I. Succès parlementaires du ministère. Le traité des 25 millions approuvé par la Chambre. Discussion sur les fonds secrets. Accord de M. Guizot et de M. Thiers. Bons rapports du duc de Broglie et du Roi. — II. Procès des insurgés d'avril. L'affaire des défenseurs. La révolte à l'audience. M. Pasquier. Attitude du parti républicain. La prétendue lettre des défenseurs. Discrédit des accusés. La cour parvient à dominer toutes les tentatives d'obstruction. Condamnation des accusés lyonnais. Le dernier arrêt est rendu le 28 janvier 1836. Tort que se sont fait les républicains. — III. La machine infernale du boulevard du Temple. Fieschi, Morey et Pépin. Leur procès. Responsabilité du parti républicain dans ce crime. — IV. Effet produit par l'attentat. Lois proposées sur le jury, sur les actes de rébellion et sur la presse. Accueil fait par l'opinion. La discussion. Discours de Royer-Collard et du duc de Broglie. Résultat des lois de septembre. — V. Le parti républicain est pleinement vaincu. État d'esprit de Carrel. Son duel avec M. de Girardin et sa mort.I A peine reconstitué sous la présidence du duc de Broglie, le cabinet fut interpellé sur les circonstances dans lesquelles il s'était dissous et reforme. Pendant deux jours, M. Guizot, M. Thiers et le duc de Broglie repoussèrent les attaques de MM. Mauguin, Garnier-Pagès, Sauzet et Odilon Barrot[1]. La Chambre fut particulièrement frappée de l'accent d'autorité fière et de netteté loyale avec lequel le nouveau président du conseil proclama la correction constitutionnelle du cabinet, définit la politique de résistance qu'il entendait suivre ou plutôt continuer, et se déclara prêt à toutes les explications, à tous les combats[2]. Le ministère avait fait bonne figure dans cette première discussion ; mais aucun vote ne l'ayant suivie, l'opposition pouvait en contester le résultat. Il n'en fut pas de même du débat sur le traité réglant à vingt-cinq millions la somme à payer aux créanciers américains. On se rappelle comment, l'année précédente, la Chambre avait refusé ce crédit et amené ainsi la retraite du duc de Broglie. Le gouvernement n'avait pas accepté ce vote comme définitif, et il avait annoncé l'intention d'en appeler de nouveau au Parlement. L'heure était venue de le faire, et la rentrée du duc rendait l'épreuve plus solennelle et plus décisive. Des incidents fâcheux étaient venus, de la part des États-Unis, compliquer et irriter la question. Le président Jackson, dans son message au congrès, du 1er décembre 1834, avait raconté, en termes arrogants, toute l'histoire du traité, et demandé, pour le cas où l'indemnité ne serait pas payée, l'autorisation de confisquer, jusqu'à concurrence de vingt-cinq millions, les propriétés des nationaux français dans les États de l'Union ; autorisation qui lui fut, à la vérité, refusée par les deux Chambres. Le gouvernement français répondit aussitôt à cette offense, en rompant les relations diplomatiques avec Washington. Mais il borna là ses représailles, et ne renonça pas, pour cela, à exécuter une convention signée et à payer une dette reconnue. La presse opposante s'était emparée du mauvais procédé du général Jackson pour soulever, contre le traité, les susceptibilités nationales. Républicains et légitimistes essayèrent même de s'en prendre personnellement au Roi c'était lui, disaient-ils, qui, pour arracher le vote de la Chambre, avait secrètement conseillé les menaces du président américain, puis l'avait averti de ne pas prendre au sérieux la rupture des relations diplomatiques, de n'y voir qu'une comédie destinée à duper le public français[3]. Quelques-uns allaient plus loin encore et accusaient Louis-Philippe d'avoir acquis à vil prix les créances qu'il voulait maintenant faire payer à la France. On conçoit l'effet d'une telle polémique sur une opinion déjà mal disposée. Il y avait longtemps qu'un projet s'était présenté aux Chambres, couvert d'un nuage aussi épais de préventions et d'impopularité. La discussion dura neuf jours, du 9 au 18 avril ce fut l'une des grandes batailles de tribune de cette époque. Pour retrouver, écrivait alors un témoin, des débats aussi retentissants et qui aient autant passionné le public, il faut remonter jusqu'à la loi électorale de 1820. Au premier rang des assaillants, se distingua Berryer, qui prononça, à cette occasion, un de ses plus éloquents et plus puissants discours. Le ministère, par l'organe de M. Thiers et du duc de Broglie, fit tête, sans faiblir, à cette redoutable attaque. Le vote fut, pour lui, un éclatant succès son projet fut approuvé par 289 voix contre 137. Il avait accepté, à la vérité, un amendement portant qu'aucun payement ne serait fait avant d'avoir reçu des explications satisfaisantes sur le message du président Jackson. Diplomatiquement, l'affaire devait traîner encore quelque temps elle ne se termina qu'en février 1836, par la médiation de l'Angleterre, et après une déclaration du président Jackson qui désavouait toute interprétation blessante du premier message. Mais, au point de vue parlementaire et ministériel, le résultat fut acquis tout de suite, et il était d'autant plus décisif que l'opinion avait été plus échauffée contre le traité. Peu de jours après, la question de confiance se trouva
encore une fois posée, à propos d'une demande de fonds secrets. Le Constitutionnel
avait engagé ses amis à tenter un suprême effort. Une
occasion, leur disait-il, la seule, la
dernière de la session, s'offre à la Chambre, pour rompre son ban avec le
ministère et se réhabiliter aux yeux du pays. Cette occasion, cette pierre de
touche, pour ainsi dire, de sa valeur morale, c'est la loi des fonds secrets.
Si elle ne proteste pas, par une réduction quelconque... si elle scelle, au prix de l'or de la France, le bail à
long terme qu'elle vient de renouveler avec le ministère, tout sera dit
alors. Le débat dura trois jours, les 27, 28 et 29 avril. On y
entendit le tiers parti se plaindre piteusement de ce ministère qui ne laissait pas écouler une semaine sans se faire
mettre aux voix, et semblait s'ingénier à fatiguer les consciences par ses
perpétuelles mises en demeure. C'est, répondait M. Thiers, que nous ne voulons pas exposer la Chambre à voir renaître la
situation déplorable qu'elle a vue quelques mois auparavant. Il
ajoutait : Il faut un ministère fort, ou bien
il faut le renverser et lui en substituer un autre. C'est peut-être plus
difficile, j'en conviens, de venir dire ouvertement Nous voulons renverser le
ministère. Mais il me semble que nous nous devons de la franchise les uns aux
autres. Au vote, l'amendement du tiers parti, proposant une réduction
d'un million, fut rejeté à une majorité de 58 voix, et l'ensemble du projet
adopté par 256 voix contre 129. La pression de la nécessité, la leçon des fautes naguère commises, la force de la nouvelle combinaison ministérielle étaient-elles donc enfin parvenues à constituer une majorité compacte et stable ? A lire les journaux opposants, on pourrait le croire ces journaux confessaient leur défaite, avec un singulier mélange de colère et de découragement, ils déclaraient ne plus fonder aucun espoir sur une Chambre acquise aux doctrinaires. C'est surtout au tiers parti qu'ils s'en prenaient de leurs déboires, l'accablant de leurs reproches ou de leurs dédains, et ne l'appelant plus guère que le défunt tiers parti. Ils ne pouvaient d'ailleurs se faire illusion sur t'indifférence fatiguée avec laquelle le public considérait leurs tentatives d'agitation. En même temps que la consistance de la majorité, on avait éprouvé l'union du ministère. Que n'avait pas fait l'opposition depuis la reconstitution du cabinet, pour réveiller la division, un moment aperçue, entre M. Guizot et M. Thiers ! Que d'efforts pour enfoncer le coin dans cette fissure imparfaitement masquée ! Les journaux racontaient, par le menu, les conflits qui, à les entendre, éclataient chaque jour entre les deux rivaux ; ils essayaient surtout de piquer le ministre de l'intérieur, en le présentant comme humilié, écrasé, annulé, par la prépondérance des doctrinaires. A la Chambre, les orateurs rappelaient, avec une habileté perfide, tout ce qui pouvait séparer les deux rivaux. Dans la première discussion, n'avait-on pas entendu M. Odilon Barrot s'écrier : Est-il étonnant qu'un de ces deux hommes, M. Guizot, qui a passé sa vie à exalter la légitimité et à maudire les douloureuses nécessités de notre révolution, placé tout à coup, en 1830, en face d'une révolution populaire et démocratique, en ait eu peur et ait voulu t'arrêter, la refouler et aller jusqu'à nier son existence ; que l'autre, M. Thiers, qui doit tout à cette révolution et qui a employé un vrai génie à en exalter les gloires, à en pallier les fautes, démocrate par origine, par opinion, par essence pour ainsi dire, n'ait pas éprouvé les mêmes sentiments de défiance et de répulsion ? L'homogénéité n'existe pas dans le pouvoir ; car il se balance entre des positions toutes différentes. Je dirais presque que la Révolution et la Restauration y sont en présence. Les deux ministres, ainsi mis en cause, avaient répondu en protestant de leur union, et M. Guizot avait ajouté ces nobles paroles : Nous offrons en vérité, messieurs, un singulier spectacle. Vous voyez devant vous, sur ces bancs, des hommes qui n'ont pas tous la même origine, qui n'ont pas eu toujours absolument les mêmes idées, les mêmes habitudes ; vous les voyez travailler à rester constamment unis, à défendre ensemble la même cause, les mêmes principes, à repousser soigneusement de leur sein tout principe de dissentiment, toute cause de division ; et voilà qu'autour d'eux se dresse et s'agite un effort continuel pour porter entre eux la cognée, pour désunir cette alliance qui a fait une des forces, oui, messieurs, une des forces de notre cause et de notre système. Je ne m'étonne pas que nos adversaires se conduisent ainsi ; je le trouve tout simple c'est le cours commun des choses. Mais, en vérité, n n'y a pas là de quoi se vanter ; il n'y a rien là qui soit si éminemment moral ; il n'y a rien là qui donne le droit de venir nous dire que nous voulons abaisser la politique. Non, messieurs, ceux qui abaissent la politique, ce sont ceux qui combattent, au lieu de le seconder, cet effort visible, parmi nous et dans toutes les opinions modérées, pour se rallier, pour former un ensemble, pour agir en commun, au profit des intérêts publics. Protester ainsi de l'union ministérielle, c'était bien ; la montrer en acte, c'était mieux encore, et le cabinet le faisait chaque jour. Sur nulle question, on n'avait pu surprendre une dissidence entre M. Thiers et les doctrinaires. Ceux-ci d'ailleurs ne négligeaient aucun bon procédé pour effacer le déplaisir que l'élévation du duc de Broglie avait pu causer à leur jeune collègue. La politesse bienveillante témoignée par la duchesse de Broglie à madame Thiers n'avait pas été le moins efficace de ces bons procédés. Aussi un observateur clairvoyant pouvait-il noter, en avril 1835, l'accord parfait de M. Thiers avec ses collègues, et le duc de Broglie écrivait au général Sébastiani, ambassadeur à Londres : Le conseil est très-uni jusqu'ici. Je ne vois aucun germe de dissentiment dans l'avenir[4]. Le ministère n'avait pas moins heureusement résolu le problème de ses rapports avec le Roi on se rappelle que l'absence d'un vrai président du conseil était l'un des principaux griefs de l'opposition contre les précédentes administrations ; on se rappelle aussi que la crainte de se voir annulé avait prévenu Louis-Philippe contre la combinaison qui avait 6ni par triompher. En prenant la parole pour la première fois, le duc de Broglie avait cru-devoir marquer, avec discrétion et fermeté, les conditions dans lesquelles il entendait exercer réellement son rôle de président~. Mais, cette satisfaction donnée au parlement, il s'était efforcé, par sa déférence loyale, d'écarter les préventions de la couronne. Les Girondins, disait-il à M. de Sainte-Aulaire, se sont imposés à Louis XVI sans égards et sans respect ; ils ont joué un rôle odieux qui ne convient nullement à mes sentiments pour Louis-Philippe, et je ne serai assurément pas son ministre malgré lui2[5]. Un des amis du duc écrivait, le 24 mars, sur son journal intime : M. de Broglie a adopté un système très-sage dans ses rapports avec le Roi. Imposé à la volonté royale par la force des circonstances et bien décidé à ne pas transiger dans les choses essentielles... il s'attache à restreindre ses exigences dans le cercle de la nécessité, à laisser prévaloir l'opinion ou même les caprices du Roi dans les choses indifférentes ou secondaires, à couvrir enfin par la forme ce qu'il peut y avoir d'austère et de rigoureux dans l'accomplissement de ses devoirs tels qu'il les entend. Le Roi, qui ne s'attendait pas à ces ménagements, s'en montre aussi satisfait que surpris[6]. Ces obstacles écartés, ces problèmes résolus, n'allait-on pas pouvoir rattraper le temps perdu pendant cette longue crise d'une année, et reprendre les affaires du pays, demeurées en souffrance ? On vit en effet les Chambres, sous l'impulsion des ministres, examiner et voter le budget, entreprendre la discussion ou tout au moins l'étude de projets importants et d'un grand intérêt pratique, sur les attributions municipales, les chemins vicinaux, les premières concessions de chemin de fer, l'établissement de lignes de bateaux à vapeur dans la Méditerranée, la création de nouveaux canaux. Mais malheureusement le ministère ne pouvait pas se consacrer exclusivement à ces affaires il devait employer le principal des forces qu'il avait recouvrées à soutenir la lutte contre la faction révolutionnaire, et tout d'abord à faire juger le colossal et redoutable procès des accusés d'avril. II Vainement l'opposition avait-elle tout fait pour entraver ou intimider la Cour des pairs, celle-ci n'en avait pas moins mené à fin l'instruction de cet immense procès. Résolue à faire sentir la force de la justice aux principaux coupables, sans refuser son indulgence aux comparses, elle n'avait, sur les deux mille individus arrêtés, retenu que cent soixante-quatre accusés, dont quarante-trois contumaces. Les plus en vue étaient Godefroy Cavaignac, Armand Marrast, Baune, Berryer-Fontaine, Guinard, de Kersausie, de Ludre, Recurt, Landolphe, Lebon, Vignerte, Caussidière. La construction de la salle, votée en janvier, avait été conduite, sous l'impulsion de M. Thiers, avec une prodigieuse activité. Tout était prêt pour l'ouverture des débats, qui fut fixée au 5 mai. Le public était attentif, anxieux, et les journaux ministériels eux-mêmes ne dissimulaient pas leur préoccupation[7]. N'ayant pu empêcher l'instruction d'aboutir, le parti républicain, fidèle à la tactique suivie par lui depuis 1830, résolut de transformer la sellette des prévenus en tribune, d'y accuser le gouvernement, d'y prêcher la république et le socialisme. L'appareil exceptionnel de ce procès, la solennité de la juridiction, lui paraissaient un moyen de donner plus de retentissement au scandale. Seulement parmi les accusés, à côté de quelques rares fanatiques austères ou chevaleresques, se trouvaient beaucoup d'aventuriers vulgaires, dévoyés de toutes provenance, braillards, hâbleurs, buveurs de sang et surtout de vin, sans éducation comme sans prestige, souvent même sans honorabilité, peu propres à jouer le rôle que le parti voulait leur imposer. On eut alors l'idée de convoquer à Paris, de tous les points de la France, cent cinquante républicains notables qui, sous le titre de défenseurs, devaient être les orateurs de cette grande manifestation singulier assemblage où l'on voyait, côte à côte, MM. Voyer d'Argenson, Audry de Puyraveau, Garnier-Pagès, Carrel, Barbès, Blanqui, Martin Bernard, Bastide, Carnot, Auguste Comte, Buonarotti, Flocon, Fortoul, Ledru-Rollin, Pierre Leroux, Marie, Michel de Bourges, Jules Favre, Raspail, Jean Reynaud, le général Tarrayre, Antony Touret, Trélat, etc., et enfin l'abbé de Lamennais, qui venait de publier les Paroles d'un croyant. Il était bien convenu qu'il ne s'agissait pas de plaider pour des accusés, mais de réunir un congrès républicain, de tenir de solennelles assises républicaines, de répandre les idées du parti et de frapper au front ses ennemis. C'était moins, disait-on, un procès judiciaire à soutenir, qu'une lutte politique ou, pour mieux parler, une insurrection à continuer[8]. Toutes les théories devaient être exposées, tous les faits discutés. Les comités de défense avaient tracé d'avance le cadre et réparti la tâche. Ces délibérations préliminaires, souvent fort orageuses, avaient trahi les divisions du parti, la confusion de ses idées ; mais, comme toujours, les plus extravagants l'avaient emporté sur les modérés qui avaient eu la faiblesse d'accepter un rôle dans cette manifestation. Le gouvernement eût été quelque peu naïf de se prêter à une comédie qui n'avait rien de commun avec la libre défense des accusés[9]. Le président de la Cour des pairs, M. Pasquier, usant des pouvoirs que lui donnait l'article 295 du Code d'instruction criminelle, décida qu'il n'admettrait comme défenseurs que des avocats en titre. C'était empêcher l'exécution de la mise en scène préparée. Aussi, grande fureur du parti républicain. Vous nous refusez, disent les accusés, les défenseurs que nous avons choisis ; eh bien, nous n'en voulons pas d'autres, et, puisque la liberté de la défense n'est pas respectée, nous ne nous laisserons pas juger. En effet, à peine les débats sont-ils ouverts, qu'éclate le parti pris de révolte tumultueuse de ces cent vingt et un énergumènes. Ils refusent de répondre quand on les interroge, parlent ou plutôt hurlent quand on leur dit de se taire, étouffent par leurs cris la parole des magistrats ou des avocats, multiplient les protestations, les défis, les menaces, offrent à tout moment leurs têtes qu'ils savent bien n'être demandées par personne, injurient les juges, se collettent avec les gendarmes scandale sans précédent devant aucun tribunal ; émeute d'un nouveau genre, singulièrement grossière, mais que le grand nombre des prévenus rend embarrassante à réprimer. Par ces scènes qui se reproduisaient, chaque jour plus violentes, on se flattait de lasser les pairs, pour la plupart vieux, fatigués, parfois même souffrants. Mais ceux-ci tinrent bon. Cent soixante-quatre avaient assisté à la première audience quelques-uns se retirèrent au cours des débats, par maladie, scrupule ou défaillance[10] ; mais, après neuf mois, il s'en trouva encore cent dix-huit pour signer l'arrêt définitif. La plus lourde part de travail et de responsabilité incombait au président de la haute Assemblée. Par bonheur, ce poste était occupé par un homme dont l'habileté ne devait être inégale à aucune difficulté. Déjà avant la Révolution, le vieil abbé Morellet louait M. Pasquier d'avoir l'esprit sagace. Depuis lors, le très-jeune conseiller au parlement de Paris était devenu successivement préfet de police de Napoléon Ier, garde des sceaux de Louis XVIII, et enfin président de la Chambre des pairs après 1830 ; il avait loyalement servi, sagement conseillé chacun de ces gouvernements, sans jamais engager la liberté de son esprit et de son cœur, passant de l'un à l'autre avec une souplesse qui empêchait qu'on ne fût surpris et choqué de ces évolutions. La pratique d'affaires, d'hommes et de régimes si divers avait singulièrement aiguisé, chez le vieillard, la sagacité autrefois louée chez le jeune homme, et en même temps l'âge n'avait rien diminué de la verdeur ni de l'entrain de son intelligence. Il avait su tout voir, tout comprendre et ne rien oublier. Peu dévoué, légèrement sceptique, assez désabusé, mais Indûment, tolérant, se plaisant au rôle de conciliateur ; sans illusion ni chimère, sans enthousiasme même, presque sans idéal, mais ayant appris à voir vite et sûrement le vrai et surtout le possible homme de pratique plus que de doctrine et de système, habile aux expédients, mais étant, comme le disait le duc de Broglie, de ceux qui en trouvent et non de ceux qui en cherchent, il s'était acquis, dans cette dernière partie de sa carrière, le renom et le crédit d'un esprit judicieux et lucide, étendu et fécond, tempéré et équilibré. Il avait même usé les critiques, à force de durer et de réussir, et tous avaient fini par lui reconnaître une autorité morale que naguère ses adversaires et ses rivaux eussent osé davantage discuter. Ce fut surtout dans le rôle judiciaire, dont les grands procès politiques lui fournirent l'occasion[11], que les qualités de M. Pasquier se montrèrent dans tout leur jour et que sa réputation grandit. N'avait-il pas reçu, avec le sang, les traditions du magistrat ? Sans doute, au premier abord, il parut surpris. On voit, écrivait alors M. Doudan, qu'il n'est pas accoutumé à vivre avec des gens dont la parole est si téméraire, si en dehors de toutes les convenances de ce monde et de tous les mondes possibles. Mais il n'était pas homme à rester longtemps embarrassé. Se gardant des défaillances et des impatiences qui eussent été également dangereuses, toujours maître de lui-même, d'un sang-froid que rien n'altérait, il eut bientôt fixé, d'accord avec le gouvernement, la conduite à suivre en face de cette véritable rébellion. Impossible d'admettre que des accusés arrêtassent le cours de la justice. Après des avertissements comminatoires vainement répétés, la cour décida que le président, usant de son pouvoir discrétionnaire, aurait le droit de faire ramener en prison ceux qui, par leur parti pris de violence, empêcheraient la continuation des débats le procès se poursuivrait en leur absence, saut' à ramener à l'audience chaque accusé, pour entendre les témoins qui le concernaient et pour présenter ses moyens de défense. Sans doute il était regrettable d'en venir là. Mais à qui la faute ? Du dehors, le parti républicain, loin de répudier ces violences, tes encourageait et tâchait de tes seconder. Pendant plusieurs jours, il essaya de soulever l'émeute dans la rue ; l'énergie et la promptitude de la répression le contraignirent d'y renoncer. Le ton de ses journaux était monté à un degré inouï d'insulte et de menace. Le pire de tous, la Tribune, succomba à cette époque sous le poids des condamnations[12] ; mais à sa place pullulèrent de petites feuilles qui héritèrent de sa passion, sinon de son influence ; telles le Populaire et le Réformateur de Raspail. Ce dernier déclarait que le peuple français méprisait la pairie comme la boue de ses souliers ; il ouvrait un registre sur lequel il invitait tous ceux qui estimaient la haute Chambre à venir s'inscrire, affirmant que le registre resterait vide. La caricature se mettait de la partie, plus sinistre que gaie. Daumier dessinait la galerie des Juges des accusés d'avril. Sous son crayon brutal, chaque pair devient un vieillard édenté, imbécile, infirme, hideux ; ce n'est, dans tous ses dessins, que masques de bourreaux et scènes de supplice. Voyez cette composition : Accusé, parlez, la défense est libre ; le président, avec un sourire féroce, invite un prévenu à s'expliquer ; celui-ci, bâillonné, se débat vainement sous les mains de trois juges dont la robe est chargée de décorations un autre juge tient une hache et s'avance près d'un condamné qui, lié, a déjà la tête appuyée sur un billot. Par contre, la lithographie répandait à profusion les portraits des accusés, représentés tous jeunes, beaux, héroïques. Leur biographie était partout distribuée. On partageait entre eux vingt mille francs, produit d'une souscription. Carrel, qui au fond, n'avait pas d'illusion sur leur valeur politique et morale, célébrait dans le National leur généreuse résistance, la puissance de leur courage et de leur caractère[13]. En même temps, il n'y avait pas assez de sévérités contre ceux des accusés qui, rebelles au mot d'ordre de violence, se montraient disposés à se laisser juger régulièrement ; ils étaient déclarés solennellement déchus du titre de camarades et exclus de la fraternité républicaine. Les feuilles de gauche n'étaient pas les seules à faire campagne contre la Cour des pairs ; le Constitutionnel et autres journaux de même nuance prenaient parti pour les accusés, sur la question du choix des défenseurs ; M. Dupin lui-même affectait de se servir, pour ses invitations à dîner, d'un cachet portant cette devise : Libre défense des accusés. C'est que le tiers parti se flattait toujours que le procès ne pourrait aboutir, et que l'avortement en serait mortel au cabinet. Dans cette agitation, l'opposition apportait une passion sans scrupule qui ne tourna pas toujours à son avantage. Un jour, le président Pasquier recevait une déclaration de gardes nationaux de la neuvième légion, qui refusaient de faire le service du Luxembourg ; mais à peine cette déclaration était-elle connue que les prétendus signataires la désavouaient elle était l'œuvre de faussaires. Un autre jour, le Réformateur, condamné en cour d'assises, publiait une lettre qu'il disait avoir reçue de l'un des jurés celui-ci affirmait n'avoir voté la culpabilité que pour se soustraire aux persécutions dont on le menaçait ; les douze jurés réclamèrent, niant tous la lettre, qui, elle aussi, était une supercherie. Cet usage des faux était devenue alors une sorte de manie dans le parti républicain. Le 11 mai, les journaux révolutionnaires publièrent un manifeste par lequel le comité de défense félicitait et encourageait les accusés C'est pour nous un devoir de conscience, leur disait-on, et nous le remplissons avec une orgueilleuse satisfaction. de déclarer à la face du monde que, jusqu'à ce moment, vous vous êtes montrés dignes de la cause sainte à laquelle vous avez dévoué votre liberté et votre vie... Persévérez, citoyens... L'infamie du juge fait la gloire de l'accusé. Suivaient les signatures des défenseurs au nombre de cent dix. Le scandale de cet outrage était tel que la Cour des pairs, passant par-dessus le risque de greffer un autre procès non moins considérable sur celui qui lui donnait déjà tant de mal, décida de traduire à sa barre les gérants des journaux qui avaient publié le manifeste et tous les défenseurs qui l'avaient signé. Parmi ces derniers se trouvaient deux députés, MM. de Cormenin et Audry de Puyraveau, qui ne pouvaient être poursuivis qu'avec l'autorisation de la Chambre. N'était-il pas à craindre que celle-ci, par susceptibilité à l'égard de l'autre Assemblée, ne refusât de lui livrer un de ses membres ? En effet, lors de la discussion, M. Dupin, descendant de son fauteuil de président pour combattre la demande d'autorisation, ne manqua pas de faire appel à cette sorte de jalousie ombrageuse. M. Duvergier de Hauranne répondit qu'il fallait avant tout prouver à la pairie qu'elle avait de son côté cette Chambre, dans la lutte qu'elle soutenait contre les factieux. L'argument parut décisif à la majorité, qui abandonna M. Audry de Puyraveau à la justice des pairs. M. de Cormenin, ayant déclaré n'avoir pas signé le manifeste, avait été mis hors de cause. Ce fut, pour les républicains, le commencement d'une défaite qui ne tarda pas à se transformer en déroute. M. de Cormenin n'était pas le seul dont on avait supposé la signature. La pièce avait été rédigée par quelques-uns des défenseurs qui, pour la rendre plus imposante, avaient, sans aucune autorisation, disposé des noms de leurs collègues. Ceux-ci prirent peur, quand ils virent les risques judiciaires auxquels ils se trouvaient ainsi exposés des récriminations irritées s'échangèrent entre les républicains, qui s'accusaient mutuellement, les uns de tromperie, les autres de lâcheté bientôt, ce fut à qui se dégagerait, par un désaveu public, d'une aventure devenue périlleuse ; si bien que, pour mettre fin à ce sauve qui peut, deux des coupables, MM. Trélat et Michel de Bourges, déclarèrent assumer seuls la responsabilité de la rédaction du manifeste et de l'apposition des signatures. Ils furent condamnés par la Cour des pairs, le premier à quatre ans de prison, le second à un mois, tous deux à dix mille francs d'amende ; avec eux, furent frappés les gérants des journaux qui avaient publié le document, et cinq défenseurs qui s'étaient refusés à désavouer leur signature. Telle fut la fin pitoyable d'un incident qui avait paru un moment si grave. Cette impudeur et cette maladresse dans la supercherie, cette fuite précipitée après une attaque si audacieuse, furent d'un effet désastreux pour les accusés et leurs amis. Devenus ridicules, ils cessaient d'être redoutables, sans cesser d'être odieux. Les badauds, qui avaient, un moment, regardé ce nouveau genre de révolte avec quelque curiosité, ne s'en occupaient plus. Un autre procès, nullement politique, était alors survenu qui les absorbait et les passionnait bien davantage, c'était celui du jeune La Roncière[14]. En somme, les républicains étaient arrivés à ce résultat étrange d'avoir lassé le public, sans lasser les juges. Il devenait donc chaque jour plus évident que la Cour des pairs, grâce à sa fermeté calme et patiente, finirait par avoir raison de toutes les révoltes. Le procès n'allait pas vite, mais il avançait. Une petite partie des accusés, vingt-neuf, presque tous de Lyon, résistant aux objurgations et aux anathèmes de leur parti, s'étaient résignés à accepter le débat. Quant aux autres, à chaque nouveau moyen d'obstruction qu'ils imaginaient, à chaque violence qu'ils tentaient, la cour répondait en ordonnant à regret des mesures qui lui permettaient de se passer de la présence des accusés ; ce n'était pas, à la vérité, sans porter quelque atteinte au principe du débat contradictoire et aboutir presque au jugement sur pièces ; la voie était dangereuse ; la cour s'y engageait le moins possible, autant seulement qu'il était indispensable, pour ne pas laisser la justice impuissante et la société sans défense. Le 10 juillet, on avait terminé les dépositions relatives aux accusés lyonnais. Une question se posa alors. La cour allait-elle passer aux interrogatoires et dépositions concernant toutes les autres catégories de prévenus, et ne procéderait-elle que plus tard et d'ensemble aux plaidoiries et au jugement ? Ou bien allait-elle en finir avec les Lyonnais, entendre leur défense et statuer sur leur culpabilité ? Ce dernier parti, en permettant tout de suite une solution partielle, déconcertait ceux qui n'avaient pas renoncé à tout espoir de faire avorter le procès aussi protestèrent-ils avec une extrême violence la disjonction n'en fut pas moins prononcée. Dès lors, il fut encore plus évident que force resterait aux juges. Les accusés eux-mêmes montrèrent qu'ils ne se faisaient plus d'illusion les principaux d'entre eux, au nombre de vingt-huit, parmi lesquels Godefroy Cavaignac, Marrast, Guinard, Landolphe, Berryer-Fontaine, s'évadèrent, le 13 juillet, par un souterrain qu'ils avaient creusé et qui avait mis la prison en communication avec une maison voisine. Les comparses, qui restaient, derrière eux, sous les verrous, avec le sentiment de soldats abandonnés par leurs chefs, ne pouvaient soutenir une lutte bien redoutable. A la fin de juillet, les débats étaient terminés, en ce qui concernait les Lyonnais, et le 13 août, après plusieurs jours de délibéré, la cour rendit son arrêt quelques-uns étaient condamnés à la déportation, d'autres à une détention variant de vingt à cinq ans, le plus grand nombre à un emprisonnement d'une durée moindre. Bien qu'une seule catégorie d'accusés eût été jugée, le procès était fini, le problème résolu, l'épreuve surmontée. Tous les moyens de résistance étaient usés ; les juges se sentaient armés pour triompher de tous les obstacles. Aussi, quand, après une suspension de plusieurs mois, la Cour des pairs reprit, en novembre, ces laborieux débats et se mit à juger, l'une après l'autre, les autres catégories, le public n'y fit presque plus attention. Le dernier arrêt fut rendu le 28 janvier 1836. Le parti républicain sortit de là plus que vaincu, il sortit déconsidéré. Ni les hommes qui l'avaient personnifié, ni les principes qu'il avait manifestés, ni la tactique qu'il avait suivie, ne lui avaient fait honneur. Ses amis eux-mêmes en avaient conscience ; Béranger se plaignait alors, dans ses lettres intimes, des sottises auxquelles avait donné lieu ce procès, et il ajoutait : On regarde la république de Sainte-Pélagie comme fort délabrée[15]. III Au moment même où se terminait la première partie du procès, un attentat sans précédent était venu y faire une effroyable diversion. C'était le 28 juillet Paris, en fête, célébrait l'anniversaire de la victoire des barricades. Par un soleil magnifique, le Roi, suivi de ses fils et d'un brillant état-major, passait en revue quarante mille gardes nationaux, rangés en baie, depuis la Madeleine jusqu'à la Bastille. Il venait de s'engager sur le boulevard du Temple, quand, regardant par hasard à gauche, il vit un jet de fumée sortir d'une fenêtre du troisième étage. Joinville, cria-t-il vivement à celui de ses fils qui était le plus rapproché de lui, ceci me regarde. Au même instant, semblable à un feu de peloton mal dirigé, éclate une détonation prolongée à laquelle répond, de la foule, un cri d'horreur et d'effroi. Les balles ont balayé le sol tout autour du Roi. Quarante et une victimes, généraux, officiers, gardes nationaux, bourgeois, gisent sur le pavé sanglant ; dix-huit sont mortellement frappées parmi elles, le maréchal Mortier et une jeune fille inconnue. Par miracle, Louis-Philippe n'a pas été atteint. Il s'arrête un moment, s'assure que ses fils sont sains et saufs, promène ses regards sur les mourants, donne quelques ordres avec un rare sang-froid, puis montrant du doigt, au duc de Broglie, l'oreille de son cheval percée d'une balle : Il faut continuer, mon cher duc ; marchons, marchons. Il poursuit en effet la revue, au milieu des acclamations des gardes nationaux et du peuple. Pendant ce temps, des agents, dirigés par M. Thiers, se sont précipités sur la maison d'où est partie l'explosion ; ils y ont vite découvert l'instrument du crime vingt-quatre canons de fusil, disposés comme des tuyaux d'orgue sur une forte charpente et mis en communication par une traînée de poudre cinq de ces canons, trop chargés, ont crevé près du tonnerre. D'autres agents ont arrêté l'assassin qui cherchait à se sauver, au moyen d'une corde suspendue à l'une des fenêtres du troisième étage. Il était couvert de sang, la figure et la main affreusement mutilées par suite de l'explosion de sa machine. Qui était-ce ? On ne le sut pas tout de suite il fallut quelques jours pour découvrir que c'était un Corse nommé Fieschi, âgé de quarante-cinq ans, astucieux et hardi, impudent et avili, condamné autrefois comme voleur et faussaire, de mœurs ignobles, ayant traîné dans les lieux les plus divers sa vie vagabonde et vicieuse, mêlé aux sociétés secrètes tout en vendant ses services à la police. Dans les derniers temps, tout lui avait mal tourné ; chassé ignominieusement de son atelier, menacé d'arrestation, obligé de se cacher sous de faux noms, il était réduit à cette détresse qui donne souvent aux gens de cette sorte la tentation des plus mauvais coups[16]. Ajoutez une vanité monstrueuse, digne d'un Érostrate, craignant moins le châtiment du crime qu'elle n'était attirée par son atroce retentissement. Il n'avait pas eu, de lui-même, l'idée de l'attentat. Parmi les individus avec lesquels il entretenait des relations, était un bourrelier nommé Morey, membre actif de la société des Droits de l'homme. Agé de soixante ans, et en paraissant plus encore, malade, d'humeur sombre et taciturne, Morey renfermait dans son corps usé une âme implacable, toute brûlante des haines de 1793 ; c'était le type du vieux jacobin. Un jour, Fieschi lui avait montré le plan d'une machine de son invention qui pourrait tuer plusieurs personnes à la fois : Voilà, dit-il, ce qui vous aurait été bon sur les barricades. — Ce serait bien meilleur encore pour Louis-Philippe, avait répondu Morey. Fieschi accueillit facilement cette ouverture, alléché, dans son orgueil et sa convoitise, par la célébrité horrible et la riche récompense que le vieux tentateur avait fait miroiter devant ses yeux. Mais pour construire la machine, louer l'appartement, il fallait de l'argent. Morey l'avait demandé à un autre membre de la société des Droits de l'homme, chef de la section à laquelle il appartenait ce troisième criminel s'appelait Pépin, épicier du faubourg Saint-Antoine, envieux et intrigant, d'esprit court et de cœur bas, toujours mêlé, quoique craintif et irrésolu, aux conspirations révolutionnaires, et naguère compromis dans les insurrections de juin 1832. Les trois complices, assistés d'un ouvrier nommé Boireau, qui n'eut qu'un rôle secondaire, avaient longuement et froidement préparé leur crime. Morey s'était réservé de charger lui-même les canons de fusil ; et, par une infernale prévoyance, il les avait bourrés de façon à les faire éclater, se flattant de se débarrasser en même temps de Louis-Philippe et de Fieschi. Après une instruction qui dura plusieurs mois, les assassins comparurent devant la Cour des pairs Leur attitude fut diverse. Fieschi s'agitait, gesticulait, pérorait, avec une impudente jactance familier et bouffon avec les juges, posant pour le public, cet atroce histrion jouissait de l'importance infâme de son rôle et disait avec orgueil, au sortir d'une audience : Comme on parle de moi ! Morey, malade, enveloppé dans sa longue redingote, la tête couverte de son bonnet de soie noire, demeurait impassible, muet, sombre, le regard fixe, tout entier à la passion qui lé brûlait intérieurement. Pépin, livide, décomposé, misérable d'épeurement, balbutiait des négations insoutenables et se contredisait a chaque phrase. Tous trois furent condamnés à mort et exécutés. Boireau en fut quitte pour vingt ans de détention. Le surlendemain de l'exécution, la foule se pressait, place de la Bourse, devant un café au comptoir duquel trônait une fille borgne, toute fière, elle aussi, de son ignoble célébrité c'était Nina Lassalve, la concubine de Fieschi, dont un industriel avait imaginé de se faire une sorte d'enseigne. A ces quatre coupables ne faudrait-il pas en adjoindre un autre que la justice n'avait pu atteindre ? C'est le parti républicain lui-même. L'attentat de Fieschi est la conséquence extrême, mais naturelle, des sophismes, des passions, des haines que les sociétés secrètes et les journaux ont fomentés, échauffés, exaspérés, depuis cinq ans. Par une sorte de progression logique ou fatale, des violences de tribune et de presse on a passé à l'émeute, de l'émeute à la conspiration, de la conspiration au meurtre, du meurtre au massacre, couronnement dernier de ce qu'on a osé appeler les temps héroïques de l'histoire républicaine. La presse n'en était-elle pas alors arrivée à excuser, parfois à exalter et à prêcher le meurtre des rois ? Ne venait-on pas de célébrer, par des banquets, l'anniversaire du meurtre de Louis XVI et de l'assassinat du duc de Berry ? Grâce à ces excitations, l'idée du régicide s'était à ce point répandue dans l'air que, pendant les huit ou neuf mois antérieurs au crime de Fieschi, la police avait découvert et déjoué sept projets d'attentat contre Louis-Philippe. Pourrait-on discerner, à la charge du parti républicain, trace d'une complicité plus précise ? Il est établi que Morey et Pépin ont eu, pendant qu'ils préparaient leur crime, des conférences secrètes avec des membres de la société des Droits de l'homme. Dans quelle mesure leur avaient-ils fait confidence de leur dessein ? Pépin a déclaré en avoir parlé à Godefroy Cavaignac, à Recurt, à Blanqui et à d'autres ; sa déclaration a été contredite. La vérité est malaisée a découvrir. Ce qui est certain, c'est qu'avant l'attentat, on a eu, dans une fraction du parti, la notion plus ou moins vague de ce qui allait être tenté. Les prévenus d'avril, évadés de Sainte-Pélagie, étaient restés tous cachés à Paris, sur l'avis qu'il se préparait un grand coup[17]. Dans plusieurs villes de province, des hommes connus pour faire partie des sociétés secrètes avaient pris des mesures, comme en vue d'un événement prochain. Des journaux révolutionnaires ou légitimistes s'étaient fait l'écho des bruits menaçants qui circulaient partout et annonçaient, plus ou moins explicitement, la mort du Roi pour le 28 juillet. Mêmes rumeurs à l'étranger ; à Rome, un ordre du jour de la Jeune Italie avait recommandé de se tenir prêt, Louis-Philippe devant être tué pendant les fêtes de juillet[18]. Une fois l'attentat consommé, nouveaux indices qui
chargent le parti républicain. S'il désavoue Fieschi, auquel Carrel refuse Je
titre d'assassin politique il tâche de protéger ses deux complices ; il aide
Pépin à déjouer, pendant quelques jours, les recherches de la justice ; l'épicier
régicide demande les conseils de Carrel et de Garnier-Pagès, et ce sont deux
rédacteurs du National qui lui procurent un passeport. Le lendemain du
crime, une feuille radicale de Paris, le Réformateur, ose publier ces
lignes : Toutes les classes semblent céder à
l'attrait d'une belle soirée, partagées entre une parfaite indifférence pour
l'accident de la veille et la curiosité. En province, le Patriote
du Puy-de-Dôme déclare Fieschi moins coupable que les généraux qui ont
réprimé l'insurrection d'avril, et il ajoute : Nous
trouvons que les journaux monarchiques sont très-mal fondés à donner le nom
de lâche assassinat à la tentative individuelle qui vient d'être faite. S'il
est vrai de dire que, sans Louis-Philippe et ses trois fils, la monarchie fût
devenue impossible en France, il faut bien reconnaître que, cette fois, la
république n'a manqué son avènement que d'une demi-seconde. Une cause si
puissante, qui ne se trouve en retard que de si peu, ne nous paraît pas être
en situation bien désespérée. La république est chose si bienfaisante et si
sainte qu'elle peut accepter son triomphe de quelque événement que ce soit.
Aussi le duc de Broglie, quelques jours après, est-il fondé à dire, du haut
de la tribune Lisez les journaux révolutionnaires de Paris et des
départements, voyez avec quel soin, avec quelle insistance, ils se
complaisent à faire remarquer de quelle profondeur de haine il a fallu être
animé pour en arriver là ; voyez-les supputer, avec une joie qui fait frémir,
de combien de pouces et de combien de lignes il s'en est fallu que la
monarchie ne fût renversée ; voyez avec quelle confiance ils déclarent
qu'après un tel exemple la république doit avoir bon courage et qu'elle
acceptera volontiers l'héritage de l'assassinat ! Après que la tête des criminels a roulé sous la
guillotine, la police est obligée d'interdire les pèlerinages faits à leur tombe.
Morey surtout, l'héroïque vieillard est
l'objet d'une sorte de culte ; on se dispute ses dernières reliques.
Encore.se trouve-t-il des fanatiques pour se plaindre que l'apothéose ne soit
pas plus complète. En 1836, on saisit au domicile d'un sieur Gay, membre
d'une société secrète, une note qu'il déclare tenir de son ami M. Marc
Dufraisse. Dans cette note, écrite peu après l'exécution de Fieschi et de ses
complices, on se plaint que la presse révolutionnaire ait été trop timide
dans la justification de l'acte du 28
juillet, et l'on ajoute : Ne pouvait-on pas
dire : Le but de ce que vous appelez attentat était de détruire
Louis-Philippe et les trois aînés de sa race ; Louis-Philippe et les aînés de
sa race sont des contre-révolutionnaires le premier devoir de l'homme est
d'anéantir ce qui s'oppose au progrès, c'est-à-dire à la révolution donc le
fait du 28 juillet avait une fin révolutionnaire ; donc il était moral.
Le rédacteur de cette note déplore surtout qu'on n'ait pas exalté davantage
le principal coupable. Morey !
s'écrie-t-il, Morey a été sublime d'un bout à
l'autre du drame. Ce vieux prolétaire, concevant l'idée du régicide, faisant
le plan de la machine qui doit exécuter son dessein, chargeant les canons,
les ajustant ; ce vieux travailleur, passant de son atelier où il gagne son
pain au lieu où doit s'accomplir son projet, toujours calme, toujours de
sang-froid..... Et il finit par comparer Morey au Christ sur la croix.
Comment s'étonner d'ailleurs que les violents tiennent ce langage, quand,
vers cette même époque, Carrel plaide les circonstances atténuantes de
l'assassinat politique et soutient que ce genre d'assassinat peut être un
crime, mais n'est pas un déshonneur[19] ? Enfin, faut-il
rappeler que sur la liste des récompenses nationales, proposée à l'Assemblée
constituante, en novembre 1848, figuraient les enfants
de Pépin ? Morey n'avait pas laissé de descendants. IV L'indignation et la terreur causées par l'attentat Fieschi avaient eu pour résultat au moins momentané de réchauffer le sentiment monarchique, singulièrement attiédi dans ces dernières années. Le ton général changea tout à coup. Les mêmes badauds qui naguère avaient fait un succès de curiosité aux caricatures meurtrières contre le Roi, s'attendrirent sur le péril qu'il venait de courir et sur le courage dont il avait fait preuve. Pour la première fois depuis longtemps, on fut à son aise pour le louer, et l'on put le faire sans être soupçonné de flagornerie menteuse et déplacée. Les journaux du centre gauche et même certains de la gauche se sentirent obligés de protester de leur loyauté dynastique. Des personnes qui, depuis 1830, s'étaient tenues à l'écart, à cause de leurs attaches légitimistes, se rapprochèrent de la nouvelle cour. Mais ce ne fut pas tout. Parmi les gens honnêtes et tranquilles, un cri universel s'éleva pour demander qu'on en finit avec cette agitation révolutionnaire qui, après avoir prolongé l'émeute pendant quatre ans, aboutissait maintenant à d'horribles forfaits. Cette disposition des esprits n'échappa point au gouvernement, qui résolut aussitôt d'en profiter pour compléter les lois de défense sociale. Les travaux parlementaires étaient interrompus, mais la session n'avait pas été close officiellement. Les deux Chambres furent convoquées d'urgence par leurs présidents pour le 4 août, et le ministère leur apporta, avec une solennité inaccoutumée, les trois projets qui devaient s'appeler bientôt les lois de septembre. Tout en les déposant, le président du conseil prit la
parole afin d'en marquer le caractère. Inquiète,
disait-il, pour son Roi, pour ses institutions, la
France élève la voix et réclame du pouvoir la protection qu'elle a droit d'en
attendre. Après avoir évoqué le souvenir de la lutte soutenue contre
les partis, depuis cinq ans, le ministre ajoutait : Les partis sont vaincus ils ne nous défient plus, mais ils
subsistent, et chaque jour révèle le mal qu'ils font et surtout qu'ils ont
fait. Partout se retrouvent les traces désastreuses de leur passage. Ils ont
jeté dans les esprits un venin qui n'est pas prêt à s'amortir. Les préjugés
qu'ils ont allumés, les vices qu'ils ont couvés, fermentent ; et si, dans ce
moment, le règne de l'émeute a cessé, la révolte morale dure encore. Une
exaltation sans but et sans frein, une haine mortelle pour l'ordre social, un
désir acharné de le bouleverser à tout prix, une espérance opiniâtre d'y
réussir, l'irritation du mauvais succès, l'humiliation implacable de la
vanité déçue, la honte de céder, la soif de la vengeance, voilà ce qui reste dans
les rangs de ces minorités séditieuses que la sociétés a vaincues, mais
qu'elle n'a pas soumises. Puis, rappelant la politique de résistance
que le ministère avait toujours suivie, le duc de Broglie concluait ainsi :
Tant que la confiance du Roi nous maintiendra au
poste où nous sommes, tant que la vôtre nous rendra possible l'exercice de
l'autorité, nous resterons inébranlablement fidèles à des principes tant de
fois éprouvés, et nous porterons dans l'accomplissement de nos devoirs toute
la fermeté, toute la sévérité que la situation réclame. En effet, messieurs,
au milieu de ce grand désordre d'idées, contre l'audace et le cynisme des
partis, il faut non pas des lois terribles, mais des lois fortes, pleinement
exécutées. La mollesse, la complaisance du moins, sont permises peut-être au
pouvoir absolu il peut toujours les compenser par l'arbitraire. Mais le
pouvoir constitutionnel doit imiter l'impassibilité de la loi. Plus la
liberté est grande, moins l'autorité doit fléchir. Le gouvernement avait à
cœur de prendre devant vous l'engagement de déployer toute la force que la
constitution lui donne. Il ne faut pas que de timides ménagements
enhardissent les mauvais citoyens. Le temps est venu de leur rappeler qu'ils
sont une minorité malfaisante et faible que la générosité de nos institutions
protège, à la condition qu'ils s'arrêtent devant elles. Ces trois projets, qui portaient, l'un sur le jury, l'autre sur le jugement des actes de rébellion, le troisième, de beaucoup le plus considérable, sur la presse, avaient pour but hautement proclamé, non-seulement de gêner ou même de punir, mais de rendre impossible l'attaque contre la personne du Roi et contre le principe du gouvernement, de supprimer, comme le disaient les ministres, la presse carliste et la presse républicaine. Dans ce dessein, on proposait de créer quelques délits nouveaux, de préciser les anciens, de rendre la répression plus assurée et plus sévère. La condamnation pouvait dans certains cas entraîner la suppression du journal. En même temps, des précautions étaient prises contre les défaillances du jury telle avait été déjà la préoccupation du législateur, dans les lois de défense, votées en 1833 et 1834. Les nouveaux projets réduisaient de huit à sept, sur douze, le nombre de voix nécessaires pour le verdict de condamnation, prescrivaient le secret du vote des jurés, punissaient la publication de leurs noms ou le compte rendu de leurs délibérations. En outre, u6n d'échapper, en certains cas, à cette juridiction si incertaine, sans cependant violer la Charte qui l'avait établie pour les délits de presse, on érigeait en attentats certains de ces délits, notamment l'excitation à la haine ou au mépris du Roi et la provocation à la révolte par la voie de la presse or, d'après cette même Charte, les attentats pouvaient être déférés à la Cour des pairs[20]. On proposait en outre quelques mesures préventives aggravation du cautionnement, prescriptions relatives aux gérants des journaux, rétablissement de la censure des pièces de théâtre et des caricatures. A peine les projets connus, la presse opposante les attaqua avec une véhémence désespérée. M. de Polignac avait été moins malmené, moins accusé d'attentat liberticide, que ne l'étaient alors Je duc de Broglie, M. Guizot et M. Thiers. Une feuille radicale intitulait son article : La Terreur est mise à l'ordre du jour, et résumait ainsi sa pensée : La Terreur de 93 fut révolutionnaire et provisoire ; la Terreur de 1835 est légale et permanente. Comme il est arrivé dans d'autres occasions analogues, l'opposition était aidée par la presse anglaise, toujours peu intelligente de nos nécessités conservatrices, alors même qu'elle est le plus intéressée à ne pas nous voir verser dans la révolution. Le duc de Broglie, dans une lettre intime au général Sébastiani, ambassadeur il Londres, parlait, non sans quelque tristesse, de tout ce qui lui était venu d'injures de l'autre côté de la Manche[21]. Ce tapage ne fut pas, au premier moment, sans troubler quelque peu les ministériels, et les journaux conservateurs commencèrent par ne donner aux projets qu'une adhésion timide. Mais ce n'était pas dans la presse, c'était à la tribune, en présence et sous l'action des ministres, que la bataille allait se décider. La discussion commença le 13 août et se prolongea jusqu'au 29, pendant quatorze séances, avec grande dépense de passion oratoire. L'opposition n'épargna aucune des exagérations habituelles en pareil cas. Comment ne pas sourire aujourd'hui, en relisant les discours où elle dénonçait la loi sur la presse, comme la plus oppressive qui ait été votée contre l'esprit humain[22] ? La gauche fut secondée par des orateurs qui ne venaient pas de ses rangs, comme M. Dupin, M. Dufaure, M. de Lamartine, et surtout M. Royer-Collard, dont l'intervention inattendue fit grande sensation. Agé alors de soixante-douze ans, l'illustre vieillard n'avait pas paru à la tribune depuis son discours de 1831, en faveur de l'hérédité de la pairie. Il était demeuré, en face de la monarchie de Juillet, dans cette même attitude de spectateur chagrin, découragé, un peu méprisant, que nous avions déjà observée au lendemain de la révolution. Un moment, cette défiance malveillante s'était atténuée, à la vue de l'héroïque énergie déployée par Casimir Périer. Elle avait repris plus forte que jamais, sous le ministère du 11 octobre, quoique ses amis les doctrinaires en fissent partie. Était-ce même quoique ou parce que ? Le maitre ne souffrait-il pas, à son insu, de ce que la révolution, qui avait mis fin à son rôle politique, se trouvait être, pour ses disciples, notamment pour M. Guizot, le point de départ d'une éclatante fortune ? Comme l'a écrit ce dernier, c'est pour les hommes, même les meilleurs une épreuve difficile de voir grandir, sans leur concours et dans une complète indépendance, des renommées et des fortunes qu'ils ont vues naître et longtemps soutenues Ajoutons que le philosophe cachait, derrière la dignité austère de son attitude, un fond très-passionné, et que sa grande confiance en soi ne le portait pas à se maîtriser. Entre lui et M. Guizot, il y eut même, à cette époque, plus qu'un refroidissement politique il y eut brouille privée, à l'occasion d'une vétille, d'une recommandation dont le ministre n'avait pu ou voulu tenir compte[23]. Dès lors, le terrible railleur ménagea moins encore les hommes du 11 octobre, dans les boutades de sa conversation : Guizot un homme d'État ! disait-il ; c'est une surface d'homme d'État. Et encore : Ses restes excèdent sa parole, et sa parole sa pensée. S'il fait, par hasard, de la grande politique à la tribune, soyez sûr qu'il n'en fait que de la petite dans le cabinet. On le vit, par hostilité contre les ministres, se rapprocher des hommes qui lui ressemblaient le moins, de M. Molé, de M. Dupin qui affectait do prendre ses conseils. Jusqu'alors cependant, cette hostilité n'avait pas dépassé les couloirs. La loi sur la presse lui fut une occasion de se manifester à la tribune. Ce n'était pas la première fois que M. Royer-Collard, par préoccupation trop absolue de la doctrine, par souci surtout de sa réputation et de sa popularité libérales, se séparait de ses amis au pouvoir, se refusait à tenir compte des nécessités et des périls qui s'imposaient à eux. Ainsi, sous la Restauration, avait-il rompu avec le duc de Richelieu et M. de Serre ; seulement, alors, le duc de Broglie et M. Guizot étaient de son côté. Ce rôle de théoricien, sans compromis avec les faits, le gênait d'autant moins que, personnellement, il se dérobait soigneusement à toute action, se bornant à critiquer et à dogmatiser. Quant aux embarras qu'il pouvait ainsi causer aux autres, il n'en avait cure. J'ai parlé pour moi, écrivait-il un jour ; je me suis satisfait[24]. Dans la loi proposée, M. Royer-Collard s'attaqua surtout
aux dispositions qui, en qualifiant certains délits d'attentats, les
enlevaient au jury pour les déférer à la Cour des pairs. Cela lui paraissait
un subterfuge et il accusait la loi de n'être
pas franche. Je
repousse, disait-il, ces inventions
législatives où la ruse respire ; la ruse est sœur de la force et une autre
école d'immoralité. C'était dur et injuste. Mieux valait entendre
l'orateur exposer, avec son habituelle élévation, d'où venait le désordre des
idées que l'on prétendait réprimer par la loi sur la presse Le mal est grand, il est infini ; mais est-il d'hier ?
Enhardi par l'âge, je dirai ce que je pense, ce que j'ai vu. Il y a une
grande école d'immoralité, ouverte depuis cinquante ans, dont les
enseignements, bien plus puissants que les journaux, retentissent dans le
monde entier. Cette école, ce sont les évènements qui se sont accomplis,
presque sans relâche, sous nos yeux. Regardez-les : le 6 octobre, le 10 août,
le 21 janvier, le 31 mai, le 18 fructidor, le 18 brumaire ; je m'arrête là.
Que voyons-nous dans cette suite de révolutions ? La victoire de la force sur
l'ordre établi, quel qu'il fût, et, à l'appui, des doctrines pour la
légitimer... Le respect est éteint, dit-on :
rien ne m'afflige, ne m'attriste davantage, car je n'estime rien plus que le
respect ; mais qu'a-t-on respecté depuis cinquante ans ? Les croyances sont
détruites ! mais elles se sont détruites, elles se sont battues et ruinées
les unes sur les autres. Cette épreuve est trop forte pour l'humanité, elle y
succombe. Est-ce à dire que tout soit perdu ? Non, tout n'est pas perdu ;
Dieu n'a pas retiré sa main, il n'a pas dégradé la créature faite à son image
; le sentiment moral qu'il lui a donné pour guide, et qui fait sa grandeur,
ne s'est pas retiré du cœur. Le remède que vous cherchez est là et n'est que
là. M. Royer-Collard avait raison de rappeler à ses auditeurs d'alors
que tous ceux qui avaient participé ou applaudi à une révolution étaient pour
une part responsables du désordre des idées ; il avait raison aussi de leur
rappeler qu'il était un autre remède que des lois répressives. Mais, en
attendant ce remède supérieur et lointain, n'y avait-il pas, dans une région
moins haute, à prendre des précautions qui, pour n'être pas suffisantes, pour
ne pas s'attaquer à la racine du mal, ne laissaient point que d'être urgentes
et indispensables ? Rien de mieux que de ne pas borner la politique à des
expédients terre à terre et au jour le jour, de l'élever à des vues plus
hautes et plus profondes de l'état moral de la société. Mais il serait
vraiment trop commode de prétendre, en philosophant ainsi, se soustraire aux
nécessités pratiques et quotidiennes du gouvernement. Quelque éclat que l'intervention de M. Royer-Collard eût donné à l'attaque, la défense ne fut ni moins forte ni moins brillante. Les principaux orateurs de la majorité, MM. Duvergier de Hauranne, de Salvandy, Hébert, Martin (du Nord), et avec eux M. Sauzet, qui naguère inclinait vers le tiers parti, vinrent soutenir les projets et revendiquer, à côté du gouvernement, leur part de responsabilité. A leur tête, combattaient, avec l'autorité de leur talent, de leur union, les trois principaux ministres, MM. Guizot, Thiers et le duc de Broglie. L'impression produite par ce dernier fut des plus profondes. Habitué aux débats sages et un peu froids de la Chambre des pairs, M. de Broglie avait été jusqu'alors orateur de discussion plus que de passion, dédaignant l'appareil oratoire, d'une argumentation serrée, méthodique et probe, d'une pensée forte, haute et originale, d'une forme distinguée, mais apportant plus de lumière que de chaleur, élevant les esprits plus qu'il ne touchait les cœurs. Cette fois, sa parole s'échappa, toute vibrante d'une émotion qui fit d'autant plus d'effet qu'elle était chez lui moins habituelle et plus sincère. Chez cet a homme de bien irrité comme l'appela M. Royer-Collard, on sentit l'horreur des forfaits que la révolution venait de commettre, l'effroi des périls qu'elle faisait courir a la monarchie et à la société, le mépris indigné pour la sottise et la lâcheté de l'opposition qui niait les périls et cherchait à couvrir ces forfaits. On y sentit aussi quelque chose de plus personnel et de plus poignant encore. Le duc de Broglie avait partagé les illusions optimistes de l'opposition libérale sous la Restauration plus que tout autre, il avait cru et professé que le règne de la force ferait place à celui de la raison, que la liberté, à elle seule, résoudrait tous les problèmes, qu'elle corrigerait ses propres excès, et qu'il fallait avoir confiance dans l'esprit humain délivré de tout frein et de toute tutelle. Pour venir à son tour proposer, contre les désordres de la presse, de la caricature et du théâtre, des lois de restriction, dé répression et même de censure, il devait faire violence à ses théories premières, humilier sa raison, confesser l'erreur de ses espérances ; ce ne fut pas sans une souffrance qui se trahit dans ses paroles et leur donna un accent particulier. Mais ce droit esprit avait vu, par l'expérience du pouvoir, combien la réalité différait de l'idéal longtemps caressé, et son patriotisme n'avait pas hésité. Il trouvait même une sorte de jouissance âpre, fière, mêlée d'ironie dédaigneuse, à assumer sur soi toute la responsabilité, à s'offrir comme le bouc émissaire de la société. — Certes, disait-il encore, si nous n'avions pensé qu'à traverser commodément le pouvoir, oh ! mon Dieu, cela nous eût été bien aisé. Il ne fallait pas un grand effort de courage pour suivre la pente des esprits, pour nous placer en quelque sorte au fil de l'eau, pour marchander avec tous les partis, pour transiger avec toutes les factions, pour se donner les airs de les gouverner par des concessions ou des compliments, par des promesses ou des caresses tout cela était très-facile nous aurions traversé le pouvoir au bruit des applaudissements populaires ; mais nous aurions perdu le pays et nous l'aurions précipité dans l'abîme. (Sensation.) Après ces paroles, dont on comprend mieux encore la portée, quand on a vu à l'œuvre la politique de laisser-aller, l'orateur rappelait comment le gouvernement de Juillet avait pris naissance au sein d'une révolution populaire, et il terminait par cette magnifique péroraison qu'on nous permettra de citer en entier : La révolte, c'est là l'ennemi que la révolution portait dans son sein et devait rencontrer dans son berceau ; la révolte, nous l'avons combattue sous toutes les formes, sur tous les champs de bataille. Elle a commencé par vouloir élever, en face de cette tribune, des tribunes rivales. Nous avons démoli ces tribunes factieuses, nous avons fermé les clubs, nous avons, pour la première fois, muselé le monstre. (Très-bien ! très-bien !) Elle est alors descendue dans la rue, vous l'avez vue heurter aux portes du palais du Roi, aux portes de ce palais, les bras nus, déguenillée, hurlant, vociférant des injures et des menaces, et pensant tout entraîner par la peur. Nous l'avons regardée en face ; la loi à la main, nous avons dispersé les attroupements, nous l'avons fait rentrer dans sa tanière. (Bravo !) Elle s'est alors organisée en sociétés anarchiques, en complots vivants, en conspirations permanentes. La loi à la main, nous avons dissous les sociétés anarchiques ; nous avons arrêté les chefs, éparpillé les soldats. Enfin, après nous avoir plusieurs fois menacés de la bataille, plusieurs fois elle est venue nous la livrer, plusieurs fois nous l'avons vaincue, plusieurs fois nous l'avons traînée, malgré ses clameurs, aux pieds de la justice, pour recevoir son châtiment. (Bravo ! bravo !) Elle est maintenant à son dernier asile ; elle se réfugie dans la presse factieuse ; elle se réfugie derrière le droit sacré de discussion que la Charte garantit à tous les Français. C'est de là que, semblable à ce scélérat dont l'histoire a flétri la mémoire, et qui avait empoisonné les fontaines d'une cité populeuse, elle empoisonne chaque jour les sources de l'intelligence humaine. Nous l'attaquons dans son dernier asile ; nous lui arrachons son dernier masque ; après avoir dompté la révolte matérielle, sans porter atteinte à la liberté légitime des personnes, nous entreprenons de dompter la révolte du langage, sans porter atteinte à la liberté légitime de la discussion. (Nouvelles et vives acclamations.) Si nous y réussissons, messieurs, advienne ensuite de nous ce que pourra ; nous aurons rempli notre tâche, nous aurons droit au repos. Que le Roi, dans sa sagesse, appelle, dans d'autres circonstances, d'autres hommes au maniement des affaires ; que, par des motifs que nous respecterons toujours, vous nous retiriez l'appui généreux que vous nous avez accordé jusqu'ici ; que nous succombions par notre faute ou sans notre faute, peu importe ; quand l'heure de la retraite sonnera pour nous, nous emporterons la conscience de n'avoir rien fait pour nous-mêmes et d'avoir bien mérité de vous. (Bravos prolongés et vifs applaudissements.) Jamais le duc de Broglie ne s'était élevé plus haut, et rarement assemblée avait entendu un langage d'une éloquence plus sincère, plus honnête et plus profonde. L'effet fut immense. Les conservateurs étaient Sers et rassurés, les hésitants convaincus et entraînés. Quant à la gauche, a dit un témoin, elle demeurait silencieuse, immobile et comme accablée, au milieu de l'émotion universelle. Au vote, le gouvernement eut un succès complet ; la loi sur les cours d'assises fut votée par 212 voix contre 72, celle sur le jury par 224 contre 149, celle sur la presse par 226 voix contre 153. Aussitôt promulguées, l'effet de ces lois se fit sentir. Il y eut tout de suite un changement notable dans l'état de la presse. Une trentaine de journaux démagogiques, en province ou à Paris, disparurent. Les survivants furent obligés de se modérer[25]. La caricature factieuse fut supprimée. Les jurys condamnèrent[26], et les procès de presse cessèrent d'offrir le scandale de l'impudence des accusés comme de la défaillance des juges[27]. En même temps, il fut visible que la liberté de la presse n'était à aucun degré atteinte. Pour être contraints de s'interdire certains outrages grossiers ou certaines manifestations inconstitutionnelles, les journaux n'en conservèrent pas moins leur plein droit de contrôle, de discussion, d'attaque violente et injuste. Les lois n'avaient même pas tué la presse carliste ou républicaine : elles l'avaient seulement contrainte à voiler un peu son drapeau. Dès lors, qu'est-il resté, à l'épreuve des faits, de toutes les déclamations de l'opposition ? Ce n'est pas à dire que ces lois fussent autre chose qu'un expédient, ni qu'elles aient résolu, d'une façon définitive, le problème que soulève la liberté de la presse dans notre société à la fois si excitée et si désemparée. Où est d'ailleurs la solution de ce problème ? Qui a trouvé le secret d'ouvrir les portes à la liberté, sans que la licence en profite pour se glisser par quelque endroit ? Quel mode de répression qui ne puisse, à un moment donné, entre les mains d'un gouvernement sans scrupule, devenir un instrument d'oppression ? A ces deux périls, le remède est plutôt dans les mœurs que dans les lois. Mais que deviennent les mœurs dans notre État chaque jour plus démocratique et toujours révolutionnaire ? Et quand donc pourrons-nous nous flatter d'avoir fermé cette grande école d'immoralité dont parlait M. Royer-Collard ? V Le vote des lois de septembre, coïncidant avec la fin du procès .d'avril, marque le terme de la lutte que Casimir Périer avait commencée et dont nous avons suivi toutes les vicissitudes, dans la presse, dans le Parlement, dans la rue et jusque devant la justice. La défaite du parti républicain était complète, défaite matérielle et morale. Dispersé, désarmé, abattu, il se sentait réduit, pour longtemps, à l'impuissance[28]. Béranger constatait, dans ses lettres, à quel point le pays était dégoûté de ce parti. Quant à Carrel, suivant l'expression d'un de ses apologistes[29], il avait prévu la déroute, mais il devait s'avouer combien, dans son découragement, il était resté au-dessous de la vérité. Lui-même proclamait, dans le National, et la pleine victoire des doctrinaires et l'éloignement croissant de la masse pour la république[30]. Il ne se dissimulait pas que c'était le fruit des fautes commises par les républicains, et n'avait plus, sur ceux-ci, aucune illusion. Les hommes que je parais diriger, disait-il à Berryer, ne sont pas mûrs pour la république ; aucun esprit politique, aucune discipline. Nous commettons faute sur faute. Je suis réduit au rôle de marteau on se sert de moi pour frapper. Marteau pour briser, je ne puis rien édifier... L'avenir, il est trop lointain pour que je l'atteigne[31]. Un jour même, était-ce sous la pression du remords ? il confessait, dans le National, le tort que ses amis et lui s'étaient fait par la violence de leur langage et de leurs doctrines, et la responsabilité qu'ils avaient ainsi assumée dans les crimes révolutionnaires[32]. Ce qui ne l'empêchait pas, il est vrai, de se faire le lendemain le prophète, presque le champion du socialisme[33], de plaider les circonstances atténuantes du régicide[34], et de prendre son parti du triomphe du jacobinisme sur les idées de liberté qu'il avait d'abord caressées[35]. Tout cela, — le dégoût qu'il ressentait de ses amis, comme la honte de ses propres faiblesses, — n'était pas fait pour diminuer, chez lui, le malaise, la tristesse que nous avons déjà eu occasion de noter, les années précédentes. Il comprenait maintenant et probablement regrettait la faute qu'il avait commise en se proclamant républicain, en passant de l'opposition légale a l'opposition révolutionnaire, à la fois intransigeante et désespérée. Aussi dissuadait-il tous ceux qui voulaient l'imiter et venir à la république[36]. Mais il se regardait lui-même comme trop engagé pour revenir sur ses pas. Comment donc se tirer de là[37] ? La mort, qu'on n'attendait pas, allait résoudre, ou pour mieux dire, supprimer la question. Quelques mois plus tard[38], en effet, Carrel était blessé mortellement, dans un duel avec un personnage encore obscur, et à l'occasion d'une polémique qui semblait n'être qu'une querelle de boutique sur le prix comparé de deux journaux concurrents. Son adversaire s'appelait Émile de Girardin. Agé de trente ans, il était en train de se faire de vive force, dans la société, la place que l'irrégularité de sa naissance l'avait empêché de trouver toute faite. D'une intelligence alerte et prompte, d'une activité fiévreuse, courageux, plein de sang-froid, audacieux, même jusqu'à l'impudence, ne s'embarrassant pas de convictions, de sentiments ou de scrupules, écrivain médiocre, vulgaire, de peu de culture, mais ayant le mouvement et une sorte d'instinct de charlatan pour imaginer ce qui pouvait amuser, réveiller ou entraîner la foule, beaucoup plus homme d'affaires qu'homme de lettres, il devait être l'un des plus étonnants entrepreneurs de publicité politique que ce temps ait connus. En 1836, il venait de créer, en face du vieux journal à 80 francs, à clientèle restreinte, à opinion définie et fixe, représentant un parti et vivant des sacrifices de ce parti, le nouveau journal à 40 francs, cherchant avant tout une clientèle nombreuse, la sollicitant par des appâts inférieurs ou suspects, prêt à la suivre dans tous ses caprices, vivant principalement du produit de ses annonces et de ses réclames, s'intéressant plus à la Bourse qu'au Parlement, poursuivant moins le succès d'une opinion que celui d'une affaire, et abaissant la presse politique à n'être plus qu'une entreprise industrielle une spéculation financière. C'était toute une révolution dans le journalisme, révolution dont nous n'avons pas encore vu le dernier mot ; peut-être était-elle inévitable et en harmonie avec notre démocratie, mais on ne peut dire qu'elle ait profité à l'autorité et la moralité des journaux. A son apparition, la nouvelle presse fut très-attaquée par l'ancienne, qu'elle froissait dans sa dignité et menaçait dans ses intérêts. M. de Girardin fit tête à ces attaques ; il eut plusieurs duels, entre autres celui qui fut fatal à Carrel. Celui-ci ne survécut que deux jours à sa blessure. Sa fin fut triste et sans consolation. Point d'église, pas de prêtre ! tel avait été son premier mot, en entrant dans la maison où il avait été transporté[39]. Le public fut saisi de ce qu'avait de lugubrement prématuré ce coup obscur qui frappait un homme de trente-six ans, dans toute la vigueur de sa santé, de son talent, et encore au début d'une brillante carrière ; il remarqua surtout la coïncidence tragique entre cette mort qui enlevait à l'armée républicaine le seul homme y faisant figure, et la déroute de cette même armée. M. Quinet écrivit alors à un de ses amis : Le parti républicain est avec Carrel dans le cercueil ; il ressuscitera, mais il lui faudra du temps[40]. |
[1] Séances des 14 et 16 mars 1835.
[2] Plusieurs votes politiques, disait le duc de Broglie, vont se présenter avant peu. Ils se succéderont presque sans interruption. L'épreuve sera tentée plusieurs fois. Si toutefois nos adversaires désiraient que l'épreuve fût plus prochaine, à eux permis ; c'est un défi que nous ne leur portons pas, mais que nous accepterons de leur part.
[3] Cette insinuation ne se rencontra pas seulement dans la presse ; elle devait être bientôt portée à la tribune, le 9 avril 1835, par le duc de Fitz-James.
[4] Lettre du 14 avril 1835. (Documents inédits.)
[5] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.
[6] Journal inédit de M. de Viel-Castel.
[7] Le Journal des Débats disait le 5 avril 1835 : Nous n'avons pas cherché à dissimuler les vives préoccupations que cause au pays le grave procès que la Cour des pairs va bientôt juger.
[8] Le comité chargé de diriger cette prétendue défense avait adressé a chaque orateur choisi une lettre où l'on lisait : Citoyen, les prévenus d'avril, convaincus que les plus graves questions d'avenir doivent s'agiter dans le procès qui va s'ouvrir devant la Cour des pairs, ont pensé qu'ils devaient faire appel au dévouement et aux lumières de tous les hommes de notre parti que leur moralité, leur capacité et leur influence désignent pour ce congrès républicain. Nous nous servons de ce mot pour bien caractériser la manière dont nous envisageons notre position vis-à-vis de nos accusateurs. Ce procès n'a rien de judiciaire. C'est une suite de la lutte que nous soutenons depuis cinq ans...
[9] Le duc de Broglie dira, un peu plus tard, à la tribune de la Chambre, en parlant des accusés d'avril : Ils ont demandé que le sanctuaire de la justice devînt une arène où ils pussent soutenir leurs dogmes, établir, non point qu'ils n'avaient pas attaqué le gouvernement, mais qu'ils en avaient eu le droit ; que ce droit, ils l'avaient encore aujourd'hui... Et ils se sont sérieusement étonnés que nous n'ayons pas permis ce tournoi entre le crime et la justice, que nous n'ayons pas permis à la révolte de combattre à armes égales contre le gouvernement.
[10] M. Molé fut de ceux qui se retirèrent.
[11] Ces procès lui donnaient une connaissance particulière de toute une partie du personnel politique : Je suis, disait-il en 1850, l'homme de France qui ai le plus connu les divers gouvernements qui se succèdent chez nous depuis 1848, je leur ai fait à tous leur procès.
[12] Ce fut le 12 mai 1835 que la Tribune cessa de paraitre. Elle n'avait vécu que quatre ans elle avait été saisie et poursuivie cent onze fois, condamnée vingt fois le total des peines qu'elle avait encourues s'élevait à 157.630 francs d'amendes et quarante-neuf ans de prison.
[13] Article du 11 mai 1835.
[14] On sait ce que fut cette mystérieuse et dramatique affaire. La Roncière lieutenant de cavalerie, était accusé de tentative de viol sur la fille du générât commandant l'école de Saumur. Il fut condamné le 29 juin 1835.
[15] Correspondance, lettres du 3 mai et du 25 juin 1835. — Quelques années après, M. Louis Blanc avouait que le parti républicain sortait de là dissous, dispersé et discrédité. (Histoire de dix ans, t. IV, p. 422-423.) Plus tard, M. Lanfrey a écrit : Ce procès déplorable n'eut d'autre résultat que de dévoiler à tous les yeux les profondes dissidences qui divisaient le parti républicain. Après avoir commencé par le trafique, il eût fini par le ridicule, sans l'évasion qui lui apporta un dénouement. n Puis il parle de l'impossibilité où avait été Carrel ; de mettre un peu de sérieux, de dignité, de discipline et de raison dans ce chaos de résolutions contradictoires, d'emportements sans frein et de déclamations prescrites, dont le spectacle servit puissamment à discréditer la cause vaincue. (Notice sur Armand Carrel, Revue nationale, t. XII.) Lamartine écrivait à un de ses amis, pendant le procès d'avril : On a vu que tes républicains étaient des jacobins, c'est ce qui les perd.
[16] Au moment même de son arrestation, comme on lui demandait s'il avait été poussé par une passion politique : Je n'ai pas d'opinion, répondit-il, je suis seulement un homme déroute.
[17] Les Conspirateurs, extraits des Mémoires d'un montagnard, par A. CHENU, 2e partie, p. 53.
[18] Cf. sur tous ces indices l'Attentat Fieschi, par M. Maxime DE CAMP, p. 235 à 258.
[19] Cet article, le dernier de Carrel, fut écrit le 15 juillet 1836, à l'occasion d'un nouvel attentat contre le Roi, celui d'Alibaud ; Carrel y rappelait formellement Morey et Pépin. Cet article, poursuivi comme contenant l'apologie d'un fait qualifié de crime, valut au National une condamnation à trois mois de prison et à 1.000 francs d'amende, condamnation prononcée après la mort de Carrel.
[20] Nous vous demandons, disait encore le duc de Broglie, de placer la personne du Roi sous la garantie d'un grand corps politique, voyant d'assez haut pour ne pas se méprendre sur la nature et la portée du crime ; d'un tribunal permanent dont la jurisprudence invariable ne laisse pas au second crime plus de chances qu'au premier.
[21] Documents inédits.
[22] Discours de M. Janvier.
[23] Au moment de mourir, en 1845, M. Royer-Collard s'est réconcilié avec M. Guizot. Ce fut pour lui une vive et douce émotion.
[24] Lettre à M. de Tocqueville, du 21 novembre 1837. Il écrivait un peu plus tard, toujours à M. de Tocqueville : Désintéressez-vous des autres, mais ne vous désintéressez pas de vous-même ; là sont vos meilleures et plus vives jouissances. Pensez, écrivez, comme si vous étiez seul, uniquement occupé de bien faire. (Œuvres de Tocqueville, t. VII, p. 161, 169.)
[25] Carrel disait, peu après, dans le National : On a mis les journaux dans la nécessité de se censurer eux-mêmes. Ils s'y résignent ; mais on n'écrit pas tout ce qu'on pense, et l'on ne publie pas même tout ce qu'on écrit. Pour avoir l'idée de la violence que se fait la presse à elle-même, en se présentant avec ces apparences de modération que le Journal des Débats célèbre comme le résultat des lois de septembre, il faudrait se faire apporter les épreuves et les manuscrits qui passent chaque soir sous tes yeux des directeurs des feuilles opposantes. Imaginez les lois de septembre suspendues pendant deux fois vingt-quatre heures ! Combien de choses qu'on croit oubliées recommenceraient à se dire !... (1er juillet 1836.)
[26] Dès le 30 novembre 1835, Carrel se plaint que le jury n'ait pas su se préserver d'un entraînement trop général et que, par suite, cette partie de la presse, qui n'a point abdiqué toute mission révolutionnaire, n'ait pu, en s'appuyant sur le jury, soutenir le combat contre des adversaires armés de la terrible législation du 9 septembre. Il ajoutait : Nous attendons une situation de l'esprit public qui nous présente des juges calmes, des juges rassurés.
[27] Un magistrat, M. de Marnay, écrivait, le 30 novembre 1835 : Quant aux procès politiques, tout leur intérêt est fini, et on les juge dans la solitude... La république laisse mourir le Réformateur après la Tribune, dans un abandon qui fait mal au cœur. Et si vous entendiez le ton obséquieux, patelin, des prévenus, des avocats supplications qui ne les sauvent pas des condamnations impitoyables du jury maintenant rassuré. Jamais je n'aurais espéré, des lois d'intimidation du 9 septembre, un effet aussi radical. J'ignore s'il se relèvera, mais, pour le moment du moins, l'ennemi parait bien abattu.
[28] Un écrivain républicain, M. Lanfrey, a écrit de l'état de son parti à cette époque : Les défaites matérielles et plus encore les défaites morales du parti, le vague, l'incohérence ou la folie de ses doctrines, le désaccord de ses chefs, l'exaltation aveugle ou l'indisciplinable orgueil de ses adhérents le condamnaient à l'impuissance... Il fallait renoncer à toute action Immédiate ou même prochaine.
[29] M. Lanfrey.
[30] National du 30 novembre 1835 et du 11 janvier 1836.
[31] Mémoires de M. d'Alton-Shée, t. I, p. 163. Un antre jour, Carrel disait, en parlant de ses amis : Vous ne les connaissez pas : des fous, des brouillons, des envieux, des impuissants ! Ou encore : Leurs qualités ne servent que dans les cas tout à fait extraordinaires, leurs inconvénients sont de tous les jours.
[32] 8 janvier 1836.
[33] Voir notamment un article du 23 juin 1836, où, à propos d'un écrit de M. de Chateaubriand, Carrel annonce et salue la prochaine révolution sociale. M. Littré, qui a été l'éditeur des œuvres du rédacteur du National, a noté religieusement tous les indices qui révèlent le progrès de cet écrivain vers le socialisme. Au début de sa carrière, dit-il, Carrel n'avait point d'engagement avec la république ; au milieu, il se rangea sous le drapeau républicain ; à la fin, il s'approchait du socialisme. (Œuvres de Carrel, t. IV, p. 510.)
[34] Nous avons déjà eu occasion de mentionner cet article du 15 juillet 1836, écrit à propos des attentats d'Alibaud ; c'est, comme nous l'avons dit, le dernier qui soit sorti de la plume de Carrel.
[35] Carrel appelait cette idée de la liberté américaine, de la liberté pour tous, la théorie du droit commun. — Nous eûmes à ce sujet, lui et moi, raconte M. Nisard, une longue conversation, quelques mois avant sa mort, dans une promenade au bois de Boulogne. Je vis qu'il avait presque renoncé à cette théorie du droit commun, comme principe de politique applicable ; tout au plus y tenait-il encore comme théorie... Ses doutes, sur ce point, furent une dernière défaite. Dans les derniers jours de sa vie, il n'en parlait plus que comme d'un progrès qu'il ne lui serait pas donné de voir de son vivant, et auquel ne doivent peut-être jamais arriver les sociétés humaines.
[36] Victor Hugo a écrit à M. d'Alton-Shée qui racontait avoir été détourné par Carrel de se faire républicain : J'ai connu Carrel tel que vous le dépeignez. Il a fait aussi ce qu'il a pu pour m'éloigner de la république.
[37] On a raconté que Carrel disait lui-même, dans l'angoisse de ses derniers moments : Ils m ont enfermé dans une impasse.
[38] 22 juillet 1836.
[39] M. de Chateaubriand, qui suivit le convoi civil de Carrel, a cherché à atténuer le scandale de cette mort sans religion. Il a raconté que M. Carrel père lui avait dit, à l'enterrement de son fils : Armand aurait été chrétien comme son père, sa mère, ses frères et sœurs : l'aiguille n'avait plus que quelques heures à parcourir pour arriver au même point du cadran. M. de Chateaubriand ajoutait : Carrel n'était pas aussi antireligieux qu'on l'a supposé : il avait des doutes. Peu de jours avant sa mort, il disait : Je donnerais toute cette vie pour croire à l'autre.
[40] Lettre du 6 août 1836. (Correspondance d'Edgar Quinet.)