I. Stérilité littéraire de la révolution de 1830. Les Iambes de Barbier. Ce que devient, sous le coup des événements de Juillet, le mouvement intellectuel, commencé sous la Restauration. Leur action sur l'école romantique. — II. Lamartine. Sa décadence après 1830. Il abandonne la poésie pour la politique. Regrets exprimés par les critiques du temps. — III. Victor Hugo. Changement fâcheux qui se produit en lui par l'effet de la révolution. Esprit de révolte dans ses œuvres. Ses drames et leur échec. Déception constatée par les contemporains. — IV. Le théâtre après la révolution. Sophismes, violences et impureté. Son influence perverse. — V. Le roman. George Sand. Révolte morale et sociale qui fermente dans ses œuvres. En quoi l'auteur a subi l'influence de 1830 et préparé 1848. — VI. Balzac. Par la forme et par le fond, il est un révolutionnaire. Sa désillusion cynique, Son influence pernicieuse sur les lettres et sur les mœurs privées ou publiques. Balzac et la Commune. — VII. Après la fièvre de 1830, désenchantement visible chez tous les écrivains, chez Lamartine, Mérimée, Alfred de Vigny, Alfred de Musset. Effet produit par la révolution sur le poète à ses débuts. Révolte sans frein, puis désespérance sans consolation, et enfin stérilité. — VIII. Le scepticisme et la désillusion gagnent la foule. Popularité de Robert Macaire. — IX. Comparé à l'époque actuelle, l'état des lettres était encore fort brillant ; mais décadence évidente si l'on se reporte aux espérances de la Restauration. Cette sorte de faillite constatée par les contemporains et attribuée par eux à la révolution de Juillet. — X. Autres conséquences fâcheuses de cette révolution. Aveu de M. Prévost-Paradol. Conclusion.I Après 1830, — a dit M. de Rémusat, en parlant des écrits de cette époque, — il ne s'est guère développé que les semences jetées en terre, durant la Restauration. Dans les lettres, en effet, la révolution de Juillet n'a, par elle-même, rien créé. Parmi les cent soixante-dix-huit œuvres poétiques que la statistique relève comme ayant été publiées à l'occasion des trois journées, en est-il qui méritent seulement d'être nommées ? On ne nous demandera pas de faire exception pour la Parisienne, de Casimir Delavigne, sorte de cantate, faite, sur commande, par un poète plus souple qu'inspiré ; tout le monde la chantait alors ; personne aujourd'hui ne s'en souvient, ni ne songerait à la relire. Encore moins faudrait-il aller ramasser, dans les ruisseaux du temps, tant d'ignominieux pamphlets, productions souvent plus mercantiles que politiques, en tout cas nullement littéraires. M. Jules Janin en connaissait bien les auteurs, quand il les appelait alors, avec colère et dégoût, ces bandits de la parole écrite ou parlée, ces mécréants de la grammaire et de la morale publique, ces assassins de la plume et du paradoxe, à demi éclos dans le bourbier de l'émeute. Une seule œuvre, vraiment née de la révolution, vaut la peine qu'on la signale : ce sont les Iambes de Barbier, dont le premier, la Curée, publié le 22 septembre 1830, eut un retentissement violent. Chez ce nouveau satirique, énergie exorbitante et tapageuse, brutalité voulue, profusion de mots grossiers, d'images éhontées ; le cynisme des mœurs doit salir la parole, dit-il dans son prologue. L'originalité est peut-être plus apparente que réelle, les procédés un peu factices, mais le mouvement est parfois puissant, la verve furieuse ; le rythme, copié d'André Chénier, est saisissant. C'est le poème des barricades : Il est beau, ce colosse, à la mâle carrure, Ce vigoureux porte-haillons, Ce maçon qui, d'un coup, vous démolit des trônes, Et qui, par un ciel étouffant, Sur les larges pavés, fait bondir les couronnes, Comme le cerceau d'un enfant ! Cette émeute, que l'auteur semble vouloir montrer si héroïque, il la compare cependant ailleurs à une femme soûle. Il se pique de chanter La grande populace et la sainte canaille. Et quand il veut personnifier la liberté, il imagine une sorte de tricoteuse de la Terreur ou de pétroleuse de la Commune, une forte femme à la voix rauque, Qui ne prend ses amants que dans la populace. . . . . . . . . . . . . et qui veut qu'on l'embrasse Avec des mains rouges de sang. Quel était le dessein de Barbier ? Voulait-il inspirer, pour la démagogie, une sorte d'admiration mêlée d'épouvante ? Ou bien, comme certains satiriques, montrait-il le mal sans voile, pour soulever le dégoût ? Eût-il pu lui-même préciser sa pensée, et cherchait-il autre chose que l'effet littéraire ? Quoi qu'il en fût de ses intentions, ce qui passait dans ses vers, c'était bien le souffle de la révolution, l'exaltation de la barricade, le mugissement de l'émeute. Chose étrange, ce poète, de nature plutôt un peu chétive, de goûts plus aristocratiques que populaires, avait jusqu'alors tâtonné sans trouver sa voie, et, après cette explosion, il s'est tu ou n'a laissé échapper que des vers hésitants, pâles, qui ne firent aucun bruit ; quand, sous le second Empire, le souvenir des Iambes fit prononcer le nom de leur auteur pour l'Académie française, quelques-uns des Quarante demandèrent s'il n'était pas mort. Barbier avait eu, pendant un moment, son coup de soleil de Juillet et, pour parler sa langue, son jour de sublime ribote. En dehors de cette inspiration isolée et éphémère, on chercherait vainement quelles œuvres remarquables, quelles écoles nouvelles sont issues de la révolution de 1830. Celle-ci n'en a pas moins marqué une date importante dans l'histoire intellectuelle de ce siècle ; elle a eu une influence plus considérable qu'heureuse sur le mouvement littéraire commencé avant elle, pendant la Restauration. Déterminer le caractère et l'étendue de cette influence, tel est notre dessein. On sait quel avait été l'éclat, l'ardeur, l'élan de cette génération de 1820, si pleine à la fois d'orgueil et de générosité, qui se précipitait dans toutes les directions de l'esprit humain, qui prétendait tout renouveler, l'art et la poésie par le romantisme, la philosophie, l'histoire, la critique et la politique par les idées du Globe[1]. Période éclatante entre toutes, admirablement riche en longues et enthousiastes espérances. En 1830, ce mouvement était, comme a dit M. Sainte-Beuve, au plus plein de son développement et au plus brillant de son zèle ; et quelques semaines avant la révolution, M. de Lamartine pouvait s'écrier en pleine Académie : Que si mon regard se porte sur la génération qui s'avance, je le dirai avec une intime et puissante conviction, dussé-je être accusé d'exagérer l'espérance et de flatter l'avenir heureux de ceux qui viennent après nous : tout annonce pour eux un grand siècle, une des époques caractéristiques de l'humanité. Le fleuve a franchi sa cataracte, le flot s'apaise, le bruit s'éloigne ; l'esprit humain coule dans un lit plus large ; il coule libre et fort... C'est alors qu'éclatèrent les événements de Juillet. Leur premier effet fut d'affaiblir et, pour ainsi dire, de débander l'armée littéraire, en poussant vers la politique beaucoup d'écrivains et non des moindres ; d'abord les membres de l'illustre triumvirat, MM. Guizot, Cousin, Villemain ; à leur suite et dans des mesures variées, presque tous les rédacteurs du Globe, MM. Jouffroy, de Rémusat, Dubois, Duchâtel, Vitet, Duvergier de Hauranne ; à côté d'eux, M. Thiers et son ami M. Mignet, qui ne se laissa cependant entraîner qu'à demi dans cette région nouvelle[2]. Sans doute, ces hommes, jeunes encore et dans la force de leur talent, ne renonçaient pas pour toujours aux lettres, mais la plupart cessaient d'y voir l'objet principal de leur vie ; ce n'était désormais qu'une distraction secondaire, eu la consolation d'une retraite momentanée ; il ne fallait plus compter sur eux pour former ou diriger une école. Vide considérable, qui ne pouvait se produire, surtout si brusquement, sans dommage pour l'équilibre intellectuel. Les rares esprits demeurés fidèles aux lettres, comme M. Augustin Thierry, déploraient la perte qu'elles avaient faite. Plus tard, en 1837, M. Sainte-Beuve définissait l'effet qu'avait produit, après 1830, la brusque retraite de tant d'écrivains : elle a fait lacune, disait-il, et, par cet entier déplacement de forces, il y a eu, on peut l'affirmer, solution de continuité, en littérature plus qu'en politique, entre le régime d'après Juillet et le régime d'auparavant ; les talents nouveaux et les jeunes esprits n'ont plus trouvé de groupe déjà formé et expérimenté auquel ils se pussent rallier ; chacun a cherché fortune et a frayé sa voie au hasard[3]. Si les lettres perdaient à cet exode des littérateurs vers la politique, celle-ci n'y gagnait pas toujours, et l'on sait la part qu'auront l'imagination et la vanité d'un poète dans la révolution de 1848. D'ailleurs, la rapide et souvent légitime fortune parlementaire de certains écrivains risquait de tourner bien des têtes. Il n'était pas un homme de lettres qui ne se crût l'étoffe et ne se sentît l'ambition d'un homme d'Etat. Jusqu'à ce grand enfant d'Alexandre Dumas qui rêva de jouer son rôle. On le vit tout à coup, après 1830, se poser en démocrate et en républicain, exalter Robespierre et la Terreur, et quitter avec fracas, en février 1831, une petite place qu'il avait obtenue, sous la Restauration, dans l'administration des forêts du duc d'Orléans. Sire, écrivait-il à Louis-Philippe, avec ce ridicule où la vanité fait parfois trébucher les gens d'esprit, il y a longtemps que j'ai écrit et imprimé que, chez moi, l'homme littéraire n'était que la préface de l'homme politique... J'ai la presque certitude, le jour où j'aurai trente ans, d'être nommé député ; j'en ai vingt-huit, Sire. Il est vrai que, quelques années plus tard, Alexandre Dumas n'était pas député, mais qu'il était le familier libéralement subventionné des fils du Roi. Ce mal de la politique devint si visible, que bientôt une réaction se produisit. Dans une partie de la jeune école, il devint de bon ton de dédaigner ou de maudire la politique, et l'on érigea en système une sorte d'indifférence épicurienne pour la chose publique. C'était Théophile Gautier, chantant : Les poètes rêveurs et les musiciens Qui s'inquiètent peu d'être bons citoyens, Qui vivent au hasard et n'ont d'autre maxime, Sinon que tout est bien, pourvu qu'on ait la rime, Et que les oiseaux bleus, penchant leurs cols pensifs, Écoutent le récit de leurs amours naïfs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Qu'importent à ceux-là les affaires du temps, Et le grave souci des choses politiques ? Ou Alfred de Musset : La politique, hélas ! voilà notre misère. Mes meilleurs ennemis me conseillent d'en faire. Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non. Je veux, quand on m'a lu, qu'on puisse me relire. Si deux noms, par hasard, s'embrouillent sur ma lyre, Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon. La révolution de Juillet eut un effet plus fâcheux encore
: elle mit l'anarchie — le mot est de M. Sainte-Beuve — dans le monde
intellectuel, ainsi qu'elle avait fait dans la société politique. Dans la
république des lettres, comme dans les autres, la liberté ne suffit pas ; il
faut une règle et un frein. L'histoire dit assez haut que les grands siècles
littéraires sont ceux où des autorités, soit individuelles, soit collectives,
dirigent, rallient, contiennent les inspirations et les fantaisies
particulières. Sous la Restauration, ces autorités n'avaient pas pleinement
disparu ; il y avait des juges d'élite dont la compétence et le prestige
étaient reconnus ; tels étaient, dans le monde royaliste, M. de Chateaubriand
; dans le monde libéral, les trois grands professeurs de la Sorbonne, ou le
groupe du Globe ; tels étaient, agissant sur des milieux divers, un certain
nombre de salons, les uns, débris de l'ancien régime, les autres, création du
nouveau. Jamais, a dit M. Sainte-Beuve, les grands talents qui se sont égarés depuis ne se
seraient permis de telles licences, s'ils étaient restés en vue de ce
monde-là. — Sous la Restauration, a
écrit ailleurs le même critique, en comparant cette époque avec celle qui a
suivi, il y avait plus de régularité et de prudence,
même dans l'audace ; ce qui faisait scandale était encore relativement décent
; entre les cercles littéraires, c'étaient des batailles à peu près rangées[4]. Après les
journées de Juillet, quel changement ! Devant la confusion et le désordre qui
se produisent aussitôt, un critique, nullement ennemi de la monarchie
nouvelle, M. Jules Janin, écrit : A l'heure même où
l'émeutier, de sa main violente, arrache à la constitution de ce pays les
pages qui lui déplaisent, l'écrivain, mettant à profit les ruines d'alentour,
s'affranchit aussitôt des règles communes, brise le joug qui lui pèse, et,
dans son petit domaine de prose ou de vers, de comédie ou de roman, de
philosophie et d'histoire, accomplit obscurément, à son usage, sa petite
révolution de Juillet[5]. Il semble que
les trois journées marquent la date d'une émancipation littéraire. L'art est libre, s'écrie-t-on avec le sentiment
d'un opprimé qui brise ses fers ; c'est-à-dire plus de règle, plus de frein,
plus de royauté littéraire ni d'aristocratie intellectuelle ! Le champ est
ouvert au caprice, à l'orgueil et souvent à l'extravagance individuels.
Non-seulement la révolte gagne tous les esprits, mais les autorités qui
eussent pu la contenir se sont comme dissoutes d'elles-mêmes. M. de
Chateaubriand, vieilli, découragé, morose, se sent le survivant d'une époque
finie ; il se renferme en lui-même, et quand il en sort, il paraît moins
vouloir redresser l'esprit nouveau, en lui parlant en maître, qu'essayer de
lui faire sa cour. On a vu comment les fonctions publiques ou parlementaires
avaient absorbé les grands noms de la littérature libérale, comment avait été
dispersée l'école du Globe. Rien non plus désormais qui ressemble à ces
salons, où des invités choisis s'occupaient des choses de l'intelligence et
dirigeaient le goût ; une politique violente, exclusive, a tout envahi et
faussé ; la cohue démocratique a tout rabaissé. Depuis lors, n'avons-nous pas
vu ce mal s'aggraver encore, si bien qu'aujourd'hui on peut dire qu'il n'y a
jamais eu tant d'écrivains, mais jamais aussi une telle absence de suprématie
et de direction intellectuelles, soit dans la
société, soit dans les lettres elles-mêmes ? D'ailleurs, quoi de moins favorable à la littérature qu'un état révolutionnaire, comme celui qui s'est prolongé quelque temps après les événements de Juillet ? Toutes les délicatesses de l'idéal ne risquent-elles pas de s'altérer dans cette atmosphère troublée ? Pour un Barbier que l'émeute met en verve, combien de muses craintives et charmantes que le hurlement de la Marseillaise avinée et que le crépitement de la fusillade suffisent à faire envoler[6] ! A quels effets violents ne faut-il pas avoir recours, pour être seulement entendu dans ce tapage ? Qu'inventer pour intéresser la curiosité, quand l'anxiété réelle du drame de la rue surpasse, en émotion poignante, toutes les créations de l'imagination ? Devant de tels spectacles, le sens moral lui-même n'est-il pas trop souvent atteint et faussé chez les hommes de lettres ? L'apothéose de la force, le respect devenu une vieillerie ridicule, le mépris des traditions et des principes, un mélange de fatalisme et de matérialisme, le souci de la gloire lointaine et durable faisant place à l'impatience des succès rapides et des jouissances immédiates, l'égoïsme des convoitises substitué aux aspirations généreuses et désintéressées de la génération précédente, la recherche de l'idéal disparaissant devant ce que M. Sainte-Beuve appelait la littérature industrielle, tous ces vices qu'on relève alors chez trop d'écrivains, ne sont-ce pas, dans une certaine mesure, les fruits de la révolution[7] ? Une partie du monde littéraire se trouvait plus préparée que toute autre à ressentir les effets fâcheux de cette perturbation : c'était l'école romantique. Par elle-même, elle n'était déjà que trop agitée, trop émancipée, trop déréglée. Son origine avait été plutôt royaliste et chrétienne ; elle était apparue tout d'abord comme la revanche du moyen âge, de la cathédrale gothique, de l'art chrétien, contre le néo-paganisme du dix-huitième siècle, de la Révolution et de l'Empire ; elle avait même été soutenue un moment par la Quotidienne, contre la colère et les sarcasmes des Arnault, des Jay, des Etienne, et autres coryphées de la presse libérale ; mais, dans cet effort pour se soustraire aux lois alors régnantes, pour répudier les autorités reconnues, elle avait pris des habitudes, des goûts qui, par bien des côtés, paraissaient révolutionnaires et qui, en tout cas, pouvaient facilement le devenir. On conçoit l'effet des journées de Juillet sur de tels esprits. Aussitôt le romantisme ne se proclame plus seulement le libéralisme, mais la révolution en littérature. Ses qualités réelles et brillantes s'obscurcissent, et il se voit poussé, comme par un vent violent, sur la pente de ses vices. La liberté si grande qu'il a déjà prise avec toutes les convenances, avec toutes les autorités, dégénère en une licence sans mesure. Partout l'excitation, nulle part le frein. Ceux qui ont débuté sous la Restauration perdent bientôt ce que leur inspiration avait d'abord de catholique et de monarchique ; les nouveaux venus n'ont, sous ce rapport, rien à perdre. A chaque bande qui accourt prendre sa part dans cette sorte d'assaut contre la tradition et le bon sens, c'est une enchère d'extravagance tapageuse. Il n'y a progrès que dans les défauts. Jamais on n'a vu le talent à ce point gaspillé. Aussi, après quelques heures d'éclat et de verve, cette effervescence ambitieuse n'aboutit trop souvent qu'à l'agitation dans le vide, à l'exaltation dans l'impuissance. Stérilité précoce, décrépitude au sortir de la jeunesse, épuisement sans avoir rien produit. Il semble même parfois qu'un vent de folie passe dans les cerveaux, phénomène physiologique habituel, du reste, après les grandes commotions politiques[8]. Plus d'un de ces hommes de lettres finit dans une maison de santé. D'autres, désespérés de leur impuissance, se réfugient dans la mort. Les Chatterton se tuent ailleurs que sur la scène. Ne voit-on pas alors le suicide d'enfants de vingt ans qui, comme Escousse et Lebras, au lendemain d'une pièce sifflée, se disent las de la vie, désabusés de la gloire, victimes de la société, et ne paraissent préoccupés, même en face de leur réchaud, que de poser devant le public, et de faire, morts, le bruit qu'ils n'ont pu faire, vivants ? Voilà donc ce qu'est devenue, en quelques années, cette génération si brillante et si fière à ses débuts. Peut-être déjà, avant 1830, avait-elle en soi de quoi se perdre ; mais il n'en est pas moins certain que la fièvre de Juillet aggrava, précipita sa déviation et sa chute, qu'elle la fit plus promptement échouer dans cette faillite qui est le terme fatal de tout mouvement révolutionnaire[9]. II La maladie qui, venue de la révolution, sévissait sur la littérature, n'empêchait pas sans doute que celle-ci ne comptât alors beaucoup de renommées éclatantes, étoiles anciennes qui continuaient à briller, étoiles nouvelles qui montaient étincelantes à l'horizon. Ce n'est certes pas nous qui, dans notre pauvreté actuelle, pourrions ne pas faire cas de tant dei richesses. Pour ne parler que de la poésie, cette forme supérieure et presque divine de l'art, ce don le plus rare et le plus éminent du génie humain, quel temps que celui où l'on conservait Lamartine et Victor Hugo, et où l'on voyait s'élever Alfred de Musset, sans compter tant d'autres talents alors secondaires, et qui aujourd'hui se trouveraient au premier rang ! Seulement, chez presque tous, même chez les plus illustres, on pouvait observer après 1830, dans une mesure plus ou moins grande, mais toujours visible, un changement, une déviation, un trouble, dont la révolution est, sinon la cause unique, du moins l'une des causes importantes. A ce point de vue particulier, il peut n'être pas sans intérêt de considérer un moment quelques-uns de ces écrivains. Toutefois qu'on nous permette une observation préalable. Quand nous parlons ainsi de la révolution de Juillet, nous n'entendons pas parler uniquement de la substitution de la branche cadette des Bourbons à la branche aînée, changement qui en lui-même n'aurait eu qu'une influence restreinte sur la littérature. On a vu qu'en 1830, il y eut une crise bien autrement profonde et générale ; la société fut plus atteinte encore que l'État, l'ordre moral plus que l'ordre politique ; les troubles de la rue avaient gagné les intelligences ; les traditions, les respects, les croyances semblaient avoir été déracinés en même temps qu'une antique dynastie. Telle est la révolution qui a pu agir sur la littérature, et dont il y a lieu de rechercher le contre-coup sur les principaux écrivains de ce temps. Lamartine était le premier astre qui se fût levé, en cette époque unique de 1820, au ciel de la poésie nouvelle. Jamais on n'avait vu aurore plus radieuse, plus pure et plus charmante. Journées incomparables, où le poète de trente ans lisait, de sa voix harmonieuse, dans quelque salon privilégié, ses Méditations, e trouvait des soupirs pour écho, des larmes pour applaudissements ; où M. Villemain, ne pouvant se contenir, s'élançait vers ce lecteur, inconnu la veille, et le saisissant au collet avec un enthousiasme qui ressemblait presque à de la colère : Jeune homme, lui criait-il, qui êtes-vous ? D'où venez-vous, vous qui nous apportez de pareils vers ? Tout avait souri à Lamartine. Ayant reçu, en naissant, la beauté, la noblesse, la fortune et, à profusion, tous les dons du plus facile génie, entouré de tendresses vigilantes qui avaient laissé ignorer à son enfance ce qu'était une amertume de cœur, une gêne d'esprit, une sévérité du visage humain[10], il était entré dans la gloire d'un seul coup, sans effort ; et, à voir le caractère de l'admiration qu'il avait éveillée dans les jeunes générations, surtout chez les femmes, on eût presque dit que c'était de l'amour. La société de la Restauration formait un cadre merveilleusement approprié à ce poète gentilhomme, d'inspiration religieuse et royaliste ; il s'y épanouissait, tout en restant étranger aux exagérations de l'esprit de parti et aux amertumes des querelles politiques. Aussi, en dépit de la mélancolie littéraire de certaines de ses poésies, pouvait-on le saluer comme l'incarnation du génie heureux. En 1830, aux derniers jours de l'ancienne royauté, il avait quarante ans, était dans la plénitude de son talent, publiait ses Harmonies religieuses et recevait, en entrant à l'Académie, les hommages de la vieille littérature, vaincue par sa jeune gloire. C'est alors que les événements de Juillet renversèrent ces princes qu'il aimait, découronnèrent cette société à laquelle il avait cherché à plaire, fermèrent ces salons où il avait trouvé une tribune. Il en fut comme désorienté. De lui surtout était vrai ce que Béranger disait, en janvier 1832, à M. Napoléon Peyrat : Tous ces poètes de la vieille monarchie et du catholicisme, Chateaubriand, Lamennais, Lamartine, Hugo, Vigny, sont comme des oiseaux dont l'arbre est tombé et qui ne savent plus où percher. Cette âme délicate et faible devait souffrir plus qu'une autre de perdre son abri ; cet esprit mobile et flottant n'était pas impunément exposé au grand vent de la révolution. Tout ouvert aux impressions du dehors, avide d'applaudissements, la dispersion de l'élite qui l'avait jusqu'ici flatté, entouré, protégé, le livrait aux excitations d'en bas et aux tentations des popularités subalternes. D'autre part, l'isolement où il se trouvait, dans l'universelle dissolution, le poussait davantage à cette contemplation et à cette admiration de soi qui laissent l'écrivain sans clairvoyance et sans résistance en face de ses propres défauts. Le mal qui va grandir chez Lamartine existait déjà en germe dans ses premières œuvres. Un observateur attentif eût pu discerner, dans les Harmonies, à côté d'inspirations sublimes et chrétiennes, quelques symptômes d'une religiosité équivoque qui tournait au panthéisme ; à côté des plus beaux vers que le poète ait écrits, des passages où la pensée vague et molle, la forme facile et hâtive, trahissaient déjà la fatigue et la négligence. Après 1830, ce double mal se développa rapidement. A lire le Voyage d'Orient (1835), où l'auteur affectait d'embrasser toutes les religions du monde dans une sorte de synthèse indécise, aboutissant en réalité à l'indifférence, où il tendait à remplacer le christianisme positif par le rêve d'une démocratie humanitaire ; à lire ensuite, dans Jocelyn (1836), l'histoire de ce prêtre chez lequel un catholicisme énervé, plus ou moins renouvelé du Vicaire savoyard, était par moment si étrangement mêlé de rêveries panthéistes et terni par la malsaine vapeur d'une passion tout humaine ; à lire enfin ce poème de la Chute d'un ange (1838), où le rationalisme, le panthéisme et le sensualisme, définitivement vainqueurs dans l'âme du poète, s' étalaient en quelque sorte sans voile, on pouvait constater, chez Lamartine, l'affaiblissement, la déviation et bientôt la ruine de la foi première ; on pouvait aussi mesurer ce que, par suite, la pensée perdait de sa netteté, de sa vigueur et de sa pureté. Chaque année, on le voyait payer un tribut plus large aux maladies du temps. Au seul point de vue littéraire, la déchéance était incontestable. Dans le Voyage en Orient, dans Jocelyn, il y avait encore de très-belles parties, mais la musique des mots, l'abus des images impropres, l'étendue disproportionné des épisodes ou des amplifications parasites, cachaient mal l'incertitude et le vide de l'idée, le relâchement ou l'impuissance de l'écrivain. Avec la Chute d'un ange, la décadence fut si marquée, que le public appliqua à l'auteur lui-même le titre de l'ouvrage. Fond et forme, écrivait alors Béranger, tout m'y semble détestable et ennuyeux. Et M. Doudan ajoutait : La chute de son ange est déplorable ; cet ange tombe dans le vide. Lamartine lui-même ne paraissait pas se faire grande illusion : C'est détestable, écrivait-il de son propre livre, au moment où il était publié. En bien peu d'années, quelle descente depuis les grandes œuvres d'avant la révolution, depuis les Méditations et les Harmonies ! Cette décadence venait en partie de ce que Lamartine, après 1830, s'était jeté dans la politique. Déjà, à la fin de la Restauration, il avait paru plus ou moins sourdement travaillé du désir de l'action publique, à ce point que M. Cuvier, en le recevant à l'Académie, avait cru devoir le mettre en garde contre cette tentation. Les événements de Juillet le poussèrent violemment du côté où il penchait. Seulement, il ne s'agissait plus pour lui, comme naguère, de solliciter une ambassade de second ordre. Dans cette France politique, où l'on venait de faire table rase ; il lui paraissait que des routes sans barrière et un horizon sans bornes s'ouvraient à son ambition, et le poète s'y élançait avec toute la puissance d'une imagination qui lui avait été donnée pour autre chose. L'isolement même où l'avait mis la révolution, contribuait à l'émanciper : détaché de tout, quitte envers le passé qu'il saluait avec une politesse émue, libre avec le présent qu'il subissait par raison sans livrer son cœur, aucune affection, aucune tradition, aucune convenance de société, aucun lien de parti, aucun point d'honneur ne l'obligeait, à se contenir ni ne l'aidait à se diriger. Ce que sera cette vie politique, quel orbite imprévu décrira cette brillante comète, par quel singulier mélange de sensibilité excessive aux impressions du dehors et d'imagination égoïste, de rêves généreux et d'insatiable ambition, de rancunes vaniteuses et d'imprévoyance superbe, de recherche de l'effet littéraire et dramatique, d'ivresse d'improvisateur, de susceptibilité d'acteur et d'infatuation d'artiste, l'ancien royaliste deviendra l'historien des Girondins, criant : Hosanna ! à la révolution du passé et : En avant ! à la révolution du lendemain, c'est ce qu'il conviendra de raconter ailleurs. Pour le moment, il s'agit moins de prévoir le mal trop réel que le poète fera bientôt à la politique, que de mesurer le tort causé, dès maintenant, par la politique au poète. Ce tort fut grand : la poésie fut dédaignée, négligée, bientôt même écartée par Lamartine, comme une distraction frivole qui avait pu être l'accident de sa jeunesse, mais qui n'avait plus de place dans sa vie d'homme. La gloire des Méditations ou des Harmonies lui était même une gêne ; dès les premières élections après la révolution, en 1831, il avait posé sans succès sa candidature ; il attribua son échec à la mauvaise note que lui donnait auprès des électeurs son renom de poète, et il se prit à maudire la malheureuse notoriété des vers qu'il avait écrits dans l'oisiveté de sa jeunesse[11]. Lisez sa correspondance de 1830 à 1848[12] : vous le verrez à peu près uniquement occupé de son rôle et de ses rêves politiques, de discours, d'articles de journaux, de l'effet qu'il croit produire sur les partis. Où trouver, dans une telle obsession, place pour la poésie ? Je ne puis écrire de vers par trop plein des idées politiques, écrit-il le 15 février 1832. D'ailleurs, les succès bruyants, immédiats, mais éphémères, d'une improvisation oratoire, l'importance qu'il acquérait ainsi dans le monde parlementaire, flattaient sa vanité, amusaient son imagination, tout en exigeant peu d'efforts de son indolente facilité. Adieu les vers, disait-il en août 1837 ; j'aime mieux parler ; cela m'anime, m'échauffe, me dramatise davantage, et puis les paroles crachées coûtent moins que les stances fondues en bronze. Cet adieu ne fut malheureusement pas une vaine parole. La Chute d'un ange (1838) et les Recueillements (1839) marquèrent le terme de sa carrière poétique. Depuis lors, il n'a plus publié de vers. Le politique avait tué en lui le poète, et l'œuvre de l'un n'est pas faite pour nous consoler de la mort de l'autre. Cette décadence n'échappait pas aux contemporains, et, peu
d'années après 1830, les esprits indépendants la constataient déjà. Que restera-t-il de M. de Lamartine ? demandait M.
Nisard, dans la Revue de Paris, en 1837, avant même la publication de
la Chute d'un ange. Il restera le souvenir de
grandes facultés poétiques, supérieures à ce qui en sera sorti ; il restera
le nom harmonieux et sonore d'un poète auquel son siècle aura été trop doux
et la gloire trop facile, et en qui ses contemporains auront trop aimé leurs
propres défauts. Et le critique se désolait de voir retenu, dans la région inférieure des talents de second
ordre, un poète doué assez pour s'élever jusqu'au rang des hommes de génie[13]. Deux ans plus
tard, au lendemain des Recueillements poétiques, M. Sainte-Beuve,
comparant le Lamartine d'avant et d'après 1830, notait un changement analogue à celui qui, à la même époque, s'était opéré chez
Lamennais ; puis, cherchant la cause et la date de ce changement : La révolution de Juillet, disait-il, ne l'avait pas désarçonné comme tant d'autres ; mais, en
ne le désarçonnant pas visiblement, au moment du saut du relais imprévu, elle
l'avait pris, pour ainsi dire, et porté du bond, sans qu'il eût le temps de
s'en douter et sans qu'il y parût, sur un cheval nouveau. Lamartine
s'était alors remis a courir, mais dans une
direction différente ; de là cette décadence que, depuis lors, on
remarquait à chaque œuvre nouvelle ; le dernier volume, celui des Recueillements
poétiques, ajoutait M. Sainte-Beuve, affiche de
plus en plus les dissipations d'un beau génie ; il est temps de le dire ; au
troisième chant du coq, on a droit de s'écrier et d'avertir le poète le plus
aimé qu'il renie sa gloire ; et il concluait par cette réflexion plus
générale et d'un accent singulièrement triste : En
acceptant ce pénible rôle de noter les arrêts, les chutes et les déclins
avant terme de tant d'esprits que nous admirons, nous voulons qu'on sache
bien qu'aucun sentiment en nous ne peut s'en applaudir. Hélas ! leur ruine —
si ruine il y a — n'est-elle pas la nôtre, comme leur triomphe, tant de fois
prédit, eût fait notre orgueil et notre joie ? Le meilleur de nos fonds était
embarqué à bord de leurs renommées, et l'on se sent périr pour sa grande part
dans leur naufrage[14]. III Victor Hugo moins que tout autre était capable de se roidir contre le souffle de 1830. Avec son imagination flottant à tous les vents, se teignant tour à tour de tous les reflets, il était à la merci des impressions changeantes du dehors, constamment à la suite de ce qui réussissait, empressé à flatter la popularité régnante, rarement créateur d'une idée originale, plutôt héraut des idées des autres, décorant et colorant richement les lieux communs du jour, écho sonore, comme il s'est défini lui-même, de ce qui faisait du bruit autour de lui[15]. Sous la Restauration, quand le royalisme était dans son éclat et sa puissance, Victor Hugo avait été royaliste ; il avait senti couler dans ses veines le sang vendéen, et chantait avec enthousiasme le trône et l'autel. Lorsqu'un peu plus tard, dans les dernières années de Charles X, le royalisme devint impopulaire, et que la vogue fut au libéralisme plus ou moins mélangé d'idées napoléoniennes, Victor Hugo se rappela à propos qu'il était le fils d'un soldat de la République et de l'Empire, fit des vers magnifiques sur Napoléon et la colonne Vendôme, proclama solennellement que le romantisme était le libéralisme en littérature, et, par un autre emprunt au langage politique, appela les classiques des ultras. D'ailleurs il avait alors contre la royauté, un de ces griefs personnels qui décidaient souvent de ses opinions : la censure, en 1829, avait interdit la représentation de Marion Delorme ; elle avait eu beau laisser jouer Hernani, au commencement de l'année suivante, et fournir ainsi, aux tribus chevelues du jeune romantisme, groupées, en rangs serrés, au parterre du Théâtre-Français, l'occasion d'un combat légendaire contre les bourgeois des loges, elle n'avait pu faire oublier et pardonner l'injure de la première interdiction. Survint la révolution de Juillet ; Victor Hugo n'eut aussitôt qu'une préoccupation : apporter ses hommages à la démocratie victorieuse. Un biographe intime, qui a écrit sous ses yeux et probablement sous sa dictée, a dit à ce propos : Les grandes commotions retentissent profondément dans les intelligences. M. Victor Hugo, qui venait de faire son insurrection et ses barricades au théâtre, comprit que tous les progrès se tiennent, et qu'à moins d'être inconséquent, il devait accepter en politique ce qu'il voulait en littérature[16]. Pour faire oublier ses poésies royalistes, il s'empressa de chanter la Jeune France et les morts de Juillet. Par moments même, on eût dit qu'il allait jusqu'à la république. Dans ce Journal d'un révolutionnaire à 1830[17], où il notait, au jour le jour, ses idées et ses impressions, il définissait ainsi l'état de sa mue politique : J'admire encore la Rochejaquelein, Lescure, Cathelineau, Charette même ; je ne les aime plus. J'admire toujours Mirabeau et Napoléon ; je ne les hais plus. Du reste, que la monarchie nouvelle se permette, à son tour, en 1832, d'interdire la représentation du Roi s'amuse : aussitôt le poète irrité sent s'aviver ses convictions et ses ardeurs démocratiques ; il menace le gouvernement de son opposition, avec une arrogance plus ridicule qu'inquiétante[18]. Ce qui ne l'empêchera pas, plus tard, quand il croira cette monarchie bien assise, d'accepter la pairie des mains de Louis-Philippe. Quoi qu'il en soit des variations de l'homme politique, il est certain qu'après 1830, il se produit dans les idées, et bientôt même dans le talent de l'écrivain, un changement analogue à celui que nous avons déjà noté chez Lamartine. Tout ce qui a fait l'inspiration haute, saine, fortifiante, de ses premières poésies, s'écroule ou au moins s'ébranle. La foi religieuse s'évanouit, et avec elle la netteté et l'élévation morales qui en sont la conséquence : à la place, une sorte de panthéisme qui ne se définit pas lui-même et se berce de mots et d'images. Dès 1831, appréciant une des publications récentes du poète, M. Sainte-Beuve constatait ainsi ce résultat : De progrès en croyance religieuse, en certitude philosophique, en résultats moraux, le dirai-je ? il n'y en a pas. C'est là un mémorable exemple de l'énergie dissolvante du siècle et de son triomphe à la longue sur les convictions individuelles les plus hardies. On les croit indestructibles, on les laisse sommeiller en soi comme suffisamment assises, et, un matin, on se réveille, les cherchant en vain dans son âme ; elles s'y sont affaissées comme une île volcanique sous l'Océan. Victor Hugo écrivait lui-même, dans son Journal d'un révolutionnaire de 1830 : Mon ancienne conviction royaliste catholique de 1820 s'est écroulée pièce à pièce, depuis dix ans, devant l'âge et l'expérience. Il en reste pourtant encore quelque chose dans mon esprit, mais ce n'est qu' une religieuse et poétique ruine. Je me détourne quelquefois pour la considérer avec respect, mais je n'y viens plus prier. Sans doute, le talent est encore bien grand ; il suffit de rappeler que les Feuilles d'automne sont de cette époque. Mais les Chants du crépuscule vont suivre, marquant un déclin et, suivant l'expression d'un critique contemporain, désespérant les amis de M. Victor Hugo. Les défauts, qu'on y voit, sinon naître, du moins se développer, sont le plus souvent la conséquence de l'ébranlement moral qui s'est produit dans l'âme du poète, et le signe manifeste d'une littérature en décadence, alors même qu'elle demeure encore brillante : poésie en quelque sorte toute matérielle ; prédominance du son, du décor, de l'image physique ; profusion descriptive, vague déclamation, répétitions essoufflées, révélant le vide de l'idée et l'impuissance de celle-ci à se préciser et à se renouveler ; absence de goût et de mesure, grossissements disproportionnés et monstrueux, erreurs d'un esprit où le trouble intérieur et extérieur a détruit tout frein et tout équilibre ; épuisement et stérilité précoces d'un art qui n'est qu'imagination et sensation, au lieu d'être fondé sur la raison ; par-dessus tout, incertitude et malaise de la pensée, confessés par l'auteur lui-même, quand il écrit, à cette époque, dans la préface des Chants du crépuscule : La société attend que ce qui est à l'horizon s'allume tout à fait ou s'éteigne complètement. Il n'y a rien de plus à dire. Ce qui est peut-être exprimé dans ce recueil, c'est cet étrange état crépusculaire de l'âme et de la société, dans le siècle où nous vivons. De là, dans ce livre, ces cris d'espoir mêlés d'hésitation, ces troubles intérieurs... cette crainte que tout n'aille s'obscurcissant... Le mal de 1830 est marqué d'une façon plus particulière encore par l'esprit de révolte qui domine alors dans toutes les œuvres de Victor Hugo. Se fondant, à défaut de faits, sur des hypothèses qui n'ont pas même de vraisemblance artistique, il poursuit la revanche de ce qui est bas contre ce qui est élevé, de ce qui est méprisé contre ce qu'on respectait, de la laideur contre la beauté, de ce qui est misérable contre toute puissance et toute autorité ; antithèse monstrueuse, d'où il ressort que la hiérarchie sociale est au rebours de la hiérarchie morale ; sorte de socialisme plus ou moins conscient, où la pitié même devient malfaisante et où la philanthropie se tourne en menace. Il s'agit de prouver, dit quelque part le poète, que le fait social est absurde et, par suite, responsable des fautes des hommes. N'est-ce pas là l'inspiration principale de cette Notre-Dame de Paris, que Victor Hugo commence précisément à écrire au bruit des fusillades de Juillet, et où il réserve le beau rôle à la bohémienne et au monstre, le vilain au prêtre et au gentilhomme ? En même temps, il plaide, en vers éloquents, pour les malheureuses qui rôdent le soir autour de la place de Grève, contre les femmes en grande toilette qui vont danser au bal donné par la Ville au nouveau roi. A cette époque également, non content de rééditer le Dernier Jour d'un condamné, il publie Claude Gueux, où, prenant en main la cause d'un prisonnier qui a assassiné d'un coup de ciseau le directeur de la prison, il donne tort à la justice publique et à la loi pénale ; tel est son parti pris de sophisme que, pour arriver à sa conclusion, il altère audacieusement un fait notoire, un épisode récent de cour d'assises : première apparition de cette gageure antisociale qui aboutira au Jean Valjean des Misérables. C'est pis encore dans ses drames. Déjà, avant 1830, Hernani
avait montré une sorte de bandit tenant tête à Charles-Quint ; dans Marion
Delorme, Louis XIII, Richelieu, la magistrature, étaient abaissés devant
une courtisane ; mais l'auteur laissait encore à la royauté quelque grandeur.
Après 1830, ce reste de respect pour la vérité historique et morale
disparaît. Voyez Le Roi s'amuse, Lucrèce Borgia, Marie Tudor,
Angélo, Ruy-Blas, qui se succèdent en quelques années : plus de
mesure dans le déshonneur, le crime, la honte des rois et de tous ceux qui
personnifient l'autorité ou la tradition ; par contre, les héros sont des
bouffons pourvoyeurs des plaisirs royaux, des laquais, des courtisanes
surtout, comme pour humilier davantage les grandeurs sociales par l'abjection
et l'infamie de ce qu'on leur oppose. Ce n'est pas seulement fantaisie de
dramaturge en quête d'antithèses littéraires ; l'auteur se vante de connaître
la force de propagande du théâtre et prétend faire œuvre d'apôtre et de
réformateur. Le drame, écrit-il, doit donner à la foule une philosophie, aux idées une
formule... à chacun un conseil, à tous une
loi ! Présomption fastueuse qui cache mal la faiblesse de cet homme ;
la vérité est qu'il cherche à plaire aux passions régnantes, à flatter ces
instincts de révolte, d'envie, d'orgueil, que la révolution a éveillés et
fait fermenter, non-seulement dans le peuple, mais même dans une partie de la
bourgeoisie ; il tente au théâtre ce que d'autres courtisans de la foule
font, au même moment, dans la presse ou à la tribune. Ne se pique-t-il pas
d'ailleurs de se mettre par là en harmonie avec le mouvement politique ? Il faut, dit-il marcher avec son siècle et ses
institutions ; ainsi le théâtre, de nos jours, doit
être démocratique. — Je voudrais au moins,
répondait M. Briffaut, qu'il ne fût pas sans-culotte. L'art gagnait-il à cette évolution démocratique du théâtre ? On sait aujourd'hui que penser de ce genre faux et court dans sa violence surmenée, où tout est énorme et où rien n'est grand ; de ces compositions dramatiques, où les caractères ne sont trop souvent que des costumes, les passions des instincts, les émotions des convulsions physiques affectant le système nerveux plutôt que l'âme, où les vicissitudes et les dénouements paraissent naître, non de la liberté humaine ou des desseins justifiés de la Providence, mais des accidents du hasard et de la fantaisie de l'écrivain ; de cette prétendue vérité du langage, qui cache mal une afféterie déclamatoire ; de ces effets de style qui sont surtout des cliquetis de mots bruyants ou sinistres ; de ces jeux de scène qui répètent les procédés les plus usés du vieux mélodrame, ficelles mal dissimulées qui font mouvoir de lugubres marionnettes. Du reste, dès cette époque, l'échec était visible. En dépit du talent des acteurs, en dépit des efforts de la jeune bohème qui se portait aux premières représentations comme à une émeute, en chantant la Marseillaise et la Carmagnole, plus on allait, moins les applaudissements étaient vifs et plus les sifflets l'emportaient ; seule, Lucrèce Borgia eut un certain succès. Cette campagne devait aboutir, en 1843, à la déroute définitive des Burgraves, qui, malgré de belles parties poétiques, succombèrent à la scène, moins devant la passion des adversaires que devant l'ennui des indifférents. A cette même époque, M. Sainte-Beuve, qui avait été, en 1830, l'un des hérauts du drame romantique, n'hésitait pas à en confesser la banqueroute ; il écrivait dans une revue suisse, où, sous le voile de l'anonyme, la sincérité complète lui était plus facile : Le théâtre, ce côté le plus invoqué de l'art moderne, est celui aussi qui, chez nous, a le moins produit et a fait mentir toutes les espérances. Voulait-il résumer l'impression définitive du public, il ne trouvait que ces mots : un lourd assommement. On est las, ajoutait-il. Se rappelant ce qu'il avait fait, avec d'autres critiques, pour préparer la voie au nouveau drame, il se déclarait presque honteux de voir pour qui il avait travaillé, et il concluait : Le faux historique, l'absence d'étude dans les sujets, le gigantesque et le forcené dans les sentiments et les passions, voilà ce qui a éclaté et débordé ; on avait cru frayer le chemin et ouvrir le passage à une armée chevaleresque, audacieuse, mais civilisée, et ce fut une invasion de barbares. Après douze ou quinze ans d'excès et de catastrophes de tous genres, le public en est venu à ne plus aspirer qu'à quelque chose d'un peu noble, d'un peu raisonnable et de suffisamment poétique[19]. C'est cet état d'esprit qui fit alors le succès si retentissant et quelque peu exagéré de la Lucrèce de M. Ponsard, succès d'autant plus remarqué qu'il coïncidait avec la chute des Burgraves[20]. A la fin de la monarchie de Juillet, il semble donc que le principal résultat de cette révolution théâtrale, si orgueilleusement entreprise, ait été de préparer, par le dégoût et la réaction même qu'elle a provoqués, le triomphe passager du semi-classicisme de l'école du bon sens et du juste milieu poétique. Notons aussi, comme signes du même temps, la vogue de la vieille tragédie ressuscitée par le talent de Rachel, et les applaudissements donnés, en Sorbonne, par la jeunesse des écoles, a la critique sensée, froide et fine, de M. Saint-Marc Girardin contre le drame moderne. Quand on voulut alors reprendre Marion Delorme, l'échec fut complet, et un homme d'esprit put dire, en comparant cette pièce à Athalie : Marion Delorme est bien plus vieille que si elle avait deux cents ans ; elle en a quinze. Donc, qu'il s'agisse du poète lyrique, du romancier, du
dramaturge, il semble que ce soient plutôt les défauts que les qualités qui
ont grandi. La critique contemporaine, en dépit de ses premiers
éblouissements ou de ses partis pris de coterie, ne pouvait pas ne pas s'en
apercevoir. On vient de voir ce que disait M. Sainte-Beuve du théâtre. Dès
1836, dans un article remarqué de la Revue de Paris, M. Nisard, se
plaçant à un point de vue plus général, prononçait le mot de décadence. Admirateur des débuts du poète, il ne
pouvait cacher la surprise inquiète que lui causaient ses œuvres plus
récentes, et il posait, non sans douleur, cette question : Le jeune homme encore vigoureux, qui est né avec ce
siècle, qui a donné tant d'espérances, qui a été admiré par ceux mêmes qui ne
l'aimaient point, en serait-il arrivé au radotage des vieillards ? Cette
poésie exténuée, où la pensée est si rare et les mots si abondants, où M.
Victor Hugo semble n'être plus, en vérité, que le compilateur et le
regrattier de ses premières poésies, serait-elle le dernier mot du poète ?...
C'est une chose triste pour tout le monde qu'une
décadence prématurée, qu'une chute dans l'âge des succès, qu'une mort au plus
beau moment de la vie. Puis, après avoir analysé les défauts des
œuvres publiées par M. Victor Hugo, depuis 1830, M. Nisard concluait : Ce que nous paraissions craindre, au commencement de cet
article, comme une chose possible, est peut-être une chose prochaine et
inévitable : c'est à savoir, la mort littéraire de M. Victor Hugo. Il y a
deux manières de finir pour l'écrivain : il y a la manière commune, qui est
lorsque l'esprit et le corps finissent ensemble et que l'écrivain subit le
sort de tous ; il y a ensuite la manière morale, qui est lorsque l'esprit
finit avant le corps, soit par une stérilité soudaine, soit par une fécondité
sans progrès, où l' auteur perd de sa gloire en proportion de ce qu'il ajoute
à son bagage. Ce serait là, nous voudrions bien nous tromper, l'espèce de fin
réservée à M. Victor Hugo. On remarque dans sa carrière littéraire un
symptôme particulier qui inquiète même ses plus aveugles amis ; c'est que,
dans la prose comme dans la poésie, ses premiers écrits valent mieux que les
derniers, sauf quelques parties d'ouvrage où le dernier rompt la loi
ordinaire en n'étant que l'égal du premier...
On dirait que M. Victor Hugo a été condamné à n'être, en effet, qu'un enfant
de génie, comme l'appelait M. de Chateaubriand. Les œuvres de l'homme
font honte aux œuvres de l'enfant... Pourquoi
donc n'avons-nous pas un Prytanée pour nourrir les enfants de génie,
ces vieillards de trente ans, qui ont gagné leurs invalides à l'âge où ceux
qui doivent être des hommes de génie ne sont encore que des jeunes gens qui
promettent ?[21] Depuis lors le temps a marché ; Victor Hugo a beaucoup produit et il a été encore plus applaudi. Il est sans doute, dans ses œuvres, plus d'une page remarquable où le génie natif a triomphé des déviations du goût et des perversions de l'intelligence. Mais on y retrouve aussi le développement presque monstrueux des défauts signalés au lendemain de 1830. Ces défauts n'obligent-ils pas déjà le bon sens et le bon goût de la vraie postérité à réagir contre les apothéoses que l'esprit de parti avait prodiguées à la vieillesse du poète ou plutôt du démagogue ? IV Ce que nous avons dit des drames de Victor Hugo a pu donner une idée de ce que devint le théâtre, dans le trouble et l'excitation de 1830. La suppression de la censure, conséquence immédiate de la révolution, avait eu pour effet, non d'assurer à l'art dramatique une féconde liberté, mais d'ouvrir la porte à toutes les licences. On a vu déjà comment, au lendemain des journées de Juillet, la religion fut traitée sur la scène, les prêtres livrés à toutes les calomnies, à tous les outrages, à tous les sarcasmes, les croyances flétries et menacées, les choses saintes vilipendées dans les plus indécentes bouffonneries. Les autres autorités ne furent pas plus respectées. Alexandre Dumas lui-même ne se contentait plus d'amuser le public dans ses drames superficiels et puissants, où l'intérêt de l'intrigue et un mouvement endiablé faisaient oublier l'absence de caractères et d'idées ; il y soutenait des thèses antisociales et flattait les haines révolutionnaires. Ainsi Antony, qui fit alors grand bruit, était le bâtard, en état de révolte légitime, de vengeance justifiée contre la société, foulant aux pieds, du droit de ses souffrances ou de ses passions, les lois divines ou humaines, blasphémant la Providence, niant la morale, bafouant ou flétrissant toutes les institutions, grisé de sophismes, en proie au délire des appétits brutaux, se faisant un jeu de l'adultère, du viol, de l'assassinat, et cependant demeurant le héros pour lequel on sollicitait la sympathie, presque l'admiration du public. Vers la même époque, Dumas fit jouer le drame de la Tour de Nesle, où il traitait l'histoire avec plus de sans gêne et la royauté avec moins de respect encore que l'auteur du Roi s'amuse ; là, au milieu des tirades faites pour courtiser la mauvaise démocratie, figurait une reine qui noyait chaque matin ses amants de la nuit, assassinait son père et ne reculait pas devant le plus monstrueux inceste. Le gouvernement britannique donna une leçon mortifiante à notre patriotisme, quand il interdit la représentation de ce drame, regardé par lui comme outrageant pour la France alliée de l'Angleterre. Alexandre Dumas poussa si loin ses audaces, qu'il lassa la faveur du public, éveilla son dégoût, et les sifflets qui accueillirent telle de ses pièces, le Fils de l'émigré, par exemple, l'avertirent de s'arrêter. Telle était la force contagieuse du mal, que les esprits délicats ou timides en étaient atteints. Alfred de Vigny donnait alors au Théâtre-Français Chatterton[22], œuvre maladive, qui, sous des formes moins grossières, était encore une condamnation de la société au nom de l'orgueil individuel. Scribe lui-même, dans une pièce intitulée : Dix ans de la vie d'une femme, faisait descendre à une grande dame tous les degrés du vice jusqu'à la prostitution, et cela avec un cynisme à faire rougir un Rétif de la Bretonne. Quand les modérés en étaient là, on peut deviner ce que se permettaient les violents. Dans le drame d'Ango, François Ier était représenté comme un misérable et un lâche ; un bourgeois de Dieppe, dont il avait odieusement outragé la femme, le faisait s'évanouir en lui montrant seulement son épée, et criait aux courtisans : Ramassez votre roi, il a tout perdu, même l'honneur. L'écrivain qui débutait ainsi devait acquérir une hideuse notoriété : il s'appelait Félix Pyat[23]. En même temps que la royauté et les classes qu'on appelait alors dirigeantes étaient traînées dans la boue, des drames faisaient revivre et exaltaient Camille Desmoulins, Marat, Saint-Just, Fouquier-Tinville et autres sinistres personnages de la Terreur ; au lendemain de 1830, Robespierre paraissait sur la scène presque aussi souvent que Napoléon, et ce n'est pas peu dire. Il n'était pas jusqu'au Théâtre-Français qui ne s'ouvrît alors à ces réhabilitations de 1793. Dans telle de ces pièces, on poussa le réalisme révolutionnaire jusqu'à faire figurer, au dénouement, un échafaud sur la scène, si bien que le parterre, dégoûté, cria : Otez l'échafaud ! Les auteurs ne savaient, du reste, qu'imaginer, dans cette enchère d'émotions violentes, de sensations brutales et atroces, où l'art n'avait plus aucune part. Le drame marchait chaque jour plus avant dans la boue et le sang, parlant l'argot et blasphémant, trichant au jeu, volant à main armée, assassinant. L'enfance même n'était pas respectée ; on la montrait corrompue, cynique et fourbe. Tel vaudevilliste trouvait piquant de représenter le dortoir où paraissaient, en chemise, les jeunes filles de la maison de la Légion d'honneur à Saint-Denis. L'impureté, cynique ou raffinée, compagne ordinaire du désordre révolutionnaire, régnait en maîtresse sur la scène, et le respect de nos lecteurs nous empêche d'indiquer, même d'une façon voilée, quelles furent alors ses audaces. On était sur la voie qui avait conduit les Romains à brûler un esclave et à violer une femme sur la scène, et un Tertullien eût pu s'écrier de nouveau : Tragœdiæ... scelerum et libidinum actrices cruentæ et lascivæ. Aussi les honnêtes gens du temps poussaient-ils un cri d'alarme et de dégoût. Jusqu'à quand, écrivait M. Jules Janin en février 1831, veut-on nous promener à travers ces tortures, et n'avons-nous pas assisté, depuis six mois, à ces drames d'échafaud et de sang, où le bourreau joue le grand rôle, où Danton, Robespierre, Marat, Saint-Just apparaissent sur la scène, avec les grandes phrases de leur temps !... Vraiment, sommes-nous bien encouragés, par ce qui se traîne aujourd'hui dans nos rues, à soulever les poussières des mauvais jours ? Hélas ! vous le voyez déjà, ces passions retombent sur nous, cendres brûlantes d'un volcan que nous pensions refroidi. Dans cette même année, M. de Salvandy se demandait ce qu'avaient produit, au théâtre, la suppression de la censure et ce qu'on appelait l'inspiration révolutionnaire. Otez, disait-il, le petit chapeau, la redingote grise[24], les soutanes, des gravelures et le bourreau, que reste-t-il de l'expérience que nous venons de tenter ? Il reste, dans Paris, dix ateliers de corruption, dix places de guerre dont le feu bat, chaque soir, l'ordre, le goût et la morale 2[25]. En 1833, M. Nisard faisait son manifeste contre le théâtre de cette époque, et, après en avoir dénoncé les misères, les hontes, les orgies, il demandait qui pouvait avoir plaisir à y aller se donner des cauchemars de faux scélérats et de filles-mères, et à s'indigérer — qu'on me passe le mot — de mauvaises mœurs et de mauvais langage[26]. Le poète de la révolution, Barbier, avait consacré un de ses Iambes, Melpomène, à flageller cette corruption : Les théâtres partout sont d'infâmes repaires, Des temples de débauche, où le vice éhonté Donne, pour tous les prix, leçon d'impureté. Et Musset, qui n'était pourtant pas timoré en ces matières, faisait écho, quatre ans plus tard, à l'invective de Barbier : Oui, c'est la vérité, le théâtre et la presse Etalent aujourd'hui des spectacles hideux, Et c'est, en pleine rue, à se bouclier les yeux. Aussi, en 1835, le duc de Broglie pouvait dire, à la tribune de la Chambre[27] : Qu'est-ce maintenant que le théâtre en France ? Qui est-ce qui ose entrer dans une salle de spectacle, quand il ne connaît la pièce que de nom ? Notre théâtre est devenu non-seulement le témoignage éclatant de tout le dévergondage et de toute la démence auxquels l'esprit humain peut se livrer lorsqu'il est abandonné sans aucun frein, mais il est devenu encore une école de débauche, une école de crimes. Les étrangers étaient frappés et scandalisés d'un tel désordre. En somme, écrivait l'Américain Ticknor[28], je ne sais rien qui mérite plus le reproche d'être immoral et démoralisateur que les théâtres de Paris. L'action délétère de ce théâtre sur les mœurs du temps n'a été, en effet, que trop visible. Certains drames ont peut-être alors plus contribué que ne le feront bientôt les dissertations de Proudhon et de M. Louis Blanc à préparer la prochaine explosion du socialisme. Que de sophismes jetés dans les cerveaux déjà troublés ! Après la représentation de Chatterton, par exemple, que de jeunes génies incompris, rêvant de suicide ! M. Thiers, ministre de l'intérieur, recevait tous les jours lettres sur lettres des Chatterton en herbe qui lui écrivaient : Du secours, ou je me tue ! — Il me faudrait renvoyer tout cela à M. de Vigny, disait le jeune ministre. Un jour, un chirurgien de marine assassinait sa maîtresse, femme mariée, mère de plusieurs enfants, et cherchait ensuite à se tuer, scène qui paraissait copiée de quelque drame ou de quelque roman. Il fut traduit en cour d'assises. Pour excuser son client, l'avocat ne trouva rien de mieux que de dénoncer le romantisme, les livres antisociaux, les représentations dramatiques, et il s'écria : Tout cela ne tend-il pas à entretenir dans les esprits le feu, la fièvre qui les dévorent ? Eh bien ! vous, organe de la société, vous, ministère public, que ne brûlez-vous tous ces livres, que ne demandez-vous le renversement de cet édifice, où les scènes les plus effrayantes sont représentées ? Avez-vous le droit de punir le mal né du mal même que vous laissez faire ? Oh ! vous ne pouvez pas demander à la victime les réparations du mal qui est votre ouvrage ! Le jury trouva sans doute que l'avocat avait raison, car il acquitta l'accusé[29]. Quelques années plus tard, la cour d'assises de la Seine jugeait à huis clos un hideux procès, dit de la Tour de Nesle : il s'agissait de femmes entraînées, de force ou par ruse, dans un misérable appartement du faubourg Saint-Marceau, où de jeunes ouvriers, qui s'étaient distribué les noms du fameux drame d'Alexandre Dumas, leur faisaient subir les plus infâmes violences ; sur neuf accusés, quatre furent condamnés pour viol. Le duc de Broglie ne se trompait donc pas, dans le discours que nous citions tout à l'heure, lorsque, après avoir qualifié le théâtre d'école de débauches et de crimes, il ajoutait : École qui fait des disciples que l'on revoit ensuite, sur les bancs des cours d'assises, attester par leur langage, après l'avoir prouvé par leurs actions, et la profonde dégradation de leur intelligence, et la profonde dépravation de leur âme. V Le théâtre n'était pas le seul grand coupable. Précisément à cette époque, il est un genre qui commence à prendre, dans notre littérature, une importance dont l'exagération est peut-être à elle seule un signe de décadence : c'est le roman. Pour n'être pas tout de suite tombé aussi bas que nous le voyons aujourd'hui, le roman subit cependant, en 1830, une première déchéance, et, dès le lendemain de la révolution, il apparaît bien plus déréglé, bien plus audacieusement immoral qu'il n'aurait osé se montrer auparavant. Là, comme dans le drame, il semble qu'il y ait encouragement à toutes les licences ; on ne sait bientôt plus qu'imaginer pour piquer la curiosité blasée et corrompue ; les auteurs ont, pour ainsi dire, usé toutes les inventions malsaines et cyniques. En 1834, dans ce manifeste déjà cité, M. Nisard peut écrire[30] : Le roman est simplement une industrie à bout qui a commencé par la fin, c'est-à-dire par les grands coups, par les passions furieuses, par les situations folles, et qui, ayant fait hurler ses héros dans tous les sens, tourné et retourné de cent façons le thème banal des préliminaires de la séduction... demande qu'on lui permette de dire les choses qui ne doivent pas être dites, tacenda, sous peine de mourir d'inanition. Laissons même les œuvres inférieures, éphémères, souvent ignominieuses, de la littérature courante ; le mai n'y est que trop manifeste. Ne nous attachons qu'aux deux romanciers qui, à cette époque même, font leur entrée avec tant d'éclat, et qui depuis lors ont gardé une importance et une influence parfois néfastes, mais en tout cas incontestées : nous Voulons parler de George Sand et de Balzac. Ceux qui étaient jeunes au lendemain de 1830 n'ont pas oublié l'impression si vive, à la fois charmante et troublante, qu'ils ressentirent, quand, en 1832, leur tomba sous la main un volume que rien n'avait annoncé ; sur la couverture, ce titre bizarre : Indiana, et pour signature le nom, alors absolument inconnu, de George Sand. Dans un article publié à cette époque même, Sainte-Beuve raconte qu'on s'abordait en se disant : Avez-vous lu Indiana ? Lisez donc Indiana. De l'auteur, on sut bientôt que c'était une jeune femme, en rupture de ban matrimonial, aux allures excentriques, qui demeurait dans une maison du quai Saint-Michel, s'habillait souvent en homme, fréquentait les cabinets de lecture et les cafés du quartier latin. De nouveaux romans succédèrent rapidement au premier, Valentine, Lélia, Leone Leoni, Jacques, André, Lavinia, etc., tous écrits dans une langue harmonieuse et éloquente, où chantait la poésie de la passion et de la nature[31]. Le succès fut grand. Ces volumes se répandirent en province comme à Paris, pénétrèrent dans les ateliers comme dans les salons, portant partout leur charme, mais aussi leur poison. C'est qu'en effet, derrière cette poésie, fermente la
révolte morale et sociale que nous avons signalée tant de fois comme le mal
propre de cette époque troublée par une révolution. Dans ces romans, non
moins que dans les drames de Victor Hugo, le parti est pris de donner le rôle
abaissé et odieux à toutes les suprématies sociales, au rang, à la noblesse,
à la fortune, et de leur opposer les roturiers, les bâtards, les révoltés,
les outlaws de la société et de la morale. Lois humaines et divines, devoir
et conscience, y sont niés au nom du caprice, de l'orgueil et de la passion.
Partout, ce que Chateaubriand a appelé, dans ses Mémoires, l'insulte à la rectitude de la vie. L'intérêt du
drame, le prestige des tableaux, le jeu pathétique des passions, tout cela ne
sert qu'à encadrer, à faire vivre une thèse subversive et corruptrice, sorte
de vêtement et d'ornement qui l'aident à pénétrer là où elle ne serait pas
reçue toute nue. Un esprit délicat, peu porté aux exagérations, M. Doudan,
écrivait à ce propos : C'est une tentative de créer la
poésie du mal, et cela a pour devise : Le diable n'est pas si noir que vous
croyez ! Et toutes les séductions de la nature sont employées à démontrer ou
à déguiser cette thèse. Les fleurs de la vallée, — les rochers des Alpes, —
les chamois qui effleurent la neige de leur course légère, — les
magnificences de la nuit et sa mélancolie, — le grand silence des bois, — la
tristesse mystérieuse des ruines, — Venise et la Jungfrau, tout est appelé en
témoignage. Au fond, c'est l'entreprise du temps présent de rechercher si le
mal ne serait point par hasard le bien, et d'essayer de parer celte figure un
peu repoussante du mal de tout ce qu'il y a dans l'écrin étincelant de
l'imagination[32]. Par eux-mêmes,
les sophismes eussent été souvent trop visiblement insoutenables pour trouver
grand crédit ; mais ce qui était plus dangereux, c'était l'atmosphère
malsaine où ces romans emportaient les imaginations ; ce parfum capiteux,
énervant, égarant, qui irritait les sens en même temps qu'il endormait les
consciences ; cette sorte de rêve, où le vice se colorait de poésie, de
mysticisme et presque de vertu. Madame Sand s'attaque surtout au mariage ; elle le fait
avec une persistance et une amertume qui dénotent une rancune personnelle. A
la place, elle prétend mettre les droits de l'amour ou plutôt les
entraînements d'un sensualisme grossier. L'adultère est légitimé, l'amour
libre érigé en théorie, et ce que l'auteur appelle la
religion du plaisir substitué au dévouement et au sacrifice,
fondements de la famille. Il n'y a pas de crime là
où il y a de l'amour sincère ; — nos femmes sont aussi libres envers nous que
nos amantes : telles sont les maximes qu'on trouve dans Jacques ou
Consuelo. Et toutes les fois que la passion révoltée rencontre quelque
obstacle dans les mœurs, dans les lois, dans les faits, l'auteur s'en prend à
la société elle-même, prononce contre elle une condamnation doctrinale ou lui
jette une haineuse imprécation. Il écrit de deux amants, héros de l'un de ses
romans : L'un était nécessaire à l'autre... mais la société se trouvait là, entre eux, qui rendait ce
choix mutuel absurde, coupable, impie. La Providence a fait l'ordre admirable
de la nature, les hommes l'ont détruit. Faut-il que, pour respecter la
solidité de nos murs de glace, tout rayon de soleil se retire de nous ?
Ailleurs, dans Indiana : Toute votre morale,
tous vos principes, ce sont les intérêts de votre société que vous avez
érigés en lois et que vous prétendez faire émaner de Dieu même, comme vos
prêtres ont institué les rites du culte pour établir leur puissance et leurs
richesses sur les nations ; mais tout cela est mensonge et impiété.
Dans Valentine : Société, institutions, haine à vous
! haine à mort ! Et loi, Dieu, qui livres le faible à tant de despotisme et
d'abjection, je te maudis. Ne nous reprochez pas d'attribuer à tort au
romancier lui-même les pensées que la fiction le conduisait à mettre dans la
bouche de ses personnages. Madame Sand n'écrivait-elle pas, dès 1833, dans
une lettre intime à M. Sainte-Beuve : Vous êtes
moral, vous, mon ami. Le suis-je aussi, ou ne le suis-je pas ? Je ne sais pas
ce que c'est. Je crois qu'être moral, c'est espérer : moi, je n'espère pas.
J'ai blasphémé la nature et Dieu, peut-être, dans Lélia. Dieu, qui
n'est pas méchant et qui n'a que faire de se venger de nous, m'a fermé la
bouche, en me rendant la jeunesse du cœur et en me forçant d'avouer qu'il a
mis en nous des joies sublimes. Mais la société, c'est autre chose : je la
crois perdue, je la trouve odieuse, et il ne me sera jamais possible de dire
autrement. Avec cela, je ne ferai jamais que des livres qu'on appellera
méchants et dangereux, et qui le seront peut-être. Comment faire, dites-moi ?[33] L'effet de ces romans fut considérable. Les quelques protestations qui dénonçaient le scandale étaient étouffées par l'enthousiasme des admirateurs. Il n'était pas jusqu'à M. Jouffroy, le grave et mélancolique philosophe, qui ne fût séduit ; et le plus revêche des critiques, Gustave Planche, se battait en duel pour la cause du romancier. Madame de Girardin opposait, d'ailleurs, une fin de non-recevoir aux reproches d'immoralité : Un poète, écrivait-elle, n'est poète que parce qu'il chante ce qu'il éprouve, et il n'est pas responsable de ses impressions... S'il gémit, s'il blasphème, s'il attaque là société, c'est que l'heure est venue où la société a abusé de toutes choses. Chacun voulait lire ces romans. Leur mérite littéraire servait même parfois à dissiper quelques scrupules, et plusieurs se flattaient de ne rechercher qu'un plaisir intellectuel, qui souvent cédaient à des attraits beaucoup moins délicats. La sensualité, qui imprégnait pour ainsi dire toutes les pages du livre, était assez voilée pour tromper les répugnances, endormir les pudeurs, assez réelle pour piquer les curiosités malsaines, exciter les bas appétits. Jeunes hommes à peine échappés du collège, jeunes femmes émancipées par le mariage, tous s'empressaient à dévorer ces livres, à s'enivrer du venin subtil et délétère qui se dégageait de ces fleurs si brillantes et si parfumées. Propagande redoutable et perfide, qui se glissait jusqu'au plus intime du foyer, ébranlant par ses sophismes les fondements mêmes de la famille, légitimant, surtout poétisant les chutes les plus vulgaires, et transportant, plus d'une fois, dans la vie de chaque jour, les désordres et les révoltes imaginés par le romancier[34]. Madame Sand ne se rattachait pas à l'école romantique : à chercher sa filiation littéraire, il faudrait plutôt remonter à Jean-Jacques Rousseau. Si, par là, elle est isolée au milieu de ses contemporains, sous un autre rapport elle est bien de son temps, et, plus que personne, elle porte la marque de 1830, de cette époque où toutes les audaces semblent encouragées, toutes les révoltes légitimes, toutes les destructions prochaines, toutes les chimères réalisables. En aucun temps, sans doute, madame Sand n'eût eu un esprit juste et une imagination pure. Il s'était produit en elle une déviation indépendante des évènements politiques. Mais, sans l'excitation de 1830, elle n'aurait probablement pas eu, au même degré, la hardiesse de battre en brèche la société et la morale, ni la prétention de les refaire ; en tout cas, elle n'eût pas autant rencontré la faveur et la complicité d'un public troublé lui-même, ayant pris le goût et l'habitude du renversement. Combien il eût été heureux pour elle que ses révoltes intimes fussent contenues, au lieu d'être excitées par les influences extérieures ! L'art même y eût gagné. Au seul point de vue littéraire, c'était un mal que cet envahissement du roman par la thèse, par le sophisme déclamatoire ; le récit en était alourdi, les caractères et les situations faussés. Encore, au commencement, madame Sand essayait-elle de résister quelque peu à la tentation. L'art seul est simple et grand, écrivait-elle ; restons artistes et ne faisons pas de politique. Mais plus elle ira, moins elle saura tenir cette résolution. Elle laissera, chaque jour davantage, l'esprit de système et de parti obscurcir et dévoyer son talent. Tel de ses romans en deviendra à peu près illisible. Nous la retrouverons plus tard enrôlée dans la bande socialiste, en compagnie d'Eugène Sue, et après l'avoir vue, à ses débuts, subissant les conséquences de la révolution de 1830, il faudra la montrer contribuant à préparer celle de 1848, toujours au grand péril de l'ordre social et au grand détriment de son art. VI Balzac est né depuis la Restauration, a écrit M. Sainte-Beuve en 1840. Les nombreux romans qu'il avait publiés avant 1830, et qui, du reste, pour la plupart, n'étaient pas signés de son nom, l'avaient laissé à peu près inconnu ; il n'avait pas encore trouvé sa voie et son public. Arrive la secousse de Juillet, et presque aussitôt, avec la Peau de chagrin (1831), il devient célèbre. Il n'est d'aucune école ; plus encore que George Sand, il est un isolé, et un isolé grondeur, hargneux, en querelle avec les autres hommes de lettres notamment avec les romantiques ; son orgueil touche à la folie[35]. Mais, en dépit de son méchant caractère et de l'hostilité des coteries régnantes, sa popularité augmente rapidement, et, dès 1834, M. Sainte-Beuve l'appelle le plus en vogue des romanciers contemporains, le romancier du moment par excellence. La révolution n'est pas étrangère à ce succès si subit et si étendu. Balzac a beau affecter des opinions royalistes, absolutistes surtout, regretter publiquement que Charles X n'ait pas réussi dans son coup d'Etat ; il a beau se poser parfois en catholique, même en théocrate ; il a beau dire, dans la préface de la Comédie humaine : J'écris à la lueur de deux vérités éternelles, la religion et la monarchie : il n'en est pas moins, par son talent comme par ses idées, un révolutionnaire. Et d'abord cet art puissant, mais brutal, excessif, inégal, cynique, ce je ne sais quoi de surchauffé, de démesuré, d'intempérant et de monstrueux ; ce monde étrange et faux auquel l'imagination de l'auteur a donné une vie à la fois si intense et si factice, ces situations forcées, ces caractères poussés à outrance, ces figures trop souvent grimaçantes dont les traits sont plus marqués, les expressions plus violentes que dans la nature, et qui s'agitent dans une sorte de cauchemar douloureux ; ce manque de sobriété et de proportion qui laisse envahir les parties supérieures de l'œuvre par le fouillis du détail matériel, fait dégénérer les portraits en photographies ou même en dissections anatomiques, les descriptions en inventaires de commissaires-priseurs ou, pour emprunter un mot créé par Balzac, en bricabraquologie ; cette confusion et cette incohérence morales où se mêlent si étrangement le scepticisme et l'illuminisme, le mysticisme précieux et le matérialisme grossier, le paradoxe autoritaire et la haine subversive, ne sont-ce pas là les signes et les fruits d'une époque où l'équilibre et la discipline des intelligences et des consciences ont été dérangés par une grande secousse, où il y a comme une licence de tout oser, et dans laquelle ne règnent plus ce bon goût et ce bon sens, qualités maîtresses des temps bien ordonnés ? De là, notamment, tant de hardiesses impudiques ; le romancier, disait M. Sainte-Beuve, a saisi à nu la société, dans un quart d'heure de déshabillé galant et de surprise : les troubles de la rue avaient fait entr'ouvrir l'alcôve, il s'y est glissé. Sous la Restauration, subsistait encore une certaine loi des convenances, et l'écrivain qui la violait se trouvait mis au ban de la bonne société littéraire. Si cette loi n'eût été emportée, avec tant d'autres, par la bourrasque de 1830, Balzac se serait-il vanté, comme il l'a fait, de fouiller, avec l'avide scalpel du dix-neuvième siècle, les coins du cœur que la pudeur des siècles précédents avait respectés ? aurait-il pu, avec un tel sans gêne, faire brusquement entrer dans le roman toutes les réalités hideuses et basses, toutes les mauvaises compagnies, et ce que M. Taine a appelé la vermine sale d'insectes humains, née dans la pourriture des grandes villes ? Envahissement pareil à ce que serait celui d'un salon par toute une bande de bohèmes, d'usuriers, d'escrocs, de forçats, de filles et d'entremetteuses. Nous avons connu, depuis, un tel réalisme et un tel naturalisme, que nous ne comprenons peut-être pas, sans quelque peine, quel a été alors le scandale des innovations de Balzac. Les contemporains s'en rendaient mieux compte, et, devant les premières audaces de ces romans, M. Sainte-Beuve écrivait : Il y a eu évidemment, sous le coup de juillet 1830, quelque chose, en fait d'étiquette, qui s'est brisé et a disparu. Le critique ajoutait, avec une grande Tenté d'observation, que ce changement s'était manifesté surtout dans la condition de la femme. Là, en effet, est la pierre de touche ; et si l'on veut mesurer le chemin parcouru, ou, pour mieux dire, le saut fait, il suffit de comparer aux femmes de Balzac les héroïnes où s'était complu la littérature de l'époque précédente, l'Atala et la Velléda de Chateaubriand, la Corinne de madame de Staël, l'Elvire de Lamartine. Par le fond de ses idées et par l'enseignement qui ressort de ses ouvrages, Balzac porte également la marque de son temps. Qu'importe qu'il n'affiche pas, comme George Sand, des thèses contre le mariage et la morale, si, en fait, ses récits et ses peintures apprennent à les mépriser, excitent la révolte contre leurs lois ? Est-il un livre qui outrage et salisse davantage l'union conjugale que la prétendue Physiologie du mariage, avec son pédantisme libertin, son sensualisme médical et sa honteuse casuistique ? Ce n'est plus, a-t-on écrit, le poète dérobant les fins mystères ; c'est le docteur indiscret des secrètes maladies. Dans la plupart de ces romans, l'adultère se montre à visage découvert, sans pudeur, sans lutte, sans remords ; presque pas une de ses femmes du monde qui n'ait un amant et ne lui sacrifie sa fortune, son mari, jusqu'à ses enfants. Des épouses d'hier, qui n'ont pas encore eu le temps de manquer à leur foi, dénoncent le mariage comme une odieuse tyrannie, et s'écrivent l'une à l'autre : Il y a cela d'admirable que le plaisir n'a pas besoin de religion, d'appareil ni de grands mots ; il est tout par lui-même, tandis que pour justifier les atroces combinaisons de notre esclavage et de notre vassalité, les hommes ont accumulé les théories et les maximes. Peut-être est-ce pis encore, quand, par exception, ces femmes mettent l'amour dans le mariage ; elles n'y voient alors qu'une volupté qui, pour être légale, n'en est pas moins impure, et elles en dissertent entre elles avec d'étranges raffinements. La main brutale et salement curieuse du romancier va jusqu'à déchirer les rideaux qui couvrent les premières amours des jeunes mariées ; et, grand Dieu ! que deviennent-elles sous sa plume ! C'est à regretter qu'il ait, pour un moment, cessé de nous peindre des passions illégitimes. La chasteté même, chez lui, est corrompue, et ses amours séraphiques, comme celui de madame de Mortsauf, l'héroïne du Lys dans la vallée, cachent mal la réalité toujours présente d'un sensualisme lascif. On dirait d'un de ces voiles transparents qui sont plus provocants et plus indécents que la nudité brutale. Balzac est à peu près incapable de créer un type pur de femme et surtout de jeune fille ; ses essais dans ce genre sont rares et toujours imparfaits ; les plus vertueuses ont, avec lui, de vilaines taches, et, à ses foyers les plus honnêtes, on sent trop souvent comme une odeur de mauvais lieu. N'a-t-il pas trouvé moyen de sensualiser et, par suite, de dégrader jusqu'à l'amour paternel, dans ce Père Goriot qu'il ose appeler le Christ de la paternité ? Quelque sujet qu'il traite, tout respire la concupiscence d'un tempérament grossier, ayant besoin parfois de pousser l'obscénité à des audaces que depuis on n'a guère dépassées. Il semble que sa morale aboutisse à mettre le dernier mot du honneur, non plus seulement dans le plaisir, mais dans l'orgie. Le dégoût et comme une nausée, voilà souvent ce qu'on éprouve au sortir de telles lectures. C'est drôle, disait M. Ampère, quand j'ai lu ces choses-là, il me semble toujours que j'ai besoin de me laver les mains et de brosser mes habits. Balzac n'a pas, comme George Sand ou Victor Hugo, un parti pris d'humilier les classes supérieures. Bien au contraire, il s'est donné à lui-même la particule en 1830, — quelques-uns disent sans droit, — et il aime à placer ses héros dans le grand monde. Ceux de ses personnages qui sont empruntés à la petite bourgeoisie, alors régnante, sont le plus souvent peints avec une singulière puissance de satire et de mépris. Et cependant, pour la noblesse, mieux vaudrait être attaquée qu'être ainsi défigurée. Ces gentilshommes de la Comédie humaine, types préférés du romancier, les Rastignac, les Rubempré, les de Trailles, les Marsay, que sont-ils, sinon des dépravés sans honnêteté et même sans honneur, souvent de purs chevaliers d'industrie, quelquefois pis encore ? Le baron de Nucingen, incarnation de la haute finance, est un misérable digne des galères. Camusot, qui paraît personnifier la magistrature, ne représente que la prévarication. Et que dire des femmes, ces prétendues grandes dames, duchesses de Langeais, de Maufrigneuse, de Chaulieu, vicomtesse de Beausséant, marquise d'Espard, êtres faux, malfaisants, venimeux, courtisanes déguisées, dont on a pu dire qu'elles avaient pris leurs blasons à la préfecture de police ? Pour avoir imaginé et peint tous ces personnages, sans haine systématique et peut-être sans se douter à quel point ils étaient odieux, Balzac n'en est pas moins inconsciemment l'un des plus grands diffamateurs des vieilles classes dirigeantes. D'ailleurs, cédant à la manie régnante, en même temps qu'il avilissait ce qui était en haut, lui aussi, il prétendait relever ce qui était en bas. Comme Victor Hugo, il tentait la réhabilitation de la fille publique ; longtemps avant les Misérables et Jean Valjean, il créait, couvait, choyait avec une prédilection particulière ce type de Vautrin, le forçat incompris, vicieux et fort, cynique et héroïque, le seul à peu près de ses personnages qui ait du cœur, tenant entre ses mains tous les secrets et toutes les intrigues du grand monde, étrange intermédiaire entre le bagne et le faubourg Saint-Germain, planant, dans ces diverses incarnations, au-dessus de la société, luttant contre elle, la narguant, la jugeant au nom des faibles, des pauvres, des déclassés, et la dominant de toute la hauteur de son mépris, de toute la supériorité de son caractère. Cette société, Balzac n'annonce pas solennellement, comme d'autres, le dessein de la détruire, mais il la peint si laide, qu'il donne raison à ses plus mortels ennemis. A le croire, c'est un assemblage de bassesses, de fraudes, d'hypocrisies, de violences, un enfer, le mot est de lui ; pas d'autre loi que l'égoïsme, d'autre habileté que la ruse, d'autre morale que le succès, d'autre mal que la pauvreté, d'autre autorité que la force, d'autre providence que la police, d'autre but que la satisfaction des appétits et surtout la possession de cet argent dont la vision a été l'obsession et le supplice perpétuel de ce romancier à la fois affamé de richesse et écrasé de dettes. Ceux qu'il nous invite, sinon à approuver, du moins à regarder et admirer, ceux qu' il se plaît à mettre en scène, à analyser, à faire parler, à grandir outre mesure comme pour les faire échapper à la laideur parla puissance, ce sont ces hommes forts, insensibles à la pitié, indifférents à la justice, qui considèrent la faiblesse et la misère comme une maladresse, la vertu et le sacrifice comme une sottise ; ces héros frelatés, qui arrivent per fas et nefas, en vendant leur honneur, en exploitant des filles ou en se livrant a des galériens, qui se piquent de dompter la société au lieu d'obéir à ses lois, qui l'obligent, à force d'impudeur et d'impudence, à leur livrer le pouvoir, l'opulence et les plaisirs. Ce sont eux qui, raisonnant ou maximant leur conduite, disent, avec Rastignac ou tel autre de ses pareils : Il faut égoïser adroitement. Les imbéciles nomment cela intrigue ; les gens à morale le proscrivent sous le nom de vie dissipée... La dissipation est un système politique. — La société vit d'or et de moquerie. Mort aux faibles ! — Les lois et la morale sont impuissantes chez les riches ; la fortune est l'ultima ratio mundi. — Il faut entrer dans le monde comme un boulet de canon ou s'y glisser comme une peste. L'honnêteté ne sert à rien... Aussi l'honnête homme est-il l'ennemi commun. Je ne vous parle pas de ces pauvres ilotes qui partout font la besogne, sans être jamais récompensés de leurs travaux, et que je nomme la sainte confrérie des savates du bon Dieu. Certes, là est la vertu, dans toute la fleur de sa bêtise ; mais là est la misère... Voilà la vie telle qu'elle est ; ça n'est pas plus beau que la cuisine, ça pue autant, et il faut se salir les mains pour fricoter. Sachez seulement vous bien débarbouiller : voilà toute la morale de notre époque. — Quelque mal que l'on te dise du monde, crois-le. Il n'y a pas de Juvénal qui puisse en peindre l'horreur couverte d'or et de pierreries. Ce que ces tristes héros professent au milieu des verres cassés de leurs orgies, c'est la philosophie du dégoût. Comme l'a dit fortement M. Taine : Ils jugent la vie laide et sale, et ils jettent de la boue, avec colère et avec plaisir, contre l'essaim brillant des beaux songes qui viennent bourdonner et voltiger au seuil de la jeunesse. C'est une raillerie immense, brutale et sinistre. Quand Balzac a voulu choisir un titre général pour toute une série de ses romans, ne l'a-t-il pas appelée la Comédie humaine ? triste comédie, en vérité, dont le ricanement est sans gaieté et dont le dernier mot est une désillusion amère, haineuse, méprisante. On cherche vainement quelle imprécation ouvertement et dogmatiquement socialiste eût pu être plus irritante et plus dangereuse. En 1850, M. Victor Hugo prononçait, sur la tombe du romancier, une oraison funèbre emphatique, où il exaltait son œuvre, livre merveilleux qui dépasse Tacite et va jusqu'à Suétone, qui traverse Beaumarchais et va jusqu'à Rabelais ; au moins ne se trompait-il pas, quand il ajoutait ce qui alors, dans sa bouche, était devenu un éloge : A son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, Balzac est de la forte race des écrivains révolutionnaires. Il va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne ; il arrache à tous quelque chose, aux uns l'illusion, aux autres l'espérance. Sous la monarchie de Juillet, bien qu'ils s'aveuglassent volontiers sur les dangers qui n'avaient pas une forme matérielle, les gouvernants eurent, par moments, l'instinct du péril contenu dans l'œuvre de Balzac. C'est ainsi qu'en 1840 fut interdite la représentation du drame de Vautrin ; l'auteur de cette mesure était cependant un esprit assez peu timide pour ne pas s'alarmer à la légère, et en même temps trop irrésolu pour prendre facilement son parti d'une répression : c'était M. de Rémusat. Les événements ont donné raison à ses inquiétudes ; l'influence exercée par Balzac, plus considérable encore et surtout plus étendue que celle de George Sand, a témoigné de la malfaisance autant que de la puissance de son talent. Né lui-même de la décadence littéraire, il l'a précipitée. Par l'action desséchante de ses mépris, de son scepticisme et de son matérialisme, il a contribué à tarir la source des vraies et grandes inspirations, de celles qui jaillissaient si abondantes au commencement du siècle, et où les âmes s'abreuvaient d'enthousiasme, de foi et d'idéal. Il suffit d'ailleurs de considérer combien d'écrivains le revendiquent comme leur ancêtre, leur modèle, leur inspirateur, et quels sont ces écrivains. Sans parler des bohèmes de la basse littérature, dont il n'est presque pas un, depuis quarante ans, qui n'ait eu la prétention de se rattacher à l'auteur de la Comédie humaine, n'est-ce pas de lui que descend, avec une dégénérescence visible, mais par une filiation incontestable, toute cette école réaliste qui, en passant par M. Gustave Flaubert, a abouti à M. Zola ? L'action de Balzac sur les mœurs n'a été ni moins évidente ni moins funeste. Que de jeunes gens, de femmes, dont la santé morale n'a pas résisté au mauvais air qui se dégageait de ses livres ! Il y a eu certainement de nos jours, a dit un écrivain de la Revue des Deux Mondes[36], des romans qui ont fait plus de scandale que ceux de M. de Balzac, il n'en est peut-être pas qui aient fait plus de mal, un mal plus profond et plus durable aux âmes. — Un magistrat m'a raconté, dit quelque part M. Sainte-Beuve[37], qu'ayant dû faire arrêter une femme mariée qui s'enfuyait avec son amant, il n'en avait rien pu tirer, à l'interrogatoire, que des pages de Balzac qu'elle lui récitait tout entières. Plus d'une cause célèbre, jugée en cour d'assises, a pu paraître une sorte de traduction réelle des fictions du roman. D'ailleurs, ceux que l'écrivain a perdus n'ont-ils pas
élevé la voix pour l'accuser ? Lisez les Réfractaires de M. Jules Vallès,
livre étrange et maladif, tout imprégné de misère envieuse et révoltée en
même temps que de soif d'argent, de paresse impuissante et de féroce orgueil,
où la déclamation prend parfois un accent si singulièrement poignant et
sinistre ; ce n'est pas l'observation plus ou moins exacte d'un curieux qui,
des hauteurs heureuses et saines de la société, regarde l'abîme, c'est le
témoignage de l'homme qui vit au milieu du mal, le cri de détresse et de
douleur de celui qui en souffre, on dirait presque la malédiction d'un des
naufragés de la vie, la confession désespérée d'un suicidé. M. Vallès se
demande d'où vient la grande armée des réfractaires
en rupture de ban social, armée qui compte dans ses
rangs moins de fils du peuple que d'enfants de la bourgeoisie. Ce sont
tous des victimes du livre, répond-il ; cherchez la femme, disait un juge ; c'est le volume que je
cherche, moi, le chapitre, la page, le mot. Et parmi ces livres
meurtriers, ceux peut-être qui ont fait le plus de victimes, M. Vallès nous
le dit, sont les romans de Balzac. Ah ! sous les pas
de ce géant, écrit-il, que de consciences
écrasées ! que de boue ! que de sang ! Comme il a fait travailler les juges
et pleurer les mères ! Combien se sont perdus, ont coulé, qui agitaient,
au-dessus du bourbier où ils allaient mourir, une page arrachée à quelque
volume de la Comédie humaine !... On ne
parle que par millions et par ambassades là dedans... La patrie tient entre les mains de quelque farceurs,
canailles à faire plaisir, spirituels à faire peur, qui allument des volcans
avec le feu de leur cigare, écrasent vertu, justice, honneur, sous la semelle
de leurs bottes vernies... Il s'est trouvé
des gens, — des conscrits, — pour prendre le roman à la lettre, qui ont cru
qu'il y avait comme cela, de par le monde, un autre monde où les duchesses
vous sautaient au cou, les rubans rouges à la boutonnière, où des millions
tombaient tout ficelés et les grandeurs toutes rôties, et qu'il suffisait de
ne croire à rien pour arriver à tout... Le
sermon de Vautrin, coupé par le célèbre jet de salive ! Et les pauvres
garçons d'en faire un évangile, crachant comme lui, en homme supérieur (voyez la page), au nez de la société qui les a laissés s'embarrasser
dans leurs ficelles et tomber — de ces chutes dont quelquefois on porte la
marque sur l'épaule... Les grands hommes
de province à Paris ! J'ai vu s'en aller
un à un, fil à fil, leurs cheveux et leurs espérances, et le chagrin venir,
quelquefois même le châtiment, en voiture jaune, au galop des gendarmes.
Qu'on en a reconduit de brigade en brigade, de ces illusions perdues ! Les
plus heureux jouent au la Palférine dans les escaliers de ministères,
les antichambres de financiers, les cafés de gens de lettres, et font des
mots, n'ayant pu faire autre chose ! Ils attendent l'heure de l'absinthe,
après avoir passé celle du succès. Un tel mal n'atteignait pas seulement les mœurs privées ; la citation même que nous venons de faire laisse entrevoir à quel point les mœurs publiques devaient s'en ressentir. Il y aurait toute une histoire à faire de l'influence sociale et politique de Balzac. On pourrait suivre sa trace, sous nos régimes successifs, aussi bien parmi les césariens que parmi les jacobins. Ne portent-ils pas sa marque, ces faiseurs et ces jouisseurs, dont l'égoïsme positif et blasé tend de plus en plus à remplacer les illusions naïvement généreuses de 1789 ou de 1820, et qui, sous des étiquettes différentes, mais avec les mêmes appétits e la même perversion, ont exploité le second Empire ou exploitent maintenant la troisième République ; ces politiciens et ces boursiers, si étrangement mêlés depuis trente ans, adorant, de quelque côté qu'ils les trouvent, la force et l'argent, raillant les scrupules, opposant les résultats aux principes, méprisant le peuple qu'ils flattent et dont ils se servent, fondant leur succès sur la corruption et traitant de vieilles guitares tous ces grands mots de liberté, de droit, de justice, qui faisaient battre le cœur de nos pères ; faciles à se consoler même de la ruine de leur patrie s'ils peuvent se rendre cette justice qu'ils se sont bien amusés pendant quelques années ? A les regarder, ne dirait-on pas qu'ils jouent la Comédie humaine sur la scène de la vie réelle, et ne semble-t-il pas parfois qu'on voit passer au milieu d'eux, avec un costume rajeuni, Rubempré, Rastignac ou Marsay ? Toutefois ils sont bien peu nombreux, ceux qui ont ainsi réalisé leur rêve de convoitise et d'ambition. Que sont devenus les autres, ceux précisément dont nous parlait M. Vallès ? Nous les retrouvons dans nos différentes révolutions, prêts, comme l'a dit M. de Pontmartin[38], à s'enrôler au service de toute idée perverse ou de toute action mauvaise qui leur promette d'étouffer leur ignominie et leur mécompte dans le désordre et le désastre universels. Au lendemain de la Commune, à la vue du rôle considérable qu'y avaient joué des hommes de lettres, orgueilleux, avides et impuissants, révoltés par envie, impatients de la misère et de la nullité auxquelles les avaient condamnés leur paresse, leur désordre ou leur incapacité, bouleversant la société non pour la refaire, mais pour y jouir un moment, un moraliste éminent, M. Caro, s'est demandé d'où venait cette forme nouvelle de la barbarie, la barbarie lettrée, et il a posé alors la question de la responsabilité de Balzac, ce puissant agitateur des convoitises contemporaines. Le livre que nous citions tout à l'heure lui a fourni une réponse. Ces réfractaires, ces victimes de Balzac, ces coulés de la Comédie humaine, dont M. Jules Vallès faisait sous l'Empire la sinistre physiologie, ne sont-ce donc pas ceux qu'on revoit ensuite formant la barbarie lettrée de 1871 ? M. Vallès lui-même n'est-il pas devenu l'un des dignitaires de la Commune ? Doit-on s'en étonner ? II nous avait prévenus ; après avoir montré d'où venait cette grande armée des réfractaires, il s'était écrié d'un ton de prophétique menace : Les voyez-vous forcer sur nous, pâles, muets, amaigris, battant la charge avec les os de leurs martyrs sur le tambour des révoltés, et agitant, comme un étendard, au bout d'un glaive, la chemise teinte de sang du dernier de leurs suicidés ? Dieu sait où les conduirait leur folie ! Ainsi deux romanciers étaient éclos dans la fermentation de 1830, George Sand et Balzac. On a retrouvé la trace du premier dans les rêveries socialistes de 1848 ; et voici que nous découvrons l'action du second sur les lettrés hideux et sanguinaires de la Commune : sorte de lien littéraire, rattachant les unes aux autres les dates de nos révolutions politiques. VII Le désenchantement que nous avons noté dans Balzac gagnait alors une grande partie de la littérature. C'était la suite et comme la réaction naturelle de la fièvre de 1830, la seconde phase de la maladie révolutionnaire, phase plus dangereuse encore que la première, car elle devait tôt ou tard produire la stérilité. Cette maladie était si universelle, l'atmosphère en était à ce point imprégnée, que les jeunes gens n'y échappaient pas. L'un d'eux[39] a rappelé récemment, en racontant ses souvenirs, cette sorte de défaillance générale qui rendait le cœur triste et assombrissait la pensée. La génération arrivée à la vie littéraire, peu après la révolution de 1830, bien différente, en cela, de celle qui l'avait précédée, a eu, dit encore le même témoin, une jeunesse d'une tristesse lamentable ; tristesse sans cause comme sans objet, tristesse abstraite, inhérente à l'être ou à l'époque... Il n'était permis que d'avoir une âme incomprise ; c'était l'usage, on s'y conformait. On était fatal et maudit. Sans même avoir goûté de l'existence, on roulait au fond du gouffre de la désillusion. Des enfants de dix-huit ans, répétant une phrase ramassée dans je ne sais quel roman, disaient : J'ai le cœur usé comme l'escalier d'une fille de joie. L'un des lettrés de cette génération, Gustave Flaubert, écrivait, à dix-neuf ans : Il n'y a pas plus de printemps dans mon cœur que sur la grande route où le hâle fatigue les yeux, où la poussière se lève en tourbillonnant. Il se vantait d'être né avec peu de foi au bonheur, d'avoir eu, tout jeune, un pressentiment complet de la vie ; et il ajoutait : On n'a pas besoin d'en avoir mangé pour savoir qu'elle est à faire vomir[40]. En observant la plupart des écrivains considérables de ce temps, il serait facile d'y découvrir quelque trace de ce désenchantement. Lamartine, par exemple, dans une lettre écrite, le 6 février 1841, à son fidèle ami M. de Virieu, parlait de ses dégoûts, puis il ajoutait : Ma situation politique est de premier ordre à présent ; ma situation au Parlement, très importante aussi ; ma situation d'orateur, presque unique ; ma situation de poète, ce que tu sais ; ma situation d'honnête homme, avérée ; et, au milieu de tous ces rayonnements de gloriole et de force imaginaire, je suis le point noir et triste où tout s'éteint en convergeant : tristis est anima mea. La vie est courte, vide, n'a pas de lendemain, pas d'intérêt ; on voudrait ce qu'on n'a pas, on sent le poids de ce qu'on a ramassé par terre[41]. M. de Vigny, poète et soldat, était apparu, sous la Restauration, comme une sorte de chevalier trouvère, enthousiaste, fidèle à son Dieu et à son roi, jaloux de l'hermine de sa muse. A le voir après 1830, ce n'est plus le même homme ; c'est un analyste méfiant, triste, boudeur, amer, revenu de tous ses rêves de jeunesse, ayant perdu ses croyances religieuses comme ses affections politiques, sans que rien les ait remplacées ; ne conservant que la foi à l'honneur, seul point solide qu'il s'efforce de maintenir au-dessus de ce déluge de scepticisme : rocher nu, à pic, dit à ce propos M. Sainte-Beuve, bon pour quelques-uns, mais stérile et de peu de refuge dans la submersion universelle. En dépit d'une vanité fière qui se livre difficilement, M. de Vigny trahit l'état de son âme dans ses œuvres de ce temps, dans Stello, dans Chatterton et même un peu dans Servitude et grandeur militaires ; mais surtout il se montre à nu dans ce Journal d'un poète qu'une amitié indiscrète a publié après sa mort ; c'est là que nous le surprenons, écrivant ces aphorismes désolés : La seule fin vraie à laquelle l'esprit arrive sur-le-champ, en pénétrant au fond de chaque perspective, c'est le néant de tout ; gloire, amour, bonheur, rien de cela n'est complètement... L'ennui est la grande maladie de la vie ; on ne cesse de maudire sa brièveté, et toujours elle est trop longue, puisqu'on ne sait qu'en faire... Il est bon et salutaire de n'avoir aucune espérance. L'espérance est la plus grande de nos folies... Il faut surtout anéantir l'espérance dans le cœur de l'homme. Un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans reproches au ciel, est la sagesse même. Encore le poète ne se privet-il pas de ces reproches au ciel, et se complaît-il à dénoncer les injustices de la création ou à railler les prétendues miséricordes d'un Dieu qui n'est pour lui qu'un geôlier. De M. Mérimée, on ne peut vraiment dire qu'il ait perdu ses illusions ; il n'en avait jamais eu ; l'ironie sceptique est, chez lui, de la première heure, moins souffrante que chez M. de Vigny, moins violente et brutale que chez Balzac, mais plus dédaigneuse, plus desséchée et plus implacable. Par réaction contre le ridicule et l'exagération de la sensibilité romantique, M. Mérimée répudiait tout enthousiasme, toute générosité, tout attendrissement. Jusque dans ses négations les plus impies, dans ses immoralités les plus audacieuses, il se défendait de la passion qui eût pu être son excuse. Son plaisir était de raconter les choses les plus hideuses avec un sourire railleur et froid ; on voyait qu'il avait sans cesse présent à l'esprit la maxime de son maître Stendhal : Faisons tous nos efforts pour être secs. Une croyait à rien et méprisait tout le monde, craignait surtout de paraître dupe et mettait une étrange coquetterie à ne pas être soupçonné de prendre au sérieux les sentiments qu'il exprimait dans ses livres et les passions qu'il y faisait agir. De ce désenchantement envahissant alors toutes les âmes, il est une victime illustre entre toutes et digne de nous arrêter davantage. Quel homme a donc le plus souffert de ce mal, a trouvé pour l'exprimer les accents les plus éloquents et les plus poignants, si ce n'est ce poète merveilleux qui avait dix-neuf ans en 1830, dont la gloire, alors à peine naissante, appartient vraiment aux années de la monarchie de Juillet et les illumine, le plus aimé et le mieux compris par les jeunes gens de ce temps, le dernier venu et non le moindre de cette génération poétique que notre vieillesse stérile envie au printemps de ce siècle, — Alfred de Musset ? Il s'est tenu toujours si soigneusement éloigné de la politique qu'on est peu tenté, au premier abord, de chercher dans une révolution les influences qui ont agi sur son talent et sur son âme. N'est-ce pas lui qui a dit : Je ne me suis pas fait écrivain politique, N'étant pas amoureux de la place publique. D'ailleurs, il n'entre pas dans mes prétentions D'être l'homme du siècle et de ses passions. Les crises qui l'ont troublé et fait souffrir, ne sont-ce pas avant tout celles qui venaient de ses caprices et de ses déboires amoureux ? Cette Elle qui tient tant de place dans sa vie et dans ses vers, sur laquelle, même depuis sa mort, on discute encore, personne n'a jamais supposé que ce fût la révolution de 1830. A nul autre on ne pourrait mieux appliquer ce propos de juge d'instruction : Cherchez d'abord la femme ! Nous ne nions certes pas l'action de ces accidents intimes ; et qui voudrait faire une étude complète sur Alfred de Musset devrait en tenir compte. Mais le poète n'a pas été pour cela soustrait au contre-coup des événements publics, il n'a pas échappé aux troubles intellectuels, aux maladies morales, nés de ces événements. On n'en voudrait d'autres preuves que les aveux, les plaintes, les cris de douleur ou de colère, qui lui ont si souvent échappé. Quand, dans les pages célèbres qui précèdent sa Confession, cet enfant du siècle a cherché l'origine de la maladie morale abominable dont il se disait atteint avec toute sa génération, ne l'a-t-il pas montrée dans nos commotions politiques[42] ? A la veille de la révolution de Juillet, Musset avait publié ses Contes d'Espagne et d'Italie, œuvre d'un adolescent qui, à peine sorti du collège, se révélait grand poète ; de cette extrême jeunesse il avait la verve superbe, mais aussi l'insolence gamine et licencieuse, se moquait de tout, des règles de la prosodie comme de celles de la morale, s'amusait à scandaliser le bourgeois, brisait toutes les vitres, par plaisir du tapage et pour faire retourner les gens ; gardant, du reste, jusqu'au milieu de ce désordre et de cette orgie, je ne sais quoi de pimpant, de cavalier, d'élégant ; portant, dans cette sorte d'insurrection intellectuelle, plus d'insouciance que de haine ; ayant toute l'effronterie d'un page d'autrefois, non les passions envieuses d'un émeutier d'aujourd'hui. Le succès fut vif, mais limité ; le scandale plus vif encore. La critique protesta. La société de la Restauration, même ébranlée par les approches de la révolution, ne tolérait que difficilement de telles audaces. N'était-ce qu'un péché de première jeunesse, l'exubérance passagère d'un enfant qui jette sa gourme avant de se ranger ? En tout temps, sans doute, le tempérament de Musset eût eu peine à se soumettre à la commune règle des vertus et des convenances. Néanmoins, c'eût été pour lui un frein et une correction salutaires d'avoir à faire son chemin dans une société bien assise, où il se fût senti enveloppé, contenu par une discipline universellement respectée, où il eût rencontré au-dessus de lui des principes reconnus et des autorités obéies. Au lieu de cela, il était encore dans l'effervescence tapageuse de ses Contes, quand survint le coup de vent de Juillet, qui déracina tout autour de lui, et fit passer dans les cerveaux même les plus' calmes un souffle de révolte et de folie. Peu importe que, politiquement, Musset n'ait guère donné dans le mouvement de 1830, qu'il ait été, sous le nouveau régime, un conservateur dynastique, camarade de collège du prince héritier, prêt à chanter, avec une inspiration un peu froide, les joies ou les douleurs de la famille royale, et qu'à la différence de Victor Hugo, par exemple, il ait été plus disposé à railler qu'à partager les entraînements et les ridicules des partis avancés ; il n'en a pas moins subi, dans l'ordre intellectuel et moral, l'influence de cette révolution. Au moment où il aurait eu besoin d'être retenu, il se trouva poussé sur la pente de ses défauts. Namouna[43], avec un incomparable brio de poésie, continuait et exagérait, s'il était possible, l'insolence des Contes d'Espagne et d'Italie, persiflant, insultant la morale comme les convenances, l'espérance comme l'illusion, la foi comme les préjugés, le ciel comme la terre, renversant toutes les idoles et blasphémant tous les dieux. Contraste absolu avec la poésie lyrique des belles années de la Restauration, avec la sentimentalité attendrie de Lamartine, avec la solennité héroïque de Victor Hugo ; on eût dit qu'il y avait un abime entre ces deux époques pourtant si proches. Gouailleuse dans Namouna, la révolte apparaissait tragique dans Franck, le héros de la Coupe et les lèvres[44] ; et si le sarcasme s'y montrait, c'est celui dont le poète dit lui-même : Tu railles tristement et misérablement. La malédiction dominait : Malheur aux nouveau-nés ! Maudit soit le travail, maudite l'espérance ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Maudits soient les liens du sang et de la vie ! Maudites la famille et la société ! Malheur à la maison, malheur à la cité ! Et malédiction sur la mère patrie ! Ce n'était pas la révolte triomphante ; elle aboutissait au contraire à la ruine et à l'impuissance. Tout ce qui avait pu remuer autrefois le cœur de l'homme, gloire, patrie, courage, amitié, religion, était trouvé vide et menteur. A peine le poète voulait-il faire exception pour l'amour, et encore le nous montrait-il échouant dans la débauche et dans la mort. Ce qu'il blasphémait le plus, c'était l'espérance. Voilà où en était déjà celui qu'on venait de saluer comme le chantre de la folle jeunesse. Aussi M. Sainte-Beuve, étudiant ce poème au moment de sa publication, s'effrayait de voir se produire avec tant de force, dans un si jeune poète, l'esprit de l'époque en ce qu'elle a de brisé et de blasé, de chaud et de puissant en pure perte, d'inégal, de contradictoire et de désespérant. Désespérant ! c'est bien le mot. Chaque jour, on voit davantage apparaître, derrière les fantaisies licencieuses et les fausses gaietés, ce fond de désespoir. Au scepticisme fanfaron et insolent, succèdent des gémissements d'une vérité poignante ; l'éclat de rire ou le chant d'orgie se termine en sanglots. Tel est le caractère de Rolla[45]. Et remarquez-le, ce que Musset pleure, ce n'est pas un accident de sa vie privée, c'est le mal de son siècle. Il souffre de la lassitude de tant de secousses, du vide qu'ont fait tant de destructions, de la stérilité de cette terre dévastée sur laquelle rien ne peut plus repousser. Les ruines, au milieu desquelles il passait naguère en sifflant et en faisant sonner cavalièrement ses éperons, le désolent et l'épouvantent. Comme la cavale égarée dont il peint, en si beaux vers, la mort dans le sable aride du désert, il a soif ; altéré d'idéal et de foi, il n'en trouve plus : autour de lui, tout est desséché. Plus rien de la rébellion agressive qui avait marqué ses débuts ; la douleur l'a rendu humble et parfois même lui arrache des aveux inattendus. A une époque où la réaction ne semble pas avoir encore commencé contre l'irréligion victorieuse en 1830, ce poète, qui naguère jouait avec les blasphèmes, dénonce la disparition des croyances chrétiennes comme la cause principale du mal dont il souffre et dont meurt son siècle. Déjà dans la Coupe et les lèvres, au milieu de tant de révoltes impies, Franck invectivait les persévérants sophistes qui avaient tari tous les puits du désert. Dans Rolla, presque à chaque page, entre deux tableaux impurs, l'auteur laisse échapper des invocations au Christ, des apostrophes irritées contre Voltaire, des imprécations contre les démolisseurs stupides, des pleurs sur la foi perdue et sur les cloîtres détruits, cris les plus profonds, les plus douloureux et les plus éloquents de la poésie contemporaine. Ce n'est pas, chez Musset, la fantaisie passagère d'une heure de mélancolie. Sauf les intermèdes où il courtise la muse rieuse, leste et pimpante des Proverbes, cette inspiration désolée se retrouve dans presque toutes les poésies qu'il publie à cette époque, notamment dans les Nuits[46], lamentations immortelles de l'âme humaine sur les ruines qu'elle a faites, admirable gémissement d'une époque qui connaît son mal, mais qui se sent impuissante à le guérir. En effet, si Musset reconnaît qu'il s'est égaré, avec les hommes de son temps, dans un désert stérile, il n'a ni la force ni la volonté de revenir sur ses pas ; il professe que ce siècle est trop vieux pour retrouver jamais la foi et l'espérance des époques plus jeunes, et que, mourant de son Dieu perdu, il ne pourra jamais le retrouver. Un mal personnel venait d'ailleurs aggraver en lui le mal du siècle, un mal dont le spectre l'a poursuivi et obsédé dans presque toutes ses œuvres, et qui remplit l'une des plus importantes, la Confession d'un enfant du siècle, contemporaine des Nuits[47] : c'est la débauche, première conclusion des principes de mort, la terrible débauche qu'il connaissait déjà, quand il s'était écrié, dans la Coupe et les lèvres : Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche Planter le premier clou sous sa mamelle gauche ! Nul, sans doute, n'a déploré plus éloquemment que ne le fait l'Enfant du siècle au début de sa Confession cette dénégation de toutes choses du ciel et de la terre, qu'on peut nommer désenchantement, ou, si l'on veut, désespérance... l'affreuse désespérance qui, pareille à la peste asiatique, marche à grands pas sur la terre. Comme dans Rolla, il s'en prend à Voltaire et à ceux qui ont détruit la foi chrétienne. On se demande s'il est sur le chemin qui le ramènera à la lumière et à l'espoir. Mais tournez la page ; tout s'est éteint dans l'impureté, tout a été ramené violemment en bas par le plus grossier sensualisme. Vous sentirez, dit-il quelque part dans cette Confession, que la raison humaine peut guérir les illusions, mais non pas guérir les souffrances... Vous chercherez autour de vous quelque chose comme une espérance. Vous irez secouer les portes des églises, pour voir si elles branlent encore, mais les trouverez murées ; vous penserez à vous faire trappistes, et la destinée qui vous raille vous répondra par une bouteille de vin du peuple et une courtisane. Voilà tout le livre ; voilà, hélas ! toute la vie de l'auteur. Le désenchantement qui succédait à la révolte avait pour conséquence la stérilité : c'étaient, nous l'avons dit, les trois phases de la maladie qui sévissait sur les intelligences de ce temps. Même aux époques les plus laborieuses et les plus productives de sa vie littéraire, de 1832 à 1837 par exemple, entre le Spectacle dans un fauteuil et les Nuits, Musset avait toujours eu l'haleine un peu courte ; il était incapable de composer une œuvre considérable et complète. Tous ses poèmes, même ceux qu'il a étendus par des digressions, sont des tableaux de genre, et plus le cadre est petit, plus l'auteur est à l'aise. Ses belles pages ne sont que des préludes et des fragments, admirables sans doute, mais inachevés. Impuissance commune à tous les poètes de ce siècle, mais plus marquée chez lui que chez les autres. Encore, parfois, semblait-il las d'une fécondité si imparfaite. Dès le lendemain de 1830, dans la fatigue, le dégoût et l'espèce d'étourdissement que lui causait la prolongation du tapage révolutionnaire, il s'était arrêté un moment et avait songé à laisser l'art pour se faire soldat. Ce poète de vingt ans ne disait-il pas alors. Je suis jeune, j'arrive : à moitié de ma route, Déjà las de marcher, je me suis retourné[48]. Il avait triomphé de cette première tentation ; mais, après 1837, nouveaux symptômes d'épuisement : il ne produit plus que des morceaux isolés, dont quelques-uns, il est vrai, sont incomparables. Enfin, en 1840, le mal s'aggrave, les œuvres sont plus rares encore, et le talent lui-même se voile. Si le poète sort de son mutisme, c'est d'ordinaire pour nous livrer le triste secret de sa prostration et de son désespoir. Plus ne m'est rien, rien ne m'est plus, telle est sa devise. Il termine sa carrière à l'âge où plusieurs poètes du grand siècle avaient commencé la leur, justifiant la parole méchante que disait alors de lui Henri Heine : C'est un jeune homme d'un bien beau passé. Un vieillard de trente ans, triste, épuisé, silencieux, dégoûté de tout, principalement de soi, voilà donc ce qu'est devenu, après quelques années, le brillant cavalier qui, en 1829, était entré dans la gloire avec une audace si tapageuse. VIII Le désenchantement et le scepticisme n'étaient pas seulement la maladie de quelques esprits raffinés ; ils avaient envahi l'âme de la foule et se trahissaient alors par une ironie singulièrement violente et grossière, Ce n'est pas l'un des signes les moins caractéristiques des années qui suivirent 1830, que la popularité du type de Robert Macaire : incarnation cynique du crime facétieux, chez qui le blasphème se termine en quolibet, le vol se pique d'être spirituel et le meurtre jovial ; persiflant tout ce qui inspirait jusque-là respect ou crainte, la vertu aussi bien que l'échafaud ; faisant rire aux dépens du Dieu qu'il outrage, de la société dont il viole les lois, de la victime qu'il dépouille ou égorge. Le vice railleur et impudent s'appelait autrefois Don Juan ; Robert Macaire en est une sorte de dégénérescence démocratique ; seulement l'odeur du bagne s'est substituée aux parfums de boudoir, les haillons de la misère corrompue aux habits de soie du libertinage élégant ; et surtout la statue du commandeur et le coup de tonnerre de la fin ont fait place à l'apothéose du coquin, ayant jusqu'au bout raison du gendarme et de la Providence, également ridicules et bernés. Ce type n'avait pas été créé par un écrivain, imposant à la foule la fantaisie de son imagination ; il était l'œuvre d'un acteur, habitué au contraire, par état, à traduire la pensée des autres, et, dans ce cas, traduisant celle du public plus que celle d'un auteur. Nous voulons parler de ce Frédérick Lemaître que, sur sa tombe, Victor Hugo saluait naguère comme la personnification du théâtre démocratique, et qui a été en effet, sur la scène, par tempérament de bohème plus encore que par esprit de parti, un puissant flatteur des passions révolutionnaires.' Presque pas un révolté et un déclassé du drame moderne dont il n'ait porté le masque, depuis Ruy Blas jusqu'au Chiffonnier de Félix Pyat. Mais avant tout, il fut Robert Macaire. Un jour, ayant à jouer un rôle de coquin dans un mélodrame vulgaire, l'Auberge des Adrets, il eut l'idée, qui n'avait pas été celle des auteurs, de donner à son personnage une physionomie de bouffonnerie cynique. La métamorphose ne se fit pas du premier coup et tout d'une pièce, comme l'acteur s'en est vanté depuis. L'Auberge des Adrets remontait à 1823 ; à cette époque, elle était demeurée dans son ensemble, et surtout par son dénouement, un drame du genre larmoyant ; Frédérick Lemaître n'avait tenté que partiellement de tourner son rôle au grotesque, et cette tentative, qui avait été, du reste, à peine remarquée, ne dépassait pas les libertés que prenaient les acteurs de drame. Ce n'est que plus tard, quand cette pièce fut reprise en 1832, dans une atmosphère beaucoup plus troublée, que les types de Robert Macaire et de Bertrand apparurent et se précisèrent avec toute leur insolente laideur, et que la complicité d'un public mieux préparé à ce scandale leur fit un si brillant succès. Aussi Théophile Gautier, parlant de la fortune théâtrale de ces tristes héros, l'appelait-il le grand triomphe de l'art révolutionnaire qui succéda à la révolution de Juillet, l'œuvre capitale de cette littérature de hasard, éclose alors des instincts du peuple. La pièce jouée en 1832 était quelque peu différente du mélodrame primitif ; elle avait été modifiée dans les parties qui se fussent plus difficilement prêtées à ce caractère nouveau ; on avait supprimé notamment le troisième acte avec ses péripéties pathétiques, on l'avait remplacé par une charge sinistre, où Robert Macaire, poursuivi, jusque dans l'orchestre, et les loges, par les gendarmes, en tuait un, le jetait sur la scène, et concluait, aux applaudissements de la foule, par cette maxime qui s'était gravée dans la mémoire et peut-être aussi dans la conscience populaires : Tuer les mouchards et les gendarmes, Ça n'empêche pas les sentiments. La vogue fut telle, qu'on eut l'idée de faire une suite :
Robert Macaire, pièce en quatre actes et six tableaux, qui fut représentée
aux Folies Dramatiques, en 1834. Plus que jamais, les deux coquins, auxquels
Frédérick Lemaître et son camarade. Serres donnaient une si hideuse et si
vivante originalité, devinrent les favoris du parterre. Enhardis par le
succès que leur faisait la curiosité malsaine des badauds, les acteurs
ajoutaient tous les soirs quelque bouffonnerie plus cynique, insultaient
quelque chose de plus respectable. C'est leur fête
de chaque jour, disait M. Jules Janin, de
s'en aller tête baissée, à travers les établissements de cette nation, de
faucher, à la façon de quelque Tarquin déguenillé, les hautes pensées, les
fermes croyances, et de semer, chemin faisant, l'oubli du remords, le sans
gêne du crime, l'ironie du repentir. Plus les acteurs étaient
audacieux, plus le public riait aux larmes. Chaque théâtre voulait avoir son
Robert Macaire ; l'un donna la Fille de Robert Macaire ; l'autre, le Fils
de Robert Macaire ; un troisième, le Cousin de Robert Macaire. On
jouait aux Funambules Une émeute au Paradis, ou le Voyage de Robert
Macaire : celui-ci grisait saint Pierre, lui volait les clefs du ciel,
mettait le paradis en goguette, débauchait les saints et les anges ; le
diable venait pour le prendre ; mais Robert tirait contre lui la savate et le
terrassait, demeurant ainsi le plus fort et le plus heureux, dans l'autre monde
comme sur terre ; le tout assaisonné de lazzi sacrilèges, où l'on parodiait
jusqu'aux paroles du Christ, et où l'on débitait une nouvelle oraison dominicale
qui commençait ainsi : Notre père, qui êtes dans la
lune. Le gouvernement finit cependant par comprendre que le spectacle
triomphant du crime gouailleur et bel esprit n'était pas sans danger pour un
peuple qui, à cette époque, voyait éclore, dans ses bas-fonds, des Fieschi et
des Lacenaire. Il sortit de son indifférence, et le théâtre fut interdit à Robert
Macaire ; il fallut, à la vérité, pour décider la censure à cette rigueur,
qu'elle vît apparaître chez l'audacieux acteur des velléités de parodies qui
s'attaquaient, non plus seulement à la morale et à la religion, mais à la
royauté. Proscrit du théâtre, Robert Macaire se réfugia dans la littérature, et surtout dans la caricature. Sous cette forme, son règne fut peut-être plus étendu encore et plus populaire. Daumier, aidé de Philipon qui imaginait les légendes à mettre au bas de chaque dessin, publia les Cent et un Robert Macaire, sorte de galerie satirique, où le héros de la raillerie cynique et du vice insolent se montrait dans ses multiples incarnations, successivement avocat, philanthrope, journaliste, avoué, médecin, escompteur, inventeur, fondateur de société, agent de change, candidat, ministre, etc. C'était à faire croire qu'il n'y avait partout que des Robert Macaire, et que ce type personnifiait la société contemporaine. Les mécontents d'alors prétendaient, en effet, y montrer le portrait fidèle ou, du moins, la caricature justifiée de la bourgeoisie régnante. Un témoin raconte qu'assistant, peu avant 1848, à l'enterrement d'un ministre, il avait entendu l'un des spectateurs s'écrier d'un ton d'indicible mépris, à la vue de tous les fonctionnaires, de tous les représentants du monde officiel, qui défilaient à la suite du char funèbre : Que de Robert Macaire ! Et la foule, qui ne s'était même pas découverte, applaudissait en riant et en enchérissant, sans être un moment arrêtée par le respect de la mort. La vérité n'était pas que les classes dirigeantes fussent alors plus pleines qu'à d'autres époques de Robert Macaire ; mais la nation entière avait pris un goût maladif à ce que Henri Heine appelait le Robert-Macairianisme, à cette affectation de tout bafouer, de ne pas croire à la vertu, de rire du vice, et de ne plus voir, dans l'idéal, dans les sentiments grands et généreux, que ce qu'on nommait, dans une langue appropriée, une blague. Maladie d'esprit et de cœur bien autrement dangereuse, signe de décadence beaucoup plus certain que les illusions les plus folles, les exaltations les plus troublées, les plus violentes révoltes. Pour le vulgaire, la gouaillerie cynique de Vautrin ou de Robert Macaire ; pour les raffinés, le dégoût désespéré de Rolla, est-ce donc là qu'est arrivée, en quelques années, cette génération que nous avions vue, à la fin de la Restauration, si riche d'espérance, si confiante dans son orgueil, et qui avait cru trouver, dans la révolution de 1830, le signal de sa pleine victoire ? Après ce départ d'une allure si joyeuse et si conquérante, cet arrêt plein de lassitude, de malaise et d'impuissance ; après des dithyrambes et des affirmations si hautaines, un ricanement si grossier ou un sanglot si navrant ; après avoir si sincèrement et si fastueusement proclamé l'amour de l'humanité et prédit son progrès indéfini, une misanthropie si désolée ou si méprisante ; tant de scepticisme ironique ou découragé, violent ou mélancolique, après ce que M. Guizot a appelé l'excessive confiance dans l'intelligence humaine ; tant de désillusion, de sécheresse ou de rouerie, après tant de vaniteuse et généreuse candeur ; tant d'avortements et de stérilité, après tant de promesses et d'espoirs de fécondité ! Quel contraste et quelle leçon ! IX Si nous avions eu la prétention de faire un tableau complet des lettres sous la monarchie de Juillet, on pourrait nous reprocher d'avoir passé sous silence certains écrivains et même certains genres, de n'avoir envisagé qu'à un point de vue particulier ceux dont nous nous sommes occupés. Mais, on le sait, et nous avons tenu à le bien marquer dès le début, notre dessein, plus limité, était seulement de rechercher quel avait été, sur la littérature de ce temps, le contre-coup des événements politiques, et spécialement de la révolution de 1830. Ce dessein, nous croyons l'avoir exécuté[49]. Nous avons montré comment se sont produits dans le monde littéraire, d'abord l'exaltation, la révolte, le désordre, ensuite le désenchantement et l'impuissance. Toutefois, sur le point de conclure, un doute nous saisit. Comment juger si sévèrement l'état littéraire de la France de Juillet, quand il n'est pas un de nous qui ne s'estimât trop heureux d'y revenir ? Si nous appliquons à cette époque le mot de décadence, de quel terme nous servirons-nous pour qualifier le temps actuel ? Pour être inférieures aux précédentes, les poésies alors publiées par Lamartine ou Victor Hugo n'étaient-elles pas des événements littéraires comme nous n'en connaissons plus ? Quels que fussent l'erreur et le désordre du drame romantique, il y avait là cependant un mouvement ; où en trouver un dans notre théâtre actuel ? Les romans de madame Sand étaient immoraux ; encore l'immoralité devait-elle s'y revêtir de poésie et d'idéal pour avoir accès dans les âmes ; aujourd'hui, elle n'a plus besoin de se mettre tant en frais. N'est-il pas jusqu'à Balzac qu'on ne puisse trouver délicat, quand on est condamné à M. Zola ? Pour tristes que fussent le scepticisme, le désenchantement et même l'épuisement des âmes, ils arrachaient du moins à un Musset des plaintes mélodieuses, d'éloquents gémissements ; aujourd'hui, le mal est à ce point profond qu'il a tué toute poésie, et nous n'avons même plus la consolation d'entendre chanter en beaux vers nos misères et nos désillusions. Vraiment, si l'on pouvait prendre l'histoire à rebours, l'époque littéraire qui s'est étendue de 1830 à 1848 semblerait en singulier progrès sur la nôtre. Mais pour bien apprécier une époque, pour en mesurer les mérites et les responsabilités, ne convient-il pas de la comparer, moins à ce qui l'a suivie qu'à ce qui l'a précédée ? N'est-on pas autorisé à lui demander compte de l'héritage qu'elle a reçu, de l'espoir qu'on avait fondé sur elle et qu'elle avait mission de réaliser ? Il est naturel que le sentiment de notre misère présente nous gêne dans un tel examen, que nous nous sentions aujourd'hui peu de droit à relever les faiblesses d'un temps si supérieur au nôtre, et que ce temps, après tout, nous paraisse plus digne d'envie que de blâme. Laissons donc une fois de plus la parole aux contemporains. Déjà nous avons recueilli, dans leur sincérité première, les cris de surprise, d'alarme et d'humiliation que leur avait arrachés la déchéance de certains écrivains. Complétons leur témoignage en notant ce qu'ils pensaient non plus seulement de telle œuvre particulière, mais de l'état général de la littérature, du changement qui s'y était produit après 1830. Si leur plainte nous semble parfois exagérée, n'oublions pas qu'ils avaient connu et partagé les grandes espérances de la jeunesse du siècle, et qu'ils ne devaient pas se consoler aisément de les voir trompées. Dès 1831, M. de Salvandy écrivait : Si la littérature est l'expression de la société, il
faudrait désespérer de la France ; et, cherchant la cause de ce désordre,
il la montrait dans l'esprit révolutionnaire, évoqué
du chaos sanglant de notre première anarchie, au bruit de la rapide victoire
du peuple sur la royauté, esprit funeste qui pèse sur les destins de la
France de 1830, comme son mauvais ange[50]. Dans le camp
opposé, M. Quinet s'écriait à la même époque : Aujourd'hui,
qui nous dira des nouvelles de notre jeunesse, un moment si courtisée, si
enviée sous la Restauration, et que l'on salua de si hautes promesses pour
son âge viril ?... Si quelqu'un le sait, par
hasard, qu'il nous dise où sont nos projets commencés, nos études
enthousiastes, notre spiritualisme hautain et notre avenir politique dont
nous étions si fiers ! N'en parlons plus, de grâce. Notre jeunesse est
devenue vieillesse en quelques mois, et c'est de nous qu'il faut dire que nos
cheveux ont blanchi en une nuit. L'espérance manque en nos âmes[51]... M. Sainte-Beuve avait été l'un des porte-parole de cette
génération qui s'était cru la mission et le pouvoir de renouveler le monde intellectuel
et moral. Ecoutez ce qu'il dit, dans les années qui suivent 1830, à la vue de
ce qui se passe sous ses yeux[52]. Avec une
mélancolie mêlée d'ironie, il rappelle cette persuasion où l'on était, à la
fin de la Restauration, qu'il y avait, pour bien des
années, dans le corps social, une plénitude de sève, une provision, une
infusion d'ardeurs et de doctrines, une matière enfin plus que suffisante aux
prises de l'esprit. La révolution, dit-il, a
comme brisé et licencié le mouvement littéraire... rompu la série d'études et d'idées qui étaient en plein
développement. Il y a eu des coups de vent
dans toutes les bannières. De là une première
et longue anarchie. — Au moment où la
Restauration a croulé, les idées morales qui, avant 1830, donnaient même aux
œuvres secondaires une sorte de noblesse, se sont, chez la plupart,
subitement abattues. Le mal a atteint les plus hautes têtes ; les grands talents donnent le pire signal et manquent à
leur vocation première ; ils gauchissent à plaisir dans des systèmes monstrueux
ou creux, en tout cas infertiles. Plus de direction, partout le relâchement et la confusion, la dissolution des écoles : tel est le signe de la nouvelle période littéraire. M.
Sainte-Beuve ajoute : Pour ce que nous savons et
voyons directement, nous avons bien le droit de dire que le caractère de
notre littérature actuelle est avant tout l'anarchie la plus organique,
chaque œuvre démentant celle du voisin, un choc, un conflit et, comme c'est
le mot, un gâchis immense. Au moins le mal diminue-t-il, quand, dans
la politique, un peu de calme succède au désordre révolutionnaire ? Non. A mesure, dit M. Sainte-Beuve, que les causes extérieures de perturbation ont cessé, les
symptômes extérieurs de désorganisation profonde se sont mieux laissé voir.
Le rétablissement de l'ordre matériel n'a
littérairement rien enfanté et n'a fait que mettre à nu le peu de courant.
Il proclame chaque jour avec plus d'effroi que le
niveau du mauvais gagne et monte, et il ne craint pas d'ajouter que c'est un vaste naufrage. Aussi n'est-on pas étonné
de l'entendre signaler, comme un caractère général de cette époque, le désabusement, et, ce qui en est la triste
conséquence, la stérilité et l'impuissance. Dès 1833, il confesse que ce
n'est pas cette génération si pleine de promesses et
si flattée par elle-même qui arrivera
; et, ajoute-t-il, non-seulement elle n'arrivera pas
à ce grand but social qu'elle présageait et qu'elle parut longtemps mériter
d'atteindre ; maison reconnaît même que la plupart, détournés ou découragés
depuis lors, ne donneront pas tout ce qu'ils pourraient du moins d'œuvres
individuelles. Quant aux générations qui surviennent, elles ne sont
plus, comme d'ordinaire, enthousiastes de quelques
nouvelles et grandes chimères, en quête d'un héroïque fantôme ; mais
elles entrent bonnement dans la file, à l'endroit le
plus proche, sans s'informer ; sans tradition ni suite, elles se prennent à
je ne sais quelles vieilles cocardes reblanchies... Tandis que la partie positive du siècle suit résolument,
tête baissée, sa marche dans l'industrie et le progrès matériel, la partie
dite spirituelle se dissipe en frivolités et ne sait faire à l'autre ni
contre-poids ; ni accompagnement. Alors, se rappelant avec amertume
ses espérances d'avant 1830, M. Sainte-Beuve s'écrie : Un semblable résultat aurait trop de quoi surprendre et
déjouer. Il ressemblerait à une attrape. Ce ne peut pas être, ce semble, pour
un tel avortement que tant d'efforts, tant d'idées enfin, ont été dépensés
depuis plus de cinquante ans, et que, sans remonter plus haut, les hommes
consciencieux et laborieux ont semé une foule de germes, aux saisons
dernières de la Restauration, en ces années de combat et de culture.
Et ailleurs : N'aura-t-on eu décidément que de beaux
commencements, un entrain rapide et bientôt à jamais intercepté ?... Ne sera-t-on en masse, et à le prendre au mieux, qu'une
belle déroute, un sauve qui peut de talents ? Ainsi gémissait M.
Sainte-Beuve, dans les articles que publiaient, de 1830 à 1843, quelques
journaux et surtout la Revue des Deux Mondes. Il s'épanchait plus librement
encore dans la chronique anonyme qu'il envoyait à la Revue suisse : Passé un bon moment de jeunesse, écrivait-il, tous, plus ou moins, nous sommes sur les dents, sur le
flanc. Et il terminait par ce cri, qui révèle la date, l'origine et la
cause du mal : Décidément, l'esprit humain est
plutôt stérile qu'autre chose, surtout depuis juillet 1830. Nous avons cité, avec quelque étendue, le témoignage de M. Sainte-Beuve, qui, par situation et par nature d'esprit, pouvait, mieux que personne, voir et juger. Mais il n'était pas le seul à s'exprimer ainsi. Voici M. de Rémusat, naguère l'un des princes de la jeunesse de 1820, et non le moins imprégné des idées de 1830. Vers la fin de la monarchie de Juillet, considérant ce qu'est devenue la littérature, il avoue que le résultat l'inquiète. A la suite de la révolution, il n'a constaté d'abord qu'un premier déchaînement d'idées et de passions qui ne pouvaient rien produire de bon ni de vrai, et dont le résultat naturel devait être une période d'humiliations pour la raison humaine. Mais ce qui est venu ensuite n'a pas mieux valu : c'est, dit-il, une réaction enfantée par la peur et le dégoût, réaction de défiance, d'incrédulité, d'aversion pour tout ce qui peut à la fois ennoblir et égarer l'humanité ; c'est la déroute d'une société intimidée, qui fuit devant les fantômes de l'esprit humain, pour essayer de se retrancher derrière ses intérêts ; c'est la dispersion funeste des forces morales de la société[53]. Un autre écrivain de la même génération, l'un des plus purs et des plus vaillants, et qui devait perdre seulement en 1848 ses illusions de 1830, Augustin Thierry, dénonçait autour de lui, en 1834, l'espèce d'affaissement moral qui est la maladie de la génération nouvelle ; il gémissait à la vue de ces âmes énervées qui se plaignent de manquer de foi, qui ne savent où se prendre, et vont cherchant partout, sans le rencontrer nulle part, un objet de culte et de dévouement[54]. M. Nisard, alors ami de Carrel, et politiquement favorable à la révolution de Juillet, dénonçait, en 1833 et 1834, dans la Revue de Paris, les misères morales et intellectuelles de la littérature, particulièrement du roman et du théâtre : Que dirai-je, ajoute-t-il, des effets de cette littérature sur les âmes ? D'où viennent ces goûts frivoles, cet égoïsme dans l'âge de la générosité et de l'abandon, ce scepticisme desséchant dans l'âge de la foi, cette rouerie avant l'expérience, ces désenchantements avant les illusions, cet amour de l'argent, sans esprit d'avenir, comme celui des courtisanes ?... D'où viennent ces amours-propres monstrueux, ce désintéressement contre nature de toute opinion politique, cette guerre contre toute morale, cette exaltation de la chair et des sens, cette révolte de la prétendue liberté humaine contre le devoir ? D'où viennent tous ces désordres de l'esprit et de l'âme, sinon de cette littérature, qui ne vit que de cela, et qui doit périr par là ?[55] Les critiques d'une génération plus récente ne jugeaient
pas autrement que leurs devanciers. Vers la fin de la monarchie de Juillet,
M. Saint-René Taillandier jetait, dans la Revue des Deux Mondes, un regard en
arrière sur la littérature de cette époque. Il se demandait où était la jeune armée du dix-neuvième siècle qui s'était
avancée avec tant d'enthousiasme et avait convoité des conquêtes si belles.
Il rappelait ce premier départ de nos volontaires,
cette rapide et aventureuse entrée en campagne. La foule était confuse et
indisciplinée ; mais quelle vie ! quel mouvement ! Je ne sais si l'on avait un
drapeau, ou si ce drapeau représentait quelque chose de bien défini ; mais
comme on s'élançait avec joie ! comme on s'imaginait poursuivre un but et
croire à une cause bien comprise ! Quel entrain ! quelle impatience d'arriver
! Jactance superbe et naïve bonne foi, étourderie et résolution. Eh
bien ! cette armée est en désordre et dispersée.
Les plus confiants ont été contraints de reconnaître leur échec. Non, a-t-on dû se dire, le champ n'a pas été béni, la
moisson n'est pas venue. La foi charmante des jeunes années est morte au fond
des âmes, comme un feu sans aliment. Il n'y a plus de croyance, il n'y a plus
d'idéal. Le talent, l'habileté, ne manquent pas ; ils ont, au contraire,
acquis des ressources inattendues, mais ce sont des ressources coupables...
Quelle est la cause de cet avortement, de cette stérilité
maladive ? Le critique la montre dans l'infatuation
de cette littérature qui, après avoir débuté avec
enthousiasme, s'était arrêtée tout à coup, dès le commencement de sa tâche,
et s'était adorée avec une confiance inouïe, et aussi dans le désordre, dans les excitations
néfastes qui avaient été la suite de la révolution de 1830[56]. Après ces jugements publics, faut-il noter les cris
d'indignation ou de découragement qui échappaient aux contemporains, dans
l'intimité de leurs correspondances ? On pourrait en trouver beaucoup.
Bornons-nous à citer M. Doudan, témoignant, le 6 août 1839, du dégoût croissant que lui inspire la littérature de
son temps. En y regardant bien, écrit-il, je ne puis pas méconnaître que je m'irrite à bon droit de
ce ton vide et déclamatoire, de ces fanfaronnades d'idées qui ne reculent
devant rien, de ce mépris de toute distinction entre le bien et le mal, de
tous ces sentiments impossibles qu'on fait semblant d'éprouver, de toutes ces
passions contradictoires qu'on suppose dans le même être, de cette langue
pédante, forcenée, de ces couleurs et de ces images si vives pour traduire
des pensées si froides, de ce manque de mesure, d'harmonie, de bon sens, de
convenance en tout genre qui rayonne dans la littérature. Toutes ces
accusations sont fondées sur une évidence irrésistible ; et si l'on était
pendu pour tous ces crimes, bien des écrivains devraient se préparer.
Dans une autre lettre, écrite quelques années plus tard[57], M. Doudan
ajoutait : Il est certain que le grand soleil de la
liberté de penser a dévoré les idées ; ce ne sont plus que des feuilles
mortes, avec lesquelles joue le premier souffle d'air qui s'élève.
L'intelligence, affranchie de toute entrave, est devenue comme le Juif
errant, marchant toujours et n'ayant jamais plus de cinq sous dans sa poche ;
ne pouvant s'arrêter nulle part, elle ne s'attache à rien, velut umbra,
sicut nubes. Il ne restera bientôt plus, dans ce temps, en fait de
talent, que le talent de critique ; celui-là gagne à l'impartialité et à
l'étendue de l'esprit ; mais cette impartialité aussi va tourner, en
s'exagérant, à l'indifférence ; cette étendue, en s'accroissant démesurément,
ne sera plus que le vide ; et, à force de n'être que des spectateurs, de
n'éprouver rien pour notre compte et de tout juger sans rien croire, nous
perdons la règle même de nos jugements. N'est-il pas prouvé, par les aveux publics ou intimes des
contemporains les plus compétents ou les moins suspects, que chacun avait
alors comme le sentiment d'une décadence, on dirait presque d'une banqueroute
intellectuelle ? La cause, ils ne l'indiquent pas tous avec une suffisante
netteté ; pour cela, il leur eût fallu souvent se condamner eux-mêmes.
Plusieurs, cependant, — on a pu s'en rendre compte par les citations que nous
avons faites, — laissent entrevoir cette cause ; quelques-uns la dénoncent
avec une loyale clairvoyance. Vers la fin de la monarchie de Juillet, M.
Guizot s'écriait à la tribune de la Chambre[58] : L'excessive confiance dans l'intelligence humaine,
l'orgueil humain, l'orgueil de l'esprit, permettez-moi d'appeler les choses
par leur nom, a été la maladie de notre temps, la cause d'une grande partie
de nos erreurs et de nos maux. Sans doute, si l'on veut rechercher la
genèse de cet orgueil de l'esprit, on
reconnaîtra que le principe en existait déjà avant 1830. C'était le point
faible, le côté inquiétant du mouvement intellectuel qui avait marqué la fin
de la Restauration, le germe de mort qui se mêlait à tant de fécondes promesses,
aussi bien dans l'école du Globe que dans le cénacle
du romantisme. En cela, il est vrai de dire que la révolution de Juillet n'a
pas été la cause unique de cet avortement final. Mais n'est-il pas manifeste
qu'elle a excité, enivré cet orgueil, qu'elle l'a précipité dans tous les
excès et, par suite, dans toutes les chutes ? Pas d'ambitions, pas d'audaces,
pas de révoltes, qui n'aient paru encouragées et justifiées par le succès de
l'insurrection politique. C'est encore M. Guizot qui disait, en 1836, à ses
contemporains, en parlant de la révolution : Un tel
acte est pendant longtemps, pour le peuple qui l'a accompli, une source
féconde d'aveuglement et d'orgueil. La pensée de l'homme ne résiste pas à un
tel entraînement ; elle en reste longtemps troublée et enivrée... Regardez autour de vous, regardez l'état général des
esprits, indépendamment des opinions politiques ; vous les verrez, et en
grand nombre, atteints comme de folie, par le seul fait qu'ils ont vu une
grande révolution s'accomplir sous leurs yeux, et qu'il leur plairait qu'on
en recommençât une autre dans leur sens. Puis, après avoir montré le degré d'égarement, et même le degré d'abaissement auquel trop d'intelligences
étaient arrivées, il ajoutait : Est-ce que vous ne
reconnaissez pas dans de tels faits cette puissance d'une révolution de la
veille qui pèse encore sur toutes les têtes, qui trouble et égare la raison
de l'homme ?[59] X Ainsi, que nous ayons considéré la politique intérieure ou extérieure, l'état matériel ou moral de la nation, la religion ou la littérature, partout et toujours, il a fallu constater le mal produit par la révolution de 1830. Il serait facile de prolonger encore cette sorte d'inventaire des pertes subies et des périls créés. Ne pourrait-on pas noter, par exemple, après cette date, une altération des relations sociales, une sorte de diminution dans la dignité, la politesse et l'agrément de la vie ? Dès 1833, M. Sainte-Beuve déclarait que le bon ton rangé et le vernis moral de la Restauration avaient disparu. Cet effet se produisait dans toutes les classes. En bas, on remarquait, dans le langage, le plaisir et même le costume populaires, quelque chose de plus débraillé, de plus grossier, comme si l'on était entré dans un milieu où l'on avait moins besoin de se respecter. Il y avait en haut un changement analogue ; le monde, a dit M. Guizot[60], n'offrait plus à moi ni à personne le même attrait ; ses salons n'étaient plus le foyer de la vie sociale ; on il y retrouvait plus cette variété et cette aménité de relations, ce mouvement vif et pourtant contenu, ces conversations intéressantes sans but et animées sans combat, qui ont fait si longtemps le caractère original et l'agrément de la société française ; les partis se déployaient dans toute leur rudesse ; les coteries se resserraient dans leurs limites. Un voyageur américain, qui revoyait la France en 1837, après y être venu une première fois en 1817, s'étonnait et s'attristait du changement produit dans les relations, les idées, les arts, la littérature, les modes ; il y découvrait quelque chose de plus vulgaire, de plus violent, de plus divisé, et il en concluait que rien n'était assis sur une base solide[61]. Le même voyageur revint vingt ans plus tard, sous le second Empire : il constata une ruine morale et intellectuelle plus complète encore ; et alors, se rappelant toute cette fleur de société élégante et polie, qui l'avait charmé sous la Restauration et dont il avait encore retrouvé quelques vestiges trop altérés sous la monarchie de Juillet, il s'écriait mélancoliquement : Qu'est devenu tout cela ? Qu'eût-il donc dit s'il avait pu entreprendre un quatrième voyage, après une nouvelle période de vingt années, et s'il eût visité la France de nos jours ? Sur cette sorte d'abaissement général et, si nous osons dire, d'enlaidissement, qui résultait de la révolution de 1830, M. Prévost-Paradol a écrit une page remarquable, dans son livre de la France nouvelle. Nous ne pouvons mieux faire que de céder la parole à un observateur si éminent et si peu suspect de malveillance : Plusieurs personnes éclairées, dit-il, qui ont vu, sans intérêt personnel et sans passion, le passage du gouvernement de la Restauration au gouvernement de Juillet, m'ont souvent répété qu'il s'était opéré alors, dans l'état moral et social de la France, une sorte de changement subit, analogue à ces modifications brusques de la température que produit le coucher du soleil, sous le ciel du Midi ; non pas que le cœur de la France fût déjà refroidi, comme de nos jours ; au contraire, on remarquait plutôt alors un développement et une surexcitation des esprits ; ce qui avait diminué sensiblement et sans retour, c'était le sentiment de la sécurité générale et je ne sais quelle dignité grave qui régnait encore dans les luttes de la politique, dans les débats de la presse et dans les relations sociales. Les institutions avaient peu changé ; les fonctions et les noms des fonctions étaient restés les mêmes ; il y avait toujours un roi, des magistrats, des pairs, des députés ; mais on sentait, sans qu'on eût besoin de se le dire, que ces divers noms ne recouvraient plus exactement les mêmes choses, comme si le rang et la dignité de tous s'étaient trouvés abaissés d'un degré par un mouvement d'ensemble. Il n'y avait, dans ce mouvement général, de la faute de personne, et les hommes ne valaient sans doute pas moins que la veille ; ils valaient même davantage, si l'on tient compte de l'habileté pratique, de la jeunesse d'esprit, du désir patriotique de bien faire, de l'ardeur au travail ; mais le sol, tremblant de nouveau, avait tout ébranlé, la révolution avait repris son cours, et la démocratie, de plus en plus voisine, achevait de dessécher, de son souffle puissant, les dernières fleurs que le tronc si souvent foudroyé de l'ancienne France produisait encore. Toujours le mal de la l'évolution ! Dès 1835, parlant à la France de Juillet, encore tout exaltée de ses barricades victorieuses, tout engouée de cette superstition révolutionnaire qui a si longtemps possédé non-seulement le peuple, mais la bourgeoisie, M. Guizot avait osé dire[62] : C'est un grand mal, dans tous les cas, qu'une révolution ; une révolution coûte fort cher, financièrement, politiquement, moralement, de mille manières. Nous n'avons fait que développer cette parole. La conclusion, — y a-t-il besoin de l'indiquer ? — est qu'il faut en général détester l'esprit révolutionnaire, qu'il faut en particulier regretter la révolution de 1840. Mais ce serait nous avoir bien mal compris que de s'emparer de cette conclusion pour en faire une arme contre un parti ou un régime. On pourrait disputer longtemps, et sans profit, pour savoir qui est le plus responsable de cette révolution, de ceux qui l'ont provoquée, ou de ceux qui l'ont faite. Voyons-y donc moins la faute de tel ou tel parti que le malheur commun de la France : malheur qu'il faut déplorer, mais qu'il faut surtout travailler virilement à réparer. C'est cette dernière œuvre que devait entreprendre la monarchie issue de 1830 ; une fois débarrassée du ministère de M. Laffitte, elle allait employer tous ses efforts à se guérir et à guérir la France du mal de cette origine. Commencée tout d'abord, avec une énergie héroïque, par M. Casimir Périer, continuée, pendant dix-sept années, avec des vicissitudes diverses, cette œuvre fait l'intérêt et l'honneur du règne de Louis-Philippe. |
[1] Voyez, sur ce mouvement des esprits, le Parti libéral sous la Restauration, p. 197 et suiv.
[2] La monarchie de Juillet est sans contredit le régime où l'on vit le plus d'hommes de lettres ministres. Citons MM. Guizot, Thiers, Villemain, Cousin, de Salvandy, Duchâtel.
[3] Portraits contemporains, t. II, p. 452.
[4] SAINTE-BEUVE, Lundis, t. I, p. 43, 44 ; Portraits littéraires, t. III, p. 87, 88.
[5] Jules JANIN, Littérature dramatique, t. I, p. 154.
[6] Cette époque est dure pour les poètes, disait un critique pourtant assez engagé alors dans le mouvement politique de 1830 ; ce temps-ci est peu propre aux poésies consciencieuses, au culte de l'art du dix-septième siècle. Nous trouvons que l'atmosphère en est lourde, qu'on respire mal dans cette poussière d'opinions et de croyances... (NISARD, Victor Hugo en 1836. Ce morceau a été inséré dans les Portraits et Études d'histoire littéraire.)
[7] George Sand écrivait en 1833 : Les ambitions ont pris un caractère d'intensité fébrile ; les âmes surexcitées par d'immenses travaux ont été éprouvées tout à coup par de grandes fatigues et de cuisantes angoisses. Tous les ressorts de l'intérêt personnel, toutes les puissances de l'égoïsme, tendus et développés outre mesure, ont donné naissance à des maux inconnus auxquels la psychologie n'avait pas encore assigné de place dans ses annales.
[8] M. Esquirol dit quelque part : L'influence de nos troubles politiques a été si profonde que je pourrais donner l'histoire de notre révolution, depuis la prise de la Bastille jusqu'à la dernière apparition de Bonaparte, par celles de quelques aliénés dont la folie se rattache aux événements qui ont signalé cette période de notre histoire.
[9] Un critique distingué de l'école démocratique et libre penseuse, M. Schérer, a écrit à ce propos : Le romantisme a été une révolution, et l'on peut demander de lui, comme de la plupart des révolutions, s'il a fait ses frais. Comme la plupart des révolutions, il a détruit plus qu'il n'a édifié. Il a été un 92 littéraire, 92 suivi d'un 93, et 93 suivi d'un Directoire. Il a eu son Mirabeau, ses girondins, ses terroristes et enfin ses muscadins. — S'il fallait en croire certains esprits, ce ne serait pas seulement en littérature que le romantisme aurait été un 93. M. John Lemoinne, dans son discours de réception à l'Académie, a raconté anecdote suivante : Je me rappelle qu'un matin, dans les plus mauvais jours de 1871, M. Thiers, que j'étais allé voir à Versailles, m'ayant demandé des nouvelles de M. de Sacy, je lui répondis qu'il continuait à être amoureux de ses vieux livres et à ne pas connaître les romantiques. Et M. Thiers me dit, avec cette vivacité dont vous avez le souvenir : Ah ! il a bien raison, Sacy ; les romantiques, c'est la Commune !
[10] Expressions de Lamartine.
[11] Voyez la Préface que Lamartine a mise en tête de ses Discours (1849).
[12] Correspondance de Lamartine, t. IV, V, VI.
[13] M. de Lamartine en 1837, par M. NISARD, étude publiée par la Revue de Paris et reproduite depuis dans les Portraits et Etudes d'histoire littéraire.
[14] Article sur les Recueillements poétiques (1839), inséré dans les Portraits contemporains, t. I, p. 349.
[15] N'est-ce pas Victor Hugo qui disait, précisément en 1830, dans la pièce qui sert de préface aux Feuilles d'automne :
C'est que l'amour, la tombe, et la gloire et la vie,
L'onde qui fuit, par l'onde incessamment suivie,
Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j'adore
Mit au centre de tout comme un écho sonore.
[16] Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie.
[17] Ce Journal fut publié en 1834.
[18] Ce n'est pas que les avances de Victor Hugo aient été alors aimablement accueillies le parti républicain. Celui-ci se méfiait politiquement ; et, littérairement, les journaux de gauche, notamment le National et la Tribune, tenaient pour l'école classique. Quand Victor Hugo publia, en 1832, la préface dans laquelle il menaçait le gouvernement, à raison de l'interdiction du Roi s'amuse, la Tribune lui déclara assez sèchement qu'il s'exagérait l'importance de son œuvre et la sympathie qu'elle excitait, en pensant qu'il pourrait y avoir là sujet d'émeute. — Henri Heine écrivait, à la même époque, en parlant de Victor Hugo : Les républicains suspectent son amour pour la cause populaire ; ils éventent, dans chaque phrase, une secrète prédilection pour l'aristocratie et le catholicisme. (De la France, p. 295.)
[19] SAINTE-BEUVE, Chroniques parisiennes, p. 23, 24, 31, 317 à 320.
[20] Victor Hugo, fort mortifié de ce succès, disait jalousement, en parlant de Lucrèce : La chose que l'on joue à l'Odéon. (SAINTE-BEUVE, Chroniques parisiennes, p. 49.)
[21] Victor Hugo en 1836. Cet article a été reproduit, il y a quelques années, par M. Nisard, dans un volume de Portraits et Etudes d'histoire littéraire. Cette opinion n'était pas isolée : deux ans plus tard, dans la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1838, M. Gustave Planche s'exprimait ainsi : M. Victor Hugo touche à une heure décisive : il a maintenant trente-six ans, et voici que l'autorité de son nom s'affaiblit de plus en plus.
[22] La première représentation de Chatterton eut lieu le 12 février 1835. Ce fut le plus grand succès de M. de Vigny.
[23] Ce n'est pas la seule pièce de M. Pyat qui ait fait quelque bruit. Cet écrivain devait donner, en 1847, le drame du Chiffonnier de Paris, abominable e absurde intrigue, où un chiffonnier héroïque et philosophe protégeait l'innocence populaire contre le vice aristocratique. Le public applaudissait. Il est vrai que quelques mois plus tard, au lendemain du 24 février 1848, la même pièce était froidement reçue ; on avait vu à l'œuvre les chiffonniers de M. Pyat.
[24] Allusion aux pièces innombrables où figurait Napoléon.
[25] Seize Mois, ou la Révolution et les révolutionnaires, par M. DE SALVANDY.
[26] Manifeste contre la littérature facile, et Un amendement à la définition de littérature facile. (Revue de Paris, décembre 1833 et février 1834.)
[27] Écrits et Discours du duc de Broglie, t. II, p. 470.
[28] Life, Letters and Journal de G. TICKNOR, t. II, p. 140.
[29] Procès Saint-Bancal, juillet 1835.
[30] Manifeste contre la littérature facile. (Revue de Paris, janvier 1834.)
[31] Rappelons à ceux qui voudraient étudier de plus près l'œuvre de George Sand, la brillante et fine étude que M. le vicomte Othenin d'Haussonville a publiée, en 1878, dans la Revue des Deux Mondes.
[32] Lettres de X. Doudan, t. I, p. 298.
[33] SAINTE-BEUVE, Portraits contemporains, nouvelle édition, t. I, p. 517.
[34] Sur le côté malsain et corrupteur des romans de George Sand, nous connaissons peu d'études plus vigoureuses et plus sévères que celle qui a été publiée par M. de Mazade, dans la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1857. La chose est d'autant plus piquante que la plupart de ces romans, et non les moins dangereux avaient été insérés dans cette revue. Mais, en 1857, il y avait brouille momentanée entre M. Buloz et madame Sand. De là, la liberté laissée au critique.
[35] Il avait dans son cabinet une statuette de Napoléon. On lisait sur le fourreau de l'épée de l'Empereur : Ce qu'il n'a pu achever par l'épée, je l'accomplirai par la plume. Signé : Honoré DE BALZAC.
[36] Article de M. Eugène POITOU, Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1856.
[37] Portraits contemporains, t. III.
[38] Je ne puis rencontrer le nom de M. de Pontmartin sans signaler les très-remarquables et très-vigoureux articles où, l'un des premiers, il a eu le courage de dénoncer les côtés malsains et périlleux de l'œuvre de Balzac.
[39] Cité par M. Maxime DU CAMP, dans ses Souvenirs littéraires. (Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1881.)
[40] Cité par M. Maxime DU CAMP, dans ses Souvenirs littéraires. (Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1881.)
[41] Correspondance de Lamartine, t. V, p, 526.
[42] Voir le début de la Confession d'un enfant du siècle.
[43] Publié, au commencement de 1833, dans le volume ayant pour titre : Un spectacle dans un fauteuil.
[44] Publié en même temps que Namouna.
[45] Rolla fut publié par la Revue des Deux Mondes, le 1er août 1833, quelques mois après le volume intitulé : Un spectacle dans un fauteuil.
[46] La première des Nuits est de mai 1836 ; la dernière, d'octobre 1837.
[47] La Confession d'un enfant du siècle fut publiée au commencement de 1836,
[48] Les Vœux stériles, pièce de vers publiée en 1834. — Voyez aussi la conversation que le poète a eue, à la même époque, avec son frère Paul, et que celui-ci a racontée dans sa Biographie d'Alfred de Musset.
[49] Pour compléter le tableau du trouble jeté dans la littérature, il nous faudrait dire ce qu'est devenue, sous cette influence, une partie de l'école historique, dont M. Michelet est le type. Mais l'étude des histoires révolutionnaires et de leurs conséquences se rattache à la fin de la monarchie de Juillet, dont elles ont préparé la chute ; nous en reparlerons à ce propos.
[50] SALVANDY, Seize Mois, ou la Révolution et les révolutionnaires (1831).
[51] QUINET, Avertissement à la Monarchie de 1830 (1831).
[52] Voyez notamment les écrits suivants de M. SAINTE-BEUVE : De la littérature de ce temps-ci (1833) ; M. Jouffroy (1833) ; De la littérature industrielle (1839) ; Dix ans après en littérature (1840) ; Quelques vérités sur la situation en littérature (1843) ; Chroniques parisiennes (1843). C'est à ces écrits que sont empruntées toutes les citations qui vont être faites.
[53] M. DE RÉMUSAT, Passé et Présent, t. I.
[54] Augustin THIERRY, préface de Dix Ans d'études historiques.
[55] M. Désiré NISARD, Manifeste contre la littérature facile (décembre 1833) ; Lettre au directeur de la Revue de Paris (janvier 1834) ; Un amendement à la définition de la littérature facile (février 1834).
[56] SAINT-RENÉ TAILLANDIER, la Littérature et les écrivains en France depuis dix ans. (Revue des Deux Mondes, 15 juin 1847.)
[57] Lettre du 19 septembre 1848.
[58] Discours du 26 mars 1847.
[59] Discours du 24 mars 1836.
[60] Mémoires de M. Guizot.
[61] Life, Letters and Journal de Georges TICKNOR.
[62] Discours du 9 août 1834.