I. Danger de guerre au moment où Périer prend le pouvoir. Son programme de paix. Comment il le maintient et le défend au milieu de toutes les difficultés et contre toutes les oppositions. Le projet de désarmement. — II. Les Autrichiens occupent Bologne. Périer veut éviter la guerre, mais obtenir diplomatiquement une compensation pour l'influence française. Attitude conciliante du cabinet de Vienne. La conférence de Rome. M. de Sainte-Aulaire et la cour romaine. Divergences entre notre ambassadeur à Rome et son gouvernement. Les négociations pour l'amnistie. La France demande la retraite des troupes autrichiennes. Elle est promise au cas où les puissances garantiraient l'autorité temporelle du Pape. La France subordonne cette garantie à l'accomplissement des réformes. Le Memorandum du 21 mai. Le gouvernement français exige que les réformes soient tout de suite réalisées. Refus du Pape. L'évacuation est cependant promise pour le 15 juillet. — III. En prenant le pouvoir, Casimir Périer trouve les affaires de Belgique embrouillées et compromises. Il se rapproche de l'Angleterre, adhère aux décisions de la Conférence, et presse les Belges de s'y soumettre. Obstination des Belges. Confiance de lord Palmerston en Périer. La question des forteresses. Le choix du Roi. La candidature de Léopold de Saxe-Cobourg. La France l'accepte. Premières ouvertures faites au prince. Les protocoles des 10 et 21 mai. Élection de Léopold et envoi de deux commissaires belges à Londres. Le traité des Dix-huit articles. Il est accepté par le Congrès de Bruxelles. Léopold prend possession du trône de Belgique. — IV. La Pologne. Vaines tentatives d'intervention diplomatique. La chute de Varsovie. Son effet en France. — V. Les hardiesses de la politique étrangère de Casimir Périer. La flotte française force l'entrée du Tage. Le roi de Hollande attaque la Belgique. Léopold demande le secours de la France et de l'Angleterre. Déroute des Belges. L'arrivée de l'armée française fait reculer les Hollandais, L'Europe émue de notre intervention. Périer la rassure. Son but atteint, il fait évacuer la Belgique. Résultats de cette expédition. Le traité des Vingt-quatre articles. Vivement attaqué en Belgique, il finit cependant par y être accepte. La Hollande proteste contre les Vingt-quatre articles. La Russie, la Prusse et l'Autriche ajournent la ratification de ce traité. La France et l'Angleterre le ratifient. Les trois cours de l'Est finissent par y adhérer sous réserve. La Belgique est devenue un État régulier, accepté par l'Europe. — VI. Les réformes sont repoussées dans les Légations, et l'autorité du Pape y est absolument méconnue. Intervention diplomatique des puissances. Entrée en campagne des troupes pontificales. Les Autrichiens occupent de nouveau Bologne. Périer a déjà fait connaître son projet d'occuper Ancône. Départ de l'expédition. Opposition imprévue du Pape. Les troupes françaises s'emparent d'Ancône de vive force et par surprise. Comment expliquer une violence contraire aux instructions de Périer ? Attitude du ministre français à la nouvelle de ce coup de main. Indignation du Pape. Scandale en Europe. Périer tient tête aux puissances et les rassure. Satisfactions données au Pape. Arrangement du 17 avril 1832. Jugement de l'expédition d'Ancône.I Tout était grave et urgent dans le programme de Périer. Néanmoins le plus urgent et le plus grave était peut-être ce qui regardait la question étrangère. Au moment même où s'évanouissait le ministère Laffitte, tous les conflits nés en Europe de notre révolution semblaient être arrivés à une heure de crise aiguë et décisive. Partout comme le bruit de soldats en lutte ou en marche ; et pendant ce temps, en France, la partie bruyante de l'opinion de plus en plus échauffée, turbulente et belliqueuse : situation telle que les hommes d'Etat étrangers les moins aventureux, M. de Metternich entre autres, n'espéraient guère qu'on pût échapper à une conflagration générale[1]. Devant un péril si manifeste, chacun en France éprouvait avant tout le besoin d'un gouvernement sachant enfin ce qu'il voulait, osant le dire et l'entreprendre. Aussi bien chez les belliqueux que chez les pacifiques, on était las et effrayé de cette faiblesse incertaine de M. Laffitte, qui, en dépit de la sagesse du Roi, nous laissait dériver à la guerre sans la vouloir et, par suite, sans la préparer. Le jour même de la formation du nouveau cabinet, Carrel lui enjoignait de sortir des indécisions, des engagements contradictoires, et d'opter, à la face de l'Europe et de la France, pour l'une des deux politiques en présence. Il ne cachait pas sans doute sa préférence pour la guerre ; mais, ajoutait-il, nous ne demandons qu'une chose, c'est qu'on avoue tout haut ce que l'on veut, pour ne plus tergiverser, ne plus reculer, ne plus chercher à leurrer les opinions qui font peur et qu'on croit intéressées à la guerre... Ce qui nous a toujours blessés dans les hommes qui ont gouverné depuis Juillet, c'est l'inconséquence ; le malaise profond de la France vient de là[2]. Casimir Périer était homme à satisfaire sur ce point
Carrel. Dès le début, nous avons vu qu'il inscrivait la paix dans son
programme. Son prédécesseur avait pu en dire à peu près autant, mais l'accent
n'était pas le même. Aussi chacun eut-il tout de suite, en France ou à
l'étranger, le sentiment qu'il s'était produit une transformation décisive
dans notre politique extérieure ; pour la première fois, on se sentit assuré
d'échapper à la guerre[3]. De Turin, M. de
Barante écrivait, le 26 mars 1831 : La formation du
nouveau ministère a en quelque sorte changé notre situation : la paix aura
l'apparence d'une volonté ferme et d'un système de politique à la fois intérieure
et extérieure ; elle ne semblera plus faiblesse et hésitation[4]. Cette impression
se fortifia encore, quand on vit comment, chaque jour, le ministre appliquait
et justifiait sa politique, surmontait les obstacles du dehors et tenait tête
aux contradictions du dedans. Quelques mois après l'avènement du nouveau
cabinet, M. de Salvandy rappelait que, depuis la révolution, tous les
ministres, même le plus malfaisant, avaient
désiré la paix ; mais, ajoutait-il, le ministère actuel a eu la gloire de la vouloir et de
l'avouer, de repousser la propagande révolutionnaire et de la flétrir, de
rester dans le droit des gens et de dire pourquoi[5]. Le Journal
des Débats, vers la même époque, s'exprimait ainsi : La véritable gloire de ce ministère, c'est d'avoir le
premier osé croire à la paix ; le nom de M. Périer n'est si considérable en
Europe que parce qu'il a cru à la paix et a su la vouloir[6]. Vainement, dans le Parlement, dans la presse, dans les élections[7], l'opposition portait-elle tous ses efforts sur les questions étrangères, revenant constamment à la charge sans tenir compte des défaites qui lui avaient été infligées, exploitant les mauvaises passions comme les sympathies généreuses, les calculs de parti comme les ambitions nationales, exaltant l'orgueil révolutionnaire, envenimant les blessures patriotiques, traitant la prudence nécessaire de lâcheté honteuse, dénonçant avec colère la France abaissée, ses amis abandonnés, ses intérêts trahis, son indépendance compromise, son honneur perdu ; en un mot, répétant et aggravant les déclamations que nous avons déjà signalées sous les deux premiers ministères[8] ; vainement, dans cette opposition, les imprévoyants s'associaient-ils aux violents, les timides aux hardis, les hypocrites aux cyniques, ceux qui se défendaient de vouloir la guerre, comme La Fayette, O. Barrot ou même Laffitte, à ceux qui se vantaient d'y pousser, comme Lamarque, Mauguin ou Carrel ; vainement ces questions, en même temps qu'elles étaient le sujet de presque toutes les discussions parlementaires, fournissaient-elles trop souvent le prétexte et le cri des émeutes ; vainement, jusqu'au sein du parti conservateur, l'exaltation du chauvinisme, la sympathie pour les peuples souffrants, et surtout cette imagination surexcitée, cette inquiétude nerveuse, ce goût du dramatique et du subit, sorte d'état maladif né de la révolution, obscurcissaient-ils l'idée de la paix, éveillaient-ils des velléités belliqueuses chez les bourgeois les plus paisibles, dans les esprits les plus rassis, et amenaient-ils les meilleurs amis du ministère à se demander si une bonne guerre ne serait pas un dérivatif utile[9] ; ni les attaques des adversaires, ni les déclamations de la tribune, ni les désordres, de la rue, ni le trouble de l'opinion, ni les égarements ou les défaillances des conservateurs n'ébranlaient un moment Casimir Périer. Il voyait trop clairement que la guerre serait la coalition au dehors et la révolution au dedans[10]. A tant de violences il opposait sa vigueur, à ces entraînements sa volonté, à ce scepticisme sa raison, à toutes ces vapeurs malfaisantes la saine clarté de son bon sens. Prétendait-on qu'un nouveau droit international était né des barricades de 1830, il répondait[11] : La révolution de Juillet n'est pas venue faire une France ni une Europe, elle les a trouvées toutes faites ; elle devait sentir le besoin de s'adapter à l'une comme à l'autre. S'imaginait-on pouvoir se donner le plaisir, à la tribune, de ne pas accepter les traités, sans cependant rompre avec les autres puissances, il disait : Des traités ne se déchirent qu'avec l'épée ; c'est donc la guerre qu'on demande, en demandant le mépris des traités... le pays la demande-t-il ?[12] Il mettait vivement la majorité, parfois hésitante, en face de sa responsabilité, et chacun sentait que ce n'était pas phrase de rhétorique quand il terminait ainsi un de ses discours : La discussion qui vous occupe décidera probablement l'avenir de l'Europe ; c'est à vrai dire la guerre et la paix qui sont en question devant vous[13]. La thèse de la paix prenait d'ailleurs dans sa bouche quelque chose de viril, de hardi, et l'on oserait dire de militant. Croyez donc à la paix, messieurs, criait-il à cette assemblée qu'on cherchait à griser de déclamations belliqueuses ; croyez-y, comme vous croyez à la gloire de la France ; croyez à la paix, comme vous croyez à la justice ![14] L'impression de ce langage fut considérable. La Chambre, qui à l'origine était fort encline aux entraînements de ce que le général Sébastiani appelait dédaigneusement la politique de cabaret, s'en dégagea peu à peu. L'opinion publique fit de même. La faveur acquise d'abord aux idées de guerre passa aux idées de paix. Au début du ministère, le 2 avril 1831, M. de Rémusat avait écrit à M. de Barante : On ne doit point se dissimuler que la guerre est très-populaire ; c'est une réaction naturelle contre quinze ans d'humiliation. Le même disait dans une lettre adressée, le 28 octobre, toujours à M. de Barante : La paix est comme assurée ; c'est un grand soulagement pour les bons citoyens et un vrai triomphe pour le gouvernement ; je trouve qu'il a parfaitement mené la politique étrangère[15]. La duchesse de Broglie écrivait aussi, le 23 novembre : La paix fait un plaisir général, quoi qu'en disent nos héros[16]. Périer rêvait d'attacher son nom à une mesure qui eût fait sentir plus effectivement encore le bienfait de la paix. La situation troublée qui avait été en Europe la conséquence des événements de juillet avait provoqué partout, et spécialement en France, des armements considérables. C'était une charge très-lourde pour les contribuables. Périer voulait arriver à un désarmement général et simultané. Il comptait beaucoup sur l'effet que produirait dans l'opinion l'annonce inattendue et solennelle d'une telle mesure. Il n'était pas depuis quelques semaines au pouvoir qu'il faisait aux autres cabinets des ouvertures dans ce sens. Les obstacles auxquels il se heurta ne le découragèrent pas. Pour tâcher de les surmonter, il usait du crédit qu'il avait acquis au dehors, crédit si considérable que les chancelleries étrangères posaient comme condition même du désarmement le maintien de Périer au pouvoir. Enfin, après plusieurs vicissitudes, vers la fin de 1831, les puissances s'étaient accordées avec le gouvernement français sur le principe de ce désarmement ; la mise à exécution paraissait en devoir être prochaine[17] ; mais chaque fois que l'on croyait y toucher, il se produisait sur quelqu'un des points de l'Europe où la Révolution avait fait sentir son contre-coup, une complication nouvelle qui venait tout retarder. C'est qu'en effet, il ne suffisait pas d'apporter une volonté générale de paix ; il fallait aussi résoudre les questions particulières qui, dès avant le ministère du 13 mars, se trouvaient soulevées en Italie, en Belgique, en Pologne. Là était même la tâche principale imposée à notre diplomatie, et, pour connaître vraiment la politique étrangère de Périer, nous devons pénétrer dans le détail des négociations poursuivies sur ces théâtres divers. II En Italie, au moment où Casimir Périer prenait le pouvoir, l'intervention autrichienne était un fait accompli à Modène et à Parme[18]. Dans les États de l'Église, elle n'était encore qu'une menace, menace que notre diplomatie avait grand désir, mais au fond peu d'espoir d'écarter[19]. Aussi le nouveau cabinet dut-il, sans un jour de retard, se demander ce qu'il ferait au cas où cette intervention se produirait. La guerre devant laquelle M. Laffitte lui-même avait reculé, Périer ne songeait pas plus que son prédécesseur à en courir les risques. Seulement, plus conséquent, il voulut tout de suite mettre le langage public du gouvernement en accord avec ce que devait être sa conduite. Sous le cabinet précédent, l'embarras et le péril étaient venus de ce que, pour capter les applaudissements de la gauche, les ministres avaient fait à la tribune des déclarations trop absolues sur la non-intervention : par là, ils avaient inquiété les puissances, trompé les Italiens, et s'étaient exposés à se faire accuser plus tard de défaillance ou de mauvaise foi. Le premier soin de Casimir Périer, en développant son programme, le 18 mars, fut de répudier ces généralités et de préciser les restrictions avec lesquelles il entendait accepter le nouveau principe : Ce principe a été posé : nous l'adoptons... Est-ce à dire que nous nous engageons à porter nos armes partout où il ne sera pas respecté ? Messieurs, ce serait une intervention d'un autre genre ; ce serait renouveler les prétentions de la Sainte-Alliance ; ce serait tomber dans la chimérique ambition de tous ceux qui ont voulu soumettre l'Europe au joug d'une seule idée et réaliser la monarchie universelle. Ainsi entendu, le principe de non-intervention servirait de masque à l'esprit de conquête. Nous soutiendrons ce principe en tout lieu, par la voie des négociations. Mais l'intérêt et la dignité de la France pourraient seuls nous faire prendre les armes. Nous ne concédons à aucun peuple le droit de nous forcer à combattre pour sa cause, et le sang des Français n'appartient qu'à la France. En outre, craignant que le maintien au ministère des affaires étrangères du général Sébastiani, naguère collègue de M. Laffitte et plus ou moins compromis dans les déclarations d'alors, ne donnât lieu à quelque équivoque, il exigea que le général répétât après lui, sur le principe de non-intervention, ce qu'il venait de dire lui-même. A peine avait-il eu le temps de prendre cette précaution qu'arriva à Paris la nouvelle de l'entrée des troupes autrichiennes dans Bologne. Elles avaient occupé cette ville, le 21 mars, sans même avoir chargé leurs armes, écrivait M. de Metternich, et se disposaient à soumettre les autres provinces insurgées, où elles ne devaient pas rencontrer plus de résistance. Si prévue que fût cette intervention, l'émotion fut grande en France. A entendre les patriotes, nous étions bravés, nous recevions, à la face de l'Europe, quelque chose comme l'affront d'un démenti ; on ajoutait que notre parole avait été donnée aux révolutionnaires italiens, et que nous ne pouvions y manquer sans déshonneur. Les violents parlaient haut ; les modérés eux-mêmes étaient étourdis et ébranlés. Dans ce trouble, M. Laffitte, en dépit de ses volontés pacifiques, se fût probablement laissé aller au courant : Casimir Périer y résista hautement. Il se prononça pour la paix, mais avec ce je ne sais quoi de décidé qui donnait chez lui un air de hardiesse et de fierté même à la prudence. Son refus de prendre les armes apparaissait à l'opinion et aux cabinets étrangers, non plus comme l'hésitation et la défaillance d'un gouvernement qui reculait devant ses propres menaces, mais comme la fermeté d'un gouvernement qui avait résolu la paix et qui l'imposait autour de lui[20]. Soucieux non-seulement du repos, mais aussi de l'honneur
du pays, Casimir Périer protesta aussitôt contre toute allégation que la
France eût engagé sa parole aux insurgés. Aux clameurs de l'opposition qui
parlait de promesses faites, et qui s'écriait
avec le général Lamarque : Au delà des Alpes, la foi
française et la foi punique sont désormais synonymes ! il répondit,
dans la séance du 30 mars : Il n'y a de promesses
que les traités. Des secours ont été promis. Par qui ? A qui ? A
l'insurrection ? Jamais, jamais par le gouvernement. Si quelqu'un a parlé au
nom et à l'insu de la France, il est de son devoir d'accepter la
responsabilité de ses promesses, en le déclarant. Le principe de
non-intervention, proclamé à cette tribune, n'était pas une protection
offerte ou accordée aux peuples qui s'insurgent contre leur gouvernement ;
c'était une garantie donnée aux intérêts bien entendus du pays, et aucun
peuple étranger n'a le droit d'en réclamer l'application en sa faveur.
Casimir Périer voulait convaincre non-seulement la France, mais aussi
l'Europe, de notre non-complicité avec les insurgés d'Italie. Ceux-ci
n'avaient pas eu une fin brillante ; réfugiés en dernier lieu à Ancône, ils
n'avaient pas même attendu d'apercevoir les uniformes autrichiens, pour
capituler et se disperser prudemment[21] ; seulement, en
succombant, ils avaient publié un manifeste, sorte d'ultima verba, où ils déclaraient ne s'être
soulevés que sur les encouragements et les promesses de la France, et
tâchaient d'imputer à son abandon la responsabilité et l'humiliation de leur
déroute. Aussitôt que ce document fut connu à Paris, le gouvernement adressa
à ses agents diplomatiques une circulaire, leur recommandant
de saisir toutes les occasions de repousser par les dénégations les plus
formelles cette odieuse calomnie[22]. Casimir Périer ne s'en tint pas à cette attitude négative. S'il se refusait à voir dans le seul fait de l'entrée des Autrichiens à Bologne un casus belli, il ne se dissimulait pas que cette intervention, faite malgré nous et contre nos idées, portait atteinte à notre crédit en Italie, à notre importance en Europe. Il en conclut à la nécessité d'obtenir diplomatiquement quelque acte, quelque concession qui fût manifestement faite en considération de la France et qui montrât à tous que l'Autriche rencontrait devant elle, dans la Péninsule, une puissance capable de limiter son action, de contre-balancer son influence[23]. Il lui parut que ce résultat serait atteint, s'il obtenait de l'Autriche la prompte retraite de ses troupes, du gouvernement romain des mesures de clémence et de réforme. Ce plan arrêté, Périer en entreprit l'exécution avec promptitude et énergie. Tout d'abord, estimant avoir droit à l'appui moral de l'Europe en retour du service qu'il lui rendait, voulant d'ailleurs la constituer solennellement témoin des démarches qu'il allait faire, il convoqua, le 27 mars, les ambassadeurs étrangers et leur déclara que la guerre serait inévitable, si l'Autriche n'évacuait au plus vite les Légations, et si elle ne donnait son concours à la conférence qui devait s'ouvrir à Rome pour rechercher les réformes à accomplir dans l'administration pontificale[24]. A l'appui de ce langage, il annonça, le lendemain, à la Chambre, une demande de crédit de 100 millions, et la motiva par l'occupation de Bologne, en termes calculés pour indiquer sa double volonté de maintenir la paix et d'exiger les satisfactions dues à la France. Nos agents à l'étranger reçurent instruction de commenter dans le même sens cette demande de crédit[25]. Enfin, le 31 mars, il s'adressa directement au gouvernement autrichien ; le général Sébastiani remit au comte Apponyi une note qui était en réalité l'œuvre de Périer lui-même[26] et qui portait le même caractère de mesure et de fermeté que tous les actes précédents. Le gouvernement français y rappelait d'abord que, dès le début des troubles, il s'était empressé de témoigner à la cour de Rome, par les assurances les plus positives et les plus explicites, qu'il était décidé à ne pas souffrir le renversement de la souveraineté du Pape ou le démembrement des États d'une puissance dont l'existence, l'indépendance et le repos sont d'un si haut intérêt pour toute la chrétienté ; il rappela aussi la proposition faite à la cour de Vienne de se concerter avec la France et avec la cour pontificale, pour s'efforcer d'opérer par des voies de conciliation la pacification prompte et durable des pays insurgés. La note ajoutait ensuite : Le soussigné ne saurait exprimer combien S. M. le roi des Français regrette que l'empereur d'Autriche ait cru devoir recourir à l'emploi de la force. Le regret est d'autant plus vif que les voies de conciliation n'avaient pas même été tentées. Mais sa juste confiance dans les intentions pacifiques de Sa Majesté Impériale lui fait encore espérer qu'en donnant promptement l'ordre de faire évacuer par ses troupes le territoire du Saint-Siège, elle facilitera l'ouverture des négociations indispensables dont les bases avaient été convenues entre les deux cours et dont l'issue favorable ne saurait être douteuse[27]. L'attitude si nette, si une, si franche, du nouveau cabinet français obtint ce double résultat, que le ministère précédent n'avait jamais atteint, d'inspirer confiance à l'Europe et de lui en imposer. Au sortir de la conférence du 27 mars, l'ambassadeur de Prusse ne tarissait pas sur la loyauté, l'énergie, la modération du caractère de M. Périer, et il pressait son gouvernement d'appuyer à Vienne les demandes du cabinet des Tuileries, ce qui fut aussitôt fait[28]. L'ambassadeur de Russie à Paris, M. Pozzo di Borgo, faisait également recommander au chancelier autrichien d'être bien coulant avec le gouvernement français[29]. De Turin, M. de Barante écrivait, le 4 avril : J'ai pu juger avec satisfaction des heureux effets qu'opèrent au dehors la situation ferme et le langage de franchise de notre ministère. Nous nous trouvons ainsi placés sur un bien meilleur terrain. Plus de propagande à nous imputer, plus de réticences sur notre état intérieur. Nous pouvons parler de la guerre et nous faire écouter au nom de l'intérêt général de l'Italie et de la balance de l'Europe. Et il ajoutait, le lendemain : Maintenant ce qui vient du gouvernement français est accueilli avec considération et confiance ; les soupçons injurieux que je démêlais auparavant, et que l'on a avoués depuis, ne me semblent plus exister[30]. Loin donc d'être encouragée par l'Europe à nous braver, l'Autriche se voyait pressée d'être conciliante. D'elle-même elle y était portée. Elle avait cru nécessaire d'intervenir, mais elle n'attendait pas sans un certain tremblement l'effet que sa démarche produirait en France. Les explications que, dès la première heure, M. de Metternich avait données à Vienne ou envoyées à Paris, avaient témoigné d'un grand désir de nous rassurer et de nous calmer. Sa réponse officielle à la note du 31 mars fut satisfaisante. Elle promettait une prompte évacuation ; les documents qui y étaient joints constataient que, dès le 26 mars, l'ordre avait été envoyé au commandant de l'armée autrichienne de prolonger le moins possible l'occupation ; il devait retirer immédiatement le gros des troupes, en ne laissant que de faibles détachements à Ancône et à Bologne ; les commandants de ces petites garnisons seraient munis d'ordres de service les soumettant à la direction de l'ambassadeur d'Autriche à Rome ; celui-ci serait chargé de fixer, de concert avec le cardinal secrétaire d'État et avec l'ambassadeur de France, l'époque où aurait lieu l'évacuation complète. Le cabinet de Vienne acceptait aussi avec empressement la proposition d'ouvrir une conférence à Rome, et il faisait communiquer au gouvernement français les instructions envoyées au comte de Lutzow, ambassadeur d'Autriche près le Saint-Siège. Il était prescrit à cet ambassadeur de prévenir par toutes sortes d'égards et de marques de confiance M. de Sainte-Aulaire, et de seconder ses démarches pour obtenir des réformes. Nous avons l'espoir, ajoutait le chancelier dans sa lettre à M. de Lutzow, que vos efforts, réunis à ceux de l'ambassadeur de France, obtiendront sans de grandes difficultés, du Saint-Siège, ce que nous lui demandons pour son bien. Nous regarderons ce succès comme la récompense du secours que Sa Majesté Impériale a prêté à Sa Sainteté, et nous n'en ambitionnons pas d'autre[31]. L'adhésion, en apparence si complète, si zélée, du cabinet de Vienne à la proposition de conférence, était un premier succès pour la diplomatie française. L'effet en fut de transférer à Rome le siège principal des négociations[32]. Notre cabinet ne voulut pas laisser à ces négociations le caractère d'un tête-à-tête entre la France et l'Autriche. Avant qu'elles commençassent, il obtint du cabinet anglais, avec lequel il avait rétabli l'entente un moment ébranlée à la fin de la dernière administration, qu'il envoyât un agent pour y prendre part. L'Autriche, par contre, appela les représentants de la Prusse et de la Russie. Dès lors la conférence de Rome se trouva composée comme celle de Londres. Le précédent des affaires belges nous encourageait à suivre la même méthode. C'était à M. de Sainte-Aulaire, en sa qualité d'ambassadeur près le Saint-Siège, qu'il appartenait de jouer à Rome le rôle de M. de Talleyrand à Londres. Il aborda cette tâche à la fois avec entrain et émotion, sentant vivement, et ce qu'elle pouvait avoir de grand, et ce qu'elle avait de délicat : Nous tous, diplomates en Italie, écrivait-il, dès le 22 mars, à son collègue et ami M. de Barante, nous sommes déshonorés, si nous ne parvenons pas à empêcher la guerre[33]. Les difficultés étaient nombreuses. L'Autriche, demeurée au fond hostile malgré ses belles paroles, ne voulait pas la guerre sans doute, mais, heureuse de nos embarras, de nos mortifications, elle ne se refusait pas le plaisir de les augmenter sous main ; si elle se prêtait par prudence et par nécessité à une délibération commune, c'était sans goût, sans confiance, sans désir de réussir. Du côté du gouvernement pontifical, il y avait aussi des obstacles à surmonter. Grégoire XVI possédait plus les vertus d'un religieux ou la science d'un théologien que les qualités d'un homme d'État. Dans les affaires politiques et administratives, il apportait beaucoup de droiture, avec peu d'ouverture d'esprit et pas du tout d'expérience. Sincèrement, honnêtement désireux de bien gouverner ses peuples, il sentait d'instinct la nécessité de grandes réformes, mais n'avait aucune notion nette de ce qu'elles pourraient, être. Par nature et par habitude d'esprit, il était plutôt en défiance des idées nouvelles. L'y convertir eût été malaisé : si bon, si doux, si paternel, qu'il fût d'ordinaire avec ceux qu'il recevait, il avait de la dignité et de l'autorité du pontife un sentiment profond qui ne permettait guère de discuter avec lui et de modifier les idées qu'il avait pu se faire à priori. Toute pression trop forte, toute tentative de le brusquer, de le faire marcher autrement qu'à son pas, risquait de se heurter à un non possumus invincible. Très-différent était le secrétaire d'État, le cardinal Bernetti. De belle humeur et de bonne mine, aimable, spirituel, fin, rusé, d'allures plus mondaines qu'ecclésiastiques, sans cependant rien d'irrégulier dans sa vie[34], il avait acquis, dans ses missions à l'étranger, plus de connaissance de son temps, plus d'intelligence de la politique moderne qu'on n'en avait généralement à Rome. C'est avec lui qu'il eût été le plus facile de s'entendre. Mais il était loin d'être omnipotent. Grégoire XVI, tout en lui témoignant amitié et estime, ne lui accordait pas une entière confiance. Et puis le cardinal avait contre lui les zelanti, fort puissants dans la prélature et le Sacré Collège, non suivis sans doute, mais ménagés par le Pape. Que ce fût scrupule, routine ou intérêt personnel au maintien des abus, les zelanti repoussaient tout changement ; réforme leur était synonyme de révolution. Rien ne leur paraissait plus insupportable que les prétentions de cette conférence diplomatique, venant traiter d'eux, chez eux et sans eux, et ils avaient en effet assez beau jeu à dénoncer ce spectacle bizarre de cinq laïques, dont trois hérétiques, intervenant entre le Pape et ses sujets, et s'ingérant en des matières qui touchaient par tant de côtés au droit ecclésiastique. Ce qu'ils redoutaient et détestaient par-dessus tout, c'était l'influence du gouvernement français qu'ils accusaient, sur le témoignage même du dernier manifeste insurrectionnel, imprimé à Ancône le 26 mars, d'avoir été l'instigateur et d'être encore au fond le patron de la révolte. M. de Sainte-Aulaire eut tout de suite le sentiment que
cette dernière accusation faisait impression sur beaucoup d'esprits, et que,
pour exercer quelque action à Rome, non-seulement sur le gouvernement
pontifical, mais aussi sur les représentants des autres puissances, il devait
répudier une complicité si compromettante et à laquelle malheureusement plus
d'une apparence avait pu faire croire. Il saisit donc la première occasion de
le faire avec éclat, et, dans une note adressée, le 15 avril, au cardinal
Bernetti, il déclara n'avoir pu voir sans un vif
ressentiment les auteurs du manifeste d'Ancône aggraver ainsi leur faute par des calomnies aussi contraires à
l'évidence des faits qu'offensantes pour la France. Il rappela les preuves d'intérêt et de sollicitude que le
gouvernement du Roi Très-Chrétien avait données au Saint-Père, dès qu'il
avait été informé du soulèvement de la ville de Bologne, et la volonté
plusieurs fois exprimée par Sa Majesté de rester fidèle aux traités qui
garantissaient la souveraineté temporelle du Saint-Siège. Puis,
faisant allusion à la nouvelle, alors répandue, de
l'arrivée d'une armée française destinée à soutenir une tentative de
révolution, il terminait ainsi : Le
soussigné, non moins explicite sur ce point que sur les précédents,
s'empresse de déclarer que le gouvernement français ne veut point, ne voudra
jamais protéger, dans les États du Pape, des entreprises aussi coupables
qu'insensées, dont l'effet serait infailliblement d'attirer sur les peuples
de nouveaux désastres et de retarder l'exécution des projets généreux que le
Saint-Père a conçus pour leur bonheur. C'était à dessein et pour
dégager la politique française des équivoques du ministère précédent, que M.
de Sainte-Aulaire s'était servi des expressions les plus nettes et les plus
fortes. Cette note, aussitôt publiée et traduite dans toutes les langues, eut
un immense retentissement. A Rome, l'effet en fut bon et fit à notre
ambassadeur une situation qui devait profiter à l'influence française. Mais
elle souleva une grande clameur en France, dans le parti avancé. Les réfugiés
italiens dénoncèrent, en termes injurieux, à la Chambre des députés, l'effronté menteur, l'être infâme qui avait tenu un
tel langage. Les journaux firent écho. Les amis mêmes de M. de
Sainte-Aulaire, étourdis de ce tapage, lui écrivaient qu'il avait été trop
loin. Au plus fort d'une émeute parisienne, dans les premiers jours de mai,
une députation des insurgés vint au Palais-Royal réclamer le rappel de
l'ambassadeur à Rome, affirmant que la tranquillité se rétablirait aussitôt,
si l'opinion publique recevait cette satisfaction. Ni le Roi ni le président
du conseil ne furent un moment tentés de céder à de telles exigences. Sur le
fond des idées, ils ne pouvaient blâmer leur agent, qui n'avait fait que
répéter un démenti déjà formulé dans la circulaire envoyée, le 8 avril, par
le général Sébastiani aux représentants de la France à l'étranger ;
toutefois, à la lecture de la note du 19 avril, ils n'avaient pas été sans
éprouver quelque surprise d'un accent si papalin,
un peu gênés qu'on parlât publiquement, en leur nom, au chef de l'Église, sur
un ton si différent de celui qui avait alors cours à Paris, dans les rapports
du pouvoir civil avec le clergé[35]. Et puis, s'ils
ne voulaient pas soutenir les insurgés, ils s'inquiétaient de voir malmener
si rudement des hommes qui rencontraient encore beaucoup de sympathies dans
l'opinion régnante. C'était le premier signe, nous ne dirons pas des divergences de fond, mais des différences de point de vue qui devaient, au cours de ces négociations, se manifester plus d'une fois, non sans inconvénient, entre le ministère et l'ambassadeur. Casimir Périer sans doute était fort décidé à répudier en Italie toute propagande révolutionnaire ; il s'attachait à regagner la confiance des dynasties locales et leur offrait l'appui qu'il refusait aux fauteurs d'insurrection[36] ; il comprenait même les raisons d'ordre supérieur qui l'obligeaient à protéger avec plus de soin encore contre toute atteinte le domaine temporel du Saint-Siège, garantie de son indépendance spirituelle[37]. Toutefois, si éveillée que fût à ce sujet sa sollicitude, il était une préoccupation qui l'emportait sur toutes les autres dans son esprit, c'était celle de la lutte où il était engagé, dans son propre pays, contre le parti révolutionnaire. Précisément au moment où s'ouvraient les négociations de Rome, cette lutte entrait dans une phase critique et décisive ; des élections générales se préparaient en France, et l'issue en semblait fort incertaine. Le ministre était dès lors amené à envisager principalement les négociations sous le rapport des avantages qu'il pouvait en retirer pour sa bataille électorale ; il y cherchait des résultats immédiats qui frappassent l'opinion, répondissent aux idées régnantes, flattassent l'amour-propre et même les préjugés nationaux. Que, pour atteindre ce but, il fallût traiter sans ménagement le gouvernement pontifical, l'exposer à certains risques, ne pas observer exactement la justice distributive entre le Pape et ses adversaires, on ne paraissait pas s'en inquiéter beaucoup à Paris ; ou du moins on estimait que ces inconvénients étaient peu de chose à côté de ceux qu'il fallait prévenir en France. Ce que Casimir Périer avait conscience de défendre, ce à quoi il croyait juste de tout subordonner, ce n'était pas l'intérêt mesquinement égoïste d'un cabinet, c'était l'existence de la monarchie, la sécurité de la société, la paix du monde. Cette partie perdue, que fût devenu le gouvernement pontifical lui-même ? L'Europe entière, frappée de la grandeur de l'enjeu, assistait attentive, anxieuse, aux préliminaires de ces élections où elle se sentait presque autant intéressée que la France elle-même. M. de Sainte-Aulaire voyait les choses un peu autrement. Il comprenait sans doute l'importance du combat livré par Casimir Périer, et était résolu à tout faire pour l'aider à vaincre ; mais, vivant et agissant à Rome, il attachait à l'œuvre qui y était entreprise sous sa responsabilité directe plus d'importance que ceux qui la considéraient de loin ; il avait plus de souci qu'elle fût en elle-même équitable, solide, efficace. Ce n'était pas seulement chez lui calcul de politique ; c'était aussi question de sentiment. Ce libéral, demeuré chrétien, n'avait pu fréquenter le Pape sans éprouver à son égard une sollicitude respectueuse et attendrie que l'on eût eu peine à retrouver dans le Paris de 1830. De plus, ayant vu de près ce qu'il appelait la mort ignominieuse de la révolution romaine[38], cette piteuse déroute succédant si promptement à tant d'arrogante violence, il ressentait à l'égard des insurgés un mépris sévère, contrastant avec la complaisance indulgente de l'opinion française. Sous l'empire des préoccupations que nous venons d'indiquer, le gouvernement français avait ainsi formulé les exigences qu'il chargeait son ambassadeur de faire prévaloir à Rome : 1° évacuation complète et immédiate de l'État romain par les troupes autrichiennes ; 2° amnistie pleine et entière en faveur de toutes les personnes compromises dans la révolution ; 3° réformes qui soient de nature à satisfaire l'opinion libérale en France et qui assurent aux provinces insurgées un régime se rapprochant autant que possible des formes du gouvernement représentatif. L'amnistie fut la première question soulevée. Les insurgés, malgré leur peu glorieux échec, étaient demeurés populaires en France, et d'ailleurs notre gouvernement, bien que répudiant toute solidarité avec eux, croyait son honneur et son humanité engagés à préserver contre des rigueurs même légitimes des hommes qui avaient pu se croire encouragés par nous. La Conférence se prêta facilement à appuyer nos conseils de clémence. Ce fut d'abord sans succès. Les zelanti prirent les devants et arrachèrent au Pape, le 15 avril, un premier édit qui, tout en se terminant par le mot de pardon, faisait grand étalage d'inquisition et de sévérité. Mais, sur les instances des ambassadeurs, un nouvel édit fut rendu, le 30, qui révisait le premier et faisait cette fois une large part à la clémence : très-peu d'exceptions étaient maintenues à l'amnistie ; quant aux émigrés, on les astreignait seulement à demander, pour rentrer, une autorisation qui devait leur être accordée facilement. Par malheur, la rédaction semblait calculée en vue de masquer cette clémence, au lieu de la mettre en relief. Les amis des révolutionnaires italiens en profitèrent pour persuader au public français, déjà très-excité contre le premier édit, que le second ne valait pas mieux et qu'une réaction cruelle sévissait à Rome. Le cabinet de Paris, fort ennuyé du mécontentement de l'opinion, s'en prit au gouvernement pontifical qu'il menaça même un moment d'une rupture diplomatique. Pauvre gouvernement pontifical ! La vérité était qu'au lendemain d'une insurrection vaincue, il n'avait pas un seul détenu dans ses prisons. Instruit de la réalité des faits par M. de Sainte-Aulaire, notre ministre le prit sur un ton moins irrité ; mais, toujours plus préoccupé de l'effet produit à Paris que des réalités obtenues à Rome, il insista pour de nouvelles concessions. Je conviens, écrivait le général Sébastiani à son ambassadeur, que relativement à l'amnistie, il reste, quant au fond, peu de chose à désirer du gouvernement romain... Nous reconnaissons avec vous que la sévérité de l'acte du 30 avril est bien plus apparente que réelle... Mais les formes sont précisément ce qui frappe la multitude. En dépit de la réalité des faits, tant que l'édit du 30 avril n'aura pas été modifié, on restera généralement convaincu que Rome est un théâtre de proscription, et que la France a fait d'inutiles efforts pour sauver les proscrits... Au moment des élections générales, on ne saurait trop éviter tout ce qui peut choquer l'opinion. Devant ces nouvelles exigences, le premier mouvement du cardinal Bernetti fut de se révolter : à la menace d'une rupture diplomatique, il se laissa même aller à répondre qu'il verrait avec regret partir le comte de Sainte-Aulaire, mais qu'il souhaiterait de grand cœur bon voyage à l'ambassadeur de France. Toutefois, sous l'action du diplomate français qu'il devinait n'être qu'à regret l'instrument de cette pression morale, le cardinal se calma bientôt et finit par céder : il adressa, le 3 juin, à notre ambassadeur, une note interprétative de l'édit du 30 avril ; il y déclarait qu'aucune confiscation ou amende ne serait prononcée et promettait que des passeports seraient accordés sans information à tous les émigrés dont le gouvernement français appuierait la demande. Le cabinet de Paris était, à peu de chose près, arrivé à ses fins. Avait-il lieu d'être bien fier de ce premier succès ? En même temps qu'il avait pressé l'octroi d'une amnistie, M. de Sainte-Aulaire n'avait pas manqué de réclamer le retrait des troupes autrichiennes. De tous les résultats qu'il était chargé de poursuivre, c'était celui qui tenait le plus au cœur de nos ministres, parce que c'était celui qui leur paraissait devoir le mieux prouver au public français l'efficacité de leur politique de paix. Dès le 8 avril, le général Sébastiani écrivait à son ambassadeur : La prompte retraite de l'armée autrichienne intéresse directement la dignité de la France ; vous ne devez rien épargner pour l'obtenir. Et il répétait, quelques jours après : Le principal intérêt de la France dans cette affaire, celui qui efface à nos yeux tous les autres et que nous ne pouvons sacrifier à aucune considération, est d'obtenir la retraite des troupes impériales. Mais ce qui paraissait si simple, à considérer de Paris les convenances de la politique française, l'était beaucoup moins, quand on considérait de Rome la situation du gouvernement pontifical. Une question, en effet, se posait tout de suite : l'évacuation ne serait-elle pas le signal d'une nouvelle insurrection ? Aux premières ouvertures de notre ambassadeur, le plénipotentiaire autrichien répondit fort habilement : Nous ne demandons qu'à nous en aller ; mais n'étant venus que sur l'appel du Pape, il convient d'abord de lui demander son avis. Et le Pape consulté de dire aussitôt : Pour Dieu ! ne vous en allez pas ; je n'ai pas un soldat, pas un écu, et la révolte est imminente. Tous les membres de la Conférence, y compris même l'agent anglais, déclarèrent alors à notre ambassadeur qu'insister sur la retraite immédiate des troupes impériales, c'était faire trop beau jeu aux révolutionnaires et encourir une responsabilité terrible qu'ils ne consentaient point à partager avec le représentant de la France. La situation était difficile pour M. de Sainte-Aulaire.
Moins que tout autre, il était insensible aux dangers auxquels l'évacuation
pourrait exposer le gouvernement pontifical. D'autre part, il était convaincu
que l'Europe entière et le Pape lui-même courraient un danger beaucoup plus
certain et plus grand si le ministère Périer était acculé à déclarer la
guerre à l'Autriche, ou si, ne le faisant pas, il était renversé par des
électeurs mécontents de ne l'avoir pas vu mieux sauvegarder, en Italie,
l'amour-propre et l'influence de la France. Ému, mais non découragé, il se
mit bravement à l'œuvre. Parmi les arguments qu'on lui envoyait de Paris, il
fit son choix et prit tout d'abord le parti de ne pas parler du principe de
non-intervention. Dès le 22 mars, au début de son ambassade, il avait écrit à
M. de Barante : Je ne prononce plus le mot de
non-intervention ; j'ai trouvé que le prétendu principe ne souffrait pas cinq
minutes de discussion. Il préféra invoquer les promesses faites par
l'Autriche, l'équilibre européen, l'intérêt de ne pas mettre la paix en
péril. Au cardinal Bernetti, il déclara ne pas se porter défenseur des
nouvelles théories, mais s'en tenir à la vieille et
légitime politique de la France qui, aujourd'hui, comme par le passé, nous
prescrit de veiller sur l'Italie et de nous opposer à l'occupation de l'État
de l'Église par les troupes autrichiennes. Et il ajoutait : La France, puissance catholique, a besoin que le Saint-Siège
soit indépendant ; et que devient cette indépendance si le Pape est gardé par
des baïonnettes étrangères ? En m'envoyant ici, monseigneur, le Roi m'a
confié deux grands intérêts : la défense de la souveraineté du Pape et la
conservation de la paix de l'Europe. Quant au premier chef, mettez-moi à
l'épreuve, et vous verrez si j'hésite à vous servir envers et contre tous.
Quant à la paix de l'Europe, elle peut dépendre du Saint-Père, dont la
charité s'alarmera sans doute à la pensée d'amener une collision entre la
France et l'Autriche. A ses collègues de la Conférence, il disait : La tranquillité de l'État romain, d'un grand intérêt sans
doute, ne peut pas être considérée isolément de la tranquillité de l'Europe.
Des embarras pour le Saint-Siège, des émeutes, des désordres partiels ne peuvent
être mis en balance avec l'immense danger pour la paix du monde d'une
collision entre la France et l'Autriche. Puisque l'occupation ne peut durer
toujours, ne vaut-il pas mieux qu'elle cesse au moment où les ministres des
cinq puissances sont réunis à Rome pour y soutenir le trône pontifical, et
alors que la force morale résultant de ce concours peut le mieux suppléer à
la force matérielle d'une armée étrangère ? Notre ambassadeur ne se contentait pas de développer ces arguments avec sa chaleur accoutumée. Il conseilla à son gouvernement d'envoyer une croisière dans l'Adriatique, ce qui fut fait aussitôt et ne laissa pas que de causer beaucoup d'émotion à Vienne et à Rome. Il proposa même, non sans hardiesse, de réunir à Toulon quelques régiments prêts à s'embarquer au premier signal pour Civita-Vecchia. C'était là un moyen extrême, et notre ambassadeur espérait bien qu'il suffirait de le faire entrevoir. Un jour que le cardinal Bernetti cherchait à le convaincre de l'impossibilité où serait longtemps le gouvernement romain de se passer de baïonnettes étrangères : Nous avons aussi des baïonnettes à son service, répondit M. de Sainte-Aulaire ; vingt mille Français, appelés par le Saint-Père, rivaliseraient de zèle avec les vingt mille Autrichiens qui les auraient devancés. Cette insinuation jeta le cardinal dans un grand trouble ; aussi l'ambassadeur, ne doutant pas qu'une proposition officielle ne fit plus d'effet encore, eût désiré être autorisé à demander au Saint-Siège, en termes respectueux, mais péremptoires, l'honneur de concourir à sa défense, et à lui annoncer que quatre régiments, prêts à partir de Toulon au premier signal, pourraient arriver en trois jours à Civita-Vecchia. Ces faits sont intéressants à noter, car on y trouve la première idée de l'expédition qui devait, l'année suivante, se faire à Ancône. Cependant notre insistance et aussi la perspective, habilement indiquée, d'un débarquement de troupes françaises en Italie, avaient fini par ébranler ceux qui nous avaient d'abord opposé un refus si absolu. Notre habile ambassadeur s'aperçut que dans la Conférence les esprits étaient arrivés à cet état où l'on ne cède pas encore complètement, mais où toute transaction a chance d'être favorablement accueillie. Il crut sage de profiter de cette disposition. Sans renoncer à poursuivre l'évacuation totale, il demanda que l'on commençât par une évacuation partielle. L'idée fut bien reçue. Il fût convenu, le 7 mai, qu'Ancône serait évacué huit jours après, et que les troupes se retireraient ensuite des Marches et de la Romagne, de telle sorte que, le 15 juin, moins de deux mois après le commencement de l'intervention, tout le corps d'occupation fût concentré dans la ville et la province de Bologne. A la date fixée, en effet, le mouvement de retraite commença. La nouvelle produisit d'autant plus d'effet en France qu'on s'y faisait une idée exagérée de l'importance stratégique d'Ancône, et que l'opposition avait répété, à satiété, que les Autrichiens ne consentiraient jamais à en sortir. Toutefois, l'opinion n'était pas d'humeur à se contenter de cette première satisfaction, et, de Paris, ordre fut donné à M. de Sainte-Aulaire de ne pas laisser aux Autrichiens un instant de répit, jusqu'à ce qu'ils eussent aussi évacué Bologne. Ainsi relancé, l'ambassadeur d'Autriche répondit par une contre-proposition habile et raisonnable : il demanda que, par un acte public, les cinq grandes puissances s'engageassent à soutenir au besoin le Saint-Siège contre ses sujets rebelles ; cette garantie, disait-il, devant suppléer à la force matérielle d'une armée étrangère, l'évacuation totale pourrait alors être ordonnée. La proposition fut bien accueillie par les représentants de la Prusse et de l'Autriche, et même, quoique moins explicitement, par celui de l'Angleterre. L'ambassadeur de France, qui ne pouvait, en matière si grave, se prononcer sans avoir les ordres de son gouvernement, la reçut ad referendum ; il déclara qu'en tout cas la garantie ne lui paraîtrait possible que si elle était subordonnée à l'accomplissement et au maintien des réformes réclamées par la Conférence : cet amendement fut aussitôt accepté par les autres ambassadeurs. Ainsi complétée, la proposition paraissait, avec raison, très-avantageuse à M. de Sainte-Aulaire, qui s'empressa de la transmettre à son ministre, en l'appuyant fortement. A Paris, où l'on était alors mécontent de la conduite du gouvernement pontifical dans la question de l'amnistie, et disposé à mal prendre tout ce qui venait de Rome, le premier mouvement fut un non maussade (18 mai). Mais la réflexion ramena vite le cabinet français à une décision plus sage, et, dès le 24 mai, il fit savoir à M. de Sainte-Aulaire qu'il serait prêt à donner la garantie proposée, si le gouvernement pontifical lui accordait satisfaction pour l'amnistie et pour les réformes. Cette réponse fut accueillie avec joie dans la Conférence, qui prévoyait dès lors une issue heureuse à ses laborieuses délibérations. L'ambassadeur d'Autriche indiqua lui-même qu'une fois la garantie donnée, l'évacuation pourrait avoir lieu le 1er juillet. Restait à réaliser la double condition à laquelle le gouvernement français subordonnait sa garantie. Pour l'amnistie, nous avons vu qu'à ce moment même M. de Sainte-Aulaire obtenait du cardinal Bernetti une note qui lui paraissait satisfaisante. Pour les réformes, le travail, bien que déjà commencé dans le sein de la Conférence et dans les conseils du Pape, était moins avancé. L'œuvre d'ailleurs était loin d'être facile. Que le gouvernement et l'administration de l'État romain eussent besoin de réformes, personne ne le niait, pas même M. de Metternich[39]. Le pouvoir n'avait rien de rigoureux, mais les abus pullulaient ; la routine était maîtresse. Pas plus de garantie du reste pour les intérêts de l'État que pour la liberté légitime des habitants ; partout un singulier mélange d'arbitraire et d'impuissance. La difficulté n'était pas de signaler le mal, c'était d'indiquer le remède. A entendre certains Français, rien de plus simple ; il n'y avait qu'à faire table rase du passé, et puis, sur ce terrain déblayé et nivelé, transporter de toutes pièces les institutions politiques et administratives de la France moderne, à commencer par la souveraineté du peuple, le régime parlementaire, la liberté de la presse et la garde nationale. Inintelligente pour tous pays, cette exportation était absolument inadmissible pour les Etats de l'Église dont le nom seul suffisait à rappeler la condition spéciale. Il fallait tenir compte de ce caractère ecclésiastique, et aussi des mœurs particulières de ces populations, de leurs traditions, de leurs aptitudes, des institutions auxquelles les siècles avaient pu faire prendre racine sur leur sol. C'est cette tâche que devaient résoudre en quelques semaines cinq diplomates étrangers, la plupart nouveaux venus dans le pays, tous à peu près sans aucune connaissance de la législation canonique et de l'organisation cléricale. Des indigènes, ils n'avaient pas grand secours à espérer. Tandis que les zelanti désiraient voir échouer une prétention qui leur paraissait à la fois usurpatrice et révolutionnaire, les libéraux ne considéraient pas d'un meilleur œil une entreprise destinée à consolider le gouvernement qu'ils voulaient détruire. M. de Sainte-Aulaire ayant demandé alors à l'un des amis de la France, le prince Santa-Croce, de l'aider dans la recherche des réformes à proposer : Dieu m'en garde, répondit celui-ci sans hésiter ; vous entreprenez une tâche ingrate ; vous ne réussirez à rien, et ceux qui seront signalés comme vous ayant donné leur concours resteront compromis en pure perte. Nous pensions que la France allait nous débarrasser des prêtres ; mais puisque vous venez ici raffermir leur gouvernement, ne comptez pas sur moi pour vous y aider. Quelques semaines auparavant, à une demande analogue, le marquis Gino Capponi avait fait même réponse. Il y avait alors en Italie des conspirateurs, mais pas de parti modéré et réformateur. Malgré tant de difficultés, l'œuvre paraissait si nécessaire au raffermissement de l'autorité pontificale en Italie, au succès de la politique conservatrice en France, que M. de Sainte-Aulaire s'y était mis avec une ardeur qui, pour n'être pas exempte d'illusions, était du moins honnête et sincère. Il était parvenu à y intéresser les autres membres de la Conférence. Tous n'avaient pas, au fond, le même désir de réussir ; mais tous affectaient le même zèle. Ils s'étaient facilement entendus sur l'indication générale des réformes à opérer : admissibilité des laïques aux fonctions administratives et judiciaires ; conseils municipaux élus et dotés d'attributions très-larges ; administrations provinciales composées de membres élus par les municipalités ; consulte ou conseil central de gouvernement siégeant à Rome et formé par les délégués des administrations provinciales, auxquels seraient adjoints d'autres membres choisis par le gouvernement ; enfin, dans l'ordre judiciaire, exécution et développement des réformes déjà décrétées en 1816, mais restées à peu près à l'état de lettre morte. Ces idées furent consignées dans un mémorandum que les cinq ambassadeurs remirent au cardinal Bernetti : c'est ce document qui a acquis depuis une certaine célébrité diplomatique sous la désignation de Memorandum du 21 mai. Le gouvernement romain eût pu répondre à plusieurs des donneurs de conseils qu'ils lui demandaient plus de libertés qu'eux-mêmes n'en accordaient chez eux ; mais il ne céda pas à la tentation de cette malice. Il fit au contraire bon accueil à la démarche des membres de la Conférence ; peu de jours après, un règlement établissait, pour les Légations, un régime d'administration tout nouveau ; le pouvoir y était confié à des conseils composés de laïques et délibérant librement. Ce n'était sans doute encore qu'un régime provisoire, une sorte d'essai, mais il était conforme aux idées du Memorandum. On en était là du travail des réformes, dans les premiers jours de juin, quand arriva à Rome la nouvelle que la France consentait à garantir avec les autres puissances l'autorité du Pape dans ses États, à la condition que les réformes fussent préalablement accomplies. On n'avait plus que trois ou quatre semaines jusqu'au 1er juillet, date proposée pour l'évacuation : impossible en un délai si court de remplir les formalités qui devaient précéder tout édit législatif soumis à la signature pontificale. Or il nous importait beaucoup que l'évacuation ne fût pas retardée. De concert avec ses collègues étrangers, M. de Sainte-Aulaire imagina alors cet expédient : le cardinal secrétaire d'État devait adresser aux membres de la Conférence une note annonçant l'intention d'accomplir les réformes conseillées par le Memorandum ; les ambassadeurs prendraient acte de cet engagement dans leur déclaration de garantie, celle-ci ne valant que dans la mesure où les réformes promises seraient accomplies. Le gouvernement romain, fort désireux d'obtenir la garantie, était prêt à faire la note demandée. On n'attendait que l'approbation de notre gouvernement. Malheureusement celui-ci, toujours exclusivement préoccupé d'obtenir le plus possible pour satisfaire l'opinion française, persuadé d'ailleurs que M. de Sainte-Aulaire ménageait trop la cour de Rome, et qu'avec plus de fermeté l'on pouvait amener celle-ci à concéder davantage, décida de ne pas se contenter de ce qui lui était offert et d'exiger, comme condition préalable, indispensable, de la garantie, non une note du secrétaire d'État, mais trois édits du Pape, le premier contenant les bases claires et bien définies des améliorations qui devaient être introduites dans l'ordre administratif et judiciaire, le second abolissant la confiscation, le troisième accordant une amnistie formelle. Casimir Périer, suivant son procédé habituel, réunit les ambassadeurs étrangers pour leur exposer sa résolution, et telle était l'autorité qu'il avait acquise sur eux, tel était leur désir d'aider à sa victoire électorale[40], qu'ils consentirent à appuyer ses exigences. En leur nom, M. Pozzo di Borgo écrivit aux membres de la Conférence de Rome pour les presser de seconder fortement les nouvelles démarches de l'ambassadeur français. On croyait évidemment, à Paris, ne pas demander beaucoup plus que ce que le gouvernement pontifical avait déjà accorde. C'était une erreur contre laquelle les avertissements de M. de Sainte-Aulaire eussent dû mettre en garde. Le Pape était tout disposé à épargner les personnes et les biens des insurgés, mais il répugnait à une mesure générale qui permettrait à ces derniers de faire une sorte de rentrée triomphale. Il consentait sincèrement à essayer les réformes conseillées par les puissances, mais en gardant au moins les apparences de son indépendance et en respectant le droit de délibération préalable des cardinaux ; fort troublé d'ailleurs du blâme qui s'élevait autour de lui contre ces changements, il désirait avoir au moins un peu de temps devant soi pour ramener ou apaiser les mécontents ; lui aussi, il vivait au milieu d'une opposition dont il devait tenir compte. Quant à ceux qui auguraient des concessions précédentes de la cour de Rome et de sa faiblesse matérielle, qu'elle ne pourrait pas résister à la pression unanime de l'Europe, ils montraient qu'ils connaissaient mal les allures de cette cour. Comme l'observait finement M. de Sainte-Aulaire, toute négociation y paraît facile au début, parce qu'il n'est pas dans les habitudes des ministres du Saint-Siège de repousser péremptoirement une demande quelconque. Par un sage esprit de conciliation et aussi par un désir de plaire qui est un des charmes du caractère romain, ils repoussent mollement ce qui les blesse. Ils reculent quand on avance et retardent le plus qu'ils peuvent le moment de donner une réponse absolument négative ; en négociant avec eux, on croit n'avoir plus qu'un léger effort à faire, et tout à coup on se trouve en présence d'une volonté de fer qu'aucune puissance humaine ne pourrait faire plier. Ce fut ce qui arriva à notre ambassadeur, quand il
communiqua au gouvernement pontifical les nouvelles exigences de son cabinet.
Le cardinal Bernetti écouta, impassible, les arguments par lesquels M. de
Sainte-Aulaire appuyait de son mieux une démarche qu'au fond il regrettait,
puis il lui répondit avec une sécheresse et une résolution fort contraires à
ses habitudes de langage : La garantie des cinq
puissances a été considérée dans l'origine comme une force morale pouvant
suppléer jusqu'à un certain point à la force matérielle dont nous priverait
la retraite de l'armée autrichienne. Aujourd'hui, vous la mettez au prix de
certaines réformes que vous prétendriez nous obliger à accomplir à jour fixe
et sous votre surveillance. Le Saint-Père se ferait injure à lui-même, s'il
souscrivait à de telles conditions ; il ne pliera pas sous de telles
exigences. Nul ne sait mieux que lui ce que réclame le bien de ses sujets ;
son cœur n'a pas besoin d'être excité, sa volonté ne souffrira pas de
contrainte... Des réformes considérables ont
déjà été accomplies dans le gouvernement ecclésiastique ; d'autres se
préparent et ne se feront pas longtemps attendre ; mais le Pape les publiera
quand le moment lui semblera opportun, et il ne se les laissera imposer ni
par vous, ni par personne. Cette déclaration faite, le cardinal ne
répondit que par monosyllabes aux insistances de l'ambassadeur, et,
l'entretien fini, le salua très-froidement. Vainement, les jours suivants,
les autres membres de la Conférence, se conformant aux avis qu'ils avaient
reçus de Paris, vinrent-ils à la rescousse de l'ambassadeur français ; le
secrétaire d'État demeura inébranlable : peut-être d'ailleurs, en dépit des
démarches apparentes du plénipotentiaire autrichien, le gouvernement romain
avait-il des raisons de croire qu'il ne déplaisait pas ainsi au cabinet de Vienne.
Quoi qu'il en soit, il était manifeste que nous avions trop tendu la corde et
qu'elle s'était rompue. La solution qu'on avait cru tenir paraissait dès lors plus éloignée que jamais. En effet, l'Autriche, arguant de ce qu'elle n'avait promis l'évacuation qu'au cas où la France aurait donné sa garantie, déclarait maintenant ne pouvoir retirer ses troupes que si le Pape y consentait. Le gouvernement français était d'autant moins d'humeur à admettre cette réponse qu'il touchait au moment où il devait rendre compte de sa politique à la nouvelle Chambre : les élections étaient fixées au 5 juillet, la réunion du Parlement au 23 : La discussion entre les deux puissances s'aigrissait ; de nouveau la paix du monde se trouvait mise en question. Les révolutionnaires italiens, croyant la guerre imminente, se réjouissaient et s'agitaient. Une fermentation menaçante se manifestait dans les Légations et les Marches ; une émeute même éclatait à Rimini. Il n'en fallait pas tant pour rappeler au gouvernement romain de quel intérêt il était pour lui de prévenir une rupture entre les deux puissances. Le cœur du pontife se troublait d'ailleurs, quand l'ambassadeur de France lui représentait qu'il allait être la cause de la guerre ; il déclarait alors aimer mieux rester sans défense, exposé aux plus grands dangers, que de fournir la matière ou le prétexte d'un conflit entre la France et l'Autriche. Aussi, le 3 juillet, le cardinal Bernetti finit-il par remettre à l'ambassadeur de France une note par laquelle il consentait à l'évacuation immédiate ; dans cette note, après avoir rappelé les réformes déjà opérées, il ajoutait, non sans noblesse : Si de tels actes déterminent le gouvernement royal de France à s'unir aux autres puissances pour garantir l'indépendance et l'intégrité des États pontificaux, le Saint-Père acceptera ce bienfait avec reconnaissance. Dans le cas contraire, il saura se résigner à son sort et attendra de la justice de sa cause et de la protection du ciel un meilleur avenir pour lui et ses sujets fidèles. Armé de cette pièce, l'ambassadeur français pressa plus fortement encore son collègue autrichien : celui-ci ne put longtemps se dérober, et, le 11 juillet, il annonça dans la Conférence que l'évacuation aurait lieu le 15 : c'était la date même que Casimir Périer désirait, afin de pouvoir annoncer à la nouvelle Chambre la retraite des Autrichiens comme un fait accompli : Preuve complète, écrivait à ce propos M. de Metternich, de la disposition sincère du cabinet de Vienne à seconder sans réserve l'intérêt de conservation du gouvernement français, jusque dans toutes les nuances qui peuvent répondre aux nécessités de sa position[41]. Si heureux que fût notre ambassadeur d'avoir enfin obtenu la cessation d'une occupation qui lui paraissait mettre en péril, et l'existence du ministère en France, et la paix en Europe, il n'était pas moins fort troublé à la pensée que cette évacuation pourrait être le signal d'une nouvelle explosion révolutionnaire dans les États de l'Église. Les symptômes alarmants en effet se multipliaient. Tout indiquait que les agitateurs n'attendaient que le départ du dernier soldat autrichien pour rentrer en scène, et que le gouvernement pontifical serait hors d'état de les réprimer. A défaut de la garantie à laquelle ses instructions ne lui permettaient malheureusement pas d'adhérer, l'ambassadeur français voulut essayer d'en imposer aux ennemis du gouvernement pontifical, par une manifestation collective d'un autre genre ; il fit accepter par ses collègues de la Conférence l'idée d'une circulaire adressée à leurs agents consulaires dans les provinces pontificales. Dans cette circulaire, rédigée par M. de Sainte-Aulaire, et aussitôt publiée dans le Journal officiel de Rome, les ambassadeurs prenaient occasion du retrait des troupes autrichiennes, pour manifester au Saint-Siège le vif intérêt que leurs cours respectives prenaient au maintien de l'ordre public dans ses États, à la conservation de sa souveraineté temporelle, à l'intégrité et à l'indépendance de cette souveraineté. Ils invitaient les agents consulaires à donner le plus de publicité possible à ces dispositions, à offrir aux autorités pontificales tous les moyens d'influence dont ils pouvaient disposer, et à démentir franchement tous les mauvais bruits de prétendus dissentiments entre les puissances, qu'on chercherait à répandre afin d'enhardir des révolutions nouvelles qui attireraient infailliblement des malheurs affreux sur leurs auteurs et sur les populations qu'ils auraient pu séduire. En même temps, M. de Sainte-Aulaire appelait l'attention de son gouvernement sur la situation des États de l'Église : Elle est plus menaçante que jamais, écrivait-il ; tous les partis s'attendent à une révolution nouvelle. L'audace et l'aveuglement des révolutionnaires sont incroyables. Ils s'obstinent à croire ou au moins à répéter que c'est dans l'intérêt de leur cause que nous avons insisté sur le renvoi des Autrichiens. Leur correspondance avec la France les pousse à reprendre les armes. Que ferons-nous, si leur folie provoque le retour des Autrichiens ?... Au cas où notre gouvernement se fût posé cette question, il eût bien été obligé de s'avouer qu'il n'avait pas résolu définitivement le problème de la pacification des États romains et de l'équilibre entre les influences française et autrichienne au-delà des Alpes. Tout au plus l'avait-il ajourné, au risque de le voir bientôt se représenter plus grave et plus périlleux encore. Mais il était alors aux prises avec tant de difficultés, qu'il se trouvait déjà bien heureux de pouvoir en écarter quelques-unes par des expédients même peu durables. Et puis, pour Casimir Périer, nous avons déjà eu l'occasion de le remarquer, la question principale, urgente, vitale, n'était pas en Italie, mais en France. Dans les négociations suivies à Rome, il cherchait moins un résultat réel et durable qu'une démonstration flatteuse à l'amour-propre national, qui fortifiât, devant les électeurs et devant le Parlement, la politique de paix, qui fermât la bouche ou du moins enlevât tout crédit à l'opposition révolutionnaire et belliqueuse[42]. A ce point de vue, l'évacuation des États romains, cette évacuation notoirement imposée par la France à l'Autriche et à l'Europe, était un succès considérable. Les ennemis du ministère perdaient ainsi l'arme sur laquelle ils comptaient le plus. L'opinion, jusqu'alors indécise et troublée, était définitivement conquise à la paix. C'était donc avec une sorte de fierté victorieuse que le Roi disait, le 23 juillet, dans le discours par lequel il inaugurait la première session de la nouvelle Chambre : Ainsi que je l'avais demandé, les troupes de l'empereur d'Autriche ont évacué les États romains. Ce langage fit faire quelques grimaces à Vienne ; dans les cercles de la cour impériale, on le traita d'arrogant, mais sans pouvoir y opposer aucune contradiction publique. III La question de Belgique était celle où la diplomatie de la monarchie de Juillet pouvait attendre le plus d'avantages. Mais, à la chute du ministère Laffitte, elle semblait singulièrement embrouillée et compromise[43]. Les Belges étaient en pleine révolte contre les protocoles de Londres. A leur suite, le gouvernement français avait refusé son adhésion à ces protocoles, se laissant ainsi séparer de l'Angleterre. Le roi de Hollande, à la tête d'une armée nombreuse, en possession d'un trésor bien garni, s'apprêtait à profiter de la chance que lui offrait l'imprudence de ses anciens sujets ; il comptait d'ailleurs sur le concours de la Confédération germanique, qui, sur la demande qu'il lui avait adressée en qualité de grand-duc de Luxembourg, avait mis à sa disposition, pour défendre ses droits dans le grand-duché, un corps de vingt-quatre mille hommes. Ce n'était donc pas seulement avec la Hollande, mais avec l'Allemagne, que la Belgique bravait la guerre. Elle ne pouvait cependant se faire illusion sur ses propres forces. Le refus de la couronne par le duc de Nemours l'avait laissée sans gouvernement organisé ; le pouvoir était aux mains d'une régence dépourvue d'autorité et d'un congrès trop souvent dominé par l'opinion affolée. Pas d'armée ; un trésor vide et réduit aux expédients de l'emprunt forcé ; une anarchie croissante dont la populace profitait pour se livrer aux plus hideux excès, saccageant les hôtels, les châteaux et les usines des prétendus orangistes. Ce triste état ne rendait pas la nation et ses chefs provisoires plus réservés ; dans la presse, à la tribune, on menaçait la Hollande, on défiait les puissances ; la France elle-même n'était pas ménagée et se voyait accusée de lâcheté et de trahison. Les Belges s'étaient persuadé que, quoi qu'ils fissent, en quelque péril qu'ils se jetassent, nous serions obligés de les soutenir. Ils étaient d'ailleurs encouragés par nos révolutionnaires, qui n'étaient pas les derniers à leur donner le conseil de forcer la main au gouvernement du roi Louis-Philippe et l'exemple de l'outrager. Tout cela faisait une situation fort dangereuse, et nous risquions de nous trouver, au premier jour, en face de cette alternative : soit d'abandonner la Belgique dans une lutte où aurait péri avec elle un grand intérêt français, soit de nous laisser engager à sa suite dans une guerre où nous aurions rencontré d'abord l'Allemagne et bientôt la coalition des puissances continentales. Dans cette question comme dans les autres, les cabinets
étrangers attendaient beaucoup de la sagesse et de la fermeté du nouveau
ministère. Lord Palmerston écrivait, dès le 18 mars 1831, à lord Granville,
son ambassadeur à Paris : Il est absolument
nécessaire de nous entendre avec Casimir Périer sur la Belgique. S'il veut
prendre la droite ligne et marcher loyalement avec les quatre puissances,
nous pourrons régler cette affaire amicalement et honorablement pour tous[44]. Le ministre
français prit son parti avec sa netteté et sa promptitude habituelles. En
même temps qu'il pressait les Belges d'accepter les décisions de la
Conférence et les prévenait de ne pas compter sur notre appui[45], il témoignait
sa volonté de rentrer dans le concert européen et particulièrement de se
rapprocher de l'Angleterre. Moyennant quelques explications qu'on s'attacha à
lui fournir satisfaisantes, il donna l'adhésion, longtemps refusée, au
protocole du 30 janvier par lequel la Conférence avait fixé les bases de séparation entre la Hollande et la
Belgique. Cette adhésion fut constatée par le protocole du 17 avril 1831, et
quelques jours après, le 25, le général Sébastiani écrivait au général Belliard,
son envoyé à Bruxelles : Notre union avec les
grandes puissances est indissoluble ; nous sommes décidés à leur prêter un
concours direct et positif pour faire adopter par le gouvernement belge le
protocole du 20 janvier... Le gouvernement du
Roi a la conviction qu'il donne aux Belges une preuve nouvelle et frappante
de son amitié et de son intérêt pour eux, en leur conseillant d'accepter ce
protocole, sans restriction et sans délai... Vous
ferez sentir au régent que l'évacuation du duché de Luxembourg par les
troupes belges ne saurait éprouver de plus longs retards sans compromettre la
situation présente et l'avenir même de la Belgique. Vous vous attacherez
surtout à dissiper les folles illusions de ceux qui espéreraient nous
entraîner à la guerre. Lorsque nous avons accepté tous les traités existants
pour assurer le maintien de la paix, lorsque nous n'avons réclamé ni Landau,
ni Sarrelouis, ni Marienbourg, ni, en un mot, aucune partie de nos anciennes
frontières, comment les Belges pourraient-ils croire que nous consentirions à
soutenir la guerre pour leur faire acquérir le grand-duché de Luxembourg ?[46] Le gouvernement français donnait au besoin des avertissements plus menaçants encore. Les Belges n'ont que des idées folles, disait le général Sébastiani, en causant le 1er avril avec un officier qui lui était adressé par le général Belliard ; qu'ils y prennent garde, on les partagera[47]. Et peu après, le même ministre s'exprimait ainsi, dans un entretien avec M. Lehon, représentant à Paris du gouvernement de Bruxelles : La crise est extrême pour vous ; votre gouvernement traite une question de vie ou de mort... Qu'il réfléchisse bien : s'il fait la guerre, il n'y entraînera pas la France, déterminée qu'elle est à ne pas livrer son sort et la paix de l'Europe à votre merci. Si les conséquences de cette guerre contre la Confédération et la Hollande étaient de faire arriver les troupes de l'Allemagne au cœur de la Belgique, le malheur d'un partage pourrait alors se réaliser ; ce cas est même le seul où la France serait réduite à le souffrir[48]. Qu'est-ce donc que ce partage dont nous voyons pour la première fois indiquer l'hypothèse ? A en croire certains témoignages, il est vrai, peu bienveillants[49], la diplomatie française, ou au moins M. de Talleyrand personnellement, aurait alors noué une intrigue, tramé une sorte de complot pour amener un partage de la Belgique sur les bases suivantes : à l'Angleterre, Anvers ; à la Prusse, le Limbourg, Liège et Luxembourg ; à la Hollande, les deux Flandres ; à la France, Namur, le Hainaut et le Brabant. Rien de plus invraisemblable et en tout cas de moins en harmonie avec ce que l'on sait de la politique jusqu'ici suivie par la France et particulièrement par M. de Talleyrand. Aussi croyons-nous qu'il faut expliquer différemment ce côté un peu mystérieux de l'affaire belge. D'abord il apparaît bien que la première idée du partage avait été mise en avant, non par M. de Talleyrand ou par un des ministres français, mais par le roi de Hollande. Quant à notre gouvernement, son but principal était toujours la constitution d'un royaume indépendant et neutre ; le partage, loin d'être envisagé par lui comme une solution désirable, lui semblait, suivant le mot même du général Sébastiani, un malheur, et il ne se résignait à le souffrir que si la résistance obstinée des Belges provoquait l'invasion étrangère et empêchait la constitution de leur État. En avril et en mai 1831, en présence des rapports de plus en plus tendus de la Belgique avec l'Europe, cette éventualité du partage, sans être plus désirée par nos hommes d'Etat, leur paraissait moins improbable, moins éloignée, et ils pouvaient juger nécessaire de s'y préparer. De là sans doute les ouvertures secrètes que le gouvernement français parait avoir faites alors à la Prusse, et qui, sans être acceptées à Berlin, y furent cependant très-sérieusement examinées[50]. Ni conseils, ni menaces ne produisaient d'effet sur les esprits surchauffés des Belges. Ils aimaient mieux écouter les excitations de nos hommes de gauche et faire écho à leurs déclamations. Plus de doute, s'écriait M. de Robaulx, le 7 avril, dans le congrès de Bruxelles ; le gouvernement de Louis-Philippe a pactisé avec la Sainte-Alliance ! Louis-Philippe lui-même est entré dans la conspiration flagrante contre les libertés ! Usons de nos ressources, elles sont immenses. Faisons un appel aux nations. La France, cette France grande et généreuse que je distingue de son gouvernement machiavélique, est notre amie ; elle nous répondra, n'en doutez pas ; notre cause est la sienne. C'est sur les champs de bataille que la liberté doit triompher ou être anéantie... La Pologne, l'Italie reprendront courage en voyant une nation, leur devancière en révolution, imiter leurs nobles exemples. Il terminait en demandant au ministère s'il était décidé à faire la guerre à qui que ce fût pour défendre l'intégrité du territoire, et s'il avait pris ou allait prendre des mesures à cet effet. M. Lebeau, ministre des relations extérieures, lui répondit : Je ne veux pas entretenir le pays dans une sécurité trompeuse ; la guerre est imminente, inévitable ; je dirai plus, elle est devenue une nécessité. Nous devons défendre le Luxembourg. C'est une question d'honneur. Puis, après avoir parlé des mesures prises pour armer la nation, il s'écriait : La devise du ministère est : Fais ce que dois, advienne que pourra. Si bien disposé que fût le cabinet français pour les Belges, il n'était pas d'humeur à supporter patiemment de telles incartades. Le 12 avril, en réponse à une interpellation de M. Mauguin, le général Sébastiani laissa tomber ces paroles sévères et même quelque peu méprisantes : Une association, traînant à sa suite le meurtre et le pillage, domine le gouvernement de Bruxelles. Cette association prétend qu'elle nous conduira à la guerre malgré nous. Non, la France ne se traînera pas misérablement à la suite de ces brouillons... La Belgique a encore besoin de nous ; nous la protégerons ; elle trouvera en nous à la fois des intentions bienveillantes et une volonté inébranlable. Et Casimir Périer ajoutait sur le même ton : J'ai souvent entendu reprocher à la Restauration d'adopter tantôt la politique russe, tantôt la politique anglaise. Serions-nous tombés si bas qu'il nous fallût donner maintenant à la France la politique belge ? Non, non ; nous voulons une politique française, il est temps que la France n'appartienne qu'à la France. Si, par cette attitude, Casimir Périer ne parvenait pas à rendre les Belges plus raisonnables, du moins il atteignait son but principal qui était de rétablir entre la France et l'Angleterre le bon accord, si gravement compromis à la fin du ministère Laffitte. Le 12 avril 1831, lord Palmerston écrivait à lord Granville, son ambassadeur à Paris : Je vous prie de faire savoir à Périer combien nous lui savons gré du changement de ton et de dispositions qu'il a apporté dans le gouvernement français. Et il ajoutait, dans une autre lettre du 31 mai : Dites à Casimir Périer que vous m'avez répété la communication qu'il vous a faite l'autre jour à dîner, et le désir qu'il vous a exprimé d'être bien avec l'Angleterre. Assurez-le que ce gouvernement, et moi personnellement comme son organe, nous partageons entièrement son sentiment sur ce sujet. Nous comprenons parfaitement combien une entente cordiale et une amitié étroite entre l'Angleterre et la France doivent contribuer à assurer la paix du monde, à garantir les libertés et à seconder la prospérité des nations ; Nous sommes convaincus qu'il est grandement de l'intérêt de l'Angleterre et de la France que cette amitié soit intime et solide. Il rappelait ensuite comment elle avait été altérée à la fin du ministère Laffitte ; puis il continuait ainsi : Depuis l'arrivée de Casimir Périer, nous avons remarqué un complet changement dans l'esprit et l'humeur de la politique française. Toute chose venue de lui a été calculée pour nous inspirer confiance. Et si, par moments, le vieil esprit s'est montré chez quelques-uns de ceux qui agissaient sous lui, c'étaient des manifestations non autorisées, et qui devaient être réprimées aussitôt qu'elles auraient été connues de lui. En un mot, assurez-le que nous avons la plus grande confiance en lui et que nous sommes persuadés que, tant qu'il sera au pouvoir, l'amitié des deux contrées ira toujours se resserrant. Une sera pas inutile que vous profitiez d'une occasion pour dire au Roi à quel point la bonne entente des deux pays dépend du respect et de la confiance que nous inspire le caractère personnel de Périer, et combien sa nomination comme président du conseil a contribué à la paix de l'Europe[51]. Ce n'était pas la moindre merveille produite par le caractère du ministre français que d'avoir inspiré une confiance aussi entière et aussi expansive à l'esprit soupçonneux de lord Palmerston. A la vérité, la naturelle méfiance que ce dernier dépouillait par extraordinaire quand il s'agissait de Périer, il continuait à la ressentir contre Louis-Philippe, contre le général Sébastiani, contre le maréchal Soult, contre M. de Talleyrand[52]. Elle se manifestait surtout quand il croyait entrevoir chez nos gouvernants quelque velléité de réaliser, dans une mesure si modeste qu'elle fût, le rêve d'agrandissement qui continuait à hanter les imaginations françaises. C'était d'ordinaire au moment où notre diplomatie se trouvait faire quelque chose dont l'Europe et en particulier l'Angleterre devaient lui savoir gré ; elle ne se retenait pas alors de tâter un peu le terrain pour voir s'il ne serait pas possible d'obtenir en retour quelque petite rectification de frontière ; tout cela avec peu d'insistance, par manière d'acquit de conscience, sans paraître avoir espoir et sérieuse volonté de réussir[53]. Lord Palmerston avait soin d'ailleurs de ne lui laisser aucune illusion. Soyez inexorable sur ce point, écrivait-il à lord Granville, le 25 mars 1831[54]. On ne peut dire cependant que nous n'ayons rien obtenu. Parmi les dispositions des traités de 1815, l'une des plus blessantes pour notre pays était celle qui avait stipulé la construction et le maintien, près de nos frontières, d'une série de forteresses, véritables places d'armes d'une coalition antifrançaise ; plusieurs de ces forteresses étaient dans la partie du royaume des Pays-Bas qui formait la Belgique. Qu'allaient-elles devenir ? Dès le commencement d'avril 1831, le gouvernement français avait fait à Londres des ouvertures tendant à leur démolition. Les puissances ne pouvaient se dissimuler que c'était en effet la seule solution raisonnable : la possession de ces forteresses, peu compatible avec la neutralité du nouvel État, était du reste au-dessus de ses moyens militaires, et l'on pouvait craindre qu'en cas de guerre, elles ne tombassent aux mains de ceux contre qui on les avait élevées. Cependant, il était pénible aux anciens alliés de supprimer l'un des signes visibles et permanents de leur victoire et de reconnaître ainsi eux-mêmes à quel point l'œuvre de 1815 était atteinte. Tout au moins, pour diminuer leur déplaisir, ne voulurent-ils pas admettre la France à discuter avec eux les mesures à prendre. Prétention assez fondée, après tout, car il s'agissait de modifier des stipulations dans lesquelles nous n'avions pas été partie[55]. Cette réserve faite, les puissances cédèrent sur le fond, et, le 17 avril, le jour même où la Conférence recevait l'adhésion de la France aux bases de séparation, les représentants de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie se réunirent hors la présence de notre représentant. Se fondant sur la situation nouvelle de la Belgique, sur la neutralité et l'inviolabilité de son territoire, ils décidèrent à l'unanimité qu'une partie des forteresses n'avait plus de raison d'être : la désignation de celles qui devaient être supprimées fut renvoyée au moment où il existerait à Bruxelles un gouvernement reconnu avec lequel les quatre puissances pourraient négocier à ce sujet. M. de Talleyrand et Casimir Périer reçurent aussitôt communication de cette décision, mais seulement à titre confidentiel. La lettre d'envoi témoignait d'une intention évidente d'être aimable pour la France ; elle présentait la résolution comme une nouvelle preuve de la confiance qu'inspiraient aux soussignés les dispositions manifestées par S. M. le roi des Français pour le maintien de la paix générale. Cependant la situation créée par la résistance des Belges ne pouvait indéfiniment se prolonger ; la Conférence était visiblement à bout de patience. Elle avait averti officiellement le cabinet de Bruxelles que, s'il ne retirait pas ses troupes du Luxembourg, la Confédération germanique allait mettre son armée en mouvement ; mais rien n'y faisait : en Belgique, toute l'influence était tombée aux mains des exaltés et des violents ; moins que jamais le gouvernement de la régence paraissait avoir la force matérielle et le crédit moral suffisants pour contenir les passions soulevées et ramener les esprits hors de voie. Voulait-on sauver le nouvel État d'une ruine imminente ? une seule chance restait, c'était d'y hâter l'établissement d'un gouvernement qui comprît la nécessité et eût le moyen d'être raisonnable ; en un mot, c'était d'y faire un roi. Depuis la première tentative d'élection royale, en janvier et février 1831, le cercle des candidats possibles au trône s'était singulièrement rétréci. La France refusait le duc de Nemours et excluait le duc de Leuchtenberg ; les Belges ne prenaient pas au sérieux les jeunes princes de Naples ou de Bavière ; dès lors une seule candidature subsistait, celle de Léopold de Saxe-Cobourg. On se rappelle que dès l'origine elle avait été sinon proposée, du moins subsidiairement indiquée par lord Palmerston ; mais, repoussée par le gouvernement français, il n'en avait presque pas été question dans les débats du congrès. Depuis lors, au contraire, la pensée des ministres du régent s'était tournée avec complaisance vers ce prince ; sa couleur anglaise, l'opposition qui lui avait été d'abord faite par le cabinet de Paris, n'étaient pas une mauvaise note aux yeux de ministres qui nous gardaient alors rancune de l'avortement de la première élection, et qui se faisaient volontiers honneur auprès des autres puissances de n'être pas sous notre dépendance. De telles dispositions ne déplaisaient pas à lord Palmerston, et modifiaient même peu à peu ses sentiments à l'égard de la Belgique. Jusqu'à présent, l'ayant trouvée trop portée pour la France, il l'avait traitée sans bienveillance, et il écrivait, le 18 mars 1831 : Quant au règlement définitif de l'affaire de Belgique, plus ce pays sera ramené vers la Hollande, mieux ce sera pour lui et pour l'Europe[56]. La chance de voir le nouvel Etat se mettre en froid avec la France et choisir un prince presque anglais lui fit prendre un intérêt tout nouveau à son indépendance. Dans les premiers jours d'avril 1831, il faisait donner au régent des conseils qui pouvaient se résumer ainsi : Les intérêts de l'Angleterre exigent que la Belgique ne soit ni unie à la France, ni placée sous sa dépendance : les intérêts de la Russie, de la Prusse et de l'Autriche sont les mêmes, et il y a une détermination commune, de la part de ces quatre puissances, de ne permettre ni une pareille union ni une pareille dépendance. L'Angleterre désire sincèrement le bonheur de la Belgique. Ce qui lui sourirait le plus serait une réconciliation avec la Hollande ; mais si ce projet ne peut être réalisé, le gouvernement britannique préférera le choix du prince Léopold à tout autre arrangement[57]. L'envoyé anglais à Bruxelles, lord Ponsonby, naguère si passionné pour le prince d'Orange, disait au ministre belge : Je ne veux plus vous parler de ce prince ; il a risqué la partie, et l'a perdue sans ressource. Lord Ponsonby promettait de déployer désormais la même ardeur au service du prince de Cobourg[58]. Qu'allait faire la France ? Persisterait-elle dans cette rivalité d'influence qui, sous le ministère Laffitte, lui avait fait prononcer l'exclusion du prince de Cobourg par représaille de l'opposition faite au duc de Nemours ? Mais elle n'avait aucun autre candidat possible. Était-il sage de bouder celui qui arriverait peut-être sans elle, ou d'acculer les Belges à une république que l'Europe ne tolérerait probablement pas et qui eût été d'un voisinage dangereux pour notre jeune monarchie ? Et puis, dans la crise que nous eussions ainsi provoquée, ne risquions-nous pas l'existence même de la Belgique indépendante, c'est-à-dire l'intérêt premier de la France ? Périer le comprit. D'ailleurs, il était dans le dessein général de sa politique de donner des gages à l'Angleterre et de marcher le plus possible d'accord avec elle. Dès les derniers jours de mars, le même ministre qui, sous le cabinet précédent, menaçait la Belgique de lui tirer des coups de canon si elle choisissait Léopold, le général Sébastiani, faisait savoir à Londres que nous étions prêts à soutenir ce prince[59]. Peu après, il informait les Belges que nous n'entendions prendre aucune part active au choix du Roi, que nous voulions demeurer complètement neutres, et que nous reconnaîtrions celui qui serait élu, pourvu du moins que ce ne fût pas un membre ou un allié de la famille Bonaparte[60]. De son côté, lord Palmerston, par ménagement pour les susceptibilités françaises, loin de mettre en lumière le caractère anglais du candidat, s'appliquait à l'atténuer. Ce qui nous fait désirer Léopold, disait lord Palmerston à M. de Talleyrand, c'est la conviction qu'il deviendra un bon roi belge, qu'il ne sera pas plus anglais que français[61]. Et, à la Chambre des lords, lord Grey répétait, quelques semaines plus tard : Si ce prince montait sur le trône, il ne tarderait pas à montrer qu'il n'est ni anglais, ni français, mais uniquement et entièrement belge. Ce n'était pas là seulement des phrases de chancellerie ou de tribune, et les ministres britanniques se trouvaient peut-être parler plus vrai encore qu'ils ne le croyaient. Le prince de Cobourg, en effet, était un trop fin politique pour se laisser donner une couleur exclusive ; bien au contraire, afin de modifier la physionomie anglaise que lui avait donnée son premier mariage, il était décidé à solliciter la main d'une princesse française, s'appliquait à entretenir personnellement de bons rapports avec Louis-Philippe, à gagner sa confiance, faisait son éloge dans les conversations qu'il avait avec les Belges, et signalait à ces derniers combien l'intimité avec la France était nécessaire à leur nouvel État[62]. Dès qu'ils furent rassurés sur les dispositions du gouvernement français, les membres du cabinet belge n'hésitèrent pas à envoyer en Angleterre une députation officieuse chargée de pressentir les intentions de Léopold[63] ; cette démarche eut lieu dans la seconde moitié d'avril. Le prince fit aimable accueil aux députés, se montra flatté de l'ouverture et désireux de pouvoir l'accepter. Mais, dès les premiers pourparlers, une difficulté s'éleva qui mit tout en suspens. Les députés, conformément aux instructions très-précises qu'ils avaient reçues, entendaient que l'élection du Roi fût le début et non le terme des arrangements à conclure avec l'Europe ; ils comptaient précisément sur la présence d'un roi pour continuer dans des conditions plus avantageuses les négociations actuellement pendantes, et pour obtenir de la Conférence les concessions territoriales qu'elle leur avait jusqu'à présent refusées. De son côté, le prince, dont l'ambition était trop sagace pour se jeter à l'aveugle dans n'importe quelle aventure, ne voulait accepter la couronne qu'après que la Belgique se serait entendue avec les puissances au moins sur le principe, sinon sur l'exécution des délimitations de frontières. Je ne saurais, disait-il aux envoyés belges, accepter la souveraineté d'un État dont le territoire est contesté par toutes les puissances ; ce serait, sans profit pour vous, me constituer, en mettant le pied sur votre sol, en état d'hostilité avec tout le monde[64]. Vainement les entrevues se renouvelaient-elles ; de part et d'autre, chacun restait sur son terrain, et la question n'avançait point d'un pas. Lord Palmerston approuvait le prince de Cobourg : Léopold a bien raison, écrivait-il à lord Granville, de ne pas accepter jusqu'à ce qu'il sache ce qu'on lui offre. S'il agissait autrement, il serait comme don Miguel, que personne ne reconnaît. En fait, on lui offre, non pas un trône, mais plutôt une querelle avec toute l'Europe et une complète incertitude de la terminer jamais[65]. En même temps, le ministre anglais avertissait une fois de plus les Belges qu'ils ne devaient pas s'attendre à voir changer les conditions du protocole du 20 janvier, et qu'à prolonger leur résistance, ils risquaient de perdre leur indépendance[66]. En effet, par un nouveau protocole en date du 10 mai, la Conférence décidait que si les bases de séparation n'étaient pas acceptées par le gouvernement de Bruxelles avant le 1er juin, les cinq puissances rompraient toutes relations avec lui ; que, loin de s'interposer ultérieurement auprès de la Confédération germanique, comme elles l'avaient fait jusqu'alors, pour retarder l'adoption des mesures que la Confédération s'était décidée à prendre dans le grand-duché de Luxembourg, elles ne pourraient que reconnaître elles-mêmes la nécessité de ces mesures ; enfin que si les Belges attaquaient la Hollande, les cinq puissances auraient à concerter les mesures qu'elles croiraient de leur devoir d'opposer à de telles attaques, et que la première de ces mesures consisterait dans le blocus de tous les ports, depuis Anvers jusqu'à la frontière de France. La situation de la Belgique devenait donc de plus en plus critique, d'autant qu'à ces menaces du dehors s'ajoutaient, au dedans, les progrès de l'agitation démagogique. Le ministre des relations extérieures, M. Lebeau, en était réduit à écrire, le 21 mai, à lord Ponsonby : Nous allons tomber dans l'anarchie ; j'entends craquer l'édifice[67]. A Bruxelles, les esprits raisonnables et de sang-froid ne devaient-ils pas commencer à se rendre compte que leur pays s'était engagé dans une impasse, et qu'il ne pouvait en sortir sans rabattre quelque chose de ses exigences ? Ce fut cependant la Conférence qui fit les premiers pas vers une transaction. Fidèle à l'attitude qu'il avait prise dès l'origine, Casimir Périer ne se séparait pas des autres puissances dans les avertissements et les injonctions adressés aux Belges ; mais il usait en même temps de toute son influence pour éloigner le plus possible une rupture dangereuse, et cette influence était d'autant plus efficace qu'il avait donné à l'Europe plus de gages de son désir de marcher avec elle. L'Angleterre, dont il s'était rapproché avec une si sage prévoyance, le secondait dans cet effort de conciliation ; il n'était pas jusqu'à lord Ponsonby qui ne recommandât les ménagements et la temporisation. L'une des questions qui tenaient le plus au cœur des Belges était celle du Luxembourg. Pressée par les deux puissances occidentales, et prenant en considération l'avantage qu'il y avait à faciliter l'avènement du prince Léopold, la Conférence prit, le 25 mai, une décision qui rendait aux Belges une chance de rester maîtres du grand-duché ; elle s'engageait, pour le cas où ceux-ci accepteraient, dans le délai fixé, c'est-à-dire avant le Ier juin, les bases de séparation, à employer ses bons offices, soit près du roi de Hollande, soit près de la Confédération germanique, pour faciliter à la Belgique l'acquisition à titre onéreux du grand-duché de Luxembourg ; mais, pour le cas où les Belges persisteraient à repousser le protocole du 20 janvier, elle maintenait et renouvelait toutes ses menaces antérieures. A Bruxelles, les exaltés ne voyant que ce qu'on leur refusait encore, offusqués des injonctions à terme fixe qu'on leur adressait, accueillirent avec une indignation bruyante la nouvelle décision de la Conférence. A peine fut-elle communiquée au congrès par une lettre de lord Ponsonby, qu'un des représentants, M. Jottrand, s'écria : Vous aurez à choisir entre une soumission aveugle aux volontés de la Sainte-Alliance et le droit sacré d'insurrection en vertu duquel se sont constituées l'Amérique septentrionale, la Hollande, la Pologne et la France elle-même. Pour moi, mon choix ne sera pas douteux. Le gouvernement, tout en sentant la folie périlleuse d'une telle attitude, n'osait la combattre de front. Il essaya d'un moyen détourné. A sa suggestion, une double motion fut faite au congrès, de procéder tout de suite à la nomination du Roi et d'envoyer à Londres des commissaires chargés de suivre avec la Conférence les négociations territoriales. On ne se flattait pas sans doute que Léopold revînt sur sa décision première et acceptât la couronne tant que la question de frontières ne serait pas résolue, mais on espérait ainsi l'intéresser au succès des négociations ; quant aux commissaires, on ne parlait pas de leur donner mandat exprès de transiger, mais au fond les auteurs delà proposition attendaient d'eux qu'ils transigeassent sans mandat. Après des débats orageux, et malgré une violente opposition, des votes successifs, émis le 31 mai et le 2 juin, décidèrent l'élection immédiate du Roi et autorisèrent le gouvernement à ouvrir des négociations pour terminer toutes les questions territoriales au moyen de sacrifices pécuniaires, sauf à soumettre l'arrangement à la ratification du congrès. Ce fut le 4 juin que, pour la seconde fois, s'ouvrit dans le congrès un scrutin pour le choix d'un roi. En fait, il n'y avait qu'un candidat, et Léopold de Saxe-Cobourg fut élu par 152 suffrages sur 196 votants. Il fut stipulé que ce prince ne prendrait possession du trône qu'après avoir juré d'observer la constitution et de maintenir l'intégrité du territoire ; sous ces mots on comprenait les provinces que la Conférence refusait d'attribuer à la Belgique. Le pays accueillit avec faveur la nouvelle de l'élection, mais sans rien de l'enthousiasme suscité, quatre mois auparavant, par la nomination du duc de Nemours. La première déception avait refroidi les imaginations, et puis, si l'on désirait voir fonctionner immédiatement la monarchie, dans l'espoir qu'elle mettrait fin à la crise dont souffraient tous les intérêts, les masses ne connaissaient pas personnellement le nouvel élu, dont la candidature avait toujours été plus politique que populaire. Le congrès chargea aussitôt une députation de porter à Léopold le décret d'élection ; en même temps, un arrêté du régent nomma M. Devaux et M. Nothomb commissaires près la Conférence de Londres, et leur confia la mission beaucoup plus importante et délicate de discuter et, s'il était possible, de conclure avec les puissances l'arrangement territorial. Les hommes étaient bien choisis ; M. Nothomb notamment devait se révéler, en cette circonstance, diplomate sagace, ingénieux et résolu. D'ailleurs, à peine débarqués à Londres, les commissaires trouvèrent le plus précieux des concours dans le prince de Cobourg. Celui-ci, malgré le vote du congrès, était toujours résolu à n'accepter la couronne qu'après solution du désaccord existant entre ses futurs sujets et l'Europe ; seulement, comme on l'avait prévu à Bruxelles, son élection l'autorisait et l'intéressait à intervenir dans les négociations. Il y apporta un rare esprit politique, une adresse patiente, une grande connaissance des hommes, des cabinets et des cours. Nul n'était mieux placé à la fois pour obtenir de l'Europe toutes les concessions possibles et pour déterminer les commissaires belges à consentir tous les sacrifices nécessaires. L'appui de la France et de l'Angleterre lui était acquis. Finissons-en, disait, le 23 juin, M. de Talleyrand à M. Nothomb, en lui mettant amicalement la main sur l'épaule ; vous savez que je signerai tout ce qui nous sera présenté de la part du prince Léopold. Lord Palmerston avait des conférences fréquentes avec les commissaires et semblait avoir fait son affaire de trouver une solution. Rien n'était plus efficace que cette union des deux puissances occidentales ; on s'en rendait compte à Vienne, non sans tristesse, et la princesse de Metternich, confidente des secrètes pensées de son mari, écrivait, le 4 juillet 1831, dans son journal intime : Un courrier de Londres a apporté de mauvaises nouvelles. En Angleterre, les choses prennent une tournure des plus fâcheuses. Les Anglais et les Français se sont terriblement rapprochés et travaillent ensemble contre nous. Dieu seul sait ce qui adviendra de tout cela. Que le Ciel me pardonne mes craintes et mes angoisses, mais j'avoue que je tremble quand je songe à l'avenir[68]. D'ailleurs, si l'Autriche, la Prusse et la Russie n'avaient pas pour le nouvel Etat les mêmes sympathies que la France et l'Angleterre, elles n'en désiraient pas moins que le Roi élu pût prendre possession du trône et mettre ainsi fin à une crise fatigante et dangereuse pour tous. Après dix-neuf jours de laborieux pourparlers, dans les vicissitudes desquels il serait fastidieux d'entrer, la Conférence et les commissaires belges tombèrent enfin d'accord sur les conditions d'après lesquelles devait se faire entre la Hollande et la Belgique le partage de l'ancien royaume des Pays-Bas. Ces préliminaires de paix, proposés aux deux parties par les cinq puissances, furent consignés dans un acte daté du 26 juin 1831, qui est connu dans la diplomatie sous le nom de traité des Dix-huit articles. La plupart de ces Dix-huit articles ne faisaient que reproduire les dispositions non contestées des protocoles antérieurs. La partie intéressante était celle qui réglait les points sur lesquels avaient réclamé les Belges, c'est-à-dire : 1° le mode de partage des dettes, 2° la possession du Luxembourg, 3° celle du Limbourg, 4° celle de la rive gauche de l'Escaut. La Conférence avait consenti à modifier quelques-unes de ses décisions précédentes ; il en était d'autres qu'elle maintenait. Pour les dettes, elle donna aux Belges la satisfaction de fixer le partage d'après l'origine des emprunts, et non d'après le chiffre de la population. Pour le Luxembourg, se fondant sur ce qu'il était revendiqué par le roi des Pays-Bas, non comme une partie de la Hollande, mais comme un domaine de la maison d'Orange-Nassau, elle considéra que la question de savoir à qui il serait attribué était distincte de la délimitation de la Belgique et de la Hollande ; elle décida donc de procéder à cette délimitation en laissant de côté la question du Luxembourg, qui serait ultérieurement l'objet de négociations directes entre le grand-duc et le roi des Belges ; les cinq puissances s'engageaient à employer leurs bons offices pour que, en attendant le résultat de ces négociations, le statu quo fût maintenu dans le Luxembourg, et que par suite les Belges demeurassent les détenteurs de la plus grande partie de ce territoire. Quant au Limbourg, au contraire, rien n'était changé aux décisions antérieures, et la moitié en restait attribuée à la Hollande ; les commissaires belges n'y avaient cependant pas renoncé, mais ils pensaient pouvoir l'obtenir ultérieurement par un autre moyen, par le seul jeu de l'échange des enclaves. En effet, le protocole du 20 janvier stipulait que la Hollande était rétablie dans les limites occupées par elle en 1790, et que la Belgique comprenait tout le reste des territoires du royaume des Pays-Bas, les enclaves devant être échangées par les soins des cinq cours. Personne, ni la Conférence en employant cette rédaction, ni le roi de Hollande en y adhérant, ni même tout d'abord les représentants de la Belgique en y faisant opposition, n'avaient remarqué qu'au milieu des provinces septentrionales se trouvaient un certain nombre de territoires d'origine allemande qui, avant 1790, ne faisaient pas partie des Provinces-Unies ; c'était seulement en 1800 qu'ils avaient été compris dans la République batave ; de là, ils étaient naturellement passés en 1815 au royaume des Pays-Bas. La lettre du protocole du 20 janvier, bien contrairement, il est vrai, à l'intention de ses auteurs, attribuait ces territoires à la Belgique, qui n'y avait cependant aucun titre. C'est M. Nothomb qui avait fait cette découverte, et il en avait conclu que, pour rentrer en possession d'enclaves si gênantes, la Hollande n'hésiterait pas à céder sa part du Limbourg ; aussi crut-il pouvoir renoncer à faire attribuer directement ce dernier territoire à la Belgique et se borna-t-il à faire stipuler que les échanges, au lieu d'être réglés par les grandes puissances, se feraient à l'amiable entre les cabinets de Bruxelles et de la Haye. Restait la rive gauche de l'Escaut ; elle demeura attribuée à la Hollande, mais des garanties furent données à la Belgique pour la navigation du fleuve et l'écoulement des eaux des Flandres. Pour la Belgique, il y avait là, comme dans toute transaction, une part de sacrifices et une part d'avantages, et l'on pouvait en recevoir une impression différente suivant qu'on s'appliquait à considérer les uns ou les autres. Toutefois, à faire la balance et eu égard à la situation, les avantages l'emportaient. Il en était un, d'ailleurs, le plus considérable de tous, qui, sans être stipulé dans l'acte, en était la conséquence immédiate : le soir même de la signature, Léopold déclara officiellement qu'il acceptait la couronne, à une condition cependant : c'était que le congrès de Bruxelles ratifiât l'adhésion donnée par les deux commissaires belges. Aussitôt que le congrès aura adopté les articles que la Conférence de Londres lui a proposés, écrivait le prince au Régent, je considérerai les difficultés levées pour moi, et je pourrai me rendre immédiatement en Belgique... Puisse la décision du congrès compléter l'indépendance de sa patrie et par là me fournir les moyens de contribuer à sa prospérité avec le dévouement le plus vrai ! L'instant était solennel pour la Belgique. Son intérêt était de donner son adhésion. Mais il fallait compter avec la surexcitation extrême des esprits, avec le trouble et les prétentions révolutionnaires, et l'on put croire un moment que tout serait rejeté. A peine connus, en effet, les Dix-huit articles soulevèrent une clameur indignée. Les accepter, s'écriait-on, serait une trahison envers les territoires abandonnés. Presque tous les journaux tenaient ce langage. Les factieux, les anarchistes, en rapport avec les radicaux français qui les encourageaient, exploitaient la douleur des uns et la colère des autres. Des émeutes éclataient sur divers points, et le congrès était menace d'une insurrection générale, s'il cédait. Telle était l'intimidation produite par ces violences que le ministère se borna à soumettre le traité aux représentants de la nation, sans oser en demander l'adoption, et que l'on était à se demander si quelqu'un oserait la proposer. Ce fut dans ces conditions que le débat s'ouvrit, le 1er juillet. L'opposition y éclata tout de suite avec un extrême emportement. M. Ch. de Brouckère, naguère ministre des finances et député du Limbourg, somma le gouvernement d'exprimer un avis : Si le ministre des relations extérieures, dit-il, ne prend pas de conclusions, je considérerai ce refus comme une défection complète du cabinet ; si, au contraire, il a envie de nous faire adopter les Dix-huit articles, je dirai qu'il trahit le pays, car je considère l'acceptation des protocoles comme une trahison qui n'est propre qu'à arrêter l'élan du pays, à lui faire perdre son indépendance et à étouffer la liberté dans toute l'Europe. Le ministre, M. Lebeau, répondit avec embarras qu'il n'avait pas le droit de faire une proposition, les négociations ayant dépassé les limites que le congrès avait tracées ; le gouvernement avait reçu des préliminaires de paix qui ne formaient pas un protocole ; si c'eût été un protocole, le ministre l'aurait renvoyé ; mais il n'avait pas voulu assumer sur lui une immense responsabilité, en interceptant un document qui renfermait les propositions de la Conférence. C'est sur ce document, non sollicité par le ministère, que vous aurez à discuter, ajouta M. Lebeau ; je n'ai rien à dire à cet égard comme ministre ; comme député, quand le moment sera venu de me prononcer, je ne reculerai pas. Une telle attitude n'était pas de nature à faire baisser le ton de l'attaque. Ou apportait à la tribune de brûlants réquisitoires contre la diplomatie européenne, accusée d'abandonner partout, en Pologne, en Italie, la cause des peuples, et l'on concluait ainsi : La guerre générale donc, s'il faut en passer par là ! Ce sera le réveil des peuples et le signal de leur émancipation ! La foule, qui se pressait aux abords du palais et débordait dans les tribunes, ne se gênait pas pour prendre part elle-même à la délibération, sifflant, invectivant, menaçant les partisans du traité, soutenant, excitant les adversaires par ses acclamations frénétiques. On se fût cru reporté en France, à quelque scène de la Législative ou de la Convention. Dans les premiers jours, il sembla que les violents auraient le dessus ; mais leurs excès même provoquèrent une réaction. Les gens modérés retrouvèrent peu à peu le courage de leur opinion. On a demandé, dit un député de Mons, M. Van Snick, quel serait celui d'entre nous qui oserait assumer la responsabilité de proposer l'adoption des Dix-huit articles. Eh bien ! messieurs, c'est moi. En le faisant, je crois agir en bon citoyen, ma conscience est tranquille. Plusieurs autres suivirent cet exemple, malgré les huées des tribunes. Enfin, le ministre des relations extérieures se décida à prendre une attitude plus ferme, et il défendit le traité dans un discours habile, sensé, puissant. Quand, le 9 juillet, après neuf jours d'orageux débats, le moment vint de procéder au vote, il se trouva 126 voix contre 70 pour adopter les préliminaires de paix. La Belgique avait échappé à un des plus grands périls qu'elle eût encore courus. La condition posée par Léopold était remplie, et il semblait que rien ne l'empêchât plus de prendre possession du trône. Un point cependant restait encore obscur. Pendant les négociations qui avaient précédé les Dix-huit articles, les puissances, ne discutant qu'avec les Belges, avaient oublié ou négligé complètement la Hollande, et celle-ci n'avait pas eu occasion de donner son avis sur les modifications apportées aux bases de partage qu'elle avait précédemment acceptées. Ce fut seulement quand tout était fini que le plénipotentiaire autrichien se rendit à la Haye pour y communiquer ces modifications, les présentant d'ailleurs comme absolument insignifiantes. Le roi des Pays-Bas en jugerait-il ainsi ? On conçoit que Léopold s'en préoccupât : aussi, le 12 juillet, en recevant les représentants des cinq cours, il leur posa cette question : Si je me rends en Belgique, la volonté des grandes puissances est-elle de me reconnaître, sans attendre l'adhésion du roi de Hollande ? — Oui, quand même, répondit le représentant de la Russie, et s'il la refuse, nous trouverons le moyen de le contraindre. Ayant dès lors toutes les satisfactions qu'il désirait, le Roi élu mit ordre à ses affaires personnelles et annonça son départ pour le 16 juillet. Sur ces entrefaites, arriva de la Haye une protestation formelle contre l'acte du 26 juin. Les arguments développés dans le congrès de Bruxelles pour y faire accepter les Dix-huit articles, avaient convaincu le roi des Pays-Bas que ces mêmes articles lui étaient très-désavantageux, et c'était à son tour maintenant de se plaindre que les puissances l'eussent sacrifié. La note du gouvernement hollandais, datée du 12 juillet, faisait remarquer que la conservation de la paix ne dépendait pas uniquement de la coopération de la Belgique, et qu'il n'y aurait rien de gagné quand on aurait déplacé la question de Bruxelles à la Haye. Elle rappelait ensuite que la Conférence avait mis pour condition à la reconnaissance d'un roi des Belges, qu'il accepterait, sans aucune restriction, les arrangements des protocoles du 20 et du 26 janvier, et se terminait ainsi : D'après cette déclaration, devenue un engagement envers le Roi par suite de son acceptation des bases de séparation consignées au protocole, Sa Majesté, dans le cas où un prince, appelé à la souveraineté de la Belgique, l'accepterait et en prendrait possession sans avoir accepté préalablement lesdits arrangements, ne pourrait considérer ce prince que comme placé, par cela seul, dans une attitude hostile envers elle et comme son ennemi. C'était une menace formelle. Léopold s'aperçut tout de suite qu'elle embarrassait fort les trois puissances de l'Est, que celles-ci ne croyaient pas possible de ne tenir aucun compte d'une telle protestation, et qu'il ne devait plus s'attendre à être reconnu immédiatement par elles, comme l'ambassadeur de Russie venait de lui en donner un peu légèrement l'assurance. Mais il savait aussi que ces trois puissances n'oseraient faire aucun acte d'hostilité effective, en face de la France et de l'Angleterre unies. Quant à la Hollande, il ne la supposait pas capable de se mettre seule en mouvement. D'ailleurs, s'il était bon de tout prévoir, il fallait aussi savoir risquer un peu. Il ne changea donc rien à ses résolutions, et, le 16 juillet, comme il l'avait annoncé, il s'embarquait à Douvres. Son arrivée en Belgique fut une fête. Dans les campagnes, dans les villes, l'enthousiasme était au comble. Un peuple tout entier saluait et acclamait le Roi de qui il attendait la fin du provisoire, le remède à l'anarchie et l'affermissement de l'indépendance nationale. Le 21 juillet, en présence du congrès, après que Léopold eût prêté serment, le président lui dit : Sire, montez au trône. Et tandis que les villes s'illuminaient, que les cœurs étaient tout à la joie et à la confiance, le nouveau souverain prit d'une main ferme et sûre la direction de son jeune royaume. Si l'on était joyeux à Bruxelles, on pouvait être satisfait à Paris, et Casimir Périer s'y faisait honneur d'avoir assuré à la Belgique l'indépendance et la nationalité. En effet, les dangers qui, à la fin de la précédente administration, menaçaient de ce côté la paix de l'Europe et l'existence du nouvel État, semblaient heureusement écartés ; le traité des Dix-huit articles et l'inauguration de la royauté belge paraissaient avoir mis le sceau définitif à l'œuvre que, dès le début, nous nous étions proposée. Sans doute, le prince qui prenait possession de la couronne ne pouvait être présenté comme le" client particulier et exclusif de la France ; nous l'avions accepté plutôt que proposé, et notre allié d'outre-Manche avait eu dans ce choix une part d'action plus considérable que la nôtre. Mais s'il manquait par là quelque satisfaction à notre amour-propre, nos légitimes intérêts n'en étaient pas moins pleinement garantis. Nous savions que le nouveau Roi se proposait d'être notre ami, bien plus, que son désir était d'entrer dans notre famille royale. De nombreux et récents témoignages venaient d'être encore donnés, soit par lui, soit par ceux qui avaient qualité pour parler en son nom, de ses sentiments envers la France. Le 30 juin, M. Van de Weyer rendait compte au congrès, en comité secret, des déclarations faites par Léopold à Londres, dans les conversations avec les délégués belges : entre autres déclarations, le prince avait dit que ses relations personnelles lui donneraient les moyens de resserrer ses liens avec la France, et il avait ajouté que s'il se croyait hostile à la France, il renoncerait à la couronne. Quelques jours plus tard, le 5 juillet, dans le débat relatif aux Dix-huit articles, le ministre des relations extérieures s'était exprimé ainsi : Il est des choses que je ne peux pas dire ici ; mais le prince de Saxe-Cobourg professe une haute estime pour la France ; des liens d'amitié l'unissent au prince qui règne chez nos voisins ; ces liens peuvent être resserrés. Les convenances m'empêchent d'en dire davantage. Enfin, dans le discours solennel par lequel Léopold exposa ses vues en prenant possession du trône, la France fut le seul pays étranger dont il prononça le nom. J'ai été, dit-il, accueilli avec une extrême bienveillance dans la partie du territoire français que j'ai traversée, et j'ai cru voir dans ces démonstrations, auxquelles j'attache un haut prix, le présage heureux des relations de confiance et d'amitié qui doivent exister entre les deux pays. Cela n'empêcha pas, il est vrai, notre opposition de trouver dans le choix du roi des Belges prétexte à de nouvelles déclamations, et le général Lamarque apporta à la tribune de la Chambre des députés ces prédictions désespérées qu'on ne peut plus relire aujourd'hui sans sourire : Ministres imprudents, les leçons du passé ne sont donc rien pour vous ? Ne savez-vous pas que trois cents ans de guerre et de calamités furent la suite de l'abandon de la Guyenne à l'Angleterre ? Les noms de Crécy, de Poitiers, d'Azincourt sont-ils effacés de votre mémoire ? Croyez-vous que, placé à Bruxelles, un prince anglais ne soit pas plus dangereux pour Paris que lorsque, dans le treizième siècle, il régnait à Bordeaux ? Ah ! des torrents de sang anglais et français couleront peut-être un jour, pour effacer la faute que vous commettez en ce moment ! IV Pendant que ces négociations se poursuivaient sur les affaires d'Italie et de Belgique, en Pologne la lutte se prolongeait, grandiose, terrible, et bientôt désespérée[69]. Les insurgés avaient parfois l'avantage ; mais leur héroïsme, leurs succès même, s'ils honoraient leur cause, ne pouvaient la sauver. Chaque jour, l'armée du Czar les resserrait davantage autour de Varsovie, comme pour les écraser de sa masse. L'irritation des revers livrait, d'ailleurs, la Pologne à un mal intérieur qui à la fois précipitait sa ruine et risquait de l'enlaidir : c'était la démagogie qui répandait son esprit de suspicion, de désordre et de discorde, dominait le gouvernement par les clubs et le bouleversait par l'émeute, rendait le commandement militaire impossible en dénonçant et en destituant les généraux, désorganisait l'armée en fomentant chez les soldats la défiance et l'indiscipline. Que pouvait la France ? Rien. Casimir Périer en était convaincu, et il eût regardé comme plus sage et plus digne de se renfermer dans une observation attristée, mais immobile. L'excitation de l'opinion ne le lui permit pas, et, vers la fin de mai 1831, il se crut obligé de reprendre, sans foi et à contrecœur, l'action diplomatique commencée par le ministère précédent. Il essaya d'une sorte d'intervention morale qui fut naturellement repoussée à Saint-Pétersbourg. M. de Nesselrode exprima le 9 juin son étonnement et son regret que le ministère français, après avoir déclaré, jusqu'au milieu de mai, ne pas se mêler de l'affaire polonaise, eût changé d'avis en quelques jours. Quant à M. de Metternich, il dit que tout cela était un verbiage inutile, destiné uniquement à motiver quelque phrase du discours de la couronne et à capter un peu de popularité pour le Roi et le ministère[70]. Malgré ce premier insuccès, Périer, toujours poussé par l'émotion de l'esprit public, proposa, peu après, à l'Angleterre et à la Prusse de s'entendre avec la France, pour offrir leur médiation. Lord Palmerston répondit que pour rendre cette médiation efficace il faudrait l'appuyer par des actes, et que rien n'autorisait le roi d'Angleterre à user de pareils procédés contre un prince dont les droits étaient indiscutables. Le gouvernement de Berlin ne se montra pas plus favorable. Quant à M. de Nesselrode, il déclara, par une note en date du 5 août 1831, que l'Empereur avait été désagréablement blessé par le renouvellement des démarches de la France, et qu'il ne pouvait, sans léser ses droits et sans manquer à ses devoirs envers ses sujets, accorder à qui que ce soit le droit ou même la possibilité de se mêler des affaires intérieures de son pays. En même temps, il disait à l'ambassadeur de France, le duc de Mortemart : Je vous prie, mon cher duc, que ce soit la dernière fois que vous nous faites de pareilles observations, car nous voulons être maîtres chez nous[71]. En s'exposant à ces rebuffades diplomatiques, le ministère français ne parvenait pas cependant à satisfaire en France les amis de la Pologne, qui demandaient bruyamment la reconnaissance du gouvernement de Varsovie. Un débat orageux s'engagea à ce propos, lors de la discussion de l'Adresse, en août 1831 : l'opposition y exploita avec une habileté insidieuse les cruelles émotions et les sympathies enthousiastes qu'éveillaient alors en France les tragiques nouvelles de l'insurrection. Casimir Périer fit appel à la raison de la Chambre, et parvint à faire écarter un amendement où l'on exprimait la certitude que la nationalité de la Pologne ne périrait pas ; mais il dut accepter la même phrase avec la substitution du mot confiance au mot certitude ; la distinction peut paraître aujourd'hui un peu subtile ; alors, par l'effet des débats qui avaient précédé le vote, on en était arrivé à entendre, sous ces deux termes, des politiques assez différentes. Cependant l'insurrection était visiblement à bout. Le 7
septembre 1831, après une agonie terrible, où l'anarchie sanglante de la rue
accompagna tristement les héroïques défaites de l'armée, Varsovie dut
capituler. En succombant, la Pologne jeta au monde un cri de désespoir et de
reproche qui eut en France un immense et douloureux retentissement. Pendant
quatre jours, l'émeute tenta de soulever Paris, aux cris mêlés de : Vive la Pologne ! A bas Louis-Philippe ! Vive la
république ! pillant les boutiques d'armuriers, faisant fermer les
théâtres, essayant des barricades, massacrant des sergents de ville, brisant
les vitres du ministère des affaires étrangères, menaçant la Chambre des
députés, tentant de forcer les grilles du Palais-Royal, où était encore le
Roi. Pendant ce temps, la Société des Amis du peuple publiait dans la Tribune
et distribuait gratuitement une proclamation qui se terminait ainsi : Homme sans façon, je me résume : le Roi, les ministres,
les députés, les éligibles, les électeurs sont tous coupables du plus grand
des crimes, du crime de lèse-nation. On affichait des placards portant
ces mots : L'héroïque Pologne, lâchement abandonnée,
est une terrible menace. Citoyens, n'en attendez pas les effets. Aux armes !
Mais le gouvernement avait partout mis en ligne des forces considérables ;
des masses d'infanterie et de cavalerie bivouaquaient sur les places et les
boulevards. L'émeute dut bientôt se reconnaître impuissante. Alors commença,
à la Chambre, un long et tumultueux débat, où Périer ne se montra pas moins
énergique. Vainqueur de l'opposition, il ne lui permit pas de se dérober à sa
condamnation : Que la majorité, s'écria-t-il,
se lève une seconde, une dernière fois, pour le
système de la paix, et la France sera rassurée, l'anarchie sera confondue.
La Chambre répondit à cette mise en demeure, en votant, par 221 voix contre
167, un ordre du jour portant qu'elle était satisfaite
des explications données par les ministres, et avait confiance dans leur
sollicitude pour la dignité de la France. Ce vote marqua une date
décisive dans la lutte alors engagée contre la politique de guerre. Au cours de ce débat, le général Sébastiani avait
cependant donné aux amis de la Pologne la satisfaction de déclarer que les stipulations du congrès de Vienne ayant créé le
royaume de Pologne, et la France étant partie contractante à ce traité, nous
avions le droit et le devoir de réclamer le maintien de la nationalité
polonaise. Et il avait ajouté : La France l'a
fait ; elle le fera encore, et le gouvernement du Roi ne craint pas de
répéter avec la Chambre dans son Adresse : La nationalité polonaise ne périra
pas. Bien vaine consolation ! En effet, les dernières tentatives de
notre diplomatie en faveur de la Pologne vaincue n'eurent pas plus de succès,
soit à Saint-Pétersbourg, soit à Berlin et à Vienne, que naguère ses efforts
en faveur de la Pologne belligérante. Elle fut partout rudement rebutée[72]. Périer avait du
moins conscience d'avoir essayé tout ce qui était possible, et plus tard, la
gauche ayant encore cherché à réveiller ces poignants souvenirs et à faire
retomber sur le ministère le sang de la Pologne égorgée, il l'arrêta net : Non, messieurs, s'écria-t-il, les malheurs des Polonais n'appartiennent pas au
gouvernement français, mais à ceux qui leur ont donné de mauvais conseils.
Et comme La Fayette, frémissant, réclamait de son banc : Notre politique, ajouta le ministre, n'a jamais été de secourir partout les révoltés, de les
inciter à secouer le joug de leurs gouvernements, sans savoir ce qu'ils
deviendraient ensuite ; car c'est ainsi que l'on compromet les peuples, la
liberté et les hommes d'honneur qu'on engage dans des luttes qu'ils sont dans
l'impossibilité de supporter[73]. V Jusqu'à présent le ministère avait partout sauvegardé la paix ; mais l'opposition lui reprochait de n'y être arrivé qu'au prix d'une politique timide, de n'avoir apporté aucun secours efficace aux insurgés de Pologne, d'avoir laissé en Belgique le premier rôle à l'Angleterre, d'avoir toléré en Italie pendant plusieurs mois l'intervention autrichienne. Or l'opinion française, à la fois fatiguée et surexcitée, paraissait avoir alors un double besoin, presque contradictoire ; avec le repos que donne seule la pais, elle recherchait les jouissances de vanité qu'on ne trouve ordinairement que dans la guerre. M. Guizot analysait ainsi, le 20 juin 1831, cet état d'esprit[74] : Les affaires du dehors ont, au dedans, beaucoup d'importance ; il faut que nous puissions en parler haut. L'amour-propre national est au fond de toutes les questions. Singulier état de société ! jamais les impressions, les passions publiques, toute cette vie morale et mobile des peuples, n'ont tenu plus de place, exercé plus d'influence ; et l'on veut que les gouvernements ménagent et satisfassent avant tout les intérêts matériels. On a de l'imagination, de l'ardeur, et l'on veut être tranquille et que tout soit doux et commode autour de chacun. C'est difficile. Nous verrons. Problème singulièrement difficile en effet, et que les plus habiles ministres de la monarchie de Juillet ne parviendront pas toujours à résoudre ; M. Thiers, en ne songeant qu'à courtiser le sentiment national, jettera la France dans de périlleuses aventures ; M. Molé et M. Guizot sauront la garder ou la tirer de ces aventures, mais peut-être en perdant trop de vue les susceptibilités patriotiques dont un homme d'État doit tenir compte, alors même qu'elles sont peu raisonnables. Seul Périer devait à la fois satisfaire à la double exigence de l'opinion. A la modération voulue par laquelle nous l'avons vu écarter le danger de guerre tout à l'heure si menaçant, allait s'ajouter un je ne sais quoi de fier et de hardi qui ne reculait pas devant les initiatives les plus audacieuses, on eût presque dit les plus risquées. Là fut même sa marque propre dans la diplomatie du nouveau règne, ce que son caractère et son tempérament ajoutaient à la politique de raison dont Louis-Philippe avait, dès le début, si habilement fixé les principes et la direction. On sentait que ce n'était pas vaine rhétorique, quand, du haut de la tribune, Périer attestait cette noble confiance de la France qui sent sa force comme sa dignité, et qui, tout en traitant de bonne foi, n'oublie pas et ne laisse oublier à personne qu'elle traite la main sur la garde de son épée[75]. D'ailleurs, il croyait pouvoir d'autant moins se gêner avec l'Europe, qu'il l'avait mieux convaincue de sa volonté pacifique, et qu'il s'était davantage acquis sa confiance et sa gratitude en contenant la révolution. Dès juillet 1831, Périer eut occasion de montrer de quelle prompte vigueur il était capable, quand il voulait faire rendre au nom français le respect qui lui était dû. Don Miguel, alors sur le trône de Portugal, nous refusait insolemment, pour des mauvais traitements infligés à nos résidents, les réparations qu'il avait accordées, en une circonstance analogue, à l'Angleterre. Aussitôt Périer envoie un ultimatum ; une escadre, commandée par l'amiral Roussin, part de Brest, et avant que l'Europe ait pu seulement dire un mot, force en quelques heures l'entrée du Tage, jusque-là réputée infranchissable, éteint le feu des forts de Lisbonne, fait prisonnière la flotte portugaise et oblige le ministre de Don Miguel à venir signer, le 14 juillet, à bord de notre vaisseau-amiral, une convention qui nous accorde les réparations exigées. Ce n'était pas seulement un brillant fait d'armes : c'était un acte d'indépendance hardie à l'égard de l'Angleterre, singulièrement susceptible et jalouse dans tout ce qui touchait à son patronat sur le Portugal. L'émotion fut vive à Londres. J'ai senti, moi sujet anglais, disait lord Wellington, la rougeur me monter au front, à la vue d'un ancien allié traité ainsi, sans que l'Angleterre fît rien pour s'y opposer. Ce n'était là qu'un incident, une façon de se faire la main, d'essayer ses forces et de tâter l'Europe. Peu après, Casimir Périer fit preuve de la même résolution dans des affaires beaucoup plus graves. Il semblait que la diplomatie ne pût en finir avec les difficultés de la question belge. Léopold venait à peine de prendre possession de sa couronne ; il était en train de parcourir ses États pour se montrer à ses sujets, quand, le 2 août, se trouvant à Liège, il reçut soudainement la nouvelle que le commandant de la citadelle d'Anvers, demeurée au pouvoir des Hollandais, venait la veille de dénoncer la suspension d'armes conclue le 5 novembre précédent, et avait fixé la reprise des hostilités au 4 août. Que s'était-il donc passé à là Haye ? Le roi des Pays-Bas
avait été fort irrité de voir que sa protestation contre les Dix-huit
articles n'empêchait pas Léopold de se rendre à Bruxelles et de s'y faire
introniser. L'écho qui lui était arrivé des réjouissances de la Belgique
avait encore avivé son dépit. Le Journal de la Haye, qui recevait ses
inspirations, en était venu à publier des manifestes de ce ton : Que M. de Saxe-Cobourg jouisse encore quelques jours de
son triomphe, qu'il joue sur les tréteaux de Bruxelles le rôle d'un roi de
comédie. Mais lorsqu'il entendra le canon de la Hollande, il essayera en vain
de conjurer le péril. Prince de Saxe-Cobourg, il est trop tard ! Sans vous,
les affaires de Belgique eussent été terminées par l'intervention des grandes
puissances ; à présent, des flots de sang et de larmes vont couler. En
même temps, le roi Guillaume Ier et les princes de sa famille s'étaient
rendus au camp de Reyen, devant Bréda. Revues en grand appareil, ordres du
jour belliqueux, rien n'avait été épargné pour exciter l'ardeur des troupes.
Tout indiquait donc la volonté de recourir aux armes. En se laissant
entraîner vers ce parti violent, le Roi n'obéissait pas seulement à une
colère aveugle ; il y avait aussi une part de calcul : la balance de la
Conférence lui paraissait encore mal fixée et prête à s'incliner dans un sens
ou dans l'autre, suivant les pressions qu'on lui ferait subir ; et puis, quel
que dût être le résultat politique de son coup de tête, il espérait y trouver
une revanche nécessaire à l'honneur de ses armes et faire oublier qu'en
septembre 1830, ses soldats avaient reculé devant les bourgeois de Bruxelles.
Ce fut par toutes ces raisons, bien que peut-être sans les analyser aussi
exactement, que Guillaume se décida à tirer l'épée. Dans une dépêche du 1er
août, il fit savoir à la conférence de Londres qu'il munissait ses
plénipotentiaires des pouvoirs nécessaires pour conclure un traité de
séparation d'après les principes convenus entre lui et les puissances, mais
qu'en même temps il s'était déterminé à appuyer la
négociation par ses moyens militaires. L'armée hollandaise, forte de
quarante mille hommes et divisée en trois corps, dont le principal, celui du
centre, était commandé par le prince d'Orange, se mit aussitôt en marche pour
franchir la frontière belge. Cette attaque trouvait la Belgique fort mal préparée à y répondre. Sans doute, elle avait nominalement deux armées, qualifiées fastueusement d'armée de la Meuse et d'armée de l'Escaut, la première de dix mille hommes, la seconde de treize mille. Mais on ne pouvait faire aucun fond sur elles. Les officiers étaient sans instruction, quelques-uns même peu sûrs, les soldats sans discipline. Le matériel manquait. Léopold, d'un regard ferme et net, mesure le péril : la défaite est certaine, s'il est laissé à ses seules forces. Sans perdre une heure, il implore le secours de la France et de l'Angleterre. A Londres, les ministres, en grand état de consternation[76], ne savent trop que faire, et se bornent à ordonner qu'une division de la flotte se rassemble aux Dunes. À Paris, l'appel du roi des Belges arrive le 4 août, au moment où, comme il a déjà été raconté, le ministère vient de donner sa démission. Périer reprend le pouvoir, et, sans s'attarder à consulter les autres puissances, ordonne aussitôt au maréchal Gérard d'entrer en Belgique, à la tête d'une armée de cinquante mille hommes. Le Roi, tout circonspect qu'il est, s'associe, avec un entrain juvénile, à l'initiative hardie de son ministre. Ne perdons pas un moment, dit-il au conseil convoqué d'urgence, si nous ne voulons voir l'indépendance de la Belgique frappée au cœur par la prise de Bruxelles, et le cercle de fer des places fortes construites contre la France se refermer sur elle. Courons donc placer son drapeau entre Bruxelles et l'armée hollandaise. Je demande seulement, comme une faveur, que Chartres et Nemours soient à l'avant-garde et ne perdent pas la chance d'un coup de fusil. Le jour même, à quatre heures du soir, un supplément du Moniteur annonce la résolution instantanée du gouvernement, à la France émue, à l'Europe surprise et quelque peu troublée de voir ainsi notre armée s'avancer vers le Rhin et protéger par la force une nation soulevée contre les traités de 1815. Voilà la guerre déclarée, dit, le lendemain matin, le Journal des Débats. Nos troupes partent avec des cris de joie. Sera-ce une guerre universelle ? sera-ce une guerre contre la Hollande seulement ? C'est à Berlin que se décidera cette question. Si la Prusse soutient la Hollande, c'est la guerre universelle ; sinon, il ne s'agit que d'un coup de tête du roi de Hollande, et la paix est mieux assurée que jamais. Cependant, parmi les Belges, il en est qui s'offusquent d'être protégés par la France ; encore dans l'enivrement de leur victoire de septembre, ils se flattent d'avoir facilement raison des agresseurs, parlent déjà de les reconduire tambour battant jusqu'à la Haye et d'y proclamer le rétablissement de la République batave. M. de Muelnaere, ministre des relations extérieures, a découvert que la constitution ne permet à une troupe étrangère d'occuper ou de traverser le territoire du royaume qu'en vertu d'une loi : Sire, envoie-t-il dire à Léopold, M. de Muelnaere vous supplie à genoux d'empêcher une mesure qui est contraire à la constitution et qui peut compromettre l'honneur militaire du pays. Le Roi se croit obligé de céder à demi ; il consent que l'armée belge supporte seule le premier choc et fait prier les Français de suspendre leur marche. Ceci se passe le 6 août. Le 8, l'armée de la Meuse est mise en déroute sans avoir même livré bataille, et, le 12, l'armée de l'Escaut, commandée par le Roi qui fait bravement son devoir, subit une défaite écrasante dans les plaines de Louvain. La route de Bruxelles est ouverte. Heureusement, aussitôt qu'il a su la dispersion de l'armée de la Meuse, Léopold, fermant l'oreille aux conseils qu'il regrettait d'avoir une première fois écoutés, a écrit au maréchal Gérard de se hâter. Celui-ci a passé la frontière le 10, et le 12, au moment, où la dernière armée belge est battue près de Louvain, notre avant-garde entre à Bruxelles aux cris de joie de la population que l'approche des Hollandais a terrifiée. En même temps, notre chargé d'affaires près le roi des Pays-Bas lui a fait savoir que si ses troupes ne se retiraient pas immédiatement dans la ligne d'armistice, elles auraient à combattre l'armée française. Guillaume Ier, troublé par une initiative si prompte et si résolue, ne voyant aucune puissance en état de le soutenir, recevant au contraire de Londres la preuve que sa conduite y était blâmée, se résigne à céder à nos injonctions et à rappeler ses soldats ; il ne veut pas, dit-il, que sa querelle domestique avec la Belgique devienne européenne par sa résistance armée aux grandes puissances. A peine informé de cette décision, le général Belliard se rend le 13 auprès du prince d'Orange et la lui communique. Celui-ci, quoique tout frémissant de ses récentes victoires, doit se soumettre ; aussi bien a-t-il la satisfaction d'avoir vengé avec éclat l'honneur de ses armes et d'avoir profondément humilié la Belgique. Pendant les six jours qui suivent, les Hollandais opèrent leur mouvement rétrograde, suivis pas à pas par une partie de l'armée française. Le 20, ils sont partout rentrés dans la ligne d'armistice. La Belgique est sauvée, et elle est bien obligée de reconnaître qu'elle le doit à la France seule. Dès le 11 août, le même M. de Muelnaere, qui, cinq jours auparavant, avait supplié à genoux le Roi de donner contre-ordre au maréchal Gérard, écrivait à M. Van de Weyer : La France a répondu à l'appel de notre Roi avec cette précipitation toute française qui nous avait d'abord déconcertés, mais dont nous devons nous féliciter aujourd'hui. La question avait une autre face : c'était bien de faire reculer les Hollandais, mais il fallait rassurer et contenir l'Europe, singulièrement émue de notre soudaine entrée en campagne. Le gouvernement de Berlin nous avait tout de suite adressé des observations ; il faisait valoir qu'il aurait aussi le droit d'envoyer des troupes en Belgique, se contentant toutefois de présenter l'argument sans avoir au fond envie d'en tirer une conclusion pratique, et donnant même son immobilité comme une preuve de sa confiance dans le ministère français[77]. La Russie, empêchée par la révolte polonaise qui n'était pas encore comprimée, regrettait d'autant plus son inaction forcée, qu'elle avait peut-être contribué à exciter le roi de Hollande. Il faut attendre ce que feront les Français, disait le Czar[78] ; ne pas les inquiéter s'ils se bornent à rejeter les Hollandais chez eux, et les obliger à sortir à leur tour s'ils veulent quelque chose de plus. L'Autriche n'était qu'en second rang dans cette question et suivait ses deux voisins et alliés. Du côté des puissances continentales, il y avait donc grande mauvaise humeur, observation inquiète, mais, pour le moment, peu de résolution d'agir. Périer était plus préoccupé de l'effet produit sur l'Angleterre, dont l'alliance était le fondement même de sa politique. A la première nouvelle de l'agression de la Hollande, lord Palmerston, avec ses habitudes soupçonneuses, s'était demandé si le roi Guillaume n'avait pas été poussé par la France, désireuse de se procurer ce prétexte d'intervenir ; en tout cas, il avait écrit aussitôt à lord Granville : La grande chose à faire maintenant est d'agir sur le cabinet de Paris, pour prévenir une irruption des soldats français en Belgique[79]. Quelques jours plus tard, quand on sut à Londres que le maréchal Gérard avait franchi la frontière, l'irritation y fut très-vive et l'alarme au comble ; chacun croyait une guerre générale imminente, les cours de la Bourse baissaient brusquement, et les questions inquiètes, les interpellations menaçantes se multipliaient à la Chambre des communes. Cet émoi n'avait pas échappé à Périer ; tout en apportant dans ses actes plus de décision et de promptitude encore, de façon à ne pas laisser à la mauvaise humeur le temps de se traduire en démarches gênantes, il s'attacha à dissiper la surprise des cours de l'Est et la jalousie de l'Angleterre ; il déclara aux ambassadeurs qu'il n'avait entendu ni revenir sur son engagement de ne chercher aucun agrandissement pour la France, ni enlever à la Conférence, pour s'en emparer, la solution de la question ; au contraire, il n'avait voulu que faire respecter les décisions de l'Europe. Le général Sébastiani écrivit sur le même ton à ses ambassadeurs[80]. Les puissances, se sentant à la fois obligées de subir une volonté si résolue et confiantes dans une loyauté qu'elles avaient déjà éprouvée, acceptèrent les déclarations du gouvernement, et la Conférence en prit acte dans son protocole du 6 août. Les plénipotentiaires des cinq cours, y lisait-on, ont regardé l'entrée des troupes françaises en Belgique comme ayant eu lieu, non dans une intention particulière à la France, mais pour un objet vers lequel les délibérations de la Conférence se sont dirigées, et il est resté entendu que l'extension à donner aux opérations de ces troupes et leur séjour en Belgique seront fixés d'un commun accord entre les cinq cours, à la conférence de Londres... En outre, il est demeuré convenu que les troupes françaises ne franchiront pas les anciennes frontières de la Hollande ; qu'enfin, conformément aux déclarations faites par le gouvernement français aux représentants des quatre cours à Paris, les troupes françaises se retireront dans les limites de la France, dès que l'armistice aura été rétabli tel qu'il existait avant la reprise des hostilités. Périer n'hésita pas à ratifier ce protocole et à renouveler les déclarations les plus rassurantes aux ambassadeurs étrangers, protestant, dans ses entretiens avec lord Granville, que la ruse et la tromperie lui paraissaient aussi peu honorables dans les affaires publiques que dans la vie privée. Louis-Philippe aussi se montrait plus cordial et plus expansif que jamais avec l'ambassadeur anglais, et il déclarait ne vouloir rien faire que de concert avec le cabinet de Londres. Palmerston ne pouvait s'empêcher de se dire satisfait, ravi même de ces assurances. Toutefois il nous attendait, non sans un reste de méfiance, à l'heure de l'évacuation, et il écrivait à lord Granville : Le gouvernement français rappellera-t-il ses troupes dès que les Hollandais se seront retirés ? La réponse à cette question aura les plus graves conséquences, non-seulement pour les deux pays, mais pour toute l'Europe[81]. Aussi, à peine les troupes du roi Guillaume eurent-elles commencé leur mouvement de retraite que le ministre britannique nous mit en demeure de tenir notre promesse ; il insistait d'autant plus qu'il était lui-même pressé par les interpellations de son propre parlement, et que l'opinion anglaise se montrait fort ombrageuse en cette matière[82]. La Prusse appuya les démarches de l'Angleterre, menaçant de mettre en mouvement ses troupes des provinces rhénanes. En France, toute une partie de l'opinion, celle surtout qui rêvait toujours de conquête, eût vu volontiers le gouvernement profiter de ce qu'il avait eu une occasion de mettre le pied en Belgique pour y rester, et les journaux opposants tâchaient de rendre l'évacuation difficile en la présentant comme une reculade honteuse. Quelques-uns des ministres, le maréchal Soult entre autres, étaient portés à tenir compte de cet état d'esprit, et laissaient voir leur arrière-pensée de prolonger l'occupation[83]. D'autres, comme le général Sébastiani, eussent du moins voulu se faire payer le retrait des troupes, en obtenant, soit le règlement immédiat de l'affaire des forteresses, soit cette rectification de frontières, déjà tant de fois réclamée, qui nous eût rendu Marienbourg et Philippeville. Sur le premier point, lord Palmerston refusa absolument de lier la question des forteresses à celle de l'évacuation, voyant là une humiliation pour les quatre puissances. Sur le second point, certains hommes d'Etat prussiens n'eussent peut-être pas refusé d'entrer en marché, si on leur eût, de leur côté, laissé prendre Luxembourg ; mais, en fin de compte, leur avis ne prévalut pas à Berlin, et d'ailleurs, en cette matière encore, Palmerston était intraitable. Empêchons tous ces grignotages, écrivait-il à lord Granville ; si une fois les grandes puissances se mettent à goûter du sang, elles ne se contenteront pas d'un coup de dent, mais auront bien vite fait de dévorer leur victime. En somme, à quémander ainsi, on n'avait chance de rien obtenir. Mais on inquiétait les puissances et l'on fournissait de nouveaux prétextes aux soupçons de Palmerston, qui se croyait le droit de mettre en doute notre loyauté et qui le prenait de plus en plus haut, nous menaçant à brève échéance d'une guerre générale[84]. Ce n'était pas là la politique de Périer. Le président du conseil s'aperçut bien vite que ceux de ses collègues qui couraient ainsi après l'accessoire, risquaient de lui faire manquer le principal. Aux petits profits qu'on cherchait, sans succès d'ailleurs, à obtenir, il préférait de beaucoup l'avantage de rétablir, aussi étroite que par le passé, l'intimité momentanément ébranlée de l'Angleterre et de la France, et de mériter par une loyauté désintéressée la confiance de cette Europe à laquelle il venait d'en imposer par sa résolution. Aussi s'appliqua-t-il à rassurer les autres puissances sur la façon dont il tiendrait, au sujet de l'évacuation, la parole qu'il avait donnée, et, pour effacer toute trace des équivoques produites par le langage de quelques-uns des ministres, il prit lui-même en main la direction des négociations. Sans doute il n'était pas homme à avoir l'air de céder à une menace ; se défendant de toute précipitation qui eût pu paraître humiliante, il fit les choses à son heure, marcha à son pas. Dans les derniers jours d'août, il rappela la plus grande partie du corps expéditionnaire ; mais, à la demande expresse du roi Léopold, qui se sentait sans défense, il laissa en Belgique une division. Ce ne fut que le 15 septembre qu'il annonça, pour la fin du mois, l'évacuation totale. Lord Palmerston en éprouva une joie extraordinaire[85], et la Conférence rédigea à cette occasion un protocole dont les termes témoignèrent du bon effet produit sur elle par la conduite de notre cabinet. Il y était constaté tout d'abord que c'était de son plein gré que le gouvernement français avait résolu de rappeler le reste de ses troupes. Les plénipotentiaires de l'Autriche, de la Grande-Bretagne, de la Prusse et de la Russie en exprimaient leur satisfaction, et ils ajoutaient : Cette nouvelle démonstration des généreux principes qui guident la politique de la France, et de son amour de la paix, avait été attendue par ses alliés avec une extrême confiance, et les plénipotentiaires prient le prince de Talleyrand d'être persuadé que leurs cours sauront apprécier à leur juste valeur la résolution prise par le gouvernement français. Un accueil si courtois et si déférent devait consoler Périer des attaques de la presse opposante, qui s'indignait que notre armée quittât la Belgique sans avoir seulement détruit le lion de Waterloo, et, à la Chambre, le général Sébastiani répondait à M. Mauguin : Nous sommes entrés en Belgique conduits par la bonne foi ; la bonne foi nous en a fait sortir. Désormais toute émotion était calmée, toute complication écartée, et le cabinet pouvait constater les avantages de son intervention. A un point de vue général, la monarchie de Juillet, qui avait semblé jusqu'alors condamnée à une sorte d'immobilité, moins encore par sa faiblesse intérieure que par les suspicions qu'elle éveillait au dehors, venait de prendre, au delà de ses frontières, une initiative hardie, de faire acte de force, et les autres puissances avaient dû lui laisser le champ libre ; en même temps, alors qu'on ne la croyait pas encore dégagée des influences révolutionnaires, elle avait, par sa modération, par, sa correction diplomatique, forcé l'hommage de ces puissances. Au lendemain de 1830, ce double résultat était considérable. La situation de cette monarchie en Europe s'en trouvait singulièrement relevée, et le ministre dirigeant de Prusse, M. Ancillon, était réduit à constater avec tristesse et dépit que la France avait, pendant la paix et sans tirer l'épée, acquis de nombreux et réels avantages[86]. Au point de vue particulier des affaires belges, notre succès était plus tangible encore. Dans la première partie de son administration, Périer, préoccupé surtout, non sans raison, de rétablir avec le cabinet britannique les bons rapports altérés à la fin du ministère Laffitte, de sauver la Belgique de la ruine et la France de l'isolement, avait paru laisser prendre à l'Angleterre le rôle prépondérant qui nous avait d'abord appartenu : l'élu du congrès de Bruxelles était le candidat de lord Palmerston plus que le nôtre, le traité des Dix-huit articles semblait l'œuvre de la diplomatie anglaise ; on eût dit que les Belges trouvaient à Londres le point d'appui et le patronage qu'ils avaient jusqu'alors cherchés à Paris. Avec l'expédition d'août, le changement est complet et subit. La Belgique est ramenée avec éclat dans notre clientèle. Le baron Stockmar, Allemand de naissance, Anglais de sympathie, agent du roi Léopold à Londres, reconnaissait à regret que la politique belge devait en ce moment incliner plutôt vers la France, et il ne cachait pas à lord Palmerston que la confiance des Belges dans la protection de l'Angleterre était singulièrement affaiblie. On eut du reste tout de suite une preuve effective du retour qui s'était opéré vers nous à Bruxelles. Le gouvernement, ayant senti la nécessité de réorganiser son armée, s'adressa à des officiers français, non à des anglais. Cette préférence ne laissa pas que de mortifier nos voisins d'outre-Manche ; lord Grey en fut à ce point ému qu'il voyait déjà la Belgique devenir une province française, et le roi Guillaume IV déclara à Stockmar que cet enrôlement lui était particulièrement désagréable[87]. Si heureuse qu'eût été notre intervention militaire, elle
n'avait pas cependant résolu toutes les difficultés de la question belge. Le
roi des Pays-Bas refusait plus énergiquement que jamais de consentir aux
avantages accordés par les Dix-huit articles à ceux qu'il venait de vaincre
si complètement. La triste figure faite par la Belgique dans cette campagne
avait d'ailleurs diminué son crédit en Europe, et l'impression générale était
qu'elle devait payer sa défaite. Ce n'était pas seulement le sentiment des
puissances de l'Est, qui parlaient d'autant plus haut en faveur de la
Hollande que la chute de Varsovie venait de leur rendre leur liberté d'action.
Lord Palmerston disait avec sa rudesse accoutumée au baron Stockmar[88] : Les Belges ont montré de la façon la plus claire qu'ils
sont incapables de résister aux Hollandais. Sans le secours de la France, ils
auraient été remis sous le joug. Il faut donc que les Belges comme les
Hollandais, pour vivre en repos, abandonnent quelque chose de leurs
prétentions réciproques. Les Belges ne peuvent plus prétendre à la situation
que leur assuraient les Dix-huit articles, de même que les Hollandais ne
peuvent réclamer le vieux protocole de janvier, auquel ils avaient adhéré dès
le début de la crise. Si les Belges ne veulent rien céder, la Conférence n'a
qu'une chose à faire, se retirer absolument et dire : Eh bien, soit ! nous
permettons aux Hollandais de vider leur querelle avec les Belges seuls. Les
armes décideront. Stockmar ajoutait, en rapportant ces paroles à
Léopold : A cette effrayante conclusion de
Palmerston, je ne répondis pas un mot, mais je pensais en silence, à part
moi, que si quatre des grandes puissances pouvaient souhaiter et faire
quelque chose de pareil, il était impossible que la France consentît jamais à
la conquête de la Belgique par la Hollande. Un autre jour, il écrivait
encore à son royal correspondant : Croyez fermement
que toute défense, toute protection de la Belgique dans la Conférence de
Londres ne peut venir que de la France. Efforcez-vous d'obtenir cette
protection, autant que possible par votre correspondance personnelle avec
votre frère de Paris. Je puis me tromper, mais d'après ce que je vois ici,
l'Angleterre ne fera pour nous presque rien de positif[89]. Ce témoignage est significatif sous la plume d'un ennemi de la France. Toutefois, si disposé que fût notre gouvernement à prendre en main la cause de la Belgique, il lui fallait bien tenir compte du sentiment de l'Europe, et il ne dépendait pas de lui d'effacer toute trace des défaites subies naguère par ses clients. Il ne voulait pas d'ailleurs se laisser séparer de l'Angleterre. Pendant plusieurs semaines, en soutenant les prétentions belges, il tint en échec les autres puissances et suspendit les décisions de la Conférence. Mais, pour la cause même qu'il défendait, ce retard n'était pas sans danger. Force fut donc d'en passer par une transaction que, d'accord avec lord Palmerston redevenu pleinement notre allié, M. de Talleyrand s'efforça d'obtenir aussi favorable que possible à la Belgique. La Conférence formula cette transaction, le 15 octobre, dans un nouvel acte, connu sous le nom de traité des Vingt-quatre articles. Elle y retirait quelques-unes des concessions faites aux Belges par les Dix-huit articles, mais sans rendre à la Hollande tout ce que lui avaient accordé les protocoles de janvier. L'état de 1790 était maintenu comme base du partage des territoires ; les enclaves allemandes des provinces septentrionales étaient attribuées à la Hollande, ainsi que tout Maëstricht, une partie du Limbourg et la rive gauche de l'Escaut. Le Luxembourg était partagé : la ville et un tiers du territoire au roi de Hollande ; le reste à la Belgique avec le duché de Bouillon. La liberté de la navigation de l'Escaut et du transit avec l'Allemagne était assurée au nouveau royaume. Quant à la dette, elle était répartie de façon que la Belgique n'en supportait pas le tiers. En somme, la France avait obtenu pour ses protégés des conditions territoriales suffisantes, des conditions commerciales et financières fort avantageuses. L'acte du 15 octobre n'était plus une simple proposition comme les décisions antérieures de la Conférence : celle-ci, convaincue que de plus longs essais pour amener une conciliation directe entre la Hollande et la Belgique resteraient sans résultat, avait résolu, sur l'avis de M. de Talleyrand appuyé par Palmerston, de ne plus s'en tenir au rôle de médiateur, mais de s'imposer comme arbitre souverain : elle motiva ainsi cette résolution : Ne pouvant abandonner à de plus longues incertitudes des questions dont la solution immédiate est devenue un besoin pour l'Europe ; forcés de les résoudre, sous peine d'en voir sortir l'incalculable malheur d'une guerre générale, les soussignés n'ont fait que respecter la loi suprême d'un intérêt européen de premier ordre, ils n'ont fait que céder à une nécessité de plus en plus impérieuse, en arrêtant les conditions d'un arrangement définitif, que l'Europe a cherché en vain depuis un an, dans les propositions faites par les deux parties ou agréées tour à tour par l'une d'elles et rejetées par l'autre. En conséquence, les Vingt-quatre articles furent aussitôt transmis aux gouvernements de Belgique et de Hollande ; il leur était signifié que cet acte contenait la décision finale et irrévocable des cinq cours, que celles-ci en garantissaient l'exécution, se réservaient d'employer tous les moyens pour obtenir l'assentiment de celle des deux parties qui s'y refuserait, et étaient résolues à empêcher le renouvellement des hostilités. En Belgique, ceux qui naguère ne voulaient pas des Dix-huit articles repoussèrent naturellement les Vingt-quatre articles. L'opposition se manifesta avec tant de vivacité que le roi Léopold en fut un peu découragé, et se demanda si cette altération des conditions auxquelles il avait accepté la couronne ne l'obligerait pas à la résigner. De Londres, le baron Stockmar l'en détourna vivement : Fâchez-vous, lui écrivait-il, criez à l'injustice, ne ménagez pas la Conférence, — elle s'y attend d'ailleurs, — mais ne poussez rien à l'excès et gardez-vous d'abandonner la partie. Que le ministère crie avec vous, qu'il crie très-haut et très-fort. Vous aurez tenu votre serment, et la Belgique le saura[90]. Les velléités d'abdication avaient-elles été sérieuses ? en tout cas, elles ne furent que passagères ; Léopold prit bien vite le dessus, et, sous sa ferme inspiration, le ministère belge proposa aux Chambres, le 21 octobre, un projet de loi à l'effet d'autoriser la signature du traité définitif de séparation. Le Roi était résolu à en appeler aux électeurs, si les Chambres refusaient cette autorisation. A une autre époque, disait le ministère dans l'exposé des motifs, nous eussions rejeté ces conditions ; mais l'Europe a été témoin d'événements qui, en modifiant la politique générale, n'ont pu rester sans influence sur la question soulevée par notre révolution. L'appui que nous trouvions dans l'idée de notre force, inspirée aux puissances par nos succès de septembre, l'appui peut-être plus réel encore que prêtait à notre cause l'héroïque résistance de la Pologne, nous a tout à coup échappé. La discussion à la Chambre des représentants commença le 26 octobre et se prolongea pendant six jours, véhémente et pathétique. L'opposition se déclarait prête à braver la guerre, affirmant que la France ne saurait abandonner la Belgique. Si le ministère du juste milieu, s'écriait M. Rodenbach, poussait son système de paix à tout prix jusqu'à cette extrémité, nous en appellerions à la Chambre des députés, à la nation française. Là, assez de cœurs généreux élèveraient la voix pour stigmatiser une aussi odieuse conduite... Les défaites de 1815 sont trop profondément gravées dans tous les cœurs, les Français ont trop d'affronts à venger, pour ne pas se lever dès qu'un Prussien franchirait nos frontières. A ces déclamations, on a plaisir à opposer le langage très-politique de M. Nothomb, l'habile négociateur des Dix-huit articles. Pour lui, la question était de savoir si la révolution de Juillet en France et la révolution de Septembre en Belgique devaient se placer en dehors du système général de l'Europe, ce qui était la guerre universelle, ou prendre un caractère tel qu'elles pussent se coordonner à ce système. Après avoir rappelé que la Convention et Bonaparte avaient pris le premier parti et attiré ainsi sur leur pays la réaction du monde, il continua en ces termes : La révolution de Juillet a profité de cette leçon ; bornant ses effets à une existence intérieure, monarchique au dedans, pacifique au dehors, elle a respecté le statu quo territorial. Et remarquez-le bien, si elle avait pris un autre caractère, c'en était fait de l'indépendance de la Belgique. La nationalité belge n'est pas une de ces idées larges qui rentrent dans les vastes projets de commotions universelles : c'est une idée étroite, factice peut-être, qui se rattache au vieux système de l'équilibre européen : c'est une idée de juste milieu. Aussi, pour moi, je n'ai jamais pu comprendre ceux de mes concitoyens qui, partisans de l'indépendance belge, reprochent à la France son système pacifique. Quand la France sortira du lit que lui ont prescrit les traités de 1815, ce sera pour submerger la Belgique. Ce discours fit un grand effet, ainsi que celui de M. Lehon, qui vint, avec l'autorité particulière que lui donnait sa situation d'envoyé de la Belgique à Paris, témoigner de la résolution des puissances. Par un refus, dit-il, nous exposerions le pays à une invasion, peut-être même à un démembrement et à la radiation du nom belge du livre de vie des nations. L'influence personnelle du Roi, qui était déjà considérable, exerça peut-être plus d'action encore, et, au vote, la loi fut adoptée par 59 voix contre 38. Le 3, le Sénat confirma ce vote par 35 voix contre 8. En exécution de cette décision, le plénipotentiaire belge à Londres signa, le 15 novembre 1831, avec les membres de la Conférence, l'acte des Vingt-quatre articles, qui devint ainsi un traité entre les cinq puissances et la Belgique : il était stipulé que les ratifications seraient échangées dans un délai de deux mois. On n'était pas cependant encore au bout de toutes les difficultés[91]. Les Vingt-quatre articles avaient été transmis à la Haye en même temps et dans les mêmes conditions qu'à Bruxelles. Le roi de Hollande y avait fait aussitôt des objections, se plaignant de la forme comme du fond, et y demandant des modifications. Les représentants des cinq cours refusèrent d'entrer en discussion et déclarèrent leur texte irréformable. Ils espéraient que Guillaume Ier ne persisterait pas dans son opposition, une fois qu'il aurait vu Léopold signer le traité : c'était mal connaître l'obstination de ce prince ; loin de se sentir porté à imiter la soumission de son adversaire et de se laisser effrayer par les menaces contenues dans le traité même contre celle des parties qui refuserait d'y adhérer, il adressa à la Conférence, le 14 décembre, une note solennelle et développée, contenant une protestation formelle. Les trois cours de l'Est s'en montrèrent assez embarrassées : il leur semblait qu'elles étaient prises en flagrant délit d'atteinte à l'indépendance d'une tête couronnée ; et au profit de qui ? Au profit d'une révolution qui leur avait été toujours fort antipathique[92]. Dans de telles conditions devaient-elles ratifier la signature donnée à Londres par leurs plénipotentiaires ? Le Czar, alors très-irrité de ce que le gouvernement de Bruxelles venait d'accueillir et d'enrôler des officiers polonais, poussait vivement à la non-ratification. Le gouvernement de Berlin, bien que fort gêné par les promesses formelles que M. de Bülow avait faites à lord Palmerston et à M. de Talleyrand, était tenté de suivre la conduite conseillée par le Czar. Quant à M. de Metternich, dès la première heure, il avait blâmé le traité, le déclarant malencontreux, le qualifiant de bêtise, et reprochant aux plénipotentiaires autrichien, prussien et russe, de s'être laissé enjôler par des considérations anglaises et françaises. Toutefois, si mécontent qu'il fût, il avait d'abord cru que les égards dus aux deux puissances occidentales ne lui permettaient pas de désavouer l'œuvre de la Conférence. Ce ne fut qu'un peu plus tard, sous la pression de la Russie et à l'exemple de la Prusse, qu'il se détermina à user d'ajournement[93]. Le terme fixé pour les ratifications passa donc sans qu'elles fussent données. Les trois cours paraissaient disposées à les retarder jusqu'à ce qu'elles eussent obtenu aimablement l'adhésion du roi Guillaume[94]. Mais comment ce retard serait-il pris à Paris et à Londres[95] ? Casimir Périer ne se gêna pas pour qualifier sévèrement la conduite des puissances de l'Est ; il rappela les paroles données dans la Conférence par leurs plénipotentiaires et leur reprocha un manque de foi. Quant à lord Palmerston, loin de pencher du côté de ces puissances, comme cela lui était arrivé parfois au cours de l'affaire belge, il se montra encore plus amer que Périer et traita notamment M. de Bülow avec une véhémence qui alla presque jusqu'à la grossièreté[96]. Ainsi le premier effet du retard de la ratification, effet non attendu et sûrement non désiré par les cours de Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg, se trouvait être d'amener la France et l'Angleterre à se concerter pour leur faire échec. Cette union, qui était le principal dessein de la politique française, devint même si étroite que les deux cabinets de Saint-James et des Tuileries, se refusant à attendre plus longtemps les autres puissances, se décidèrent, le 31 janvier 1832, à procéder seuls avec le plénipotentiaire belge à l'échange des ratifications, et laissèrent le protocole ouvert pour recevoir celles de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie. C'était un fait considérable que ce rapprochement des deux puissances occidentales en face de l'Europe et presque contre elle. Aussi M. de Talleyrand, qui y avait beaucoup contribué, écrivait-il, le jour même où les signatures étaient données : L'Angleterre et la France réunies pour un échange simultané des ratifications, c'est plus que je n'osais espérer. Maintenant il s'agit d'avoir de la patience ; le reste ne tardera pas à venir. Ne réclamons rien ; ne triomphons pas trop... ne laissons pas voir à l'Angleterre que son alliance avec nous l'entraîne plus loin qu'elle ne le voudrait... A l'extérieur nous nous sommes fait une situation répondant à tout ce que le Roi pouvait désirer[97]. Quelques jours après, la duchesse de Dino écrivait de Londres : M. de Talleyrand a fait avec l'Angleterre un échange de ratifications qui vaut avec ce pays un traité d'alliance. Cela a été difficile ; les obstacles se sont accumulés jusqu'au dernier moment 3[98]. Cette intimité se manifestait, non sans éclat, à la tribune des deux parlements. Interpellé à la Chambre des communes, lord Palmerston s'exprima sur la France en termes si amis que Casimir Périer en écrivit tout son contentement à M. de Talleyrand. Le gouvernement du Roi, lui disait-il, s'applaudit vivement de cette conformité de vues et de sentiments dont les deux pays peuvent attendre de si heureux résultats. Nous y trouvons un gage nouveau de cet accord de la France et de l'Angleterre que nous nous efforcerons toujours de fonder sur des bases solides ; nous y trouvons une confirmation de notre système de politique étrangère, justifié par un aussi heureux succès dans son but le plus important. Notre ministre ne se contentait pas de cette réponse diplomatique : il disait de son côté, le 7 mars 1832, à la Chambre des députés : Le ministère anglais s'est exprimé, au sein du parlement de son pays, dans les mêmes termes que nous, devant cette Chambre, et, s'il a parlé de la nécessité, plus que jamais sentie, de l'alliance sincère des deux gouvernements de France et d'Angleterre, nous pouvons aussi parler de son efficacité. L'Europe sait ce que la lutte de ces deux nations a produit de guerres longues, sanglantes et convulsives ; il faut qu'elle apprenne aujourd'hui ce que leur union peut donner de garanties à la paix du monde et de gages à la vraie liberté... Voilà des alliances qu'on peut proclamer à la face des trônes et des peuples, parce qu'elles sont leur garantie commune. Non-seulement l'alliance de l'Angleterre et de la France se resserrait ; mais, dans cette alliance même, la situation respective des deux puissances était modifiée à l'avantage de la France : changement important que, quelques années plus tard, dans une dépêche confidentielle, le duc de Broglie a très-finement analysé. Dans le premier période, dit-il, c'est-à-dire au lendemain de la révolution et avant l'avènement de Périer, le beau rôle avait été pour l'Angleterre ; c'est elle qui nous protégeait dans l'opinion, c'est elle qui était le gentleman tendant la main au plébéien, au soldat de fortune ; c'est elle qu'on pouvait blâmer en Europe, comme on blâme l'imprudence, mais qu'on respectait, qu'on continuait à considérer, dans la personne de lord Grey, comme un grand seigneur libéral à qui l'on pardonne ses opinions politiques, en faveur de sa magnificence, de ses grandes manières, qu'on craindrait d'ailleurs d'offenser, de peur d'avoir à s'en repentir. Mais, avec le ministère du 13 mars, la politique de résistance prévalut en France. Plus le gouvernement français, remportait alors de victoires sur les partis, continue le duc de Broglie, plus le gouvernement anglais était content de nous ; il nous savait gré de nous débarbouiller de la poussière des pavés ; il nous savait gré de lui rendre le rapprochement plus facile et notre amitié moins compromettante. Chaque fois que nous faisions un pas dans ce sens, il disait aux autres gouvernements : Vous voyez bien que la France n'est pas ce que vous avez pensé ; vous voyez que le gouvernement français est après tout un gouvernement. Grâce à Casimir Périer, nous fîmes tant de pas dans ce sens, que nous pûmes bientôt nous passer de caution auprès de l'Europe. L'Angleterre fut toujours notre alliée : elle ne fut plus notre protectrice. Comme le dit encore le duc de Broglie, le gouvernement français n'avait plus besoin, pour être introduit dans la société des autres gouvernements, que personne lui donnât la main ou réclamât pour lui l'indulgence[99]. On en vint au point que les hommes d'Etat de la vieille Europe accordaient plus de confiance à notre cabinet qu'à celui de Londres. M. de Metternich écrivait au comte Apponyi, le 8 janvier 1832 : J'ai le sentiment que la déplorable position de la conférence de Londres sera plus facilement débrouillée par M. Casimir Périer que par les ministres anglais, par la raison toute simple que le chef de l'administration française a les qualités qui constituent l'homme d'Etat, tandis que les membres de l'administration anglaise actuelle me semblent moins doués sous ce rapport[100]. Les trois cours de l'Est ne voyaient pas sans quelque trouble s'établir ainsi en face d'elles l'alliance des puissances occidentales ; elles se rendaient compte que, quoi qu'elles pussent dire, la France, entraînant avec elle l'Angleterre, avait toujours le dernier mot[101]. Pour sortir de cette situation mauvaise, elles ne virent d'autre moyen que de presser plus vivement le roi des Pays-Bas de cesser son opposition aux Vingt-quatre articles. Le Czar lui-même lui envoya dans ce dessein le comte Orloff. Rien n'y fit. Guillaume Ier se butait à ce que ses courtisans appelaient son système de persévérance. Au bout d'un mois de séjour à la Haye, le comte Orloff dut se retirer sans avoir obtenu la moindre concession. Avant son départ, il remit au cabinet hollandais une note aussitôt rendue publique, par laquelle l'empereur de Russie déclarait qu'il ne reconnaissait pas la possibilité de lui prêter ni appui, ni secours, et le laisserait supporter seul la responsabilité des événements ; que, sans vouloir s'associer à aucun moyen militaire pour contraindre le roi des Pays-Bas à souscrire aux Vingt-quatre articles, Sa Majesté Impériale considérait néanmoins ces articles comme les seules bases sur lesquelles pût s'effectuer la séparation de la Belgique et de la Hollande, et tenait pour juste et nécessaire que la Belgique restât en jouissance des avantages qui en résultaient pour elle, notamment en ce qui concernait sa neutralité ; enfin que, dans le cas où cette neutralité viendrait à être violée par la reprise des hostilités de la part du roi de Hollande, l'Empereur se concerterait avec ses alliés sur le moyen le plus propre à la défendre et à la rétablir promptement. Cette sorte de désaveu, auquel s'associèrent aussitôt les cabinets de Berlin et de Vienne, n'ébranla pas l'obstination du roi Guillaume : il persistait à attendre de l'avenir, et particulièrement des désordres qu'il espérait voir éclater en France, l'occasion d'une revanche. Cependant la Belgique, qui souffrait, dans ses intérêts matériels et dans sa sécurité intérieure ou extérieure, de la prolongation de cet état d'incertitude, était fondée à réclamer, d'une façon de plus en plus pressante, qu'on y mît un terme et qu'on fît exécuter le traité souscrit par elle. Elle s'adressait à la France et à l'Angleterre, qui de leur côté se retournaient vers l'Autriche, la Prusse et la Russie, et les mettaient en demeure de dire si elles désavouaient ou non leurs plénipotentiaires. Au commencement d'avril, Casimir Périer, perdant patience, déclara nettement que cela ne pouvait durer plus longtemps. Ce ferme langage fit effet sur les autres cours, qui se sentaient d'ailleurs fort mal engagées. Le 18 avril, les cabinets de Vienne et de Berlin donnèrent leurs ratifications, sous réserve des droits de la Confédération germanique, touchant la cession d'une partie du grand-duché de Luxembourg. Le Czar se résigna, le 4 mai, à suivre cet exemple ; seulement il ne déclara approuver le traité que sauf les modifications à apporter, dans un arrangement définitif entre la Hollande et la Belgique, aux articles 9, 12 et 13 ; les articles ainsi visés étaient relatifs aux questions de navigation, de transit, et au partage de la dette. On eût pu sans doute soutenir qu'une ratification à ce point conditionnelle n'en était plus une, mais chacun avait hâte d'en finir, et l'on n'y regarda pas de trop près[102]. A considérer les résultats obtenus, le progrès est considérable et fait grand honneur au ministère Périer, qui y est arrivé sans guerre, par un rare mélange de prudence et de hardiesse, d'adresse et de loyauté. Désormais la Belgique cesse d'être un fait révolutionnaire, contesté ou subi de plus ou moins bonne grâce ; elle a reçu ses lettres d'introduction dans la société des Etats de l'Europe ; elle n'est plus en proie à l'anarchie, mais a constitué chez elle une monarchie régulière. Le royaume des Pays-Bas, création favorite de la Sainte-Alliance, avant-garde de la coalition antifrançaise, est irrévocablement démembré ; à sa place, nous avons à nos portes un jeune État dont la neutralité couvre notre frontière la plus vulnérable, qui nous doit son indépendance, et qui est obligé, par reconnaissance comme par situation, à demeurer notre client. Le prince habile appelé à sa tête est le premier à sentir cette nécessité ; c'est pourquoi, à ce moment même, il négocie avec la cour des Tuileries une alliance de famille, et dans quelques mois, le 9 août 1832, se célèbrera, à Compiègne, le mariage de Léopold avec la princesse Louise d'Orléans, fille aînée du roi des Français, femme d'un haut esprit et d'une rare vertu : conclusion remarquable de cette politique qui a débuté par refuser la couronne offerte au duc de Nemours, et qui aboutit à donner pour gendre à Louis-Philippe le prince élu en place de son fils. Sans doute, le roi de Hollande refuse toujours d'adhérer au nouvel état de choses ; mais, en dépit des difficultés que soulèvera cette résistance et qui occuperont encore pendant plusieurs années la diplomatie européenne, on peut dire que dès ce jour le fond de la question est résolu. La France a gagné cette grosse partie. VI Casimir Périer avait été hardi en Belgique ; il devait l'être plus encore en Italie. On sait en quelle situation la retraite des Autrichiens, le 15 juillet 1831, avait laissé les États de l'Église. Le Pape avait refusé de s'engager à faire les édits sur commande et à heure fixe, exigés par le gouvernement français ; mais il n'avait pas pour cela renoncé à opérer des réformes. Dès le 5 juillet, avant même la retraite des troupes autrichiennes, un édit réorganisa l'administration provinciale et municipale, faisant aux libertés locales une part plus large que celle qui leur était alors accordée en France[103]. Dans les Légations, toutes les fonctions civiles furent, en fait, confiées à des laïques. La réforme judiciaire ne pouvait s'improviser aussi vite ; toutefois, avant la rentrée des tribunaux, des édits, en date des 5 et 31 octobre et du 5 novembre, réglèrent les juridictions et les procédures d'après des principes entièrement nouveaux ; ils ne supprimaient pas les tribunaux ecclésiastiques pour les causes que leur déférait le droit canon ; ils laissaient aussi subsister ce mélange de la discipline spirituelle et de la police civile, cette sorte de confusion du for intérieur et du for extérieur, qui paraissaient la conséquence du double caractère religieux et politique du souverain, et que les mœurs romaines supportaient plus facilement que les nôtres ; néanmoins les améliorations étaient réelles et faisaient disparaître la plupart des abus trop réels qui rendaient la justice de l'État pontifical impuissante, onéreuse ou suspecte. Enfin, un édit du 21 novembre institua, sous le titre de congrégation de révision, un conseil central chargé spécialement du contrôle financier : c'était l'embryon de la consulte d'État demandée par la Conférence. Le Pape avait donc à peu près rempli tous les desiderata du Mémorandum du 21 mai : il ne prétendait pas, du reste, avoir dit son dernier mot ; bien au contraire, les divers édits invitaient les corps délibérants qu'ils instituaient à rechercher eux-mêmes et à indiquer au souverain les améliorations qui pourraient encore être ajoutées. Dans la cour romaine, tous sans doute ne s'intéressaient pas également au succès de ces réformes : quelques-uns désiraient leur échec ; plusieurs ne se prêtaient à cette sorte d'essai que par déférence pour les puissances, mais sans grande confiance dans le résultat. Toutefois, la droiture personnelle du Pape et la faiblesse extrême de son gouvernement étaient une garantie que les concessions décrétées sur le papier ne pourraient être marchandées et restreintes dans l'exécution. Dans les provinces, en effet, pas d'autre force armée qu'une garde civique ayant nommé elle - même ses officiers ; des fonctionnaires hors d'état de résister au mouvement réformiste, la plupart sympathiques à ce mouvement, quelques-uns même anciens insurgés. Les libéraux des Légations étaient donc bien assurés de ne rencontrer aucun obstacle, s'ils voulaient user des armes légales qui leur avaient été remises et développer les germes féconds de self-government contenus dans les édits pontificaux jamais population ne s'était trouvée dans des conditions plus favorables pour faire prévaloir, sans révolte, ce qu'il pouvait y avoir de légitime et de raisonnable dans ses réclamations. Mais, nous l'avons déjà fait observer, les meneurs du mouvement italien n'avaient nulle envie de se prêter à une réforme dont l'effet eût pu être d'assurer l'existence du gouvernement qu'ils voulaient renverser. Aussi affectèrent-ils, tout de suite, de traiter les édits d'amère dérision, de comédie menteuse et perfide dont ils ne consentaient pas à être les dupes. Croyant ou feignant de croire que les réformes concédées l'étaient sans sincérité, comme un expédient passager, et avec l'arrière-pensée de les retirer au premier symptôme de contre-révolution en Europe, ils disaient à M. de Sainte-Aulaire[104] : Il y a pour nous, libéraux italiens, péril en la demeure. Nous devons forcer de voiles pendant que nous avons bon vent, afin d'être entrés au port avant l'orage. Il nous faut de l'irrévocable, et tant que nos droits n'auront pas été reconnus et garantis par un pacte solennel, tant que nous n'aurons pas obtenu toutes les institutions dont l'ensemble seul peut assurer la liberté constitutionnelle, nous devons rester sur la défensive et ne point accepter des améliorations partielles. Leur thèse était d'ailleurs d'une parfaite simplicité. A les entendre, les provinces ayant reconquis leur indépendance en 1831, le Pape n'avait plus de droits antérieurs à invoquer, et sa souveraineté ne pouvait être rétablie qu'en vertu d'un pacte librement discuté, de puissance à puissance, entre le pontife et ses anciens sujets. Comme premières conditions, ils exigeaient la reconnaissance de la souveraineté du peuple, une constitution décrétée par une assemblée nationale et jurée par le Pape. Jusqu'à la conclusion de ce pacte, dans les trois provinces de Bologne, de Ravenne et de Forli, où se concentrait, pour le moment, l'agitation révolutionnaire, on ne laissait exécuter ni même publier aucun édit du Saint-Siège ; on ne payait à ce dernier aucun impôt ; le drapeau pontifical était remplacé par les trois couleurs italiennes ; la garde civique obéissait aux agitateurs ; les représentants de l'autorité centrale, par impuissance ou par complicité, suivaient le mouvement ; tout le pouvoir était ouvertement aux mains des chefs de l'insurrection de février 1831. Révolte singulière, d'ailleurs, sans violence apparente, par cette raison que personne ne tentait de la réprimer. On eût dit que le gouvernement pontifical s'était résigné à laisser s'établir dans ces provinces une sorte d'interrègne. L'ambassadeur de France à Rome, inquiet des conséquences d'un tel désordre et pour l'autorité pontificale et pour la politique française, s'épuisait en avertissements aux chefs du mouvement. Votre intérêt, ne se lassait-il pas de leur dire ou de leur écrire, est de profiter des bonnes intentions de votre souverain, et surtout de la faveur des circonstances. Le Pape, sans forces militaires pour vous contraindre, vous tiendra compte d'une soumission qui paraîtra volontaire et l'achètera au prix de toute concession qui n'impliquera pas l'abandon complet de sa souveraineté. Votre erreur est de croire que vous êtes maîtres de la situation et que vous pouvez choisir le moment et les conditions de votre soumission. L'état actuel de vos provinces est un scandale qui ne pourra se prolonger longtemps impunément. La France elle-même s'en indigne. Mes instructions me prescrivent d'appuyer les demandes que vous présenterez à votre souverain dans des formes respectueuses et régulières ; mais elles me prescrivent aussi de soutenir l'autorité du Pape et d'appuyer son gouvernement. Je serai le premier à me prononcer énergiquement contre vous, si vous persistez à rester en dehors des voies légales. Dans ce cas, d'ailleurs, le Pape fera avancer les troupes qu'il travaille à réunir, et si ces troupes sont repoussées, les Autrichiens ne laisseront pas assurément la république triompher aux portes de la Lombardie. Par moments, M. de Sainte-Aulaire pouvait croire que ses conseils étaient enfin entendus ; mais, bientôt après, les violents reprenaient le dessus. Aux avertissements de l'ambassadeur, ils opposaient les encouragements que leur envoyaient de France les chefs de la gauche, en partie liée avec ces derniers contre le ministère Périer, et ils tâchaient comme eux de se persuader que ce ministère serait bientôt renversé[105]. M. de Sainte-Aulaire n'était d'ailleurs soutenu par personne dans l'effort honnête qu'il tentait. La Conférence ne se réunissait plus ; le représentant de l'Angleterre avait quitté Rome ; quant à l'ambassadeur d'Autriche et à ses deux alliés de Russie et de Prusse, ils se tenaient cois, considérant, non sans quelque satisfaction maligne, les embarras d'une politique que la France avait imposée. A Paris même, notre ambassadeur ne trouvait guère plus de secours : vainement appelait-il l'attention de son gouvernement sur des désordres dont la conséquence pouvait être une seconde intervention de l'Autriche, et le pressait-il de se concerter dès maintenant avec les autres puissances pour prévenir une telle extrémité, il ne recevait même pas de réponse à ses dépêches. Depuis que le cabinet français avait obtenu par l'évacuation de Bologne l'effet qu'il désirait produire sur l'opposition, il semblait ne plus s'occuper des affaires d'Italie ; sans méconnaître le péril qui pouvait résulter un jour de la révolte des Légations, il croyait avoir le temps d'y pourvoir, et, en attendant, il se laissait entièrement distraire et absorber par d'autres questions plus proches et plus pressantes ; c'était le moment où il intervenait en Belgique et négociait le traité des Vingt-quatre articles. Cependant le cardinal Bernetti ne cachait pas à
l'ambassadeur de France que la patience du Pape était à bout. Dès le début,
Grégoire XVI avait dit à M. de Sainte-Aulaire : C'est
une expérience à faire ; nous la jugerons par ses résultats ; jusqu'ici,
convenez qu'ils ne s'annoncent pas d'une manière favorable. Depuis, en
présence de l'audace croissante des agitateurs qui convoquaient une
convention à Bologne, levaient des impôts et organisaient publiquement une
armée insurrectionnelle, le Pontife n'avait-il pas dû être plus dégoûté
encore de cette expérience ? Les cardinaux zelanti avaient beau jeu à lui répéter chaque
jour : Qu'a-t-on gagné à se soumettre à la
Conférence ? Les édits rendus en exécution du Mémorandum, loin de calmer les
populations, les ont rendues plus exigeantes, plus révoltées. Qu'attend-on
pour se soustraire à tant d'indignités ? L'impunité de Bologne et de la
Romagne n'est-elle pas faite pour ébranler les provinces encore fidèles ? II
n'y a plus un moment à perdre pour abandonner une politique déshonorante,
désormais jugée. Cet avis finit par prévaloir dans les conseils du
Vatican ; et, le 8 décembre 1831, le cardinal Bernetti annonça tristement à
notre ambassadeur que résolution était prise de soumettre la révolte à main
armée. Le cardinal prince Albani, octogénaire, mais l'un des plus ardents des
zelanti et l'antagoniste déclaré du
secrétaire d'État, était nommé au commandement des troupes pontificales. Ces
troupes, levées à la hâte, mal armées, mal disciplinées, ne s'élevaient pas à
plus de cinq mille hommes : prendre l'offensive avec des moyens si insuffisants
ne s'expliquait qu'avec l'arrière-pensée d'une nouvelle intervention
autrichienne. Une perspective aussi grave ne permettait pas au cabinet français de négliger plus longtemps les affaires d'Italie. D'ailleurs, dès les premiers jours de décembre, il en avait été saisi par une communication fort pressante de l'ambassadeur d'Autriche[106]. S'il avait trop tardé à se mettre en route, du moins il n'hésita pas sur la direction à suivre. Pas un moment il ne laissa voir la moindre tentation d'être complaisant à la révolte ; il voulait, au contraire, s'entendre avec les autres cabinets, notamment avec celui de Vienne[107], pour rétablir l'autorité du Pape ; seulement, il avait en même temps le souci très-légitime que cette œuvre s'accomplît sans mettre en péril l'influence française et la politique de réformes. Casimir Périer, usant une fois de plus de son procédé accoutumé, convoqua les ambassadeurs d'Autriche, de Prusse et de Russie à une conférence qui eut lieu le 14 décembre. Il y fut convenu que les représentants des quatre puissances à Rome amèneraient le Saint-Siège à leur adresser un exposé complet de la marche qu'il avait suivie pour rétablir l'ordre dans les Légations, et des mesures qu'il avait adoptées pour se conformer au système d'indulgence, de réformes et d'amélioration conseillé par la Conférence ; qu'en réponse à cet exposé les mêmes représentants, prenant acte des améliorations effectuées et promises, exprimeraient, au nom de leurs cours, la désapprobation de la conduite des agitateurs, dans la forme la plus propre à agir sur leur esprit et à les éclairer sur leur position en Europe. Il était admis que l'Autriche appuierait cette démonstration par des mouvements de troupes sur ses frontières. Notre gouvernement se flattait de décourager ainsi l'insurrection et de prévenir ce qu'il tenait par-dessus tout à écarter, une nouvelle intervention de l'armée impériale[108]. Si ces mesures ne suffisaient pas, les puissances se réservaient de procéder à des déterminations plus décisives. Les représentants des quatre puissances à Rome, obéissant
à l'impulsion venue de Paris, se mirent aussitôt à l'œuvre. La Conférence
reprit ses séances interrompues depuis cinq mois. Le cardinal Bernetti,
vivement pressé, consentit à suspendre provisoirement la mise en mouvement
des troupes pontificales. Puis, le 10 janvier, il adressa aux ambassadeurs la
note désirée par leurs cours. On ne put s'entendre pour y faire une réponse
commune, parce que le représentant de la France ne voulait rien dire qui
impliquât adhésion sans condition à une intervention éventuelle des
Autrichiens ; il déclara, au contraire, que, si ce cas se présentait, il demanderait des garanties et des compensations.
Mais, sauf cette réserve, les quatre plénipotentiaires furent d'accord pour
exprimer, chacun de leur côté, leur réprobation de la révolte ; ils
témoignèrent aussi l'espoir que le gouvernement romain, en récompense du
concours qui lui était donné, persisterait dans les réformes où il s'était
engagé sur les conseils de l'Europe. M. de Sainte-Aulaire avait tenu d'autant
plus à faire insérer cette dernière déclaration dans les quatre notes, que le
cardinal Bernetti ne lui avait pas caché l'ébranlement de sa situation
personnelle par suite de l'influence croissante des zelanti. La note de l'ambassadeur de France,
datée du 12 janvier, n'était pas la moins énergique contre les révoltés ;
après avoir énuméré les édits réformateurs publiés depuis six mois et les
promesses faites par le Pape de les compléter prochainement, il déplorait
l'ingratitude des populations, reconnaissait le droit et le devoir du
Saint-Siège de rétablir son autorité souveraine, et, prévoyant le cas où ses
troupes rencontreraient une résistance coupable, il ajoutait : Le soussigné ne fait aucune difficulté de déclarer que les
auteurs de cette résistance, aussi insensée dans son but que fatale dans ses
résultats, seraient considérés en France comme les plus dangereux ennemis de
la paix générale. Fidèle à sa politique tant de fois proclamée, le
gouvernement du Roi emploierait, au besoin, tous les moyens pour assurer
l'indépendance et l'intégrité des États du Saint-Père. La bonne intelligence
qui existe entre lui et ses augustes alliés est une garantie certaine que ses
vœux à cet égard seront accomplis. Le cardinal Bernetti fit aussitôt
publier, le 14 janvier 1832, dans le journal officiel de Rome, les notes des
quatre ambassadeurs, et il y joignit un manifeste par lequel il adjurait les
habitants des Légations de rentrer dans le devoir et de ne pas attirer sur
leur pays les maux de la guerre civile et de la guerre étrangère. Ce qui se passait depuis quelques semaines dans ces provinces pouvait donner quelque espoir dans l'efficacité de ces démarches. Tant qu'ils n'avaient cru avoir affaire qu'aux troupes papales, les révoltés ne s'en étaient montrés nullement émus ; ils ne s'étaient même pas beaucoup effrayés de l'éventualité d'une intervention autrichienne, persuadés que nous serions forcés alors de nous y opposer et qu'il en résulterait une guerre générale. Mais du jour où ils avaient vu toutes les puissances, y compris la France, se concerter pour soutenir l'autorité du Saint-Siège, le découragement et l'inquiétude les avaient gagnés. Avec cette promptitude qu'ont parfois les Italiens à tourner sans vergogne le dos au danger, les plus prévoyants et non les moins compromis avaient donné le signal d'une sorte de sauve qui peut : c'était presque à croire qu'il y aurait émulation à qui viendrait le premier offrir sa soumission. Les publications du 14 janvier n'allaient-elles pas précipiter cette dissolution déjà commencée, et ne se trouverait-on pas ainsi avoir eu raison de la révolte sans recourir à la force ? Divers symptômes le faisaient supposer. En tout cas, si tardive que fût l'intervention diplomatique de l'Europe, il convenait que le gouvernement pontifical lui laissât le temps de produire son effet et attendît au moins quelques jours avant de recourir à d'autres moyens. C'est ce que ne permit pas l'impatience du cardinal Albani. Depuis un mois, il ne subissait qu'en maugréant les délais imposés par la diplomatie, et faisait savoir à Rome qu'il ne pouvait plus longtemps retarder son attaque. Du revirement qui se manifestait dans les Légations, il concluait seulement qu'une action militaire n'y rencontrerait pas de résistance sérieuse, et que dès lors une chance s'offrait de rétablir l'autorité du Pape, sans avoir à compter avec les conseils de réformes donnés par l'Europe. S'il échouait, il en serait quitte pour appeler les troupes autrichiennes avec lesquelles il paraissait bien avoir partie liée. Cinq jours seulement après la publication des notes, lorsqu'elles étaient à peine parvenues dans les Légations, le fougueux vieillard, sans avoir reçu aucun ordre de Rome, mais abusant des pleins pouvoirs qu'on avait eu l'imprudence de lui confier[109], mit sa petite armée en mouvement et la fit entrer sur le territoire des provinces révoltées : elle rencontra, le lendemain 20 janvier, près de Cézène, les gardes civiques de Bologne et des villes voisines, et leur infligea une sanglante défaite. Il semblait que cette victoire dût déterminer une soumission générale. Mais les troupes pontificales, qui comptaient dans leurs rangs beaucoup de vagabonds et d'aventuriers, se livrèrent, dans Cézène et surtout dans Forli, à des actes de brigandage et de cruauté qui, exploités par les habiles, grossis par la rumeur publique, provoquèrent dans les Légations un cri d'indignation et de vengeance. Les populations, tout à l'heure disposées à capituler, se levèrent en armes. Surpris, troublé, ne se sentant pas en force, le cardinal prit, cette fois encore, sur lui, et sans avoir demandé les ordres de son gouvernement[110], d'implorer le secours des Autrichiens. Ceux-ci, qui se tenaient prêts, répondirent immédiatement à cet appel. Dès la nuit du 23 au 24 janvier, ils franchissaient la frontière, et, le 28, ils rentraient à Bologne, sans avoir rencontré l'ombre d'une résistance, acclamés même par les populations, qui voyaient dans leur présence une protection contre les soldats du cardinal Albani. Le gouvernement français se retrouvait donc en face de la même difficulté dont il avait eu tant de peine à se tirer six mois auparavant, difficulté aggravée par cela seul qu'elle se renouvelait. La précipitation avec laquelle l'entrée en campagne du cardinal Albani et l'intervention des Autrichiens s'étaient produites au moment même où commençait à s'exécuter le plan de pacification concerté entre les puissances, donnait à toute cette affaire un caractère de surprise préméditée, de coup monté à notre insu et contre nous, qui nous la rendait encore plus déplaisante[111]. Peut-être n'était-ce qu'une apparence. Certains indices feraient croire que le cabinet de Vienne était le premier à trouver que ses généraux avaient été un peu vite[112]. Son impression était au moins fort mélangée ; s'il jouissait d'avoir fait acte de suprématie en Italie, il ne laissait pas en même temps que d'être un peu troublé des risques auxquels il s'exposait ainsi et fort désireux de nous amadouer[113]. Quoi qu'il en fût d'ailleurs des secrets sentiments du gouvernement impérial, le silence et l'inaction nous étaient impossibles. Après s'être fait honneur d'avoir substitué le concours européen à l'action exclusive du cabinet de Vienne, la politique réformatrice de la France à la politique répressive et réactionnaire de l'Autriche, notre ministère pouvait-il accepter le démenti qui lui était donné ? Après s'être tant vanté d'avoir imposé l'évacuation en juillet 1831, pouvait-il, en janvier 1832, assister tranquillement à une nouvelle intervention ? La mortification eût été bien plus grande que la première fois ; il s'y fut joint ce je ne sais quoi d'un peu ridicule propre aux niais qui se font jouer et aux fanfarons qui se laissent braver. En Italie, plus que jamais, notre influence, courait le risque d'être absolument ruinée[114]. En France, l'opposition se flattait déjà d'avoir retrouvé un terrain favorable pour attaquer le cabinet : elle montrait dans la conduite du cardinal Albani la conséquence de la note adressée, le 12 janvier, par M. de Sainte-Aulaire au gouvernement pontifical, et menait bruyamment une campagne d'indignation contre les excès des troupes papales. La politique conservatrice paraissait abaissée et compromise ; il fallait quelque coup d'éclat pour la relever, mais un coup d'éclat calculé de telle sorte qu'il ne mît pas en péril la paix de l'Europe ou l'autorité du Pape, qu'il ne servît les desseins ni des belliqueux de Paris, ni des révolutionnaires de Bologne. Le problème était singulièrement complexe et difficile.
Casimir Périer l'aborda avec sa résolution habituelle. Par suite d'une
maladie du général Sébastiani, il avait pris complètement en main toute la
direction des affaires étrangères. Si soudaine qu'elle fût, l'intervention ne
le prenait pas tout à fait à l'improviste. Quand, au mois de décembre 1831,
son attention avait été rappelée sur la question italienne, il avait prévu
les diverses hypothèses, et, tout en désirant, en espérant même échapper à
une nouvelle occupation autrichienne, il avait arrêté, à part soi, son plan
de conduite pour le cas où elle se produirait, et l'avait aussitôt exposé en
ces termes à son ambassadeur près le Saint-Siège : Si,
par suite de la marche des événements, la cour de Rome se croyait dans la
nécessité de recourir à une intervention étrangère, nécessité toujours bien déplorable,
nous demanderions que cette intervention, au lieu d'être effectuée par une
grande puissance européenne à laquelle l'opinion publique attribuera
toujours, à tort ou à raison, des projets d'empiétement, fût confiée à des
troupes sardes. Si pourtant l'occupation autrichienne ne pouvait être évitée,
ce que nous regretterions bien vivement, nous y mettrions cette condition :
que tandis que les Autrichiens occuperaient une partie des Légations, une
autre partie fût occupée par les Sardes, et que nos soldats et nos vaisseaux
fussent reçus dans le port et la place d'Ancône. Enfin, si le refus de la
Sardaigne ou tout autre motif faisait échouer cette combinaison, l'occupation
des Légations par les troupes autrichiennes pourrait encore avoir lieu,
toujours moyennant notre entrée à Ancône. Cette dernière hypothèse, la plus
défavorable de toutes, marque le terme des concessions auxquelles nous nous
prêterions. Dans ce plan, une partie devait être bientôt reconnue
inexécutable : par divers motifs et surtout par crainte de déplaire à
l'Autriche, le cabinet de Turin n'était pas disposé à jouer le rôle qu'on lui
réservait. Restait donc seule l'idée d'une intervention française venant
s'adjoindre et en même temps faire contre-poids à l'intervention
autrichienne. Cette idée n'était pas absolument nouvelle : on se rappelle
qu'en mai 1831, notre ambassadeur à Rome avait déjà proposé quelque chose de
ce genre. Après avoir communiqué son plan à M. de Sainte-Aulaire, Casimir Périer ajoutait : Je n'ai pas besoin de vous dire que les détails dans lesquels je viens d'entrer ne doivent être connus que de vous, jusqu'au moment où les circonstances en rendraient l'application nécessaire. Notre ambassadeur, estimant qu'en pareil cas il fallait avant tout éviter tout ce qui aurait le caractère d'une surprise, ne crut pas devoir s'astreindre à la discrétion qui lui était recommandée, et, dès la fin de décembre 1831. ou les premiers jours de janvier 1832, alors que l'on croyait encore pouvoir éviter l'intervention autrichienne, il fit connaître nettement au cardinal Bernetti quelles seraient, au cas de cette intervention, les exigences de la France. Le cardinal se montra moins étonné qu'on eût pu s'y attendre. A l'idée d'un appel aux troupes sardes, il objecta que le temps manquerait pour le négocier. Quant à l'occupation d'Ancône par les Français, il répondit que c'était une grande affaire, sur laquelle il ne pouvait hasarder aucune parole avant d'avoir reçu les ordres du Pape, et qu'il les prendrait le jour même. M. de Sainte-Aulaire lui recommanda de bien expliquer à Sa Sainteté que notre exigence n'avait rien dont sa dignité et ses intérêts pussent souffrir, et que son indépendance ne serait que mieux garantie si, dans la nécessité de recourir à des forces étrangères, il appelait à son aide deux puissances au lieu d'une. Je vous entends à merveille, reprit le cardinal Bernetti ; si les Autrichiens entrent à Bologne, c'est pour vous assurer qu'ils en sortiront que vous demandez à entrer à Ancône. Le lendemain, nouvel entretien : le cardinal secrétaire d'État était remarquablement ouvert et de belle humeur ; il déclara sans doute que le Pape n'avait point donné le consentement demandé à une occupation éventuelle d'Ancône, mais avec un accent et une physionomie qui semblaient calculés pour ne pas décourager l'ambassadeur. Il allégua, comme motif, la crainte des conséquences que pouvait avoir la présence des troupes françaises en Italie, et aussi les égards dus à l'Autriche. M. de Sainte-Aulaire combattit ces objections, puis il termina par ces mots : Pensez-y bien, monseigneur, si vous nous refusez votre consentement, vous nous obligerez peut-être à nous en passer. Qu'arrivera-t-il alors ? — La vertu des papes est la résignation, reprit le cardinal en souriant. — M'autorisez-vous à écrire cette réponse à Paris ? — Mais, sans doute. L'entretien finit là. Les paroles du cardinal et surtout le ton dont elles avaient été dites n'avaient pas laissé à notre ambassadeur le moindre doute sur leur signification : il en avait conclu que si le Pape ne voulait pas consentir expressément à notre occupation par ménagement pour l'Autriche, il admettait qu'on lui forçât la main. Il écrivit dans ce sens à son gouvernement, et, à Paris, on fut dès lors convaincu que l'occupation d'Ancône ne rencontrerait pas d'opposition sérieuse à Rome. Loin de blâmer M. de Sainte-Aulaire d'avoir fait connaître notre résolution éventuelle au gouvernement pontifical, Casimir Périer pratiqua de son côté cette même politique à découvert. Vers le 10 janvier, il fit venir les ambassadeurs étrangers et leur déclara formellement qu'au cas où, contre notre attente, le Saint-Siège se croirait dans la nécessité de recourir à cette intervention, la remise d'Ancône aux forces françaises deviendrait pour nous une garantie indispensable, dont rien ne pourrait nous faire départir. Les ambassadeurs reçurent cette communication avec un visage impassible et sans répondre un mot. Notre ministre en conclut que, de ce côté aussi, il ne serait pas contrarié. C'était aller un peu vite : à peine notre projet fut-il connu de M. de Metternich, qu'il le mit de fort méchante humeur. Ce serait une farce et en même temps un contresens, écrivait-il, le 13 janvier, au comte Apponyi[115]. Toutefois, il n'osait pas élever de veto absolu, discutait et tâchait de nous amener à quelque autre combinaison : ainsi offrait-il d'admettre nos escadres et même nos troupes de terre à participer à l'occupation des Légations, sous le commandement supérieur d'un général autrichien. Cette dernière condition était inadmissible, mais le seul fait d'une telle proposition n'impliquait-il pas l'aveu du droit que la France aurait de faire quelque chose si l'Autriche intervenait ? Périer, du reste, ne s'inquiétait pas beaucoup du mécontentement du cabinet de Vienne, du moment où il se croyait assuré de la non-opposition du Pape. Aussi persistait-il plus fermement que jamais dans son dessein, et, ne voulant pas se laisser surprendre par les événements, il avait, dès le milieu de janvier, donné l'ordre de rassembler à Toulon le petit corps qui serait appelé à occuper Ancône et de préparer les navires qui devaient le transporter. Les choses en étaient là, quand, le 31 janvier, arriva à Paris la nouvelle du tour si rapide qu'avaient pris les événements dans les Légations, de l'entrée en campagne du cardinal Albani, de l'appel fait aux Autrichiens, et de l'occupation de Bologne par les troupes impériales. Périer n'hésita pas un instant : il convoqua le conseil des ministres et proposa de faire partir immédiatement les troupes destinées à occuper Ancône. La soudaineté de l'action lui avait réussi en Portugal et en Belgique ; il voulait, cette fois encore, user d'un procédé d'ailleurs conforme à son tempérament. Il y eut des objections dans le conseil : on trouvait l'aventure risquée, insuffisamment préparée. Mais Périer savait toujours faire prévaloir sa volonté. L'expédition fut donc décidée, et les ordres expédiés à Toulon. Deux bataillons, forts de quinze cents hommes, sous les ordres du colonel Combes, et une compagnie d'artillerie furent aussitôt embarqués sur le Suffren et sur deux frégates, et, dès le 7 février, la flottille, commandée par le capitaine de vaisseau Gallois, mit à la voile pour Ancône. Il était convenu que si les Autrichiens nous devançaient dans cette ville, on se rabattrait sur Civita-Vecchia. Le général Cubières, commandant supérieur de l'expédition, devait s'embarquer, quelques jours après, sur un navire à vapeur, et, pendant que nos vaisseaux à voiles feraient plus lentement le tour de l'Italie, se rendre directement à Rome, s'entendre avec le gouvernement pontifical sur les conditions de notre occupation, puis aller, à Ancône, présider au débarquement des troupes et à la prise de possession de la ville. Si Casimir Périer voulait agir soudainement, il
n'entendait pas du tout faire un coup à la sourdine. Aussi, quatre jours
après le départ de l'escadre, le 11 février, avait-il écrit à son ambassadeur
à Vienne de prévenir le gouvernement impérial que l'expédition était en route
pour Ancône. Sa dépêche peu étendue, contenait l'assurance que les troupes françaises évacueraient les États romains au
moment où se retireraient les troupes autrichiennes, et que l'objet de leur envoi était seulement d'aider à la
pacification des États du Saint-Siège ; elle exprimait l'espoir que la cour impériale n'apporterait pas
d'obstacles à cette expédition. M. de Metternich ne le prit pas de
haut. C'est avec un sentiment de vif regret,
répondit-il, que nous avons appris la décision du
gouvernement français de donner suite à une mesure que, peu de jours
auparavant, il nous avait annoncée comme un projet nullement arrêté...
Il rappela brièvement les raisons qui lui faisaient considérer cette mesure
comme une conception malheureuse, se complut
à prédire qu'elle aurait toutes sortes de fâcheuses
conséquences, mais conclut en ces termes : Nous ne
vous déclarerons pas la guerre pour ce fait. Ce que nous ferons, ce sera de
doubler nos mesures de surveillance, afin de ne pas perdre le fruit de nos
efforts en faveur de la pacification des États pontificaux. Ce résultat, nous
voulons l'obtenir, et nous ne nous laisserons pas arrêter dans la poursuite
de ce but. Du reste, loin de se mettre en avant, il cherchait plutôt à
se replier au second plan et insistait sur ce que la
question de l'entrée des troupes françaises à Ancône était une affaire à
régler entre la France et le Saint-Siège[116]. Tout cela
témoignait de plus de tristesse que d'irritation, de plus d'embarras que de
résolution de nous faire obstacle. A la même époque, de Turin, M. de Barante
écrivait, le 20 février, à son ministre : On
commence à avoir nouvelle ici de l'effet qu'a produit sur le cabinet de
Vienne la résolution que notre gouvernement a prise de faire occuper Ancône.
M. de Bombelles — ambassadeur d'Autriche à Turin — ne m'en a pas parlé, mais il a dit à divers membres du
corps diplomatique qu'à sa grande surprise M. de Metternich prenait assez
bien la chose. Il n'était pas jusqu'aux généraux autrichiens qui ne
parussent résignés à ne point paraître trop mécontents de notre occupation ;
le général Grabowski, qui commandait à Bologne, publiait, le 23 février, un
ordre du jour où, après avoir fait allusion aux bruits de débarquement des
troupes françaises, il ajoutait : Il convient de
remarquer que cette expédition ne peut qu'être dirigée par les mêmes
principes qui ont engagé les troupes de Sa Majesté Impériale Royale à entrer
dans les Légations. Sans mettre le public français dans la pleine
confidence de son entreprise, Casimir Périer lui en laissait entrevoir
quelque chose. On n'ignorait pas qu'une expédition était partie, et que nos
troupes allaient occuper un point de l'État pontifical ; mais quel point ?
dans quelles conditions ? Là commençait l'incertitude. Le principal organe du
ministère, le Journal des Débats, disait, le 10 février : Si nous croyons les bruits répandus, nous avons des
soldats en mer pour donner force et crédit aux instances de notre ambassadeur...
Il fallait être de pair avec l'Autriche. Nous y
sommes maintenant. Voulez-vous partir ? Nous partons. Voulez-vous rester ?
Nous restons... Nous venons soutenir
l'influence française, faire qu'il y ait deux arbitres dans les affaires
d'Italie, au lieu d'un seul. Il ajoutait, quelques jours plus tard : Sans aucune pensée hostile contre l'Autriche, nous disons
qu'il n'est pas convenable que ce soit l'Autriche seule qui règle les
affaires d'Italie, et nous allons les régler avec elle. Quant à
l'opposition, surprise, n'y voyant pas clair, elle faisait la figure la plus
embarrassée du inonde et ne savait trop que dire ; tantôt le National
dénonçait la légèreté imprudente du gouvernement, qui s'exposait à la guerre
dont il ne voulait pas ; tantôt il lui reprochait de porter secours aux égorgeurs du cardinal Albani, d'intervenir, non
contre l'Autriche, mais contre la liberté italienne, en un mot de refaire
l'expédition d'Espagne de la Restauration. Tout le plan de Casimir Périer était fondé sur la conviction où il était que le Pape consentait ou, du moins, se résignait à l'occupation française. Le 31 janvier, en même temps qu'il expédiait les ordres militaires à Toulon, le président du conseil donnait instruction à M. de Sainte-Aulaire de réclamer la remise d'Ancône, ne mettant pas d'ailleurs un instant en doute que sa demande ne fût accueillie. Nous aimons à penser, écrivait-il encore, le 9 février, à son ambassadeur, que le Saint-Père a confirmé ou vous renouvellera sans peine la parole que vous avez reçue. Ancône, occupée par nos soldats, ne saurait être pour lui l'objet de la moindre inquiétude. M. de Sainte-Aulaire n'avait pas attendu les ordres de son ministre pour agir. Dès le 30 janvier, ayant audience de Grégoire XVI, il souleva la question d'Ancône. La physionomie du Pontife s'assombrit aussitôt, et son langage, tout à l'heure très-bienveillant, devint fort réservé. Il ne se laissa pas arracher autre chose que de vagues assurances de son désir de complaire au roi des Français, mais déclara ne pouvoir exprimer d'opinion avant d'avoir pris l'avis de son conseil et de ses alliés. En sortant du Vatican, M. de Sainte-Aulaire passa chez l'ambassadeur d'Autriche ; les dépêches de Périer lui avaient fait croire qu'il ne rencontrerait pas d'opposition de ce côté ; or il se disait qu'il enlèverait bien facilement le consentement du Pape, s'il obtenait seulement que l'Autriche se montrât indifférente. Mais le comte de Lutzow témoigna d'une froideur inquiétante. Il n'avait pas d'instruction, disait-il, et s'abstiendrait, en attendant, d'émettre une opinion. Le représentant de la Russie, plus sincère, déclara sans ménagement à notre ambassadeur que sa demande lui semblait inadmissible, et qu'il emploierait pour la faire rejeter tout ce qu'il avait d'influence à Rome. Le ministre de Prusse ne lui laissa espérer aucun appui. Il était évident que le cabinet de Vienne, soutenu par les autres puissances continentales, travaillait à faire prononcer par le Pape le veto qu'il n'osait nous opposer lui-même. La situation devenait difficile ; mais notre ambassadeur ne pouvait reculer, et il remit au cardinal Bernetti une note officielle où il précisait ainsi sa demande : Sa Sainteté, ayant de nouveau appelé les troupes autrichiennes dans ses États, reconnaîtra sans doute la convenance de prouver par un témoignage public qu'elle n'accorde pas une moindre confiance aux troupes du roi des Français. En retour des preuves multipliées de son zèle pour les intérêts du Saint-Siège, ce prince vient donc demander que la place d'Ancône lui soit confiée en dépôt pour être rendue par lui au moment où s'opérerait simultanément l'évacuation des autres villes de l'État pontifical occupées par des troupes étrangères. La réponse du cardinal ne se fit pas attendre ; c'était un refus positif : Le Saint-Père n'avait aucune méfiance du roi des Français ; il croyait à la sincérité de son zèle et à son intérêt pour le Saint-Siège ; il en était profondément reconnaissant ; mais ces mêmes sentiments, il les avait aussi pour son fidèle allié, l'empereur François. Or l'occupation d'Ancône par les troupes françaises était une mesure de méfiance contre l'Autriche, une garantie que nous croyions nécessaire de prendre contre son ambition ; le Pape ne pouvait, sans la plus odieuse ingratitude, paraître s'associer à de tels soupçons. Père commun de tous les fidèles, il ne se croirait permis de consentir à la demande du gouvernement français que si celui-ci s'était préalablement mis d'accord avec les autres puissances qui, par leurs notes du 15 janvier, avaient promis leur secours au Saint-Siège. Aucune illusion n'était plus possible : l'influence de l'Autriche avait entièrement prévalu dans les conseils de Grégoire XVI. Quand ce refus, qui déjouait toutes les prévisions et dérangeait tous les calculs du gouvernement français, parvint à Paris, l'expédition était déjà en pleine mer. La rappeler, en admettant qu'on pût la rejoindre, les ministres n'en eurent même pas la pensée : c'eût été, disait l'un d'eux, pourtant peu favorable à cette expédition, nous faire siffler par toute l'Europe[117] ; c'eût été surtout faire la partie trop belle en France à l'opposition révolutionnaire et belliqueuse. Il n'était pas d'ailleurs dans les habitudes de Casimir Périer de reculer devant un obstacle. Il persista dans son entreprise, comptant que sa résolution ferait céder tôt ou tard la cour romaine. Mais, en même temps, il veilla à ce que les conditions imprévues et tout au moins fort anormales dans lesquelles allait s'accomplir l'expédition, n'en altérassent pas le caractère et ne lui donnassent pas une apparence favorable aux révoltés, hostile à l'autorité pontificale. Jamais, écrivait-il, le 13 février, à M. de Sainte-Aulaire, notre politique ne cherchera son point d'appui sur les passions révolutionnaires en Italie. Nous ne voulons trouver dans l'occupation d'Ancône qu'une garantie morale exigée par la dignité et les intérêts les plus essentiels de la France. Dans ses conversations avec le comte Apponyi, il protestait ne pas vouloir favoriser les révoltés[118]. Et, le 26 février, il s'exprimait ainsi dans une dépêche à M. de Barante : Nous apprenons que la nouvelle de notre expédition excite dans les provinces romaines une fermentation assez vive. Comme il pourrait en résulter des conséquences fâcheuses, je charge M. de Sainte-Aulaire de bien établir que notre but n'est nullement d'intervenir par la force dans le régime intérieur des États de l'Église, ni d'appuyer même moralement les agitateurs ; que nous voulons toujours l'indépendance et l'intégralité du pouvoir temporel du Saint-Siège[119]... Les instructions remises à M. de Cubières sont conçues dans le même sens. Vous pourrez donner ces explications à la cour de Turin, dont elles suffiront sans doute à calmer les inquiétudes[120]. Notre ministre ne se contentait pas de ces déclarations diplomatiques sans écho hors des chancelleries. Le Journal des Débats disait, le 10 février : Oui, nous voulons le maintien du Saint-Siège et l'intégrité de ses États. Et, le 15, il ajoutait : La liberté et l'indépendance de la Romagne, c'est le démembrement des États du Pape ; et ce démembrement, c'est l'agrandissement du royaume lombard-vénitien. Grâce à Dieu, notre intervention empêchera un pareil dénouement. Nous avons promis, de concert avec l'Europe, de maintenir l'intégrité des États du Pape : c'est cette intégrité que nous allons maintenir. Quand on sut à Rome que l'expédition était en route malgré le refus du Souverain Pontife, très-vive fut l'émotion dans la cour pontificale et parmi les représentants des puissances. Il y eut un tollé contre la France. La situation personnelle de notre ambassadeur devenait fort pénible, d'autant que les révolutionnaires commençaient à lui donner publiquement des marques compromettantes de leur sympathie[121]. Des bruits sinistres circulaient. Une fermentation croissante faisait craindre quelque émeute. Le ministre de Russie, l'un des plus animés contre nous, racontait tout haut que le Pape allait excommunier les Français et se réfugier à Naples ou en Lombardie, suivi du corps diplomatique. Les zelanti poussaient en effet à ce parti violent ; mais Grégoire XVI y répugnait et ne voulait s'y résoudre qu'à la dernière extrémité. Tout au moins désira-t-il auparavant faire appel à l'honneur de M. de Sainte-Aulaire qu'il avait en haute estime ; il le fit adjurer par le cardinal Bernetti de déclarer sans ménagement toute l'étendue des dangers dont était menacé le Saint-Siège : le Pontife craignait surtout que les Français ne visassent à s'approcher de Rome et qu'ils ne missent la main sur Civita-Vecchia en même temps que sur Ancône. Notre ambassadeur répondit avec une sincérité complète, ne cachant rien de nos desseins. Il rassura le gouvernement pontifical au sujet de Civita-Vecchia. Quant à Ancône, il protesta avec chaleur qu'aucun guet-apens, qu'aucune surprise n'était à craindre, et s'engagea à communiquer au Pape les instructions qu'allait lui apporter le général Cubières. Rien ne se fera, ajouta-t-il, que Sa Sainteté n'en ait été prévenue à l'avance. Il ne dépend cependant ni de moi, ni du gouvernement français lui-même, de garantir le Saint-Siège contre les conséquences de la situation dans laquelle je le vois, avec un grand regret, disposé à se placer. Puis, rappelant les faits, l'expédition commencée dans la confiance autorisée que le Pape s'y résignerait, l'impossibilité de la rejoindre en mer, il continua ainsi : Notre escadre arrivera donc nécessairement devant Ancône ; que dirait-on en France et en Europe, si elle s'en retournait honteusement ? Le gouvernement du Roi peut-il encourir ce ridicule et cette ignominie ? Vous-même ne voudriez pas nous le conseiller sérieusement. Il vous reste donc à balancer les inconvénients de recevoir à Ancône les Français comme des amis et des défenseurs, ou de les y laisser dans une attitude hostile qui réveillera les espérances et ranimera le courage de tous les révolutionnaires italiens. Ce langage ne fut pas sans faire impression sur le cardinal Bernetti, qui se montra à la fois un peu rassuré et adouci ; il se défendit d'avoir aucune méfiance envers la France et allégua seulement les ménagements qu'il devait à l'Autriche. Mettez-vous d'accord avec le comte de Lutzow, ajouta-t-il, et je ferai de grand cœur ce que vous me demanderez avec son assentiment. Grâce aux loyales explications de notre ambassadeur, la situation devenait donc moins tendue. Loin de songer à nous opposer une résistance matérielle, le gouvernement pontifical avait donné l'ordre au commandant d'Ancône de se tenir prêt à vider les lieux au premier jour. Son intention, comme il a été révélé plus tard à M. de Sainte-Aulaire par un des prélats influents de la Curie, était d'exiger de nous une sommation impérative pour bien constater qu'il ne cédait qu'à la force ; il nous eût peut-être adressé en réponse une protestation, mais fort mitigée dans les termes par le désir de bien vivre avec des hôtes qu'on ne pouvait se dispenser de recevoir. Il y avait même lieu d'espérer que ces conditions seraient améliorées, et que l'on conviendrait à l'avance avec le Saint-Siège d'un cérémonial d'occupation qui, tout en mettant sa responsabilité à couvert envers l'Autriche, serait dé notre part le plus respectueux possible de ses droits. M. de Sainte-Aulaire avait préparé le terrain : les esprits étaient bien disposés ; mais un tel arrangement ne pouvait être conclu sans le général Cubières, qui devait apporter les dernières instructions du gouvernement français, et qui, d'ailleurs, avait seul compétence pour la question militaire. Cependant, à l'ambassade de France comme à la chancellerie romaine, on commençait à s'étonner et à s'impatienter de ne pas voir arriver le général : il était parti de Toulon, le 12 février, sur un bateau à vapeur, et quarante-huit heures eussent dû suffire à sa traversée. Or les jours s'écoulaient, et il ne paraissait pas. Par contre, de divers points de la côte italienne, on avait vu notre petite escadre, poussée par un vent favorable, descendre vers le détroit de Messine et remonter dans l'Adriatique. Que se produirait-il si elle arrivait devant Ancône avant que le général Cubières eût pu se concerter avec le gouvernement pontifical ? M. de Sainte-Aulaire, fort anxieux, se rassurait cependant par la pensée qu'en l'absence du général, rien ne devait se faire sans les ordres de l'ambassadeur de France. En effet, le président du conseil lui avait écrit : C'est à vous ou à votre agent à Ancône que le commandant s'adressera afin de savoir s'il doit ou non débarquer sa garnison. Pour plus de sûreté encore, il avait été réglé que le brick l'Éclipse, parti de Toulon plusieurs jours avant l'escadre, la précéderait à Ancône, entrerait seul dans le port, y prendrait les ordres de l'ambassadeur, et les porterait en pleine mer au chef de l'expédition. Au reçu de ces instructions, le 17 février, M. de Sainte-Aulaire avait immédiatement écrit à M. Guillet, agent consulaire de France à Ancône, pour lui recommander de guetter l'arrivée du brick, et lui enjoindre de faire savoir au commandant de l'escadre qu'il ne devait rien entreprendre jusqu'à nouvel avis. M. de Sainte-Aulaire croyait avoir ainsi paré à tout danger. Cependant il s'étonnait et s'inquiétait de plus en plus d'être sans nouvelles du général Cubières. Le 24 février au soir, il cherchait tristement à deviner les causes d'un retard si extraordinaire, quand s'ouvrit la porte de son cabinet : c'était enfin le général. Il avait mis douze jours à faire une traversée qui n'en exigeait d'ordinaire que deux. Il allégua vaguement des accidents de mer qui l'avaient forcé à relâcher en Corse ; du reste, disait-il, il en avait été médiocrement contrarié, étant bien sûr d'arriver à temps. Si singulière que fût cette réponse, M. de Sainte-Aulaire avait autre chose à faire que de la relever ; il ne songeait qu'à réparer le temps perdu et prit rendez-vous avec le général pour le conduire le lendemain au Vatican. Demeuré seul, il réfléchissait à la meilleure manière de traiter la question avec le cardinal Bernetti, quand quelqu'un entra de nouveau dans son cabinet : on lui apportait la nouvelle que, la veille, les Français s'étaient emparés d'Ancône par surprise et de vive force. En effet, l'escadre, aussi rapide que le général Cubières a été lent, est arrivée en vue d'Ancône, le 21 février. Le brick qui devait la précéder était resté en arrière. Le 22, elle mouille en rade. Le capitaine Gallois, qui, en l'absence du général, fait office de commandant supérieur, échange les politesses d'usage avec le capitaine du port. Il juge habile de lui raconter qu'il est en route pour la Morée et qu'il touche seulement quelques jours à Ancône, pour faire des vivres ; il annonce l'intention de n'entrer dans le port que le lendemain, et invite l'officier pontifical à déjeuner pour ce jour-là. Mais, tout en prenant ce visage ami, il tient à son bord un conseil de guerre où il fait décider que l'on s'emparera de la ville pendant la nuit[122]. Cependant M. Guillet, notre agent consulaire, chargé des ordres de l'ambassadeur de France, n'a pas perdu un moment pour les porter au capitaine Gallois ; après les avoir lus, celui-ci se borne a dire négligemment qu'il a ses instructions et qu'il les exécutera le lendemain. Dans la nuit du 22 au 23, entre deux et trois heures du matin, quinze cents hommes pénètrent dans le port, débarquent en silence, puis, conduits par le capitaine Gallois et le colonel Combes, ils s'élancent au pas de course, brisent une porte à coups de hache, escaladent le rempart, désarment les postes, surprennent dans leurs lits le commandant militaire et le prolégat. La ville se réveille le matin au pouvoir des Français ; pas une amorce n'a été brûlée, pas une goutte de sang versée. Reste la citadelle, dont on ne peut s'emparer par un coup de main. On entre en pourparlers avec Je commandant ; on lui affirme que tout se fait d'accord avec le gouvernement pontifical et sous la direction de M. de Sainte-Aulaire, et l'on finit par lui arracher une capitulation par laquelle il laisse entrer des soldats français en nombre égal à ses propres soldats, et hisse le drapeau de la France à côté de celui du Pape. Maîtres ainsi de la ville et de la citadelle, le commandant Gallois et le colonel Combes s'occupent de réveiller l'énergie des habitants, pour tenir tête aux Autrichiens qu'ils s'imaginent voir paraître d'un instant à l'autre ; ils parcourent les rues, ameutant le peuple et le sommant de prendre les armes. Habitants d'Ancône, s'écrie le commandant, dans une proclamation imprimée, la maison d'Autriche, poursuivant ses antiques et éternels projets d'agrandissement, a envahi les États de l'Église ! Elle s'apprêtait à étendre sur vous son réseau d'acier, à faire peser sur vos têtes son sceptre de plomb ! Mais la France a vu vos dangers, et, dans les vastes flancs de ses vaisseaux, elle vous a envoyé des défenseurs, avant-garde d'une puissante armée ! Nous voilà bien loin de ce qu'avait voulu le gouvernement français. Comment expliquer que sa pensée ait été ainsi dénaturée, que ses instructions aient été à ce point méconnues ? Le commandant Gallois et le colonel Combes, amenés, par l'absence du général Cubières, à s'emparer d'un premier rôle auquel ils n'étaient pas destinés, se trouvaient être les hommes le moins propres à le bien remplir. C'étaient de braves soldats, mais des esprits étroits, exaltés, imbus des idées de la gauche d'alors, et jugeant la France de Juillet tenue d'honneur à poursuivre par une grande guerre la revanche de Waterloo[123]. Très-imparfaitement instruits du dessein auquel ils ne devaient coopérer qu'en sous-ordre et pour la partie en quelque sorte matérielle[124], ignorant tout du côté politique et diplomatique qui avait été réservé au général Cubières, trompés et excités par le tour mystérieux de l'entreprise, ils n'avaient vu là qu'une entrée en campagne contre l'Autriche, le commencement du grand branlebas qu'ils attendaient depuis dix-huit mois avec tant d'impatience. Eussent-ils eu quelque doute sur la vraie pensée du gouvernement, qu'en le compromettant malgré lui, ils auraient cru agir en patriotes et bien mériter du parti qui était pour eux toute la France[125]. D'ailleurs, à leur arrivée devant Ancône, ne rencontrant pas le général Cubières, ils avaient pu, de bonne foi, se croire dans une situation militaire assez critique : on venait leur raconter que les Autrichiens s'avançaient à marches forcées sur Ancône, et ce bruit répondait trop bien à leurs idées sur une rupture nécessaire entre les deux puissances pour qu'ils ne l'accueillissent pas facilement. Après être accourus de si loin, pouvaient-ils, sans honte, sans ridicule, se laisser devancer et assister de leurs vaisseaux à l'entrée des troupes impériales dans la place qu'ils avaient mission d'occuper ? De là, le conseil de guerre du 22 et la résolution de tout brusquer. Leur procédé, qui, en pleine paix et envers des alliés, prenait une figure assez vilaine de guet-apens et de piraterie, était, pour eux qui croyaient les hostilités ouvertes ou sur le point de s'ouvrir, une ruse de guerre légitime, un heureux coup de main. Aussi, loin d'être embarrassés de ce qu'ils avaient fait, s'en montraient-ils tout fiers. Je considère notre coup de main comme un des plus extraordinaires des fastes militaires, écrivait le lendemain le colonel Combes à M. de Sainte-Aulaire. Quant au commandant Gallois, il racontait à son frère son escalade, sur un ton d'allégresse triomphante : Il faisait beau, disait-il, voir ton frère, à trois heures du matin, allant, avec une compagnie de grenadiers, prendre dans son lit le légat du Pape, qui paraissait plus fâché d'être dérangé de son sommeil que de la prise de sa ville, dont il ne se doutait pas ; le priant du reste d'excuser la liberté grande[126]. Les deux officiers étaient les premiers à reconnaître qu'ils avaient agi de leur chef et en dehors de leurs instructions ; seulement ils s'en faisaient honneur et s'attendaient qu'on leur en fût reconnaissant : Je pense, écrivait encore à son frère le commandant Gallois, que le gouvernement me saura gré de lui avoir donné l'initiative sans responsabilité, car il peut me désavouer ou accepter l'opération et ses conséquences[127]. Il serait injuste, cependant, de ne s'en prendre qu'à ces deux officiers. Une autre responsabilité était engagée peut-être plus gravement encore, celle du général Cubières. Lui seul avait reçu confidence complète des vues du gouvernement ; il avait été choisi parce qu'on lui supposait toutes les qualités de mesure, de tact, de souplesse, dont manquaient si complètement ses deux subordonnés. Dans les dépêches envoyées à Rome et à Vienne, Casimir Périer avait présenté la désignation de ce général comme une garantie que tout serait conduit avec convenance, modération et ménagement. Comment donc ne s'était-il pas trouvé à son poste : à Rome d'abord pour régler diplomatiquement les choses à l'avance ; à Ancône ensuite pour prendre le commandement militaire ? Les accidents de mer, vaguement allégués, ne pouvaient expliquer un retard de dix jours. M. de Sainte-Aulaire fut convaincu, dès le premier moment, que ce retard avait été volontaire, et le peu d'étonnement, le peu de regret avec lequel le général apprit ce qui s'était passé à Ancône, confirma l'ambassadeur dans sa conviction. Mais alors qu'y avait-il là-dessous ? Nous sommes fort gênés pour le deviner. Le général Cubières n'avait pas les attaches démocratiques du capitaine Gallois et du colonel Combes, mais, homme de plaisir, d'une moralité douteuse[128] et d'un caractère peu sûr, il n'était pas de ceux qui se mettent volontiers dans l'embarras pour faire leur devoir. Peut-être, ne voyant pas clair dans l'opération d'Ancône, pressentant des difficultés diplomatiques ou militaires dont il risquait de ne pas sortir à son avantage, craignant de se voir acculé soit à une déconvenue piteuse, soit à une violence répugnante, préféra-t-il laisser ses subordonnés s'en tirer comme ils pourraient. Toutefois, cette même préoccupation égoïste eût dû le faire hésiter à affronter, par une désobéissance aussi peu voilée, le mécontentement de ses supérieurs, à moins que, de ce côté, il ne se sentît couvert. Le maréchal Soult, ministre de la guerre, était, à cette époque, en état de rivalité aiguë avec le général Sébastiani, ministre des affaires étrangères, et avait même par moments des velléités d'opposition sourde contre Casimir Périer ; il ne lui déplaisait pas de laisser croire aux patriotes qu'il serait volontiers moins pacifique que le président du conseil ; dans la suite des affaires d'Ancône, nous le surprendrons à plusieurs reprises encourageant le général Cubières à montrer, dans ses rapports avec les autorités pontificales, une rudesse et une malveillance absolument contraires aux instructions données par le ministère des affaires étrangères. Devons-nous donc supposer que cette divergence avait commencé dès le début de l'entreprise ? Le maréchal, peu soucieux des égards dus au Pape, exclusivement préoccupé du succès matériel et militaire, redoutant à ce point de vue les lenteurs et les complications d'une négociation préalable, avait-il jugé impossible de s'en tirer sans une de ces brutalités qui n'effarouchaient pas beaucoup l'ancien lieutenant de Napoléon, et avait-il alors insinué au général Cubières qu'il pouvait s'attarder en route et laisser faire le coup à des sous-ordres dont l'énergie un peu grossière était connue et que l'on pourrait d'ailleurs ensuite désavouer[129] ? Tout cela est fort obscur. Un seul fait nous paraît certain, c'est que s'il s'est tramé quelque chose de ce genre, Casimir Périer y est demeuré absolument étranger. Ce n'est pas à dire, cependant, que dans cette affaire le président du conseil n'ait eu rien à se reprocher. Il avait eu le tort de mal choisir ses agents et probablement aussi de mal combiner ses instructions. On sait que, par suite de la maladie du général Sébastiani, Casimir Périer faisait alors l'intérim du ministère des affaires étrangères, c'est-à-dire qu'il ne se contentait plus de remplir le rôle pour lequel il était fait, d'imprimer une direction et une impulsion supérieures à notre politique extérieure, mais qu'il avait aussi à régler les détails d'exécution. Pour cette dernière besogne, l'expérience professionnelle lui manquait, et aussi les aptitudes naturelles ; sa volonté impatiente de tout obstacle, son énergie allant par moments presque jusqu'à la brutalité, son habitude de pousser droit devant soi en ne regardant qu'un but et en n'ayant guère qu'une idée, ne pouvaient passer pour des qualités diplomatiques. De là, des lacunes qui devaient se faire sentir surtout dans une entreprise aussi délicate, aussi complexe que celle d'Ancône ; d'autant qu'elle avait été décidée et exécutée avec une précipitation singulière, à la nouvelle de l'intervention autrichienne. En vérité, on s'y était lancé un peu à l'aveugle, non que le président du conseil ne vît pas clairement l'effet général à atteindre, mais il n'avait peut-être pas aussi nettement prévu et préparé toutes les circonstances de l'exécution. Au sortir même du conseil où la décision avait été prise, non sans avoir soulevé beaucoup d'objections, l'un des ministres, celui même qui, comme chef de la marine, était chargé de rédiger les instructions du commandant Gallois, l'amiral de Rigny, écrivait à M. de Sainte-Aulaire : Ah ! mon cher, quel guêpier que tout ceci !... Si tout ce qu'on vous mande ne vous paraît pas clair, je ne m'en étonnerai pas beaucoup. La première nouvelle des événements d'Ancône arriva à
Paris par des dépêches de Turin. Casimir Périer, n'y comprenant rien,
répondit aussitôt, le 3 mars, à M. de Barante : Ce
que vous nous apprenez des circonstances qui ont précédé et suivi
l'occupation d'Ancône, nous a causé une vive surprise, et nous ne savons
comment les concilier avec les ordres donnés au commandant de notre escadre.
N'ayant pas encore reçu d'informations de M. de Sainte-Aulaire, nous ne
pouvons jusqu'à présent nous former aucune opinion précise à cet égard...
Nos intentions à l'égard de l'Italie sont toujours
les mêmes. Loin de vouloir y exercer une intervention dangereuse au
Saint-Siège, nous continuerons à considérer l'intégrité de son pouvoir
temporel comme un des principes essentiels de notre politique. Le
lendemain, sur des nouvelles venues directement de Rome, il ajoutait : Le commandant de notre escadre a effectivement méconnu ses
instructions. C'était dans une autre forme que devait s'opérer une
occupation, rendue d'ailleurs indispensable par les fausses démarches de la
cour de Rome. Ce commandant est rappelé, et il aura à rendre compte de sa
conduite. En même temps, induit en erreur sur les faits par de faux
rapports, le président du conseil blâmait M. de Sainte-Aulaire de n'avoir pas
fait transmettre d'ordres au commandant Gallois. Vous
aviez, lui écrivait-il, été prévenu en temps
utile du départ de notre escadre ; elle était placée sous vos ordres, et je
ne puis comprendre comment vous avez laissé faire ce que vous étiez autorisé
à empêcher. Si Casimir Périer regrettait vivement que la chose eût été
mal faite, il ne se montrait pas d'humeur à la défaire, et marquait au
contraire tout de suite sa résolution de ne rien abandonner du dessein
politique qu'il avait eu en vue dès le premier jour. La
cour romaine, écrivait-il toujours à la date du 4 mars, n'aura pas sans doute tardé à comprendre qu'il ne nous est
pas possible de revenir sur un fait accompli dont elle doit s'attribuer la
principale responsabilité, et, sans poursuivre de vaines et injustes
récriminations, elle sentira que la seule chose qu'elle ait à faire
aujourd'hui, c'est de s'entendre avec nous pour régler les suites d'une
mesure que nous n'avons pu éviter[130]. Toutefois il était visible qu'à la résolution de notre ministre se mêlait un certain embarras. Le Moniteur se borna, le 5 mars, à annoncer sommairement le débarquement de nos troupes à Ancône, sans s'expliquer sur la façon dont il s'était opéré et en laissant même croire qu'il y avait accord avec les autorités pontificales[131]. Les journaux ministériels ne furent pas beaucoup plus explicites. Précisément à ce moment, la Chambre se trouvait discuter le budget du ministère des affaires étrangères[132]. L'opposition, qui à cette occasion faisait son tour d'Europe accoutumé, ne pouvait passer sous silence l'événement qui venait de se produire en Italie et qui occupait tous les esprits. Elle aussi, cependant, était fort embarrassée, ne sachant trop si elle devait reprocher au ministère une étourderie téméraire, ou si elle pouvait le dénoncer comme le complice de la Sainte-Alliance. Aussi aboutissait-elle plutôt à interroger qu'à critiquer. Je voudrais savoir, disait La Fayette, pour qui et contre qui, pour quoi et contre quoi nous sommes dans ce moment à Ancône[133]. Sous prétexte qu'on ne se trouvait pas encore en face d'un événement accompli, et par suite soumis à des investigations sans limites, le président du conseil se renferma dans des généralités qu'il fît d'ailleurs aussi pacifiques et aussi rassurantes que possible. Nous nous hâtons de déclarer, dit-il, qu'il n'y a, dans cette démarche mûrement réfléchie et dont toutes les conséquences ont été pesées, rien qui puisse donner aux amis de la paix la moindre inquiétude sur le maintien de la bonne harmonie entre les puissances qui concourent, dans cette question comme dans toutes les autres, à un but commun. Tout en parlant des avantages et des réformes qu'il désirait procurer aux populations italiennes, il proclama sa volonté de maintenir l'intégrité du territoire du Saint-Siège, de défendre cette autorité temporelle du Pape qui importait à l'influence même et au libre exercice de son autorité spirituelle, et de montrer ainsi que le gouvernement était véritablement le protecteur non-seulement des intérêts matériels, mais des intérêts moraux, des intérêts religieux, de ce sentiment qui ne doit pas disparaître dans une nation. De l'opération elle-même, des conditions dans lesquelles elle s'était faite, des difficultés diplomatiques ou autres qui pouvaient en résulter, pas un mot. Évidemment le ministre se sentait gêné sur ce terrain. Ses amis ne l'évitèrent pas avec moins de soin et se contentèrent de mettre en relief la pensée politique de l'expédition. Le drapeau français a paru en Italie, disait M. de Rémusat ; il y flottera comme le signe protecteur du pouvoir légal, de la modération de tous et d'une transaction définitive à laquelle notre diplomatie travaillera. M. Thiers s'exprimait ainsi : Ce n'est ni contre l'Autriche, ni contre le Pape que nous sommes intervenus ; c'est pour le motif important que voici : il ne faut pas que, cinq puissances négociant en Italie, une seule y ait des armées. M. Guizot s'écriait : Si jamais il a été évident que la Sainte-Alliance était détruite et que la France était maîtresse de sa politique, l'affaire d'Ancône en est la preuve. Et il ajoutait : Il faut que chacun prenne ses positions ; l'Autriche a pris les siennes ; nous prenons, nous prendrons les nôtres ; nous soutiendrons l'indépendance des États italiens, le développement des libertés italiennes ; nous ne souffrirons pas que l'Italie tombe complètement sous la prépondérance autrichienne ; mais nous éviterons toute collision générale[134]. Ainsi se trahissait, chez tous les ministériels, le désir de faire juger la politique suivie d'après l'idée première qui y avait présidé, et non d'après la façon grossière dont elle avait été exécutée. On se faisait volontiers honneur de l'une ; on avait un peu honte de l'autre. Quant à l'opinion en France, visiblement flattée dans son amour-propre national par le côté hardi de l'entreprise, elle était encore trop près de la révolution pour être bien scrupuleuse sur le droit des gens ; elle était aussi trop étrangère aux idées catholiques pour avoir le sentiment profond et délicat des ménagements et du respect exceptionnel auquel un pape avait droit, et pour être mal à l'aise qu'on y eût manqué en son nom. Aussi se montrait-elle disposée à savoir gré au ministère de son initiative, sans lui faire subir un interrogatoire bien sévère sur les faits qu'il désirait laisser dans l'ombre. Le gouvernement se fût donc tiré facilement d'affaire s'il n'avait eu à compter qu'avec le public français. Mais les cabinets étrangers ne se montraient pas d'humeur aussi commode. A Rome, dans le Sacré Collège, l'indignation avait éclaté tout de suite avec une extrême véhémence. M. de Sainte-Aulaire, consterné, stupéfait, ne savait trop comment y faire tête. Il se trouvait hors d'état de rien expliquer, quand il se rendit, le 25 février, au Vatican. Le cardinal Bernetti lui dénonça aussitôt tous les faits qu'il venait d'apprendre. Pour Dieu ! répondit M. de Sainte-Aulaire, occupons-nous du présent, sauf à revenir plus tard sur le passé. Les Français sont à Ancône, et quel que soit le jugement que vous et moi puissions porter de la manière dont ils y sont entrés, vous ne me demanderez sans doute pas de les faire sortir ! — C'est précisément ce que je vais vous demander tout à l'heure et de la manière la plus formelle, interrompit le secrétaire d'État. Vainement l'ambassadeur insista-t-il sur l'intérêt qu'aurait le Saint-Siège à ne pas traiter les Français en ennemis, il n'obtint rien. Le cardinal refusa de recevoir le général Cubières, et, dès le soir même, il remettait à M. de Sainte-Aulaire une note par laquelle le Pape protestait formellement contre la violation du territoire pontifical, contre tous les attentats commis au détriment de sa souveraineté, et déclarait le gouvernement français responsable des conséquences qui pouvaient en résulter. La note se terminait ainsi : Sa Sainteté demande que les troupes entrées clandestinement à Ancône en sortent sans délai, et, pleine de confiance dans la loyauté du gouvernement français, elle ne saurait douter qu'il ne lui accorde cette juste satisfaction. Dans l'ignorance où il était, notre ambassadeur ne put faire qu'une réponse assez vague, et il en référa aussitôt à Paris, ne cachant pas, du reste, ses sentiments personnels. La conduite des chefs de notre expédition, écrivait-il à M. Périer, me place ici dans une attitude de duplicité à laquelle je me résigne par le plus pénible des sacrifices qu'un honnête homme puisse faire à son pays... Je vais redoubler de zèle, cependant, pour détourner les malheurs que j'avais prévus et signalés depuis deux mois. J'espère pouvoir lutter contre les conseils furieux qui assiègent le Pape, si vous désavouez nettement la conduite de MM. Combes et Gallois. Si vous ne voulez rien désavouer, si vous vous renfermez dans un dédaigneux silence, sans offrir une satisfaction convenable au Saint-Siège et sans vous entendre avec l'Autriche, une guerre générale en Europe me paraît inévitable. Avec son ami l'amiral de Rigny, M. de Sainte-Aulaire s'exprimait plus vivement encore : Ce que je trouvais médiocre quant au fond est devenu détestable par la forme. Entrer de nuit à Ancône ! Surprendre les soldats du Pape ; faire prisonniers des magistrats qui nous ont reçus en amis ! En vérité, je n'ose plus regarder en face un Capucin, et si je n'aimais pas sincèrement vous et vos collègues, rien au monde ne me déciderait à garder aujourd'hui mon poste. Ce poste devenait, en effet, chaque jour plus pénible. Notre ambassadeur, mis à l'index de la haute société romaine, se voyait obligé de décommander un grand bal auquel personne n'eût voulu paraître ; il jugeait sage de s'enfermer dans son palais comme dans un lazaret, pour éviter et les affronts des papalins et les ovations des révolutionnaires. Au fond de sa retraite, il était relancé par les notes du cardinal Bernetti : on n'en compta pas moins de sept, du 25 février au 15 mars, rédigées avec une aigreur croissante et chaque fois communiquées aux autres ambassadeurs qui dirigeaient cette campagne diplomatique contre la France. Ce qui se passait à Ancône n'était pas fait pour calmer l'irritation de la cour romaine. Malgré les conseils qu'il avait reçus de M. de Sainte-Aulaire et les promesses qu'il lui avait faites, le général Cubières, qui avait pris en main le commandement, semblait s'attacher à suivre les errements du commandant Gallois et du colonel Combes. Il attirait à Ancône les agitateurs, admettait dans sa familiarité un certain Orlandi, révolutionnaire violent, exclu nominativement de l'amnistie de 1831, et laissait pleine licence à toutes les attaques et à tous les outrages contre le Pape. Nos soldats, fêtés par les hommes de désordre, se promenaient avec eux par la ville, chantant des chansons incendiaires, entrant en masque dans les églises et tournant en dérision les choses saintes. Les protestations du Souverain Pontife trouvèrent immédiatement écho dans les cours d'Europe. A Vienne, M. de Metternich saisit avec empressement l'occasion qui lui était ainsi offerte d'exciter la conscience publique contre une entreprise dont le dessein politique lui était si déplaisant, heureux sans doute d'avoir des raisons de se montrer indigné là où il avait pu craindre d'être seulement mortifié. C'est, écrivit-il dans ses dépêches, une opération comparable aux actes les plus odieux dont l'histoire moderne ait conservé le souvenir. Ou encore : Jamais un crime politique plus caractérisé n'a été commis avec plus de légèreté. Et oubliant l'estime qu'il professait naguère pour M. Périer, il disait de lui : C'est un païen. Il avait cependant tout de suite reconnu que l'événement, tel qu'il avait eu lieu, était le fait des hommes qui s'étaient trouvés appelés par des circonstances fortuites à son exécution, et qu'il y avait plus de mauvais esprit dans les organes dont s'était servi le gouvernement français que dans les intentions de M. Périer ; mais il ajoutait aussitôt : Il n'en retombe que plus de blâme encore sur les ministres qui ont fait choix d'hommes aussi peu propres à une opération déjà si pleine de difficultés... Comment M, Périer a-t-il pu supposer qu'en envoyant une troupe de sans-culottes, il les empêcherait d'agir dans un sens révolutionnaire ? Par un calcul facile à deviner, le chancelier avait grand soin de présenter le fuit comme une attaque, non contre l'Autriche, mais contre les principes du droit des gens et contre les cours qui protègent ce droit dans leur propre intérêt et dans celui du corps social tout entier. — La mesure elle-même, disait-il, et les circonstances qui l'ont accompagnée, en doivent faire nécessairement une affaire européenne, tous les cabinets étant également intéressés dans les questions que soulève une si audacieuse violation du droit des gens. Aussi adressait-il cette recommandation pressante à son ambassadeur à Paris : Entendez-vous loyalement et solidement avec vos collègues. Il s'agit ici de la défense de principes faute desquels le droit des gens ne serait plus que lettre morte[135]. En Prusse, le ministre dirigeant, M. Ancillon, déclarait le procédé du gouvernement un lourd crime contre le droit des gens, qui ne pouvait trouver d'analogue que dans les violences de Bonaparte, et, au dire de M. de Metternich, le cri de guerre courait les rues de Berlin[136]. En Russie, l'indignation était plus vive encore, et l'on paraissait désirer quelque éclat ; ordre était donné à l'ambassadeur du Czar à Paris de quitter son poste si celui d'Autriche s'éloignait[137]. L'émotion s'étendait même en Angleterre, où cependant l'opinion était alors favorable à la France et où l'on n'avait pas coutume de prendre parti pour le Pape. Madame de Dino écrivait de Londres, le 13 mars, à M. de Barante : Vraiment cette singulière pointe sur Ancône, cette arrivée tardive de Cubières, tout cela fait mauvaise mine au dehors ; ici l'effet en a été fâcheux, il a fallu toute la confiance qu'on a en M. de Talleyrand pour admettre aussi facilement qu'on l'a fait, les explications vagues qu'il a été chargé de donner[138]. L'opposition, le duc de Wellington en tête, flétrissait la conduite du gouvernement français, et reprochait au ministère whig son inaction. Rien de pareil n'est arrivé depuis les Sarrazins ! s'écriait aux Communes sir R. Vivyan. Les ministres, lord Grey, lord Palmerston, fort gênés entre leur désir de ménager au dehors un allié avec lequel on pratiquait alors l'entente cordiale, et la crainte de heurter au dedans un mouvement d'opinion puissant, tâchaient d'esquiver tout débat, en prétextant qu'il y avait des explications échangées entre les cabinets intéressés. En somme, il était visible que le sentiment dominant au delà de la Manche était le déplaisir et la désapprobation. Quelques années plus tard, le duc de Broglie, énumérant, dans une dépêche confidentielle, les pilules amères que nous avions fait avaler à l'Angleterre, notait au premier rang l'expédition d'Ancône[139]. Un soulèvement si général ne laissait pas que de troubler plus d'un esprit dans le gouvernement français. Certains ministres éprouvaient le besoin de prouver aux diplomates étrangers qu'ils n'étaient personnellement pour rien dans ce qui s'était fait : tel le général Sébastiani, qui invoquait sa maladie pour établir une sorte d'alibi[140]. Quant à l'amiral de Rigny, qui avait critiqué l'entreprise dès l'origine, on conçoit qu'il n'y fût pas converti par l'événement, et il écrivait à M. de Sainte-Aulaire : Le vin est tiré, il faut le boire ; bien amer le trouverez-vous, mon cher ami ; en pays de chrétienté, il est bien certain que les Sarrazins n'auraient pas fait pis que M. Gallois. M. de Talleyrand disait dans les salons de Londres : C'est une bêtise[141]. Le Roi lui-même ne se gênait pas, en causant avec les ambassadeurs, pour exprimer son mécontentement de la manière dont l'affaire avait été menée. Seul, Casimir Périer, bien que regrettant très-vivement au fond les violences de l'exécution, ne baissait pas la tête sous l'orage. Prenant même l'offensive, il s'indignait que l'Europe parût douter de lui. Dès le premier jour, les représentants des puissances continentales s'étaient rendus ensemble chez le président du conseil, pour lui demander des explications ; ils le trouvèrent très-souffrant ; on venait, quelques heures auparavant, de lui mettre des sangsues. Il écouta, avec une fierté agitée, les questions qui lui étaient posées. Les ambassadeurs de leur côté étaient fort animés, et M. de Werther, le prenant sur un ton assez haut, dit rudement, avec l'assentiment visible de ses collègues : Il faut s'expliquer, monsieur, reconnaissez-vous un droit des gens européen, ou prétendez-vous en avoir un pour votre usage ?[142] Sur cette apostrophe, Casimir Périer, se levant brusquement de son canapé, s'avança vers le ministre de Prusse, en s'écriant : Le droit public européen, monsieur, c'est moi qui le défends. Croyez-vous qu'il soit facile de maintenir les traités et la paix ? Il faut que l'honneur de la France aussi soit maintenu ; il commandait ce que je viens de faire. J'ai droit à la confiance de l'Europe, et j'y ai compté. — Je vois encore, disait un des ambassadeurs présents, le comte Pozzo di Borgo, en racontant plus tard cette scène à M. Guizot, je vois encore cette grande figure pâle, debout dans sa robe de chambre flottante, la tête enveloppée d'un foulard rouge, marchant sur nous avec colère[143]. Le ministre avait traité les représentants de l'Europe comme il traitait souvent les députés de sa majorité. Le procédé n'était pas, sans doute, très-conforme aux usages diplomatiques et rappelait plutôt les brusqueries napoléoniennes ; mais les ambassadeurs, bien qu'un peu interloqués, subissaient l'ascendant de Périer et avaient foi en lui. Ils baissèrent sensiblement leur ton, et l'entretien se termina avec des formes plus amies. En même temps qu'il repoussait les reproches avec cette fougue imposante, Casimir Périer s'appliquait, sans reculer sur le fond des choses, à adoucir et à rassurer les puissances, attentif surtout à leur montrer qu'il n'y avait chez lui aucune arrière - pensée suspecte, aucun entraînement menaçant. A l'adresse du Pape, qu'il se trouvait avoir le plus blessé, bien qu'il ne l'eût pas visé, Périer écrivait, dès le 4 mars, dans une dépêche à M. de Sainte-Aulaire : Le gouvernement du Roi n'hésite pas à reconnaître que la cour de Rome est fondée à se plaindre. Le capitaine Gallois a transgressé ses ordres, n'a tenu aucun compte de ses instructions ; il mérite un blâme sévère. Son commandement lui est retiré, et il lui est enjoint de revenir immédiatement en France, pour y rendre compte de son inconcevable conduite. Les ordres qu'il avait reçus étaient positifs et clairs ; dans aucun cas, il ne devait agir que d'après les directions de l'ambassadeur du Roi, et le gouvernement de Sa Majesté a trop fait connaître d'avance ses intentions et ses projets pour qu'on puisse l'accuser d'avoir voulu imprimer à son expédition le caractère odieux d'une violation de territoire. Quelques jours après, s'adressant d'une façon générale à toutes les cours, il faisait dans un mémorandum le récit complet des faits[144]. Il y racontait les démarches tentées en décembre et en janvier pour pacifier les provinces révoltées, l'avertissement donné, dès cette époque, par la France, qu'en cas de nouvelle intervention autrichienne, elle demanderait à occuper Ancône, la réponse du gouvernement pontifical donnant, à entendre qu'il se résignerait à cette occupation ; il insistait sur les responsabilités encourues par le cardinal Albani, entrant en campagne et appelant les Autrichiens, au moment où les démarches des puissances commençaient à apaiser la révolte ; il exposait comment l'expédition avait été décidée et s'était mise en route, quand on croyait encore au consentement du Pape ; puis, après avoir rappelé le refus imprévu qui était survenu à la dernière heure, le mémorandum continuait en ces termes : Lors même que nous eussions voulu rappeler notre escadre, nous n'en avions plus la possibilité. D'ailleurs, notre conviction n'ayant pas changé, notre devoir était de ne rien négliger pour y ramener le Saint-Siège, qui avait d'abord envisagé la question de la même manière que nous. De nouvelles instructions furent envoyées à cet effet à M. de Sainte-Aulaire. Le gouvernement du Roi espérait qu'avant l'arrivée de notre escadre devant Ancône, cet ambassadeur aurait le temps de déterminer le Saint-Siège à nous en ouvrir les portes. Cette espérance paraissait d'autant mieux fondée qu'à cette époque de l'année, l'état de la mer Adriatique oppose habituellement à la navigation des retards presque indéfinis. Ce n'était pas tout. Bien qu'au moment du départ de l'expédition, nous n'eussions aucun motif de prévoir le refus qu'on venait de nous opposer, le désir extrême d'éviter tout ce qui pourrait ressembler à une surprise, et de ne rien abandonner au hasard nous avait déterminés à des précautions en apparence bien minutieuses et bien superflues. Un brick avait été expédié en avant de l'escadre avec la mission de la précéder à Ancône et de revenir ensuite porter à son commandant les notions qu'il aurait recueillies sur l'état des choses dans cette place. L'officier général désigné pour commander nos troupes s'était embarqué sur un bateau à vapeur pour aller se concerter, à Rome même, avec l'ambassadeur de France et le gouvernement romain. On sait comment cet ensemble de dispositions a été dérangé. Tandis que les vents favorables conduisaient notre escadre à sa destination avec une rapidité extraordinaire, le brick destiné à la précéder de plusieurs jours restait en arrière ; le bateau à vapeur, qui semblait moins exposé à de tels contre-temps, se voyait forcé de relâcher à Livourne, et M. de Cubières, réduit à prendre la route de terre, arrivait trop tard à Rome. Le commandant de l'escadre, livré à lui-même, a cru pouvoir assurer par la force un résultat qui était devenu indispensable, maïs qui devait être obtenu dans une autre forme. Il a méconnu ses instructions qui lui prescrivaient de ne faire aucun mouvement ayant pour but d'occuper militairement le port et la ville d'Ancône, sans avis ou ordre préalable de l'ambassadeur du Roi à Rome. Il s'est trompé, et cette faute, la seule irrégularité que l'on puisse imputer dans toute cette affaire, non pas au gouvernement français, mais à un de ses agents, est déjà réparée ; ce commandant est rappelé, et il devra rendre compte de sa conduite. Ces explications, données avec l'autorité que Casimir Périer avait acquise en Europe, produisirent bon effet sur les cabinets[145]. D'ailleurs, l'indignation morale, quand il n'y a pas derrière quelque calcul prémédité, ne dure jamais bien longtemps chez les hommes politiques. En dehors de la Russie, personne ne désirait pousser les récriminations jusqu'à une rupture ; tout le monde, au contraire, la redoutait. Le cabinet de Vienne lui-même, malgré son ressentiment, malgré son désir de prolonger l'espèce de scandale qu'avait causé notre conduite, était le premier à s'alarmer si l'on parlait, de guerre ; il s'appliquait à calmer le Czar quand celui-ci lui paraissait emporté[146]. En même temps, dans une dépêche destinée à être communiquée au ministre français, M. de Metternich répétait en ces termes ce qu'il avait déjà dit avant l'événement : Sa Majesté Impériale Royale ne fera pas la guerre au roi des Français pour le fait de cette expédition. Quelques semaines après, s'épanchant avec son ambassadeur à Rome, il disait, non sans une sorte de dépit : Je reconnais que les moyens de punir cet acte manquaient aux puissances ; je reconnais que l'affaire d'Ancône est une misère en comparaison de l'atteinte portée par les événements de 1830 aux seules bases sur lesquelles l'ordre social peut reposer avec sécurité. Le remède qui n'a pu être appliqué au mal principal ne doit pas être employé contre un léger symptôme de ce mal. Le jour de la justice n'est pas encore venu, et ce n'est pas pour Ancône que la question doit être vidée ![147] Quant à la Prusse, elle laissait voir qu'elle ne sortirait pas de la neutralité, si la guerre demeurait circonscrite en Italie[148]. De Londres enfin, Casimir Périer recevait un secours efficace, et il pouvait écrire à ce sujet, le 13 mars : Le cabinet britannique, dont les relations avec la France deviennent chaque jour plus intimes, a parfaitement compris les nécessités qui avaient dirigé notre conduite, et il s'est empressé d'adresser à ses agents auprès des cours de Vienne et de Rome l'ordre d'employer toute leur influence pour prévenir de fâcheuses conséquences[149]. C'était beaucoup d'avoir amené les cabinets étrangers à prendre leur parti de l'occupation d'Ancône. Toutefois, tant que le Pape ne l'avait pas ratifiée, nous demeurions en flagrant état de violation du droit des gens. Le cabinet français comprenait l'importance d'en sortir, et nous avons vu que, dès le premier jour, il avait envoyé à son ambassadeur à Rome des explications destinées à satisfaire le Pontife. Aussitôt que M. de Sainte-Aulaire les avait reçues, il s'était mis à l'œuvre avec son zèle accoutumé et avait ouvert une négociation sur ces bases : offrir des réparations pour le passé, des garanties pour l'avenir, mais demander par contre que notre présence à Ancône fût acceptée et régularisée. Les difficultés étaient grandes. Sans doute l'intérêt d'État devait engager le gouvernement pontifical à ne pas prolonger un désaccord dangereux pour lui et pour l'Europe. Le cardinal Bernetti s'en rendait compte, et, d'ailleurs, il commençait à être fatigué de la prépotence autrichienne. Mais Grégoire XVI, qui n'était pas un politique, était encore tout entier à l'indignation que lui avait causée notre violente irruption. La première fois qu'il consentit, non sans peine, à donner audience à l'ambassadeur de France, il s'appliqua à dissimuler sa douceur et sa bonhomie habituelles sous un masque de sévérité, et épancha son ressentiment dans une vive allocution, évidemment préparée. Il énuméra tout d'abord ce qu'il avait fait pour Louis-Philippe, ses efforts pour lui assurer l'obéissance du clergé : Comment, s'écria-t-il, ces services ont-ils été reconnus ? L'ambassadeur l'interrompant alors pour évoquer le souvenir des protestations si souvent renouvelées par le gouvernement français en faveur de la souveraineté du Saint-Siège : Ma souveraineté, reprit le Pape plus vivement encore, vous l'avez méprisée, avilie, autant qu'il était en vous ! Vous m'avez rendu un objet de dérision pour tous les peuples de l'Europe, d'abord en m'imposant une législation contraire aux traditions de mon État et aux sentiments de mes fidèles sujets ; puis, contre ma volonté expresse et malgré la résistance que j'ai prolongée autant que je l'ai pu, vous m'avez contraint à rappeler des émigrés qui ne demandaient à rentrer dans leur patrie que pour y renouveler de criminelles entreprises. Ces hommes ont mis tout en confusion : la Romagne et Bologne ont été la proie de l'anarchie... Je devais protéger mes sujets fidèles et contraindre les factieux à rentrer dans l'ordre ; à cet effet, j'ai appelé mon fidèle allié, l'empereur d'Autriche. Vous m'en avez contesté le droit ; vous m'avez défendu d'user de ses secours, et, pour me punir de n'avoir pas obtempéré à vos ordres, vous avez envahi mes États ! Vous y êtes entrés en trahison, oui, vous êtes entrés en trahison dans Ancône, pendant la nuit ; vous avez surpris et désarmé des soldats sans défiance, fait prisonniers des magistrats qui vous recevaient comme des amis. Et depuis un mois que vous êtes les maîtres de cette malheureuse ville, n'est-elle pas devenue un foyer de rébellion ? Rappelant ensuite à l'ambassadeur les promesses, faites par lui, qu'il n'y aurait aucun guet-apens, et que les troupes françaises feraient respecter l'autorité du Saint-Siège dans Ancône, le Pontife s'écriait : Quelle confiance voulez-vous désormais que j'attache à vos paroles ? Il termina ainsi : Les Français peuvent venir à Rome, ils peuvent m'enfermer dans le château Saint-Ange : mais, tant qu'ils seront à Ancône, ne venez plus me parler du gouvernement intérieur de mes États ; vous n'obtiendrez plus de moi sur ce sujet ni concessions ni réponses ! Quant à l'autorisation que vous me demandez aujourd'hui, je ne vous l'accorde pas ; adressez-vous à mon ministre. Il en conférera avec mes alliés et me fera son rapport ; je ne suis qu'un pauvre religieux — povero frate —, peu informé de la politique ; je me soumettrai à ce qu'elle me prescrira. M. de Sainte-Aulaire écouta le Pontife sans chercher à cacher l'émotion que lui causaient des plaintes sur certains point trop fondées, et sans établir de controverse sur le passé. Il avait été prévenu à l'avance par le cardinal Bernetti de ne pas prendre à la lettre le refus qui allait lui être adressé. Le Pape d'ailleurs n'ouvrait-il pas lui-même la porte aux négociations, en renvoyant l'ambassadeur de France à son ministre ? Dans ces négociations, notre principal adversaire était l'Autriche. Elle persistait dans sa tactique de nous faire faire par le gouvernement romain l'opposition qu'elle n'osait pas nous faire elle-même ouvertement. Non qu'elle se flattât de nous amener à quitter Ancône ; mais, en prolongeant nos embarras, elle tâchait de se consoler de sa propre mortification. Les autres puissances commençaient, au contraire, à sentir le besoin de mettre fin à une difficulté qui pouvait devenir dangereuse. L'Angleterre renvoyait à Rome un diplomate pour soutenir M. de Sainte-Aulaire. Le ministre de Prusse, sans oser trop contrecarrer son collègue autrichien, se montrait disposé à s'employer comme conciliateur. Il n'était pas jusqu'au représentant de la Russie, naguère le plus violent contre nous, qui n'en vînt à dire à notre ambassadeur : Au fait, puisque l'Autriche ne veut pas vous faire la guerre, et peut-être a-t-elle raison, l'attitude dans laquelle elle maintient le Pape à votre égard n'a plus d'intérêt sérieux ; il faut finir au plus vite toute cette tracasserie et souffrir de bonne grâce ce que personne ne peut ou ne veut empêcher. La négociation fut laborieuse, souvent arrêtée, soit par
les sourdes menées de l'Autriche, soit par les griefs nouveaux que l'étrange
conduite de la garnison d'Ancône fournissait trop souvent au Pape. Cependant,
à force de patience, de souplesse et de fermeté, M. de Sainte-Aulaire parvint
à amener une entente sur les conditions auxquelles le Saint-Siège
consentirait à l'occupation d'Ancône : outre le désaveu et le rappel du
commandant Gallois et du colonel Combes, décidés dès le premier jour par le
gouvernement français, il était convenu que les troupes de débarquement seraient
sous les ordres de l'ambassadeur, qu'elles ne pourraient être renforcées,
qu'elles ne s'immisceraient ni dans l'administration ni dans la police
pontificales, que le drapeau du Pape serait seul arboré sur la citadelle, et
que les troupes françaises se retireraient en même temps que les Autrichiens.
Tout semblait donc fini, quand se produisirent de nouvelles difficultés
visiblement suscitées par l'Autriche. Notre ambassadeur avait été
très-patient et très-déférent tant qu'il avait eu affaire aux légitimes
ressentiments du Pontife : il le prit de plus haut avec les manœuvres in
extremis de la diplomatie autrichienne, et déclara au cardinal Bernetti qu'il
ne ferait pas un pas de plus. Au fait, lui
dit-il, le vrai motif de la résistance que vous
m'avez opposée dès l'origine est la dépendance où vous vous placez vis-à-vis
de l'Autriche. Vous ne pouvez alléguer une telle raison sans nous justifier
de ne pas avoir pris votre souveraineté au sérieux et sans porter contre
votre alliée une accusation bien grave, car l'Autriche jouerait un rôle
odieux si, n'osant nous faire la guerre, elle se servait du Pape comme
plastron et lui soufflait contre nous une colère à froid, aussi étrangère à
la mansuétude du Souverain Pontife que contraire aux intérêts du prince
temporel. Ce ferme langage produisit son effet, et, le 17 avril, les actes, tels qu'ils avaient été convenus, furent enfin passés entre le cardinal secrétaire d'État et M. de Sainte-Aulaire. Celui-ci avait de lui-même donné à cet arrangement la forme la plus respectueuse pour le Saint-Siège, et qui pouvait le mieux effacer l'atteinte portée à sa souveraineté. Cette convention se composait de trois documents. Dans une première note, l'ambassadeur de France désavouait le capitaine Gallois comme ayant agi contrairement à ses instructions, affirmait que l'indépendance et l'intégrité des États pontificaux avaient toujours été la base de la politique française, et déplorait le malentendu déplorable qui seul avait pu interrompre les relations de bonne amitié que le roi des Français avait tant à cœur de cultiver avec le Saint-Siège ; puis il ajoutait : Si des considérations de haute politique n'ont pas permis le rappel immédiat des troupes françaises, le soussigné doit supplier Sa Sainteté d'acquiescer à leur présence comme à un fait accompli ; mais il a reçu l'ordre d'offrir toutes les réparations qui pourraient être agréables au Saint-Siège. Dans sa réponse, le cardinal Bernetti prit acte du désaveu du capitaine Gallois ; il indiquait que la seule satisfaction qui mériterait d'être considérée comme telle serait la retraite immédiate des troupes françaises, mais que le Pape, voulant donner une preuve de sa modération et éviter tout ce qui pourrait compromettre la paix de l'Europe, daignait autoriser le séjour temporaire des troupes françaises à Ancône ; suivait l'indication des conditions préalablement convenues. Enfin, dans une dernière note, l'ambassadeur s'engagea à observer ces conditions. Au cardinal qui lui demandait s'il trouverait bon que ces pièces fussent publiées, M. de Sainte-Aulaire répondit qu'il l'entendait bien ainsi : C'était dans cette pensée, disait-il, qu'il avait rédigé ses notes en termes si respectueux. La France obtenait donc le droit d'occupation qu'on lui avait tant disputé et atteignait ainsi le but politique de son entreprise ; mais en même temps elle faisait au Pape pleine réparation des torts qu'on avait eus envers lui. Dans le cabinet de Paris, quelques-uns trouvèrent même que, non dans le fond qui avait été approuvé d'avance, mais dans la forme, M. de Sainte-Aulaire avait poussé un peu loin cette réparation. Une dépêche lui fut adressée où l'on s'étonnait qu'il eût donné à sa note la tournure d'une supplique et à l'arrangement le caractère d'une capitulation. Le général Sébastiani, en transmettant à l'ambassadeur cette remontrance officielle, l'engagea à n'y voir qu'une précaution prise en vue des attaques de l'opposition. Aussitôt les actes du 17 avril publiés, une grande clameur s'était élevée dans la presse de gauche ; celle-ci s'indignait que la France eût supplié le Pape, et déclarait que le caractère de l'occupation avait été ainsi absolument dénaturé. Le Journal des Débats répondit, d'abord un peu timidement, qu'il ne fallait pas se montrer difficile sur des expressions qu'on n'eût peut-être pas admises à Paris, mais qui à Rome frappaient d'une autre manière. Puis, s'enhardissant, il ajouta : Une suite de contre-temps, qu'on n'avait pu prévoir, avait donné à l'occupation d'Ancône une apparence de violence que de puissants intérêts ordonnaient de lui ôter. Cette manière d'entrer par la fenêtre à défaut de la porte a surpris et irrité le Saint-Siège ; c'est tout naturel : nous avons dû excuser cette brusquerie... La question peut se réduire à quelques points bien simples. Étions-nous en guerre avec le Pape ? Non. Comment sommes-nous entrés à Ancône ? Nous y sommes entrés violemment, brusquement, en brisant les portes, comme on fait en guerre. Nous avons donc fait acte d'hostilité et de guerre contre un allié... Vous vous plaignez qu'on ait prié le Pape ; mais s'il ne consent pas à l'occupation d'Ancône, de quel droit y rester ? Du droit de conquête ? Nous ne sommes pas en guerre. Du droit du plus fort ? Est-ce bien entendre l'honneur français que d'abuser de sa force contre la faiblesse du Pape ? S'il est faible, respectons-le. Ne choisissons pas les vieillards et les moines pour en faire les objets de nos incartades. Avec les incartades, on gagne peu d'honneur et encore moins d'influence. Bien qu'on fût alors peu disposé en France à comprendre le respect, et surtout le respect dû à un pape, de tels arguments ne pouvaient pas ne pas agir sur l'opinion. La clameur un moment soulevée ne dura pas. Aussi bien l'attention du public était alors distraite par d'autres événements : le choléra sévissait à Paris, et Casimir Périer se mourait. En somme, l'arrangement du 17 avril 1832 mettait
heureusement fin à l'affaire d'Ancône. Le gouvernement français se retrouvait
ainsi dans les conditions où il avait voulu se placer dès le début, mais dont
il avait été momentanément détourné par des accidents d'exécution. Il devait
cependant y avoir encore sur place une suite de difficultés qui n'eurent pas
grand retentissement au loin, mais qui, pendant trois longs mois, pesèrent
lourdement sur notre ambassadeur à Rome. Quand, en exécution de la convention
du 17 avril, M. de Sainte-Aulaire voulut mettre fin à l'anarchie
révolutionnaire qui s'était en quelque sorte installée à Ancône sous le
couvert et presque sous la protection de notre armée, il se heurta à la
mauvaise volonté obstinée du général Cubières ; le général était étrangement
soutenu dans cette résistance par le maréchal Soult, qui profitait de la mort
de Casimir Périer et de l'état souvent maladif du général Sébastiani pour
suivre ses vues personnelles. Le désordre en vint à ce point qu'une société
secrète, maîtresse de la ville, condamna à mort et fit assassiner le
gonfalonier nommé par le Pape. A force de persévérance et de fermeté, notre
ambassadeur, soutenu très-nettement par le général Sébastiani, finit par l'emporter[150]. Aussitôt que
le général Cubières se vit contraint à prendre le bon parti, il fit preuve
d'une prompte vigueur. La ville fut facilement nettoyée des révolutionnaires
qui l'avaient envahie, l'ordre pleinement rétabli, et, le 1er août, les
autorités pontificales y purent faire, sans encombre, leur rentrée
solennelle. Le 25 août, le Pape vint en grand gala à Saint-Louis des
Français, afin, disait-il à notre
ambassadeur, de témoigner son attachement à la
personne du Roi et d'exprimer la satisfaction que lui causait la conduite de
la garnison d'Ancône. Peu après, le général Cubières étant venu à
Rome, Grégoire XVI voulut le voir et le traita avec bonté ; il se reconnut
redevable envers lui de la tranquillité de ses États, lui fit même des
excuses de ne l'avoir pas reçu lors de son passage à Rome au mois de février
précédent, et ajouta ces paroles : A cette époque,
il me fallait éviter surtout qu'on pût nous croire d'accord. Plus rien
ne restait des difficultés et des désordres qui avaient marqué le début de
cette occupation. Elle devait se prolonger sept années, et pas une fois le
Pape n'aura le moindre sujet de plainte à élever contre nos troupes. Et maintenant, si nous ne nous arrêtons plus à telle ou telle péripétie, comme il a fallu le faire au cours de ce récit, et si nous envisageons l'ensemble, quel jugement convient-il de porter sur l'expédition d'Ancône ? Tout d'abord, ceux qui estiment que la politique n'a pas seulement à faire preuve d'habileté ou de force, mais qu'elle est tenue d'observer les règles de ce droit sans code et sans tribunaux qu'on appelle le droit des gens, ne peuvent s'empêcher de regretter et de blâmer l'atteinte violente portée à une souveraineté respectable entre toutes, autant à cause de sa grandeur morale que de sa faiblesse matérielle. Reconnaissons toutefois que cette violence n'avait jamais été voulue par le cabinet français, et qu'elle a été réparée. Cette réserve faite, quels ont été les résultats politiques de l'entreprise ? En Italie, notre gouvernement put se féliciter d'avoir fait échec à la prépotence de l'Autriche, hardiment bravée par lui sur un terrain qu'elle avait prétendu faire sien. Toutes les cours de la Péninsule, jusqu'alors disposées à accepter ou à subir la suzeraineté de Vienne, comprirent qu'elles devaient avoir égard à la France. Leur premier sentiment, à la nouvelle de notre intervention, avait été que notre témérité allait être aussitôt châtiée ; quand elles virent qu'on était contraint de nous laisser faire, elles conclurent qu'il fallait beaucoup rabattre des jactances de l'état-major de Milan, et notre prestige gagna tout ce que perdait celui de nos rivaux. Alors s'établit, sur ce théâtre, entre les deux grandes puissances, une sorte d'équilibre qui devait subsister, à notre profit croissant, pendant toute la monarchie de Juillet. Néanmoins, par un effet singulier, en même-temps que notre importance grandissait d'une façon générale au delà des Alpes, depuis Turin jusqu'à Naples, notre influence se montrait moins efficace dans la partie même de l'Italie où s'était portée l'action de nos armes. Au lieu d'avoir fait entrer dans l'État pontifical nos idées à la suite de notre drapeau, l'expédition d'Ancône marquait, au contraire, un arrêt dans les réformes de cet État. D'une part, l'Autriche irritée se refusait à reprendre les délibérations en conférence, seules capables de vaincre l'inertie romaine : elle se bornait à adresser, en son nom particulier, quelques conseils administratifs, facilement éludés. D'autre part, le Pape, découragé par l'accueil fait à ses premiers édits, effrayé de l'impulsion que notre présence avait, un moment, paru donner aux partis de désordre, ne consentait à nous laisser à Ancône qu'à charge par nous de ne plus lui parler de réformes : en nous mettant nous-mêmes dans notre tort, nous lui avions donné le droit de nous imposer des conditions. Il avait même prétendu faire insérer dans la convention du 17 avril un article exprès par lequel la France renonçait à lui adresser désormais aucune représentation sur la marche de son gouvernement ; nous pûmes empêcher que cette clause ne fût écrite ; mais, en fait, il fallut nous y conformer. Ainsi, par une sorte de châtiment, pour avoir eu pendant quelques semaines une figure révolutionnaire, notre intervention ne pouvait plus essayer d'être libérale. Le mémorandum du 21 mai 1831 disparut dans les oubliettes diplomatiques ; les zelanti, restés maîtres du champ de bataille, louèrent le Souverain Pontife d'avoir déjoué les efforts des puissances, et les amis éclairés du Saint-Siège durent abandonner tristement le rêve d'une transformation progressive, qui seule, à leurs yeux, eût pu assurer la durée du pouvoir temporel. Quant au gouvernement français, il ne pensa plus à cette affaire ; il en avait assez d'autres sur les bras. On devait attendre quatorze ans, jusqu'à l'avènement de Pie IX, pour reparler de réformes dans l'Italie centrale[151]. En Europe, le gros scandale produit au premier moment par les procédés de forban du commandant Gallois avait été bientôt effacé, et par l'effet du temps, et par les explications de notre diplomatie : restait seulement cette impression que la monarchie de Juillet était plus résolue et plus forte qu'on ne le supposait. L'obligation où notre gouvernement avait été si souvent, depuis dix-huit mois, d'opposer sa volonté de paix aux exigences belliqueuses de la gauche, avait pu faire croire aux cabinets étrangers qu'il était non-seulement sage, mais timide et faible. L'expédition d'Ancône les détrompait ; c'étaient eux, au contraire, qui avaient conscience de l'impuissance où ils avaient été d'empêcher notre action. Peut-être étaient-ils plus surpris encore de la ferme prudence avec laquelle, après avoir osé beaucoup, nous avions su nous limiter et nous contenir. En voyant que nous pouvions faire une telle démarche sans être arrêtés au dehors par une coalition, ni débordés au dedans par une révolution, l'Europe se sentait obligée à faire cas de nous : nous sortions de là plus imposants et plus considérés. En France, enfin, le public, alors assez indifférent, par des raisons que nous avons déjà indiquées, aux incorrections de l'expédition d'Ancône, se sentait flatté de ce qu'elle avait de hardi. M. de Metternich, si désireux qu'il fût de persuader aux autres et de se persuader à lui-même qu'elle avait échoué, était cependant obligé de constater ce résultat. M. Périer, écrivait-il, a voulu caresser l'amour-propre national français, et il y a réussi. Cette entreprise fait le pendant des expéditions de Navarin et d'Alger ; ce sont de ces faits que l'on ne commente pas, mais qui restent dans le souvenir comme des actes de force ; et comme la force a un côté qui plaît aux masses, le souvenir reste parce qu'il flutte les passions... Contraindre l'Europe entière à tolérer un acte criminel, c'est montrer la force de celui qui en est l'auteur[152]. Là fut la raison de la faveur peut-être disproportionnée qu'obtint l'expédition d'Ancône auprès de l'opinion française. Dans la politique extérieure de la monarchie de Juillet, il est des actes plus féconds, plus méritoires et plus louables ; mais nul ne fut aussi populaire. Cette popularité ne devait pas s'affaiblir avec le temps, bien au contraire ; dans la suite, quand le gouvernement, attaqué par l'opposition, voudra prouver que, pour être pacifique, il n'était pas timide, il rappellera le coup de main de février 1832, et quand, en 1839, la coalition cherchera à flétrir la diplomatie, à son avis trop prudente et trop humble, de M. Molé, elle ne trouvera pas de reproche plus redoutable à lui lancer que celui-ci : Ce n'est pas vous qui seriez allé à Ancône ! |
[1] La princesse de Metternich écrivait alors dans son journal intime, à propos de son mari : Clément est inquiet aujourd'hui. En France, les affaires vont si mal, qu'il appréhende la guerre et surtout la trop prompte explosion de la lutte... — J'ai trouvé Clément soucieux et triste ; la situation en France le préoccupe vivement, et il prévoit la guerre. Je ne sais pourquoi je me sens moi-même inquiète jusqu'au fond de l'âme. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 93.)
[2] National du 13 mars 1831.
[3] M. Hillebrand constate, d'après les dépêches des ambassadeurs étrangers, que la guerre paraissait inévitable à l'avènement de Périer, et que quinze jours après, la paix était assurée. (Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 214.)
[4] Documents inédits.
[5] SALVANDY, Seize mois, ou la Révolution et les révolutionnaires (1831), p. 379, 380.
[6] Journal des Débats, 29 octobre 1831.
[7] Aux élections de 1831, le National classait les candidats de gauche sous ce nom : Candidats patriotes.
[8] Veut-on avoir une idée de ce qu'étaient ces attaques, qu'on lise ce que Henri Heine, alors en sympathie avec les hommes de gauche, écrivait de Paris à la Gazette d'Augsbourg : Jamais la France n'a été aussi bas aux yeux de l'étranger, pas même clans le temps de la Pompadour et de la Dubarry. On s'aperçoit maintenant qu'il y a quelque chose de plus déplorable encore que le règne des maîtresses. On peut trouver encore plus d'honneur dans le boudoir d'une femme plante. Et il ajoutait, un peu plus tard, au lendemain de la mort de Périer : Casimir Périer avait abaissé la France, pour relever le cours de la Bourse. Il voulait vendre la liberté de l'Europe au prix d'une courte et honteuse paix pour la France... A ce point que des milliers d'hommes, parmi les plus nobles de cœur, sont morts de chagrin, de misère, de honte et de prostitution politique. (27 mai 1832.)
[9] Voyez, par exemple, la lettre que M. de Rémusat écrivait à M. Guizot, le 29 juin 1831, et où, après avoir analysé la maladie des esprits, il ajoutait : Je suis persuadé qu'une guerre serait utile, bien entendu si l'on parvenait à la limiter ; je serais disposé à la risquer, en exigeant beaucoup pour la Pologne. (Mémoires de M. Guizot, t. II.) La duchesse de Broglie disait à ce propos, dans une lettre adressée à M. de Barante, le 3 mars 1831 : L'idée absurde que la guerre serait une bonne diversion se répand assez dans les esprits. Victor (c'était le duc), au contraire, regarde que c'est le seul mal sans remède. — Vers la même époque, le Journal des Débats, fort dévoué à la politique de Périer, disait : La France veut la paix ; elle en a besoin pour son commerce, pour son industrie) pour la libre mise en œuvre de tous les éléments de civilisation et de bonheur qui se trouvent en elle... Et pourtant on ne peut nier qu'elle ne veuille un peu la guerre, vaguement, sans s'en rendre compte ; qu'elle n'ait des sympathies très-vives, çà et là très-exigeantes, pour les destinées de certains peuples ; qu'elle ne soit très-sensible aux phrases belliqueuses, aux résurrections de drapeaux.
[10] Dès avant de prendre le pouvoir, Périer se moquait de ceux qui parlaient, en France, de déclarer la guerre à quelque autre puissance : Avec quoi veut-on faire la guerre ? disait-il. Dans un pays divisé et agité comme le nôtre, si l'on voulait faire la guerre, le Roi et son ministère ne resteraient pas deux mois en place. (Dépêche de M. de Sales, du 25 février, citée par HILLEBRAND, Geschichte Frankreïchs, 1830-1870, t. I, p. 217.)
[11] Discours du 7 mars 1832.
[12] Discours du 7 mars 1832.
[13] Discours du 9 août 1831.
[14] Discours du 7 mars 1832.
[15] Documents inédits.
[16] Documents inédits.
[17] Cf. Mémoires de Metternich, t. V, p. 161 à 172 et 206 à 210, et HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, p. 216.
[18] Voir, pour le commencement des affaires d'Italie, ch. V, § III.
[19] Dépêches du général Sébastiani à M. de Sainte-Aulaire et à M. de Barante, en date du 14, du 15 et du 21 mars 1831. (Documents inédits.)
[20] Dès le 26 mars, M. de Barante constatait cette impression dans les cabinets étrangers. (Documents inédits.)
[21] Parmi ces fugitifs se trouvait le fils de l'un des frères de Napoléon Ier, de l'ex-roi Louis. Ce jeune prince était venu chercher fortune avec son frère aîné dans les rangs des insurgés. Son frère, atteint d'une fluxion de poitrine, mourut à Forli ; quant à lui, il s'échappa déguisé d'Ancône. Tel fut le début politique de celui qui devait être Napoléon III.
[22] Circulaire du 8 avril. (Documents inédits.)
[23] En cela, le ministre se rencontrait avec les indications qu'envoyait d'Italie l'un de nos plus clairvoyants agents, M. de Barante. Ce dernier, dès le 19 mars, rappelait que nous avions beaucoup à regagner dans l'opinion des gouvernements et des peuples, et qu'il nous fallait chercher à l'intervention autrichienne un dénouement et une issue où apparussent notre influence et notre force. Le 29 mars, il revenait sur l'obligation pour la France de produire une preuve quelconque de son influence en Italie. — Si le ministère, ajoutait-il, peut fermer la bouche à ses adversaires en leur montrant à la fois la paix conservée et la France ayant amené l'Autriche à telle concession qui lui déplaise et constate notre puissance, tout se trouvera concilié. On évitera une guerre terrible ; on aura montré la force et le crédit de la France... Enfin il répétait, le 3 avril : Je continue à tenir pour certain que, si rien ne marque la force et la volonté de la France dans les arrangements de l'Italie, nous subirons le décri le plus universel. (Documents inédits.)
[24] Dépêche de M. de Werther, du 27 mars. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. Ier, p. 219.)
[25] Documents inédits.
[26] Les ambassadeurs étrangers, qui se méfiaient du général Sébastiani à cause des souvenirs du ministère précédent, et qui lui reprochaient d'être malveillant et roide, avaient appelé l'attention du président du conseil sur la nécessité de surveiller la rédaction de la note que le ministre des affaires étrangères se disposait à adresser à l'ambassadeur d'Autriche. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 219.)
[27] Documents inédits.
[28]
Dépêches de M. de Werther et de M. Ancillon. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t.
I, p. 219.)
[29] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 133.
[30] Dépêches de M. de Barante. (Documents inédits.)
[31] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire. — Cf. aussi Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 130 à 132.
[32] Pour le récit des négociations qui vont suivre, je me suis servi principalement des Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire. C'est le document vraiment décisif en cette matière. Toutes les pièces que je citerai sans indication de source particulière sont tirées de ces Mémoires.
[33] Documents inédits.
[34] Il ne consentit qu'assez tard à recevoir le diaconat, et ne voulut jamais aller au delà.
[35] Le général Sébastiani, pressé par M. de Sainte-Aulaire de s'expliquer sur ce qu'il à la note du 17 avril, lui répondit seulement qu'il aurait mieux fait de ne point donner au roi des Français la qualification de roi très-chrétien.
[36] Ainsi faisait-il notamment avec le Piémont, dans lequel il voyait l'allié naturel de la France. Le 6 avril 1831, au moment où l'état de santé du roi de Sardaigne faisait prévoir l'avènement très-prochain du prince de Carignan, le futur Charles-Albert, le général Sébastiani écrivait à notre ambassadeur à Turin : Le Roi a pensé qu'il était à propos que vous ne perdissiez pas un moment pour chercher à vous mettre en rapport avec M. le prince de Carignan et pour travailler à établir sur des bases aussi favorables que possible les relations qui doivent exister entre la France et la Sardaigne, lorsqu'il sera monté sur le trône. Vous lui développerez les principes de notre politique à l'égard de l'Italie ; vous lui direz qu'elle a pour unique but le repos et l'indépendance des États qui composent cette péninsule, que les princes qui les gouvernent peuvent compter sur nous pour les aider à assurer à leurs peuples ce double bienfait, que la Sardaigne particulièrement, plus rapprochée de nous et par là même plus en mesure de ressentir les effets de notre bienveillance, n'invoquera jamais en vain notre appui ; vous ajouterez que nous n'y mettons aucune condition, et que la seule chose que nous demandions aux gouvernements italiens, parce qu'elle est également conforme à nos intérêts et aux leurs, c'est d'être indépendants et prospères, c'est de préserver leurs Etats, par une sage politique, des troubles et des bouleversements qui peuvent seuls compromettre la liberté et le bonheur de l'Italie. Le ministre français revenait avec plus d'étendue encore sur les mêmes idées dans une dépêche du 30 mai 1831 ; il y déclarait notamment repousser de tous ses vœux le succès des tentatives révolutionnaires qui auraient pour but de porter encore une fois le trouble dans cette péninsule. (Documents inédits.)
[37] Voir son discours du 7 mars 1832. — Le 13 août 1831, un autre membre du cabinet, M. de Montalivet, insistait également sur l'intérêt capital qu'avait la France au maintien du pouvoir temporel. Énumérant les conséquences qu'aurait son renversement, il terminait ainsi : Enfin, messieurs, ce serait, en dernière analyse, donner le Pape à l'une des capitales de l'Europe catholique, à l'exclusion de la nôtre. Les mêmes idées étaient alors soutenues par ceux qui secondaient M. Casimir Périer, par exemple par M. Guizot, dans son discours du 20 septembre 1831, et par M. Thiers, dans sa brochure sur la Monarchie de 1830.
[38] M. de Sainte-Aulaire écrivait au général Sébastiani : C'est une issue ridicule et honteuse, que celle de cette révolution romaine dans l'intérêt de laquelle on voulait armer l'Europe ; elle est morte ignominieusement, et il y aurait mauvaise trace à en porter le deuil.
[39] M. Metternich écrivait, peu après, dans une lettre secrète au comte Apponyi : Le gouvernement pontifical appartient malheureusement à la catégorie de ceux qui sont le moins capables de gouverner ; le désordre qui règne dans quelques-unes de ses provinces est en majeure partie sa faute, et plus encore celle de l'incapacité de ses agents. Nous en faisons l'expérience journalière. Il écrivait aussi, le 29 juin suivant, à son ambassadeur à Rome : Le gouvernement pontifical ne sait pas gouverner. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 315 et 343.)
[40] M. de Metternich lui-même protestait de son désir d'aider au triomphe du ministère français. Nous entrevoyons, écrivait-il le 16 juin 1831, les causes du désir du cabinet de Paris de voir hâter, autant que possible, la retraite de nos troupes ; mais nous voulons fournir à l'Europe la preuve que nous aimons a soutenir l'administration actuelle en France. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 140.)
[41] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 191.
[42] Au début de cette affaire, M. de Barante, appelant, dans une dépêche que nous avons déjà citée, l'attention de son gouvernement sur la nécessité de faire en Italie quelque acte, d'obtenir quelque concession qui montrassent la force et le crédit de la France, ajoutait : L'apparence serait même ici plus essentielle que la réalité. Car ce qu'il faut surtout, c'est se vanter de cette concession, c'est en faire un argument de tribune, qui ne laisse pas le beau rôle dans la discussion aux partisans de la guerre. Une fois la considération de la France sauvée, son influence conservée, on cherchera à la longue et à loisir comment améliorer d'une façon solide et réelle la situation des peuples d'Italie. Ici, il ne s'agit que de l'effet du moment. (Document inédits.)
[43]
Voir, sur le commencement des affaires belges, ch. II, § III, et ch. V, § I.
[44] BULWER, Life of Palmerston, t. II,
p. 52 à 55.
[45] Dépêches du 15 mars et du 4 avril 1831. Voir aussi les discours prononcés à la Chambre des députés, dans les séances du 18 mars et du 4 avril.
[46] Dépêche du 25 avril.
[47] Théodore JUSTE, le Congrès national de Belgique, t. II, p. 71.
[48] Théodore JUSTE, le Congrès national de Belgique, t. II, p. 99 et 100.
[49] Tels sont ceux de lord Palmerston, de Stockmar et d'Hillebrand.
[50] Ces derniers faits sont révélés par M. Hillebrand, d'après les dépêches conservées aux archives de Berlin. (Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 233, 234.)
[51] BULWER, Life of Palmerston, t. II,
p. 62, et 78 à 80.
[52] Lettres diverses publiées par BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 52 à 84. Bulwer lui-même est obligé de reconnaître le plus souvent l'injustice des soupçons de lord Palmerston.
[53] On en peut juger par la lettre suivante, que lord Palmerston écrivait, le 1er avril 1831, à lord Granville : Talleyrand m'a lu, il y a deux jours, une dépêche de Sébastiani disant que la France soutiendrait Léopold, et qu'il ne doutait pas que l'Angleterre, en retour d'un arrangement si avantageux pour elle, satisferait aux désirs de la France en ce qui concernait Bouillon, Luxembourg et Maëstricht. Talleyrand, avant que je pusse ouvrir la bouche, dit qu'il pensait répondre que l'élection de Léopold était un objet qui était relativement indiffèrent au gouvernement anglais, et que celui-ci n'était disposé à faire aucun sacrifice pour l'obtenir. Je lui dis qu'il était tout à fait dans le vrai... Aujourd'hui Talleyrand m'a lu une dépêche de Sébastiani, datée du 30 et écrite avant qu'il eût pu recevoir la réponse à sa première dépêche ; elle exprimait le désir que cette première dépêche fût considérée comme non avenue... (BULWER, t. II, p. 60, 61.) — Au même moment, à Paris, Louis-Philippe, causant librement avec lord Granville, lui insinuait que la candidature de Léopold était bien impopulaire en France, et que le gouvernement anglais, pour la rendre plus populaire, devrait consentir à l'annexion de Marienbourg et de Philippeville. L'ambassadeur pria instamment le Roi de ne pas donner suite à sa proposition et de ne pas la rendre publique. Est-ce cet incident qui explique le contre-ordre donné par le général Sébastiani à M. de Talleyrand ? (Dépêche de M. de Werther, en date du 2 avril, citée par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. II, p. 232.)
[54] BULWER, Life of Palmerston, t. II,
p. 59.
[55] Lord Palmerston écrivait à ce propos à lord Granville : Quant à la prétention que la France pourrait émettre d'être partie dans cette délibération, elle ne peut pas être admise un seul moment, quoi que Périer puisse penser ou dire... Comme ces forteresses ont été élevées, non, comme dit Talleyrand, en haine de la France, mais en crainte de la France, il serait absurde de discuter avec elle lesquelles doivent être démantelées.
[56] BULWER, Life of Palmerston, t. II,
p. 56.
[57] Théodore JUSTE, le Congrès national de Belgique, t. II, p. 142, 143.
[58] Théodore JUSTE, le Congrès national de Belgique, t. II, p. 141.
[59] BULWER, Life of Palmerston, t. II,
p. 60.
[60] Dépêche du 25 avril 1831, (Théodore JUSTE, le Congrès national de Belgique, t. II, p. 151.)
[61] BULWER, Life of Palmerston, t. II,
p. 60.
[62] Théodore JUSTE, le Congrès national de Belgique, t. II, p. 157.
[63] Dans cette députation, composée seulement de quatre membres, on remarquait le chef de la noblesse catholique, le comte Félix de Mérode, et un membre du clergé, l'abbé Defoere. Leur présence était d'autant plus significative que le prince auprès duquel ils allaient faire une démarche était protestant. Quelques catholiques, entre autres le comte de Robiano de Boisbeck, avaient vu là une raison de repousser cette candidature. Mais la grande majorité suivait le comte de Mérode et estimait, avec l'organe le plus influent du parti, le Courrier de la Meuse, que a question de la religion du prince, dans l'état actuel des choses et de la société en Belgique, n'était qu'une question d'une importance secondaire. On racontait d'ailleurs que l'internonce Cappacini, pressenti par lord Palmerston, aurait répondu qu'il ne considérait pas comme indispensable le choix d'un prince catholique, et qu'un protestant libéral se croirait peut-être forcé d'être plus favorable à l'égard du culte de la majorité. (Théodore JUSTE, t. II. p. 146.)
[64] Théodore JUSTE, t. II, p, 156.
[65] BULWER, Life of Palmerston, t. II,
p. 77.
[66] Théodore JUSTE, t. II, p, 164 à 166.
[67] Théodore JUSTE, t. II, p, 191.
[68] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 102.
[69] Voir, sur le commencement des affaires de Pologne, ch. V, § II.
[70] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs,
1830-1870, t. I, p. 260.
[71] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs,
1830-1870, t. I, p. 261 et 262.
[72] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 268. — M. de Metternich écrivait, le 15 novembre 1831, au comte Apponyi : Le maréchal Maison est venu me parler, il y a une dizaine de jours, du tendre intérêt de son gouvernement pour les Polonais. Je l'ai envoyé promener, en partant de nos bases connues. Je ne vous donne pas d'instructions à ce sujet, car je ne crois pas devoir d'explications à ceux qui n'ont pas le droit de nous en demander. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 144.)
[73] Discours du 21 février 1832.
[74] Lettre du 20 juin 1831 à M. de Barante. (Documents inédits.)
[75] Discours du 7 mars 1832.
[76] Expression de M. Charles Greville dans son Journal, à la date du 5 août 1831.
[77] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs,
1830-1870, t. I, p. 241.
[78] Mémoires de Stockmar.
[79] BULWER, Life of Palmerston, t. II,
p. 88, 89.
[80] La note par laquelle, le 4 août, le Moniteur avait annoncé que nos troupes se rendaient à l'appel du roi des Belges, avait exprimé une idée semblable. Le Roi, disait-elle, ayant reconnu l'indépendance du royaume de Belgique et sa neutralité, de concert avec l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie, et les circonstances étant pressantes, obtempère à la demande du roi des Belges. Il fera respecter les engagements pris d'un commun accord avec les autres puissances.
[81] BULWER, Life of Palmerston, t. II,
p. 92 à 94.
[82] BULWER, Life of Palmerston, t. II,
p. 90.
[83] Cf. la déclaration du maréchal à la Chambre des députés, dans la séance du 13 août.
[84] BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 95 à 105. HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 244, 245. — Y eut-il alors plus que cette tentative d'obtenir les petites frontières ? Le 12 août 1831, lord Palmerston écrivait à lord Granville : Je ne crois pas perdre mon temps en vous communiquant une conversation qui a eu lieu aujourd'hui entre Talleyrand et Bülow (ministre de Prusse), et que ce dernier m'a rapportée immédiatement en confidence. Nous avions une conférence. Talleyrand arriva le premier, et après lui Bülow ; tous deux étaient dans le salon rouge, en attendant les autres plénipotentiaires. Talleyrand commença immédiatement à parler de la Belgique et dit à Bülow que ce pays ne pouvait aller comme il était ; que Léopold était une pauvre créature, impropre à faire un roi ; que les Belges étaient un assemblage de vagabonds couards, indignes d'être indépendants ; que nous étions engagés dans une difficulté qui menaçait de faire sauter soit le ministère français, soit le ministère anglais... qu'il n'y avait qu'une solution, le partage ; que si la France, la Prusse et la Hollande s'unissaient la chose serait simple, et que l'Angleterre pourrait être satisfaite avec Anvers déclaré port franc. Il insista quelque temps sur cette idée, qui était chez lui un projet ancien et préféré, jusqu'à ce que la conversation fût interrompue par l'arrivée des autres ambassadeurs. (BULWER, t. II, p. 91, 92.)— Peu après, le 2 septembre, le baron Stockmar, confident du roi Léopold, lui écrivait : Je viens de chez Bülow... Talleyrand lui parle jour et nuit d'un partage de la Belgique et s'efforce de le persuader que, si la France, la Prusse et la Hollande s'entendent à ce sujet, il sera facile d'obtenir l'assentiment de l'Angleterre en déclarant ports libres les villes d'Ostende et d'Anvers. Bülow lui a toujours répondu jusqu'à présent que la Prusse ne pouvait entrer dans cet ordre d'idées... (Mémoires de Stockmar.) — Que M. de Bülow ait grossi un peu les choses pour se faire valoir auprès de lord Palmerston et du baron Stockmar ; que ces deux derniers, de leur côté, aient été disposés, par naturelle méfiance et animosité contre la France, à voir plus en noir encore la conduite de notre ambassadeur, nous le croyons volontiers ; toutefois le fait en lui-même, s'il a pu être exagéré, n'a pas dû être absolument inventé. Comment l'expliquer ? Nous avons vu que l'idée du partage n'était jamais apparue à notre gouvernement que comme une extrémité malheureuse à laquelle il recourrait seulement le jour où il n'y aurait plus de chance d'établir une Belgique indépendante. Faut-il croire que M. de Talleyrand, en août 1831, ait cru cette hypothèse sur le point de se réaliser ? Depuis longtemps agacé par la conduite des Belges, était-il maintenant découragé par leurs revers ? Ou bien ne sommes-nous en présence que d'une manœuvre du vieux diplomate, voulant peser par cette menace sur ceux avec qui il avait à traiter, et cherchant à les rendre ainsi plus maniables ? Quoi qu'il en soit, la manœuvre lui était absolument personnelle, et ni le Roi ni le ministère n'y étaient associés à un degré quelconque.
[85] Expression du baron Stockmar dans une lettre à Léopold.
[86]
Instruction adressée à M. de Bülow, en date du 28 août 1831. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs,
1830-1870, t. II, p. 242.)
[87] Passim dans les Mémoires de Stockmar.
[88] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, t.
I, p. 246.
[89] Mémoires de Stockmar.
[90] Mémoires de Stockmar. — Cf. aussi BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 114.
[91] Parmi les difficultés qui occupèrent à ce moment la diplomatie et l'opinion, il en est une sur laquelle il nous semble inutile de nous arrêter : c'est celle que souleva la convention du 14 décembre, intervenue, en dehors de la France, entre les quatre autres grandes puissances et la Belgique pour régler définitivement la démolition de plusieurs des forteresses bâties en 1815 aux frais des alliés. Il semblait que le gouvernement et le public français ne pussent qu'être satisfaits d'un tel résultat : mais ils se montrèrent froissés sinon du fond, du moins de la forme de la convention. De là une émotion peu raisonnable, qui fut très-vive, mais dura peu.
[92] M. de Metternich écrivait, le 29 décembre 1831, à M. de Ficquelmont, ambassadeur d'Autriche en Russie : L'affaire belge est odieuse à notre auguste maître ; elle l'est à cause de son point de départ... Son point de départ, quelque effort qu'on fasse pour lui prêter une autre couleur, est la protection accordée a une rébellion. Plus loin, le chancelier disait que les trois cours de Russie, de Prusse et d'Autriche étaient, sur ce point, animées d'un même sentiment. Il écrivait encore au comte Apponyi, le 1er décembre : Que Dieu préserve l'Europe d'une autre conférence sur les bases du soutien d'une révolution. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 146, 222, 223.)
[93] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 146, 217 à 224, et 270 à 273.
[94] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 222 à 224.
[95] M. de Metternich écrivait, le 29 décembre 1831, à M. de Ficquelmont : Il nous paraît impossible de prévoir à quelles extrémités le refus de ratification pourra conduire les affaires à Paris, et surtout à Londres. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 224.)
[96] Dépêches des envoyés sardes, citées par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. II, p. 252.
[97] Cette lettre est citée par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. II, p. 252. Le texte que nous donnons n'est qu'une traduction faite d'après l'allemand.
[98] Lettre du 11 février 1832, à M. de Barante. (Documents inédits.)
[99] Dépêche confidentielle du 12 octobre 1835, adressée par le duc de Broglie, ministre des affaires étrangères, à M. Bresson, ministre de France à Berlin. (Documents inédits.)
[100] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 268.
[101] Cet aveu mélancolique était consigné, à la date du 25 mars 1832, dans un mémorandum confidentiel de M. de Pralormo, l'envoyé sarde à Vienne. (HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 276.)
[102] La duchesse de Dino écrivait de Londres à M. de Barante, le 1er mai 1832 : La ratification russe est arrivée à l'instant. Il faudra qu'elle soit terriblement conditionnelle pour qu'on ne trouve pas moyen de la considérer comme pure et simple. (Documents inédits.)
[103] Dans chaque délégation était un prolégat ; une congrégation governative, composée de quatre propriétaires de la province, assistait le prolégat et délibérait sur toutes les affaires ; enfin un conseil provincial était nommé par le souverain sur une liste en nombre triple émanant de l'élection. Chaque commune avait un conseil municipal élu et un gonfalonier nommé par le gouvernement entre trois candidats présentés par les conseils municipaux.
[104] Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire. — Tous les documents qui vont être cités au cours de ce récit, sans indication de source spéciale, sont tirés de ces mémoires.
[105] L'opinion libérale en Italie, écrivait, de Turin, M. de Barante, le 31 décembre 1831, reçoit toute l'influence des réfugiés et de la faction qui, en France, a mis son espoir dans la guerre et la propagande. C'est la même exaspération, la même haine contre M. Périer et M. Sébastiani, les mêmes discours outrageants contre le roi Louis-Philippe. Une espérance succède à une autre, une illusion vient remplacer l'illusion dissipée. C'a été d'abord les élections, puis la majorité ; après un instant de découragement, Lyon est venu réchauffer le parti, qui maintenant compte sur la discussion du budget. II paraît qu'on a fait dire dans les Légations de ne point céder à l'autorité pontificale et de tenir bon encore un mois. (Documents inédits.)
[106] M. de Metternich écrivait au comte Apponyi, le 1er décembre 1831 : Je prévois que le gouvernement sera fort occupé ; cela ne devra pas vous empêcher de traiter avec énergie l'affaire des Légations. Nous avons laissé venir les choses au point où le remède doit être porté et où, par conséquent, la nécessité de son emploi doit, sauter aux yeux. La partie que nous avons jouée a été pleine de risques, et cependant nous ne nous y sommes pas refusés. M. Périer devra de nouveau reconnaître dans noire conduite une large somme d'égards pour sa position... La question n'est pas volontaire ; la chose n'est pas à laisser ou à prendre ; il faut l'empoigner, sans quoi elle nous tuera. C'est à faire saisir la force de cette vérité que vous et MM. vos collègues de Russie et de Prusse devez vous appliquer. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 145.)
[107] M. de Barante, vers cette époque, ayant cru devoir tenir un langage assez comminatoire à l'ambassadeur d'Autriche à Turin, pour le cas où il y aurait une seconde intervention, le général Sébastiani lui en exprima son déplaisir : Un langage plus vague et moins formel, dit-il, eût été peut-être plus conforme aux relations complètement amicales et conciliantes qui existent en ce moment entre les grandes puissances, relativement à cette question. En effet, nous continuons à chercher, dans un parfait accord avec l'Autriche et nos autres alliés, les moyens de mettre fin à l'état d'anarchie qui afflige la Romagne. (Dépêche du 14 janvier 1832, Documents inédits.)
[108] Le général Sébastiani écrivait à M. de Barante, en lui rendant compte de cette décision : Ce que nous nous proposons avant tout, c'est d'empêcher, s'il est possible, l'intervention armée de l'Autriche. (Dépêche du 14 janvier 1832, Documents inédits.)
[109] Quelques jours après, le cardinal Bernetti déclarait à M. de Sainte-Aulaire que le cardinal Albani avait fait un usage peu judicieux du pouvoir discrétionnaire qui lui avait été confié par le Pape.
[110] Le cardinal Bernetti était si peu au courant que, le 26 janvier, il déclarait à M. de Sainte-Aulaire, en l'autorisant à en transmettre l'assurance à son gouvernement, qu'aucun secours n'avait été demandé à l'Autriche, et que, suivant toute apparence, le Pape ne serait pas réduit à employer cette ressource extrême.
[111] Quelques jours plus tard, le 13 mars, dans un mémorandum, où il rappelait tous les faits, Casimir Périer disait, au sujet de la nouvelle intervention autrichienne : La précipitation avec laquelle elle avait lieu permettait de croire qu'elle était le résultat d'un concert préalable dont on nous avait caché l'existence ; ce n'était que dans cette hypothèse qu'on pouvait se rendre compte de quelques incidents singuliers et particulièrement d'une proclamation autrichienne qui, datée du 19 janvier, trois jours avant l'appel du cardinal Albani, annonçait déjà la marche des troupes impériales. Depuis, les cours de Rome et de Vienne nous ont donné des éclaircissements qui tendent à expliquer ces malentendus d'une manière toute naturelle et à en rejeter le tort sur le zèle indiscret ou sur l'imprévoyance de leurs agents ; nous sommes loin de mettre en doute la sincérité de ces explications... (Documents inédits.)
[112] La princesse de Metternich, fort animée cependant contre la France, écrivait, dans son journal intime, le 31 janvier 1832 : Je suis allée auprès de Clément (son mari), qui m'a lu un grand travail qu'il venait de terminer pour Pans. L'entrée de nos troupes à Bologne, entrée aussi inattendue qu'inutile, peut amener la chute de Périer... Nous sommes fatigués de jouer le triste rôle de police pontificale. (Mémoires du prince de Metternich, t. V, p. 228.)
[113] Cf. entre autres les conversations de M. de Bombelles, ambassadeur d'Autriche à Turin, avec M. de Barante. (Correspondance diplomatique de M. de Barante, Documents inédits.)
[114] Voyez notamment la correspondance de M. de Barante. (Documents inédits.)
[115] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 270. Cf. aussi p. 307 à 310.
[116] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 310 à 316. — M. de Metternich paraît avoir un moment songé à retirer très-promptement ses troupes, afin de nous forcer à nous rembarquer, aussitôt débarqués. Il croyait ainsi nous jouer un tour et rendre notre expédition un peu ridicule. La faiblesse militaire et l'incapacité administrative du gouvernement pontifical ne lui permirent pas de donner suite à cette idée.
[117] Le mot est de l'amiral de Rigny, dans une lettre à M. de Sainte-Aulaire.
[118] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 314.
[119] A cette même époque, ayant reçu d'un de ses agents une dépêche où était indiquée l'idée que l'on pourrait chercher à séparer les Légations du reste de l'Etat romain, Casimir Périer avait repoussé très-nettement cette idée. Le Saint-Siège, disait-il, par le respect qui s'attache à la nature de sa puissance, est encore la meilleure garantie contre les empiétements de la cour de Vienne. (Dépêche du 9 février 1832, Documents inédits.)
[120] Correspondance diplomatique de M. de Barante. (Documents inédits.)
[121] M. de Sainte-Aulaire était si inquiet du tour que prenait l'entreprise sur Ancône, qu'il voulut se retirer. Casimir Périer obtint qu'il ne donnât pas suite à ce dessein.
[122] A ce conseil de guerre assista le chef d'escadron Bertin de Vaux, aide de camp du général Sébastiani ; il était arrivé à Ancône depuis le 20 février, sans que M. de Sainte-Aulaire eût été informé de son voyage.
[123] Le commandant Gallois avait un frère fort engagé dans le parti révolutionnaire, et qui était allé se battre en Pologne. Le colonel Combes était un ancien capitaine de la garde impériale qui s'était expatrié après 1815 et n'avait repris son service qu'après la révolution de Juillet. Il devait, en 1837, trouver une mort glorieuse sur la brèche de Constantine.
[124] Le commandant Gallois n'avait ouvert qu'au détroit de Messine les instructions cachetées qui lui avaient été remises. Quant au colonel Combes, peu d'heures avant d'arriver devant Ancône, il ignorait encore où il allait.
[125] Quelques jours plus tard, quand il fut rappelé, le capitaine Gallois, au lieu de s'en retourner directement, comme le lui avait prescrit le gouvernement, alla se promener dans les Romagnes et eut des rapports avec les révolutionnaires italiens. M. de Barante écrivait à ce sujet, dans une dépêche en date du 5 avril 1832 : M. le comte de Latour (principal ministre du roi de Sardaigne) a été instruit avec assez de certitude que M. le commandant Gallois, en traversant l'Italie pour revenir en France, a eu des communications intimes avec les patriotes italiens. Il a dit que son dessein, en débarquant à Ancône, avait été de soulever l'Italie et de faire du drapeau tricolore le signal de la délivrance, mais que le ministère était trop pusillanime pour concevoir un tel dessein ; qu'il n'y avait rien à espérer tant qu'il resterait à la tête des affaires, mais que les amis de la liberté réussiraient infailliblement à le renverser.
[126] Lettre du 8 mars 1832, citée par M. Louis BLANC, Histoire de dix ans, t. III, p. 170.
[127] Toutefois, dans cette même lettre, le commandant Gallois dissimule étrangement l'infraction la plus grave qu'il ait faite à ses instructions ; il dit en effet : J'avais ordre d'attendre à Ancône un délégué de M. de Sainte-Aulaire : mais, cet envoyé ne s'étant pas présenté, j'ai jugé convenable de débarquer sans lui... Or, comme je l'ai raconté, d'après le témoignage précis et formel de M. de Sainte-Aulaire, l'agent consulaire s'était au contraire transporté auprès du commandant Gallois et lui avait transmis les ordres de l'ambassadeur, ordres de ne rien faire jusqu'à nouvel avis. Nous ne nous chargeons pas d'expliquer par quelle équivoque ou quel malentendu le commandant a cru pouvoir nier un fait si bien établi. M. Casimir Périer lui-même avait été un moment induit en erreur par l'assertion de M. Gallois et avait par suite reproché à M. de Sainte-Aulaire sa négligence. Ce dernier se justifia par un mémoire où il rétablit les faits tels que je les ai rapportés. Plusieurs historiens, entre autres M. de Nouvion, ont eu le tort de suivre sur ce point la version du commandant Gallois.
[128] C'est lui qui devait, en 1847, être condamné, avec M. Teste, par la cour des pairs, pour crime de corruption.
[129] Quelques jours plus tard, le 28 février, le général Cubières écrivait d'Ancône à M. de Sainte-Aulaire : Il ne faut pas oublier que cette affaire, si elle n'eût pas été brusquée, n'aurait jamais eu de fin.
[130] Correspondance diplomatique des ministres avec M. de Barante. (Documents inédits.)
[131] La plus parfaite intelligence, disait le Journal officiel, est établie, en ce moment, entre nos troupes et les autorités locales. Nos troupes occupent la citadelle conjointement avec celles du Saint-Siège.
[132] Séances des 6, 7 et 8 mars 1832.
[133] Même embarras alors dans la presse de gauche. Le National posait, le 7 mars, ce dilemme : ou bien le drapeau tricolore se retirera honteusement, ou bien il aura un effet révolutionnaire. Il déclarait que M. de Metternich serait fou s'il permettait que nous nous établissions à Ancône. Du reste, à l'entendre, notre intervention n'était qu'un simulacre d'intervention ; le ministère l'avait faite à sa taille, petite et ridicule.
[134] Au même moment, le Journal des Débats, faisant écho aux discours de ses amis, disait, le 8 mars : Garantir les États du Pape et se donner par cette garantie droit d'intervention, afin de ne pas laisser ce droit à l'Autriche seule, telle a été la politique du gouvernement... Le Pape est un prince italien, indépendant ; nous devons donc maintenir l'intégrité et l'indépendance des Étals du Pape, et les maintenir contre l'influence d'un seul protecteur. Telle est encore une fois la pensée de notre expédition. Cette pensée est bonne ; peu importent maintenant les détails, qui ne peuvent changer la chose en elle-même. Ce n'est pas une expédition de révolution, c'est une expédition d'intérêt : voilà pourquoi ce ne sera pas une cause de guerre.
[135] Voyez la correspondance du chancelier d'Autriche avec le comte Apponyi, du 29 février au 23 mars 1832, et les dépêches de la même époque adressées aux autres ambassadeurs d'Autriche. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 273 à 284, 317 à 320.) Correspondance de l'ambassadeur français à Vienne, citée par M. d Haussonville. (Histoire de la politique extérieure du gouvernement français, 1830-1848, t. Ier, p. 38.)
[136] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. Ier, p. 272-273, et Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 277.
[137] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs,
1830-1870, t. Ier, p. 272.
[138] Documents inédits.
[139] Dépêche du duc de Broglie à M. Bresson, en date du 12 octobre 1835. (Documents inédits.)
[140] Dépêches de diplomates étrangers, citées par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1870, t. I, p. 273, 274.
[141] Journal de Ch. Greville, à la date du 16 mars 1832.
[142] Dépêches citées par HILLEBRAND, t. I, p. 274.
[143] GUIZOT, Mémoires, t. II, p. 302. J'ai complété le récit de M. Guizot avec les Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire.
[144] Nous avons trouvé le texte de cet important document dans les papiers diplomatiques de M. de Barante.
[145] M. de Barante écrivait à son gouvernement, le 21 mars 1832 : J'ai communiqué le memorandum à M. de Latour ; nous l'avons lu ensemble, et j'ai pu remarquer combien cette pièce avait un bon effet, combien elle lui semblait claire, démonstrative et sincère. (Documents inédits.)
[146] Quelques semaines plus tard, le 25 avril 1832, le général Sébastiani, revenant sur l'irritation extrême qu'avait témoignée tout d'abord le Czar, écrivait à M. de Barante : Nos explications et celles que l'ambassadeur autrichien lui-même s'est empressé d'y joindre par ordre de sa cour, n'ont point tardé à rectifier de semblables impressions. M. de Ficquelmont (c'était l'ambassadeur d'Autriche) continue à tenir sur cette affaire un langage plein de modération et parfaitement propre à calmer, s'il en était besoin encore, les dernières traces d'une irritation dont la vivacité même ne comporte guère de durée... Quoique nous soyons loin de nous méprendre sur le jeu qu'a joué l'Autriche dans l'affaire d'Ancône, nous savons d'un autre côté qu'elle désire par-dessus tout la conservation de la paix, et qu'elle redoute sincèrement de nouvelles complications. (Documents inédits.)
[147] Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 218 et 223.
[148] HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs,
1830-1870, t. I, p. 273.
[149] Dépêche adressée à M. de Barante. (Documents inédits.)
[150] M. de Sainte-Aulaire fut secondé par son fils, qui, âgé de vingt et un ans. demanda lui-même à aller s'établir dans Ancône pour y tenir tête au général et aux révolutionnaires.
[151] Ce double effet de l'expédition d'Ancône, augmentant l'influence de la France dans l'ensemble des États d'Italie, mais la diminuant dans l'intérieur même de l'État pontifical, explique le jugement opposé qu'en portaient deux esprits également clairvoyants et ordinairement d'accord. M. de Barante, voyant les choses de Turin, estimait l'entreprise féconde ; M. de Sainte-Aulaire, les voyant de Rome, était bien près de conclure à un avortement.
[152] Lettre du 3 avril 1832. (Mémoires de M. de Metternich, t. V, p. 323.)