait prêt à soutenir le cabinet, tant que celui-ci resterait fidèle à la politique de ses prédécesseurs, et souhaitait de pouvoir demeurer longtemps ministériel. Il feignait, non sans malice, de croire imposable que M. Thiers désavouât son propre passé, en changeant cette politique, et écartait, comme une injure pour le président du conseil, les espérances manifestées par l'opposition. Ce que le ministère a à faire, disait-il, c'est de décourager au plus vite ces espérances. Dans le tiers parti, satisfaction vive et sincère. Ce groupe était heureux de voir dans le cabinet trois des siens, MM. Passy, Sauzet, Pelet de la Lozère plus heureux encore d'en voir exclus tous les doctrinaires[8]. C'était, pour lui, la revanche du ministère des trois jours. Il ne se sentait pas gêné par le souvenir de la guerre si rude que M. Thiers lui avait faite naguère à la tribune, ou du mépris que, tout récemment encore, cet homme d'État lui témoignait dans ses conversations[9]. Le Constitutionnel se chargeait de présenter le nouveau président du conseil comme un homme de Juillet qui sortait enfin, le front levé, de sa longue captivité doctrinaire ; durant cette captivité, il avait été forcé de sacrifier aux faux dieux et de voter, le cœur déchiré, les lois de septembre et toutes les mesures de rigueur qui avaient marqué cette fatale époque ; mais il venait maintenant, le rameau d'olivier à la main, tout réparer, tout apaiser, brûlant d'embrasser des frères dont il avait été trop longtemps l'adversaire. Le Constitutionnel en était tout attendri. Quant à la gauche dynastique, elle se battait d'attirer et de compromettre M. Thiers ; en lui offrant sa protection elle comptait qu'une fois séparé de ses alliés du 11 octobre, il serait fatalement conduit a s'appuyer sur elle ; d'ailleurs, ce ministre ne lui rendait-il pas tout de suite un inappréciable service, en rompant le faisceau formé par Casimir Périer et maintenu depuis lors à si grand'peine ? Il ne faut pas, disait M. O. Barrot, qu'on nous accuse de ne vouloir d'aucun gouvernement. Soutenons ce ministère, et nous l'enlevons à la Doctrine[10]. Aussi les journaux de gauche, à l'exception des républicains du National et du Bon Sens, quittèrent immédiatement le ton d'opposition à outrance qui avait été si longtemps le leur, se montrèrent aimables pour le nouveau cabinet, affectèrent de voir dans le seul fait de son avènement une sorte de détente, et indiquèrent seulement que, plus tard, ils lui demanderaient l'abrogation des lois de septembre et l'extension du droit électoral. M. Thiers ne pouvait cependant se faire illusion sur les difficultés que voilait cet accueil, en apparence si unanimement bienveillant. Les divers partis prétendaient tous lui imposer leurs conditions, et celles-ci étaient contradictoires et inconciliables. Les conservateurs n'étaient disposés à le soutenir qu'autant qu'il resterait fidèle à la politique de résistance, et il pouvait s'en fier à la vigilance peu indulgente des doctrinaires, pour signaler toute déviation. Si la gauche lui permettait les transitions et les dissimulations nécessaires, c'était dans l'espoir qu'il se dirigerait réellement vers elle. Entre les deux, à la vérité, était le tiers parti, mais il ne pouvait suf6re, ni comme qualité ni comme quantité ; lui-même d'ailleurs était malaisé à satisfaire jaloux, si les ministres ménageaient trop les doctrinaires ; épouvanté, s'ils penchaient trop vers la gauche. Pour sortir d'embarras, M. Thiers imagina tout de suite une tactique d'autant plus intéressante à étudier qu'elle lui servira dans l'avenir, toutes les fois qu'il se retrouvera au pouvoir. Elle ne consistait pas à prendre nettement parti dans un sens ou dans l'autre. Le nouveau président du conseil ne songeait pas à rester enchaîné à cette politique de résistance qui lui paraissait un peu vieillie et qui, en le brouillant avec la gauche, l'eût placé sous la protection et la dépendance des doctrinaires. Il n'avait pas davantage dessein de passer nettement à l'ancienne opposition et d'y chercher une majorité nouvelle qu'il aurait eu peine à trouver ; son passé conservateur si proche l'eût gêné pour cette complète évolution ; et d'ailleurs il ne lui convenait pas plus d'être à la merci de M. Odilon Barrot qu'à celle de M. Guizot. La majorité fixe que, d'ordinaire, les hommes d'État désirent comme un appui, M. Thiers semblait plutôt la redouter comme un lien. Il lui suffisait d'empêcher qu'on n'en formât une contre lui, se fiant à sa prestesse pour manœuvrer entre les divers groupes et y trouver, au jour le jour, des majorités formées d'éléments multiples et variables. Le morcellement extrême de l'assemblée paraissait faciliter cette tactique[11]. Le jeu du ministre était de plaire simultanément, ou tout au moins successivement, aux conservateurs et aux hommes de gauche, disant aux premiers Ma présence vous garantit contre un ministère Barrot ; aux seconds : Je vous ai débarrasses des doctrinaires, à ceux-là : Ne me connaissez-vous pas pour avoir combattu cinq ans à votre tête ? à ceux-ci : Ne suis-je pas, de tous les ministres, depuis Casimir Périer, le premier qui ne vous traite pas en ennemis ? se faisant honneur auprès des uns de ne rien abandonner des armes de la résistance donnant à entendre aux autres que cette fermeté n'était que transitoire. Sans doute, il ne croyait pas lui-même qu'un tel manège, si habile fût-il, pût durer indéfiniment. L'heure viendrait où don Juan serait contraint de se prononcer entre les filles qu'il courtisait. Pour laquelle ? Il ne le savait peut-être pas bien lui-même. Il se réservait de se décider suivant les circonstances et les chances de succès, résolu d'ailleurs à reculer ce moment le plus possible, et se flattant qu'il trouverait, d'ici là, l'occasion de quelque coup d'éclat qui en imposerait à l'opinion et le dispenserait de compter avec aucun parti. II Ce fut d'abord aux conservateurs que M. Thiers jugea nécessaire de donner des gages. Le jour même où il venait de prendre le pouvoir, le 22 février, quand il se rendit à la Chambre, l'attitude de l'ancienne majorité le frappa. Autour de M. Guizot qui était entré la tête haute, une foule empressée. Le nouveau président du conseil se trouva au contraire si délaissé, qu'un doctrinaire, M. Duvergier de Hauranne, le prit en compassion et vint s'asseoir un moment auprès de lui ; M. Thiers le remercia, en lui serrant la main avec effusion. La force des choses, lui dit-il en manière d'excuse, m'a porté là malgré moi, mais je ne veux changer ni de principes, ni d'amis ; vous allez en juger par ma déclaration[12]. Celle-ci, en effet, fut telle, que M. Guizot lui-même en eût accepté tous les termes. Vous n'oublierez pas, je l'espère, — disait le président du conseil en parlant de lui et de ses collègues, — que, pour la plupart, nous avons administré le pays au milieu des plus grands périls, et que, dans ces périls, nous avons combattu le désordre de toutes nos forces... Ce que nous étions il y a un an, il y a deux ans, nous le sommes aujourd'hui. Pour moi, j'ai besoin de le dire tout de suite et tout haut, car je ne veux rester obscur pour personne je suis ce que j'étais, ami fidèle et dévoué de la monarchie de Juillet, mais convaincu aussi de cette vieille vérité, que, pour sauver une révolution, il faut la préserver de ses excès. M. Thiers, ne craignant même pas de faire allusion aux lois de septembre, si attaquées parla gauche, continuait ainsi : Quand ces excès se sont produits dans les rues ou dans l'usage abusif des institutions, j'ai contribué à les réprimer par la force et par la législation. Je m'honore d'y avoir travaillé de concert avec la majorité de cette Chambre, et, s'il le fallait, je m'associerais encore aux mêmes efforts pour sauver notre pays des désordres qui ont failli le perdre. Voilà ce que j'avais besoin de dire, et de dire à haute et intelligible voix... Plus loin, à la vérité, il paraissait vouloir adoucir un peu ce programme de combat, par des paroles de conciliation et de pacification. Nous ne voulons pas, disait-il, perpétuer la division des esprits, éterniser les haines. Non, messieurs, les troubles qui ont affligé notre beau pays paraissent toucher à leur terme ; des jours meilleurs nous sont promis, et nous ne viendrons pas inutilement affliger la paix, des images et des souvenirs de la guerre. Toutefois, comme s'il craignait qu'on ne vît là une intention de distinguer sa politique de celle du 11 octobre, il ajoutait aussitôt : Ici encore, nous serons fidèles à la pensée du dernier cabinet. La déclaration apportée, le lendemain, à la Chambre des pairs fut plus formelle encore. Non-seulement le ministre y rappelait la part qu'il avait prise aux lois de résistance, mais il annonçait la volonté de les appliquer. Nous ne souffrirons pas, disait-il, qu'on s'associe pour des machinations factieuses, qu'on discute publiquement le principe du gouvernement établi, qu'on propose publiquement ou un autre prince ou une autre forme de gouvernement, et, pour empêcher de tels désordres, s'ils pouvaient se reproduire, nous en appellerions aux juridictions établies. Il ajoutait seulement que, dans sa conviction, il y aurait peu à faire pour obtenir de tels résultats. Loin de contredire leur chef, les ministres venus du tiers parti s'attachaient à établir, dans leurs conversations, que leur avènement à la place des doctrinaires n'impliquait aucun changement de système. Il n'y a rien de changé, disait M. Sauzet, si ce n'est qu'à la place de cinq personnes désagréables à la Chambre, on a mis, sur le banc des ministres, cinq personnes qui lui sont agréables[13]. Le langage de M. Thiers ne pouvait que plaire à l'ancienne majorité il devait être naturellement moins agréable au centre gauche et à la gauche. A le prendre même à la lettre, n'eût-il pas été un démenti à toutes les espérances que ces partis avaient fondées sur le nouveau cabinet ? Mais, de ce côté, on ne parut pas vouloir l'interpréter ainsi, ou tout au moins on évita de s'en plaindre tout haut. Ce n'était pas la seule épreuve à laquelle M. Thiers
devait mettre la bonne volonté de l'ancienne opposition. Quelques jours plus
tard, la Chambre discutait la loi sur les chemins vicinaux[14]. M. Odilon
Barrot avait présenté un amendement qui enlevait au préfet, pour le
transporter au conseil général, le droit de distribuer les subventions. Le
débat se poursuivait, fort calme, quand M. Thiers intervint tout à coup et
prit à partie le chef de la gauche avec une rudesse qui surprit tout le monde
et que l'ardeur même des opinions centralisatrices professées par le
président du conseil, ne suffisait pas à faire comprendre. Le Journal des
Débats proposa aussitôt son explication : Cette
vivacité, disait-il, aurait paru dépasser
peut-être ce que pouvait exiger le besoin de la discussion particulière et un
peu subalterne dont il s'agissait, si l'on n'avait pas cru voir que le
dissentiment de la circonstance présente rappelait tout d'un coup à M. le
président du conseil beaucoup d'autres dissentiments d'une nature plus grave
et que personne n'a encore pu oublier. M. Thiers semblait presque revenu aux
jours où, dans sa lutte incessante contre le désordre et contre les principes
générateurs de tout désordre, il avait à gauche ses adversaires les plus
déclarés et comptait pour lui les hommes qu'on appelle aujourd'hui l'ancienne
majorité[15].
Autour de M. Odilon Barrot, on fut tout d'abord quelque peu effaré de cette
sortie. Mais des négociateurs officieux s'interposèrent, avec des
explications conciliantes ; celles-ci furent acceptées, et, malgré les
provocations railleuses du National, les journaux de la gauche dynastique
laissèrent passer l'attaque sans la relever. Ce silence, rapproché de l'attitude gardée en face des déclarations du ministère, révélait toute une tactique de la part des anciens opposants. Ceux-ci croyaient, ou du moins feignaient de croire que les paroles de M. Thiers étaient une comédie destinée à faciliter certaines évolutions, et qu'entre le ministère et eux, il y avait un sous-entendu autorisant toutes leurs espérances. C'est ce que l'un des députés de la gauche, qui aimait à jouer les enfants terribles, M. de Sade, ne craignit pas d'exprimer tout haut, à la tribune, quelques semaines plus tard. Nous savons bien, dit-il, que M. le président du conseil nous a fait certaines déclarations pour nous annoncer qu'il ne comptait rien changer à sa politique, et que son ministère n'était que la continuation du ministère précédent ; mais nous savons aussi ce que valent ces déclarations de tribune. Il faut ménager les transitions, et, comme on l'a dit, c'était une dernière politesse qu'on faisait à ses amis, avant de se séparer d'eux[16]. Les doctrinaires n'étaient pas d'humeur à faciliter cette tactique de la gauche. Dès le premier jour, leurs journaux s'étaient employés à compromettre M. Thiers en appuyant sur ses déclarations, à provoquer l'ancienne opposition en lui demandant quelle comédie cachait sa satisfaction feinte, à empêcher enfin qu'il restât entre eux aucun sous-entendu. Cela ne suffit pas. M. Guizot et ses amis résolurent de continuer avec plus d'éclat la même manœuvre à la tribune de la Chambre. Une demande de fonds secrets leur fournit l'occasion qu'ils cherchaient. Le rapport de la commission, rédige par l'un d'eux, M. Dumon, posa tout d'abord la question avec une netteté calculée pour interdire toute échappatoire. Après avoir rappelé que le vote des fonds secrets était un vote de confiance, il concluait à l'accorder, par la raison que le cabinet avait formellement promis de continuer le système du 11 octobre et du 13 mars. Il insistait sur cet engagement, puis donnait à entendre que ceux qui, après une telle déclaration, soutiendraient le ministère, se rallieraient, par cela même, au système et feraient amende honorable de l'avoir autrefois attaqué. Le débat, ainsi préparé, s'ouvre le 24 mars. Après quelques discours sans grand intérêt, M. Guizot parait à la tribune, et chacun a aussitôt le sentiment qu'une grosse partie se joue. Dans son discours, aucune apparence d'attaque contre M. Thiers, mais tout y est combiné pour l'enchaîner à sa déclaration du 22 février. L'orateur rappelle comment cette déclaration a été faite pour rassurer ceux qui avaient pu craindre qu'un changement de cabinet n'amenât un changement de système ; il insiste sur ce que cette politique, à laquelle on a promis de demeurer fidèle, est la sienne, celle qu'il a toujours pratiquée et dont il se pose encore comme le champion et le docteur ; il se félicite enfin, non sans ironie, d'y voir ralliés des hommes qui l'ont si longtemps combattue. De là, il s'élève à une magnifique apologie de cette politique, revendiquant fièrement pour elle l'honneur d'être le vrai progrès, appuyant avec intention sur son caractère de résistance, confessant le mal de la révolution qui pèse encore sur toutes les têtes, qui trouble et égare la raison de l'homme, proclamant bien haut la nécessité de réagir contre ce mal. Rarement sa parole a été aussi élevée, aussi imposante rarement il a été aussi maître de sa pensée et aussi libre de l'exprimer tout entière, et cette liberté contraste avec les réticences et les équivoques dans lesquelles on sent M. Thiers obligé de s'envelopper. Sans malice trop visible et tout en semblant planer dans la seule région des principes, bien au-dessus des questions de personne, M. Guizot accomplit peu à peu, autour du cabinet et contre la gauche, la manœuvre qu'il avait en vue. Ne vous y trompez pas, s'écrie-t-il en terminant, quelles que soient leur nécessité et leur légitimité, les révolutions ont toujours ce grave inconvénient qu'elles ébranlent le pouvoir et qu'elles l'abaissent et quand le pouvoir a été ébranlé et abaissé, ce qui importe par-dessus tout à la société, à ses libertés comme à son repos, à son avenir comme à son présent, c'est de raffermir et de relever ce pouvoir, de lui rendre de la stabilité et de la dignité, de la tenue et de la considération. Voilà ce qu'a fait la Chambre depuis 1830, voilà ce qu'elle a commencé, car Dieu me garde de dire que tout soit fait ! Non, tout est commencé parmi nous, rien n'est fait, tout est à continuer. L'effet est immense l'ancienne majorité éclate en une superbe et puissante acclamation ; la gauche est comme écrasée ; au centre gauche et sur le banc des ministres, l'embarras est visible[17]. Malgré l'émotion de la Chambre, M. Odilon Barrot essaye de répondre immédiatement. Mais son discours n'est pas fait pour diminuer la gêne du cabinet. En effet, le chef de la gauche proteste que son parti n'a rien abandonné de ses anciennes préventions contre la politique de résistance, et il donne à entendre que s'il ménage le nouveau ministère, c'est qu'il a lieu d'espérer le changement de cette politique. Le soir, dans les salons parlementaires, on ne cause que de la séance. L'avis général est que, sans avoir été directement attaqué, M. Thiers sort de là gravement atteint. M. Guizot a parlé en chef de la majorité et s'est approprié la politique que le ministère se vantait de continuer. Si le président du conseil accepte cette situation, il se trouve diminué ; s'il proteste, ne risque-t-il pas de tomber à gauche ? En tout cas, après cette rencontre de M. Guizot et de M. 0. Barrot, il semble impossible de réunir plus longtemps les amis de l'un et de l'autre autour du même ministère il faut choisir. Aussi attend-on avec curiosité la séance du lendemain, pour voir comment M. Thiers se tirera de cette difficulté. La trouve-t-il au-dessus de ses forces ? à la surprise
générale, il prend le parti de se taire et se fait remplacer à la tribune par
le garde des sceaux, M. Sauzet. Celui-ci, venu du tiers parti, profite de la
mission qui lui est confiée, pour donner — est-ce par l'ordre ou seulement
avec la tolérance de son chef ? — un coup de bascule à gauche. Au lieu de se
présenter, ainsi que l'a fait M. Thiers, le 22 février, comme le continuateur
de l'ancienne politique, il proclame que le ministère a une politique
nouvelle. J'ai dit sa politique,
déclare-t-il, et je l'ai dit à dessein, car cette
politique est la sienne, elle est à lui ; il s'appartient à lui-même.
Puis il ajoute : A chaque époque ses nécessités
nous ne pouvons être ni le ministère du 13 mars, ni le ministère du 11
octobre. Nés dans d'autres circonstances, nous ne sommes et nous ne devons
être que le ministère du 22 février. Et ces paroles, messieurs, ont leur
portée ; elles vous annoncent en effet que, quand l'administration nouvelle
s'est formée, elle a porté son attention sur l'état des esprits, sur la
politique à suivre, sur les combinaisons ministérielles et parlementaires qui
convenaient à la situation présente et à l'époque même où le cabinet était
constitué. Tachant ensuite de définir cette nouvelle politique, le
ministre lui donne surtout un caractère de détente, de conciliation, de
rapprochement entre les partis autrefois divisés phraséologie un peu vague et
molle, mais d'où ressort le désir de répudier la thèse de M. Guizot. C'est
d'ailleurs à ce dernier qu'il fait allusion, sans le nommer, quand il
s'écrie : Nous voulons que notre amour pour la
conciliation soit efficace, et nous pensons tous que ce serait un gouvernement
insensé que celui qui, au moment où les esprits se rapprochent, les
irriterait par les souvenirs du passé, voudrait les contraindre à confesser
des erreurs, leur imposerait des amendes honorables et des génuflexions, et
chercherait péniblement de quel côté furent les torts dans le passé.
Pendant ce discours, la partie la plus conservatrice de l'ancienne majorité
laisse voir sa surprise et son mécontentement. De temps à autre, au
contraire, la gauche applaudit. Que vont faire les doctrinaires ?
Protesteront-ils ? Proclameront-ils que le ministère a cessé de mériter leur
confiance et qu'ils lui refusent les fonds secrets ? M. Guizot, à qui ce rô
!e eût naturellement appartenu, répugne à une déclaration de guerre si
ouverte et si prompte. La majorité de la commission cherche à se concerter
peu s'en faut que le rapporteur, M. Dumon, ne demande la parole. Mais,
pendant qu'on hésite, le président met aux voix le crédit voté aussi bien par
ceux qui ont approuvé le garde des sceaux que par ceux qui avaient acclamé M.
Guizot, il est adopté par 251 voix contre 99, majorité trop forte pour avoir
une signification bien précise. Ce vote ne mit pas fin à l'émotion produite par le discours de M. Sauzet. Le soir, aux Tuileries, il y eut une sorte de protestation des membres de l'ancienne majorité. Nous formions un cercle autour du Roi, rapporte l'un d'eux[18], et successivement nous lui faisions, sur ce qui s'était passé le matin, des plaintes qu'il paraissait fort bien écouter. Cet incident devenait le sujet de toutes les polémiques de la presse. A l'inverse de ce qui s'était produit après la déclaration du 22 février, c'était maintenant à la gauche de triompher, et le Journal des Débats dénonçait avec insistance l'espèce de répudiation qui avait été faite du 13 mars et du 11 octobre : Voyez la joie de l'opposition, disait-il[19] ; les espérances qu'elle a aujourd'hui, les avait-elle il y a deux mois ? M. Thiers s'inquiéta-t-il de se trouver trop porté à gauche ? On le vit s'efforcer de détruire, par ses conversations particulières, l'effet produit à la tribune. Il invita les membres du centre à venir chez lui et, avec son adroite souplesse, chercha à leur persuader que le discours du garde des sceaux n'avait pas la portée qu'on lui attribuait. En même temps, il écrivait à notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, M. de Barante, qu'il savait en correspondance avec les doctrinaires : Il n'y a pas un seul fait, un seul qui puisse fournir prétexte fondé aux accusations de déviation. Le langage a été adouci, parce que le temps le comportait ainsi. Nous ne pouvons pas parler aujourd'hui comme du temps des émeutes. Mais, sauf la douceur des formes, le fond est le même[20]. Cela ne suffisant pas, M. Thiers résolut de faire donner, du haut de la tribune, un nouveau coup de bascule, cette fois à droite. Le ministre de l'intérieur, M. de Montalivet, en apportant, le 29 mars, aux pairs, le projet relatif aux fonds secrets, protesta que le cabinet resterait fidèle aux principes qui, depuis six années, avaient dirigé la politique du gouvernement et rendu au pays sa tranquillité comme sa force au pouvoir. Cette déclaration, qui semblait destinée à effacer celle de M. Sauzet, parut assez importante pour que la commission voulût en prendre acte dans le rapport. Le ministre fut d'ailleurs amené à la confirmer, non sans éclat, dans la discussion publique[21]. Et même, pour donner un gage plus décisif aux conservateurs, il se prononça très-nettement, non-seulement en son nom, mais au nom du cabinet tout entier, contre l'amnistie. La déclaration était d'autant plus remarquable que cette amnistie figurait depuis longtemps en tête du programme de la gauche, que le tiers parti l'avait soutenue, et que quelques-uns des ministres actuels, M. Sauzet entre autres, en avaient été les champions. Que serait-ce aujourd'hui que l'amnistie, s'écria M. Montalivet, sinon la négation de la répression en matière politique ? Le gouvernement ne peut l'admettre. Au tour de la gauche à être désappointée. Cette fois même, quelques-uns de ses journaux, en dépit des explications atténuantes aussitôt fournies par les officieux du tiers parti, ne purent contenir l'explosion de leur mauvaise humeur. Le Courrier français, qui, au lendemain du discours de M. Sauzet, s'était montré presque ministériel, déclara que ce nouveau manifeste détruisait ses illusions, et qu'il ne voulait pas, en affectant de conserver encore quelque espérance, se rendre complice d'une déception. Le double jeu du président du conseil se manifestait jusque dans ses invitations à dîner. Un jour, il avait à sa table la fine fleur de l'ancienne majorité et même des doctrinaires ; alors il semblait n'être que l'homme du 13 mars, du 11 octobre ; la gauche, le tiers parti même étaient traités lestement et de haut. Le lendemain, autour de la même table, s'asseyaient MM. Dufaure, Vivien, Étienne ; cette fois le 13 mars et le 11 octobre avaient fait leur temps, et la chute irrémédiable des doctrinaires égayait la conversation. Dans ces libres propos, l'ancienne opposition avait le sentiment qu'elle était mieux partagée que l'ancienne majorité. Cela l'aidait à se consoler du déplaisir que lui causaient certaines déclarations de tribune. D'ailleurs, quand ce déplaisir était trop vif, il restait toujours au cabinet un moyen de l'apaiser, c'était de lui distribuer des places, d'offrir aux personnes la compensation de la résistance que l'on croyait encore prudent de faire aux idées. M. Thiers aimait cet expédient. Il se fiait d'ailleurs, un peu présomptueusement peut-être, à son adresse à manier les hommes, pour se faire servir par ses nouvelles recrues, sans se laisser compromettre par elles. Ce genre d'avances n'était pas moins goûté de ceux à qui elles étaient faites. Il leur semblait que c'était, de la part du président du conseil, une manière de leur dire, en clignant de l'œil et en leur faisant des signes d'intelligence : Vous voyez bien qu'au fond et malgré les protestations apparentes, nous sommes avec vous, ou que tout au moins nous marchons vers vous. Outre le côté pratique de ces avantages, les anciens opposants y trouvaient une revanche d'amour-propre, prêts à beaucoup pardonner au ministre qui leur rouvrait enfin cette porte des fonctions publiques, si sévèrement fermée pour eux, depuis la chute de M. Laffitte. En dépit donc de !a mauvaise humeur plus ou moins passagère que pouvait lui causer telle ou telle déclaration de tribune, la gauche ne sortait pas d'une attitude expectante où dominaient la bienveillance et surtout l'espoir d'attirer peu à peu à elle le ministère. Aussi, l'année suivante, quand M. Thiers ne sera déjà plus au pouvoir, M. Barrot pourra-t-il définir ainsi la conduite que ses amis et lui avaient tenue en face du ministère du 22 février : Bien que ce ministère ait paru craindre beaucoup plus d'être appuyé qu'attaqué par nous, quoiqu'il ait eu grand soin de désavouer tout contact avec les opinions auxquelles j'ai l'honneur d'être associé, cependant cette opposition qu'on représente comme si violente, lui a-t-elle créé des entraves ? Lui a-t-elle fait une guerre systématique ? Non, nous avons mis l'arme au bras et attendu. Il rappellera même, pour mieux faire sentir le mérite de cette réserve et de cette modération, que ses amis les plus avancés les lui avaient reprochées. En effet, le National et les autres journaux d'extrême gauche ne se faisaient pas faute de railler avec mépris une tactique qu'ils trouvaient niaise, et où ils dénonçaient une sorte de trahison[22]. Mais ces railleries étaient sans effet. La gauche dynastique n'en persistait pas moins dans son attitude, tout en s'étonnant parfois de ne plus se voir dans l'opposition[23]. III Les doctrinaires étaient moins disposés que la gauche à
prendre en confiance ou même seulement en patience le jeu de M. Thiers. A
leurs ressentiments personnels se joignait l'inquiétude plus désintéressée de
voir altérer la politique de résistance. Entre leurs journaux et ceux du
tiers parti, devenus à peu près les officieux de M. Thiers, les polémiques
étaient de plus en plus aigres. Pas de jour où le Constitutionnel ne
fit honneur aux nouveaux ministres d'avoir renversé la puissance doctrinaire. De son côté, le Journal
des Débats disait, avec une mordante ironie : Le ministère, nous en sommes convaincus, n'a pas établi
ses calculs de durée sur cette espèce de chaos de toutes les opinions ; il ne
cherche pas à donner des espérances à tout le monde et à ne mécontenter comme
à ne satisfaire pleinement personne ; il est franc, il est loyal ; nous le
croyons, c'est malgré lui que les partis le caressent et le ménagent. Il
sentira pourtant qu'il faut sortir de cette position équivoque, que les
affaires du pays sont trop sérieuses pour être menées comme une intrigue de
théâtre, et que, si aujourd'hui tout le monde est content, demain tout le
monde craindra d'avoir été dupe[24]. Toutefois le Journal des Débats ne voulait pas laisser dire
que les doctrinaires fussent dans l'opposition.
— Des amis imprudents du ministère,
ajoutait-il, voudraient les y mettre... Ils
resteront toujours dans les rangs de l'ancienne majorité. Ils ne feront la
guerre que pour se défendre et non pour attaquer. Attitude peu nette qui fournissait
prétexte aux railleries des ministériels. Qui
pourrait dire, demandait le Constitutionnel, ce que pense et veut aujourd'hui le parti doctrinaire ? Il
est content, et il est fâché ; il fait des compliments au ministère, et il
lui dit des méchancetés ; il loue la majorité, et il la blâme ; il
félicite l'opposition de se prêter à la conciliation générale, et il la
raille de sa patience ; il est pour la paix et la concorde, et il désire la
guerre. Ce qui s'écrivait dans les journaux n'était rien à côté de ce
qui se disait dans le laisser-aller des conversations. Chacun pouvait
entendre, dans les couloirs du Palais-Bourbon ou dans les salons
ministériels, M. Thiers s'exprimer, avec une vivacité et une amertume
croissantes, sur le compte de M. Guizot et de ses amis il ne faisait
exception que pour le duc de Broglie, dont il louait la modération et le
désintéressement[25]. Les
doctrinaires ne demeuraient pas en reste d'épigrammes dédaigneuses. Ces
propos, tenus des deux parts, aussitôt colportés dans le monde politique,
parfois même reproduits dans les journaux, n'étaient pas faits pour
rapprocher les esprits. Les rapports extérieurs de société ne se trouvaient
pas cependant rompus. On se voit encore,
écrivait un témoin[26], mais tout juste ce qu'il faut pour ne pas être obligé
d'expliquer pourquoi l'on ne se voit plus, et cela en évitant tous les sujets
de conversation qui sont pourtant dans l'esprit de chacun. La bataille, ainsi plus ou moins sourdement engagée aux abords du Parlement, ne pouvait pas ne pas y pénétrer de temps à autre. M. Dupin, ami et protecteur du cabinet, s'adressant au Roi, le jour de sa fête, et portant la parole au nom de la Chambre dont il était le président, ne se priva pas d'introduire, dans cette harangue officielle, des allusions blessantes pour les doctrinaires. A l'entendre, le pays avait montré sa volonté de ne pas a s'abandonner à cet esprit de système qui brave la puissance des faits, et qui, sous le mysticisme calculé d'obscures théories, couvre souvent de funestes doctrines et nourrit de fatales pensées Cette frasque présidentielle fit un tel scandale, que MM. Jaubert et Piscatory en saisirent le lendemain la Chambre et provoquèrent des explications fort aigres, qui naturellement n'aboutirent pas. Les députés qui avaient ouvert ce débat représentaient la partie la plus jeune et la plus ardente du groupe doctrinaire, celle qui se résignait le moins volontiers a la réserve conseillée par les sages. En dépit des consignes, ils ne pouvaient s'empêcher de lancer parfois quelque trait, ou même d'engager quelque escarmouche, non plus seulement contre le président de la Chambre, mais contre le président du Il conseil. M. Thiers, qui, de 1833 à 1836, s'était trouvé à la tête du département des travaux publics, avait particulièrement compté sur l'achèvement de certains monuments de Paris, entre autres de l'Arc de l'Étoile et de la Madeleine, pour marquer avec éclat ses débuts ministériels. Il s'y était attaché comme a son œuvre personnelle, avait conçu à ce sujet un plan financier, hardi pour l'époque, en avait dirigé et pressé l'exécution avec son, activité toujours un peu impatiente des obstacles et même des règles. Il en était résulté, ce qui se produit d'ailleurs dans presque tous les travaux de ce genre, plusieurs modifications des plans primitivement approuves et quelques mécomptes sur le chiffre des dépenses. Le ministère du 22 février se vit par suite obligé de demander, pour terminer les constructions, un crédit de 4 millions et demi. En majorité dans la commission saisie de ce projet, les jeunes doctrinaires l'examinèrent avec un esprit peu bienveillant. Le rapport, rédigé par le plus militant d'entre eux, le comte Jaubert, s'étendit avec complaisance sur les irrégularités commises, grossissant les torts, ne pariant pas des services rendus c'est à peine si l'on voulait bien ne pas mettre en cause la probité du ministre ; mais on insistait sur la nécessité de lui donner un a sévère avertissement M. Thiers fut atteint au vif et se défendit avec une émotion irritée ; après avoir longuement réfuté les reproches : J'ajouterai en finissant, dit-il, que je proteste contre tous les avertissements qu'on voudrait nous donner... Ce n'est pas quand on est animé des meilleures intentions, du désir d'honorer son pays et son temps, quand on a entrepris des travaux pareils avec tout le zèle que j'y ai mis, ce n'est pas après des peines et des tourments de toute espèce, qu'on peut consentir à recueillir un blâme. Non, je ne l'ai pas mérité ; je ne puis le subir. Si l'on veut m'imposer un blâme, qu'on le produise par un vote, je me soumettrai au jugement de la Chambre. Mais un avertissement sévère infligé par une commission ! Non ! je le répète, je ne l'accepte pas ; je le repousse de toutes mes forces[27]. Ni la Chambre, ni l'opinion ne donnèrent raison, en cette circonstance, à ceux qui avaient soulevé le débat. Si le moment était venu de s'attaquer au ministère, ce ne devait pas être par une taquinerie de ce genre. Les doctrinaires ne retirèrent donc de cette petite campagne ni grand honneur, ni grand profit. Le seul résultat fut d'aigrir encore davantage leurs rapports avec le président du conseil. M. Guizot n'avait pris personnellement aucune part à l'incartade de ses jeunes amis[28]. Au fond, sans doute, et malgré les apparences que de part et d'autre on tâchait de garder, entre lui et M. Thiers il y avait eu de l'irréparable, et l'on pouvait considérer la séparation comme étant d'ores et déjà consommée[29] ; mais, à défaut de bienveillance pour le ministère, le chef des doctrinaires était trop soucieux de la dignité de son propre rôle pour se commettre dans une mesquine querelle. S attachant a garder cette attitude de surveillance expectante, sans apparente animosité, qu'il avait prise dès le début, il ne paraissait que rarement à la tribune, et la plus grande partie de la session s'écoula sans qu'il se trouvât en contradiction directe avec M. Thiers. Il était sans doute intervenu dans le débat sur les fonds secrets, et l'on se rappelle avec quel éclat, mais il avait affecté plutôt de protéger le cabinet que de le critiquer, et le président du conseil avait évité de lui répondre. Ce fut seulement à la veille de la séparation des Chambres que, sur un terrain fort imprévu, les deux grands orateurs se rencontrèrent face à face. Il s'agissait du budget de l'Algérie. On avait entendu successivement les adversaires et les partisans de l'occupation, d'un côté MM. Duvergier de Hauranne, Desjobert, le comte Jaubert, de l'autre M. Delaborde, M. Thiers, le maréchal Clauzel, quand M. Guizot demanda la parole[30]. Il se prononça hautement pour le maintien et même le développement de notre conquête ; seulement, inquiet des projets qu'il supposait au maréchal Clauzel, nommé récemment gouverneur général, — et le désastre de Constantine devait prochainement prouver que ses inquiétudes n'étaient pas sans fondement, — il crut devoir donner des conseils de prudence. Opposant à la politique agitée, guerroyante, jalouse d'aller vite et loin, qu'il craignait de voir prévaloir, une conduite plus lente, plus pacifique, plus modérée[31], il recommanda instamment la seconde. Il n'y a encore aucun parti fâcheux irrévocablement pris, disait-il en finissant, aucune faute décisive ; mais nous sommes sur une route périlleuse ; nous pourrions y être entrainés. La Chambre peut beaucoup pour avertir et retenir le gouvernement ; je la conjure d'y employer toute sa sagesse. M. Thiers, dont l'imagination était alors fort échauffée à la pensée de faire grand en Algérie, qui prétendait tout y diriger lui-même et qui encourageait, avec plus d'ardeur que de réflexion, les desseins téméraires du maréchal Clauzel reçut, non sans une impatience visible, ces conseils qu'il appela des leçons : sa réponse fut aigre et roide. M. Guizot répliqua brièvement, avec une modération un peu hautaine. La Chambre n'était pas appelée à se prononcer entre les contradicteurs, puisque M. Guizot concluait au vote des crédits demandés par le ministre ; mais elle assistait, avec une curiosité émue, au premier choc de ces deux anciens alliés. L'ardeur de la rivalité, écrivait un témoin au sortir de la séance, déguisée sous des apparences un peu forcées de modération, de réserve et de courtoisie, se trahissait comme malgré eux, dans l'étroite enceinte de la question qu'ils avaient prise pour champ de bataille. Elle donnait à leur geste, à leur accent, à leur parole, une animation toute particulière ; elle imprimait un caractère plus énergique à leur éloquence si diverse. Un sentiment inexprimable d'intérêt et d'anxiété régnait dans la Chambre et les tribunes, où l'on paraissait s'attendre à voir le débat se transformer, d'un moment a l'autre, en une grande discussion de politique générale[32]. Dans leur évolution vers une opposition plus ou moins déclarée, les doctrinaires n'étaient pas suivis par toute l'ancienne majorité. Nombre de bonnes gens à vue courte et à cœur timide se laissaient prendre aux équivoques de M. Thiers. D'ailleurs, pour avoir combattu quelque temps sous les ordres de M. Guizot, ces conservateurs n'avaient presque rien de commun avec lui, plus effarouchés que curieux des doctrines, plus jaloux qu'admirateurs des supériorités intellectuelles, amenés à la résistance, au lendemain de 1830, moins par conviction que par intérêt, moins par courage que par peur, moins par volonté propre et réfléchie que par docilité un peu subalterne à l'impérieuse impulsion de Périer et de ses successeurs. Les doctrinaires, importants par le talent, mais peu nombreux, n'avaient guère fait d'adeptes parmi ceux dont ils semblaient avoir été les chefs ils leur étaient plutôt superposés que mêlés. On eût dit une sorte d'état-major commandant à une armée d'une autre nationalité[33]. Situation toute particulière qui aide a comprendre la facilité relative avec laquelle M. Thiers parvint à détacher de M. Guizot une partie de ceux qui le suivaient la veille. Le même phénomène devait se produire plus tard, sous M. Molé. Vers la fin de la session de 1836, cette division dans le sein de l'ancienne majorité était assez visible pour ne pas échapper aux observateurs. Un des amis du duc de Broglie, étranger à la Chambre, mais spectateur attentif et avisé de ce qui s'y passait, écrivait alors, en parlant des doctrinaires : Sans doute, les hommes d'élite qui forment la tête de ce parti seront toujours puissants par leur talent, leur union et la considération qui s'attache à leur caractère, mais la masse de leurs adhérents s'éclaircit peu à peu par la détection de tous ceux dont la possession du pouvoir leur avait procuré l'appui et qui, après leur chute, ne leur sont restés fidèles qu'autant qu'on a pu croire que leurs successeurs n'auraient pas la majorité. Chaque jour révèle les progrès de cette défection elle s'étend même à certains hommes qu'on aurait dû présumer inséparablement liés à la Doctrine. Tout cela ne se passe pas grossièrement, on y met des façons. On parle toujours avec estime et respect de MM. de Broglie et Guizot ; mais on gémit, en secouant la tête, des imprudences et des maladresses de leurs amis. On vante avec exagération le talent et l'habileté de M. Thiers. On dit hautement qu'on ne veut pas faire une opposition de personnes, comme s'il y en avait d'autres. Puis, pour se faire illusion à soi-même, pour se persuader qu'on reste fidèle à ses principes, on ne manque pas d'aller dire à M. Thiers qu'on ne le soutiendra qu'autant qu'il soutiendra lui-même les principes de l'ancienne majorité. On affecte de le séparer de ses collègues du tiers parti et de ne s'exprimer sur ces derniers qu'avec des termes de dédain et de mépris[34]. Les doctrinaires voyaient cet abandon, et le courage de plusieurs en était parfois abattu. Les nôtres, écrivait M. Guizot le 18 juin 1836, partent assez épars et découragés. Selon leur usage, ils le paraissent encore plus qu'ils ne le sont, car c'est leur plaisir d'amplifier leur disposition à force d'en parler[35]. Il y avait là autre chose que le mécompte d'un groupe particulier ; il y avait la dislocation du grand parti de gouvernement et de résistance dont la laborieuse formation, sous Casimir Périer, avait sauvé la monarchie, la société et la France en péril, et que, pendant trois ans et demi, le ministère du 11 octobre avait eu tant de peine à maintenir. De toutes les conséquences que pouvait avoir la politique équivoque du 22 février, nulle n'était plus funeste. Si M. Thiers fût nettement passé à gauche, c'eut été un malheur ; son exemple eût, peut-être, entraîné quelques défections ; mais le parti conservateur, même s'il était devenu minorité, n'en serait pas moins demeuré uni et compacte il aurait pu être réduit, non décomposé. Telle n'était pas la conduite du président du conseil ; il prétendait demeurer conservateur, tout en attirant à lui les gauches, parlait un double langage, en disait assez pour tromper une partie de ses alliés de la veille, trop pour ne pas inquiéter les autres. Ainsi, il faisait pis que de combattre la majorité conservatrice ; il l'égarait et la divisait, commençant l'œuvre dissolvante qu'il reprendra toutes les fois que les événements le porteront au pouvoir, en 1840 et en 1871, aussi bien qu'en 1836. IV M. Thiers ne sentait pas le malheur de cette dissolution du parti conservateur, ou tout au moins ne s'en inquiétait pas. Bien au contraire, il y voyait une facilité de plus pour ses évolutions. Sans avoir une majorité à lui, il trouvait, pour tous les votes qu'il demandait à la Chambre, des majorités d'autant plus étendues qu'elles étaient composées d'éléments plus divers. Elles lui servaient à franchir lestement les obstacles sur lesquels on eut pu s'attendre à le voir trébucher. Au nombre de ces obstacles, était la proposition de conversion des rentes. On n'a pas oublié dans quelles conditions elle se présentait. Peu de semaines auparavant, la Chambre l'avait jugée si urgente, que, pour ne pas la laisser ajourner, elle avait brisé le ministère du 11 octobre. Or, si certains membres de la nouvelle administration, comme M. Passy ou M. Sauzet, avaient soutenu alors la conversion, d'autres, comme M. d'Ajout et surtout M. Thiers, l'avaient vivement combattue[36]. Le cabinet se décida à accepter le principe de la mesure, mais à en renvoyer à plus tard la discussion et l'exécution le seul engagement qu'il prit fut de présenter lui-même un projet de conversion dans la session suivante, si les circonstances le permettaient Certes, on avait beau jeu à montrer que c'était, sous une étiquette fort peu différente, le même ajournement qui avait été refusé au précédent cabinet ; on avait beau jeu également à mettre les divers ministres en face des opinions contradictoires qu'ils avaient naguère manifestées ; ils firent une figure assez embarrassée, et M. Thiers ne put se soustraire à ces attaques qu'en répondant : Ce qui importe, ce n'est pas ce que nous avons pu dire autrefois, ce que nous avons pu vouloir en d'autres temps, c'est ce que nous voulons aujourd'hui. Mais, en 6n de compte, tout le monde se prêta ou se résigna à l'expédient proposé, et la résolution d'ajournement fut votée à une immense majorité à peine trente ou quarante membres des deux extrémités se levèrent-ils à la contre épreuve[37]. En même temps qu'il trouvait moyen d'écarter les questions Gênantes, le ministère faisait voter plusieurs lois utiles, dont quelques-unes, il est vrai, lui venaient de ses prédécesseurs loi supprimant les maisons de jeu[38] et les loteries d'immeubles, comme avait été supprimée, l'année précédente, la loterie royale ; lois relatives aux chemins de fer de Paris a Versailles, et de Montpellier à Cette ; loi augmentant les ressources de notre matériel naval ; loi du 21 mai 1836, sur les chemins vicinaux, qui devait donner un grand développement à la construction de ces chemins, et dont les dispositions fondamentales subsistent encore aujourd'hui. Parmi toutes ces lois alors soumises aux Chambres, il n'en fut pas de plus longuement discutées que celles qui modifiaient certains tarifs de douane[39]. Sous l'Empire et la Restauration, ces tarifs étaient nettement protecteurs et même souvent prohibitifs. On avait pu croire un moment que la secousse de 1830 aurait son contre-coup sur cette partie de notre législation comme sur tant d'autres, que la liberté commerciale paraîtrait le corollaire logique de la liberté politique, et qu'en frappant l'aristocratie on n'épargnerait pas ce qu'on se plaisait à appeler la féodalité industrielle. L'école du Globe, que la révolution faisait arriver au pouvoir, ne s'était-elle pas prononcée théoriquement pour le libre-échange ? Mais il fut bientôt visible que cette prétendue féodalité était plus que jamais puissante dans les Chambres, influente sur le gouvernement. Ne semblait-elle même pas avoir gagné, sous ce régime bourgeois, tout ce qu'avait perdu l'aristocratie de naissance ? Aussi les premières tentatives faites pour modifier la législation douanière furent-elles d'abord repoussées. Cependant, quand M. Duchâtel, qui avait été, avant 1830, un économiste libéral, devint ministre du commerce en ]834, il tâcha, prudemment, sans prétention absolue, sans brusque changement, d'abaisser quelques tarifs, de supprimer quelques prohibitions. Il y était parvenu sur certains points, et avait déposé, à la veille de quitter le pouvoir, deux projets de loi sanctionnant ou complétant les réductions de droits que la législation d'alors lui permettait d'opérer provisoirement par simple ordonnance. Ce sont ces projets qui vinrent en discussion sous le ministère du 22 février. Le débat, qui n'occupa pas moins de dix-sept séances, fut à la fois acharné et un peu confus. Tous les partis semblaient mêlés, chaque député prenant position, non d'après le groupe politique auquel il appartenait, mais d'après les intérêts de la région qu'il représentait. Manufacturiers et agriculteurs étaient unis pour faire tête aux économistes. Le cabinet tut loin d'avoir une attitude une et décidée le ministre du commerce, M. Passy, eût été volontiers favorable aux idées de M. Duchâtel, et il intervint à plusieurs reprises dans ce sens ; mais, à côté de lui, M. Thiers, qui ne monta pas moins de cinq fois à la tribune, se montrait, dès cette époque, un protectionniste passionné. De là, quelque tiraillement dans la direction donnée à la Chambre, et quelque incertitude dans ses votes. On n'eût pu dire pour laquelle des deux doctrines elle se prononçait. Parmi les réductions proposées, les unes furent admises, les autres repoussées. Néanmoins, si petit qu'il fut, c'était un premier pas dans la voie de la liberté commerciale[40]. La session se termina par le budget, qui fut voté rapidement, tel à peu près que le gouvernement l'avait présenté. La Chambre, fatiguée, n'était pas en goût de discuter longuement. Le seul épisode à signaler fut un débat provoqué par une sortie de M. Laffitte. Celui-ci, aigri par sa chute et surtout par sa déconsidération, avait prétendu reprocher à la royauté nouvelle de n'avoir pas diminué le budget de l'ancienne. Quant à moi, s'était-il écrié, la rougeur m'en monte au front ; et je le déclare si tel devait être le résultat financier de cette glorieuse révolution, je le dis avec douleur, mais je croirais devoir demander pardon à Dieu et à mes concitoyens de la part que j'ai pu y prendre. M. Berryer saisit habilement l'occasion qui lui était ainsi offerte de faire, aux dépens du régime actuel, l'apologie des budgets de la Restauration. M. Thiers répondit aussitôt, en attaquant cette dernière et en faisant ressortir la sagesse heureuse avec laquelle la monarchie de Juillet venait, au lendemain de la révolution, de rétablir l'ordre, la prospérité et l'économie des finances nationales. Les deux orateurs firent assaut d'éloquence. C'était merveille de les voir manier et remanier les chiffres, en quelque sorte les animer et les échauffer. Rarement, sur ce terrain d'ordinaire aride, on avait assisté à un aussi brillant tournoi oratoire. Au fond, la querelle était un peu vaine chacun des champions avait raison, sinon dans la critique, trop souvent injuste, qu'il faisait de la politique financière du régime opposé, du moins dans les louanges qu'il donnait au gouvernement de ses préférences[41]. Et, quant à la question qui faisait plus particulièrement l'objet du débat, au chiffre comparé des budgets avant et après 1830, si la Restauration était digne d'éloge pour être demeurée longtemps au-dessous du milliard et l'avoir à peine dépassé dans les deux dernières années de son existence, la monarchie de Juillet n'avait pas moins de mérite d'être revenue, en 1834, 1835 et 1836, après les surélévations momentanées, conséquences inévitables de la révolution, à un chiffre de très-peu supérieur à celui de 1829[42]. Étant donné l'accroissement continu des dépenses publiques qui est, dans tous les pays, la contre-partie nécessaire du progrès matériel : l'économie du second régime n'apparaît pas moindre que celle du premier ; économie mieux appréciée encore après ce qu'on a vu depuis. Toutefois, ce résultat montre combien l'opposition libérale d'avant 1830 parlait légèrement, sans justice et sans vérité, quand elle avait alors dénoncé les prétendus gaspillages de la royauté et promis, pour le jour où elle serait au pouvoir, un gouvernement à beaucoup meilleur marché. M. Thiers prenait part à toutes ces discussions, prêt à parler sur chaque sujet, avec une abondance, une lucidité, une prestesse incomparables, s'amusant de cette variété même, et mettant sa coquetterie à paraître expert dans les spécialités les plus diverses. Le public admirait, surpris, une Intelligence si prompte et une si universelle aptitude. Sans y voir au fond beaucoup plus clair dans la politique du ministre, il se laissait charmer par la parole de l'orateur et était ébloui, alors même qu'il demeurait inquiet. M. Guizot, témoin peu suspect, constatait que le dernier mois de la session avait été bon pour M. Thiers personnellement. — Il a eu du talent, ajoutait-il, du savoir-faire, de la mesure... sa position à lui, dans la Chambre, a gagné quelque chose[43]. Le jeune président du conseil jouissait de ce succès il en était même un peu grisé. Sentant que l'on ne voyait que lui dans le cabinet, il était plus que jamais disposé à tout rapporter à soi[44]. On eût dit parfois qu'il prétendait occuper seul la scène, suffire à tous les rôles, trop prompt à croire que les autres ne feraient que des sottises, et que toute œuvre à laquelle il ne mettrait pas lui-même la main serait manquée[45], ne se gênant pas du reste, dans son salon pour parler légèrement de ses collègues. Le premier résultat était qu'il se dispersait et se perdait dans les détails de trop d'affaires diverses ; le second, que les autres ministres, humiliés, envahis et annulés, supportaient mal une telle ingérence ; quelques-uns parlaient même de se retirer[46]. Mais M. Thiers, tout à la joie confiante de ses succès personnels, ne voyait pas, autour de lui, ces déplaisirs, ou du moins croyait pouvoir n'en pas tenir compte. V La session n'était pas encore terminée, qu'un nouvel attentat contre la vie du Roi vint révéler brusquement M. Thiers de son optimisme. Le 25 juin 1836, à six heures du soir, Louis-Philippe, accompagne de la Reine et de Madame Adélaïde, sortait en voiture des Tuileries, quand une détonation se fit entendre. Le coup était tiré de si près, que la voiture Fut remplie de fumée ; les halles effleurèrent !a tête du Roi personne cependant ne fut blessé. L'assassin, aussitôt reconnu et arrêté, encore porteur d'une canne-fusil, se trouvait être un jeune homme de vingt-six ans, d'une figure régulière et calme, nommé Louis Alibaud ; ancien sous-officier, ayant reçu quelque instruction, non sans courage, il s'était jeté, sous l'excitation de 1830, dans les idées démagogiques, et s'y était comme infecté d'un fanatisme sombre, sauvage, haineux, qui avait absolument perverti son esprit et sa conscience. Interrogé tout d'abord sur le mobile de son crime J'ai voulu tuer le Roi, dit-il, parce qu'il est l'ennemi du peuple. J'étais malheureux par la faute du gouvernement et, comme le Roi en est le chef, j'ai résolu de le tuer. Plus tard, devant la Chambre des pairs, à laquelle il fut déféré, il répondit au président, qui lui demandait depuis quand il avait formé son criminel dessein Depuis que le Roi a mis Paris en état de siège, qu'il a voulu gouverner au lieu de régner depuis qu'il a fait massacrer les citoyens dans les rues de Lyon et au cloître Saint-Merry. Son règne est un règne de sang, un règne infâme. Appelé à répondre à l'accusation, il déclara, avec un orgueil farouche, n'avoir jamais eu l'idée de disputer sa tête, et se posa en homme qui, ayant perdu la partie, ne se refuse pas à payer l'enjeu, il prétendit seulement lire, sous couleur de défense, une revendication hautaine du droit de régicide. Dans sa prison, pendant que l'aumônier lui parlait de Jésus-Christ, il murmurait tout bas : Jésus-Christ était démocrate comme moi ; et, s'il l'eût fallu, comme moi, il fût devenu régicide. Condamné à la peine des parricides, il monta sans faiblesse sur l'échafaud : Je meurs pour la liberté, s'écria-t-il, pour le bien de l'humanité, pour l'extinction de l'infâme monarchie ! L'instruction n'avait pas découvert de complices qui pussent être judiciairement poursuivis. Le chef de la conspiration, avait dit Alibaud, c'est ma tête ; les complices, ce sont mes bras. Mais la responsabilité morale du parti révolutionnaire ne pouvait être contestée, et cette responsabilité apparaissait d'autant plus lourde qu'on prétendait reconnaître chez le jeune meurtrier plus de qualités naturelles. Les phrases de journaux qui se retrouvaient dans ses réponses ne révélaient-elles pas d'où venaient les sophismes et les excitations qui l'avaient égaré et fanatisé ? Tout républicain qu'il se prétendit, Béranger confessait alors, dans l'intimité, non sans humiliation ni dégoût, que son parti n'était pas étranger à ce crime. Vous me dites, — écrivait-il à un de ses amis, le 29 juin, quatre jours après l'attentat, — qu'on ne veut, où vous êtes, ni de la république, ni du carlisme ; je crois que c'est partout de même. Mais aussi convenez que les républicains s'y prennent bien pour augmenter le dégoût, en ce qui les regarde. Encore un assassinat ! Comme ces hommes sont en dehors de leur époque et de leur nation ! Quand on pense à qui l'on doit ces affreux effets de la dépravation morale et intellectuelle, on est tenté de maudire les instruments de liberté qui nous sont confiés[47]. Ne vit-on pas du reste, au lendemain même de l'attentat, s'étaler dans la presse républicaine le scandale d'une sorte de complicité rétrospective ? Sauf l'éloge du crime, que ces journaux hésitèrent à entreprendre ouvertement, ils firent tout pour exalter le criminel, lui attribuant le plus noble caractère, l'enveloppant de je ne sais quelle héroïque auréole, prêtant à son forfait une grandeur farouche et même une sorte de loyale audace, montrant, dans le trop juste châtiment qui le frappait, une cruauté légale, appelant sur la jeune victime la pitié, la sympathie et presque l'admiration du public ; on eut dit vraiment que leur préoccupation était de lui susciter des imitateurs. Poursuivis, de ce chef, pour offense envers la morale publique et apologie du crime d'assassinat, les gérants du National et du Bon Sens furent condamnés, en cour d'assises, à trois mois de prison et 1.000 francs d'amende[48]. Le gouvernement savait mieux que tout autre qu'il n'était pas en face d'un cas isolé et monstrueux. Certaines découvertes lui avaient permis en effet, dans ces derniers temps, d'entrevoir ce qui se passait dans les sociétés secrètes, leur organisation nouvelle, les complots qui s'y tramaient, les rêves de sang et de meurtre dont s'y nourrissaient les imaginations. A la suite du procès d'avril, les révolutionnaires avaient compris qu'ils ne pouvaient plus rien faire de la Société des Droits de l'homme. Comme elle avait elle-même succédé, après la défaite de 1832, à la Société des Amis du peuple, ainsi de ses débris se forma une autre association, celle des Familles. Plus préoccupées de conspiration secrète que d'agitation extérieure, les Familles prirent, pour échapper à la police, des précautions qu'avaient négligées les sociétés précédentes. Plus de chefs connus, de listes écrites, de réunions, de revues, d'ordres du jour. Les affiliés, recrutés un à un, après enquête et épreuve, reliés au comité supérieur par une hiérarchie mystérieuse, n'étaient en rapport qu'avec leur chef immédiat ; ils ne devaient se réunir qu'au jour du combat et avaient pour instruction de se munir d'ici là de poudre et d'armes. Au commencement de 1836, les adhérents étaient environ un millier ce chiffre, bien intérieur aux quatre mille sectionnaires des Droits de l'homme, ne devait guère être dépassé par les sociétés secrètes jusqu'en 1848. Il était trop faible pour engager une vraie bataille, mais suffisait pour tenter un mauvais coup[49]. A côté des Familles, et en rapports plus ou moins étroits avec elles, s'étaient formées d'autres associations, dont quelques-unes tâchaient de se recruter dans l'armée. On ne retrouvait pas, à la tête des sociétés nouvelles, les personnages politiques relativement importants qui composaient l'état-major des Droits de l'homme. Les uns étaient en prison ou en fuite, les autres, découragés ou dégoûtés. Ceux qui les remplaçaient étaient plus obscurs. Deux cependant, fondateurs et véritables chefs des Familles, ont acquis une notoriété révolutionnaire telle que l'histoire ne peut les passer sous silence : ce sont Blanqui et Barbès. L'un avait alors trente-six ans, l'autre vingt-six : très-différents, mais se complétant l'un l'autre pour la vilaine besogne qu'ils entreprenaient ; celui-là, petit, pâle, chétif, nerveux, la figure souffrante, l'œil soupçonneux et sombre, la lèvre marquée d'un pli qui trahissait l'amertume de l'âme ; celui-ci, de grande taille, le regard ouvert, la démarche hardie ; le premier, homme de tête, laborieux, patient, taciturne, de vie pauvre et même, au dire de ses partisans, austère ; sans cesse en travail souterrain de complot ; ami de l'ombre et du mystère ; habile à répandre autour de lui le fiel dont son âme débordait[50], à irriter toutes les passions cupides, envieuses et haineuses ; exerçant sur le personnel vulgaire des sociétés secrètes une sorte d'ascendant fascinateur ; tançant les autres en avant, sans leur livrer tout le secret du rôle qu'il se réservait ne croyant qu'à la force violente ; ne rêvant que de dictature sanglante et destructive ; se consolant de ne pas dominer encore la société qu'il détestait, en lui faisant peur ; capable de tout pour arriver à son but, et flatté qu'on le sût tel ; — le second, homme d'action, esprit étroit et court, mais tempérament énergique, indomptable ; toujours prêt à payer de sa personne n'hésitant à commettre aucune violence ni à affronter aucun péril ; sans respect de ta vie des autres, mais sans souci de la sienne propre ; apportant, dans les haines les plus féroces, une sorte de sérénité, et, au service de sophismes pervers, je ne sais quelle droiture et simplicité généreuses devenu ainsi très-populaire dans le parti démagogique qui s'est servi de ses défauts et a tâché de se parer de ses qualités. D'où venaient ces deux démagogues ? Né à Nice, fils d'un conventionnel, Auguste Blanqui était arrivé à Paris, avec son frère aîné, dans les dernières années de la Restauration. Sans fortune, mais intelligents ; les deux jeunes gens s'étaient mêlés d'abord aux écrivains de l'opposition libérale et avaient été attachés, en qualité de sténographes, à la rédaction du Globe. Par son travail l'aîné devint bientôt un économiste distingué. Pendant ce temps, le cadet s'était jeté dans les sociétés secrètes et les conspirations. Dès 1827, il avait été blessé dans une émeute, et en 1831 subissait sa première condamnation, commençant ainsi cette lutte acharnée avec la loi et la justice qui devait remplir sa vie entière, et dans laquelle il subira, comme autant de glorieuses blessures, une condamnation à mort, deux condamnations perpétuelles, et six autres condamnations formant un total de dix-huit années de prison[51]. Existence étrange, dont on n'aurait pas cependant une notion complète, si l'on n'ajoutait que ce conspirateur si farouche, si redoutable, n'a pas été parfois sans relation avec la police secrète[52]. Barbès, venu à Paris comme étudiant, avait de la fortune. On comprendrait mal ce qui a conduit un jeune homme riche, dont la nature était par certains côtés généreuse, à devenir l'émule d'un Blanqui, se mettre hors la loi et la société, si l'on ne trouvait dans les drames intimes qui avaient troublé sa famille le secret de cette sorte de déclassement. On a raconté qu'il était le fils d'un prêtre ; son père se serait marié aux colonies, pendant la Révolution, en cachant son caractère sacerdotal à la jeune fille qui s'était éprise de lui ; quand la malheureuse sut plus tard à qui elle s'était unie, son horreur fut telle, qu'elle en mourut, laissant deux fils et deux filles aux soins d'un homme troublé lui--même par le remords ; le veuf étant revenu dans le midi de la France, une de ses filles inspira une passion qu'elle partageait à un jeune homme distingué et d'une famille honorable ; le mariage allait se faire, quand fut découvert le secret du prêtre marié : le fiancé rompit aussitôt avec éclat ; le père se tua de désespoir[53]. C'est probablement sous l'impression de ces événements que Barbès conçut une rancune mortelle contre la société qui n'avait pas pardonné à son père la honte de son sacrilège. Un corps de doctrine, il n'en faut pas chercher chez les fondateurs des Familles. Socialistes, mais plus hommes de destruction que de système, ce qui domine en eux, c'est le parti pris d'exaspérer toutes les haines, toutes les révoltes, toutes les souffrances, pour les pousser furieuses à l'assaut d'une société, cause de tout mal. Par moments même, il semble que ce soit à un immense massacre qu'ils convient le peuple. Qu'on en juge par la proclamation suivante, écrite tout entière de la main de Barbès et qui, d'après divers indices, a dû être rédigée en prévision d'une réussite de l'attentat Fieschi[54] : Citoyens, le tyran n'est plus ; la foudre populaire l'a frappé ; exterminons maintenant la tyrannie. Citoyens, le grand jour est venu, le jour de la vengeance, le jour de l'émancipation du peuple. Aux armes, républicains, aux armes ! La grande voix du peuple se fait entendre ; elle demande vengeance. Frappons, au nom de l'égalité. Ils sont là, nos tyrans, prêts à couronner, par un dernier forfait, leurs crimes innombrables. Que nos bras les fassent rentrer dans le néant ! Héros du vice et de l'aristocratie, le courage n'anima jamais leurs cœurs ; les voyez-vous, tremblants et pâles ?... Peuple, redresse-toi ; à toi seul appartient le souverain pouvoir. Le cœur le manquerait-il, quand tu n'as qu'à lever la main pour écraser les faibles ennemis ? Te rappelles-tu comme ils l'ont outragé ? les bagnes où ils l'ont plongé ? le coup sanglant dont ils l'ont meurtri le visage ? les droits de l'homme dont ils l'ont dépouillé ? Ils l'ont flétri du nom de prolétaire ! Lève-toi, frappe. Vois-tu les vaincus de juin et d'août, les victimes de Saint-Merry et de la rue Transnonain, qui le montrent leurs plaies sanglantes ?... Elles demandent du sang aussi. Frappe ! Frappe encore ! Vois les enfants écrasés sous la pierre, les femmes enceintes le présentant leurs flancs ouverts, les cheveux blancs de ces vieillards traînés sans pitié dans la boue ! Tu n'as pas encore frappé ! Qu'attends-tu ? Viens, que ta colère puri6e cette terre souillée par le crime, comme la foudre purifie l'atmosphère. Immole tous les ennemis de l'égalité et de la liberté. Frapper les oppresseurs de l'humanité n'est que justice tu le reposeras ensuite dans ta force et ta grandeur... Mais maintenant point de pitié ! Mets nus tes bras, qu'ils s'enfoncent tout entiers dans les entrailles de les bourreaux. Est-ce là ce qui a valu à Barbès d'être appelé le Bayard de la démocratie[55] ? On nous permettra de préférer celui de la vieille monarchie. Ces excitations atroces, ces aspirations au massacre n'étaient pas une monstruosité passagère ; elles étaient alors le langage courant des sociétés secrètes. L'une d'elles, celle des Légions révolutionnaires, en rapport étroit avec les Familles, s'exprimait ainsi dans une proclamation : Vrais organes du peuple révolutionnaire, disons en6n Point d'espérance hors du prolétaire. Loin de nous, comme rebelles à la voix de la nature, ceux qui ne vivent pas du produit de leur travail ! Vous ne formerez pas seulement une société régicide, mais surtout le corps exterminateur par lequel, après la victoire, doivent être anéanties les menées secrètes des nouveaux exploiteurs qui ne manqueront point de se présenter... Les associations nouvelles, de quelque mystère qu'elles s'enveloppassent, ne purent longtemps échapper à la vigilance de la police. Dès les premiers mois de 1836, celle-ci commençait a saisir des dépôts d'armes et de munitions. A Tours, elle surprenait, dans le 14e régiment de ligne, l'existence d'une société révolutionnaire dont les membres furent, les uns déférés au conseil de guerre, les autres envoyés en Afrique En mars, elle fut conduite, parla découverte d une fabrique clandestine de poudre, à s'emparer des chefs des Familles, et ceux-ci, Blanqui et Barbès en tête, furent condamnés à des peines variant de deux ans à huit mois de prison. Peu après, elle était mise sur la trace d'un complot formé pour s'emparer, à quatre heures du matin, des Tuileries et de la famille royale ; les meneurs des Familles avaient réussi à entraîner dans ce complot un certain nombre d'officiers et de sous-officiers de la garnison de Paris ; ils se flattaient d'enlever, par ce moyen, les régiments de deux ou trois casernes. Si peu que le mal eût gagné dans l'armée, on craignit le mauvais effet d'une telle révélation ; l'affaire fut étouffée les officiers et sous-officiers compromis furent envoyés sans bruit en Algérie ou dans d'autres corps, et quelques régiments changèrent de garnison. Le gouvernement était sous le coup de l'émotion que lui
avaient causée ces découvertes successives, sinistrement couronnées, le 25
juin, par le crime d'Alibaud, quand le bruit se répandit qu'un nouvel
attentat se préparait pour la fête du 28 juillet. Cette fête devait être
célébrée avec un éclat particulier on avait annoncé l'intention d'inaugurer
l'Arc de l'Étoile qui venait d'être terminé. Les conspirateurs, disait-on,
s'étaient procuré le moyen de pénétrer en grand nombre et avec des armes
cachées dans l'enceinte réservée pour la cérémonie ; de là, ils comptaient
avoir toute facilité pour se précipiter sur !e Roi d'autres se mêleraient au
défilé de la garde nationale, avec leurs fusils chargés. La police crut
d'abord pouvoir écarter le péril par des précautions rigoureuses. Mais les
avis sinistres redoublèrent ; ils arrivaient de toutes parts et jusque de
l'étranger[56].
Était-on sûr de prévoir toutes !es formes du danger ? Au lendemain de
l'attentat d'Alibaud et à l'anniversaire de celui de Fieschi, n'était-on pas
autorisé à ne croire, en ce genre, aucun crime impossible ? D'autre part,
décommander la cérémonie, n'était-ce pas un aveu d'insécurité aussi
inquiétant qu'humiliant, et qui ferait le plus fâcheux effet au dedans et au
dehors ? Grande fut l'anxiété du gouvernement. M. Thiers, dans une dépêche
adressée à ses ambassadeurs, a rapporté ainsi ce qui se passa dans le
conseil : Les ministres se sont rassemblés a
l'insu du Roi ; ils ont conféré entre eux, et, après une longue et mure délibération,
ils ont décidé de ne pas compromettre de nouveau la fortune du pays, par un
de ces rendez-vous qui exaltent toutes les imaginations, et provoquent
souvent au crime des monomanes qui, en temps ordinaire, n'y songeraient pas.
Ils se sont rendus chez le Roi et lui ont exposé une résolution irrévocable a
cet égard. Le Roi a été simple et n'a montré aucune exagération de courage ;
il a discuté les raisons des ministres, il a cédé avec une répugnance
visible, mais avec la simplicité d'un esprit parfaitement raisonnable et qui
fait, en chaque occasion plutôt ce qui lui semble sage que ce qui lui plaît
personnellement. Il était touché aussi du danger de ceux qui l'auraient
entouré, et il s'est rendu à toutes les raisons réunies qu'on a fait valoir
auprès de lui[57]. Le Moniteur
du 23 juillet annonça donc que la revue n'aurait pas lieu. Peut-être tout n'était-il pas bien sérieux dans les menaces devant lesquelles le gouvernement reculait. Quelques mois plus tard, le 15 décembre, comparaissaient en cour d'assises deux jeunes gens poursuivis pour avoir été engagés dans le complot qui avait fait ajourner la fête du 28 juillet. Il fut établi, en pleine audience, que le complot, — au moins en ce qui touchait ces jeunes gens, les seuls sur lesquels on eût pu mettre la main, — était imaginaire ; ils avaient écrit eux-mêmes les lettres anonymes qui les avaient dénoncés à la police. Comme on demandait à l'un d'eux pour quel motif il avait joué cette étrange comédie : Par fanfaronnade, répondit-il, pour me donner un nom. Quoi qu'il en soit, l'effet de la mesure prise par le gouvernement fut considérable et pénible, d'autant plus pénible qu'il venait s'ajouter à l'impression toute récente du coup de feu tiré contre Je Roi. L'esprit public, encore malade des suites de la révolution, manquait surtout de sang-froid, porté tantôt à trop espérer, tantôt à douter de tout. Déjà M. Guizot avait noté, avec tristesse, que l'indignation provoquée par la tentative d'Alibaud était une indignation effrayée, abattue ; comme de gens qui ne voulaient pas croire à tout le mal, et qui, le voyant, ne croient plus à aucun remède[58]. M. Thiers constatait, de son côté, à la même époque, que la première impression avait été celle de l'abattement. — Il y avait, ajoutait-il, une sorte de découragement dans les esprits, en voyant ces tentatives sans cesse renaissantes et qui n'avaient échoué que par une sorte de miracle ; il y avait humiliation, en pensant au spectacle que notre pays donnait au monde[59]. L'incident de la revue n'était pas fait pour rétablir la confiance. Les esprits, disait un témoin, au lendemain de la note du Moniteur, sont en proie à une sorte de terreur sourde. Les bruits les plus sinistres circulent. On ne se rend pas compte si le danger est passé[60]. M. Duchâtel écrivait de Paris, le 26 juillet, à un de ses amis politiques : La situation est très-grave, plus grave qu'à aucune époque depuis 1830. L'inquiétude est universelle ; il en est de même du blâme... La revue contremandée est un événement immense et déplorable. Puis il concluait ainsi, non sans quelque exagération : Tenez que l'opinion des hommes les plus graves, aussi bien que celle du public, est que nous n'avons pas eu une situation plus mauvaise depuis le pillage de l'archevêché[61]. Tous ces événements ne semblaient pas de nature à affermir le crédit du ministère. N'étaient-its pas une sorte de démenti apporté aux déclarations de M. Thiers ? Celui-ci avait annoncé le désarmement ou l'impuissance des partis révolutionnaires, et il lui était répondu par des complots et un attentat ; il avait beaucoup parlé de détente, de conciliation, et il se voyait obligé de reprendre les poursuites contre les journaux et contre les sociétés secrètes il avait prétendu inaugurer une politique de confiance, et la suppression de la revue était le plus solennel témoignage de défiance qu'aucun cabinet eût donné depuis 1830. Ce qui se passait n'était-il pas plutôt la justification du fameux discours de M. Guizot sur la persistance du mal révolutionnaire et la nécessité de la résistance ? Dans la lettre citée déjà plus haut, M. Duchâtel écrivait Le système de la conciliation a porté de beaux fruits. Je suis très-étonné du changement qui s'est fait pendant mon absence. Je ne croyais pas que le système de résistance fût sitôt remis en honneur. Le grand discours de M. Guizot était plus vrai et plus actuel que nous le pensions à la fin de la session. Aussi conçoit-on que M. Guizot lui-même se sentit confirmé dans ses inquiétudes et dans ses principes : Je suis épouvanté, disait-il, des dispositions intérieures, de l'état moral de ces milliers peut-être d'inconnus, sans foi, sans loi, sans cœur, sans pain, qui errent au milieu de cette société molle et incertaine. Que de temps, que d'efforts, que de protection divine pt de sagesse humaine il faudra pour guérir en même temps et ces plaies hideuses et cette maladie générale de langueur Je ne ressens ni doute, ni découragement, tout au contraire ; plus je vais, plus je crois à notre médecine et à ses principes ; mais, à mesure que ma foi s'affermit, ma connaissance du mal s'étend ; et, bien convaincu que ce que nous faisons est bon, je suis de plus en plus frappé du peu que nous faisons, et je demande au maitre, au service duquel nous sommes, les inspirations et les forces qu'il peut seul nous donner pour suffire à la tâche dont il nous a chargés. Faut-il croire que M. Thiers lui-même, dans le premier émoi de ces avertissements, ait eu des doutes sur sa nouvelle politique et se soit demandé si la vérité n'était pas plutôt dans la politique qu'il avait abandonnée ? Le bruit courut, peu après l'attentat d'Alibaud, que le chef du cabinet avait en quelque sorte abjuré, en plein conseil, la foi qu'il avait eue un moment dans les idées et les hommes du tiers parti on crut remarquer, pendant plusieurs jours, qu'il ménageait les doctrinaires et avait des pourparlers avec quelques-uns d'entre eux ; on allait jusqu'à préciser les conditions du rapprochement c'eût été la nomination de M. Guizot à la présidence de la Chambre et l'entrée de plusieurs de ses amis, notamment de M. Duchâtel, dans le cabinet[62]. Vers la même époque, les journaux du tiers parti, le Constitutionnel entre autres, naguère si dociles et si confiants à l'égard du ministère, commencèrent à lui parler sur un ton de mise en demeure et même de menace qui trahissait leurs inquiétudes. Qu'y avait-il de réel dans cette velléité de revirement qui, en tout cas, ne dura pas ? M. Guizot, dans ses Mémoires, a contesté que des ouvertures eussent été faites à lui ou à ses amis. Cela ne veut pas dire que M. Thiers, dont on sait la mobilité, n'ait pas été un moment tenté de revenir sur ses pas. Quoi qu'il en soit, le seul fait que le bruit en ait couru et ait pris une telle consistance révèle que, dans le sentiment public, cette évolution était indiquée par les circonstances, et que la politique de conciliation, ou plutôt de concession, apparaissait insuffisante en face du péril de nouveau manifesté. De tout cela, le ministère sortait affaibli il avait perdu les avantages que lui avaient donnés, à la nu de la session, les succès oratoires de M. Thiers. M. Guizot s'en apercevait, et le constatait, probablement sans déplaisir : Le ministère a beaucoup perdu, écrivait-il, le 6 août, à M. Piscatory. C'est un pouvoir décrié. Tout le monde le dit et tout le monde s'arrête là. Mais les choses font leur chemin, même sans qu'on les pousse, et si d'ici à la session le cabinet n'a pas quelque bonne fortune qui le relève, il ira se décriant et s'abaissant de plus en plus. |
[1] Rappelons la composition du cabinet M. Thiers, président du conseil et ministre des affaires étrangères ; M. Sauzet, garde des sceaux ; M. de Montalivet, ministre de l'intérieur ; M. d'Argout, ministre des finances ; M. Passy, ministre du commerce et des travaux publics ; M. Pelet de la Lozère, ministre de l'instruction publique ; le maréchal Maison, ministre de la guerre ; l'amiral Duperré, ministre de la marine.
[2] La duchesse de Broglie écrivait, le 25 février, à M. de Barante, au sujet de son mari : Nous retrouvons notre rôle tranquille plus et mieux que l'année dernière. Personne n'a besoin de nous pour rentrer, et nous ne serons sur le chemin de personne. J'admire avec quelle sérénité Victor reprend sa vie régulière. Il y a une grande leçon sur les vanités du monde à avoir été placé plus haut pour les bien voir. (Documents inédits.)
[3] Quelques années plus tard, Henri Heine écrivait de M. Thiers : La facilité avec laquelle il se meut a quelque chose d'effrayant ; elle nous inspire des inquiétudes étranges. Mais elle est toujours extraordinaire et admirable, cette facilité, et, quelque légers et agiles que soient les autres Français, en les comparant à Thiers, on les prendrait pour des lourdauds allemands. (Lettre du 20 mai 1840, Lutèce, p. 63 et 64.)
[4] On vous aura sûrement mandé, écrivait encore la duchesse de Dino, que c'est cette maison-ci qui a tout fait inspiré à M. Humann la conversion, dicté à M. de Broglie l'âpre gaucherie de ses discours, à la Chambre l'humeur qu'elle a prise, aux ministres la taquinerie téméraire d'avoir fait d'une question incidente une question de cabinet, au dernier cabinet la volonté de ne pas affronter la session quand le Roi les priait de rester tous, et s'y refusant par l'organe de M. de Broglie sous le prétexte assez cavalier que leurs convenances personnelles s'y opposaient. C'est cette maison-ci qui a donc aussi provoqué tous les refus qu'a essuyés M. Dupin, l'impossibilité pour M. Molé de marcher sans Thiers, et la volonté de celui-ci d'aller tout seul. Il faut convenir, en effet, que si nous avions fait tout cela, nous serions des gens bien habiles, et je suis fâchée de devoir dire, en l'honneur de la vérité, que nous ne sommes ni si coupables, ni si sorciers. (Documents inédits.)
[5] Faut-il croire d'ailleurs que, rue Saint-Florentin, on avait un moment pensé à un autre président du conseil ? Nous lisons, en effet, dans une lettre écrite par le duc Decazes, le 29 février 1836, à M. de Barante : M. de Talleyrand avait rêvé la présidence du conseil sans portefeuille. Royer-Collard a fait manquer l'affaire, en en faisant honte à madame de Dino. Y pensez-vous, madame ? lui dit-il, vous voulez donc déshonorer les derniers moments de M. de Talleyrand ? Ne voyez-vous pas qu'il peut à peine soutenir une conversation ? Lui faire gouverner la France, dans un tel état, mais c'est une dérision ! (Documents inédits.)
[6] Le duc de Broglie lui-même, bien qu'il fut personnellement désintéressé du pouvoir et supérieur aux petites rancunes, ne s'exprimait pas sans amertume sur la formation du nouveau cabinet ; il écrivait à un de ses amis, le 1er mars 1836 : Vous connaissez le dénouement de notre crise ministérielle. Jugez-en. Vous aurez quelque peine à le concilier avec les notions les plus élémentaires du gouvernement représentatif. Je ne me charge ni d'excuser ni d'expliquer la conduite de personne. Il faudrait une bien longue narration pour vous expliquer la série d'intrigues dont ceci est le malheureux résultat. (Documents inédits.)
[7] Documents inédits.
[8] Le Constitutionnel disait, le 23 février 1836 Le fait très-grave, c'est l'exclusion des doctrinaires. Le personnel du cabinet nouveau ne fût-il pas satisfaisant, le pays l'accueillerait avec faveur, seulement à cause de ce qui ne s'y trouve pas.
[9] Pendant la crise même d'où était sorti le ministère, un jour que M. Thiers, au milieu d'un groupe, s'égayait sur le tiers parti en masse, et en détail sur MM. Dupin, Sauzet et Passy, un ami de ce dernier, M. Legrand de l'Oise, s'approcha de lui : Et pourtant, lui dit-il, le tiers parti est à vos pieds. — Je l'y laisse, répondit brusquement M. Thiers. A la même époque, comme il était question d'un ministère Dupin, où M. Sauzet prendrait le ministère de la justice, M. Thiers s'était écrié : M. Sauzet garde des sceaux, quelle délicieuse bouffonnerie ! Or ce fut précisément le poste que M. Sauzet occupa dans le cabinet du 22 février. (Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.)
[10] Lettre de M. Bresson à M. de Barante, du 7 mars 1836. (Documents inédits).
[11] Un contemporain décomposait ainsi la Chambre : 150 députes dévoués à l'ancien cabinet, 50 faisant partie de la réunion Ganneron, 70 du tiers parti proprement dit se réunissant rue de Choiseul, 70 de la gauche Odilon Barrot, 25 de l'extrême gauche, 29 légitimistes.
[12] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.
[13] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.
[14] 3 mars 1836.
[15] Journal des Débats du 4 mars 1836.
[16] Séance du 24 mars.
[17] Les huit ministres avaient l'air, sur leurs bancs, de huit criminels attachés au carcan. On ne peut en effet, si l'on n'a été présent, se figurer, et l'accent de M. Guizot, et l'enthousiasme de la majorité. (Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.)
[18] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.
[19] 28 mars 1836.
[20] Lettre du 15 avril 1836. (Documents inédits.)
[21] Dans cette discussion, qui s'ouvrit le 21 avril, M. de Tascher rappela la contradiction qui avait apparu entre le tangage de M. Thiers et celui de M. Sauzet. Prenant au sérieux, dit-il, le gouvernement représentatif, la présidence du conseil et les paroles du chef du cabinet, je déclare devant la Chambre, qui peut-être ne me désavouera pas, que je vote le crédit demandé, dans la confiance que la marche du ministère, moins vacillante que ses paroles, restera fidèle au système auquel la Chambre des pairs s'est constamment associée depuis cinq ans. Loin de repousser une confiance ainsi motivée, M. de Montalivet déclara que le cabinet suivrait avec fermeté, avec énergie, les principes qui avaient dirigé le gouvernement depuis le 13 mars 1831 ; il affirma qu'il s'était mis en mesure, non-seulement de maintenir les lois de défense sociale, mais encore de les exécuter avec cette constance qui est la meilleure alliée de la modération. A l'entendre, le discours de M. Sauzet avait différé par la forme, non par le fond, de celui de M. Thiers ; le garde des sceaux avait voulu dire seulement que l'apaisement des esprits n'exigeait plus autant d'énergie dans l'application des mêmes principes. Faisant allusion à la façon dont ce discours avait paru proclamer une politique nouvelle, datant du 22 février : Acceptons, dit-il, la date indiquée par mon éloquent ami, M. le garde des sceaux, non comme une date de scission ou de reproche, mais comme une date d'espérance et d'avenir. Puis il ajoutait : Si la révolte venait de nouveau à éclater sur nos places publiques, nous retrouverions toute l'énergie qui a signalé le ministère du 13 mars et celui du 11 octobre.
[22] L'opposition dynastique, — écrivait Carrel dans le National, à la date du 31 mars 1836, — ressemble à une bande de déserteurs qui se seraient introduits dans une ville assiégée, en jetant leurs armes a la porte, et qui, reçus par la garnison comme transfuges, crieraient aux gens du dehors qu'ils sont maîtres de la place. Oui, la gauche dynastique s'est fait recevoir dans la ville assiégée, mais elle y est entrée désarmée, elle a courbé la tête sous les lois de septembre, sous la censure, sous les violations du pacte fondamental qu'elle avait dénoncées avec fureur ; elle a passé sous les Fourches Caudines de la Doctrine, portant au dos son Compte rendu comme un écriteau infâme. Elle a l'honneur insigne de manger aujourd'hui le pain des vainqueurs ; elle a ramassé les os de leur table... Elle a pitié de nous, pauvres esprits qui consentons à nous morfondre encore dans une opposition systématique... On ne sait ce qui doit inspirer le plus de pitié de cette morgue ou de cette niaiserie. Carrel terminait en ralliant ces hommes habiles du tiers parti et de la gauche dynastique qui ont pris a pour général en chef M. Thiers, leur plus insultant adversaire Quelques semaines plus tard, le 6 mai, il disait encore : Doctrinaires, tiers parti, gauche dynastique, tant que l'œuvre législative des six ans demeure, tout nous est indifférent.
[23] M. Léon Faucher, rédacteur d'un journal de gauche, écrivait alors à un de ses amis : On dirait que la presse a fait peau neuve. Le Journal des Débats a des velléités d'opposition ; le Temps et le Constitutionnel accourent à l'appui du ministère. M. Barrot fréquente le salon de M. Sauzet et celui de M. Thiers ; M. Guizot n'y parait plus. Le monde politique est à moitié renversé. (Léon Faucher, Biographie et Correspondance, t. I, p. 44.)
[24] 13 mars 1836.
[25] Guizot se plaint de ce que Thiers aurait cherché à séparer Broglie de lui. Lettre du duc Decazes à M. de Barante, du 12 mai 183S. (Documents inédits.)
[26] Lettre de la duchesse de Dino à M. de Barante, 28 février 1836. (Documents inédits.)
[27] Séance du 16 mars 1836.
[28] C'est ce qui faisait dire à M. Thiers : Mes anciens collègues sont mieux pour moi que leurs amis. Ceux-ci sont aigres et tracassiers. Lettre particulière à M. de Barante, 15 avril 1836. (Documents inédits.)
[29] Pendant la crise qui avait précédé la formation du ministère, M. Thiers avait témoigne de sa rivalité jalouse à l'égard de M. Guizot, et celui-ci y avait été sensible. Un incident, entre autres, l'avait particulièrement irrité. Au moment où le ministère Dupin paraissait fait, la question de la présidence de la Chambre s'était trouvée posée, et le nom de M. Guizot avait été prononcé. M. Thiers sembla d'abord admettre cette candidature, disant que quant à lui, il n'était pas fait pour ce poste. Mais, dès le lendemain, poussé par son entourage et soucieux de ne pas laisser arriver M. Guizot avant lui, il fit poser sa candidature par ses amis, sans même en avertir les doctrinaires : C'est moi, disait-il, qui dois être le chef du ministère prochain il faut donc que la Chambre, en m'investissant d'avance de sa confiance, me désigne elle-même au choix du Roi. Nommer Guizot plutôt que moi, ce serait le faire premier ministre, et je ne dois pas le souffrir. M. Guizot ne voulut pas lutter, mais il fut blessé et s'en exprima avec beaucoup d'amertume. En tin de compte, M. Dupin ayant refusé le ministère et gardé la présidence, la question se trouva supprimée, mais le ressentiment n'en subsista pas moins. (Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.)
[30] 10 juin 1836.
[31] Nous lisons, à la date du 12 mai 1836, dans le journal de M. de Viel-Cassel : M. Thiers, dont l'esprit mobile accepte, avec une facilité surprenante, toutes les impressions qu'on essaye de produire sur sa vive imagination, est, en ce moment, saisi d'un véritable enthousiasme pour Alger. Au fond, il connaît très-peu la question. Mais on lui a monté la tête. Il trouve que jusqu'à présent, les affaires d'Alger ont été très-mat conduites ; il veut désormais se charger de les diriger. M. Guizot écrivait de son coté à M. de Barante, à la date du 14 juin : Thiers a en un moment l'esprit très-échauffé sur l'Afrique et quelque vague désir de faire là, en personne peut-être, une seconde expédition d'Egypte. (Documents inédits.)
[32] Journal inédit de M. le baron de Viel-Castel.
[33] La Revue des Deux Mondes prétendant faire, en 1837, le dénombrement des doctrinaires, membres de la Chambre des députés, n'en comptait que treize MM. Guizot, Duchâtel, Duvergier de Hauranne, Dumon, d'Haubersaert, Guisard, Janvier, Jaubert, Piscatory, de Rémusat, Renouard, Vitet, Saint-Marc Girardin. Encore ce dernier ne nous paraît-il pas pouvoir être compris dans ce groupe. Par contre, on eût pu ajouter d'autres personnages ne faisant pas partie de la Chambre des députés, comme le duc de Broglie.
[34] Journal inédit de M. de Viel-Cassel, 23 juin 1836.
[35] Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, recueillies par madame DE WITT, p. 160.
[36] Non-seulement M. Thiers avait combattu à la tribune la conversion, quand il faisait partie du ministère du 11 octobre ; mais, ce ministère une fois dissous, il disait tout haut dans les couloirs de la Chambre Maintenant que je ne suis plus ministre, je pourrai du moins dire tout ce que je pense de cette absurde conversion. Croyez-moi, c'est la mesure ta plus inepte, la plus folle, la plus funeste qu'on puisse Imaginer. (Notes inédites de Duvergier de Hauranne.)
[37] Séances du 21 et du 22 mars 1836.
[38] Cette loi stipulait que toutes les maisons de jeu seraient fermées le 1er janvier 1838. Le 31 décembre 1837, les habitués furent donc prévenus que les jeux s'arrêteraient à minuit précis. Ils se pressèrent nombreux à cette suprême veillée de la roulette : Le jeu continua jusqu'à la dernière seconde, avec une intensité fiévreuse. Un ouvrier qui avait perdu tout ce qu'il avait se tua en sortant de l'un des tripots du Palais-Royal. A l'instant fixé par la loi, la police fit évacuer toutes les maisons, et la foule assista, gouailleuse et méprisante, à la dispersion des joueurs et surtout des joueuses.
[39] Avril et mai 1836.
[40] Cf. pour les renseignements plus détaillés sur cette question spéciale l'ouvrage de M. AMÉ sur les Tarifs des douanes.
[41] Nous avons déjà parlé et nous parlerons encore de la politique financière si honorable et si féconde des dix premières années de la monarchie de Juillet. Quant à la Restauration, quelques chiffres suffiront à donner une idée de ce que fut sa bienfaisante action. Elle trouva, à son début, le crédit de la France en un tel état, qu'elle dut négocier à 52 fr. 50 ses premiers emprunts à 5 pour 100. En 1830, un emprunt à 4 pour 100 était adjugé au-dessus du pair à 102 fr. 7 c. et demi, fait sans analogue dans notre histoire financière. Bien loin d'avoir augmenté la dette que lui avaient imposée les invasions de 1814 et de 1815, elle l'avait réduite d'environ 29 millions de rente, soit de 600 millions en capital, et M. Roy, lors de son dernier passage au ministère des finances, pouvait annoncer, pour un avenir prochain, l'extinction de la dette par le seul jeu de l'amortissement. Elle avait dégrevé la propriété foncière. Enfin les revenus indirects étaient montés de 397 millions à 583. Aussi tous les auteurs spéciaux ont-ils rendu hommage à l'envi, sur ce point, à la vieille monarchie, et l'un des plus compétents, M. Paul Leroy-Beaulieu, a-t-il écrit : Jamais nos finances n'ont été conduites avec autant de prévoyance, de rigueur, d'honorable et nécessaire parcimonie, que par MM. Louis, Corvetto et de Villèle.
[42] Voir, pour les années 1815 à 1819, les chiffres officiels et définitifs des dépenses donnés par le Compte de l'administration des finances pour l'année 1869. Comparez avec le chiffre des dépenses de 1830 à 1836.
[43] Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 159.
[44] La Revue des Deux Mondes exprimait, vers cette époque, l'effet produit sur une partie des spectateurs par cette personnalité excessive de M. Thiers, quand elle disait de lui : Il se flatte, il se mire ; s'il veut vous convaincre, il en appelle à lui ; s'il combat l'aristocratie, il vous dit qu'il n'a pas de penchant pour elle, parce que moins qu'un autre il voudrait la trouver sur son chemin ; s'il veut vous effrayer de la guerre, il vous déclare que, pour lui, il a plus besoin de la paix que tout autre, car elle convient à ses études, à ses loisirs et a ses goûts. Tout part de sa personne, tout y revient aboutir.
[45] C'est ce qui faisait écrire à M. Sainte-Beuve : Thiers juge trop sévèrement les hommes, ou du moins trop exclusivement : il est trop prompt à les déclarer bêtes. (Cahiers de Sainte-Beuve, p. 106.)
[46] Nous lisons dans le Journal de M. de Viel-Cassel : 23 avril 1836. M. de Montalivet est peu satisfait de l'outrecuidance et du ton de supériorité du président du conseil. — 12 juin. Montalivet, Duperré, Pelet de la Lozère sont blessés du ton de prépotence, de la légèreté dédaigneuse du président du conseil et de son ingérence perpétuelle dans les affaires de tous les départements. (Documents inédits.) M. Guizot écrivait, à la date du 18 juin : Les difficultés intérieures et les bruits de désorganisation se renouvellent. M. Passy parle ouvertement de sa retraite, comme très-prochaine ; il est dégoûte, ennuyé, malade. M. Sauzet réclame l'accomplissement de toutes les promesses qu'il a faites et va jusqu'à dire que, si on ne les tient pas, il sera contraint aussi de se retirer. Je ne crois pas à la fermeté de toutes ces exigences, cependant elles sont réelles.
[47] Correspondance de Béranger.
[48] Arrêts du 30 juillet et du 8 août 1836.
[49] Sur l'organisation de la Société des Familles, voyez l'ouvrage cité de Lucien DE LA HODDE sur l'Histoire des sociétés secrètes de 1830 à 1848, p. 199 à 207.
[50] Ledru-Rollin a dit de Blanqui : Son âme est pétrie de fiel et de sang.
[51] Voici le détail : 12 janvier 1831, un an de prison, pour insulte aux magistrats ; 12 janvier 1832, un an de prison, pour cris séditieux et complot ; 11 août 1836, deux ans de prison, pour société secrète et fabrication clandestine de poudre ; 31 janvier 1840, à la suite de l'émeute du 13 mai 1839, condamnation à mort, commuée en déportation perpétuelle ; 2 avril 1849, dix ans de détention, à raison de l'attentat du 15 mai ; 17 juillet 1861, quatre ans de prison, pour société secrète ; 29 avril 1872, déportation dans une enceinte fortifiée, à raison de la tentative insurrectionnelle du 31 octobre 1870. Il avait été nommé membre de la Commune, mais se trouvait alors en prison hors de Paris.
[52] Le 31 mars 1848, le premier numéro de la Revue rétrospective publiait un rapport secret, adressé, le 22 octobre 1839, à M. Duchâtel au sujet de la conspiration du 12 mai précédent. Barbès déclara aussitôt que Blanqui seul avait pu écrire ce rapport. Grand scandale dans le monde des clubs. Blanqui se défendit mal. Il parait aujourd'hui avéré que, soit pour obtenir quelques adoucissements au régime de la détention, soit pour d'autres motifs, ce personnage rendit plusieurs services de ce genre la police de Louis-Philippe.
[53] Ces faits sont rapportés par Daniel STERN, dans son Histoire de la révolution de 1848, t. II, p. 5 à 7.
[54] Cette pièce fut saisie en 1836, dans un logement que Barbès avait occupe à la fin de juillet 1835.
[55] Louis Blanc a écrit que Barbès unissait le courage du chevalier au dévouement du martyr, et Proudhon l'a proclamé le Bayard de la démocratie.
[56] M. d'Argout, alors ministre des finances, écrivait, quelques jours après, à M. Dupin : De sinistres avis nous parvenaient de tous côtés. Il nous en arrivait d'Italie, de Suisse, d'Espagne et d'Angleterre, tous concordants et précis. Partout, nos contumaces, des réfugies polonais et italiens, des gens de la jeune Italie annonçaient un nouvel attentat plus habilement combiné que les précédents, et dont le succès n'était pas mis en doute. La correspondance des départements en disait autant. Ajoutez l'arrivée a Paris d'une multitude de bandits et la découverte des traces de projets plus exécrables les uns que les autres. (Mémoires de M. Dupin, t. III, p. 210.)
[57] Dépêche de M. Thiers à M. de Barante, du 4 août 1830. (Documents inédits.) Un autre ministre, M. d'Argent, dans la lettre où il rendait compte à M. Dupin de ce qui s'était passé, présentait aussi la décision comme ayant été prise en dehors du Roi et même malgré lui. (Mémoires de M. Dupin, t. III, p. 216.) Cependant M. de Nouvion, ordinairement bien informé, affirme, sans nous dire d'après quel témoignage, que la décision avait été prise par le Roi, mais que le ministère avait résolu de la donner comme sienne, afin d'éviter les commentaires malveillants. (Histoire du règne de Louis-Philippe, t. IV, p. 50.) Cette version nous paraît difficilement conciliable avec le récit fort précis donné, sur le moulent même, par M. Thiers.
[58] Lettre du 3 juillet 1836 à la duchesse de Broglie.
[59] Dépêche à M. de Barante, du 28 juin 1838. — M. Thiers ajoutait, deux jours plus tard, dans une lettre confidentielle au même M. de Barante : Le dernier attentat a jeté une sombre tristesse dans les esprits. Cette persévérance du crime, même après Fieschi, cette persévérance atroce et inouïe a pénétré tout le monde d'une singulière anxiété. Elle nous agite surtout, nous gens responsables, qui ne savons guère de nouvelles précautions a prendre ni de mesures efficaces à demander aux Chambres. (Documents inédits.)
[60] Documents inédits.
[61] Documents inédits.
[62] Journal inédit de M. le baron de Viel-Castel. — Il parait que, même avant l'attentat d'Alibaud, M. Thiers, inquiet des exigences du tiers parti, avait eu quelque velléité de se rapprocher des doctrinaires. Le duc Decazes écrivait à M. de Barante, le 16 juin 1836 : Thiers se loue de Broglie et de Duchâtel ; il est bien loin de repousser une réconciliation avec Guizot. Nous avons diné hier ensemble chez madame de Boigne, avec Rémusat et Dumon, auquel il a tendu la main en entrant dans le salon. Il me disait avec plaisir tout à l'heure que Duvergier de Hauranne était venu hier lui tendre la main et le complimenter après sa réponse à Laffitte. Il cherche, entre nous, et trouverait avec bonheur une manière de caser noblement et convenablement Guizot.