HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE II. — LA POLITIQUE DE RÉSISTANCE (13 MARS 1831-22 FÉVRIER 1836) (suite)

 

CHAPITRE XI. — LES CRISES MINISTÉRIELLES ET LE TIERS PARTI (AVRIL 1834-MARS 1835).

 

 

I. Le traité des 25 millions avec les États-Unis. La Chambre rejette le crédit. Démission du duc de Broglie. Pourquoi le Roi accepte facilement cette démission. Reconstitution du cabinet. — II. Difficultés entre le maréchal Soult et ses collègues. Rupture à l'occasion de la question algérienne. Démission du maréchal. H est remplacé par le maréchal Gérard. Faute commise. — III. Discrédit de la gauche parlementaire. Le tiers parti. Ce qu'il était. Hôte qu'y jouait M. Dupin. Le Constitutionnel. — IV. Première manœuvre du tiers parti dans l'Adresse de 1834. Il sort plus nombreux des élections de juin 1834. — V. Nouvelle manœuvre dans l'Adresse d'août 1834. Agitation pour l'amnistie. Le maréchal Gérard, poussé par le tiers parti, se prononce en faveur de l'amnistie. Il donne sa démission. — VI. Embarras pour trouver un président du conseil. Le Roi ne veut pas du duc de Broglie. Mauvais effet produit par la prolongation de la crise. M. Guizot et M. Thiers décident de céder la place au tiers parti. Démission des ministres. Le Roi essaye vainement de détacher M. Thiers de M. Guizot. Le ministère des trois jours. Reconstitution de l'ancien cabinet sous la présidence du maréchal Mortier. — VII. Le gouvernement oblige la Chambre à se prononcer. Vote d'un ordre du jour favorable. Débat sur la construction d'une salle d'audience pour la cour des pairs. Incertitudes de la majorité. Polémiques sur l'absence d'un vrai président du conseil. Nouveaux efforts pour séparer M. Thiers et M. Guizot. Divisions entre les ministres. Démission du maréchal Mortier. — VIII. M. Guizot est résolu à exiger la rentrée du duc du Broglie. Après avoir vainement essayé d'autres combinaisons, le Roi consent à cette rentrée. Résistance de M. Thiers, qui finit aussi par céder. Reconstitution du cabinet sous la présidence du duc de Broglie.

 

I

Le succès si complet remporté, d'abord dans la session de 1834 et ensuite dans les journées d'avril, sur la faction révolutionnaire, eût dû, semble-t-il, affermir et grandir le cabinet du 11 octobre mais, au milieu même de ses victoires, ce cabinet commençait à être aux prises avec des embarras intérieurs, des difficultés parlementaires, qui le diminuaient et l'ébranlaient. Dès le 1er avril 1834, au lendemain du vote de la loi sur les associations, à la veille de l'insurrection qui se préparait presque ouvertement, un incident imprévu avait amené un premier démembrement du ministère, et lui avait ainsi porté un coup dont il devait longtemps et cruellement se ressentir.

Il existait, depuis l'Empire, une contestation entre les États-Unis et la France an sujet de navires américains, saisis irrégulièrement entre 1806 et 1812. Napoléon Ier lui-même avait admis le principe de la réclamation et proposé une indemnité de 18 millions, refusée alors comme insuffisante. La Restauration, sans contester la dette, en avait éludé et ajourné l'examen. Le gouvernement de Juillet, à son avènement, trouva la question pendante et pressante. Dans l'isolement et le péril de sa situation extérieure, il avait besoin de se faire des amis et ne pouvait braver impunément aucune inimitié. D'ailleurs, les Etats-Unis lui semblaient pouvoir être attirés dans cette ligue des États libéraux qu'il cherchait à opposer à la Sainte-Alliance des puissances du continent. Ces considérations lui firent probablement envisager les vieilles réclamations américaines avec plus d'empressement et de complaisance que n'en avait montré le régime précédent. Les États-Unis demandaient 70 millions. Le 4 juillet 1831 sous le ministère de Casimir Périer, un traité régla l'indemnité à 25 millions on prélevait sur cette somme 1.500.000 francs pour satisfaire à certaines réclamations françaises en outre, des avantages de tarifs étaient concédés pour dix ans à nos vins et à nos soieries. Diverses circonstances retardèrent successivement l'examen de cette affaire par les Chambres. Rien ne faisait prévoir de difficultés la commission parlementaire, chargée d'étudier le traité, l'avait approuvé à l'unanimité de plus, on le savait appuyé par le général La Fayette et par une partie de la gauche. La discussion s'ouvrit le 28 mars 1834, et se prolongea dans les séances du 31 mars et du 1er avril. L'attaque, conduite par MM. Bignon, Mauguin et Berryer, fut plus sérieuse et plus acharnée qu'on ne s'y attendait ; mais il semblait que MM. Sébastiani, Duchâtel, de Lamartine, et surtout le duc de Broglie, dans un puissant et magistral discours, eussent répondu victorieusement aux critiques ; on n'avait donc guère d'inquiétude sur le résultat, quand, au dernier moment, le scrutin secret fut demandé, contrairement à l'usage, et, à la surprise de tous, l'article premier se trouva rejeté par 176 voix contre 168.

Qu'y avait-il là-dessous ? Probablement un peu de ces hésitations de bonne foi qui sont naturelles dans des questions de droit et de chiffres aussi compliquées, si les députés ne prennent le seul parti raisonnable, qui est de s'en rapporter aux ministres ayant leur confiance ; un peu de ce patriotisme méfiant, irritable, que nous retrouverons lors des querelles suscitées par ie droit de visite et l'affaire Pritchard ; un peu de cet esprit d'économie étroite et à courte vue qui, en trop d'occasions, semblait la marque de la politique bourgeoise. Mais surtout on devinait une sournoise intrigue, facilitée par l'inconsistance de la majorité, et vue même sans déplaisir — prétendait-on — par certains collègues du ministre des affaires étrangères. Le duc de Broglie était le plus facile à atteindre par une manœuvre de ce genre. Un de ses amis l'avertissait alors de prendre garde que son attitude dégoûtée n'aidât les gens à le pousser dehors. A défaut même de sa roideur de caractère, la hauteur de ses vertus n'était pas faite pour le rendre populaire, et !e même correspondant lui écrivait : Vous prêtez trop peu à la critique pour ne pas prêter beaucoup à l'envie[1].

En tout cas, si c'était en effet le duc de Broglie qu'on avait visé, il ne chercha pas à se dérober. Plus prompt à sortir du pouvoir qu'à y entrer, il donna aussitôt sa démission. Ce n'était pas lui qui avait négocié le traité, mais il l'avait fait sien en le défendant. Son départ était, d'ailleurs, une leçon dont il estimait que la majorité avait besoin. Il faut, écrivait-il quelques jours plus tard à M. de Talleyrand, que la parole d'un ministre des affaires étrangères soit non-seulement sincère, mais sérieuse ; que l'on puisse y compter non-seulement comme franchise, mais comme réalité ; qu'il ait non-seulement la volonté, mais le pouvoir de tenir ce qu'il a promis... La Chambre croyait que j'étais une espèce de maréchal Soult, menaçant de m'en aller, et m'accommodant ensuite du sort qu'il lui plairait de me faire. Je ne pouvais pas hésiter à lui prouver le contraire, à lui faire savoir qu'il y a, en ce monde, des choses et des hommes qu'on ne peut traiter avec légèreté impunément. La leçon a été sévère et l'inquiétude bien grande dans le cabinet, pendant quelques jours. J'espère que cette inquiétude portera ses fruits[2].

Le Roi accepta facilement, plusieurs disaient même volontiers, la démission du duc de Broglie. Il éprouvait plus d'estime que d'attrait pour ce ministre fidèle mais indépendant, probe mais fier, respectueux mais roide. Impossible d'user avec lui de cette familiarité câline, expansive, par laquelle Louis-Philippe se plaisait à agir sur les hommes et se flattait de les conduire. Si la clairvoyance de l'un et de l'autre les amenait souvent à une même conclusion, on ne pouvait imaginer deux manières d'être, deux tournures d'esprit plus différentes. D'ailleurs, comme nous aurons à le constater en traitant bientôt de la politique extérieure, le prince et son conseiller n'étaient pas en parfait accord sur l'attitude à prendre en face des puissances continentales, et les ambassadeurs de Russie, d'Autriche et de Prusse n'étaient pas les moins empressés à désirer et même à conseiller un changement de ministre. Faut-il ajouter que le Roi n'avait admis qu'à contre-cœur, dans ses conseils, une trinité aussi imposante que celle de MM. de Broglie, Guizot et Thiers ? Quand ces trois messieurs sont d'accord, disait-il, je suis neutralisé, je ne puis plus faire prévaloir mon avis. C'est Casimir Périer en trois personnes[3]. De là peut-être la tentation d'écarter le duc de Broglie, avec cette arrière-pensée que les deux survivants seraient moins forts, et qu'étant donné leurs divergences d'origine et de tendance, il serait facile de les dominer en opposant l'un à l'autre.

Le calcul était singulièrement dangereux, mais il s'expliquait. Ce qui s'explique moins, c'est la facilité avec laquelle les autres ministres laissèrent partir le duc de Broglie. Que quelques-uns d'entre eux lui en voulussent et fussent pour quelque chose dans sa chute, comme on l'a dit de M. Humann et même du maréchal Soult, c'est possible. Mais comment M. Guizot et M. Thiers, pour ne parler que d'eux, permirent-ils ce démembrement ? Comment ne comprirent-ils pas qu'un personnage aussi considérable par le talent et surtout par le caractère n'était pas, dans l'édifice ministériel, une pièce indifférente que l'on pût changer sans inconvénient ? Comment ne devinèrent-ils pas qu'un tel départ diminuerait notablement leur force, auprès du Roi et de la Chambre, et que la brèche, une fois ouverte, aurait trop de chance de s'élargir ? N'eût-il pas mieux valu prendre l'échec du 1er avril au compte du cabinet tout entier et passer la main à des successeurs que, d'ailleurs, on n'eût sans doute pu trouver, comme allait le prouver bientôt l'épisode du ministère des trois jours ? Il est impossible que ces idées n'aient pas au moins traversé l'esprit de MM. Guizot et Thiers. Crurent-ils que le péril de la situation intérieure, que l'imminence de l'émeute, ne permettaient pas d'agrandir et de prolonger la crise ministérielle, et qu'à la veille d'une tempête annoncée par tant de présages, tous les efforts devaient être concentrés à boucher, le plus vite possible, la voie d'eau qui venait se produire ?

Restait à trouver un successeur au duc de Broglie. M. Thiers proposa M. Molé. M. Guizot s'y opposa. La retraite de M. de Broglie m'a ôté de la force, dit-il, et l'entrée de M. Molé m'en ôterait encore plus[4]. Cette opposition fit écarter M. Molé, qui en garda un vif ressentiment contre les doctrinaires, et l'on se contenta de faire passer l'amiral de Rigny aux affaires étrangères, en le remplaçant a la marine par l'amiral Jacob. Par la même occasion, le cabinet subit d'autres remaniements qui, eux du moins, étaient plutôt de nature a le renforcer. M. d'Argout et M. Barthe se retirèrent, et reçurent, l'un le gouvernement de la Banque, l'autre la présidence de la Cour des comptes. M. Thiers prit le ministère de l'intérieur, tout en gardant les travaux publics. M. Persil et M. Duchâtel entrèrent dans le cabinet, l'un comme garde des sceaux, l'autre comme ministre du commerce ; tout était terminé le 4 avril Le duc de Broglie écrivait, le 6, à M. de Talleyrand, ambassadeur à Londres : Grâce au ciel, tout est terminé et bien terminé. Le conseil s'est reformé ; il est plus uni, plus fort, meilleur aussi que n'était le précédent[5].

Quant au traité qui avait été l'occasion de cette crise, le gouvernement n'y renonça pas. Il fit savoir aux Etats-Unis que le vote émis devait être considéré seulement comme suspensif, et que la question serait de nouveau portée au Parlement, dans la session suivante.

 

II

Quelques mois a peine s'étaient écoutés depuis la démission du duc de Broglie, que d'eux-mêmes et sans que, cette lois, le Parlement y fût pour rien, les ministres altéraient, sur un autre point, la combinaison du Il octobre. Le maréchal Soult était un président du conseil parfois un peu gênant. Assez mal vu des députés qui lui reprochaient d'être, dans les affaires de son département, dépensier, désordonné, d'en prendre trop à son aise avec les votes de la Chambre et de se montrer trop complaisant envers le Roi, il se défendait mal à la tribune, avec rudesse et confusion, et mettait souvent dans l'embarras ceux qui devaient venir à son secours. Dans l'intérieur même du cabinet, méfiant, exigeant, bourru, sans tact, il semblait, comme l'a écrit M. Guizot, vouloir se venger, en se rendant incommode, de l'autorité qu'il n'avait pas sur ses collègues. Il n'aimait pas les doctrinaires, avec lesquels, en effet, il n'avait rien de commun, et il laissait voir son antipathie. M. Thiers lui avait d'abord plu ; mais les bons rapports durèrent peu, et bientôt le maréchal ne parla plus guère du jeune et brillant ministre, sans l'appeler d'un sobriquet grossier, plus fait pour les camps que pour la bonne société politique. Chaque jour, il devenait ainsi plus insupportable aux autres membres du cabinet. Bientôt même, l'agacement et l'impatience de ceux-ci furent tels que M. Guizot et M. Thiers convinrent à peu près de se débarrasser, à la première occasion, du président du conseil. C'était perdre de vue les qualités qui compensaient les défauts du maréchal, les ressources, l'activité, la vigueur et souvent le grand sens de cet esprit inculte et rude, le prestige de ce nom illustre, à l'intérieur, non-seulement dans l'armée, mais dans la population civile, et à l'extérieur, auprès des gouvernements européens. C'était oublier que le maréchal avait l'avantage de laisser aux deux véritables têtes du cabinet la réalité de la direction politique, tout en étant par lui-même assez considérable pour ne pas paraître un président de paille. C'était surtout méconnaître la difficulté de trouver un remplaçant qui ne présentât pas des inconvénients beaucoup plus graves. M. de Barante, de loin, jugeait mieux les choses, quand il écrivait à M. Guizot, le 5 juin 1834 : Je prévois la chute du maréchal, et elle me fait peur[6].

M. Guizot et M. Thiers aggravèrent leur faute, en choisissant, pour faire échec au maréchal, une question où celui-ci avait raison contre eux. Au lendemain de la révolution de 1830, le gouvernement, absorbé par tant de difficultés intérieures et  extérieures, obligé d'ailleurs de beaucoup ménager l'Angleterre[7], ne s'était guère occupé de cette Algérie où la Restauration venait de planter le drapeau de la France. L'armée d'occupation, loin d'avoir été augmentée s'était trouvée réduite, et, pendant trois années, quatre commandants militaires, les généraux Clausel, Berthezène, de Rovigo et Voirol, s'étaient succédé, sans être dirigés ni soutenus par le pouvoir central, apportant chacun des idées différentes, et se heurtant, sur cette terre inconnue, à des difficultés qui furent souvent, pour notre politique et même pour nos armes, la cause de graves échecs[8]. En somme, nous n'avions fait presque aucun progrès ; notre occupation était limitée à Alger et à quelques autres points encore pouvait-on se demander si un effort plus violent des Arabes ne réussirait pas à nous jeter à la mer, ou si, de nous-mêmes, nous ne serions pas amenés à nous rembarquer. Ce dernier parti était conseillé, au nom de l'économie, par quelques hommes politiques, notamment par M. Dupin, par M. Passy, et plus d'un symptôme indiquait qu'une partie notable de la Chambre n'y serait pas défavorable. En 1833, le gouvernement, se sentant enfin l'esprit plus libre, commença à regarder du côté de notre conquête africaine. Deux grandes commissions furent successivement chargées d'étudier cette question si grave et si neuve, l'une en Algérie, l'autre a Paris. Une conclusion se dégagea tout d'abord la nécessité de maintenir notre établissement. Le ministère n'eut aucune hésitation, et fit une déclaration dans ce sens, en avril 1834, à propos du budget. En ce qui regardait, au contraire, le mode de gouvernement, les esprits furent divisés jusque dans le sein du cabinet les uns, comme le maréchal Soult, demandant la continuation du régime militaire ; les autres, comme M. Guizot et M. Thiers, voulant essayer du régime civil. Le maréchal prit l'affaire très-vivement, et déclara avec humeur qu'il se retirerait du cabinet plutôt que de céder.

Loin d'être troublés par cette menace, les deux ministres politiques y virent l'occasion cherchée d'en 6nir avec le président du conseil. Ils s'étaient d'ailleurs entendus pour pousser à sa place le maréchal Gérard. Le Roi, auquel ils s'ouvrirent de leur dessein, fut plus clairvoyant, et leur fit beaucoup d'objections : Prenez garde, leur disait-il, le maréchal Soult est un gros personnage ; je connais, comme vous, ses inconvénients, mais c'est quelque chose de les connaître ; avec son successeur, s'il accepte, vos embarras seront autres, mais plus graves peut-être ; vous perdrez au change[9]. Louis-Philippe ne se trompait pas. Le maréchal Gérard, vaillant soldat, mais esprit peu étendu, volonté molle, ayant la plupart de ses amis à gauche, n'avait guère, en politique, d'autre souci que celui de la popularité, prêt à se laisser mener par ceux qui lui paraissaient en mesure de la dispenser. C'est sans doute à cette faiblesse que songeait le Roi, quand, vers la même époque, il disait à M. Pozzo di Borgo : Je ne puis que regretter le maréchal Soult ; il avait d'excellentes qualités, entre autres celle de ne jamais ambitionner la popularité[10]. Mais rien n'y fit : M. Guizot et M. Thiers s'obstinèrent. La session approchait, et le ministère ne pouvait s'y présenter dans un pareil état de discorde. Force fut donc au Roi de céder. Le 18 juillet 1834, le Moniteur annonça que la démission du maréchal Soult était acceptée, et qu'il était remplacé, à la présidence du conseil comme au ministère de la guerre, par le maréchal Gérard. Quant à la question même qui avait amené cette crise, elle était si bien un prétexte que, quelques jours après, une ordonnance établissait que les possessions françaises du nord de l'Afrique seraient sous l'autorité d'un gouverneur général relevant du ministère de la guerre, et appelait à ces fonctions le général Drouet d'Erlon.

M. Guizot a écrit plus tard, à ce propos, dans ses Mémoires : Ce fut de notre part une faute, et une double faute. Nous avions tort, en 1834, de vouloir un gouverneur civil en Algérie ; il s'en fallait bien que le jour en fût venu. Nous eûmes tort de saisir cette occasion pour rompre avec le maréchal Soult et l'écarter du cabinet ; il nous causait des embarras parlementaires et des ennuis personnels ; mais il ne contrariait jamais, et il servait bien quelquefois notre politique générale... La retraite du duc de Broglie avait déjà été un affaiblissement pour le cabinet ; celle du duc de Dalmatie aggrava le mal, et nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que la porte par laquelle il était sorti restait ouverte à l'ennemi que nous combattions.

 

III

Le ministère était d'autant plus en faute de s'affaiblir, qu'en ce moment même il rencontrait de sérieuses difficultés dans l'intérieur de la Chambre. Ces difficultés, où se trouvaient-elles ? Si nombreuse, si acharnée que fût la gauche parlementaire, elle était alors trop mal conduite pour se faire bien redoutable. Elle n'avait pas renouvelé son bagage depuis 1830. Or M. Thiers était fondé à lui dire, du haut de la tribune, que, sur tous les points, au dedans et au dehors, les événements lui avaient donné tort[11]. Et puis, quelle figure faisait-elle à côté des républicains plus bruyants, plus audacieux, plus en possession de l'attention populaire ? Elle niait sottement leur existence, pour s'excuser de ne pas oser les désavouer ; s'exposait, pour les couvrir, alors qu'au fond elle les blâmait et les craignait ; toujours à la remorque de ces factieux qui la compromettaient sans la consulter et en se moquant d'elle ; n'ayant pas de politique propre, ne faisant pas une campagne qui fût vraiment d'elle et pour elle. De là, un discrédit qui se manifesta par de nombreux échecs, aux élections de 1834. Lamartine, alors isolé et spectateur à peu près impartial, écrivait que l'opposition de gauche était stupidement mauvaise et tombait dans le mépris général.

Si donc le ministère n'avait eu, dans le Parlement, qu'à combattre cette opposition, la tâche aurait pu être ennuyeuse, fatigante ; elle n'eût été ni difficile, ni périlleuse. Mais il rencontrait, tout près de lui, un danger plus réel. On a eu souvent occasion de constater, dans les majorités conservatrices des Assemblées françaises, une maladie singulière, analogue à ces décompositions internes qui se produisent parfois dans l'organisme humain. Le nom en a varié suivant les temps. Déjà, sous la Restauration, l'immense majorité de M. de Villèle n'avait-elle pas été peu à peu désagrégée par le groupe de la Défection ? Une telle désagrégation était plus à craindre encore au lendemain de 1830, avec un parti régnant qui avait les habitudes et les préjugés d'une longue opposition, après une révolution qui avait diminué dans la politique la part des principes et des sentiments, pour n'y laisser guère subsister que celle des intérêts. Aussi, à mesure que s'affaiblissaient les craintes de guerre et de révolution dont le ministre du 13 mars s'était servi pour former sa majorité, n'était-il pas surprenant de voir apparaître et se développer les germes de ce qu'on a appelé le tiers parti. Périer lui-même, peu avant sa mort, avait pressenti le péril. Le fardeau est déjà lourd, disait-il ; il deviendrait intolérable, quand le danger serait dissipé. Mes meilleurs amis, qui déjà ne sont pas commodes, me joueraient, à tous propos, des tours pendables. Les ministres du 11 octobre devaient avoir occasion de vérifier la justesse de ce pronostic.

Le tiers parti n'était pas un groupe distinct, se détachant ouvertement de la majorité auquel cas on eût compté les voix perdues et su à quoi s'en tenir. Il prétendait demeurer dans cette majorité où il agissait comme un ferment de dissolution. Impossible de désigner sa place et de tracer sa frontière. Son programme ne serait pas plus facile à définir. Il y avait !à moins un corps de doctrines qu'un état d'esprit état d'esprit fort complexe où se mêlaient d'honnêtes indécisions et d'ambitieuses Intrigues ; des aspirations à l'impartialité, et des amours-propres susceptibles, prompts aux petites rancunes, jaloux de' toute supériorité ; des prétentions à l'indépendance de jugement, et une vue aussi étroite que courte de toutes choses ; le désir de n'obéir à aucune consigne, et une recherche servile de la popularité en tout, et jusque dans la façon dont ces hommes comprenaient et traitaient la monarchie, des contradictions qui les faisaient qualifier, à juste titre, de royalistes inconséquents[12].

Si le tiers parti se défendait de former un groupe, il avait un représentant, un porte-parole, dans lequel à certains jours il semblait se personnifier. C'était un personnage considérable par son talent, sa renommée et sa situation, le président même de la Chambre, M. Dupin. Nous avons déjà dit comment ce dernier avait commencé, après la mort de Périer, à s'éloigner des conservateurs avec lesquels il venait de faire campagne. Par plus d'un trait de son esprit et de son caractère, il était l'homme du tiers parti indépendance fantasque, égoïste, envieuse, ne permettant jamais de prévoir de quel côté il allait se ranger ; humeur ombrageuse et taquine, prompte aux bouderies et aux boutades ; tempérament batailleur, mais aimant mieux tirailler en embuscades que combattre en rase campagne ; répugnance prudente à se proclamer l'ennemi des hommes au pouvoir, mais promptitude à jouer de mauvais tours à ceux dont il se disait l'ami ; inconséquence d'une vanité bourgeoise qui se flattait de supprimer toutes les aristocraties et d'abaisser la monarchie, sans se livrer à la démocratie dont elle avait peur ; impuissance de toute pensée haute, large, généreuse ; ignorance des doctrines et haine des doctrinaires ; adresse à courtiser à la fois le prince et l'opposition. Grande cependant eût été l'illusion des députés du tiers parti, s'ils avaient cru pouvoir compter sur M. Dupin. Celui-ci ne s'était pas repris aux conservateurs pour se donner à d'autres c'eût été retrouver, sous une autre forme, les compromissions que fuyait sa prudence et les liens que ne pouvait supporter son caprice. Au lendemain du jour où il se laissait traiter et paraissait même se poser en chef de ce groupe, le moindre péril, le plus petit risque de responsabilité suffisait pour qu'il se dégageât et se dérobât par quelque mouvement brusque, empressé à jurer que le tiers parti n'existait pas ou qu'en tout cas il ne le connaissait pas. Une situation isolée, intermédiaire, équivoque, où nul ne pouvait venir exiger de lui un sacrifice ni même solliciter un service, où, d'aucun côté, on n'osait l'attaquer par crainte de décider son hostilité encore douteuse, où il se voyait ménagé par tous sans se croire obligé à ménager personne, voilà ce que préférait l'égoïsme de ce célibataire politique.

Le tiers parti se retrouvait aussi dans la presse. Son principal organe était le Constitutionnel, bien déchu, il est vrai, du succès qu'il avait eu, sous la Restauration, aux jours de sa campagne contre le parti prêtre[13]. Abandonné de la plus grande partie de sa clientèle[14], il servait de plastron à la presse satirique ; la caricature, qui s'était emparée de lui, lui donnait pour symbole un bonnet de coton en forme d'éteignoir ; son abonné était devenu le type du bourgeois ridicule et niais ; quand les petits journaux voulaient parler de quelque bêtise, ils disaient : C'est par trop Constitutionnel. Malgré tout cependant, ce vieux nom avait encore quelque importance dans les polémiques. Plusieurs autres journaux, d'ailleurs, s'inspiraient à peu près du même esprit le Temps, l'Impartial, le Courrier français. Le tiers parti était donc presque plus nombreux dans la presse qu'au Parlement ; il s'y montrait surtout plus hardi et à visage plus découvert. Ces journaux faisaient une guerre mesquine, mais incessante, au ministère. Dans presque toutes les questions, ils suivaient ou tout au moins secondaient les feuilles de gauche.

 

IV

Pour trouver le début des manœuvres équivoques par lesquelles le tiers parti va mettre en péril et même un moment renverser le ministère, il faut revenir de quelques mois en arrière. C'est en effet au commencement de la session de 1834 qu'avait eu lieu le premier essai de ces manœuvres. Plusieurs députés, imbus de l'esprit de ce tiers parti, s'étaient alors glissés sans bruit dans la commission de l'Adresse, entre autres M. Étienne, rédacteur du Constitutionnel, qui, après avoir dirigé la police de la presse sous l'Empire, était devenu un libéral si exigeant sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Écrivain mou et terne, avec une clarté apparente et un agrément de mauvais aloi, fin sans distinction, habile à laisser entendre sans dire et à nuire sans frapper[15], il avait été chargé de rédiger le projet d'Adresse et en avait profité pour faire adopter par la commission un morceau vague, à double sens, plein de déclarations générales en faveur de l'ordre, mais presque silencieux sur la politique du ministère ; donnant des conseils qui, sans être un blâme formel, étaient encore moins une approbation ; reportant les espérances sur l'avenir, comme si celui-ci ne devait pas être la continuation du présent ; laissant deviner l'intention critique et méfiante, sans l'exprimer. Les ministres, fort embarrassés d'une attaque si détournée et d'un adversaire si insaisissable, craignaient de paraitre eux-mêmes provoquer l'opposition s'ils la dénonçaient, et ignoraient dans quelle mesure ils seraient suivis s'ils engageaient la bataille. Ils se résignèrent à ne pas voir ce qu'on n'osait pas leur montrer clairement, à ne pas entendre ce qu'on ne leur disait pas tout haut. Loin de brusquer la majorité à la façon de Périer, ils n'eurent souci que de ménager son amour-propre et ses prétentions d'indépendance. M. Thiers ne prononçait le mot de majorité dévouée qu'en ajoutant aussitôt : dévouée au pays, non au ministère. Et M. Guizot, sans repousser la rédaction proposée, croyait faire assez, en exposant, à côté, la politique ministérielle que d'ailleurs le tiers parti, de son côté, se gardait également de combattre de front. L'opposition assistait, narquoise, à ce spectacle, attentive à souligner, dans l'Adresse qu'elle acceptait, toutes les intentions hostiles au cabinet. Et afin de compléter l'équivoque, au vote, les partis les plus opposés se trouvèrent d'accord pour adopter un texte que chacun interprétait d'une façon différente.

Un tel débat n'avait été honorable pour personne, et le cabinet en était sorti diminué. Son principal organe, le Journal des Débats, était réduit à réfuter ceux qui cherchaient à persuader à la Chambre qu'elle avait tué le ministère et au ministère qu'il était mort. Peut-être le cabinet se rassura-t-il, quand, peu après, dans cette même session de 1834, il retrouva une majorité ferme et constante pour voter toutes les grandes lois de défense, notamment celle sur les associations. Il aurait eu tort cependant de croire le danger disparu. Le tiers parti, pour être un moment rentré dans l'ombre, subsistait toujours, guettant l'occasion favorable. Bien plus, c'est précisément à la fin de cette session qu'il se sentit en quelque sorte aidé par les démembrements successifs du cabinet, par la retraite du duc de Broglie en avril 1834, par celle du maréchal Soult en juillet. Au même moment, la victoire si complète remportée dans la rue sur l'émeute avait ce résultat, étrange, mais accoutumé, d'affaiblir la discipline des conservateurs en augmentant leur sécurité. On le vit aux élections générales de juin 1834. Sans doute, comme nous l'avons déjà dit, ces élections furent un désastre pour les républicains, une défaite pour la gauche dynastique mais en même temps elles accrurent, dans la majorité, le nombre des Indépendants, des flottants, des ombrageux, qui pouvaient, à un moment donné, par caprice, par indécision ou par froissement personnel, être entraînés dans une manœuvre de tiers parti[16]. Suivant les calculs, on en comptait quatre-vingts ou même cent vingt. Aussi M. Guizot écrivait-il à M. de Rémusat La victoire est grande ; mais la campagne prochaine sera très-difficile. L'impression évidente ici est une détente générale ; chacun se croit et se croira libre de penser, de parler et d'agir comme il lui plaira ; chacun sera rendu à la pente de ses préjugés et de ses préventions personnelles. Mêmes impressions dans une lettre adressée par M. Thiers à M. de Barante : Nous aurons affaire à cent soixante députés nouveaux et à trois cents qui feront semblant de l'être, et il nous faudra encore leur démontrer péniblement que le gouvernement, que l'administration, que la diplomatie sont tout autre chose que ce qu'ils imaginent, et puis les faire voter là-dessus. Ce n'est pas lu une œuvre facile ; quelquefois même elle peut, à force d'accumuler de petits mécontentements faire une grosse colère avec beaucoup de petites et amener un gros orage[17].

 

V

Ainsi, au milieu de 1834, tout — démembrements successifs du cabinet, écrasement de l'émeute, résultat des élections — encourageait le tiers parti, non à déployer un drapeau, à se former ouvertement en corps d'attaque, — ce n'était pas dans ses habitudes, — mais à reprendre plus activement son travail souterrain de dissolution. Le 31 juillet, la nouvelle Chambre était réunie à l'effet de se constituer. Les premiers votes pour la nomination du bureau furent interprétés comme un succès pour le tiers parti et comme un échec pour le cabinet. Vint ensuite l'Adresse, où l'on recommença, en l'aggravant, la manœuvre de la session antérieure. Même rédaction équivoque et sournoise ; pas d'attaque ouverte, mais une désapprobation indirecte et par insinuation. Le ministère allait-il donc, une seconde fois, se laisser jouer ? Les journaux conservateurs le pressaient de se montrer ferme, de ne pas craindre d'arracher tous les masques, et, pour leur compte, ils lançaient défi sur défi au tiers parti, en lui donnant rendez-vous au jour de la discussion. Mais ce jour venu, les ministres embarrassés, inquiets, n'osèrent pas pousser les choses à fond. Ils se contentèrent d'une pacifique demande d'explication, à laquelle le rapporteur, M. Étienne, répondit en désavouant plus ou moins obscurément les intentions hostiles qu'on lui prêtait. La gauche se tut, comme l'en avaient priée les journaux du tiers parti. Si bien que ce débat, annoncé comme important, tourna court, et que tout fut bâclé en un jour. Le général Bugeaud et le colonel Lamy avaient présenté des amendements, dans le dessein de forcer la Chambre à se prononcer nettement pour ou contre le cabinet ; ils ne furent pas soutenus. Au vote, même comédie que pour l'Adresse précédente la rédaction de la commission fut admise à la presque unanimité, par 256 voix contre 39.

Dès le lendemain, les journaux du tiers parti donnèrent à l'Adresse le sens hostile qu'ils avaient prudemment dissimulé et même répudié pendant la discussion[18]. Ils raillèrent le silence du ministère, qu'ils dénonçaient comme un aveu d'impuissance, et triomphèrent du vote de la Chambre, où ils prétendaient voir la preuve que Je cabinet n'avait plus la majorité. Vainement le ministère contesta-t-il cette interprétation, ses amis eux-mêmes étaient mécontents, humiliés, découragés. On ne comprend pas, écrivait alors l'un deux, ce qui a pu déterminer le ministère, qui, la veille, était notoirement décidé à provoquer de franches explications, à ne pas offrir un combat dans lequel, s'il eût bien choisi son terrain, la disposition si connue du tiers parti lui assurait tant de chances favorables. L'opinion générale est qu'il s'est fort affaibli. Le Journal des Débats exprimait tout haut des sentiments analogues. Les ministres s'apercevaient qu'ils n'avaient plus la force nécessaire pour remplir leur tâche[19]. Or nul moyen, pour le moment, de réparer la faute commise, car, dès le 16 août 1834, à peine l'Adresse votée, le Parlement, qui n'avait été réuni que pour se constituer, fut prorogé au 29 décembre.

La Chambre séparée, le tiers parti n'en continua pas moins ses menées. Il se sentait même plus à l'aise, sans tribune, sans risque d'explications face à face. Précisément à cette époque, l'agitation commencée pour l'amnistie vint lui fournir un moyen d'attaque assez efficace. On se rappelle que tous les individus poursuivis à raison des insurrections d'avril avaient été déférés à la Cour des pairs. Le gouvernement l'avait fait surtout pour soustraire cette affaire au jury, dont il craignait les défaillances. Mais, à l'œuvre, il s'aperçut vite des difficultés de l'entreprise où il s'était engagé. La réunion de tous les faits et de tous les incriminés dans une seule poursuite donnait à celle-ci des proportions démesurées deux mille personnes avaient été arrêtées ; quatre mille témoins étaient à entendre ; dix-sept mille pièces remplissaient le dossier. Et un tel procès devait être instruit et jugé par un tribunal de deux cents membres, sans procédure légalement fixée, sans précédents connus, au milieu des assauts démagogiques et des embuscades parlementaires. Aussi beaucoup, même parmi les amis du gouvernement, doutaient-ils que celui-ci pût se tirer d'une affaire aussi compliquée. La vue de ces difficultés fit croire aux adversaires du cabinet qu'il leur serait possible d'arracher une amnistie. Ils ne pouvaient cependant faire valoir le repentir de leurs clients. Le National déclarait arrogamment que les prévenus d'avril n'avaient jamais demandé leur grâce, ni consenti à ce qu'on la demandât pour eux, qu'ils ne désiraient pas que la monarchie se fit clémente en leur faveur, et que leur loyauté, si on l'interrogeait, donnerait raison peut-être à ceux qui affirmaient, pour repousser l'amnistie, que le repentir n'était pas entré dans ces âmes inflexibles. Il ajoutait : L'amnistie, s'il était possible qu'elle vînt, ne serait vue que comme le dernier soupir d'un système réduit aux plus tristes expédients pour se conserver. Et encore : Les détenus républicains ne se sentent peut-être pas, au fond du cœur, la disposition de rendre amnistie pour amnistie et de serrer la main ensanglantée qu'on aurait la très-grande confiance de leur tendre[20].

Ce langage ne découragea pas les hommes du tiers parti, et ils ne s'en joignirent pas moins à ceux qui réclamaient un pardon général. Ce n'était pas, de leur part, sympathie pour le parti républicain et révolutionnaire. Au fond, ils eussent autant que personne détesté son triomphe, et naguère ils avaient applaudi aux mesures de défense et de rigueur. Mais, pour le moment, le danger matériel et immédiat, le seul à leur portée, paraissait conjuré, et ils croyaient se rendre populaires, en se distinguant des conservateurs à outrance, en se posant en hommes de conciliation. La campagne d'amnistie avait un autre avantage, décisif à leurs yeux, c'était d'aggraver singulièrement les divisions et les embarras du cabinet. A peine entre au ministère, le maréchal Gérard avait été fort courtisé, circonvenu par les habiles du tiers parti. Ceux-ci, en même temps qu'ils attaquaient les autres ministres, affectaient de compter sur le maréchal, lui prêtaient des mots heureux, citaient les moindres déplacements opérés dans ses bureaux, comme autant de réformes méritoires. Tout en l'enguirlandant, ils étaient parvenus facilement à lui persuader qu'il avait toujours désiré l'amnistie et qu'il se couvrirait de gloire en la faisant adopter. Ils jouaient à coup sûr et gagnaient dans toutes les hypothèses. Si le maréchal l'emportait dans le gouvernement, ils avaient notoirement leur part à cette victoire gagnée sur l'élément doctrinaire. S'il échouait, c'était un conflit dont ils comptaient bien faire sortir une nouvelle dislocation du cabinet.

Les collègues du maréchal Gérard n'eurent aucune hésitation. Ni la situation générale, ni l'état d'esprit du parti républicain ne leur parut permettre une amnistie qui eût été universellement interprétée comme un aveu de faiblesse. Sur ce point, M. Thiers était non moins décidé et plus ardent encore que M. Guizot. Le Roi les soutenait[21]. Le maréchal vit donc bientôt qu'il n'avait aucune chance de faire prévaloir son sentiment. Surveillé, pressé par le tiers parti, fort troublé du risque que courait sa popularité, s'il acceptait cet échec, il donna sa démission et ouvrit ainsi une nouvelle crise ministérielle (29 octobre 1834)[22].

 

VI

L'ordonnance qui avait relevé le maréchal Gérard de ses fonctions s était bornée à charger l'amiral de Rigny de diriger par intérim le ministère de la guerre, sans rien dire de la présidence du conseil expédient tout provisoire qui dissimulait mal l'embarras que l'on éprouvait à raccommoder une machine si souvent détraquée depuis quelques mois. Où trouver en effet un président du conseil ? Impossible d'appeler à ce poste M. Guizot, sans blesser M. Thiers, et réciproquement. Quelques-uns eussent désiré faire rentrer le duc de Broglie dans le cabinet et lui en donner la présidence. Cette combinaison, qui agréait fort à M. Guizot, ne déplaisait pas alors à M. Thiers, bien qu'elle fit belle part aux doctrinaires. Le ministre de l'intérieur était trop intelligent pour ne pas comprendre qu'il n'y avait pas de meilleur moyen de rétablir l'autorité du cabinet sur la Chambre et aussi auprès du Roi. D'ailleurs, entre ce grand seigneur et ce parvenu qui se ressemblaient si peu, s'étaient noués des rapports amicaux ; le premier avait toujours témoigné d'une sympathie curieuse et indulgente pour les brillantes qualités de son jeune collègue, et celui-ci était flatté d'être bien vu par un homme si considéré et si considérable. Ce fut le Roi qui fit objection à M. de Broglie. Il craignait d'avoir de nouveau affaire à la trinité Broglie, Guizot, Thiers ; et surtout, comme nous l'avons déjà donné à entendre, il avait alors, sur les affaires étrangères, des vues qu'il savait n'être pas pleinement partagées par le duc, et il désirait maintenir le ministère des affaires étrangères en des mains plus dociles. Toutes les fois, écrivait alors un personnage bien informé, que le nom de M. de Broglie a été prononcé devant Louis-Philippe, soit par M. Guizot, soit par M. de Rigny, soit par lord Granville, le Roi a déclaré, de son ton le plus positif, qu'il ne fallait pas y penser. Je me ferai plutôt piler dans un mortier a-t-il dit à M. de Rigny. M. de Broglie est vivement blessé de cette malveillance si hautement déclarée. Déjà, à son retour d'Allemagne, il avait été surpris de l'extrême froideur de l'accueil royal[23].

Cette solution repoussée, il fallut en chercher une autre. Mais le temps s'écoulait, et l'on ne trouvait rien. L'irritation gagnait peu à peu ceux qui prenaient part à ces pourparlers pénibles et stériles. Certaines gens d'ailleurs, par malice ou sottise, semblaient prendre plaisir à souffler la défiance et la discorde, rapportant, envenimant, dénaturant les propos que l'impatience avait fait tenir de part et d'autre. Les ministres en venaient à supposer que Louis-Philippe, grisé par les flagorneries des courtisans et des ambassadeurs, prolongeait volontairement la crise pour montrer qu'il était la seule pièce solide, l'unique ressource ; que, par souci de son pouvoir personnel, il repoussait systématiquement tout ministère fort et ne rêvait que de dissoudre l'union des hommes du 11 octobre. Par contre, le Roi s'imaginait qu'il était en présence d'une intrigue, d'un complot formé pour forcer sa volonté et lui imposer une sorte de maire du palais. Troublés, humiliés, découragés, les conservateurs se lamentaient ou récriminaient. Les journaux opposants n'avaient pas assez de sarcasmes contre ce ministère décapité qui ne parvenait pas à se refaire une tête ; racontant, amplifiant au besoin tout ce qui transpirait des conflits, des intrigues et des avortements, ils prétendaient y montrer la déconsidération et même l'agonie du régime. Pendant ce temps, le gros public tendait à vivre, de plus en plus, en dehors d'une politique qui devenait, pour lui, équivoque et sans Intérêt sorte d'indifférence ennuyée et un peu dégoûtée, dont les amis clairvoyants du gouvernement parlementaire n'eussent pas dû prendre facilement leur parti.

M. Guizot et M. Thiers comprirent qu'une telle situation ne pouvait se prolonger. Un seul moyen leur apparut d'échapper au ridicule de leur impuissance, de déjouer les manœuvres de leurs adversaires, et d'avoir raison de la mauvaise volonté qu'ils supposaient au Roi : c'était de céder la place au tiers parti et de le mettre en demeure de montrer ce dont il était capable. Cette tactique, dans laquelle il entrait beaucoup de dédain, plaisait à l'âme haute et même quelque peu hautaine de M. Guizot. Quant à M. Thiers, il sentait alors trop douloureusement les épines du pouvoir, pour répugner beaucoup à le quitter. Déjà, sous les précédents ministères, nous avons eu l'occasion de marquer le caractère des attaques dont cet homme d'État était l'objet, et qui mettaient en cause jusqu'à sa probité. Ces attaques ne s'étaient pas calmées, depuis que M. Thiers était devenu membre du gouvernement bien au contraire. On l'accusait ouvertement de tripotages, de concussion, de vol[24]. C'était pure calomnie. Malheureusement, le défaut de tenue du jeune ministre, sa hâte de jouir, la promptitude de son luxe[25], un fond de gaminerie qui allait parfois jusqu'au scandale[26], aidaient à cette calomnie. Il n'avait pas su, par sa vie, forcer le respect, comme M. Guizot ou le duc de Broglie. Ajoutez les prétextes fournis aux adversaires par cet entourage, trop peu scrupuleusement accepté, qui devait être, jusqu'à la fin, la faiblesse de M. Thiers[27], et surtout par une famille résolue à exploiter sans pudeur l'avantage inattendu d'avoir un des siens au pouvoir[28]. En 1834, les attaques, favorisées par certaines circonstances fâcheuses, étaient devenues plus acharnées, plus méchantes que jamais. M. Thiers en avait été à la fois abattu et exaspéré. Au mois de septembre, ses amis avaient eu beaucoup de peine à l'empêcher de provoquer en duel M. Degouve-Denuncques, qui, dans une correspondance du Journal de Rouen, l'avait accusé de jouer à la Bourse, à l'aide des dépêches télégraphiques, et son découragement lui avait fait parler sérieusement de renoncer au pouvoir[29]. Dans cet état d'esprit, il devait accueillir volontiers l'idée de risquer une démission, pour mettre ses adversaires au pied du mur.

M. Guizot et M. Thiers s'entendirent donc pour proposer à leurs collègues de se retirer. MM. de Rigny, Humann et Duchâtel y consentirent. Deux seuls s'y refusèrent M. Persil et l'amiral Jacob. Par suite, cinq démissions furent à la fois portées au Roi. Celui-ci les accepta facilement, soit qu'il comprit et approuvât la tactique de MM. Guizot et Thiers, soit que, mécontent des desseins qu'il supposait aux hommes du 11 octobre, il fût bien aise d'être mis en demeure d'essayer une autre combinaison. D'ailleurs, autour du trône, le tiers parti avait alors des avocats assez zélés, au nombre desquels était le duc d'Orléans. Dans tout l'éclat, mais aussi dans l'inexpérience de sa brillante jeunesse, l'héritier royal en voulait aux doctrinaires de leur impopularité auprès de la partie la plus bruyante de l'opinion, et affectait, au contraire, de bien traiter M. Dupin ou même des opposants plus marqués. Après tout, n'est-il pas dans la tradition des princes de Galles d'être un peu en coquetterie avec l'opposition ?

Conduit ainsi à se rapprocher du tiers parti, le Roi essaya tout d'abord de détacher M. Thiers de ses anciens collègues, pour en faire le pivot de la combinaison nouvelle. Il s'était pris pour le jeune ministre d'un goût très-vif qui devait survivre à bien des dissidences et des griefs[30]. Il le préférait alors à ceux qu'il appelait messieurs les doctrinaires au duc de Broglie, même à M. Guizot, auquel il ne s'était pas encore attaché comme il l'a fait plus tard. Il estimait, respectait le grand seigneur, le professeur déjà illustre, mais se sentait plus à l'aise avec le journaliste parvenu de la veille[31]. Il se flattait de trouver celui-ci plus maniable, plus accessible à son influence, parce qu'il était plus mobile, moins scrupuleux moins monté sur les échasses de ses principes. Cet esprit si vif, si fin, l'amusait, sans lui faire peur, parce qu'il se savait plus fin encore[32]. Il ne s'effarouchait pas de l'origine révolutionnaire de l'ancien rédacteur du National, il y voyait même plutôt un avantage M. Thiers n'apparaissait-il pas, plus que tout autre, la créature du régime de juillet, l'incarnation de la bourgeoisie de 1830, l'homme dont la fortune paraissait le plus étroitement liée à celle de la monarchie nouvelle, et sous le nom duquel la politique royale éveillerait le moins de préventions dans les partis de gauche ? Autant de raisons qui faisaient désirer à Louis-Philippe de conserver M. Thiers, sans M. Guizot, dans le nouveau cabinet. Quant au malheur de rompre entre ces deux hommes d'État l'union formée sous les auspices de Casimir Périer, et d'y substituer une rivalité dont l'avenir devait montrer tout le péril, Louis-Philippe ne le voyait pas. Il se laissait séduire, au contraire, à l'idée de multiplier ainsi les relais ministériels et d'augmenter son autorité sur des conseillers qui sauraient avoir derrière eux des remplaçants tout prêts.

On eût pu supposer qu'il ne serait pas bien difficile de séparer M. Thiers d'un collègue si différent, si opposé d'origine, de caractère, d'esprit, d'opinion, d'habitudes de vie ; d'éveiller sa jalousie contre un rival d'éloquence ; de l'irriter contre le puritain dont la gravité austère, la respectabilité reconnue paraissaient faites exprès pour provoquer certaines comparaisons[33]. Cependant, l'heure n'était pas venue de cette néfaste rupture. M. Thiers n'était pas encore en disposition de se laisser tenter. Pleinement entré dans l'union du 11 octobre, flatté d'en faire partie, compromis dans ses entreprises, il croyait de son devoir et de son intérêt d'y demeurer fidèle. Cet esprit mobile a eu comme des veines diverses ; il était alors au plus fort d'une veine conservatrice. On l'avait vu, dans ses récents discours, mettre son amour-propre à se poser en ministre énergique, chercher même à atténuer et presque à excuser ce qui, dans son passé, pouvait exciter la défiance des hommes d'ordre et le distinguer de tels de ses collègues[34]. Il se vantait de n'être pas révolutionnaire[35], comme, à d'autres époques, il s'est vanté de l'être. Ces contradictions ne l'ont jamais gêné, et il ne croyait pas en être diminué aux yeux du public français. Avait-il tort ? M. Doudan a écrit précisément de M. Thiers et de ses variations pour ou contre la Révolution Reste à savoir combien de fois, selon la loi des partis, le même homme peut avoir dit le oui et le non avec emportement et garder autorité sur les autres. Je crois qu'il le peut septante-sept fois, et cela suffit dans une longue vie publique. L'inconséquence peut être un prétexte aux taquineries, mais elle n'use pas beaucoup les hommes[36]. Quoi qu'il en soit de cette réflexion d'un scepticisme un peu ironique, M. Thiers demeurait alors à ce point fidèle à M. Guizot, qu'il se plaisait à montrer, dans la différence de leurs deux natures, une raison et un avantage de leur union ; un jour que, dans un cercle de députés, on se préoccupait d'un prétendu dissentiment entre les deux ministres : M. Guizot, dit M. Thiers, ne va pas souvent assez loin ; je le pousse. Je tends parfois à dépasser le but ; il me modère. Nous avons besoin l'un de l'autre ; nous nous complétons l'un par l'autre. Est-ce que nous pouvons nous séparer ?[37] Dans ces sentiments, M. Thiers résista fermement à toutes les invitations du tiers parti, à toutes les offres du Roi, et chacun dut bientôt se convaincre que, pour le moment du moins, il ne se laisserait pas détacher de ses anciens collègues.

Ayant échoué de ce côté, Louis-Philippe fit appeler le comte Molé, personnage considérable, ancien ministre des affaires étrangères au lendemain de la révolution, ayant cet avantage de ne s'être pas prononcé sur les questions, ni engagé avec les personnes. M. Molé, au lieu de chercher à former un cabinet nouveau, voulut reconstituer le cabinet démissionnaire, allégé de M. Guizot et de quelques autres ; mais lui aussi trouva les anciens ministres du 11 octobre résolus à ne pas se séparer, et il dut renoncer immédiatement à sa tentative.

Le Roi s'adressa alors au tiers parti lui-même il le fit par l'intermédiaire assez imprévu de M. Persil, qui se mit en rapport avec M. Dupin. C'était pour ce dernier le moment de donner sa mesure et de montrer son courage ; aussi s'empressa-t-il, une fois de plus, de se dérober. Trouvant l'aventure mauvaise, il refusa tout ministère pour lui ; mais il consentit à exposer son frère et ses amis. Ainsi parvint-on a faire, de bric et de broc, un ministère dont le Moniteur du 10 novembre fit connaître la composition. Quelques-uns des ministres n'étaient pas sans valeur ; mais leur assemblage ou plutôt leur juxtaposition n'en avait aucune. M. Passy prit les Finances ; M. Charles Dupin, la Marine ; le général Bernard, la Guerre ; M. Teste, le Commerce ; M. Persil garda la Justice ; M. Bresson, ministre de France à Berlin fut nommé aux Affaires étrangères sans avoir été consulté ; l'Instruction publique fut réservée à M. Sauzet, absent. Enfin ce qui n'était pas le moins étrange, pour trouver un président du conseil, on alla exhumer un vieux ministre de Napoléon, le duc de Bassano, connu surtout pour avoir été le plus docile instrument du despotisme Impérial ; il n'avait pris, depuis longtemps, aucune part active aux affaires publiques ; quant à ses affaires privées, elles étaient alors en si mauvais état, qu'à peine nommé, une multitude de petits créanciers vint faire saisie-arrêt sur son traitement.

L'effet dans l'opinion fut singulièrement rapide d'abord l'incrédulité, puis la stupéfaction, bientôt suivie d'un éclat de rire. Oh ne s'abordait qu'avec des exclamations ; sarcasmes et quolibets pleuvaient. Les journaux du tiers-parti ne savaient comment faire tête à cette explosion ; n'osant louer les ministres, ils se bornaient à répéter qu'il fallait au moins se réjouir d'en avoir fini avec les doctrinaires. Chaque heure qui s'écoulait rendait la situation du cabinet plus ridicule et plus piteuse, quand on apprit, tout a coup, qu'à peine né, celui-ci était déjà mort. Cette fin si prompte lui a valu le nom de ministère des trois jours Que s'était-il donc passé ? Personne n'avait poussé ces ministres dehors ; aucun accident extérieur ne leur était survenu mais rien qu'en se regardant eux-mêmes, ils avaient compris l'impossibilité de rester. Aussi avaient-ils envoyé leur démission, en donnant comme motif l'état de fortune de M. de Bassano, et sans prendre la peine de prévenir ce dernier. Quelques heures plus tard, le vieux duc, arrivant au conseil chez le Roi, s'y était rencontré avec M. Persil et le général Bernard. Après un moment de silence : Je pense, dit M. Persil, que Votre Majesté considère le ministère comme dissous. Louis-Philippe fit un signe d'assentiment, et, comme M. de Bassano ne semblait pas encore se rendre bien compte de l'état des choses, il ajouta : Je regrette, monsieur le duc, que nous ayons fait ensemble une si courte campagne[38]. Les faiseurs de bons mots appelèrent cette mésaventure la journée des Dupins.

Après cet effondrement, force était bien de revenir aux hommes du 11 octobre. Le Roi s'y résigna sans mauvaise grâce, faisant bon marché de ses conseillers d'un jour. Il s'adressa à M. Thiers, qui mit pour condition de s'entendre avec M. Guizot. Tous deux convinrent de rétablir l'ancien cabinet, sauf l'amiral Jacob, qui fut remplacé par l'amiral Duperré. Pour la présidence du conseil et le département de la guerre, ils prirent, faute de mieux et par hâte d'en finir, une autre illustre épée, le maréchal Mortier (18 novembre 1834).

Cette crise se terminait donc, pour MM. Guizot et Thiers, par une pleine victoire : victoire dont les conséquences n'étaient pas cependant sans péril. Le tiers parti avait été plus que battu, il avait été ridiculisé de là une mortification et une rancune qui ne devaient pas pardonner ; hors d'état, pour le moment, d'entreprendre une attaque directe, il allait guetter sournoisement l'occasion de se venger. Ajoutons que, dans cet imbroglio, tout le monde avait été diminué ; le Roi lui-même n'en sortait pas intact. Les journaux républicains, qui s'en étaient tout de suite aperçu, n'épargnaient pas leurs commentaires, dénonçaient le discrédit et l'impuissance de la monarchie parlementaire, et se flattaient de trouver ainsi la revanche des défaites d'avril.

 

VII

Aussitôt reconstitué, le ministère comprit que sa première œuvre devait être de mettre fin à l'équivoque née des deux dernières Adresses, et de contraindre la Chambre à dire nettement si elle était ou non avec lui. A lire Je Constitutionnel et autres journaux de même couleur, à voir la violence rageuse de leurs attaques, et aussi leur ardeur à solliciter l'alliance de la gauche[39], on aurait pu croire que le tiers parti, lui aussi, aspirait et se préparait à la bataille ; on se serait attendu à le voir non-seulement accepter, mais devancer le défi du ministère. Ni cette franchise, ni ce courage n'étaient dans ses habitudes. Quand la Chambre se réunit, le 1er décembre 1834, les opposants se tinrent cois. Bien plus, lorsque le ministère, impatient de n être pas attaqué, les provoqua et, en quoique sorte, les interpella lui-même, leur premier mouvement fut de se dérober, et il fallut toute l'insistance du gouvernement pour les obliger à croiser le fer.

Le débat qui s'engagea, le 5 décembre, demeura circonscrit entre les ministres et le tiers parti. Les premiers, M. Thiers aussi vivement que M. Guizot, vinrent dire : Le vrai courage n'est pas de fermer les yeux sur le péril révolutionnaire[40], mais de le regarder en face, de le dénoncer et de le combattre ouvertement ; c'est pour cette œuvre de résistance que nous sommes au pouvoir. Êtes-vous de notre avis ? alors dites-le et soutenez-nous. Êtes-vous d'un avis différent ? alors prenez le pouvoir à notre place[41]. Représenté par M. Étienne, l'équivoque rédacteur des Adresses récentes ; par M. Sauzet, dont le jeune talent fut, un moment, sur le point d'entraîner la Chambre[42] ; par M. Dupin, qui était enfin forcé de se découvrir, le tiers parti essaya moins une dénégation directe qu'une oblique Sn .de non-recevoir. La Chambre, dirent ces orateurs, a déjà fait connaître son avis lors de l'Adresse. Elle n'a rien à ajouter. Prétendez-vous l'amener à se contredire et à s'amender ? Ce serait vouloir l'humilier. Vous lui demandez en réalité de se lier à un cabinet, à un système imparfaitement défini, d'assumer toute la responsabilité d'un passé où il y a à prendre et à laisser, d'abdiquer pour un avenir qu'on ne connaît pas encore. Cette Chambre doit garder son indépendance, son libre examen ; elle jugera le ministère suivant ses œuvres. Il ne faut pas plus de majorité systématique que d'opposition systématique. La réplique du ministère fut facile : Des doutes se sont élevés sur le sens de l'Adresse ; le pays et le gouvernement en ont souffert il est donc à la fois raisonnable et nécessaire de demander une explication. Nous ne désirons pas une majorité servile ; mais, pour le bon fonctionnement du régime parlementaire, il faut que les ministres, issus de la majorité, puissent compter sur elle ; et, s'ils ont des doutes, leur droit et leur devoir sont de l'interroger. Cette argumentation parut décisive. 184 voix contre 117 adoptèrent un ordre du jour motivé qui donnait expressément au ministère l'adhésion demandée, tout en épargnant à l'amour-propre de la Chambre le désaveu de ses votes antérieurs l'Assemblée déclarait qu'elle était satisfaite des explications entendues sur la politique du gouvernement, et n'y trouvait rien que de conforme aux principes exposés dans son Adresse.

La question aiguë du moment était celle du procès des accusés d'avril. Au milieu des récentes crises ministérielles, les pairs avaient continué, impassibles, l'instruction de ce colossal procès. Mais plus ils avançaient dans leur œuvre, plus la presse de gauche redoublait de violence et d'audace. Pour exciter la compassion et l'indignation du public, il n'était pas de récits impudemment mensongers qu'elle n'inventât sur les tortures infligées aux prisonniers. Pendant ce temps, ces étranges martyrs, abusant de la liberté grande qu'on leur laissait, passaient leur temps en manifestations tapageuses, se révoltaient contre les règlements de la prison, brisaient les guichets, défiaient et maltraitaient les gardiens, ou, quand ils avaient reçu quelque argent, le dépensaient à festoyer. En même temps qu'elle tâchait d'entourer les accusés d'une auréole qui ne leur seyait guère, cette même presse outrageait grossièrement les pairs, avec l'intention évidente de les intimider ou de les dégoûter. Elle n'y réussit pas. Le plus important de ces journaux, le National, se vit même citer à la barre de la haute Assemblée et frapper d'une condamnation sévère[43]. Le tiers parti, qui comptait toujours que le ministère ne pourrait pas mener a fin cette redoutable entreprise, et qui se flattait de trouver dans cet échec la satisfaction de son ambition ou tout au moins de sa rancune, s'appliquait honnêtement à grossir toutes les difficultés ; ses journaux conseillaient aux pairs de s'abstenir ; ils tâchaient de produire une sorte de panique, en racontant que la population riche, effrayée, se disposait a quitter Paris aux approches du procès, que le commerce était paralysé, que les loyers baissaient. Ce fut encore par un débat au grand jour que le ministère voulut avoir raison de cette manœuvre il mit la Chambre en demeure de se prononcer sur la question même du procès, en déposant une demande de crédit de 360.000 francs pour construire la salle d'audience de la cour des pairs. La discussion, ouverte le 29 décembre, se prolongea pendant cinq jours. Tout fut dit en faveur de t'amnistie et contre le procès ; mais le ministère finit, cette fois encore, par t'emporter, et le crédit fut voté par 209 voix contre 181.

Après ce double succès, le ministère ne pouvait-il pas se croire sûr du concours de la Chambre, et considérer le tiers parti comme définitivement réduit à l'impuissance ? Cependant, à peine les votes étaient-ils émis que les commentaires cherchaient à en atténuer la portée on faisait remarquer que la majorité, de 67 voix au premier vote, n'était plus que de 28 au second, et l'on en concluait qu'elle était déjà en voie de dissolution. La Chambre semblait d'ailleurs prendre à tâche de justifier ce pronostic. Dans des discussions d'affaires où la question de confiance n'était plus expressément posée, elle se montrait raisonneuse, récalcitrante, sournoise, disposée à inquiéter le cabinet, prompte même à voter contre lui, comme si elle eût voulu se consoler ainsi d'avoir été obligée de lui donner son adhésion dans les grands débats politiques. Étrange état d'esprit de ces députés qui ne voulaient pas renverser le ministère parce qu'ils se sentaient impuissants à le remplacer, mais qui le jalousaient et étaient bien aises de l'affaiblir.

Malheureusement, la composition du cabinet n'était pas sans fournir prise aux attaques du tiers parti. L'un des griefs les plus exploités était l'absence d'un vrai président du conseil. Le maréchal Mortier occupait, avec une modestie loyale, le poste qu'il avait accepté par dévouement ; mais nul ne pouvait dire qu'il en exerçât l'autorité ni qu'il en eût le prestige. Brave soldat, il était plus à son aise sur un champ de bataille qu'à la tribune. L'interpellait-on à la Chambre, il se dressait de toute la hauteur de sa grande taille, promenait sur l'assemblée des regards anxieux, ouvrait la bouche et ne pouvait que balbutier. En passant, dans l'espace de six mois, a écrit M. Guizot, du maréchal Soult au maréchal Gérard, et du maréchal Gérard au maréchal Mortier, la présidence du conseil avait été prise, de plus en plus, pour une fiction, et plus la fiction devenait apparente, plus l'opposition y trouvait une arme et nos amis un embarras. M. Dupin avait dénonce cette incorrection à la tribune, et il la critiquait plus vivement encore dans les salons de la présidence. Un tel grief dépassait le ministère pour atteindre le Roi, soupçonné, accusé même de repousser systématiquement tout président réel par désir de se réserver un pouvoir personnel. Les journaux ressuscitaient contre lui la maxime équivoque dont M. Thiers s'était déjà servi contre Charles X : Le Roi règne et ne gouverne pas. Précisément à cette époque, sous ce titre Adresse d'un constitutionnel aux constitutionnels, parut une brochure qui fournit aliment à ces polémiques et prétexte à ces soupçons ; d'abord anonyme, elle fut bientôt avouée par un vieux fonctionnaire du premier Empire, le comte Rœderer ; l'auteur, exagérant la doctrine opposée à celle des parlementaires, prétendait établir non-seulement que le Roi devait gouverner, mais qu'à lui seul il appartenait d'avoir un système, qu'il pouvait prendre d'autres conseils que ceux de ses ministres et suivre, à leur insu, des négociations avec les cours étrangères ; le tout mêlé d'attaques contre les doctrinaires. Quelques familiers de la cour commirent l'imprudence de paraître s'intéresser à la diffusion de cette brochure ; il n'en fallait pas tant pour que le tiers parti accusât le château de l'avoir inspirée. Cette accusation prit tant de consistance et causa tant d'émotion qu'on dut faire insérer un démenti dans le Moniteur.

A défaut d'un président réel, le ministère avait-il au moins une homogénéité forte et incontestée ? On sait avec quel éclat s'était manifestée, dans ta dernière crise, l'entente de M. Guizot et de M. Thiers ; au cours du débat qui avait suivi la reconstitution du cabinet, on avait entendu le jeune ministre de l'intérieur proclamer son accord absolu avec ses collègues et repousser comme une insulte toute pensée de se séparer du ministre de l'instruction publique. Le tiers parti ne renonçait pas cependant à l'espoir d'ébranler cette union si gênante c'était, à ses yeux, l'un des points les plus vulnérables du cabinet, et il résolut de diriger de ce côté ses principales manœuvres. Il se mit à cajoler M. Thiers, naguère tant injurié ; dans le dessein perfide d'allumer son ambition en flattant sa vanité, on lui attribua tous les succès de tribune, tandis qu'on rabaissait M. Guizot. En outre, par l'effet d'un véritable mot d'ordre, dans la presse et même à la Chambre, on s'attacha à présenter le ministre de l'instruction publique comme l'homme de la Restauration c'était à qui rappellerait son séjour auprès de Louis XVIII pendant les Cent-Jours, l'accuserait d'avoir alors rédigé le Moniteur de Gand[44], le qualifierait d'émigré, de complice de Wellington. M. Dupin, auquel ne répugnaient aucune petitesse et aucune inconvenance, étalait sur sa table, un soir où il recevait à la présidence, un exemplaire de ce Moniteur de Gand. En insistant sur cette accusation, le tiers parti n'avait pas seulement l'avantage de rendre M. Guizot suspect à l'opinion régnante, il inquiétait aussi M. Thiers, ennemi acharné de la branche ainée, par origine, par passion et par tactique ; il éveillait en lui la préoccupation de ne pas se laisser compromettre personnellement par le passé royaliste de son collègue. A ce point de vue, la manœuvre ne fut pas sans quelque succès. Dans le débat sur les crédits de la salle des pairs, alors que M. Guizot, aux prises avec ceux qui lui reprochaient son rôle sous la Restauration, refusait fièrement de le désavouer, on vit M. Thiers proclamer, avec affectation, qu'il devait tout à la révolution de Juillet, qu'il ne datait et ne s'inspirait que d'elle ; il fit une sortie violente contre la vieille monarchie, une apologie sans réserve de l'opposition qui avait mené contre elle une guerre si implacable puis, une fois sur ce terrain, il tendit la main à la gauche et dit à M. Odilon Barrot, qui semblait accueillir ces avances : Soyons toujours unis contre l'ennemi commun ![45] Impossible de ne pas reconnaître là une velléité de se dégager ou tout au moins de se distinguer de M. Guizot, et les journaux du tiers parti eurent beau jeu à mettre en relief et en lumière ce qu'ils appelaient le désaccord des deux ministres.

La tentation avait pénétré aussi, par un autre point, l'âme de M. Thiers. Le jeune ministre était alors dans tout le succès de son heureuse ambition, très-curieux de toutes les jouissances que lui apportait le pouvoir[46], mais mobile, vite rassasié et toujours impatient de monter plus haut, ou au moins de voir du nouveau. Ainsi avait-il souvent changé de portefeuille ; d'abord ministre de l'intérieur ou plutôt de la police, tout ardent à jouer les Fouché en pourchassant la duchesse de Berry ; au bout de quelques mois, dépouillant brusquement ce personnage pour se poser en Colbert au ministère du commerce, pour s'amuser aux grandes bâtisses et aux grands travaux publics ; un an après, revenant à l'Intérieur, où il imitait Périer dans la répression des émeutes d'avril, faisait des plans, donnait des ordres pour la bataille des rues, montait à cheval à côté des généraux, saisissant ainsi l'occasion, trop passagère, d'un rôle militaire qui l'enchantait. Maintenant, il sentait le besoin d'un nouveau changement et rêvait des affaires étrangères. Toutes les fois que celles-ci étaient traitées au conseil des ministres, il prenait une part active à la délibération ; il s'était même fait, en ces matières, par exemple sur l'intervention en Espagne, des idées à lui que ne partageait pas la majorité de ses collègues. L'amiral de Rigny, qui avait remplacé le duc de Broglie, n'était pas en état de soutenir à la tribune les débats sur les questions extérieures. Le ministre de l'intérieur fut ainsi conduit plusieurs fois à le suppléer. Il le fit avec plaisir. Ses flatteurs ne manquaient pas de lui dire que celui qui parlait bien sur la diplomatie était naturellement désigné pour la diriger. Le Roi semblait presque encourager ces visées, et, quand il causait avec M. Thiers de ces sujets : Au moins, vous, disait-il, vous savez votre carte de géographie. Comment d'ailleurs un parvenu n'eût-il pas été séduit à la pensée d'avoir affaire, non plus à des députés ou à des préfets ayant la plupart même origine que lui, mais à la haute aristocratie diplomatique de l'Europe et même aux têtes couronnées ? N'était-ce pas gravir un échelon de plus ? Cette séduction devint si forte, qu'en février 1835, M. Thiers fit des démarches ouvertes pour mettre la main sur le portefeuille si convoité ; il se heurta aussitôt à la résistance de M. Guizot, qui entendait réserver ce poste à son ami le duc de Broglie. Le conflit et la rupture purent paraître un moment imminents. Mais, cette fois, on parvint à faire entendre raison à M. Thiers, qui abandonna sa prétention. L'incident n'en laissa pas moins, entre les deux ministres, un certain froissement et un germe nouveau de division.

Pour avoir échappé à la dislocation, le cabinet ne se retrouva pas bien solide. Son malaise, sa lassitude et son découragement étaient visibles pour tous. Quelques semaines seulement s'étaient écoulées, et rien ne lui restait plus des victoires parlementaires, remportées au lendemain de sa reconstitution la majorité semblait être redevenue plus incertaine que jamais. L'effet de ce malaise se faisait sentir jusque dans les rapports des ministres entre eux quelques-uns ne se parlaient plus. Ces misères n'échappaient pas à la presse opposante. Pour nous résumer en deux mots, disait le Constitutionnel[47], dans le ministère, que voyons-nous ? intrigue et discorde ; dans la Chambre, décousu et incertitude ; dans le pays, inquiétude et crainte vague d'un avenir qui s'annonçait si beau, il y a six mois encore. Les amis du cabinet ne regardaient pas les choses sous un jour plus favorable, et, quelques semaines plus tard, au milieu de février, l'un d'eux écrivait dans ses notes intimes : La désorganisation du ministère, la dislocation et l'impuissance de la Chambre deviennent, de jour en jour, plus évidentes. Et encore : La crise est à son comble ; elle est hautement avouée par les intéressés. Il est temps que tout cela finisse. Nous tombons dans une véritable anarchie. Les ministres, absorbés par leurs divisions et leurs préoccupations personnelles, n'ont plus de temps à donner aux affaires de leurs départements ni même à la Chambre. Les députés, négligés, livrés à eux-mêmes, s'en irritent et se désaffectionnent de plus en plus. L'administration se dissout, pour ainsi dire. A Lyon, à Amiens, dans d'autres lieux encore, les maires et adjoints donnent leur démission, et l'on ne parvient pas à les remplacer. Tout devient difficulté[48]. A l'étranger, les plus clairvoyants de nos diplomates constataient le déplorable effet de cet ébranlement ministériel sur la considération extérieure de la France. Notre position, écrivait l'un d'eux, est des plus délicates et souvent des plus pénibles. Il n'y a ni confiance, ni garantie d'avenir, pour le système ou pour les hommes. Il est à peu près inutile d'entamer sérieusement une affaire ou une négociation[49].

Le gouvernement était donc en souffrance, au dedans et au dehors. Chacun avait le sentiment qu'un tel état ne pouvait se prolonger. Aussi, quand, le 20 février 1835, le maréchal Mortier, gêné de son insuffisance et inquiet de sa responsabilité, offrit sa démission, en alléguant l'état de sa santé, ni le Roi, ni ses collègues ne songèrent à le retenir, et l'on se retrouva de nouveau en pleine crise ministérielle.

 

VIII

Instruits par l'expérience, M. Guizot et ses amis résolurent de ne plus se prêter à un replâtrage du genre de ceux qu'on avait tentés successivement avec le maréchal Gérard ou le maréchal Mortier ; ils ne resteraient au ministère, déclarèrent-ils, que s'il était reconstitué dans des conditions lui donnant autorité auprès de la Couronne et de la Chambre. Or, pour obtenir ce résultat, il leur paraissait nécessaire de rappeler le duc de Broglie aux affaires étrangères et de l'élever à la présidence du conseil. Une telle exigence n'était pas faite pour plaire à Louis-Philippe. Celui-ci avait tâché de se persuader qu'un cabinet pouvait se passer de chef : Qu'avez-vous besoin d'un président du conseil ? avait-il l'habitude de dire à M. Thiers et à M. Guizot. Est-ce que vous n'êtes pas d'accord entre vous ? Est-ce que je ne suis pas d'accord avec vous ? Pourquoi s'inquiéter d'autre chose ? On sait, d'ailleurs, quelles étaient, contre le duc de Broglie, ses préventions et celles de son entourage. Les doctrinaires ne se conduisaient pas de façon à diminuer ces préventions. Ils posaient leurs conditions avec une roideur impérieuse, et les propos qu'ils tenaient ou qu'on tenait autour d'eux, sur le Roi, et qui étaient aussitôt rapportés, manquaient pour le moins de prudence. D'autre part, au château on ne s'exprimait pas avec plus de réserve, sur M. de Broglie et M. Guizot ; Louis-Philippe lui-même ne savait pas toujours se contenir[50]. Ainsi, l'irritation croissait des deux côtés ; un observateur impartial se demandait si les doctrinaires ne finiraient pas par être jetés dans l'opposition, et il ajoutait, en faisant allusion à un souvenir de la Restauration : Puissent-ils ne pas devenir la défection de la royauté nouvelle ![51] Ce qui devait se passer, quelques années plus tard, lors de la coalition, semble prouver que cette inquiétude n'était pas absolument sans fondement.

Pour éviter le duc de Broglie, le Roi frappa à toutes les portes il s'adressa successivement au comte Molé, à M. Dupin, au maréchal Soult, au général Sébastiani, au maréchal Gérard ; mais ces pourparlers se prolongeaient, les journées, les semaines s'écoulaient sans qu'on aboutit à rien. L'opinion prenait mal ces retards. Les lettres de province signalaient la surprise, le mécontentement croissant des esprits[52]. Les journaux opposants avaient soin d'étaler toutes ces misères et d'envenimer tous ces désaccords. Quant aux feuilles amies, elles laissaient voir leur découragement ; le Journal des Débats rappelait tristement que les empires ne périssent pas toujours par les révolutions violentes[53].

Le Roi était trop clairvoyant pour ne pas se rendre compte de cet état de l'opinion, et trop sage pour n'en pas tenir compte. Une fois bien assuré de l'impossibilité de toute autre solution il se résigna à revenir aux doctrinaires. Il le fit avec une bonne grâce souriante qui ne parvenait pas cependant à cacher complètement un fond d'humeur et d'amertume. Il avoua à M. Guizot l'échec de ses tentatives, se réservant seulement d'en faire encore une auprès du maréchal Soult Si j'échoue, ajouta-t-il, il faudra bien subir votre joug. Ah ! Sire, répondit M. Guizot, que le Roi me permette de protester contre ce mot ; nous disons franchement au Roi ce qui nous paraît bon pour son service ; nous ne pouvons bien le servir que selon notre avis. — Allons, allons, reprit Louis-Philippe en riant, quand nous ne sommes pas du même avis et qu'il faut que j'adopte le vôtre, cela ressemble bien à ce que je vous dis . Quelques jours plus tard, voulant en finir, le Roi manda le duc de Broglie, causa amicalement avec lui, ne fit d'objection à aucune de ses propositions pas même à ce que le conseil se réunît hors de sa présence, quand les ministres le jugeraient à propos. Il avait fait entièrement son sacrifice. Mais il laissait voir que c'en était un, surtout quand il causait avec des personnes qu'il savait en rapport avec le tiers parti, comme le maréchal Gérard[54], ou avec les représentants des puissances continentales qu'il supposait un peu alarmées de la rentrée du duc de Broglie. Ainsi déclarait-il au comte Apponyi, ambassadeur d'Autriche, que Broglie était une nécessité qu'il avait dû avaler pour ne pas tomber dans le radicalisme[55], et répétait-il au chargé d'affaires de Russie : On m'a forcé à prendre M. de Broglie[56].

Le Roi cédant, tous les obstacles n'étaient pas encore levés. M. Thiers, en effet, dont le concours était justement regardé comme indispensable, ne se montrait plus aussi bien disposé qu'il avait paru l'être, l'année précédente, à accepter la présidence du duc de Broglie. Il craignait que les doctrinaires n'eussent ainsi une prépondérance trop marquée dans le cabinet, que sa position personnelle ne fût et surtout ne parût aux autres diminuée. On lui offrait bien, pour rétablir l'équilibre, de donner un portefeuille à son ami M. Mignet ; mais celui-ci refusait absolument de quitter ses études pour les agitations de la vie publique. Cette résistance de M. Thiers tenait tout en suspens l'opinion s'impatientait. M. Guizot, se sentant soutenu engagea alors les députés de la majorité à intervenir. Ceux-ci, après s'être concertés, firent connaître à M. Thiers leur désir d'en finir, et l'assurèrent qu'un cabinet présidé par M. de Broglie serait bien accueilli de la Chambre. Cette démarche fut décisive M. Thiers céda.

Dès lors, tout devenait facile, et le Moniteur put annoncer, le 12 mars, la fin d'un interrègne ministériel qui durait depuis trois semaines. Le duc de Broglie prit les Affaires étrangères, avec la présidence du conseil ; le maréchal Maison remplaça le maréchal Mortier au ministère de la guerre ; l'amiral de Rigny fut nommé ministre sans portefeuille. Les autres ministres conservèrent leurs portefeuilles M. Thiers, l'Intérieur ; M. Guizot, l'Instruction publique ; M. Humann, les Finances ; M. Persil, la Justice ; M. Duchâtel, le Commerce ; l'amiral Duperré, la Marine. Le ministère était ainsi reconstitué dans des conditions analogues à celles où il avait été établi, le 11 octobre 1832, dans des conditions meilleures même, car la présidence du duc de Broglie était plus réelle et, par suite, plus correcte que celle du maréchal Soult. Mais que de temps et de forces on avait perdus dans cette année de crise, commencée à la démission de M. de Broglie, le 1er avril 1834, et terminée seulement par sa rentrée, le 12 mars 1835 Que de bien avait été ainsi empêché ! Que de mal avait été fait Et qui oserait même affirmer que, dans ce mal, il n'y eut pas de l'irréparable ?

 

 

 



[1] Lettre de M. de Sainte-Aulaire, alors ambassadeur à Vienne. (Documents inédits.)

[2] Lettre du 6 avril 1834. (Documents inédits.)

[3] Mémoires d'Odilon Barrot, t. I, p. 284.

[4] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[5] Documents inédits.

[6] Voici un fragment plus étendu de cette lettre de M. de Barante : Le maréchal sera prochainement un grand sujet d'embarras... Et pourtant pouvons-nous nous contenter d'un administrateur de l'armée ? N'est-ce pas encore un chef de l'armée qui est indispensable ? A l'étranger, où l'on ne comprend rien à la raison publique, à la force de l'opinion, le gouvernement parait reposer sur le maréchal, Je prévois sa chute, et elle me fait peur.

[7] Aucun engagement cependant n'avait été pris envers l'Angleterre, relativement à l'Algérie, soit par la Restauration, soit par la monarchie de Juillet. M. de Broglie, pendant qu'il était ministre des affaires étrangères, fit faire des recherches sur ce point, et acquit ainsi la preuve que la France avait conservé son entière liberté. (Lettre inédite du duc de Broglie a M. de Talleyrand, du 18 mars 1833.)

[8] Plus tard, quand les événements militaires et politiques d'Azérie auront pris plus d'importance, nous aurons occasion de revenir sur les débuts de notre grande colonie.

[9] Mémoires de M. Guizot, t. III, p. 261.

[10] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 583.

[11] Dans la discussion de l'Adresse de 1834.

[12] En 1835, la Revue des Deux Mondes, alors fort à gauche, définissait ainsi le tiers parti : Le tiers parti appelle une forte répression, l'unité gouvernementale, l'ordre public, la paix au dehors, et, avec cela, il proclame tout ce qui n'est ni l'ordre au dedans, ni la paix à t'extérieur ; il a un faible pour la propagande, un instinct pour la révolution ; il n'a point de systèmes, mais des peurs. Lui parlez-vous de république ? il s'indigne. Lui proposez-vous les garanties indispensables à tout système monarchique ? Il les repousse souvent encore. Ce parti semble n'être ni en dehors ni en dedans du système établi il proclame la dynastie comme une nécessité, et, sans le vouloir, il contribue à la miner sourdement.

[13] Voir, sur le Constitutionnel avant 1830, le Parti libéral sous la Restauration, p. 69 et suiv.

[14] De vingt-deux mille abonnés qu'il avait en 1830, le Constitutionnel était descendu à six mille. Il devait même bientôt tomber jusque trois mille. M. Véron, devenu propriétaire de ce journal en 1844, le releva, en y publiant le Juif errant d'Eugène Sue.

[15] Expressions de M. Guizot.

[16] Un des amis du ministère écrivait alors, sur son journal personnel : Il est positif que les opinions juste milieu proprement dites, en d'autres termes les doctrines gouvernementales sur lesquelles s'appuie le ministère, ont, même indépendamment du tiers parti, une immense majorité dans la Chambre ; mais un grand nombre de ceux qui les professent sont animés, contre tel ou tel ministre, d'un sentiment d'envie, de défiance, de mépris, qui les jette, presque à leur insu, dans les rangs du tiers parti, bien qu'ils ne partagent pas ses préjugés ; d'autres, blessés de la suffisance et du ton tranchant et exclusif des jeunes doctrinaires, reportent sur leurs patrons le ressentiment qu'ils en éprouvent. (Documents inédits.)

[17] Lettre du 5 juillet 1834. (Documents inédits.)

[18] C'est ce qui faisait dire au Journal des Débats, le 17 août : L'Adresse de la Chambre des députés est une adresse palimpseste. Il y a au-dessus une première écriture faite pour le peuple : ce sont des phrases vagues, indécises, équivoques ; mais sous cette écriture il y en a une autre, et c'est cette seconde que les initiés lisent et font lire. Le texte caché remplace le texte apparent. Le texte apparent était pour la Chambre que le texte caché eût rebutée. Une fois le vote obtenu, voilà tout le parti qui gratte à l'envi la première écriture et fait reparaître la seconde, en s'écriant que c'est là le véritable texte, le texte qui exprime la pensée de la Chambre et du pays.

[19] Quelques mois plus tard, le 5 décembre 1834, M. Guizot, revenant, à la tribune, sur ces incidents, disait : Après le sens qu'on s'est efforcé de donner à l'Adresse, après les conséquences qu'on a voulu en tirer, après les incidents que tout ce travail des partis avait amenés, après la retraite de quelques-uns des membres du cabinet, nous avons trouvé le pouvoir faible entre nos mains, nous ne nous sommes pas reconnu la force dont nous avions besoin pour remplir notre tâche.

[20] Voir articles des 16 et 25 octobre 1834.

[21] Je joue, disait Louis-Philippe, la partie de l'État contre les anarchistes voyons les enjeux. J'y mets ma vie, ma fortune, celle de mes enfants, et, ce qui est bien plus, j'y joue le repos et le bonheur de mon pays. Et qu'y mettent-ils ? Rien qu'un peu d'audace. Ils essayent deux, trois, quatre fois de renverser le gouvernement. Le jour où ils réussissent, ils ont tout, et l'Etat perd tout. En attendant le succès, ils risquent la prison, où ils entrent à grand renfort de fanfares populaires. Ils ont l'appui des journaux, des partis, des hommes d'État de l'opposition, dont la politique consiste toujours à réclamer des amnisties, pour faire peur aux ministres pourvus de portefeuilles.

[22] L'un des ministres, l'amiral de Rigny, écrivait au comte de Sainte-Aulaire, le 25 octobre 1834 : ... Ceci est le tonneau des Danaïdes. En ce moment il est prêt à déborder. Gérard veut s'en aller si on ne fait pas l'amnistie. Cette malheureuse question amenée par les journaux lui tourne la tête. S'il s'en va, qui prendre ? Vous devriez bien me le dire, car je n'en sais rien.

[23] Documents inédits.

[24] Le journal la Caricature représentait M. Thiers en Mercure dieu de l'éloquence et d'autre chose ; il publiait des notes de ce genre : Le nouveau préfet de police se prépare à ordonner une grande battue afin de faire une rafle générale de tous les voleurs de Paris. M. Thiers est fort content d'être à Rome. Ou encore : Le petit Foutriquet court les grandes routes. En voyage comme en politique, il ne marche pas, il vole. Le Constitutionnel lui-même, qui avait compté autrefois M. Thiers parmi ses collaborateurs, déclarait que, par ses antécédents, il n'avait pas une réputation de désintéressement et de probité assez bien établie, pour qu'on put lui confier le maniement des fonds secrets.

[25] La Revue des Deux Mondes, à la suite d'un journal anglais, comparait M. Thiers à ces matelots qui viennent de toucher leur part de prise et qui se promènent, dans les rues de Londres, avec une fille à chaque bras et suivis de deux violons.

[26] Témoin ce qu'on appela alors l'orgie de Grandvaux. On sait comment les journaux racontèrent cette scène qui relève de la chronique scandaleuse plus que de la grave histoire. Voir, notamment, l'article de la Quotidienne, du 19 octobre 1835. Des contemporains dignes de foi affirment que les faits avaient été exagérés ou dénaturés.

[27] C'est ce qui fera écrire, un peu plus tard, à Henri Heine : Que M. Thiers ait spéculé à la Bourse, c'est une calomnie aussi infâme que ridicule. Mais, par sa familiarité avec des chevaliers d'industrie sans convictions, il s'est lui-même attiré tous les bruits malicieux qui rongent sa bonne réputation. Pourquoi entretenait-il un commerce avec une semblable canaille ? Qui se couche avec ses chiens se lève avec des puces. (Lutèce, p. 130.) Le vicomte de Launay (madame de Girardin) disait de son côte, en 1836 : La seule chose qui nuise à M. Thiers, c'est son entourage politique. Il mériterait de plus dignes flatteurs. (Lettres parisiennes, t. I, p. 43.)

[28] Nous lisons dans le journal inédit d'un homme politique, à la date du 21 août 1834 : Les feuilles de l'opposition se sont beaucoup amusées de l'arrivée à Paris de M. Thiers père, accouru tout exprès, dit-on, pour obliger encore une fois son fils à acheter son départ à prix d'argent. Une lettre adressée par le vieillard à la Quotidienne n'est pas de nature à faire tomber cette version. Il commence, il est vrai, par la démentir, mais ajoute qu'ayant d'autres enfants et des nièces, il est venu le rappeler à son fils le ministre. On dit au surplus que tout est arrangé. Le frère de M. Thiers ne valait pas mieux.

[29] Nous lisons, à la date du 5 septembre L834, dans ce journal intime que nous avons déjà cité : M. Thiers veut se retirer. Il parait positif que les derniers esclandres de sa famille ont ébranlé très-fortement son crédit auprès du Roi, et qu'il ne se sent plus lui-même la force de surmonter ces dégoûts.

[30] Louis-Philippe a dit plus tard de M. Thiers : Quand je ne l'aimais plus, toujours il me plaisait. Ce mot a été raconté par M. Thiers à M. Senior. (Conversations with M. Thiers, M. Guizot, and other distinguished persons, by N. W. SENIOR.)

[31] Dans une de ses conversations avec M. Senior, M. Thiers a dit du Roi : Nous avions du goût l'un pour l'autre. Peut-être ma pétulance ne lui déplaisait-elle pas. Avec moi, il était absolument a son aise ; il n'en était pas de même avec M. Guizot. Ce dernier a dit, de son côté, toujours au même M. Senior : Parmi les ministres, ceux que le Roi flattait le plus, comme Laffitte et ensuite Thiers, n'étaient pas ceux auxquels il accordait le plus de confiance et d'attachement. Il avait l'habitude de les appeler par leurs simples noms ; il n'en fit jamais autant à l'égard de Casimir Périer, du duc de Broglie ou de moi-même. Il n'était pas familier avec ceux qu'il respectait, ou plutôt il cessait de respecter ceux qui semblaient rechercher sa familiarité.

[32] M. Thiers disait en souriant au Roi : Sire, je suis bien fin. — Je le suis plus que vous, répondit Louis-Philippe, car je ne le dis pas.

[33] Cette opposition de M. Thiers et de M. Guizot frappait tous les esprits, et M. de Metternich écrivait, un peu plus tard, à M. d'Apponyi : Il est possible que deux caractères comme ceux de Guizot et de Thiers puissent marcher ensemble ; la fusion entre leurs natures me parait cependant impossible. Guizot est un idéologue conservateur, et Thiers un révolutionnaire pratique. Leurs points de départ diffèrent ainsi essentiellement comme idéologues ou comme gens pratiques ; s'ils étaient tous deux l'un ou l'autre, ils pourraient se rencontrer plus facilement que la chose n'est possible avec leurs points de départ différents. Tous deux veulent, sans aucun doute, conserver ce qui existe. Ils diffèrent et différeront toujours, soit aujourd'hui, soit demain, sur le choix des moyens pour arriver au même but. (Mémoires de Metternich, t. VI, p. 146.)

[34] Discours du 4 janvier 1834.

[35] Toujours dans le discours du 4 janvier 1834, M. Thiers disait : Savez-vous de quoi nous sommes fiers ?... Nous sommes fiers de ne nous être pas faits les parodistes d'une autre époque, de n'avoir pas été révolutionnaires.

[36] Lettre du 6 février 1848. — M. Doudan ajoutait : Il y a toujours, entre une année et l'autre, assez de différence pour qu'en passant hardiment du blanc au noir, on puisse dire résolument : Aujourd'hui, c'est un autre jour ! Même, d'un peu loin et pour des gens bienveillants, cette succession de mouvements contraires donne un assez bon air de souplesse et d'entente de la variété intime des choses humaines.

[37] Plus tard, au contraire, que de traits M. Thiers se plaira à décocher contre M. Guizot : M. Guizot, disait-il par exemple, est un grand orateur, mais, n'allez pas vous étonner ! en politique, M. Guizot est bête. Il est vrai qu'en revanche M. Guizot dira à M. Thiers : Mon cher, vous devinez et vous ne voyez pas. (Cahiers de Sainte-Beuve, p. 20.)

[38] Documents inédits. — M. Doudan a écrit, peu de jours après, en parlant de M. de Bassano : Quand il regardait derrière lui les jours de l'Empire, la différence devait lui sembler grande. Alors il courait de Vienne à Berlin, au milieu d'une escorte de cavalerie de la garde impériale, environné de courtisans empressés. L'autre jour, il est sorti de l'hôtel de l'intérieur, dans un pauvre fiacre qui est venu le prendre à la brune, pour le conduire dans une maison dont il doit peut-être le loyer. C'est cruel de lui avoir offert le ministère, quand il n'était pour lui qu'une occasion de sentir plus durement les embarras de sa fortune. (Lettre du 28 novembre 1834.)

[39] Nous lisons, à la date du 22 novembre 1834, dans un journal intime que nous avons déjà plusieurs fois cité : Le ton de la presse quotidienne atteste, de plus en plus, la coalition qui vient de se former, entre l'opposition et le tiers parti, contre le ministère. Il n'y a presque plus de différence entre les journaux de ces deux nuances. A la violence frénétique de leurs attaques, on sent qu'ils veulent, pour ainsi dire, emporter la place d'assaut.

[40] M. Guizot disait à ce propos : Il y a des peurs viles et honteuses, et il y a des peurs sages, raisonnables, sans lesquelles on n'est pas digne, je ne dis pas de gouverner les affaires du pays, mais même de s'en mêler. Vous voudriez que nous adoptassions cette pratique pusillanime qui croit qu'en fermant les yeux sur les dangers, on les éloigne ! Savez-vous pourquoi l'on ferme les yeux sur les dangers ? C'est parce qu'on en a peur. On en a peur, lorsqu'on n'ose pas les déclarer tout haut, marcher droit a eux, faire ce qu'il faut pour les prévenir, pour leur résister. Savez-vous ce qu'on fait quand on a peur des passions populaires ? On dit qu'elles n'existent pas, que cela passera. Et les passions populaires passent en effet, mais comme un torrent qui dévaste tout devant lui. (Discours du 6 décembre.)

[41] Messieurs, disait M. Thiers, je ne veux pas de surprise, je veux que la Chambre sache, ainsi que le pays, que je suis ministre du gouvernement de Juillet pour résister a la révolution quand elle Je le dis bien haut, pour que tout le monde t'entende. Si je me trompe, que l'on imite ma franchise ; que l'on vienne dire qu'il ne faut pas résister à la révolution victorieuse, qu'il ne faut pas chercher à arrêter le char tancé avec toute sa rapidité, qu'il faut le laisser se précipiter dans l'abîme. Nous céderons la place à ceux qui soutiendront ces doctrines ; nous la céderons, avec un sentiment de douleur pour le pays, à ceux qui diraient avec franchise qu'il faut céder, là où nous disons Il faut résister. Je le répète, pour qu'il n'y ait pas de surprise, nous sommes des ministres de la résistance. (Discours du 5 décembre.)

[42] M. Henry Greville, secrétaire de l'ambassade anglaise, qui avait assisté à la séance, écrivait sur son journal : J'ai été très-frappé du discours de M. Sauzet. Il a une belle tête, une bonne voix et une grande facilité d'élocution. On dit que sa manière ressemble à celle de Martignac. (Leaves from the Diary of Henry GREVILLE, p. 43.)

[43] 16 décembre 1834. Ce procès fut marqué par un incident qui produisit alors une assez vive émotion. Carrel, qui défendait le prévenu, avait dans sa plaidoirie évoqué le souvenir de la condamnation du maréchal Ney et l'avait qualifié d'abominable assassinat. Comme le chancelier Pasquier l'arrêtait, l'un des pairs, le générât Exelmans, se leva et cria : Je partage l'opinion du défenseur. On put même craindre un épilogue plus grave. Le jeune duc d'Orléans, poussé, dit-on, par M. de Flahaut, eut, un moment, le projet de venir à la séance suivante et de demander la parole à propos du procès-verbal, pour adhérer à la protestation du général Exelmans. Il fallut l'intervention du Roi et même la menace de nombreuses démissions de pairs, pour faire renoncer le jeune prince à ce coup de tête. (Documents inédits.)

[44] Une note insérée au Moniteur, le 6 janvier 1835, déclara que M. Guizot n'avait jamais participé à la rédaction du Moniteur de Gand.

[45] Séances du 31 décembre 1834 et du 2 janvier 1835.

[46] La Revue des Deux Mondes, alors assez à gauche et malveillante pour M. Thiers, disait de lui : M. Thiers a joui, de toutes les façons possibles, du bonheur de l'autorité ; il a parlé longuement dans les Chambres, il aparté longuement dans les conseils ; il s'est fait écouter des généraux, il leur a enseigné la guerre et la stratégie ; il a donné des leçons de plastique et il a révélé les secrets de l'art aux sculpteurs et aux peintres ; il a dominé dans les ateliers, dans les académies ; il a inscrit son nom sur la colonne de la place Vendôme, au faite du temple de la Madeleine, sur des ponts, sur des arcs de triomphe ; il a joui en maitre des lions et des tigres du Jardin des Plantes, il a mandé dans son hôtel les autruches et les gazelles ; M. Thiers s'est montré en public, à la cour, sous des habits chamarrés d'or et de croix ; il a figuré sur un cheval blanc dans les revues. Assurément ce n'est pas pour s'instruire que M. Thiers se met en voyage. M. Thiers ne regarde et ne voit pas ; il ne questionne jamais, il enseigne, et sa vive intelligence supplée à tout ce qu'il ignore et à tout ce qu'il n'apprend pas.

[47] Article du 25 janvier 1835.

[48] Documents inédits.

[49] Lettre de M. Bresson au duc de Broglie. (Documents inédits.)

[50] Louis-Philippe était alors si animé contre les doctrinaires qu'il dénonçait leurs mauvais desseins à M. Dupin, qui n'avait pas cependant besoin d'eue excité contre eux. Le président de la Chambre raconte dans ses Mémoires qu'à cette époque le Roi avait eu la bonté de lui dévoiler lui-même le manège de M. Guizot et de ses amis. Ils veulent vous déloger de la présidence, lui avait-il dit, et comme ministre vous user, c'est leur expression. Nous en aurons pour trois mois, déclarent-ils, et nous en serons débarrassés. Le Roi ajoutait qu'il avait jugé indigne de lui de se prêter à cette machination dirigée contre le président de la Chambre. (Mémoires de M. Dupin, t. III, p. 148-149.) Il est vrai que le témoignage de-M. Dupin ne doit être accepté qu'avec réserve.

[51] Documents inédits.

[52] Documents inédits.

[53] 6 mars 1835.

[54] Documents inédits.

[55] Dépêche de Pralormo, 10 avril 1835, citée par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t. I, p. 461.

[56] Documents inédits.