HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE II. — LA POLITIQUE DE RÉSISTANCE (13 MARS 1831-22 FÉVRIER 1836)

 

CHAPITRE III. — L'ATTAQUE RÉVOLUTIONNAIRE SOUS CASIMIR PÉRIER (MARS 1831-MAI 1832).

 

 

I. L'émeute permanente de mars à septembre 1831. Les Sociétés révolutionnaires. Le peuple commence à s'y montrer. — II. La presse. Attaques contre le Roi. La caricature. Attitude de Louis-Philippe en présence de tant d'outrages. — III. Le parti républicain n'avait pas osé déployer son drapeau en juillet 1830. Il le fait en avril 1831, à l'occasion d'un procès politique. Godefroy Cavaignac. Évocation de 1793. Raisons de cette évocation. Armand Marrast. Carrel passe à la république. Comment et pourquoi ? — IV. Ce qu'il y avait de bonapartisme dans le parti républicain. L'effervescence napoléonienne après 1830. Rapports des hommes de gauche avec la famille Bonaparte. Avances que leur fait le prince Louis Napoléon. Pronostics faits à ce sujet par les contemporains.

 

I

Rétablir l'ordre au dedans, tel était, après le maintien de la paix au dehors, le second terme du programme ministériel. Pour comprendre la vraie portée d'une formule qui, en d'autres temps, eût paru une banalité, il faut se représenter à quelle sorte de barbarie la France semblait alors revenue. L'émeute impunie, tolérée, quelquefois caressée, exaltée même, était devenue l'état normal du pays. L'avènement de Casimir Périer n'y mit pas fin ; au contraire, l'esprit de rébellion en fut comme exaspéré. De mars à septembre 1831, l'insurrection, ou tout au moins l'agitation et le tumulte furent à peu près permanents dans les rues de Paris : rassemblements et promenades accompagnés de chants factieux, plantations d'arbres de la liberté, bris de réverbères, sac de boutiques, attaques à main armée contre les agents de la force publique, assauts de la foule contre l'hôtel d'un ministre ou contre le palais du Roi. On demeurerait stupéfait s'il fallait marquer sur un calendrier tous les jours qui furent ainsi troublés. Chaque quartier était tour à tour le théâtre de ces scènes, le faubourg Saint-Marceau ou le faubourg Saint-Antoine, la place Vendôme ou la place du Châtelet, le Panthéon ou la porte Saint-Denis. La cause du trouble était souvent un de ces incidents qui, à une époque tranquille, eussent passé à peu près inaperçus : une nouvelle des insurrections étrangères, un banquet, un procès politique, une rixe de cabaret, ou, comme au mois de juin, la querelle d'un passant avec un chanteur des rues. Dans l'ordre ordinaire, disait à propos de cette dernière émeute le Journal des Débats, cela devait être fini au bout de deux heures ; voilà cinq jours que cela dure ; tels ces corps malades et peu sains où la moindre contusion devient une plaie qu'on ne parvient plus à guérir. D'autres fois, le désordre était prémédité, sans que les meneurs se donnassent la peine de se cacher. Ainsi ils s'y prenaient un mois à l'avance pour préparer le mouvement du 14 juillet, multipliant les excitations factieuses, distribuant publiquement les mots d'ordre, poussant l'audace jusqu'à faire imprimer le programme, et, pour ainsi parler, le scénario de l'insurrection. Etrange vie que celle du Paris d'alors, sous cette menace presque constante ; à tout moment, il était interrompu dans ses affaires et dans ses plaisirs ; la rumeur de l'émeute montait des quartiers populaires, les boutiques se fermaient à la hâte, le tambour promenait, à travers les rues, la batterie fiévreuse et lugubre du rappel, le bourgeois revêtait son uniforme et prenait son fusil avec une sorte de colère inquiète et d'impatience fatiguée, puis il allait tristement et honnêtement au-devant du danger inconnu, des balles, des pierres ou des injures qui l'attendaient au premier carrefour. Pauvres gardes nationaux ! ils payaient cher la popularité dont ils s'étaient enivrés après Juillet. Maintenant ils entendaient crier dans la foule : A bas la garde nationale ! comme naguère ils criaient eux-mêmes : A bas les Suisses ! S'ils ouvraient les journaux de gauche qui, il y a peu de temps, les portaient aux nues, ils y voyaient railler leurs angoisses et leurs combats. Tout le monde, lisait-on dans le National[1], se souvient d'avoir vu Potier, sur le théâtre des Variétés, se jeter à plat ventre devant un mannequin qu'il a pris pour un voleur, et puis, s'apercevant de sa méprise, revenir petit à petit de sa terreur, s'approcher du mannequin, mettre la main dessus et bientôt le frapper à coups de pied et à coups de poing, le terrasser comme un véritable voleur, en lui adressant, de l'air le plus sérieux, les injures les plus burlesques. Nous avons de fiers champions de l'ordre public qui se conduisent avec l'être fantastique, demi-dieu ou demi-diable, qu'ils appellent l'émeute, absolument comme M. Bonardin avec ses voleurs-mannequins. Pour prouver la réalité des périls auxquels les gardes nationaux étaient exposés, Périer n'en était-il pas réduit à apporter à la tribune le chiffre des tués et des blessés ?

Les agitateurs ne pouvaient sans doute se flatter qu'une de ces échauffourées suffirait à renverser le gouvernement. Seulement, c'était pour eux une façon de répandre partout l'inquiétude, d'entretenir le malaise, de prolonger l'anarchie révolutionnaire ; ils croyaient ainsi tout ébranler, empêcher que rien ne se fondât ; puis, dans ces désordres, ne se présenterait-il pas une occasion de surprise où ils pourraient pousser l'attaque à fond et tout culbuter ? D'ailleurs, comme il arrive d'ordinaire, ce n'étaient pas les plus capables et les plus clairvoyants du parti qui décidaient, mais les écervelés, les aventuriers, les violents ; les autres étaient contraints de suivre, par point d'honneur ou par crainte de devenir suspects. Leur reprochait-on, au nom du gouvernement, de faire appel à la violence ? Nous continuons seulement, répondaient-ils avec une sorte d'ingénuité, ce que vous nous louiez d'avoir fait en Juillet.

Il était facile de discerner, dans ces émeutes, l'action des sociétés populaires. Après la révolution, il y avait eu une véritable efflorescence de clubs ; on se fût presque cru en 1792, aux beaux jours des jacobins et des cordeliers : c'étaient la Société de l'Ordre et du Progrès, la Loge des Amis de la vérité, l'Union, les Réclamants de Juillet, la Société gauloise, l'Association des écoles, les Amis de la patrie. L'une de ces sociétés, celle des Amis du peuple, prit bientôt une importance prépondérante. Là se rencontraient les meneurs les plus en vue et les plus actifs : Godefroy Cavaignac, Guinard, Marrast, Raspail, Trélat, Flocon, Blanqui, Antony Thouret, Charles Teste, les deux Vignerte, Hubert, Fortoul, Delescluze, Avril, Gervais. Plusieurs députés, La Fayette, Cabet, de Ludre, Lamarque, Audry de Puyraveau, Laboissière, Dupont de l'Eure, Garnier-Pagès, étaient, les uns membres, les autres protecteurs des Amis du peuple. Au début, l'association et le club avaient fonctionné ouvertement, en dépit de l'article 291 qui paraissait caduc. Mais on sait comment, en septembre 1830, le club fat fermé, dans un jour de colère bourgeoise, et l'association déclarée dissoute par jugement. Il se fit alors une transformation. Sans revenir aux procédés mystérieux des anciennes Ventes de carbonari, les Amis du peuple se masquèrent un peu plus, non pour cacher leur existence qui était notoire, mais pour ne pas se mettre trop brutalement en contradiction avec la loi. Ils tinrent toujours des réunions auxquelles assistaient parfois jusqu'à quinze cents personnes, et dont les délibérations étaient imprimées[2] ; seulement ce n'était plus un club public annoncé par affiches ; personne autre que les affiliés n'était censé y assister. En même temps, l'association, bien loin de se disperser, resserra ses liens, étendit même ses ramifications en province, sauf à prendre soin que chaque section ne parût pas être composée de plus de vingt personnes. Encore ne se crut-on vraiment astreint à cette dernière précaution que quand l'avènement de Périer eut produit un effet d'intimidation qu'on ne pouvait attendre des hésitations ou des complaisances de M. Laffitte. Dans ce demi-mystère, les Amis du peuple travaillèrent plus ardemment que jamais à discipliner les éléments de révolte, à recruter les mécontents, à centraliser et à activer la propagande séditieuse, à exciter, à aigrir, à exaspérer les émotions et les haines, à entretenir l'agitation, à provoquer et à développer les émeutes.

A cette époque, les sociétés révolutionnaires paraissent principalement composées de bourgeois : hommes de lettres, avocats, médecins, commis, étudiants, élèves de l'École polytechnique. Dans les réunions où elles délibèrent, le peuple est à peu près absent. Il est même relativement peu nombreux dans les désordres de la rue. Il ne lit guère les journaux de gauche : on le voit au chiffre très-réduit de leur tirage. Cependant, à y regarder de près, on peut déjà remarquer que les meneurs cherchent à attirer les ouvriers, et qu'ils commencent à les ébranler. Grave changement dont l'origine remonte à 1830. Sous la Restauration, le peuple ne comptait pas dans la politique, et l'opposition la plus avancée ne songeait pas à lui. Carrel le reconnaissait peu de temps après la révolution : Était-il question du peuple dans nos affaires, à l'époque de l'Adresse des 221 ?... Nous nous excitions entre nous, docteurs, négociants, députés, gens de lettres... Pas le plus petit soupçon de ce qui se passait au-dessous de nous, dans la classe privée de droits politiques, qui n'était pas admise à l'honneur peu dangereux des résistances constitutionnelles. Cela était tellement vrai, que le National, le plus violent des journaux d'opposition, avait reproché précisément à M. de Polignac de chercher son appui dans une nation autre que celle qui lit les journaux, qui s'anime aux débats des Chambres, qui dispose des capitaux, commande l'industrie et possède le sol ; de descendre dans les couches inférieures de la population où l'on ne rencontre plus d'opinion, où se trouve à peine quelque discernement politique, et où fourmillent, par milliers, des êtres bons, droits, simples, mais faciles à tromper et à exaspérer, qui vivent au jour le jour, et, luttant, à toutes les heures de leur vie, contre le besoin, n'ont ni le temps ni le repos de corps et d'esprit nécessaires pour pouvoir songer quelquefois à la manière dont se gouvernent les affaires du pays[3]. Grande fut la surprise de cette opposition, quand sa campagne aboutit, en Juillet, à faire descendre dans la rue et triompher derrière les barricades ce peuple auquel elle pensait si peu, et qui, au fond, lui faisait si grand'peur. Dès lors, les conditions des luttes politiques n'allaient-elles pas changer ? Ce peuple consentirait-il à redevenir étranger aux affaires publiques, après y avoir joué momentanément un rôle si vanté, et avoir exercé, le fusil en main, ce que ses nouveaux partisans appelaient sa souveraineté ? En tout cas, n'avait-on pas indiqué ainsi aux opposants du lendemain de quel côté ils pourraient chercher un concours ? Aussi, pendant que les anciens meneurs parlementaires, parvenus au pouvoir, se flattaient de reprendre, comme sous la Restauration, leur politique exclusivement bourgeoise, les agitateurs révolutionnaires commençaient à faire de la propagande dans le peuple, lui parlaient de ses droits, de son émancipation, surtout de son bien-être, déclaraient que 1830 devait être pour lui ce qu'avait été 1789 pour le tiers état, tâchaient de l'embaucher dans les associations révolutionnaires et d'en faire l'armée permanente de l'émeute. Il peut sembler qu'au premier moment cette propagande n'eut qu'un succès restreint. Toutefois le mouvement était donné, et il ne s'arrêtera pas. Plus on ira, plus la proportion des ouvriers sera considérable dans les sociétés secrètes, et plus, par suite, les idées socialistes y prévaudront. C'est là un fait considérable, et cette modification démocratique apportée au caractère des luttes politiques ne doit pas être oubliée, quand on cherche à déterminer les conséquences de la révolution de 1830 ; celle-ci a commencé ce que 1848 devait consommer par la proclamation du suffrage universel.

 

II

Si l'insurrection était fréquente dans la rue, elle était permanente dans la presse. Nous ne parlons pas seulement des écrits clandestins que les sociétés révolutionnaires répandaient partout, mais des publications de propagande démocratique et républicaine dont M. Pagnerre était généralement l'éditeur, et surtout des journaux[4]. Certains de ces journaux poussaient ouvertement à l'émeute : Lisez, s'écriait M. Guizot[5] ; c'est le langage des plus mauvais temps de notre révolution ; langage de gens prêts à répandre, au milieu de la société, dans les rues, sur les places, à y étaler — passez-moi l'expression — toutes les ordures de leur âme. Celles même des feuilles de gauche qui se piquaient alors d'être dynastiques, comme le National en 1831, prenaient cependant les émeutiers sous leur protection. Carrel refusait, comme une lâcheté, de répudier ces hommes audacieux, indisciplinés, que le ministère qualifiait d'anarchistes, de républicains, mais qu'on avait trouvés entreprenants, intrépides, au jour du danger[6]. Quel sophisme ne se cachait pas derrière cet étrange point d'honneur, quelle injustice derrière cette prétendue générosité, quelle faiblesse derrière ce faux courage ! Carrel trouvait d'ailleurs plaisant que le gouvernement se plaignît du mal que lui donnaient les émeutes : C'est pour veiller à l'ordre, disait-il, que nous vous donnons 1.500 millions. S'il n'y avait pas à se remuer au poste où vous êtes, vous n'y gagneriez pas votre argent[7].

Que les ministres fussent attaqués avec passion, odieusement calomniés, que Périer fût couramment comparé à M. de Polignac, ce qui était alors la plus grosse injure, qu'on l'accusât ouvertement de concussion et de vol, rien là qui dépassât beaucoup ce qui s'est vu à d'autres époques. Le National ne cherchait pas à nier cette violence : Une fois l'avènement du ministère du 13 mars notifié à la France, disait-il, les derniers liens furent brisés entre la presse et le pouvoir ; on n'avait eu besoin que de s'entrevoir pour se haïr. Mais les coups visaient et portaient plus haut que les ministres. A ce moment, s'évanouit presque subitement la popularité personnelle dont, au début ; avait joui Louis-Philippe, et qui l'avait fait ménager dans les premières polémiques. Ne vous attendez pas à le voir protégé par la fiction prudente qui, dans le régime constitutionnel, place le Roi et la royauté en dehors et au-dessus des débats : c'était une barrière trop fragile pour résister à la poussée révolutionnaire.

L'acharnement était tel, que les actes les plus simples se trouvaient aussitôt grossis et dénaturés. Sur le conseil de Périer, le Roi s'était installé aux Tuileries. Le jardin public s'étendait alors jusque sous les fenêtres du palais[8]. L'inconvénient était grand en un temps où le respect populaire et le prestige royal ne pouvaient pas suppléer aux clôtures absentes et garantir le prince et les siens contre la familiarité de leurs amis et les insultes de leurs ennemis. Je ne puis souffrir, disait Louis-Philippe à M. Guizot, que des bandits viennent, sous mes fenêtres, assaillir ma femme et mes filles de leurs indignes propos. Aussi fit-il fermer, par une grille et un fossé, une très-étroite bande du jardin, où sa famille avait tout juste l'espace suffisant pour prendre l'air sans risquer d'être outragée[9]. On s'imaginerait difficilement aujourd'hui quel tapage s'éleva, à ce propos, dans tous les journaux de gauche. Ce modeste fossé se transforma en une menaçante fortification, et ce fut à qui dénoncerait le plus âprement le monarque qui, par défiance de son peuple, élevait contre lui une nouvelle Bastille. Le théâtre se mit de la partie, et la police dut interdire une pièce satirique intitulée : le Fossé des Tuileries.

Ce ne fut, du reste, qu'un incident entre beaucoup d'autres. Les journaux insistaient, les uns avec impertinence, les autres avec grossièreté, sur tout ce qui pouvait blesser ou avilir Louis-Philippe : souvenirs de sa famille, incidents plus ou moins travestis de sa jeunesse pendant la révolution ou l'émigration, insinuations insultantes sur son caractère, sur sa prétendue avarice ou sur sa faiblesse en face de l'étranger ; le Journal des Débats était réduit à entreprendre, sur tous ces points, une justification en règle[10]. Les mêmes journaux rappelaient à la monarchie qu'œuvre du peuple, elle était à sa merci ; que née sur les barricades, elle pouvait y mourir ; que c'était elle qui devait reconnaissance à ses auteurs, et non ceux-ci qui lui devaient déférence et respect. Toute occasion était saisie de faire affront au Roi ; il s'y exposait parfois, en tendant aux révolutionnaires une main, que ces derniers repoussaient brutalement. La Chambre avait voté des récompenses nationales aux combattants de Juillet. Une ordonnance d'avril 1831 régla les conditions de la décoration nouvelle, qui devait porter les dates des trois journées, avec cette légende : Donné par le roi des Français ; on annonçait une cérémonie solennelle à l'hôtel des Invalides, où le prince remettrait les croix et recevrait le serment des décorés. Aussitôt, protestation bruyante contre la légende et le serment. La presse déclare que les héros des barricades sont les bienfaiteurs, non les obligés du Roi ; qu'en une telle circonstance, il convient de rappeler leur souveraineté, non leur sujétion. On fait si bien que les combattants proclament, avec grand fracas de démonstrations factieuses, leur volonté de ne pas recevoir la décoration des mains du Roi et de ne pas prêter le serment. Il fallut renoncer à la cérémonie projetée, par crainte de scandale ; les mairies furent chargées de la distribution, et des registres y furent ouverts pour constater le serment des décorés. La plupart s'abstinrent ; quelques-uns de ces abstenants voulurent néanmoins porter le ruban : l'un d'eux, poursuivi de ce chef, fut acquitté par le jury.

On ne se contentait pas de refuser au Roi tout témoignage de respect et d'allégeance, on l'accusait ouvertement de n'avoir pas rempli les conditions auxquelles lui avait été donnée la couronne. Il n'était question, dans les journaux, que du prétendu programme de l'Hôtel de ville et des engagements autrefois souscrits, maintenant violés. Loin de dissimuler le dessein de renversement, on s'en glorifiait. Il n'est pas un seul de nos numéros, disait la Tribune, pas un seul de nos articles, peut-être — c'est notre vœu le plus ardent — pas un seul mot sorti de notre plume, qui ne soit attentatoire au principe du gouvernement, c'est-à-dire au dogme de la royauté. Le régicide lui-même se démasquait ; on indiquait que le parjure devait être puni chez Louis-Philippe, comme il l'avait été chez Louis XVI. Peut-on d'ailleurs être surpris d'un tel langage dans l'improvisation et dans réchauffement des polémiques de presse, quand on voit l'étrange étude que, sans provocation aucune et sous le seul prétexte de faire de la psychologie criminelle, un jeune philosophe, M. Barthélémy Saint-Hilaire, publiait alors, dans la Revue des Deux Mondes[11], sur Louvel, l'assassin du duc de Berry ? Sous sa plume, le meurtrier devenait intéressant et excusable ; il s'élevait à une hauteur d'où il semblait dominer ses accusateurs et ses juges, et son forfait n'était plus guère qu'une déviation du patriotisme : jeu d'esprit et curiosité de penseur, si l'on veut, mais en tout cas préface compromettante aux tentatives de régicide qui vont être l'angoisse permanente des dix-huit années de la monarchie de Juillet.

Si redoutable que fût la parole imprimée, on se servit contre la monarchie d'une arme peut-être plus dangereuse encore. Le dessin satirique eut alors une telle audace, une telle importance, une efficacité si destructive, que l'histoire ne peut négliger ces feuilles illustrées, qu'à d'autres points de vue elle serait tentée de mépriser. Au lendemain des journées de Juillet, la caricature avait commencé, avec sa générosité habituelle, par s'acharner contre les vaincus. Elle n'avait épargné aucun outrage à Charles X et même à l'ancienne captive du Temple, la duchesse d'Angoulême. De vrais artistes eurent, hélas ! leur part dans ces lâchetés du crayon, et l'on voudrait, par exemple, retrancher de l'œuvre de Decamps cette lithographie où il représentait le vieux roi exilé, chassant à tir des lapins de carton dans ses appartements. L'autre vaincu du jour, le clergé, n'avait pas été plus ménagé. A cette âpreté des basses représailles, s'était mêlée l'obscénité qui est, comme on peut encore s'en convaincre aujourd'hui, la compagne habituelle de l'effervescence révolutionnaire. Cette obscénité devait persister plusieurs années avec une répugnante monotonie ; et, en 1835, le duc de Broglie, à la tribune de la Chambre des députés, pourra encore montrer l'étranger qui arrive à Paris, obligé de tenir les yeux baissés vers la terre, pour ne pas apercevoir cet étalage d'obscénités dégoûtantes, de turpitudes infâmes, de sales productions, dont les personnalités offensantes ne sont pas le pire, mais le moindre des scandales[12]. Au contraire, dans la caricature politique, un changement se fit à partir de 1831. On laissa de côté les carlistes et les Jésuites, pour s'en prendre au gouvernement, au Roi lui-même. Bientôt on s'attaqua presque exclusivement à ce dernier, et on le fit avec une audace qui devait aller croissant jusqu'au jour où les lois de septembre 1835 établiront la censure des dessins. Ce n'était pas la folie rieuse, la satire plaisante, la gaieté malicieuse et impertinente ; c'était une animosité réfléchie, obstinée, tantôt sournoise, tantôt violente, toujours méchante, ne cherchant pas à faire rire comme plus tard les charges de Cham, mais bien à souffler une haine meurtrière.

Un homme fut l'âme de cette insurrection du dessin, de ce régicide par le crayon. Il s'appelait Philipon. Né à Lyon en 1800, occupé d'abord d'art industriel, il vint à Paris, en 1823, et s'y lia avec les opposants les plus avancés. Après Juillet, il eut l'instinct de ce que pouvait devenir la caricature, grâce à la lithographie récemment inventée. Il eut bientôt créé le Charivari quotidien, la Caricature hebdomadaire, un autre recueil mensuel, sans compter beaucoup d'autres publications. Par lui-même il dessinait peu, mais il savait grouper, lancer, échauffer les artistes qu'il employait, leur inoculait son fiel et son audace, leur fournissait des idées, des légendes, bravait les procès et les condamnations, et devenait ainsi, lui obscur, l'un des plus dangereux adversaires de la royauté nouvelle, l'empêchant d'acquérir ce prestige, cette respectabilité, sans lesquels elle ne pouvait vraiment se fonder. Parmi les artistes qu'il avait réunis, plusieurs n'étaient pas sans talent. C'était d'abord Daumier ; il eut alors un renom que la récente exposition de ses œuvres n'a pas justifié ; si son crayon brutal, cruel, a parfois une certaine puissance, une énergie sinistre, on y sent quelque chose d'acharné, d'exagéré, d'énorme, qui pouvait répondre aux passions du moment, mais qui, revu longtemps après, choque autant le sentiment de l'art que la justice et la convenance. C'étaient ensuite Granville, laborieux sans naturel, sec, froid et amer ; Traviès, nature souffreteuse, aux inspirations pleines d'aigreur, de rancune, aux visions de sang et de massacre ; d'autres encore, qui s'employaient aux parties moins violentes de l'œuvre, parmi lesquels Raffet, Charlet, Decamps, Bellangé, Deveria[13].

Malheureux roi ! était-il en France, fût-ce dans les régions les plus justement méprisées, un homme autant moqué, souffleté, sali ? Lui-même pouvait, en juin 1832, demander aux chefs de la gauche s'il y avait jamais eu une personne contre laquelle on eût vomi plus de calomnies[14]. Pour se faire une idée de la façon dont il était traité, il faut avoir le courage de feuilleter les vieux recueils du Charivari et particulièrement de la Caricature. On ne se contentait pas de le tourner effrontément en ridicule, en l'affublant de déguisements grotesques qui presque toujours masquaient une odieuse calomnie[15] ; l'outrage prenait souvent un caractère sinistre, menaçant. Regardez cette jeune fille entraînée dans le plus ignominieux des guets-apens : c'est la Liberté ; derrière une porte suspecte, le misérable qui attend la victime laisse à peine entrevoir son profil perdu ; mais le toupet et les favoris le trahissent. Dans cet autre dessin, le Roi est un massacreur qui savoure le spectacle des cadavres exposés à la Morgue. Voici une traduction du tableau de Prudhon : le Crime poursuivi par la Vengeance divine ; le Crime est Louis-Philippe qui s'enfuit après avoir égorgé la Liberté. Dès 1831, on colporte une grossière lithographie où le Roi et deux de ses ministres sont livrés au supplice, avec cette étiquette : Condamnés pour haute trahison. Vingt fois ce prince se voit comparé à Judas : la Liberté, en bonnet phrygien, est assise, comme le Christ à la Gène : En vérité, en vérité, je vous le dis, il en est un parmi vous qui me trahira ; et Judas, au coin, qui détourne la tête, vous le reconnaissez toujours à son toupet. Ah ! tu veux te frotter à la presse ! lit-on au bas d'un dessin : un imprimeur du National a mis sous la presse Louis-Philippe, dont la figure s'élargit en s'écrasant. Puis, c'est un festin de Balthazar, où l'on prédit au Roi son châtiment et sa ruine. Cette annonce, cette menace d'une prochaine révolution, se reproduisent sous toutes les formes[16]. Mêlez à ces attaques tout ce qui peut, par le contraste des misères des pauvres et des orgies des puissants, aviver et irriter, dans le peuple, les convoitises les plus âpres ; par l'évocation des souffrances subies et du sang répandu, le pousser aux plus terribles vengeances. Loin de se défendre d'en vouloir au Roi, la caricature met en scène sa propre audace : elle se représente elle-même plaçant la poire[17] sur le feu et demandant à ses clients à quelle sauce ils veulent la manger ; ou bien encore empoignant le Roi et son fils par le fond de leurs culottes, pendant que la Liberté joue du violon, avec cette légende : Ah ! tu danseras ! Rien de pareil ne s'était vu sous la Restauration. Louis XVIII et Charles X avaient rencontré des ennemis passionnés : le dernier surtout avait été très-impopulaire ; mais personne n'eût cru possible de ne pas leur témoigner un certain respect extérieur ; quand un Fontan avait pris personnellement Charles X à partie, dans son pamphlet du Mouton enragé, le scandale avait été si grand, que les feuilles opposantes s'étaient empressées de le désavouer. Aussi a-t-on pu écrire que les ennemis de la Restauration la renversèrent sans l'avoir méprisée. Si l'on n'en peut dire autant de la monarchie de Juillet, n'est-ce pas encore une conséquence de la révolution ? Comme nous avons eu occasion de l'observer, les peuples ne se croient pas tenus à beaucoup respecter les rois qu'ils ont créés, et surtout qu'ils ont créés dans la violente familiarité de l'émeute. On l'avait déjà vu au dix-septième siècle, en Angleterre, où cependant le sentiment monarchique était autrement puissant que dans la France du dix-neuvième.

Après 1688, Guillaume III s'était trouvé en butte à tant d'attaques et d'injures, que, dans un moment de dégoût, il avait songé à s'en aller ; ce désordre se prolongea sous plusieurs de ses successeurs ; ce n'est même que beaucoup plus tard, sous Guillaume IV, et surtout sous la reine Victoria, que le respect de la royauté a été pleinement restauré en Angleterre ; jusqu'alors le gouvernement s'était plutôt maintenu par la force de l'aristocratie que par le prestige du monarque.

Louis-Philippe supportait ces railleries et ces insultes avec une sorte de philosophie souriante, quoique au fond un peu mélancolique. On sait l'anecdote du Roi aidant un gamin à terminer la poire gigantesque que celui-ci avait commencée sur un mur du château de Neuilly. La Reine, malgré son grand courage, se résignait moins facilement, sans doute parce qu'elle n'était jamais personnellement attaquée, et parfois sa fierté outragée d'épouse et de mère lui faisait venir les larmes aux yeux. Ils veulent me démolir, disait, en 1832, le Roi à M. Odilon Barrot[18] ; tous les jours la presse m'attaque avec une violence sans exemple. Quand j'ai vu que j'étais à chaque instant si cruellement outragé, si peu ou si mal défendu, j'en ai pris mon parti. Fort du témoignage de ma conscience, je suis persuadé que toutes ces attaques iront se briser contre le rocher du bon sens public. Louis-Philippe avait-il vraiment cette confiance ? En tout cas, avec l'expérience, il revint de cet optimisme ; il comprit mieux l'efficacité destructive de ces insultes et l'impossibilité pour une monarchie de se maintenir dans de telles conditions. Après 1848, en exil, il s'est expliqué plusieurs fois sur ce sujet : J'ai été, durant mon règne, disait-il, la victime de cette arme que Voltaire appelait le mensonge imprimé, arme lâche et perfide, qui frappe souvent sans qu'on voie d'où le coup part, arme dont les blessures ne guérissent jamais, parce qu'elles sont empoisonnées. Et encore : Quand on m'attaquait, c'était la royauté qu'on attaquait... Aussi quand, après dix-huit ans d'attaques obstinées, on a jugé que le trône était suffisamment ébranlé, on n'a eu qu'à le pousser, et il s'est écroulé, au grand étonnement de mes amis et de mes ennemis. Il ne tenait plus[19]. A la même époque, comme quelqu'un lui exprimait l'espoir de voir, avant de mourir, le comte de Paris sur le trône : Vous pouvez avoir raison, mon cher monsieur, répondit le vieux roi désenchanté ; le comte de Paris est possible, comme le comte de Chambord et les Bonaparte sont possibles ; tout est possible en France ; mais rien n'y durera, parce que le respect n'y existe plus. Voilà pourquoi l'on a pu écrire : Ce qui a péri en 1830, ce n'est pas seulement un gouvernement, c'est le respect de tout gouvernement.

 

III

L'avènement de Casimir Périer n'eut pas seulement pour effet d'éveiller dans le parti révolutionnaire cette colère, cette rage qu'on a vues fermenter dans les sociétés secrètes, éclater dans la presse ou dans les émeutes ; elle amena ce parti, le provoqua en quelque sorte, par l'énergie et la netteté de l'attaque, à se démasquer, à déployer son drapeau, à s'appeler de son vrai nom : le parti républicain. Rien de pareil ne s'était vu en Angleterre, après la révolution de 1688. La république des Têtes rondes n'y avait pas laissé des traces aussi profondes qu'en France celle des jacobins ; le parti républicain d'outre-Manche, que proscrivirent les Stuarts restaurés et auquel la conscience publique ne pardonna jamais le meurtre de Charles Ier, n'eut pas de seconde génération ; le peu qui en restait émigra aux colonies. Aussi, sous Guillaume III, n'eût-on pas rencontré un whig, si hardi fût-il, qui osât parler de république, si ce n'est pour la maudire, et qui n'affichât, dans sa conduite envers le Roi, le loyalisme le plus absolu. En France, au contraire, les républicains ont, à partir de 1831, joué un tel rôle, que, jusqu'à 1836, la principale affaire de la monarchie nouvelle a été de se défendre contre leurs attaques. Pendant ce temps, l'opposition, qui eût préféré rester dynastique, a été reléguée au second plan, sans programme déterminé[20], incapable de diriger ou de contenir cette avant-garde, plus incapable encore de s'en séparer, réduite trop souvent à la suivre ou tout au moins à la couvrir. Il est donc naturel d'examiner avec quelque soin ce qu'étaient alors ces républicains. Aussi bien, est-ce là l'origine, la manifestation première d'un parti qui a eu, depuis cette époque, une fortune bien extraordinaire, qui a recueilli la succession de la monarchie après l'avoir renversée par surprise, et qui aujourd'hui prétend s'être emparé définitivement de la France. En dépit d'évolutions et de transformations successives, il existe un lien de filiation directe, ininterrompue et d'ailleurs avouée, entre les républicains de 1831 et ceux de notre temps.

Dans les journées de Juillet, ce parti n'avait pas paru, au moins sous son nom. Sans doute, cette jeunesse, sortie des Ventes de carbonari, qui s'agitait à l'Hôtel de ville, autour de La Fayette, avait des arrière-pensées républicaines ; mais elle n'osait les manifester. Elle avouait elle-même l'impossibilité de faire accepter à la France et à l'Europe une forme de gouvernement sur laquelle pesaient encore les souvenirs de la Terreur[21]. Lisez les proclamations et documents de toutes sortes émanés alors des groupes les plus avancés : la république n'y est pas nommée ; on réclame une assemblée constituante, un gouvernement ou un président provisoires ; les plus audacieux vont une fois jusqu'à crier : Plus de royauté ; la commission municipale parle, dans son rapport, de ces esprits généreux qui, par une noble fierté d'âme et par un pur enthousiasme de la vertu, voulaient la liberté sous la forme la plus austère ; mais il semble que nul n'ose prononcer le mot. Ceux-là seuls le font qui s'en servent comme d'un épouvantail, pour vaincre les hésitations du duc d'Orléans, ou pour faire accepter par l'opinion la monarchie nouvelle[22]. Les journaux de gauche ne cachaient point cette impopularité[23]. Des républicains poussaient à l'élévation de Louis-Philippe, dans la conviction où ils étaient que leur régime préféré était impossible : tels Béranger[24], et même de vieux conventionnels comme Grégoire ; ils étaient, à la vérité, résolus à républicaniser le plus possible la monarchie.

La défaveur de la république persista dans les premiers mois qui suivirent la révolution ; en septembre 1830, le Journal des Débats pouvait encore dire : Ce mot de république à lui seul suffirait pour discréditer le parti qui oserait l'écrire sur ses étendards. Il fait peur à tout le monde... Allez donc parler aux commerçants, aux propriétaires, aux gardes nationaux, de république ! Toutefois, à y regarder de plus près, on se fût aperçu que, dans réchauffement des clubs et des sociétés secrètes, les haines s'exaspéraient contre la monarchie, que les républicains, naguère timides et presque honteux de leur drapeau, devenaient plus hardis. Et puis ceux-ci ne pouvaient-ils pas croire que l'opinion, après plusieurs mois d'état révolutionnaire, n'aurait plus les mêmes pudeurs, les mêmes effarouchements ? Aussi, quand l'avènement de Périer vint leur signifier que le gouvernement nouveau entendait être une monarchie véritable, et qu'il ne consentait plus à couvrir une sorte d'anonymat révolutionnaire, il se produisit une explosion de républicanisme qui n'eût pas dû surprendre les observateurs clairvoyants.

Sous le ministère Laffitte, à la suite des troubles qui avaient accompagné le procès des ministres, dix-neuf jeunes gens, la plupart officiers dans l'artillerie de la garde nationale, tous fort engagés dans les sociétés secrètes, avaient été arrêtés, et une instruction dirigée contre eux pour complot tendant à changer la forme du gouvernement. L'affaire vint devant la cour d'assises, peu après l'avènement de Périer, le 6 avril 1831. La presse, qui menait, depuis quelque temps, grand bruit autour de cette poursuite, avait éveillé d'avance l'attention et l'émotion du public. Celui-ci vint à l'audience, nombreux et passionné. Dès le début, il fut manifeste que, par un renversement des rôles qui allait presque devenir de règle dans les procès politiques, les accusés, assurés de leur acquittement, se transformeraient en accusateurs du pouvoir. A l'interrogatoire du président, ils répondirent l'un après l'autre, avec une arrogance croissante, avec une exaltation dont parfois ils étaient dupes les premiers ; confessant leur foi politique, à la veille d'un acquittement, du ton dont ils l'eussent fait s'ils avaient risqué l'échafaud ; évoquant les combats de Juillet auxquels ils avaient tous pris part ; niant la conspiration dont on les accusait, mais uniquement parce que, disaient-ils, une conspiration était superflue contre un gouvernement qui s'écroulait de lui-même. Le public, de plus en plus échauffé, applaudissait et excitait encore ces audaces. Quant aux magistrats, entraînés ou intimidés, ils n'osèrent rien empêcher, et laissèrent se prolonger, pendant dix jours, le scandale des débats. La Fayette déposa en faveur de ces jeunes gens, comme pour les couvrir de sa protection : l'assemblée se leva à son arrivée, pendant que du banc des accusés partaient des signes d'affectueuse déférence. Les avocats, parmi lesquels on remarquait MM. Marie, Bethmont, Plocque, Boinvilliers, Dupont, parlèrent à l'unisson de leurs clients. On venait d'écouter ces orateurs, déjà connus au barreau de Paris, quand on vit se lever un avocat petit, trapu, chauve, le regard ardent, ayant dans tout son être quelque chose de fort, mais de grossier et d'un peu paysan ; presque personne ne le connaissait. Il sortit des bancs et se plaça au milieu du prétoire, comme pour se donner un champ plus libre ; l'œil fixé sur les juges, il commença. L'auditoire fut étonné d'abord, bientôt saisi ; agitant d'une main convulsive ses notes éparses, l'orateur avait des bondissements et des éclats de bête fauve ; le geste était d'une trivialité impérieuse et redoutable ; le mouvement, puissant ; la parole, d'une rudesse et d'une nudité affectées, avec une recherche des mots populaires ; et surtout, on sentait brûler, dans cette rhétorique, la flamme sombre des haines, des audaces et des colères démagogiques : tels furent les débuts de Michel de Bourges sur la scène parisienne. Quelques-uns des accusés avaient résolu de se défendre eux-mêmes. L'un d'eux, bien qu'à peine âgé de trente ans, semblait exercer sur ses compagnons un réel ascendant ; le nom qu'il portait devait être illustré par son frère cadet : il s'appelait Godefroy Cavaignac. Quand il se leva, le silence se fit, comme si chacun s'attendait à entendre prononcer le mot décisif. Le jeune orateur parla d'une voix hautaine et sèche, avec un geste brusque. Mon père, dit-il, fut un de ceux qui, dans le sein de la Convention nationale, proclamèrent la République à la face de l'Europe. Il la défendit aux armées. C'est pour cela qu'il est mort dans l'exil, après cinq années de proscription ; et, tandis que la Restauration elle-même était forcée de laisser à la France les fruits de cette révolution qu'il avait servie, tandis qu'elle prodiguait ses faveurs à ces hommes que la République avait créés, mon père et ses collègues souffraient seuls pour la grande cause que d'autres trahissaient. Cette cause, messieurs, se lie à tous mes sentiments comme fils. Les principes qu'elle proclamait sont mon héritage. L'étude a fortifié cette direction donnée naturellement à mes idées politiques, et aujourd'hui que l'occasion s'offre enfin à moi de prononcer un mot que d'autres poursuivent, je le déclare, sans affectation comme sans feinte, de cœur et de conviction : je suis républicain ! Voilà la parole qu'attendait l'auditoire enfiévré. Vainement le président chercha-t-il tardivement et timidement à arrêter l'orateur, celui-ci continua en faisant l'apologie de la Convention. Il déclara que la royauté se suicidait, ce qui dispensait de l'attaquer. Nous ne conspirons pas, dit-il, nous nous tenons prêts. Puis il termina en s'écriant : Nous avons fait notre devoir envers la France, et elle nous trouvera toutes les fois qu'elle aura besoin de nous. Quoi qu'elle nous demande, elle l'obtiendra. L'auditoire salua de ses applaudissements enthousiastes le jeune fanatique qui venait de déployer audacieusement le drapeau de la République. Tel était alors le trouble des esprits que le président de la cour, dans son résumé, fit presque l'éloge des accusés et les recommanda à l'indulgence des jurés[25]. Cavaignac et ses amis furent acquittés. La foule les acclama à leur sortie de l'audience et détela les chevaux de leurs voitures. Le lendemain, l'agitation était telle, qu'on put croire à une insurrection : des groupes tumultueux et menaçants remplissaient les boulevards et les quais ; les émissaires républicains parcouraient les faubourgs pour les soulever. Mais l'émeute se trouva en face de troupes nombreuses et résolument commandées ; elle se borna à jeter quelques pierres et se dispersa.

Qu'était-ce que ce Godefroy Cavaignac ? Ayant passé sa jeunesse en Belgique auprès de son père exilé, en compagnie de Levasseur, Vadier, Cambon, David et autres montagnards, il avait voué à la mémoire de ce père un véritable culte qui donnait à ses passions politiques le caractère d'une sorte de piété filiale et de point d'honneur de famille[26]. Au service de causes souvent détestables, il employait des qualités meilleures que ces causes. La taille était élevée, les traits d'une régularité vigoureuse, la figure amaigrie, l'œil ferme et souvent triste, la lèvre ombragée par une moustache épaisse ; sa démarche un peu militaire semblait celle d'un homme qui va droit devant lui, et dans tout son être il y avait comme une intrépidité fière qui donnait l'idée — si l'on peut accoler ces deux mots — d'un paladin de la démagogie. Hautain et sévère d'aspect, affectant le parler rare et bref, il se roidissait pour paraître plus énergique encore[27]. Ce rôle qu'il s'imposait ne l'empêchait pas de laisser voir, dans l'intimité, un fond de tendresse et de douceur qui le faisait aimer, et de traiter les indifférents avec une courtoisie aimable et élégante qui s'alliait étrangement aux passions implacables du sectaire. Son esprit était cultivé, ouvert particulièrement aux choses de l'art. Mais tous ces dons du cœur ou de l'intelligence étaient comme faussés et étouffés par les sophismes et les haines dont l'avait pénétré sa première éducation. Il devait mourir à quarante-cinq ans, après une vie entière dépensée en conspirations stériles, fidèle à ses convictions, obstiné dans ses passions, mais dégoûté de son parti et probablement de son œuvre, laissant à ceux qui l'avaient approché le souvenir d'une nature supérieure, malheureusement dévoyée.

Autour de Cavaignac, étaient quelques jeunes hommes, fanatiques, mais, comme lui, intrépides, apportant une certaine générosité dans leurs folles et criminelles entreprises, séduits par la fausse grandeur que semble revêtir parfois la violence, disposés à se croire des héros parce que, dans leur assaut contre la société, ils jouaient bravement leurs têtes, oubliant que le mépris étourdi et orgueilleux de leurs propres vies ne pouvait les absoudre de tant d'autres vies sacrifiées dans leurs rébellions avortées. Cette chevalerie n'était le fait que d'un petit nombre : la faction se trouvait composée, pour la plus grande part, d'éléments beaucoup moins purs : aventuriers et déclassés de toutes provenances, ambitieux déçus, misérables affamés de convoitises, débauchés en détresse, brutes échauffées de vin et de sang, vauriens en froid avec Dieu et le gendarme, jusqu'à des repris de justice, enfin tout ce ramassis que, comme au temps de Catilina, les conspirateurs, les fauteurs de politique violente, les rêveurs de coups de main sont réduits à employer, à commander et aussi à suivre. C'est ce qui permettait alors à M. Royer-Collard de dire : La République a contre elle les républicains d'autrefois et les républicains d'aujourd'hui.

Ce parti, en 1831, n'ignorait pas qu'il était, dans la nation, une infime minorité, et ne se voyait aucune chance de devenir prochainement majorité. Ne lui parlez pas d'action parlementaire ou électorale. Sa prétention n'était pas de gagner peu à peu l'opinion, mais de s'emparer du pouvoir par un coup de force ou de surprise. A vrai dire même, il ne songeait guère qu'à renverser ce qui existait. Godefroy Cavaignac exposait dogmatiquement à M. Stuart Mill qu'à certaines époques, en face de maux accumulés depuis des siècles, le progrès consiste seulement à détruire, et que les gens de bien, fussent-ils la minorité, sont tenus d'y employer tous leurs efforts.

L'idéal de ces jeunes sectaires, — on l'a vu par le manifeste de Cavaignac, — était la Convention, jacobine au dedans, belliqueuse au dehors. Rien de neuf, si ce n'est quelques premiers symptômes de ce socialisme qui prendra tant de place dans le mouvement révolutionnaire, vers la fin de la monarchie de Juillet[28]. Tous les écrits du parti, articles de journaux, brochures, livres d'histoire, étaient une évocation audacieuse des plus détestables souvenirs de 1793. Au bout de peu de temps, on comptait par centaines les publications de ce genre. Aussi, dès 1831, M. de Salvandy dénonçait cette littérature où s'étalait la forfanterie du crime ; il montrait ceux qui affectaient la passion malheureuse du sang, se rejetant dans le passé pour la satisfaire, la jeunesse conviée au pied de la guillotine que l'on transformait en autel de la liberté. — N'espérez pas, ajoutait-il, que ces débauches soient stériles. On imprime à quinze centimes, on colporte dans le peuple les discours immortels de Robespierre et de Saint-Just, moins, il est vrai, le grand discours en faveur de l'Etre suprême... La poésie vient au secours de la prose épuisée. La Convention future a eu ses Tyrtées. La Société des Amis du peuple faisait faire les bustes des terroristes, y compris Marat, et les distribuait à ses affidés. Après avoir assisté par hasard à l'une des séances de cette société et y avoir entendu Blanqui et Cavaignac, Henri Heine écrivait : La réunion avait l'odeur d'un vieil exemplaire, relu, gras et usé, du Moniteur de 1793 ; et il disait de ces orateurs que le dernier discours de Robespierre, du 8 thermidor, était leur évangile[29].

D'où venait cette résurrection audacieuse d'un passé jusqu'alors si discrédité ? Cavaignac s'y trouvait conduit par tradition de famille. En était-il de même chez ses jeunes compagnons ? Saisit-on, entre eux et les vieux conventionnels, la trace de quelque relation ? Sans doute 1830 avait rouvert les portes de la France aux votants, exilés depuis 1815. Mais ceux-ci ne semblent pas avoir exercé alors grande action ; oubliés, inconnus, ils se sont plaints d'avoir été traités comme des revenants incommodes, de n'avoir vu aucune main se tendre, aucune porte s'ouvrir[30] ; ceux d'entre eux qui se portaient candidats aux élections de juillet 1831, Barrère entre autres, échouaient partout. Ce fut donc d'eux-mêmes, par une sorte d'inspiration propre, germée et éclose dans la fermentation de 1830, que les jeunes républicains cherchèrent à se créer des ancêtres en pleine Convention et à renouer une tradition interrompue pendant de longues années. Leur fanatisme se plaisait dans cette audace ; il y trouvait cette saveur du scandale, ce plaisir de l'effroi causé, dont les partis extrêmes ont toujours été friands. D'ailleurs, n'avaient-ils pas été précédés et comme encouragés dans cette réhabilitation révolutionnaire ? Un républicain plus modéré, M. Sarrans, voulant expliquer la dévotion de ses coreligionnaires aux souvenirs de 1793, rappelait comment M. Thiers et d'autres avaient excusé les violences les plus coupables de la révolution par l'impérieuse nécessité, et prodigué les éloges aux hommes les plus épouvantablement célèbres de cette époque de sang. N'était-il pas naturel que ces sophismes, érigés en principe et inculqués dans des âmes vierges avec tout l'ascendant d'une persuasive éloquence, eussent égaré un certain nombre de jeunes gens ? Seulement M. Sarrans se demandait comment ces historiens si hardis, ces philosophes si radicaux qui faisaient l'apologie de Saint-Just et de Danton, pouvaient maintenant provoquer sans rougir des supplices contre les disciples qu'ils ont acquis, involontairement peut-être ; et il s'étonnait de les entendre s'écrier aujourd'hui que tout va tomber dans le chaos de l'anarchie, parce que leur parole a été entendue et que leurs enseignements ont laissé des traces[31]. En 1831, le parti républicain était tristement représenté dans la presse. Son principal organe était la Tribune, journal d'une violence impudente, mais de peu de crédit politique et moral. Par un contraste singulier, cette feuille de carrefour, de club et d'émeute avait pour rédacteur un jeune Méridional, de gracieuse tournure, à la physionomie fine et sensuelle, aux cheveux abondants et un peu crépus, trahissant en tout la recherche de l'élégance et du bien-être, le dégoût du commun et du grossier, avec une sorte de fatuité hautaine qui devait le faire surnommer le marquis de la révolution, esprit aiguisé, léger, facile avec indolence, sceptique, plus volontiers persifleur qu'enthousiaste, mêlant à la gaminerie destructive de Desmoulins quelque chose de la raillerie dissolvante de Beaumarchais ; affamé de toutes les jouissances, de toutes les voluptés, aussi bien de celles de l'esprit que des autres beaucoup moins délicates, et semblant par nature mieux fait pour être le bel esprit d'une aristocratie épicurienne que le scribe du jacobinisme ; plus tard, il devait acquérir une notoriété et une importance que les violences tapageuses de son début ne parvenaient pas à lui donner : il s'appelait Armand Marrast. Comment était-il arrivé dans la basse presse révolutionnaire ? Par le plus vulgaire des chemins. Maître d'étude, puis professeur dans un petit collège des Landes, il avait été, à la fin de la Restauration, disgracié pour ses opinions politiques. Venu à Paris après la révolution de Juillet, il avait, dit-on, sollicité sans succès diverses places, entre autres celle de lecteur du Roi. Par ressentiment et par besoin, il était entré à la Tribune, d'abord comme critique théâtral, ensuite comme principal rédacteur politique.

Si habile écrivain que fût Marrast, il n'était en situation de donner au parti auquel il prêtait sa plume ni grande consistance, ni haute considération. Ce parti fit une acquisition plus considérable le jour où, en janvier 1832, le rédacteur en chef du National, Armand Carrel, se déclara désabusé de la monarchie par l'épreuve qu'il venait d'en faire, et passa ouvertement à la république, lui apportant son talent, son caractère, et le crédit d'un journal qui avait joué un rôle décisif dans la révolution[32]. C'était, chez cet écrivain, une attitude toute nouvelle. A la veille de 1830, quand il faisait campagne contre M. de Polignac, il n'avait rêvé qu'un nouveau 1688 et s'était défendu, à plusieurs reprises, de songer seulement à la République. Après les journées de Juillet, on l'avait vu au milieu des vainqueurs et des satisfaits, parmi ceux qui se félicitaient d'avoir fait ce qu'ils voulaient et dans la mesure où ils le voulaient. Il se vantait même, dans le National, d'avoir eu, l'un des premiers, l'idée de porter au trône le duc d'Orléans. Aussi proclamait-il qu'il ne se tournerait pas contre un résultat auquel il avait travaillé de tous ses moyens, et qui était la réalisation de ses plus anciennes espérances[33]. Il défendait alors la monarchie nouvelle contre les pessimistes, les défiants, les impatients, les théoriciens ; blâmait ceux qui voulaient continuer la guerre, comme sous la Restauration ; désavouait surtout les traditions de 1793, pour se poser en disciple de Royer-Collard, de Camille Jordan et du général Foy[34], et combattait les préventions démocratiques et socialistes, en faisant l'éloge de cette classe moyenne, de cette glorieuse et loyale bourgeoisie dont la prépondérance lui paraissait un fait heureux[35]. En venait-il, avec le temps, à faire opposition au gouvernement sur certains points, notamment sur les questions étrangères, il protestait toujours de son attachement à notre jeune et mille fois légitime royauté[36].

Mais bientôt son opposition devient plus irritée, son langage plus âpre. Ce n'est pas seulement le ton, ce sont les idées qui se modifient. L'homme qui tout à l'heure répudiait 1793, en arrive à faire de sang-froid l'apologie du meurtre de Louis XVI. Le même, qui célébrait la prépondérance de la bourgeoisie, se plaint qu'on ait laissé le peuple dehors, et réclame l'émancipation des classes inférieures. Néanmoins, en octobre 1831, il constate encore la puissance d'effroi attachée à ce mot de république ; il n'ose pas briser avec la royauté ; seulement il prétend de plus en plus l'entourer d'institutions républicaines, de façon à avoir la république, moins le mot qui seul fait peur ; il doute que le pays veuille supporter une monarchie même ainsi réduite ; il s'attaque à Louis-Philippe, pose sur son enfance et sur son éducation des interrogations outrageantes ; il s'efforce surtout d'abaisser la royauté, déclare que le Roi est l'obligé du peuple, que la reconnaissance doit être du côté du donataire, non du donateur[37]. Aussi, à la fin de 1831, n'a-t-il plus qu'une dernière marche à descendre, et non la plus haute, pour rejoindre les républicains. Cette descente s'est faite progressivement ; si l'on compare l'article du jour à celui de la veille, la transition est à peine sensible ; mais entre le point de départ et celui d'arrivée, la distance est grande.

Quelle est la cause de ce changement ? Est-ce, chez Carrel, le dépit de n'avoir reçu de la monarchie nouvelle que l'offre d'une très-modeste préfecture[38], alors qu'un autre rédacteur du National, M. Thiers, était bien mieux traité ? Cette fortune si différente froissa-t-elle une susceptibilité depuis longtemps souffrante, trop fière pour se plaindre, mais qui s'aigrissait dans le silence où elle s'enfermait ? Le regret et l'irritation du journaliste ne durent-ils pas même être d'autant plus vifs, qu'il avait davantage les goûts et les aptitudes de l'action ? M. Dupin ne veut voir que cette explication ; mais peut-être est-il porté, par nature d'esprit et par expérience personnelle, à chercher surtout les motifs de ce genre. D'autres pourraient être indiqués : l'impatience croissante de l'opposition, surtout dans les questions étrangères où le Roi intervenait d'une façon si décisive et devait paraître le principal obstacle à la revanche de Waterloo ; le besoin de flatter les passions démocratiques et de les suivre, pour paraître les commander, faiblesse accoutumée des hommes de gauche, même des plus hautains et des plus braves. Et puis Carrel avait-il jamais été vraiment monarchiste ? Se trompait-il quand, répondant aux reproches de M. Thiers, il affirmait que la polémique de leur ancien National, sous la Restauration, n'avait pas été au fond moins destructive du principe monarchique que ne l'était celle du National de 1832, devenu ouvertement républicain ? Il rappelait alors cet article où M. Thiers, avant la révolution de Juillet, avait indiqué que les esprits pourraient être un jour amenés à traverser l'Atlantique, pour trouver la solution cherchée d'abord en Angleterre ; puis il ajoutait : Nous avons fait le grand voyage entrevu par M. Thiers.

Au premier moment, le nouveau venu fut médiocrement reçu dans le parti républicain : il se heurtait aux jalousies de ceux dont il menaçait l'importance et à la méfiance qui a toujours été le fond des jacobins. Il est bon de savoir avec qui l'on va, s'écriait la Tribune, en prenant des airs de pudeur alarmée, et elle adressait aux rédacteurs du National une sorte d'interrogatoire combiné de façon à les rendre suspects s'ils se taisaient, à les humilier s'ils répondaient. Carrel releva avec hauteur ce mauvais procédé. Malgré ce premier accueil, il n'en devait pas moins devenir, avant peu, par son talent, par son caractère et par son renom, le personnage le plus en vue du parti républicain, celui que du dehors on regardera comme son chef : autorité apparente, il est vrai, apportant plus de responsabilité que de pouvoir : Il se verra impuissant à discipliner, à purifier, à libéraliser son nouveau parti, à substituer, dans son programme, l'idéal américain à la tradition jacobine. Alors commenceront pour lui des déboires et des dégoûts mortels qu'il faudra raconter plus tard, car c'est une des pages les plus tristement instructives de l'histoire du parti républicain. Quant à présent, c'est-à-dire dans les derniers mois du ministère Périer, le néophyte est encore tout à l'illusion et à réchauffement de sa foi récente, à l'attrait des hardiesses et des périls de son rôle, à cette sorte de satisfaction éphémère, de paix trompeuse, que l'esprit goûte parfois, au premier moment, dans les thèses absolues. Du reste, comme beaucoup, il croit la monarchie peu solide, il s'attend à la voir renversée d'une heure à l'autre, et il se flatte d'avoir été habile et prévoyant, en prenant position pour le jour où cette succession sera ouverte.

 

IV

Voulant désigner le parti que nous venons d'étudier, M. de Salvandy disait, en 1831 : Ce parti qu'on appelle tantôt bonapartiste, tantôt républicain : double qualification qu'il semble étrange, au premier abord, de voir appliquer aux mêmes hommes ; mais ceux-là n'en seront point surpris qui se rappelleront qu'un semblable mélange s'était déjà produit dans l'opposition libérale, sous le précédent régime[39]. Le bonapartisme, si vivace en 1820 et 1821, avait semblé s'assoupir vers la fin de la Restauration. Les journées de Juillet le réveillèrent, et l'on put se demander si la réapparition du drapeau tricolore ne serait pas le signal de sa revanche. Il ne se trouva pas sans doute assez organisé pour proposer son candidat au trône vacant ; mais partout ce fut comme une efflorescence de napoléonisme. On crut pouvoir d'autant plus impunément la laisser se produire qu'aucun prétendant ne paraissait en mesure d'en recueillir immédiatement le profit. La littérature grande et petite cherchait là son inspiration, et Victor Hugo menait le chœur nombreux et bruyant de l'impérialisme poétique, pendant que Barbier demeurait à peu près seul à protester contre l'idole. Il n'était pas de théâtre où l'on ne mît en scène Napoléon à tous les âges et dans toutes les postures[40]. Qui se fût promené dans Paris, en regardant aux vitrines des marchands de gravures ou de statuettes, en feuilletant les brochures, en écoutant les chansons populaires ou les harangues de carrefour, eût pu supposer que la révolution de 1830 venait de restaurer la dynastie impériale. Le gouvernement semblait d'ailleurs aider à cette illusion avec un rare désintéressement : inaugurant cette politique un peu naïve qui devait aboutir, en 1840, au retour des cendres de l'Empereur, il rétablissait la statue du grand homme sur la colonne Vendôme[41], de la même main qui grattait partout les lys de la maison de France.

Dans cette effervescence bonapartiste, l'opposition vit comme une force sans emploi, dont elle crut habile de s'emparer. Elle s'en servit surtout dans les questions étrangères, ne fût-ce qu'en humiliant, par les souvenirs impériaux, les débuts nécessairement un peu timides de la nouvelle monarchie. Ses meneurs se réclamaient des Cent-Jours, au moins autant que de 1789 et de 1792 ; et chez beaucoup d'entre eux, on serait embarrassé de dire ce qui prévalait, de la prétention libérale ou de la dévotion napoléonienne : chez M. Mauguin et le général Lamarque, c'était évidemment la seconde. Au Parlement, toutes les fois qu'une proposition ou une pétition avait une couleur bonapartiste, la gauche l'appuyait chaleureusement, qu'il s'agît de ratifier rétrospectivement les grades conférés en 1815, de ramener le corps de l'Empereur, ou de transférer au Panthéon les dépouilles du maréchal Ney. Était-il question démettre, dans une loi de bannissement, les Bourbons sur la même ligne que les Napoléon, M. de Salverte protestait à la tribune contre l'outrage fait à ces derniers. Mêmes sentiments dans la presse. Bientôt, en août 1832, tous les journaux de gauche célébreront pieusement les funérailles du duc de Reichstadt. Dans le National, Carrel ne pouvait parler sans enthousiasme de l'Empereur, sans attendrissement de son fils ; il se faisait gloire d'être de l'école de Napoléon[42], et le proclamait le grand esprit dont les traditions ont inspiré le peu de bien qui s'est fait depuis quinze ans[43]. Ne lui objectez pas, avec M. Thiers, que l'auteur du 18 brumaire avait renversé à coups de pied le premier essai de la république, il qualifiait cette parole d'indécente, et il invoquait naïvement le témoignage du général Bertrand, cet ami fidèle de Napoléon, déclarant à la tribune que, dans ses conversations intimes, l'Empereur parlait du régime républicain avec infiniment d'estime et confessait qu'il se fût contenté du poste de directeur à son retour d'Egypte, si l'âge requis ne lui eût manqué[44]. Sans doute, Carrel se défendait de vouloir, pour le moment, une restauration impériale[45] ; cette évocation du passé était, surtout pour lui, une machine de guerre contre le présent. Le jour où Bonaparte est mort, disait-il, il est devenu le type de toutes les oppositions faites et à faire aux gouvernements monarchiques qui se succéderont en France ; il a réuni en lui tant de puissance que chaque parti peut l'opposer à ce qui lui paraît sans force, sans ensemble et sans dignité. Mais ce républicain était bien aveugle, s'il ne voyait pas qu'une telle opposition préparait, pour l'avenir, le succès de la cause bonapartiste, au moins autant qu'elle nuisait actuellement à la monarchie. Les penseurs et les érudits n'échappaient pas plus que les hommes d'action à cette obsession napoléonienne ; voyez Edgar Quinet : encore inconnu à cette époque, il écrivait son poème de Napoléon, où il faisait du vaincu de Waterloo l'incarnation gigantesque et romantique de la démocratie, cherchait à réveiller dans la France de 1830 les ressentiments de 1815, et rêvait une sorte de république mélangée d'empire, sur laquelle planerait l'homme qui avait vaincu les dynasties du vieux monde.

Ce n'était pas dans la partie la plus violemment révolutionnaire de l'opposition que le bonapartisme était le moins visible. La Tribune, organe du jacobinisme extrême, comptait parmi ses collaborateurs M. Belmontet, déjà, à cette époque, apôtre zélé, en vers et en prose, du culte napoléonien ; cet écrivain annonçait que la république devait nous venir à travers Napoléon II, et cette opinion lui valait d'être recommandé aux électeurs par les chefs de la gauche. Une autre feuille de même couleur et qui avait pour gérant M. Antony Thouret, la Révolution, soutenait, d'une façon plus ouverte encore, la cause du fils de l'Empereur ; elle demandait l'appel au peuple et déclarait que Napoléon II serait seul capable de donner les institutions républicaines, promises dans le prétendu programme de l'Hôtel de ville[46]. Le bonapartisme ne se manifestait-il pas jusque dans les émeutes ? Le 9 mai 1831, les républicains avaient organisé un banquet aux Vendanges de Bourgogne, pour célébrer le récent acquittement de Godefroy Cavaignac et de ses amis ; le repas terminé, les convives se dirigèrent processionnellement, au chant de la Marseillaise, vers la place Vendôme, entourèrent la colonne et se livrèrent, en l'honneur du grand homme, à des danses patriotiques accompagnées de chants séditieux. C'était, pour eux, un lieu habituel de pèlerinage ; quelques jours auparavant, le 5 mai, anniversaire de la mort de l'Empereur, la grille et la base du monument avaient été surchargées de couronnes ; le gouvernement les ayant fait enlever, à cause des attroupements qui en résultaient, il y eut une tentative d'émeute, où l'on acclama la république, tout en distribuant des portraits du duc de Reichstadt. Lors des émeutes de septembre, après la chute de Varsovie, on criait : Vive l'Empereur ! en même temps que : Vive la république ! et Vive la Pologne ! L'austère et farouche Godefroy Cavaignac n'échappait pas lui-même aux compromissions de ce genre ; en 1832, accompagné de Guinard et de Bastide, il eut, en Angleterre, plusieurs entretiens avec le comte de Survilliers, naguère le roi Joseph, qui, depuis la révolution de Juillet, se remuait pour rétablir en France la fortune de sa maison[47]. Il paraît qu'on ne put s'entendre ; mais le fait seul de l'entrevue est significatif.

A cette époque, du reste, presque tous les hommes importants du parti républicain étaient ou vont se mettre en relation avec les princes de la famille impériale. Béranger dédiait à ceux-ci ses nouveaux volumes de poésie, leur exprimait son regret de voir maintenir leur expulsion du territoire français : c'est ce qu'il appelait être bonapartiste comme le peuple, mais nullement impérialiste. On verra bientôt Carrel, découragé, écouter les ouvertures et caresser les ambitieuses espérances du prince Louis-Napoléon[48]. Il n'était pas jusqu'à La Fayette, naguère adversaire si vif de l'empire, qui n'eût des rapports suspects avec ce prince[49]. Celui-ci, de son côté, tout entier déjà à la pensée de relever sa maison, ne négligeait rien pour se mettre dans les bonnes grâces des hommes de gauche. Dès 1832, il déclarait, dans ses Rêveries politiques, avoir des principes entièrement républicains ; il s'indignait contre ceux qui avaient flétri la belle révolution de Juillet, et qui, redoutant de planter l'arbre de la liberté, ne voulaient qu'en greffer les rameaux sur un tronc que les siècles avaient pourri et dont la civilisation ne voulait plus. Il joignait à ces Rêveries un Projet de constitution, où se mêlaient le nom de république, l'établissement d'un souverain héréditaire et inviolable, la souveraineté du peuple, le suffrage universel, le plébiscite ratifiant l'avènement de l'héritier du trône, l'élection des juges, le droit au travail et à l'assistance.

Le caractère bonapartiste de l'opposition révolutionnaire et républicaine était si manifeste, que, dès le premier jour, il frappait les contemporains. Plusieurs de ceux-ci le signalèrent en 1831, peu après l'avènement de Casimir Périer. Pendant que M. Thiers dénonçait, dans une brochure, les anarchistes se servant du nom de Napoléon, parce qu'ils le trouvaient plus glorieux que le leur 1[50], La Fayette, alors encore en méfiance de l'empire, disait dans une lettre intime : Beaucoup de républicains renouvellent la fable du Cheval et de l'Homme, et croient qu'en se laissant monter sur le corps par le bonapartisme, ils s'en débarrasseront ensuite, ce qui est une grande erreur[51]. A la même époque, un observateur clairvoyant et impartial, le baron d'Eckstein, écrivait dans le Correspondant : Malgré leur démocratie radicale, les clubs sont exploités, à leur insu, par l'esprit bonapartiste. Tel n'est pas l'intérêt des clubs, mais il leur faut des auxiliaires puissants. Or ces auxiliaires finiront par dominer nos radicaux ; et si les affaires de la France prenaient une funeste tournure, les jeunes républicains, qui s'abandonnent à ce mouvement des clubs par un besoin d'activité mal dirigé, auraient à s'en repentir ; il est vrai que beaucoup d'entre eux abandonneront alors la carrière des principes pour la carrière plus lucrative des ambitions. Peut-on dire que l'événement ait démenti cette prédiction ?

 

FIN DU TOME PREMIER

 

 

 



[1] 15 mai 1831, article de Carrel.

[2] On ne se gênait pas pour attaquer le Roi dans ces réunions. Henri Heine, y étant entré un jour, au commencement de 1832, avait entendu l'orateur tonner contre ces boutiquiers qui avaient été chercher pour roi Louis-Philippe, la boutique incarnée, qu'ils choisirent dans leur propre intérêt, non dans celui du peuple, qui n'était pas complice d'une si indigne usurpation. (Henri HEINE, De la France, p. 59.)

[3] National du 22 juillet 1830.

[4] Parmi les publications de ce temps, on peut nommer le pamphlet rimé et périodique de Barthélemy, la venimeuse Némésis, qui attendait le moment où le gouvernement achèterait son silence ; on la verra alors vendre sa poésie aux industriels, aux dentistes, ou même la prostituer aux descriptions obscènes.

[5] Discours du 11 août 1831.

[6] National, 16 juillet 1831.

[7] National, 16 mai 1831.

[8] On disait officiellement le palais, et non, comme avant 1830, le château des Tuileries. Ce mot de château avait été abandonné comme étant trop féodal.

[9] Ce jardin a été notablement étendu sous le règne de Napoléon III.

[10] Dans le numéro du 9 février 1832, le Journal des Débats énumérait ainsi les accusations auxquelles il voulait répondre : Tantôt on fait jouer à Louis-Philippe, comme duc de Chartres, un rôle odieux dans le procès de Louis XVI ; tantôt on défigure sa conduite à l'armée et l'on tourne en ridicule Jemmapes et Valmy ; ici on l'accuse d'avoir porté les armes contre son pays dans l'émigration, et l'on parle d'une camarilla de courtisans qui, comme sous Charles X, dévorent les sueurs du peuple ; enfin on reproduit le reproche devenu banal de faiblesse et d'avarice.

[11] Livraison de mai 1832.

[12] Ecrits et discours du duc de Broglie, t. II, p 470.

[13] Il faut faire honneur à deux autres dessinateurs satiriques, Gavarni et Henri Monnier, de ne s'être pas laissé embaucher par Philipon, d'avoir dédaigné les succès grossiers de la caricature politique. Ces erreurs-là, disait Gavarni, ne sont pas des miennes ; elles ont trop de fiel et trop peu de sincérité.

[14] Mémoires d'Odilon Barrot, t. I, p. 598.

[15] Voici, par exemple, le Roi travesti en vulgaire escamoteur : Tenez, messieurs, dit-il, voici trois muscades : la première s'appelle Juillet, la seconde Révolution, et la troisième Liberté. Je prends la Révolution qui était à gauche, je la mets à droite ; ce qui était à droite, je le mets à gauche. Je fais un micmac auquel le diable ne comprend goutte, ni vous non plus : je mets tout cela sous le gobelet du juste milieu, et avec un peu de poudre de non-intervention, je dis passe, impasse et contre-passe... Tout est passé, messieurs ; pas plus de Liberté et de Révolution que dessus ma main... A un autre, messieurs.

[16] Le Roi, par exemple, se fait tirer les cartes : Ton jeu, lui dit le sorcier, m'annonce qu'une femme brune que tu as épousée en juillet, et avec laquelle tu veux divorcer, te causera bien du désagrément. Le public te donnera tort ; il s'ensuivra beaucoup de querelles ; tu feras une perte considérable d'argent, à laquelle tu seras très-sensible, et tu entreprendras un grand voyage.

[17] On avait imaginé que le toupet et les épais favoris du Roi lui donnaient quelque ressemblance avec une poire. Philipon exploita cette prétendue découverte avec une insolente persistance.

[18] Mémoires d'Odilon Barrot, t. I, p. 600.

[19] Abdication du roi Louis-Philippe, racontée par lui-même et recueillie par M. Edouard LEMOINE.

[20] M. Odilon Barrot l'a avoué lui-même dans ses Mémoires. Il faut le reconnaître, a-t-il dit, notre opposition n'avait encore ni discipline ni programme politique bien déterminé. Elle se décidait presque toujours par l'impression irréfléchie du moment.

[21] L'un des républicains d'alors, M. Sarrans, confessait la puissance de l'impression douloureuse que le mot de république avait laissée en France, et l'effroi que ce nom inspirait encore aux contemporains de la Terreur et aux fils des nombreuses victimes qui avaient péri sous son règne. Puis, après avoir rappelé quels affreux souvenirs assiégeaient toutes les imaginations, il ajoutait : Voilà, il faut en convenir, ce qui, par une prévention aussi ridicule qu'injuste, et par une confusion déplorable de la république avec les excès auxquels elle servit de prétexte, avait laissé dans les cœurs une aversion prononcée pour cette dénomination gouvernementale. M. Arago, dans un entretien qu'il avait avec le Roi, en 1832, rappelait qu'en 1830, les républicains s'étaient soumis. — Ils avaient été forcés de convenir, disait-il, car c'était alors l'opinion à peu près unanime de la capitale et des départements, que des institutions purement républicaines jetteraient dans le pays d'inépuisables germes de discorde, dont les étrangers ne manqueraient pas de profiter pour nous attaquer. — Nous avions déjà constaté ce discrédit et cette impopularité de la république en 1815, lorsque la Chambre des représentants avait délibéré sur le gouvernement qu'il convenait de donner à la France. (Voyez le Parti libéral sous la Restauration, p. 141.)

[22] Ainsi M. Thiers avait dit, dans la proclamation où il lançait l'idée de la dynastie nouvelle : La république nous exposerait à d'affreuses divisions ; elle nous brouillerait avec l'Europe.

[23] Le National disait : La république, qui a tant d'attraits pour les cœurs généreux, nous a mal réussi il y a trente ans ; et, un autre jour, parmi les écueils qu'on avait à éviter, il plaçait l'utopie républicaine qui peut nous rejeter dans les folies de Babeuf. Le Globe : La république n'a qu'un défaut, c'est de n'être pas jugée possible en France ; peut-être un jour le deviendra-t-elle ; peut-être est-elle le gouvernement définitif vers lequel tendent les nations ; mais son siècle n'est pas venu.

[24] Béranger écrivait, le 19 août 1830 : Quoique républicain et l'un des chefs du parti, j'ai poussé tant que j'ai pu au duc d'Orléans. Cela m'a même mis en froid avec quelques amis. Il disait aussi à cette époque, en parlant de la république : Je ne veux pas qu'on nous donne, encore une fois, ce fruit trop vert ; il désirait qu'auparavant on usât la monarchie.

[25] Le président déclarait déplorer le sort de ces jeunes gens dont le cœur est plein de sentiments généreux et qui n'étaient pas nés pour l'humiliation de ces bancs ; puis il ajoutait, en s'adressant aux jurés : Comme juges, si vous apercevez des coupables, vous sévirez ; mais si vous ne remarquez dans la cause que de l'inexpérience et un enthousiasme irréfléchi, comme pères, vous saurez absoudre.

[26] Godefroy Cavaignac faisait partie des jeunes républicains que M. Thiers avait conduits au Palais-Royal, dans la soirée du 31 juillet 1830. Le duc d'Orléans ayant, dans la conversation, dit un mot des égarements de la Convention, Cavaignac l'avait interrompu avec une vivacité quelque peu impérieuse : Monseigneur, avait-il dit, oublie que mon père était de la Convention. — Le mien aussi, monsieur, avait repris le duc. M. Louis Blanc raconte que Cavaignac lui parlant un jour de l'Histoire de dix ans et du chapitre où hommage était rendu aux qualités militaires de son frère : Sais-tu, lui disait-il, ce qui dans ce chapitre m'a particulièrement touché ? C'est la note qui apprend au lecteur que le Cavaignac d'Afrique est mon frère. Mais pourquoi n'as-tu pas ajouté qu'il est le fils de cet autre Cavaignac... ? Il regarda le ciel et ne put continuer, tant il était ému.

[27] J. Stuart Mill, racontant une visite qu'il avait faite à Godefroy Cavaignac, disait de lui : Il répondait à la plus simple question d'un ton décidé qui vous faisait tressaillir et vous donnait le sentiment d'un pouvoir irrésistible et d'une indomptable volonté. (J. STUART MILL, Dissertations and discussions, t. I, p. 266.)

[28] Dans un procès où plusieurs agitateurs du parti étaient impliqués, l'un d'eux, Blanqui, faisait publiquement, dès janvier 1832, la déclaration suivante : Ceci est la guerre entre les riches et les pauvres ; les riches l'ont voulue, parce qu'ils ont été les agresseurs ; les privilégiés vivent grassement de la sueur des pauvres. La Chambre des députés est une machine impitoyable qui broie vingt-cinq millions de paysans et cinq millions d'ouvriers, pour en tirer la substance qui est transfusée dans les veines des privilégiés. Les impôts sont le pillage des oisifs sur les classes laborieuses.

[29] M. Quinet était leur écho, quand il écrivait : J'ai vu moi-même, en 1830, le retour des conventionnels, exilés depuis 1815. Ce souvenir me navre encore au moment où j'écris. Personne ne leur tendit la main. Ils reparurent étrangers dans leur propre maison... Ils voulurent revoir leurs provinces natales où ils avaient été autrefois honorés, applaudis. Pas un seuil ne s'ouvrit à eux ; le séjour leur devint bientôt insupportable. Après s'être convaincus qu'ils étaient incommodes aux vivants, ils se retirèrent à l'écart, dans quelque abri obscur, regrettant, comme l'un d'eux me l'a avoué, l'exil lointain d'où ils étaient sortis, et trouvant le retour pire cent fois que la mort qui ne pouvait tarder de suivre. (la Révolution, liv. XVII, § 13.)

[30] Lettre du 10 février 1832. (De la France, p. 59 et suiv.) — L'abbé Lacordaire écrivait, le 2 novembre 1832, au comte de Montalembert, en parlant des républicains : Fous sans idées, qui n'auraient peur de rien, ni du souvenir de Marat, ni d'un autre pire, s'il y en avait.

[31] SARRANS, La Fayette après la révolution de 1830, t. II, p. 358-359.

[32] National du 2 janvier 1832.

[33] National du 30 août 1830.

[34] National du 30 septembre 1830.

[35] Articles des 12 et 21 septembre 1830.

[36] Articles des 1er et 5 novembre 1830. — Carrel disait encore, le 22 décembre 1830 : L'intérêt bien entendu de l'immense majorité des citoyens de Paris, c'est, aujourd'hui comme au 30 juillet, la consolidation du trône élevé par la volonté nationale, parce qu'on ne peut rien mettre à la place... La démocratie absolue nous diviserait, nous armerait les uns contre les autres.

[37] Voir passim dans le National de 1831, notamment les articles des 5, 20 mai, 19 juin, 16 juillet, 5 octobre.

[38] Il s'agissait de la préfecture du Cantal. On a dit, pour excuser l'imprudente insuffisance de cette offre, que l'irrégularité de la vie privée de Carrel ne permettait pas de lui donner un poste plus en vue.

[39] Voir mon étude sur le Parti libéral sous la Restauration, p. 110 à 158.

[40] On donnait au Cirque le Passage du mont Saint-Bernard et toute une série de pièces sur l'Empereur ; à la Porte Saint-Martin, Schœnbrunn et Sainte-Hélène ; à un autre théâtre, l'Empereur. Un peu plus tard, on représentait au Vaudeville Bonaparte lieutenant d'artillerie ; aux Variétés, Napoléon à Berlin ; à la Gaité, la Malmaison et Sainte-Hélène, à l'Opéra-Comique, Joséphine ; ou le Retour de Wagram ; au théâtre du Luxembourg, Quatorze Ans de la vie de Napoléon ; aux Nouveautés, Napoléon à Brienne, où le rôle de Napoléon était joué par mademoiselle Déjazet, et le Fils de l'homme, où cette même actrice tenait le personnage du duc de Reichstadt ; à l'Odéon, Trente Ans de l'histoire de France, par Alexandre Dumas. Dans les petits vaudevilles du boulevard, on glissait une scène du temps de l'Empire, et, si c'était possible, on faisait paraître l'homme lui-même : on croyait alors le succès assuré. Il n'était pas jusqu'au théâtre miniature de M. Comte qui n'offrît un Napoléon en raccourci. A l'Ambigu, dans une apothéose de Benjamin Constant, on faisait dire par Talma à madame de Staël, dans les Champs Élysées :

...Vous n'auriez aucun travers,

Si vous n'aviez gardé rancune

Au grand héros qu'admire l'univers.

Enfin, dans une bouffonnerie sacrilège, où le christianisme était traité comme la mythologie a pu l'être, de notre temps, dans certaines opérettes, on montrait Napoléon en paradis. Il y était seul, au-dessus de tous, et l'on y faisait chanter au vieux soldat :

On craindrait qu'un jour de goguette,

Le caporal dise au Bon Dieu ;

Ot' toi d'là que j' m'y mette !

Dans chaque théâtre, on cherchait quel acteur, par sa taille, par son profil, par sa façon de mettre les mains derrière le dos, de jouer de la lorgnette, de parler bref, pouvait le mieux représenter Napoléon. Gobert, à la Porte Saint-Martin ; Edmond, au Cirque, s'étaient fait ainsi une sorte de réputation. La parodie s'en mêla. Aux Variétés, on voyait arriver tous les Napoléons à la file, en bon ordre, au pas militaire, ayant en tête le petit Napoléon du Théâtre miniature. Ils se rangeaient en ligne, exécutaient au commandement tous les gestes et mouvements consacrés ; ils prononçaient tous à la fois les mêmes mots historiques : Soldats, je suis content de vous... Soldats, du haut des pyramides, etc., etc.

[41] Ordonnance du 8 avril 1831.

[42] Article du 8 mars 1832.

[43] Article du 4 octobre 1830.

[44] Article du 22 mars 1834.

[45] La France, — écrivait Carrel en août 1832 au moment de la mort du duc de Reichstadt, — ne voulait pas d'un second Napoléon ; c'est elle, elle seule, qui continuera le grand homme.

[46] M. Thouret fut condamné de ce chef à trois mois de prison, le 7 février 1832. Il se fera remarquer parmi les républicains les plus exaltés de 1848.

[47] Ce fait est rapporté dans les Mémoires et Correspondance du roi Jérôme, et reproduit dans l'Histoire du second Empire, par M. Taxile Delord.

[48] Peu de temps avant la mort de Carrel, vers 1835, le prince Louis-Napoléon lui envoya un de ses agents, M. de Persigny. La conversation s'engagea. Carrel se montra découragé de l'état du parti républicain, se plaignant surtout du manque de chef. Il fut alors question du prince. Le nom qu'il porte, dit Carrel, est le plus grand des temps modernes ; c'est le seul qui puisse exciter fortement les sympathies du peuple français. Si ce jeune homme sait comprendre les nouveaux intérêts de la France, s'il sait oublier ses droits de légitimité impériale pour ne se rappeler que la souveraineté du peuple, il peut être appelé à jouer un grand rôle. (LAITY, Le prince Napoléon à Strasbourg, Paris, 1838.)

[49] C'est encore M. Laity qui a fait cette révélation. Voici comme il raconte le fait : En 1833, le général La Fayette fit dire au prince qu'il désirait beaucoup avoir une entrevue avec lui... Le rendez-vous fut donné. Le général reçut le prince avec la plus grande cordialité ; il lui avoua qu'il se repentait cruellement de ce qu'il avait aidé à faire en Juillet ; mais, ajoutait-il, la France n'est pas républicaine, et nous n'avions alors personne à placer à la tête de la nation ; on croyait Napoléon II prisonnier à Vienne. Il engagea fortement Napoléon-Louis à saisir la première occasion favorable de revenir en France, car, disait-il, ce gouvernement-ci ne pourra pas se soutenir, et votre nom est le seul populaire ; enfin il lui promit de l'aider de tous ses moyens, lorsque le moment serait arrivé.

[50] La Monarchie de 1830 (1831).

[51] Lettre du 22 juin 1831. Mémoires de La Fayette, t. VI.