HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE II. — LA POLITIQUE DE RÉSISTANCE (13 MARS 1831-22 FÉVRIER 1836) (suite)

 

CHAPITRE VII. — MALADIE ET MORT DE CASIMIR PÉRJER (MARS-MAI 1832).

 

 

I. Résultats de la politique de Périer. Succès complet à l'extérieur ; moins complet, mais considérable à l'intérieur. Ce succès proclamé par les amis et reconnu par les adversaires. C'est l'œuvre personnelle de Périer. Sa tristesse. D'où venait-elle ? — II. Le choléra. Physionomie de Paris en proie au fléau. Dévouement du clergé. Emeutes hideuses révélant la maladie morale de la nation. — III. Casimir Périer atteint par le choléra. Violences de son agonie. Manifestations haineuses de ses adversaires et désolation de ses amis. Sa mort, le 16 mai 1832. Depuis lors, la gloire de Casimir Périer n'a fait que grandir.

 

I

Si l'histoire, qui n'oublie rien, ne peut passer sous silence les faiblesses d'un grand ministre, elle doit, lorsqu'il s'agit de regarder et d'apprécier l'ensemble, les reléguer à leur place, c'est-à-dire au second plan, dans une demi-ombre qui les laisse voir sans les faire sauter aux yeux. Au premier plan, dans la pleine lumière, frappant tout de suite le regard, comme le sujet principal du tableau, apparaîtra ce qui est vraiment l'œuvre propre de Périer, celle par laquelle il mérite d'être juge, la résistance à la révolution. Nous en avons raconté les diverses vicissitudes. Maintenant, il convient de constater quels en étaient les résultats après une année de ministère.

A l'extérieur, la partie était gagnée. La guerre, tout à l'heure si probable, était définitivement écartée. Le Journal des Débats pouvait écrire, le 31 mars 1832 : La pacification de l'Europe, il y a un an, était regardée comme une chimère. Aujourd'hui, c'est un fait accompli... Elle a désormais force de chose jugée, et le système de la paix, le système du ministère du 13 mars a pleinement triomphé. En Pologne, en Belgique, en Italie, les trois grands foyers d'incendie, un moment si menaçants, étaient éteints, ou du moins il n'y avait plus à craindre d'en voir sortir l'embrasement de l'Europe. Les questions n'étaient pas toutes résolues, mais elles avaient cessé d'être révolutionnaires, pour devenir simplement diplomatiques. Les partisans de la guerre, Carrel en tête, se reconnaissaient battus[1] et étaient réduits à récriminer sur le passé. C'est précisément à cette date que M. Louis Blanc a placé ce qu'il appelle la ruine du principe révolutionnaire en Europe. M. Guizot, examinant, dans la séance du 7 mars 1832, les rapports de la France avec les gouvernements étrangers, se félicitait de la voir sortir de cette situation violente où la question révolutionnaire domine et étouffe toutes les autres Dès lors, disait-il, les méfiances des autres puissances tendent à se calmer ; il n'y a plus de coalition européenne contre la France. L'orateur entrevoyait un ordre nouveau de relations entre les divers États, chacun d'eux revenant à une politique plus personnelle, plus libre, et notre gouvernement pouvant prendre sa place dans ces combinaisons internationales. Peut-être cette espérance était-elle un peu trop prompte nous ne devions pas nous trouver sitôt maîtres de choisir nos alliances. Toutefois le progrès était réel et considérable. Un soir, vers le milieu de mars, Périer, se promenant dans son jardin avec un de ses jeunes collaborateurs, lui parlait avec abandon de ses projets et de ses plans ; il venait précisément de recevoir de Londres et de Vienne des dépêches lui permettant d'espérer que, dans un délai prochain, les puissances continentales désarmeraient sur une grande échelle : Dès lors, ajoutait-il, toute cette mousse de guerre tombera, et, cela fait, je me retire ; ma tâche sera terminée[2].

A l'intérieur, le succès était moins complet et moins décisif. Pendant les premiers temps même, plusieurs l'avaient cru presque impossible. Le 19 juin 1831, M. Bertin aîné écrivait à madame Récamier que les affaires publiques lui paraissaient tout à fait désespérées, et il ajoutait : Dieu veuille que juillet et le retour des immortelles journées n'amènent point l'effroyable dénouement que je redoute ! A cette date, on retrouverait beaucoup d'aveux du même genre chez les meilleurs amis de la monarchie. Celle-ci leur faisait un peu l'effet d'un de ces enfants mal nés, qu'on tâche de faire vivre, sans avoir au fond grand espoir. Mais, au commencement de 1832, si le désordre n'a pas entièrement disparu, il s'est affaibli ; l'ordre surtout s'est fortifié. Les émeutes n'ont pas désarmé, mais elles sont devenues plus rares ; leur défaite est plus certaine et plus prompte. Au lieu de la misérable impuissance dans laquelle s'était écroulé le ministère Laffitte, le gouvernement a repris l'attitude et la réalité du commandement à ses amis comme à ses ennemis, il a rendu le sentiment de sa propre existence, donnant direction et espoir aux uns, imposant respect et crainte aux autres. Les agents de tous ordres se sont réhabitués à obéir avec courage et dévouement à des ministres qui savent ce qu'Us veulent et qui veulent tous la même chose. Avec les éléments les plus inconsistants, le gouvernement est parvenu à former dans les Chambres une majorité, dans le pays un parti conservateur, qu'on y eut vainement cherchés quelques mois auparavant. La formule et le programme de la politique de résistance sont trouvés ; le drapeau est déployé ; l'impulsion surtout est donnée ; c'est de ce côté, et non du côté révolutionnaire, qu'est désormais l'élan et qu'on se sent gagner du terrain. Des signes matériels permettent de mesurer la décroissance de l'effroyable crise économique qui avait marqué la fin du dernier ministère. Le commerce et l'industrie se sont ranimés. Le recouvrement des impôts ne rencontre plus d'obstacle. Le produit des contributions indirectes, pour être inférieur à ce qu'il avait été avant la révolution, dépasse de beaucoup ce qu'il était au moment où Périer a pris le pouvoir. Le spectre de la banqueroute, naguère si menaçant, s'est évanoui ; les payements du Trésor sont assurés ; son crédit est relevé. La rente 5 %, qui était à 82 francs, et avait même descendu à 75 francs en mars 1831, atteint, un an plus tard, les cours de 96 ou 97 francs, et le gouvernement peut même emprunter à 98 fr. 50. Partout, un retour marqué de confiance et de sécurité.

Périer avait conscience d'un changement qui était le fruit de ses efforts, et, le 6 février 1832, il pouvait dire, avec une apparente modestie qui cachait mal une très-légitime fierté : Il ne nous appartient pas de rappeler dans quelle situation nous avons pris les affaires, ni de vous inviter à considérer dans quel état elles sont aujourd'hui. C'est à vous d'en juger. Un an, jour pour jour, après la formation du cabinet, le 13 mars 1832, le Journal des Débats posait sans crainte cette question : Dans quel état était la France, il y a un an, et dans quel état est-elle aujourd'hui ? N'est-il pas vrai que l'ordre s'affermit, que la confiance renaît, que notre avenir s'éclaircit ? M. Thiers se sentait assez rassuré pour avouer qu'il avait, un moment, cru la monarchie nouvelle perdue et le pays condamné à de nouveaux bouleversements. Désormais la France lui paraissait sauvée. La confiance, disait-il, l'ordre, la sécurité renaissent de toutes parts, et le bien-être public se rétablit. Tout n'est pas achevé sans doute... Mais ce travail se fait, se poursuit à vue d'œil. Le temps court, court à tire-d'aile ; il va aussi vite dans le bien que nous l'avons vu aller dans le mal. Pour donner l'idée du changement accompli par quelques mois du gouvernement de Périer, M. Thiers ne craignait pas d'évoquer le souvenir du Consulat succédant au Directoire, et faisait seulement remarquer que, cette fois, il n'en coûtait rien à la liberté : Jamais, ajoutait-il, jamais rien de plus honorable ne s'est passé pour l'humanité[3].

Récusera-t-on comme suspect le témoignage du ministre ou de ses amis ? Il faudra bien accepter celui des républicains constatant que le système de Périer avait seul préservé la monarchie d'une ruine certaine. Quelques années plus tard, une discussion rétrospective s'engageait entre les conservateurs et les opposants dynastiques ceux-ci soutenaient qu'au lieu de combattre la révolution, comme l'avait fait Périer, la monarchie nouvelle aurait eu intérêt à lui tendre une main amie, ainsi que le lui avaient conseillé MM. Laffitte, La Fayette, O. Barrot, Mauguin. C'était la querelle bien ancienne et non encore vidée entre la politique de résistance et celle de laisser-aller. Carrel intervint dans la controverse. Il pouvait être tenté de se montrer partial pour les opposants dynastiques, ses alliés dans les combats de chaque jour. Nous savons, disait-il, qu'il serait de bonne tactique de déplorer que Louis-Philippe n'ait pas connu ses véritables amis, La Fayette et les autres ; mais ne mentons pas, car la situation du pays est trop grave pour que ce ne soit pas un devoir de dire la vérité, si étrange ou si inhabile qu'elle puisse paraître. Carrel déclarait donc que, si l'on n'eût pas suivi la politique de Casimir Périer, la royauté de Louis-Philippe n'existerait peut-être plus, ou, si elle existait encore, ce serait tout au plus à l'état d'impuissance absolue, de suspicion ou de demi-captivité qui précéda, pour Louis XVI, la catastrophe du 10 août, et dont Ferdinand Vil ne fut tiré, en 1823, que par l'invasion étrangère. Voilà la vérité telle que nous la sentons, sans exagération comme sans réticence. Pourquoi ne dirions-nous pas toute la vérité ? Pourquoi chercherions-nous à tromper les autres, quand nous ne pourrions pas réussir à nous tromper nous-mêmes, et que, malgré nous, l'évidence nous pénètre, nous entraîne et nous force à parler ? Puis, précisant ce qu'auraient été les opposants dynastiques au pouvoir, si Périer ne les en avait pas écartés avec une résolution si décisive, le journaliste républicain ajoutait : En voulant nous rendre la monarchie plus attrayante ou moins repoussante, ils l'auraient peu à peu désarmée ; ses victoires contre les agitations populaires eussent été moins complètes on eût eu moins peur d'elle ; on aurait regardé ses conseillers patriotes comme des espèces d'auxiliaires introduits dans la place pour en diminuer les défenses, au risque de leur propre salut. La royauté du 7 août aurait eu successivement ses Necker, ses Bailly, ses Roland, ses Clavières..... Ces hommes n'auraient pas recruté des majorités furibondes pour les pousser contre les justes réclamations de nos classes inférieures, retombées dans l'ilotisme après leur glorieux, humain et magnanime règne des trois jours. Ils auraient peut-être risqué la guerre pour sauver la nationalité polonaise, pour appuyer la révolution en Italie, en Suisse et sur les bords du Rhin, ou tout au moins pour soutenir la non-intervention révolutionnaire contre l'action incessante et cruelle du principe absolutiste. Si habiles qu'ils eussent été, ces hommes eussent perdu la royauté de Juillet[4].

La politique dont amis et adversaires s'accordaient à reconnaître l'efficacité, apparaissait bien l'œuvre propre de Casimir Périer on eût dit qu'elle était attachée à sa personne. C'était lui qui en avait eu l'idée et qui lui avait imprimé sa marque. C'était lui qui, dans l'incertitude, le désarroi et l'abandon général, avait révélé à la nation ce dont elle avait besoin et ce qu'elle devait faire, la comprenant et la défendant mieux qu'elle ne savait se comprendre et se défendre elle-même[5]. Cette volonté, cette énergie, cette passion si nouvelles, qui, depuis lors, s'étaient manifestées dans l'opinion conservatrice et dans les pouvoirs publics, c'étaient la volonté, l'énergie, la passion de Périer. La confiance si nouvelle aussi que l'on commençait à ressentir en France et hors de France, c'était la confiance dans Périer. Il paraissait le garant de la paix extérieure et de la sécurité Intérieure. Le monde le regardait avec une attention émue, et calculait ses chances avec angoisse. On admire et on plaint M. Périer, écrivait de l'étranger M. de Barante. Les hommes d'État d'Europe, comme les boutiquiers de Paris, avaient le sentiment que s'il disparaissait, tout serait remis en péril[6]. En même temps que les gens d'affaires ne juraient que par lui, un soldat éminent, le général Bugeaud, écrivait à un de ses amis, le 22 janvier 1832 : Je suis dans un redoublement d'admiration pour M. Casimir Périer. On a voté pour M. de Richelieu une récompense nationale ; je ne mets pas en doute son mérite, mais, selon moi, il n'y a rien de comparable au président du conseil. Son courage et son dévouement sont bien au-dessus des héros qui gagnent des batailles. L'ascendant, et, si l'on peut ainsi parler, la nécessité de ce ministre, étaient reconnus par la foule aussi bien que par l'élite. On disait couramment alors que c'était le seul homme vraiment supérieur qui se fût manifesté en France depuis Napoléon[7]. Quelque chose de cette impression si générale pénétrait jusque dans le château fermé de Prague où l'exil avait conduit Charles X, et le vieux Roi s'écriait, en causant avec le comte de Bouillé : Si j'avais donné du pouvoir à Casimir Périer ! Il a prouvé qu'il avait caractère et talent[8]. Cet homme d'État en imposait même à ses adversaires. Il leur portait sans doute des coups trop rudes pour ne pas être détesté par eux et surtout redouté on l'injuriait, on le calomniait, on cherchait à.lui faire les blessures les plus meurtrières. Mais nul n'eût songé à feindre le dédain à son égard, à essayer de le ridiculiser. Un jour que quelqu'un paraissait vouloir rire du ministre, l'un des opposants les plus acharnés interrompit le rieur : Croyez-moi, lui dit-il, cet homme n'est pas moquable. Les pamphlétaires de gauche étaient plutôt disposés à lui prêter une sorte de grandeur monstrueuse et satanique. Henri Heine, qui s'inspirait alors auprès d'eux, écrivait à la Gazette d'Augsbourg, le 1er mars 1832[9] : Le frisson me saisit toutes les fois que je l'approche. Je suis resté naguère, pendant une heure, comme enchaîné auprès de lui par un charme mystérieux, et j'observais cette figure sombre qui s'est placée si hardiment entre les peuples et le soleil de Juillet. Si cet homme tombe, me disais-je alors, la grande éclipse de soleil finira, et l'étendard tricolore du Panthéon reprendra son éclat inspirateur, et les arbres de la liberté fleuriront de nouveau. Cet homme est l'Atlas qui porte sur ses épaules la Bourse et tout l'échafaudage des puissances européennes, et, s'il tombe, tomberont aussi les comptoirs de change, et les cours, et l'égoïsme, et la grande boutique où l'on a trafiqué des espérances les plus nobles de l'humanité. Un tel langage, dans la bouche d'un ennemi, est un hommage à la grandeur de celui qu'on attaque. En somme, jamais un homme qui n'avait gagné aucune bataille, écrit aucun livre, qui n'était même pas un orateur de premier ordre, n'était arrivé si vite à tenir une si grande place dans son pays, à y exercer une prépondérance si incontestée. Jamais aussi le régime parlementaire, loyalement pratiqué, n'avait abouti à un gouvernement plus personnel. Le pouvoir, l'influence, l'action se trouvaient tellement concentrés dans un seul homme, qu'on a pu dire de Périer qu'il avait exercé une dictature libérale[10].

Et cependant, plus la situation de ce ministre grandissait, plus son âme semblait envahie par une mélancolie souvent pleine d'amertume. A la fierté avec laquelle il affirmait son succès quand il était en vue de ses adversaires, se mêlait, quand il était seul en face de son œuvre, un sentiment de doute et d'inquiétude. On eût dit vraiment qu'arrivé presque au terme, il était plus triste qu'au début, lorsque tout avait paru désespéré. Etait-ce le contre-coup d'un état maladif qui s'aggravait chaque jour et le pressentiment d'une mort prochaine ? Était-ce l'effet de cette susceptibilité douloureuse qui rendait ce grand batailleur si sensible aux blessures et le laissait meurtri jusqu'au plus profond de son âme, même après ses plus belles victoires ? Se sentait-il pris de découragement en voyant ce qui restait, malgré tout, de sottise et de lâcheté dans ce public et jusque dans ce parlement qu'il s'était tant efforcé de redresser et d'aguerrir, découragement qui lui arrachait ces plaintes, vers la fin de son ministère : Personne ne fait tout son devoir ; personne ne vient en aide au gouvernement dans les moments difficiles. Je ne puis pas tout faire. Je ne sortirai pas de l'ornière à moi tout seul. Je suis pourtant un bon cheval ; je me tuerai, s'il le faut, à la peine. Mais que tout le monde s'y mette franchement et donne avec moi le coup de collier ; sans cela la France est perdue[11].

Cette tristesse du ministre venait peut-être d'un doute plus poignant encore, doute qui portait non plus seulement sur ses auxiliaires, mais sur son œuvre elle-même. Peut-être commençait-Il à se demander si, dans son grand effort pour rétablir l'ordre à la surface, il ne laissait pas subsister au fond le désordre moral. Royer-Collard, grand admirateur cependant de Périer, était un penseur assez perspicace pour voir cette lacune, et il se complaisait trop dans son pessimisme chagrin pour la taire. C'est la nécessité, écrivait-il le 21 janvier 1832, qui défend Roi, ministre, gouvernement dit représentatif, ordre dans les rues, la paix enfin. La raison morale ? Il n'y en a pas, ni dans le commandement ni dans l'obéissance. Le bien, le mal, le vrai, le faux sont hors de tous les esprits ; le sentiment du respect est éteint ; mais la nécessité étend partout son sceptre. Périer, sans remonter plus haut, reste debout, battu par tous les vents. C'est qu'il est l'expression de la nécessité... Est-ce de la doctrine ? Hélas ! non. C'est le témoignage grossier de mes sens. Il suffit de voir, d'entendre ce malheureux ministre au milieu de cette Chambre dont les trois quarts ne l'aiment pas, mais qui s'arrête et tremble au moindre danger de le renverser. Périer différait absolument de Royer-Collard, dont il n'avait ni les qualités ni les défauts. Comme nous avons déjà eu l'occasion de le constater, sa nature le portait à se préoccuper plus des faits matériels et extérieurs que des doctrines. Mais son âme avait grandi par l'héroïsme de la lutte ; son esprit s'était ouvert par l'usage du gouvernement ; il était alors mieux en mesure de sentir l'absence et le prix de cette raison morale dont parlait Royer-Collard. Éclairé tardivement sur les idées fausses et les illusions dont il s'était nourri pendant sa longue opposition, pénétrant plus à fond le mal de toutes nos révolutions, y compris celle de 1830, discernant plus clairement les germes de faiblesse et de dissolution dont elles avaient infecté notre organisme politique et social, il pressentait probablement que sa victoire d'un jour, pour avoir arrêté et même fait reculer le mal, ne l'avait pas guéri ou étouffé, et il entrevoyait, par delà ce court répit, les déceptions, les avortements et les ruines nouvelles que l'avenir réservait à notre malheureux pays. De là ces doutes, ces inquiétudes presque mêlées de remords, qui oppressaient davantage sa pensée, lui arrachaient des aveux plus douloureux, des prédictions plus sombres, à mesure que son succès paraissait plus complet et plus universellement reconnu.

Sa physionomie trahissait cette angoisse intérieure. A la fin de son ministère, dans ces premiers mois de 1832, que restait-il du Périer de la Restauration, souriant, l'œil brillant de confiante hardiesse, portant haut la tête, secouant d'un air vainqueur une forêt de cheveux noirs ? Sa figure était encore belle, majestueuse, mais ravagée, son crâne à peine couvert de rares cheveux gris, son long corps amaigri et tout courbé. Une seule chose subsistait, l'énergie de l'attitude et la flamme du regard, mais avec quelque chose de sombre, d'amer et de souffrant, qui frappait tout le monde et où les adversaires affectaient de voir les tourments intérieurs du libéral renégat[12]. Par toutes ces souffrances morales et physiques, n'était-ce pas une victime toute préparée au choléra qui s'avançait ?

 

II

Aujourd'hui que nous sommes familiarisés avec le choléra et que cette maladie, par sa diffusion même, est devenue moins violente, nous nous faisons difficilement une idée de l'effet produit par sa première invasion. Venu d'Asie, transporté par les armées russes en Pologne, le fléau avait parcouru l'Europe en janvier 1832, il était à Londres, mais assez bénin. Le 29 mars, le Moniteur signala sa présence à Paris. C'était le jour de la mi-carême. La population toute à ses plaisirs, prit d'abord la chose en plaisanterie ; de sinistres bouffons se promenèrent par les rues, affublés de travestissements qui parodiaient la redoutable épidémie ; le soir, les bals publics étaient plus remplis que jamais. Mais les excès même de cette journée fournirent au choléra l'occasion d'une vengeance meurtrière contre ceux qui avaient osé le railler ; pendant la nuit, des voitures amenèrent à l'Hôtel-Dieu les masques surpris et terrassés par la contagion sous leur burlesque déguisement. Le mal sévit tout de suite avec une effroyable intensité. Dès le 9 avril, on comptait huit cent soixante et un décès dans un seul jour[13]. Sur toute la ville régnait une sorte de terreur, plus horrible, disait un témoin, que celle de 1793 car les exécutions avaient lien avec plus de promptitude et de mystère C'était, ajoutait-il, un bourreau masqué qui marchait dans Paris escorté d'une invisible guillotine. Pour symboliser ce règne de la mort, le peuple avait mis un drapeau noir aux mains de la statue de Henri IV. Presque tous ceux qui le pouvaient s'étaient enfuis. Les théâtres étaient fermés ou déserts. Les passants, rares, marchaient rapidement, la physionomie morne et crispée, en tenant leur main ou leur mouchoir sur leur bouche. Presque plus de voitures dans les rues. Rien que des convois funèbres, et, ce qui était plus navrant encore, des convois que personne ne suivait. Les corbillards ne suffisant plus au service, on employait des tapissières, des voitures de toutes formes, bizarrement tendues d'étoffés noires ; elles parcouraient les rues, ramassant les cadavres, souvent renfermés dans de simples sacs, et les emportaient ensuite par douzaines aux cimetières ; il fallut même recourir aux fiacres on y plaçait les cercueils en travers, les deux extrémités sortant par les portières. Seule, la politique ne chômait pas. Vainement le Journal des Débats rappelait-il que, dans Athènes envahie par la peste au temps de Thucydide, les factions avaient fait trêve, nos partis plus implacables se refusaient à désarmer ; les journaux continuaient leurs polémiques. Cependant la Chambre, à demi vidée par la fuite de ses membres, avait peine à finir les travaux de sa longue session[14]. Au milieu de cette désertion générale, la famille royale restait à Paris, faisant pleinement et généreusement tout son devoir ; les jeunes princes parcouraient les quartiers les plus atteints ou visitaient les hôpitaux ; le salon des princesses était transformé en atelier où l'on préparait tous les secours, et la Reine présidait à cette œuvre de charité.

On ne pouvait s'attendre, au lendemain de 1830, à rencontrer ces signes extérieurs de piété publique, qui avaient, à d'autres époques, en des crises semblables, soutenu consolé, relevé l'âme du peuple la religion semblait même si absente, que Henri Heine, tout païen qu'il fût, s'en montrait presque effrayé[15] ; certains hôpitaux étaient privés d'aumôniers, et les prêtres, comme l'écrivait celui qui devait être le P. Lacordaire, ne parvenaient à y pénétrer que furtivement et au prix d'incroyables avanies. Toutefois, en dépit de cette sorte d'irréligion officielle et de ce qu'elle ajoutait à la désolation de l'épidémie, on n'en pouvait pas moins constater alors une certaine détente dans les relations du parti régnant avec le clergé. Celui-ci était admirable de générosité et de dévouement, ne comptant ni la fatigue, ni la dépense, ni le péril, se proposant partout pour soigner les malades et pour organiser des hôpitaux temporaires. C'était là sa vengeance contre ceux qui l'avaient méconnu, outragé, maltraité. Sous la protection de ce rôle bienfaisant, des prêtres recommençaient à se montrer en soutane dans les rues, ce qu'ils n'avaient pas osé faire depuis Juillet. Mgr de Quélen sortait de sa cachette, afin de se dévouer entièrement aux cholériques ; la charité de l'évêque imposait silence et même respect aux haines politiques[16]. Il offrait son séminaire pour y recevoir des malades et ses séminaristes pour les soigner, offre acceptée avec reconnaissance, malgré l'opposition de ceux qui craignaient, avec le Constitutionnel, que la présence et le costume des séminaristes ne fussent guère propres à rassurer l'imagination des cholériques. Le cardinal de Rohan archevêque de Besançon menacé lors de la révolution, s'était réfugié à Rome ; à peine apprenait-il l'invasion du choléra, que, dédaignant les avertissements inquiets de ses amis, il revenait dans son diocèse pour y secourir et consoler ses ouailles. Reçu d'abord par des manifestations tumultueuses, qui se reproduisirent trois jours de suite devant son palais, sa charité n'en était pas découragée et triomphait de ces violences. Tel était même ie changement opéré dans les esprits, que le gouvernement pouvait, sans être trop maltraité, demander aux évêques des prières publiques dans plusieurs villes, il y eut des processions solennelles auxquelles assistèrent les autorités ; dans d'autres, il est vrai, ces cérémonies furent interdites.

Il était bien besoin que la religion vînt apporter son sursum corda, car trop d'autres symptômes donnaient une affligeante idée de l'état moral et intellectuel de la population. Après avoir fait son entrée au milieu des orgies d'un jour de carnaval, le fléau semblait prendre pour escorte les plus hideuses émeutes. C'étaient d'abord les chiffonniers qui se révoltaient, parce que, pour une raison de salubrité on avait ordonné l'enlèvement des ordures par charrettes, et la Tribune s'efforçait, par des déclamations forcenées, de transformer cette échauffourée en un soulèvement général des prolétaires contre les riches. A peine ce désordre comprimé le bruit se répandit que le peuple était victime, non d'une maladie mais d'un empoisonnement des eaux et des comestibles. Qui avait le premier inventé cette nouvelle absurde et terrible ? On ne sait ; mais ce fut le parti révolutionnaire qui l'exploita. Il lança des proclamations incendiaires : Depuis bientôt deux ans, y lisait-on, le peuple est en proie aux angoisses de la plus profonde misère... Voilà maintenant que, sous prétexte d'un fléau prétendu, on l'empoisonne dans les hôpitaux... Que la torche, la hache, la pique, nous ouvrent un passage ! Aux armes ! Dans une autre : Citoyens, nous laisserons-nous empoisonner et égorger impunément ? Et encore : Le choléra est un fléau moins cruel que le gouvernement de Louis-Philippe... Louis-Philippe envoie son fils à l'Hôtel-Dieu pour voir de plus près la misère du peuple. Le peuple vous rendra vos visites, comme au 10 août, comme au 29 juillet... Que le peuple se montre ; qu'il aille, lui qui n'a rien lever son impôt sur ceux qui ont tout. Le National lui-même affirmait la réalité des tentatives d'empoisonnement[17], n'était pas jusqu'à une maladroite proclamation du préfet de police qui ne parût donner crédit à ces soupçons. De là dans la population un état d'angoisse épouvantée qui se traduisit bientôt en accès de fureur sauvage. La foule parcourait les rues, affamée de vengeance. Des bandes se tenaient au coin des rues sous prétexte de surveiller les empoisonneurs elles arrêtaient ceux qui paraissaient suspects à leur imagination troublée. Malheur aux passants sur lesquels on découvrait une fiole ou une poudre quelconque quelques-uns étaient aussitôt torturés, parfois égorgés. Plus d'un meurtre fut ainsi commis. Ce désordre se prolongea pendant plusieurs jours. C'était à se croire retombé en pleine barbarie. Les témoins en étaient épouvantés. Nul aspect, disait l'un d'eux notant au moment même ses impressions, n'est plus horrible que cette colère du peuple, quand il a soif de sang et qu'il égorge ses victimes désarmées. Alors roule dans les rues une mer d'hommes aux Sots noirs, au milieu desquels écument çà et là les ouvriers en chemise comme les blanches vagues qui s'entrechoquent, et tout cela gronde et hurle sans parole de merci, comme des damnés, comme des démons. J'entendis, dans la rue Saint-Denis, le fameux cri : A la lanterne ! Et quelques voix pleines de rage m'apprirent qu'on pendait un empoisonneur. Les uns disaient que c'était un carliste, qu'on avait trouvé dans sa poche un brevet du lys ; les autres, que c'était un prêtre, et qu'un pareil misérable était capable de tout. Dans la rue de Vaugirard où l'on massacra deux hommes qui étaient porteurs d'une poudre blanche, je vis un de ces infortunés au moment où il râlait encore, et les vieilles femmes tirèrent leurs sabots de leurs pieds pour l'en frapper sur la tête jusqu'à ce qu'il mourût. Il était entièrement nu et couvert de sang et de meurtrissures ; on lui déchira non-seulement ses habits, mais les cheveux, les lèvres et le nez ; puis vint un homme dégoûtant qui lia une corde autour des pieds du cadavre et le traina par les rues, en criant sans relâche : Voilà le choléra-morbus ! Une femme admirablement belle, le sein découvert et les mains ensanglantées, se trouvait là elle donna un dernier coup de pied au cadavre, quand il passa devant elle[18]. Un autre spectateur nous a dépeint cette tourbe ignorante et déçue, poussant dans les rues ses cris de rage et de meurtre, arrêtant un corbillard par des blasphèmes, enivrée de désespoir, de fureur, de terreur, de vengeance de faim et de sédition rebelle à la science, inaccessible à la persuasion, incapable d'une abstinence nécessaire et d'une pieuse force d'âme. — Qui a vu ces bacchanales de sang et de mort, s'écriait-il, ne les oubliera jamais. Qui a vu l'émeute et le choléra s'embrasser comme frère et sœur et courir la ville, échevelés, ne les oubliera pas. Affreux mélange d'énervement chez les puissants, de férocité chez les pauvres ! Et il concluait trop justement : La maladie morale de la nation paraissait plus digne de pitié que son mal physique[19].

 

III

Tel était le cadre vraiment lugubre au milieu duquel allait se placer la mort de Casimir Périer. Le 1er avril, le président du conseil avait accompagné le duc d'Orléans dans une visite aux cholériques de l'Hôtel-Dieu. Il en était sorti plein d'admiration pour le sang-froid du jeune prince, mais aussi très-frappé du spectacle funèbre dont il avait été témoin. Quand il en parlait à ses amis, ceux-ci remarquaient avec inquiétude l'ardeur de son regard, la pâleur de son teint, l'altération de sa physionomie. Trois jours après, il fut obligé de s'aliter. C'était à ce moment que la populace massacrait dans les rues les prétendus empoisonneurs. Périer en ressentit une impression navrante qui aggrava son mal. Ce n'est pas là, disait-il, la pensée d'un peuple civilisé, c'est le cri d'un peuple sauvage. Humilié et découragé par les signes trop manifestes d'un désordre moral persistant, il faisait sur son pays et sur lui-même les plus sombres prédictions. Le 5 avril au soir, à M. de Montalivet qui le voyait pour la dernière fois, il répéta cette parole qu'il avait prononcée en acceptant le pouvoir a Je vous l'ai déjà dit, je sortirai de ce ministère les pieds en avant. Cependant le caractère de la maladie se manifestait chaque jour davantage, et le 8 avril, le Journal des Débats dut annoncer que le président du conseil était atteint du choléra.

La lutte de la maladie fut, chez Périer, particulièrement violente et tragique. Des spasmes nerveux, rapporte un témoin, soulevaient ce grand corps, par une sorte de mouvement mécanique dont la puissance irrésistible était effrayante. Puis vint le délire. Les yeux brillants sous deux larges sourcils encore noirs, les cheveux blanchis en désordre, sa longue et belle figure jaunie et sillonnée par la souffrance, il se dressait sur son lit avec sa majesté naturelle. Des paroles entrecoupées révélaient, jusque dans le trouble de la fièvre, l'angoisse de son patriotisme, puis il retombait en s'écriant d'un accent lugubre : Quel malheur ! le président du conseil est fou ! Redevenait-il plus calme, reprenait-il possession de lui-même, il parlait du pays, de la politique à suivre au dedans et au dehors ; épanchements douloureux où l'inquiétude dominait : J'ai les ailes coupées, disait-il, je suis bien malade ; mais le pays est encore plus malade que moi.

Si l'approche de la mort ne faisait pas la paix au dedans de cette âme encore toute secouée des luttes au milieu desquelles la maladie l'avait saisie, le combat ne cessait pas non plus au dehors. Les adversaires politiques du ministre refusaient de désarmer devant ce lit de douleur ; ils semblaient même s'y être donné rendez-vous, pour assouvir leur haine par ce spectacle. Leurs journaux faisaient tout haut le calcul des heures que ce moribond avait encore à vivre, escomptaient les avantages de sa disparition, analysaient et dénaturaient les incidents de son agonie, affectaient de voir dans son délire une sorte de folie furieuse produite par l'excitation ou le remords d'une politique violente[20]. Leur seul regret était de voir ce criminel ainsi soustrait aux comptes qu'ils auraient voulu lui faire rendre. Langage si dur, que La Fayette lui-même s'en plaignait[21]. Par contre, à mesure que l'état du malade empirait, le grand public, celui qui vivait en dehors des passions de parti, sentait davantage la gravité de la perte dont il était menacé. Périer, écrivait, le 12 mai, un de ses ennemis, gagne la sympathie de la foule qui s'aperçoit tout d'un coup qu'il était un grand homme[22]. Quelle angoisse surtout chez ceux qui, au dehors et au dedans, étaient engagés dans l'œuvre de paix et d'ordre entreprise par le grand ministre ! Cette angoisse se manifestait même chez les hommes les moins portés à l'attendrissement. De Londres, M. de Talleyrand écrivait, le 4 mai : A chaque heure, j'invoque M. Périer ! et j'ai bien peur que ce ne soit en vain et que je n'aie plus à m'adresser qu'à ses mânes... Un grand mot d'un grand homme est celui-ci Je crains plus une armée de cent moutons commandée par un lion, qu'une armée de cent lions commandée par un mouton[23].

Cette terrible agonie ne se prolongea pas moins de six semaines, avec des alternatives diverses. Par moments, on se prenait à espérer que le malade triompherait du mal, comme avaient fait M. d'Argout et M. Guizot, également atteints. Ne voyait-on pas autour de lui l'épidémie en pleine décroissance[24] ? Mais bientôt toute illusion s'évanouit, et, le 16 mai au matin, la nouvelle se répandit dans Paris que Casimir Périer n'était plus. Il n'avait que cinquante-cinq ans. Pendant que quelques fanatiques obscurs illuminaient de joie à la prison de la Force[25], le pays, si énervé qu'il fût par ses récentes terreurs, se sentit averti, comme par une secousse, que quelque chose de grand s'était écroulé. Partout, chez les amis de l'ordre, le regret, l'alarme et la consternation. Le jour des obsèques, ce ne fut pas seulement M. Royer-Collard qui vint, au nom de la science politique, rendre au grand homme de gouvernement un imposant hommage la foule elle-même, comprenant d'instinct les services que ce ministre lui avait rendus et le vide qu'il laissait, se pressa derrière son char funèbre et souscrivit au monument que lui élevait la reconnaissance nationale.

C'était la gloire qui commençait pour Périer, et, depuis lors, le temps, bien loin de rien enlever à cette gloire, n'a fait que la grandir. Ce ministère si court, si combattu, est resté comme l'événement le plus considérable, le plus décisif de la monarchie de Juillet, et son influence a persisté pendant les seize années qui ont suivi. Le système de Périer, ce système que, par l'énergie de sa volonté, il avait substitué aux incertitudes et aux défaillances du début, est devenu celui du règne. Les conservateurs n'ont plus eu d'autre mot d'ordre que de le continuer. Parmi les ministres qui se sont succédé après le cabinet du 13 mars, presque aucun qui ne se sentît le besoin de se mettre à l'abri de ce grand nom, et c'était entre eux à qui se vanterait de suivre plus fidèlement le sillon que leur illustre prédécesseur avait si fortement creusé. Tous eussent volontiers confirmé ce jugement que le feu duc de Broglie portera au déclin de sa vie, en recueillant et en comparant ses souvenirs[26] : C'était là, plus que nous ne le savions au premier moment, plus que Périer ne le savait peut-être lui-même, un ministère, un vrai ministère, et qu'il me soit permis d'ajouter, experto credite, le meilleur qu'ait eu la France, sous notre défunt régime constitutionnel. Les partis mêmes qui avaient combattu si violemment Périer de son vivant, ont compris, aussitôt sa mort, qu'ils se heurteraient à une mémoire trop honorée et trop populaire, s'ils la traitaient en ennemie. On les a vus alors, changeant de tactique, profitant de ce que le grand ministre n'était plus là pour leur jeter un de ses terribles démentis, tâcher de le tirer à eux et de l'opposer à ceux qui cherchaient à continuer sa politique. Étrange manœuvre que M. O. Barrot commençait déjà, peu après la mort de Périer, contre M. Thiers, dans ce temps-là ardent conservateur ! Mais aussi, singulier hommage rendu au prestige inattaquable de ce nom ! L'instinct public, du reste, ne s'y est pas trompe. Toutes les fois que, depuis un demi-siècle, le pays a traverse une crise périlleuse — et Dieu sait combien il en a connu — toutes les fois surtout qu'il a senti le pouvoir lâche et le mal audacieux, il a poussé ce cri : Donnez-nous un Casimir Perier ! Pour ceux même qui connaissent le moins son histoire, ce personnage est devenu comme l'incarnation et le modèle de la seule politique où, dans ses heures de détresse, la nation entrevoie le salut et l'honneur. Il a suffi de quelques mois de ministère pour conquérir cette gloire. N'est-ce pas une grave leçon à l'adresse des hommes d'État ? Presque tous doivent, à une certaine heure, faire leur choix entre les sévères devoirs de la politique de résistance et les tentations faciles de la politique de laisser-aller. Nous leur demandons seulement, avant de se décider, de comparer la place qu'occupent, dans l'estime du pays et dans les jugements de l'histoire, ces deux noms Laffitte et Casimir Périer.

 

 

 



[1] National du 25 novembre 1831.

[2] Cette conversation eut lieu avec M. Vitet. (Mémoires de M. Guizot, t. II, p. 312-313.)

[3] La Monarchie de 1830, passim. Cette brochure a été publiée à la fin de 1831.

[4] Carrel prévoit l'objection : N'est-ce pas la complète justification de la politique de résistance qu'il a de tout temps combattue ? — Oui, répond-il, aux yeux de ceux qui voulaient faire sortir une monarchie de la révolution de 1830. Mais, ajoute-t-il, ce qui a pu être fort avantageux à la dynastie a pu être fort mauvais au pays. C'est le point de vue républicain. (National, article du 7 novembre 1834.)

[5] Expression de M. Guizot. — Le Journal des Débats disait aussi, le 29 octobre 1831 : Le grand danger des époques révolutionnaires, c'est que les esprits ne savent plus à quoi se rattacher, et que cette incertitude peut les livrer aux expérimentateurs politiques. L'homme ou le principe qui les tire de cette incertitude et qui a su deviner, au fond de leurs hésitations, vers quelle pensée ou quel intérêt ils penchaient le plus généralement, a trouvé le plus sûr moyen d'influence et souvent de succès. C'est ce qu'a su faire le ministre de la Charte et de la paix.

[6] Le Journal des Débats pouvait écrire, le 13 mars 1832, sans que personne l'accusât d'adulation exagérée : ... Des aujourd'hui, nous le disons hautement, M. Casimir Périer trouve la récompense de son courage et de ses nobles efforts dans la confiance sans bornes que la France lui accorde. Cette confiance, l'Europe la partage. Le nom de M. Périer est une garantie de paix pour l'Europe.

[7] Il y a des bonnes gens à qui M. Périer a réussi à persuader qu'il n'y a plus d'ordre, plus de liberté, plus de gouvernement possible en France, s'il venait à quitter le ministère. (National du 25 juillet 1831.)

[8] Mémoires du vicomte de la Rochefoucault, t. XIII, p. 183.

[9] Henri HEINE, De la France.

[10] Expression de M. Vitet.

[11] GUIZOT, Mémoires, t. II, p. 311-312.

[12] C'est ainsi que Henri Heine le représentait alors, le cœur dévoré par tous les serpents du remords et la tête chargée de toutes les malédictions de l'humanité. Et il ajoutait : Les damnés de l'enfer se consoleraient entre eux, en se racontant les tourments de cet homme.

[13] On a évalué à environ vingt mille le chiffre des victimes du choléra à Paris. Il faudrait y ajouter les décès survenus dans les vingt-deux départements que le fléau visita.

[14] La session fut close le 21 avril.

[15] Heine écrivait alors : Je n'ai jamais vu l'Église représentée, ni par ses ministres, ni par ses symboles, dans aucun des miniers de cortèges de deuil qui ont passé devant moi pendant la période du choléra.

[16] Ce fut le 15 août suivant que Mgr de Quélen officia, pour la première fois depuis la révolution, dans l'église Notre-Dame.

[17] Le National disait, le 4 avril 1832 : Nous avons la douleur d'annoncer qu'il n'est que trop vrai que des tentatives d'empoisonnement sur le vin des débitants et la viande de boucherie ont été pratiquées par une bande de misérables dont l'atroce manie ne peut être comparée qu'à celle des incendiaires qui désolèrent, il y a deux ans, les départements de l'Ouest. Le lendemain, à la vérité, ce journal déclarait que la nouvelle lui paraissait douteuse.

[18] Lettre du 19 avril 1832, écrite par Henri Heine à la Gazette d'Augsbourg. — De la France, p. 139-140.

[19] Philarète CHASLES, Mémoires.

[20] Le National racontait, avec une sorte de joie sauvage, que le ministre était aliéné et entre les mains du médecin en chef de Charenton. Il parlait de ce malheureux privé de sa raison qui, depuis huit jours, n'a retrouvé de courts intervalles lucides que pour maudire l'instant qui lui fit prêter son nom et l'énergie maladive de son tempérament au système personnel du Roi. (Article du 29 avril.) La Tribune disait de Périer que c'était un malheureux se débattant dans sa camisole de force.

[21] La Fayette, dans une lettre intime du 28 avril 1831, exprimait une douloureuse sympathie pour Périer. Il ajoutait : Les journaux sont durs à son égard, je l'ai dit à ceux de ma connaissance qui y travaillent.

[22] Henri HEINE, De la France, p. 153.

[23] SAINTE-BEUVE, Nouveaux Lundis, t. XII, p. 95.

[24] C'est vers la fin d'avril que le choléra commença à diminuer d'intensité. Il y eut, en juillet, une assez forte recrudescence, et le fléau ne disparut complètement qu'à la fin de septembre.

[25] Voici le document que publiait la Tribune du 17 mai : A la nouvelle de la mort du président du conseil, les détenus politiques soussignés, carlistes et républicains, ont unanimement résolu qu'une illumination générale aurait lieu ce soir à l'intérieur de leurs humides cabanons, Signé : Baron de Schauenbourg, Roger, Toutain, Lemestre, henriquinquistes ; Pelvillain, Considère, Degaune, républicains.

[26] Notes biographiques inédites du duc de Broglie.